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1 Grand Séminaire de l’ALI 2020-2021 : Espaces du transfert Mardi 24 novembre 2020 Conférence de Norbert Bon Voyage autour de l’une bévue. L’espace temps du transfert En 1790, un certain Xavier de Maistre, officier assigné à son domicile pendant quarante-deux jours pour s’être battu en duel, entreprend la rédaction de Voyage autour de ma chambre. qui sera publié en 1794 . Il fait ainsi l’éloge de son voyage : « ... de quelle ressource cette manière de voyager n’est-elle pas pour les malades ! Ils n’auront point à craindre l’intempérie de l’air et des saisons. -pour les poltrons, ils seront à l’abri des voleurs ; ils ne rencontreront ni précipices ni fondrières. Des milliers de personnes qui avant moi n’avaient point osé, d’autres qui n’avaient pu, d’autres enfin qui n’avaient pas songé à voyager, vont s’y résoudre à mon exemple. L’être le plus indolent hésiterait-il à se mettre en route avec moi pour se procurer un plaisir qui ne lui coûtera ni peine ni argent ? » 1 Serait-ce un tel voyage que propose l’analyse, moyennant peine et argent toutefois ? Le pas du voyageur Certes, nous sommes plutôt habitués à penser le transfert en termes de temps : durée de l’analyse, répétition, après-coup (Nachdrängung), soudaineté (Plötzlich)... Freud, pourtant, dans « Le début d’une analyse », introduit, lui, une métaphore spatiale : il s’agit de se comporter comme un voyageur regardant défiler le paysage par la fenêtre du train. Mais il relève que ce train est singulier pour chacun, unique : ein einziger Zug si vous me permettez ce jeu de mot. En effet, à la question : « Quelle sera la durée du traitement ? », Freud répond, comme Esope dans la fable du voyageur : « Marche », car « pour calculer la durée du voyage, il faudrait connaître le pas du voyageur. » 2 . Encore, relève -t-il que ce pas n’est pas linéaire, il y a de brusques accélérations, notamment dans les débuts où l’analysant défriche à grande foulées de remémoration son histoire, et, assez rapidement, des coups de frein, des résistances où il est comme Achille courant après sa tortue, immobile à grands pas. De temps à autre, enfin, il débouche sur des contrées inattendues ou retrouve des lieux oubliés de son

Voyage autour de l’une bévue. L’espace temps du transfert

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Page 1: Voyage autour de l’une bévue. L’espace temps du transfert

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Grand Séminaire de l’ALI 2020-2021 : Espaces du transfert

Mardi 24 novembre 2020

Conférence de Norbert Bon

Voyage autour de l’une bévue.

L’espace temps du transfert

En 1790, un certain Xavier de Maistre, officier assigné à son domicile pendant quarante-deux

jours pour s’être battu en duel, entreprend la rédaction de Voyage autour de ma chambre. qui

sera publié en 1794 . Il fait ainsi l’éloge de son voyage : « ... de quelle ressource cette

manière de voyager n’est-elle pas pour les malades ! Ils n’auront point à craindre

l’intempérie de l’air et des saisons. -pour les poltrons, ils seront à l’abri des voleurs ; ils ne

rencontreront ni précipices ni fondrières. Des milliers de personnes qui avant moi n’avaient

point osé, d’autres qui n’avaient pu, d’autres enfin qui n’avaient pas songé à voyager, vont

s’y résoudre à mon exemple. L’être le plus indolent hésiterait-il à se mettre en route avec moi

pour se procurer un plaisir qui ne lui coûtera ni peine ni argent ? » 1 Serait-ce un tel voyage

que propose l’analyse, moyennant peine et argent toutefois ?

Le pas du voyageur

Certes, nous sommes plutôt habitués à penser le transfert en termes de temps : durée de

l’analyse, répétition, après-coup (Nachdrängung), soudaineté (Plötzlich)... Freud, pourtant,

dans « Le début d’une analyse », introduit, lui, une métaphore spatiale : il s’agit de se

comporter comme un voyageur regardant défiler le paysage par la fenêtre du train. Mais il

relève que ce train est singulier pour chacun, unique : ein einziger Zug si vous me permettez

ce jeu de mot. En effet, à la question : « Quelle sera la durée du traitement ? », Freud répond,

comme Esope dans la fable du voyageur : « Marche », car « pour calculer la durée du

voyage, il faudrait connaître le pas du voyageur. » 2. Encore, relève -t-il que ce pas n’est pas

linéaire, il y a de brusques accélérations, notamment dans les débuts où l’analysant défriche à

grande foulées de remémoration son histoire, et, assez rapidement, des coups de frein, des

résistances où il est comme Achille courant après sa tortue, immobile à grands pas. De temps

