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Grand Séminaire de l’ALI 2020-2021 : Espaces du transfert
Mardi 24 novembre 2020
Conférence de Norbert Bon
Voyage autour de l’une bévue.
L’espace temps du transfert
En 1790, un certain Xavier de Maistre, officier assigné à son domicile pendant quarante-deux
jours pour s’être battu en duel, entreprend la rédaction de Voyage autour de ma chambre. qui
sera publié en 1794 . Il fait ainsi l’éloge de son voyage : « ... de quelle ressource cette
manière de voyager n’est-elle pas pour les malades ! Ils n’auront point à craindre
l’intempérie de l’air et des saisons. -pour les poltrons, ils seront à l’abri des voleurs ; ils ne
rencontreront ni précipices ni fondrières. Des milliers de personnes qui avant moi n’avaient
point osé, d’autres qui n’avaient pu, d’autres enfin qui n’avaient pas songé à voyager, vont
s’y résoudre à mon exemple. L’être le plus indolent hésiterait-il à se mettre en route avec moi
pour se procurer un plaisir qui ne lui coûtera ni peine ni argent ? » 1 Serait-ce un tel voyage
que propose l’analyse, moyennant peine et argent toutefois ?
Le pas du voyageur
Certes, nous sommes plutôt habitués à penser le transfert en termes de temps : durée de
l’analyse, répétition, après-coup (Nachdrängung), soudaineté (Plötzlich)... Freud, pourtant,
dans « Le début d’une analyse », introduit, lui, une métaphore spatiale : il s’agit de se
comporter comme un voyageur regardant défiler le paysage par la fenêtre du train. Mais il
relève que ce train est singulier pour chacun, unique : ein einziger Zug si vous me permettez
ce jeu de mot. En effet, à la question : « Quelle sera la durée du traitement ? », Freud répond,
comme Esope dans la fable du voyageur : « Marche », car « pour calculer la durée du
voyage, il faudrait connaître le pas du voyageur. » 2. Encore, relève -t-il que ce pas n’est pas
linéaire, il y a de brusques accélérations, notamment dans les débuts où l’analysant défriche à
grande foulées de remémoration son histoire, et, assez rapidement, des coups de frein, des
résistances où il est comme Achille courant après sa tortue, immobile à grands pas. De temps
à autre, enfin, il débouche sur des contrées inattendues ou retrouve des lieux oubliés de son
2
enfance. Dans cette conception imaginaire de la cure comme voyage, l’analyste est ainsi placé
dans le transfert comme celui qui, assis derrière l’analysant, l’accompagne vers des contrées
inconnues et peut-être inquiétantes, le suit pas à pas, non pas pour lui épargner les écueils ou
les errances, mais, au contraire, pour relever ou pointer les trébuchements, les évitements, les
hésitations et l’encourager néanmoins à poursuivre.