à autre, enfin, il débouche sur des contrées inattendues ou retrouve des lieux oubliés de son

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2

enfance. Dans cette conception imaginaire de la cure comme voyage, l’analyste est ainsi placé

dans le transfert comme celui qui, assis derrière l’analysant, l’accompagne vers des contrées

inconnues et peut-être inquiétantes, le suit pas à pas, non pas pour lui épargner les écueils ou

les errances, mais, au contraire, pour relever ou pointer les trébuchements, les évitements, les

hésitations et l’encourager néanmoins à poursuivre.

Il y a quelques années, dans un texte intitulé « Abords de l’inconscient. Fourchelangue et

Tournoreille », j’avais évoqué la question en ces termes : « Abords de l'inconscient »... A

bord ? L'inconscient : en voilà un joli nom pour un bateau ! Et Pourquoi pas ?, comme aurait

pu dire l'explorateur Jean Baptiste Charcot dont le périple dans les mers glaciaires le porta

aux antipodes de celui de son père, Jean Martin, qui excursionna dans les chaleurs torrides

des hystériques- pourquoi pas imaginer la cure comme une exploration d'un continent

inconnu et incertain ? Ou comme la descente de Dante dans « le gigantesque entonnoir de

l'Enfer, qui se creuse jusqu'au centre de la terre, [et est] dépeint comme le réceptacle de tout le

mal de l'univers, comme une sorte de sac où viennent s'engouffrer tous les noyaux, tous les

atomes de mal épars sur la planète. » 3 Et si Dante, dès la fin de sa visite au 2ème cercle (le

premier étant les limbes où se trouvent ceux dont la seule faute est de ne pas avoir été

baptisés et leur seule peine le désir éternellement insatisfait de voir Dieu, le préconscient en

quelque sorte), si donc dès le 2ème cercle, Dante s'évanouit, aux cris de douleurs des

luxurieux, dont Sémiramis, Hélène, Cléopâtre et l'adultère Francesca da Rimini, il lui faudra

en affronter bien d'autres et des plus cruelles, « des démons cornus avec de grands fouets, qui

les battaient cruellement par derrière » et des plus malodorantes, « des gens plongés dans une

fiente qui semblait tirée des latrines humaines ». Du sadique-anal et du meilleur, sans

préjuger des cercles suivants où les pécheurs sont mordus, déchirés, lacérés, couverts de gale

et de lèpre... Somme toute, une régression prégénitale exemplaire, avant une remontée

salutaire vers le purgatoire et le paradis dans les deux volumes suivants ! » 4

« Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de

ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective... ». Ainsi commence ce voyage de

Xavier de Maistre où chaque meuble, chaque objet, chaque recoin est l’occasion d’une

évocation, d’un souvenir, il suit ainsi ses idées « à la piste », sans plan préconçu, bref, il

associe librement ! Bien entendu, il note que ce voyage n’est pas un voyage du corps, qu’il

nomme « la bête », mais un voyage de l’esprit, l’âme, qu’après Platon, il nomme « l’autre ».

Non sans avoir observé « que, lorsque l’esprit voyage ainsi dans l’espace, il tient toujours aux

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3

sens par je ne sais quel lien secret ; en sorte que, sans se déranger de ses occupations, il peut

prendre part aux jouissances paisibles de l’autre ».

Est-ce là une coïncidence que ce lieu où l’esprit voyage lors de la libre association, nous le

nommions précisément le lieu de l’Autre ? C’est en effet d’un voyage dans les signifiants du

sujet qu’il s’agit. Voyage initié par la règle fondamentale et vectorisé par le transfert, la

supposition d’un sujet au savoir.

À cet égard, le schéma L des premiers séminaires de Lacan peut être vu comme une

représentation topologique élémentaire de cet espace du transfert, jeu à quatre coins dans

lequel le dialogue entre deux petits autres est rendu impair par le fait qu’en a’ l’analyste,

supposé participer à l’Autre, s’efface comme moi, occupe la place du mort, permettant la

perméabilisation de la ligne imaginaire et son franchissement par ce qui de l’Autre revient

comme effet au sujet.