Il y a quelques années, dans un texte intitulé « Abords de l’inconscient. Fourchelangue et
Tournoreille », j’avais évoqué la question en ces termes : « Abords de l'inconscient »... A
bord ? L'inconscient : en voilà un joli nom pour un bateau ! Et Pourquoi pas ?, comme aurait
pu dire l'explorateur Jean Baptiste Charcot dont le périple dans les mers glaciaires le porta
aux antipodes de celui de son père, Jean Martin, qui excursionna dans les chaleurs torrides
des hystériques- pourquoi pas imaginer la cure comme une exploration d'un continent
inconnu et incertain ? Ou comme la descente de Dante dans « le gigantesque entonnoir de
l'Enfer, qui se creuse jusqu'au centre de la terre, [et est] dépeint comme le réceptacle de tout le
mal de l'univers, comme une sorte de sac où viennent s'engouffrer tous les noyaux, tous les
atomes de mal épars sur la planète. » 3 Et si Dante, dès la fin de sa visite au 2ème cercle (le
premier étant les limbes où se trouvent ceux dont la seule faute est de ne pas avoir été
baptisés et leur seule peine le désir éternellement insatisfait de voir Dieu, le préconscient en
quelque sorte), si donc dès le 2ème cercle, Dante s'évanouit, aux cris de douleurs des
luxurieux, dont Sémiramis, Hélène, Cléopâtre et l'adultère Francesca da Rimini, il lui faudra
en affronter bien d'autres et des plus cruelles, « des démons cornus avec de grands fouets, qui
les battaient cruellement par derrière » et des plus malodorantes, « des gens plongés dans une
fiente qui semblait tirée des latrines humaines ». Du sadique-anal et du meilleur, sans
préjuger des cercles suivants où les pécheurs sont mordus, déchirés, lacérés, couverts de gale
et de lèpre... Somme toute, une régression prégénitale exemplaire, avant une remontée
salutaire vers le purgatoire et le paradis dans les deux volumes suivants ! » 4
« Après mon fauteuil, en marchant vers le nord, on découvre mon lit, qui est placé au fond de
ma chambre, et qui forme la plus agréable perspective... ». Ainsi commence ce voyage de
Xavier de Maistre où chaque meuble, chaque objet, chaque recoin est l’occasion d’une
évocation, d’un souvenir, il suit ainsi ses idées « à la piste », sans plan préconçu, bref, il
associe librement ! Bien entendu, il note que ce voyage n’est pas un voyage du corps, qu’il
nomme « la bête », mais un voyage de l’esprit, l’âme, qu’après Platon, il nomme « l’autre ».
Non sans avoir observé « que, lorsque l’esprit voyage ainsi dans l’espace, il tient toujours aux
3
sens par je ne sais quel lien secret ; en sorte que, sans se déranger de ses occupations, il peut
prendre part aux jouissances paisibles de l’autre ».
Est-ce là une coïncidence que ce lieu où l’esprit voyage lors de la libre association, nous le
nommions précisément le lieu de l’Autre ? C’est en effet d’un voyage dans les signifiants du
sujet qu’il s’agit. Voyage initié par la règle fondamentale et vectorisé par le transfert, la
supposition d’un sujet au savoir.
À cet égard, le schéma L des premiers séminaires de Lacan peut être vu comme une
représentation topologique élémentaire de cet espace du transfert, jeu à quatre coins dans
lequel le dialogue entre deux petits autres est rendu impair par le fait qu’en a’ l’analyste,
supposé participer à l’Autre, s’efface comme moi, occupe la place du mort, permettant la
perméabilisation de la ligne imaginaire et son franchissement par ce qui de l’Autre revient
comme effet au sujet.
En voici un exemple que j’ai déjà évoqué lors de journées à Nancy sur le transfert en 2004, je
me permets de le rappeler.5 Cette analysante vient à sa séance après être allée voir à l'hôpital
son père, très âgé, comme chaque jour, pour l'accompagner dans ses derniers moments. Elle
m'explique qu'aujourd'hui, elle y est allée avec son chat, qu'elle a recueilli : "il ne parle
pratiquement plus, me dit-elle, mais quand il a vu le chat, il a souri." Non sans quelque
hésitation, eu égard à l'intensité dramatique du moment, je coupe : "le chat il a souri." D'abord
interloquée, elle entend, après quelques secondes, ce jeu du chat et de la souris, qu'elle met
immédiatement en rapport avec certains moments de la relation avec son père, puis avec son
mode de séduction des hommes et, enfin, avec sa relation à moi dans le transfert, quelque
chose comme : « Cours après moi que je t'attrape ! » Où, comme dans les cartoons de Tex
Avery, après quelques tours, on ne sait plus très bien lequel court après l'autre. On voit
comment ce type de coupure dans l'énoncé de l'analysant, lorsqu'il nous en offre l'occasion et
que nous la saisissons, permet de basculer du côté du fantasme, autrement dit de passer du
plan du rapport des signifiants, S1->S2, à celui du rapport du sujet à ce qui cause son désir,
$◊a. Bien sur, sous une forme, ici, encore très imaginaire, mais qui en laisse apparaître la
structure, où les élaborations ultérieures pourront lui permettre de se reconnaître comme
divisée entre les deux versants contradictoires du fantasme : jouissance et interdit.
Interprétation dont Freud nous donne le prototype, dans sa topologie, sinon dans sa
formulation, en reconstruisant le temps inconscient du fantasme Un enfant est battu, sous la
4
forme d'une conjonction moebienne de ces deux énoncés contradictoires : "je suis battue par
mon père/je suis aimée par mon père" => "mon père me bat parce qu'il m'aime". 6
D’un Autre à l’autre
D'un Autre à l'autre, c'est le titre donné par Lacan à son séminaire de l'année 68-69. Et,
puisque Lacan ne semble pas l'avoir écrit, ce titre, la question s'est posée de savoir si le grand
A devait être affecté au premier ou au deuxième autre. La question se pose et la réponse ne va
pas de soi, même si tant l'édition de l'Association freudienne que celle du Seuil ensuite ont
optés pour majusculer le premier. Formule qui heurte tant le sens commun des psychanalystes
que celui du commun. Pour le premiers parce qu'ils ont coutume d'appeler « l'Autre » ce Autre
avec un grand A, tandis que « un autre » qualifie en général un petit autre parmi les autres. 7 Il
y a là une torsion moebienne à quoi nous sommes retors. Pour les seconds, parce que notre
imaginaire nous laisse croire qu'il précède le symbolique, comme il nous a laissé croire que le
soleil tournait autour de la terre, et que le petit autre, dans son développement, verrait naître le
grand Autre, pour rappeler le titre, à cet égard critiqué, du livre de Rosine et Robert Lefort La
naissance de l'Autre. Certains ont même pu voir dans le triptyque réel, imaginaire,
symbolique une sorte de gradation développementale : d'abord dans les limbes du réel,
l'enfant passerait par l'imaginaire d'où il devrait s'extraire pour accéder au symbolique. C’est
oublier que dans la religion chrétienne, le symbolique lui est foutu brutalement sur la tête sous
la forme d'une douche en même temps que son nom de baptême.
Mais sans doute le petit humain a-t-il à opérer, ensuite, dans son développement, dans la
diachronie, à partir de cette immersion réelle dans le symbolique, une révolution pour y nouer
son imaginaire et y trouver place. On sait que pour réaliser cette opération, il doit prendre
d'abord appui sur une incarnation de ce grand Autre, la mère en général, qui avec les soins
l'introduit au langage et à la parole, au trésor des signifiants, et avec qui peut se mettre en
place le jeu de la demande et du désir. Opération d'aliénation/séparation au cours de laquelle il
laisse l'objet à l'Autre, objet qu'il ne cessera de lui réclamer tant qu'il ne l'aura pas constitué,
cet Autre, comme manquant, barré. Manque fondamental à quoi le fantasme viendra répondre.
Ce qui nécessite l'intervention de l'imaginaire pour nouer le réel du corps sans recours, objet-a
de la mère, à ce trou dans le symbolique, intervention repérée par Freud sous la forme de la
représentation par l'enfant de la mère manquante, castrée, notée -φ, et du port par le père de la
fonction phallique, notée Ф. Ce qui suppose la constitution d'un moi, à partir de l'image de
l'autre, le petit, comme a pu le décrire Lacan avec le "stade du miroir", où le réel du corps
5
vient se doubler d'une image spéculaire, notée i(a), instaurant avec le semblable un rapport
d'hainamoration, que seule une instance tierce peut venir tempérer, réguler par la
reconnaissance que l'autre, le petit autre, les petits autres sont des semblables, fussent-ils
différents. Autrement dit, ils participent des mêmes modalités de jouissance prescrites par la
collectivité tout en ayant, dans leur privé notamment, des modalités particulières, voire
singulières, qui ne regardent qu'eux. Ce qui, dans notre société permet et règle cette
dialectique, c'est ce que Freud a repéré avec la mise en place de l'œdipe qui instaure une
double altérité : différence des sexes et différence des générations, sous le chef du signifiant
phallique.