En voici un exemple que j’ai déjà évoqué lors de journées à Nancy sur le transfert en 2004, je

me permets de le rappeler.5 Cette analysante vient à sa séance après être allée voir à l'hôpital

son père, très âgé, comme chaque jour, pour l'accompagner dans ses derniers moments. Elle

m'explique qu'aujourd'hui, elle y est allée avec son chat, qu'elle a recueilli : "il ne parle

pratiquement plus, me dit-elle, mais quand il a vu le chat, il a souri." Non sans quelque

hésitation, eu égard à l'intensité dramatique du moment, je coupe : "le chat il a souri." D'abord

interloquée, elle entend, après quelques secondes, ce jeu du chat et de la souris, qu'elle met

immédiatement en rapport avec certains moments de la relation avec son père, puis avec son

mode de séduction des hommes et, enfin, avec sa relation à moi dans le transfert, quelque

chose comme : « Cours après moi que je t'attrape ! » Où, comme dans les cartoons de Tex

Avery, après quelques tours, on ne sait plus très bien lequel court après l'autre. On voit

comment ce type de coupure dans l'énoncé de l'analysant, lorsqu'il nous en offre l'occasion et

que nous la saisissons, permet de basculer du côté du fantasme, autrement dit de passer du

plan du rapport des signifiants, S1->S2, à celui du rapport du sujet à ce qui cause son désir,

$◊a. Bien sur, sous une forme, ici, encore très imaginaire, mais qui en laisse apparaître la

structure, où les élaborations ultérieures pourront lui permettre de se reconnaître comme

divisée entre les deux versants contradictoires du fantasme : jouissance et interdit.

Interprétation dont Freud nous donne le prototype, dans sa topologie, sinon dans sa

formulation, en reconstruisant le temps inconscient du fantasme Un enfant est battu, sous la

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4

forme d'une conjonction moebienne de ces deux énoncés contradictoires : "je suis battue par

mon père/je suis aimée par mon père" => "mon père me bat parce qu'il m'aime". 6

D’un Autre à l’autre

D'un Autre à l'autre, c'est le titre donné par Lacan à son séminaire de l'année 68-69. Et,

puisque Lacan ne semble pas l'avoir écrit, ce titre, la question s'est posée de savoir si le grand

A devait être affecté au premier ou au deuxième autre. La question se pose et la réponse ne va

pas de soi, même si tant l'édition de l'Association freudienne que celle du Seuil ensuite ont

optés pour majusculer le premier. Formule qui heurte tant le sens commun des psychanalystes

que celui du commun. Pour le premiers parce qu'ils ont coutume d'appeler « l'Autre » ce Autre

avec un grand A, tandis que « un autre » qualifie en général un petit autre parmi les autres. 7 Il

y a là une torsion moebienne à quoi nous sommes retors. Pour les seconds, parce que notre

imaginaire nous laisse croire qu'il précède le symbolique, comme il nous a laissé croire que le

soleil tournait autour de la terre, et que le petit autre, dans son développement, verrait naître le

grand Autre, pour rappeler le titre, à cet égard critiqué, du livre de Rosine et Robert Lefort La

naissance de l'Autre. Certains ont même pu voir dans le triptyque réel, imaginaire,

symbolique une sorte de gradation développementale : d'abord dans les limbes du réel,

l'enfant passerait par l'imaginaire d'où il devrait s'extraire pour accéder au symbolique. C’est

oublier que dans la religion chrétienne, le symbolique lui est foutu brutalement sur la tête sous

la forme d'une douche en même temps que son nom de baptême.

Mais sans doute le petit humain a-t-il à opérer, ensuite, dans son développement, dans la

diachronie, à partir de cette immersion réelle dans le symbolique, une révolution pour y nouer

son imaginaire et y trouver place. On sait que pour réaliser cette opération, il doit prendre

d'abord appui sur une incarnation de ce grand Autre, la mère en général, qui avec les soins

l'introduit au langage et à la parole, au trésor des signifiants, et avec qui peut se mettre en

place le jeu de la demande et du désir. Opération d'aliénation/séparation au cours de laquelle il

laisse l'objet à l'Autre, objet qu'il ne cessera de lui réclamer tant qu'il ne l'aura pas constitué,

cet Autre, comme manquant, barré. Manque fondamental à quoi le fantasme viendra répondre.