On peut reconnaitre là une autre formulation topologique de Lacan, celle du graphe du désir
où se précise l’articulation entre les quatre coins de l’Imaginaire, celui du miroir et celui du
fantasme, avec le lieu de l’Autre en ses quatre coins, formés par la ligne de l’énoncé et la
ligne de l’énonciation. Au terme du transfert, l’analysant traversant la ligne du fantasme peut
apercevoir en quoi il répondait à la demande supposée de l’Autre et en masquait la béance.
Dans la proposition de 67, Lacan situe comme passe, ce moment de destitution subjective où
l’analysant « voit chavirer l’assurance qu’il prenait de son fantasme ». Il décrit ainsi ce qui se
passe au terme de la relation du transfert : « quand le désir s’étant résolu qui a soutenu dans
son opération le psychanalysant, il n’a plus envie d’en lever l’option, c’est-à-dire le reste qui
comme déterminant sa division, le fait déchoir de son fantasme et le destitue comme sujet. » 8
Il peut ainsi s’équivaloir, comme sujet, à l’acte par lequel il s’autorise et laisser l’objet-a du
côté de l’analyste.
Cela supposera bien sûr que l’analysant parcoure des dizaines et des dizaines de fois les
chaînes signifiantes de cet Autre auquel il est assujetti pour les déployer dans l’espace du
transfert et y inclure l’analyste au point précis d’où il aura à déchoir : I, l’idéal. Cet Autre, il
est en effet structuré comme un langage, champ sur lequel Lacan recentre la psychanalyse
dans son retour à Freud : « La psychanalyse devrait être la science du langage habité par un
sujet. Dans la perspective freudienne, l'homme, c'est le sujet pris et torturé par le langage. » 9
Pour distinguer de la linguistique ce qui permet d’opérer dans ce champ, Lacan amène le
terme de linguisterie, c’est à dire, la science du langage habité par un sujet et l'art d'en repérer,
favoriser les manifestations dans la parole. Mais l’affaire est plus compliquée qu’il n’y parait
pour faire émerger ou surgir des manifestations de l’inconscient par des jeux métaphoro-
métonymiques dans le plan orthonormé du syntagme et du paradigme qui résulte déjà d’une
6
grammaticalisation du lieu ou habite l’inconscient et que Lacan baptisera « lalangue ». En
effet, je cite Lacan dans L’étourdit : « L’inconscient, d’être “structuré comme un langage”,
c’est-à-dire lalangue qu’il habite, est assujetti à l’équivoque dont chacune se distingue. Une
langue entre autres n’est rien de plus que l’intégrale des équivoques que son histoire y a
laissé persister » 10 C’est pourquoi, précise-t-il, dans le séminaire Encore (leçon du. 26 juin
1973) : « Le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration sur lalangue.
Mais l’inconscient est un savoir, un savoir faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec
lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage »" 11 Et il
ajoute dans le « Discours de Rome » : « Lalangue, […] ce qu’il faut y concevoir, c’est le dépôt,
l’alluvion, la pétrification qui s’en marque du maniement par un groupe de son expérience
inconsciente ». […] 12 Et, j’ajouterai, qui se traduit par une grammatisation des idiomes
qu’elle charrie, c’est à dire une discrétisation du continu du son de la parole en
lettres, avant toute grammaticalisation (Je reprends là la distinction que fait Sylvain
Auroux entre la grammatisation, comme discrétisation du continu de la langue et la
grammaticalisation qui en est la théorisation par les grammairiens) 13. Nous avons donc à
nous déplacer, en-deçà de ce champ du langage, comme sous-tendu par les deux axes
orthonormés du syntagme et du paradigme, dans ce champ de lalangue essentiellement agencé