Ce qui nécessite l'intervention de l'imaginaire pour nouer le réel du corps sans recours, objet-a

de la mère, à ce trou dans le symbolique, intervention repérée par Freud sous la forme de la

représentation par l'enfant de la mère manquante, castrée, notée -φ, et du port par le père de la

fonction phallique, notée Ф. Ce qui suppose la constitution d'un moi, à partir de l'image de

l'autre, le petit, comme a pu le décrire Lacan avec le "stade du miroir", où le réel du corps

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5

vient se doubler d'une image spéculaire, notée i(a), instaurant avec le semblable un rapport

d'hainamoration, que seule une instance tierce peut venir tempérer, réguler par la

reconnaissance que l'autre, le petit autre, les petits autres sont des semblables, fussent-ils

différents. Autrement dit, ils participent des mêmes modalités de jouissance prescrites par la

collectivité tout en ayant, dans leur privé notamment, des modalités particulières, voire

singulières, qui ne regardent qu'eux. Ce qui, dans notre société permet et règle cette

dialectique, c'est ce que Freud a repéré avec la mise en place de l'œdipe qui instaure une

double altérité : différence des sexes et différence des générations, sous le chef du signifiant

phallique.

On peut reconnaitre là une autre formulation topologique de Lacan, celle du graphe du désir

où se précise l’articulation entre les quatre coins de l’Imaginaire, celui du miroir et celui du

fantasme, avec le lieu de l’Autre en ses quatre coins, formés par la ligne de l’énoncé et la

ligne de l’énonciation. Au terme du transfert, l’analysant traversant la ligne du fantasme peut

apercevoir en quoi il répondait à la demande supposée de l’Autre et en masquait la béance.

Dans la proposition de 67, Lacan situe comme passe, ce moment de destitution subjective où

l’analysant « voit chavirer l’assurance qu’il prenait de son fantasme ». Il décrit ainsi ce qui se

passe au terme de la relation du transfert : « quand le désir s’étant résolu qui a soutenu dans

son opération le psychanalysant, il n’a plus envie d’en lever l’option, c’est-à-dire le reste qui

comme déterminant sa division, le fait déchoir de son fantasme et le destitue comme sujet. » 8

Il peut ainsi s’équivaloir, comme sujet, à l’acte par lequel il s’autorise et laisser l’objet-a du

côté de l’analyste.

Cela supposera bien sûr que l’analysant parcoure des dizaines et des dizaines de fois les

chaînes signifiantes de cet Autre auquel il est assujetti pour les déployer dans l’espace du

transfert et y inclure l’analyste au point précis d’où il aura à déchoir : I, l’idéal. Cet Autre, il

est en effet structuré comme un langage, champ sur lequel Lacan recentre la psychanalyse

dans son retour à Freud : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par un

sujet. Dans la perspective freudienne, l'homme, c'est le sujet pris et torturé par le langage. » 9

Pour distinguer de la linguistique ce qui permet d’opérer dans ce champ, Lacan amène le

terme de linguisterie, c’est à dire, la science du langage habité par un sujet et l'art d'en repérer,

favoriser les manifestations dans la parole. Mais l’affaire est plus compliquée qu’il n’y parait

pour faire émerger ou surgir des manifestations de l’inconscient par des jeux métaphoro-

métonymiques dans le plan orthonormé du syntagme et du paradigme qui résulte déjà d’une

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6

grammaticalisation du lieu ou habite l’inconscient et que Lacan baptisera « lalangue ». En

effet, je cite Lacan dans L’étourdit : « L’inconscient, d’être “structuré comme un langage”,

c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une

langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a

laissé persister » 10 C’est pourquoi, précise-t-il, dans le séminaire Encore (leçon du. 26 juin

1973) : « Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration sur lalangue.

Mais l’inconscient est un savoir, un savoir faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec

lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage »" 11 Et il

ajoute dans le « Discours de Rome » : « Lalangue, […] ce qu’il faut y concevoir, c’est le dépôt,

l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience

inconsciente ». […] 12 Et, j’ajouterai, qui se traduit par une grammatisation des idiomes

qu’elle charrie, c’est à dire une discrétisation du continu du son de la parole en

lettres, avant toute grammaticalisation (Je reprends là la distinction que fait Sylvain

Auroux entre la grammatisation, comme discrétisation du continu de la langue et la

grammaticalisation qui en est la théorisation par les grammairiens) 13. Nous avons donc à

nous déplacer, en-deçà de ce champ du langage, comme sous-tendu par les deux axes

orthonormés du syntagme et du paradigme, dans ce champ de lalangue essentiellement agencé

sur le mode du continu des chaînes sonores, entrelacées au gré de voisinages prosodiques et

littéraux. Champ « conçu comme un tissu dans lequel des "points hyper denses" ont pu se

constituer, d’abord du fait de la langue elle-même parlée autour de l’infans, ensuite du fait de

sa prise singulière dans le langage. Ces points hyperdenses provoquant une courbure du

champ avec des effets d’attraction et de distorsion sur les éléments venant à proximité ou en

contact et faisant obstacle ou contrariant la circulation directe des signifiants. » Je renvoie là

aux hypothèses que j’ai avancées dans « L'inconscient est structuré comme un langage

(Linguistique, linguisterie, lalangologie) » 14 et que j’ai rapprochées des considérations de

Freud, à propos de sa comparaison de l'ombilic du rêve avec le mycélium : « C’est là

l’ombilic du rêve, le point où il se rattache à l'Inconnu. Les pensées du rêve que l'on

rencontre pendant l’interprétation n'ont en général pas d'aboutissement, elles se ramifient en

tout sens dans le réseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du rêve surgit d’un point plus

épais de ce tissu comme le champignon de son mycélium." 15 Et, j’ajoutais : « Freud désigne

ainsi à la fois le point d'inconnaissable, l'Unerkannt où Lacan situe le refoulement originaire,

mais aussi ces points plus denses d'où peut surgir, tel un champignon, le désir dès lors que

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7

cette lalangue est organisée par le phallus, et que des césures et des scansions

consonantiques viennent y troubler la jouissance de la lallation. » C’est donc bien à un

espace/temps que nous avons affaire avec le transfert, comme nous en avons régulièrement

témoignage dans les rêves et les souvenirs d’enfance qui sont (presque) toujours rapportés

dans des coordonnées spatio-temporelles, avec des circulations souvent curieuses ou

infamilières, à la vitesse peut être pas de la lumière mais des conductions neuronales, et par

des trous de ver insoupçonnés. Espace/temps dans lequel nous sommes situés, par le transfert,

en rapport avec ces deux points, désignés par Freud : d’une part, le manque dans l’Autre, pour

le masquer d’abord par l’Idéal auquel nous sommes supposés par l’analysant participer, avant

d’en permettre le dévoilement, et, d’autre part, ces points d’où peut surgir son désir, à charge

pour lui de l’assumer. Et c’est bien d’obtenir la distance maximale entre I et petit-a qui

constitue la visée de l’analyse, comme le formule Lacan dans Les quatre concepts de la

psychanalyse. 16

Condition sine qua non

Encore faut-il que cette lalangue soit organisée par le phallus, ce qui paraît aujourd’hui

questionnable pour un certain nombre de nos contemporains qui viennent confirmer que le

phallus est contingent, comme l’affirme Lacan dans le séminaire Encore 17 et que rien

n'oblige à ce qu’il reste indéfiniment l'instance qui ordonne le peu de réalité que le fantasme

nous permet d'aborder, ou, pour le dire avec Charles Melman, l'instance qui "organise tout le

signifié" 18. Le lieu de l’Autre, au sein duquel peuvent s’instaurer des singularités, est en effet

profondément remanié par l’industrialisation de la communication et des échanges. Après

l’invention de l’écriture, notamment alphabétique, dans l’antiquité, qui a permis une première

forme de mise en mémoire technique, puis de l’imprimerie, à la renaissance, qui en a permis

une plus large application, la digitalisation informatique a permis la mise en place d’un lieu de

communication mais aussi de savoir fonctionnant sur un mode horizontal, sans hiérarchisation

entre connaissances scientifiques, argumentations logiques, infoxes et brèves de nichoir (je

veux dire tweets) se côtoient indifféremment. Chaque Moi y trouve ainsi à boire et à manger,

selon ses goûts et son appétit et peut en retour abreuver le réseau de ses exploits quotidiens de

vêture, d’alimentation, de consommation... Sans référence transcendantale aucune, sinon

négative sous la forme du complotisme qui suppose un Autre de l’Autre trompeur et

malveillant. Paradoxalement, cette apparente promotion des ego relève d’un narcissisme de

troupeau, pour reprendre une formule de Dany Robert Dufour 19, où tous les moutons vont

boire au même marigot. En effet, l’évolution historique qui de l’antiquité à l’ère industrielle à