sur le mode du continu des chaînes sonores, entrelacées au gré de voisinages prosodiques et
littéraux. Champ « conçu comme un tissu dans lequel des "points hyper denses" ont pu se
constituer, d’abord du fait de la langue elle-même parlée autour de l’infans, ensuite du fait de
sa prise singulière dans le langage. Ces points hyperdenses provoquant une courbure du
champ avec des effets d’attraction et de distorsion sur les éléments venant à proximité ou en
contact et faisant obstacle ou contrariant la circulation directe des signifiants. » Je renvoie là
aux hypothèses que j’ai avancées dans « L'inconscient est structuré comme un langage
(Linguistique, linguisterie, lalangologie) » 14 et que j’ai rapprochées des considérations de
Freud, à propos de sa comparaison de l'ombilic du rêve avec le mycélium : « C’est là
l’ombilic du rêve, le point où il se rattache à l'Inconnu. Les pensées du rêve que l'on
rencontre pendant l’interprétation n'ont en général pas d'aboutissement, elles se ramifient en
tout sens dans le réseau enchevêtré de nos pensées. Le désir du rêve surgit d’un point plus
épais de ce tissu comme le champignon de son mycélium." 15 Et, j’ajoutais : « Freud désigne
ainsi à la fois le point d'inconnaissable, l'Unerkannt où Lacan situe le refoulement originaire,
mais aussi ces points plus denses d'où peut surgir, tel un champignon, le désir dès lors que
7
cette lalangue est organisée par le phallus, et que des césures et des scansions
consonantiques viennent y troubler la jouissance de la lallation. » C’est donc bien à un
espace/temps que nous avons affaire avec le transfert, comme nous en avons régulièrement
témoignage dans les rêves et les souvenirs d’enfance qui sont (presque) toujours rapportés
dans des coordonnées spatio-temporelles, avec des circulations souvent curieuses ou
infamilières, à la vitesse peut être pas de la lumière mais des conductions neuronales, et par
des trous de ver insoupçonnés. Espace/temps dans lequel nous sommes situés, par le transfert,
en rapport avec ces deux points, désignés par Freud : d’une part, le manque dans l’Autre, pour
le masquer d’abord par l’Idéal auquel nous sommes supposés par l’analysant participer, avant
d’en permettre le dévoilement, et, d’autre part, ces points d’où peut surgir son désir, à charge
pour lui de l’assumer. Et c’est bien d’obtenir la distance maximale entre I et petit-a qui
constitue la visée de l’analyse, comme le formule Lacan dans Les quatre concepts de la
psychanalyse. 16
Condition sine qua non
Encore faut-il que cette lalangue soit organisée par le phallus, ce qui paraît aujourd’hui
questionnable pour un certain nombre de nos contemporains qui viennent confirmer que le
phallus est contingent, comme l’affirme Lacan dans le séminaire Encore 17 et que rien
n'oblige à ce qu’il reste indéfiniment l'instance qui ordonne le peu de réalité que le fantasme
nous permet d'aborder, ou, pour le dire avec Charles Melman, l'instance qui "organise tout le
signifié" 18. Le lieu de l’Autre, au sein duquel peuvent s’instaurer des singularités, est en effet
profondément remanié par l’industrialisation de la communication et des échanges. Après
l’invention de l’écriture, notamment alphabétique, dans l’antiquité, qui a permis une première
forme de mise en mémoire technique, puis de l’imprimerie, à la renaissance, qui en a permis
une plus large application, la digitalisation informatique a permis la mise en place d’un lieu de
communication mais aussi de savoir fonctionnant sur un mode horizontal, sans hiérarchisation
entre connaissances scientifiques, argumentations logiques, infoxes et brèves de nichoir (je
veux dire tweets) se côtoient indifféremment. Chaque Moi y trouve ainsi à boire et à manger,
selon ses goûts et son appétit et peut en retour abreuver le réseau de ses exploits quotidiens de
vêture, d’alimentation, de consommation... Sans référence transcendantale aucune, sinon
négative sous la forme du complotisme qui suppose un Autre de l’Autre trompeur et
malveillant. Paradoxalement, cette apparente promotion des ego relève d’un narcissisme de
troupeau, pour reprendre une formule de Dany Robert Dufour 19, où tous les moutons vont
boire au même marigot. En effet, l’évolution historique qui de l’antiquité à l’ère industrielle à
8
produit un processus d’individuation progressive, jusqu’à permettre l’existence d’un sujet de
la science, et partant de l’inconscient, entraine au contraire aujourd’hui une perte
d’individuation à ce nouvel âge que le regretté Bernard Stiegler qualifie d’hyperindustrieL, où
les individus sont réduits à leur fonction de consommateurs. « Or, je suis là son
développement dans un article intitulé « Allégorie de la fourmilière. La perte d’individuation
à l’âge hyperindustriel. » 20, la consommation apparaît consister en une tendancielle
annulation de la différence je/nous, telle qu’il n’y a plus d’individuation, ni psychique ni
collective, mais ce que j’ai appelé le on. » (p. 96) Et, plus loin : « ... le consommateur devient
producteur du réseau où il consomme et qui le consomme (qui consomme et épuise son
désir). » (p. 103) On retrouve là ce que Lacan avance avec le discours capitaliste : « ça
consomme, ça consomme et ça se consume. » 21
Mais, si ce discours capitaliste, comme celui complémentaire de la bureaucratie dont j’ai fait
l’hypothèse 22, peuvent nous éclairer sur le social dans lequel se trouvent engagés ceux qui
viennent nous parler, et notamment nos collègues en difficulté avec la gestion kafkaïenne de
leurs services, ces discours, donc, ne se situent pas sur le même plan que les quatre autres : si
l'analysant peut s'adresser à l'analyste avec une parole de maître ou d'enseignant, qui pourront
tourner au discours hystérique et, à l'occasion, à l'analytique, ces discours supplémentaires
n'entrainent pas, le plus souvent, des « symptômes freudiens », expressions singulières dans le
réel d'un symbolique en panne, mais plutôt des manifestations pathologiques du côté d'une
confrontation à un réel social avec les développements imaginaires qui s'ensuivent : agir et
conduites addictives pour le premier, dépressivité somatique et épuisement pour le second. Et,
dans ce dernier cas, portent plutôt les sujets à demander reconnaissance, assistance et
réparation aux instances dont ils s'estiment victimes, en revendiquant l'appartenance à une
catégorie que leur fournit le discours technoscientifique : fibromyalgies, burn-out, maladies
rhumatismales pour les adultes, TDAH et dys en tous genre pour les enfants, handicaps qui,
donc, n’appellent pas soins mais compensation. Evidemment, ces discours sont en parfaite
antipathie avec le discours analytique qui met le sujet au travail dans sa singularité par rapport
à l'objet qui le cause. « D'où une difficulté du côté du transfert s'ils ne sont pas disposés [ces
sujets] à admettre que, quelle que soit la réalité des conditions objectives qu'ils invoquent, le
travail analytique ne peut que porter sur la part qui leur revient dans l'affaire. Hélas, nous
savons qu'ils trouveront sur le marché de nombreuses offres de méthodes séduisantes, plus
actives, plus "coachantes", dispensant de mettre le savoir inconscient au travail et plus en
phase avec le discours social actuel. » 23
9
Vers une société arthropomorphe ?