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8

produit un processus d’individuation progressive, jusqu’à permettre l’existence d’un sujet de

la science, et partant de l’inconscient, entraine au contraire aujourd’hui une perte

d’individuation à ce nouvel âge que le regretté Bernard Stiegler qualifie d’hyperindustrieL, où

les individus sont réduits à leur fonction de consommateurs. « Or, je suis là son

développement dans un article intitulé « Allégorie de la fourmilière. La perte d’individuation

à l’âge hyperindustriel. » 20, la consommation apparaît consister en une tendancielle

annulation de la différence je/nous, telle qu’il n’y a plus d’individuation, ni psychique ni

collective, mais ce que j’ai appelé le on. » (p. 96) Et, plus loin : « ... le consommateur devient

producteur du réseau où il consomme et qui le consomme (qui consomme et épuise son

désir). » (p. 103) On retrouve là ce que Lacan avance avec le discours capitaliste : « ça

consomme, ça consomme et ça se consume. » 21

Mais, si ce discours capitaliste, comme celui complémentaire de la bureaucratie dont j’ai fait

l’hypothèse 22, peuvent nous éclairer sur le social dans lequel se trouvent engagés ceux qui

viennent nous parler, et notamment nos collègues en difficulté avec la gestion kafkaïenne de

leurs services, ces discours, donc, ne se situent pas sur le même plan que les quatre autres : si

l'analysant peut s'adresser à l'analyste avec une parole de maître ou d'enseignant, qui pourront

tourner au discours hystérique et, à l'occasion, à l'analytique, ces discours supplémentaires

n'entrainent pas, le plus souvent, des « symptômes freudiens », expressions singulières dans le

réel d'un symbolique en panne, mais plutôt des manifestations pathologiques du côté d'une

confrontation à un réel social avec les développements imaginaires qui s'ensuivent : agir et

conduites addictives pour le premier, dépressivité somatique et épuisement pour le second. Et,

dans ce dernier cas, portent plutôt les sujets à demander reconnaissance, assistance et

réparation aux instances dont ils s'estiment victimes, en revendiquant l'appartenance à une

catégorie que leur fournit le discours technoscientifique : fibromyalgies, burn-out, maladies

rhumatismales pour les adultes, TDAH et dys en tous genre pour les enfants, handicaps qui,

donc, n’appellent pas soins mais compensation. Evidemment, ces discours sont en parfaite

antipathie avec le discours analytique qui met le sujet au travail dans sa singularité par rapport

à l'objet qui le cause. « D'où une difficulté du côté du transfert s'ils ne sont pas disposés [ces

sujets] à admettre que, quelle que soit la réalité des conditions objectives qu'ils invoquent, le

travail analytique ne peut que porter sur la part qui leur revient dans l'affaire. Hélas, nous

savons qu'ils trouveront sur le marché de nombreuses offres de méthodes séduisantes, plus

actives, plus "coachantes", dispensant de mettre le savoir inconscient au travail et plus en

phase avec le discours social actuel. » 23

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9

Vers une société arthropomorphe ?

Et, au-delà des expressions psychopathologiques, pour Bernard Stiegler, c’est à une

industrialisation, un formatage de la vie quotidienne de chacun, que conduit cette

hyperindustrialisation, à travers l’externalisation des fonctions de mémoire et de computation,

dans des prothèses technologiques : Smartphones, ordinateurs, GPS... Je le cite : « ... je pose

aussi que la connaissance hyperindustrielle de cette individuation devenue mondiale, via la

formalisation de ces lecteurs/navigateurs que sont devenus sur Internet les consommateurs,

est un devenir qui tend à annuler l’avenir, c’est-à-dire la temporalité même de ces lecteurs -

c’est à dire leur désir. » 24 Il envisage ainsi la possibilité d’un devenir arthropode de la société

humaine, une société où : « Il n’y a plus d’individus, mais des particuliers grégaires et

tribalisés, qui paraissent conduire vers une organisation sociale arthropomorphe d’agents

cognitifs, voire réactifs et tendant à produire, comme les fourmis, non plus des symboles, mais