Et, au-delà des expressions psychopathologiques, pour Bernard Stiegler, c’est à une
industrialisation, un formatage de la vie quotidienne de chacun, que conduit cette
hyperindustrialisation, à travers l’externalisation des fonctions de mémoire et de computation,
dans des prothèses technologiques : Smartphones, ordinateurs, GPS... Je le cite : « ... je pose
aussi que la connaissance hyperindustrielle de cette individuation devenue mondiale, via la
formalisation de ces lecteurs/navigateurs que sont devenus sur Internet les consommateurs,
est un devenir qui tend à annuler l’avenir, c’est-à-dire la temporalité même de ces lecteurs -
c’est à dire leur désir. » 24 Il envisage ainsi la possibilité d’un devenir arthropode de la société
humaine, une société où : « Il n’y a plus d’individus, mais des particuliers grégaires et
tribalisés, qui paraissent conduire vers une organisation sociale arthropomorphe d’agents
cognitifs, voire réactifs et tendant à produire, comme les fourmis, non plus des symboles, mais
des phéromones numériques. » 25 Evolution que Leroi-Gourhan envisageait déjà, dans Le
geste et la parole, en 1965 : « Un temps et un espace surhumanisé correspondrait au
fonctionnement idéalement synchrone de tous les individus spécialisés, chacun dans sa
fonction et son espace. Par le biais du symbolisme spatio-temporel, la société humaine
retrouverait l’organisation des sociétés animales les plus parfaites, celle où l’individu
n’existe que comme une cellule. » 26 Et, ajoute Bernard Stiegler, « Dans une telle hypothèse, le
couple homme-technique n’aurait eu besoin de la liberté individuelle - pendant quelques
millénaires - que pour que le système se développât correctement et constituât un ″organisme
supra-individuel″ rejoignant en fin de compte, au moment de sa planétarisation totale, les
organisations parfaitement synchrones des insectes dit sociaux. » 27 Reste que, s ‘agissant des
humains, il y faudrait quelques marionnettistes pour en diriger les mains invisibles... C’est
pourtant dans le même sens que va la question de Charles Melman, dans L’homme sans
gravité, lorsqu’il demande aux linguistes s’il ne serait pas temps qu’ils « prêtent quelque
attention à la langue servant aux échanges internationaux en cours de formation sur la toile ?
La mondialisation annoncée n’ira pas en effet sans passer par ses déjà notables et prévisibles
particularités. Celles-ci pourraient se révéler déterminantes de notre avenir psychique, si elle
devait trouver le statut de langue dominante ». 28 Rappelons, à cet égard, que c’est la
manipulation de la langue et de la vérité qui est un instrument essentiel de la domination des
masses dans ces deux romans visionnaires que sont Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley
29 et 1984, de Georges Orwell 30, l’aliénation fut-elle consentie dans une civilisation
hédoniste, consumériste et eugéniste, chez le premier, ou obtenue par la surveillance
10
systématisée dans un régime totalitaire répressif où l’on éradique la pensée et la mémoire chez
le second. En attendant une réalisation hybride de leurs prévisions respectives, comme
l’avance Caroline Benarrosh et Philippe Caldéron dans un film récemment diffusé sur Arte ?
31
Cette idée d’une évolution de l’espèce humaine vers une société d’insectes sociaux est
également évoquée par Freud dans Malaise dans la civilisation lorsqu’il se demande pourquoi
aucune autre espèce animale que l’espèce humaine ne semble aux prises avec la lutte entre
Eros et Thanatos et qu’il suppose que c’est au terme de milliers de siècles de lutte que ces
insectes sociaux sont parvenus à cette organisation collective « admirable » mais au détriment
de la liberté individuelle. « Mais, ajoute Freud, notre sentiment intime qu’en aucune de ces
républiques d’animaux, en aucun des rôles respectifs départis à leurs sujets, nous ne nous
estimerions heureux, est un signe caractéristiques de notre état actuel. » 32
Pour laisser tout de même un espoir aux auditeurs, j’ajouterai qu’incorrigiblement optimiste,
j’ai du mal à imaginer une langue qui parviendrait à s’exonérer totalement des effets de sens
et de signifiance, une langue sans bévue...
Il faut pourtant s’interroger sur cette fascination pour les insectes sociaux, dont la métaphore
est déjà celle de Mandeville avec La fable des abeilles pour illustrer le libéralisme
économique, elle est aussi chez Kant, lorsqu’il écrit que « L'homme n'était pas destiné à faire
partie d'un troupeau comme un animal domestique, mais d'une ruche comme les abeilles. » 33,
on la retrouve chez Alexandra Kollontaï, ministre féministe de Lénine, théoricienne de
l’amour libre, dans « Les amours des abeilles travailleuses » 34, et j’ai eu la surprise de
l’entendre récemment encore dans un propos d’Arnaud Montebourg, sur France inter 35, la
ruche comme parangon d’une organisation sociale ou l’intérêt collectif prévaut sur les intérêts
individuels. Nonobstant l’égard du à cet insecte qui nous est bien nécessaire, je me permettrai
tout de même de rappeler cette phrase de Karl Marx : « Ce qui distingue d'emblée le pire
architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la
construire dans la ruche. » 36
Mais que savons-nous vraiment de ce qu’il y a dans la tête d’une abeille ?