des phéromones numériques. » 25 Evolution que Leroi-Gourhan envisageait déjà, dans Le

geste et la parole, en 1965 : « Un temps et un espace surhumanisé correspondrait au

fonctionnement idéalement synchrone de tous les individus spécialisés, chacun dans sa

fonction et son espace. Par le biais du symbolisme spatio-temporel, la société humaine

retrouverait l’organisation des sociétés animales les plus parfaites, celle où l’individu

n’existe que comme une cellule. » 26 Et, ajoute Bernard Stiegler, « Dans une telle hypothèse, le

couple homme-technique n’aurait eu besoin de la liberté individuelle - pendant quelques

millénaires - que pour que le système se développât correctement et constituât un ″organisme

supra-individuel″ rejoignant en fin de compte, au moment de sa planétarisation totale, les

organisations parfaitement synchrones des insectes dit sociaux. » 27 Reste que, s ‘agissant des

humains, il y faudrait quelques marionnettistes pour en diriger les mains invisibles... C’est

pourtant dans le même sens que va la question de Charles Melman, dans L’homme sans

gravité, lorsqu’il demande aux linguistes s’il ne serait pas temps qu’ils « prêtent quelque

attention à la langue servant aux échanges internationaux en cours de formation sur la toile ?

La mondialisation annoncée n’ira pas en effet sans passer par ses déjà notables et prévisibles

particularités. Celles-ci pourraient se révéler déterminantes de notre avenir psychique, si elle

devait trouver le statut de langue dominante ». 28 Rappelons, à cet égard, que c’est la

manipulation de la langue et de la vérité qui est un instrument essentiel de la domination des

masses dans ces deux romans visionnaires que sont Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley

29 et 1984, de Georges Orwell 30, l’aliénation fut-elle consentie dans une civilisation

hédoniste, consumériste et eugéniste, chez le premier, ou obtenue par la surveillance

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10

systématisée dans un régime totalitaire répressif où l’on éradique la pensée et la mémoire chez

le second. En attendant une réalisation hybride de leurs prévisions respectives, comme

l’avance Caroline Benarrosh et Philippe Caldéron dans un film récemment diffusé sur Arte ?

31

Cette idée d’une évolution de l’espèce humaine vers une société d’insectes sociaux est

également évoquée par Freud dans Malaise dans la civilisation lorsqu’il se demande pourquoi

aucune autre espèce animale que l’espèce humaine ne semble aux prises avec la lutte entre

Eros et Thanatos et qu’il suppose que c’est au terme de milliers de siècles de lutte que ces

insectes sociaux sont parvenus à cette organisation collective « admirable » mais au détriment

de la liberté individuelle. « Mais, ajoute Freud, notre sentiment intime qu’en aucune de ces

républiques d’animaux, en aucun des rôles respectifs départis à leurs sujets, nous ne nous

estimerions heureux, est un signe caractéristiques de notre état actuel. » 32

Pour laisser tout de même un espoir aux auditeurs, j’ajouterai qu’incorrigiblement optimiste,

j’ai du mal à imaginer une langue qui parviendrait à s’exonérer totalement des effets de sens

et de signifiance, une langue sans bévue...

Il faut pourtant s’interroger sur cette fascination pour les insectes sociaux, dont la métaphore

est déjà celle de Mandeville avec La fable des abeilles pour illustrer le libéralisme

économique, elle est aussi chez Kant, lorsqu’il écrit que « L'homme n'était pas destiné à faire

partie d'un troupeau comme un animal domestique, mais d'une ruche comme les abeilles. » 33,

on la retrouve chez Alexandra Kollontaï, ministre féministe de Lénine, théoricienne de

l’amour libre, dans « Les amours des abeilles travailleuses » 34, et j’ai eu la surprise de

l’entendre récemment encore dans un propos d’Arnaud Montebourg, sur France inter 35, la

ruche comme parangon d’une organisation sociale ou l’intérêt collectif prévaut sur les intérêts

individuels. Nonobstant l’égard du à cet insecte qui nous est bien nécessaire, je me permettrai

tout de même de rappeler cette phrase de Karl Marx : « Ce qui distingue d'emblée le pire

architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la

construire dans la ruche. » 36

Mais que savons-nous vraiment de ce qu’il y a dans la tête d’une abeille ?

Notes

1 Maistre (de) X., 1794, Voyage autour de ma chambre, Sillage, 2020, p. 6.

2 Freud S., 1913, « Le début du traitement », La technique psychanalytique, PUF, 1975, p. 86.

3 Dante, 1314, L'enfer, Garnier Flammarion, 1992, préface Jacqueline Risset, successivement

4ème de couverture, p. 167 et 171.

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4 Bon N., 2015, « Fourchelangue et Tournoreille », Abords de l’inconscient, Les mercredi de

l‘Ecole de Nancy pour la psychanalyse, p. 35-44.

5 Bon N., 2004, « Le transfert comme résistance », Où en est-on avec le transfert ?, Cahiers

de l’Association Lacanienne Internationale, 2007, p. 33-45.

6 Freud S., 1919, « Un enfant est battu », Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 218-

243.

7 Bernard Vandermersch m’en propose une autre lecture à laquelle je souscris volontiers : le

passage d’un Autre à l’autre comme marque de l’altérité à quoi l’analysant en fin de cure est

conduit à se référer dès lors que l’Autre est révélé comme manquant.

8 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole », Autres écrits,

Seuil, 2001, respectivement p. 254 et 252.

9 Lacan J., « Freud dans le siècle », opus cit., p. 276.

10 Lacan J., 1972 , « L'étourdit », Autres écrits, Seuil, p. 490.

11 Lacan J., 1972-73, Encore, Seuil, 1975, p. 127.

12 Lacan J., 1974, « Conférence de Rome », 1er novembre 1974, www.ecole-

lacanienne.net/pastoutlacan.

13 Cf., Auroux, S., 1993, La révolution technologique de la grammatisation, Mardaga.

14 Bon N., 2018, « L'inconscient est structuré comme un langage (Linguistique, linguisterie,

lalangologie) », freud-lacan.com.

15 Freud S., 1900, L'interprétation des rêves, PUF, 1967, p.446.

16 Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, leçon du 24 juin 1964,

Publication hors commerce de l’Association freudienne internationale, 1999, p. 320 et

suivantes.

17 Lacan J., 1972-73, Encore, Publication hors commerce, de l'Association lacanienne

internationale, 2009, leçon du 13 Mars 1973, p. 150.

18 Melman Ch., 2009, La nouvelle économie psychique. La façon de penser et de jouir

aujourd'hui, érès, p. 22.

19 Dufour D. R., 2007, Le divin marché, Denoël, p. 140.

20 Stiegler B., 2003, « Allégorie de la fourmilière. La perte d’individuation à l’âge

hyperindustriel. », De la misère symbolique, Flammarion, 2013, p. 75-127.

21 Lacan J., 1972, « Conférence à l’université de Milan du 12 mai 1972 », Lacan en Italie

(1953-1978), La Salamandre, ouvrage bilingue, p. 32-55.

22 Bon N., 2012, « Un savoir tuant », Le bulletin freudien, 57, p. 39-45.

23 Bon N., 2016, « Vers une machinisation de l'esprit », La revue lacanienne, 17, p. 150.

24 Stiegler B., op cit., p. 116.

25 Ibid p. 117.

26 Leroi-Gourhan A., 1965, Le geste et la parole, Albin Michel, tome 2, p. 185-186.

27 Stiegler B., op. cit., p. 123.

28 Melman Ch., 2002, L’homme sans gravité, Denoël, p. 238.

39 Huxley A., 1932, Le meilleur des mondes, Pocket, 2017.

30 Orwell G., 1949, 1984, Gallimard, 1950.

31 Benarrosh C., Calderon Ph., 2019, Georges Orwell, Aldous Huxley : 1984 ou le meilleur

des mondes ?, Arte France, https://www.arte.tv/fr/videos/074580-000-A/george-orwell-

aldous-huxley-1984-ou-le-meilleur-des-mondes/.

32 Freud S., 1992, Malaise dans la civilisation, PUF, p. 79.

33 Kant E., 1798, « Anthropologie du point de vue pragmatique », Introduction M. Foucault,

Vrin, 2008.

34 Kollontaï A , 1924, « Les amours des abeilles travailleuses », Autobiographie (suivie de),

Berg-Bébibaste, 1976.

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35 Montebourg A., 2020, « Le grand entretien », France Inter, 5 novembre 2020, interviewé à

propos de la sortie de son livre L’engagement, Grasset.

36 Karl Marx, 1867, Le capital, Éd. Sociales, 1950.