Notes
1 Maistre (de) X., 1794, Voyage autour de ma chambre, Sillage, 2020, p. 6.
2 Freud S., 1913, « Le début du traitement », La technique psychanalytique, PUF, 1975, p. 86.
3 Dante, 1314, L'enfer, Garnier Flammarion, 1992, préface Jacqueline Risset, successivement
4ème de couverture, p. 167 et 171.
11
4 Bon N., 2015, « Fourchelangue et Tournoreille », Abords de l’inconscient, Les mercredi de
l‘Ecole de Nancy pour la psychanalyse, p. 35-44.
5 Bon N., 2004, « Le transfert comme résistance », Où en est-on avec le transfert ?, Cahiers
de l’Association Lacanienne Internationale, 2007, p. 33-45.
6 Freud S., 1919, « Un enfant est battu », Névrose, psychose et perversion, PUF, 1973, p. 218-
243.
7 Bernard Vandermersch m’en propose une autre lecture à laquelle je souscris volontiers : le
passage d’un Autre à l’autre comme marque de l’altérité à quoi l’analysant en fin de cure est
conduit à se référer dès lors que l’Autre est révélé comme manquant.
8 Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole », Autres écrits,
Seuil, 2001, respectivement p. 254 et 252.
9 Lacan J., « Freud dans le siècle », opus cit., p. 276.
10 Lacan J., 1972 , « L'étourdit », Autres écrits, Seuil, p. 490.
11 Lacan J., 1972-73, Encore, Seuil, 1975, p. 127.
12 Lacan J., 1974, « Conférence de Rome », 1er novembre 1974, www.ecole-
lacanienne.net/pastoutlacan.
13 Cf., Auroux, S., 1993, La révolution technologique de la grammatisation, Mardaga.
14 Bon N., 2018, « L'inconscient est structuré comme un langage (Linguistique, linguisterie,
lalangologie) », freud-lacan.com.
15 Freud S., 1900, L'interprétation des rêves, PUF, 1967, p.446.
16 Lacan J., Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, leçon du 24 juin 1964,
Publication hors commerce de l’Association freudienne internationale, 1999, p. 320 et
suivantes.
17 Lacan J., 1972-73, Encore, Publication hors commerce, de l'Association lacanienne
internationale, 2009, leçon du 13 Mars 1973, p. 150.
18 Melman Ch., 2009, La nouvelle économie psychique. La façon de penser et de jouir
aujourd'hui, érès, p. 22.
19 Dufour D. R., 2007, Le divin marché, Denoël, p. 140.
20 Stiegler B., 2003, « Allégorie de la fourmilière. La perte d’individuation à l’âge
hyperindustriel. », De la misère symbolique, Flammarion, 2013, p. 75-127.
21 Lacan J., 1972, « Conférence à l’université de Milan du 12 mai 1972 », Lacan en Italie
(1953-1978), La Salamandre, ouvrage bilingue, p. 32-55.
22 Bon N., 2012, « Un savoir tuant », Le bulletin freudien, 57, p. 39-45.
23 Bon N., 2016, « Vers une machinisation de l'esprit », La revue lacanienne, 17, p. 150.
24 Stiegler B., op cit., p. 116.
25 Ibid p. 117.
26 Leroi-Gourhan A., 1965, Le geste et la parole, Albin Michel, tome 2, p. 185-186.
27 Stiegler B., op. cit., p. 123.
28 Melman Ch., 2002, L’homme sans gravité, Denoël, p. 238.
39 Huxley A., 1932, Le meilleur des mondes, Pocket, 2017.
30 Orwell G., 1949, 1984, Gallimard, 1950.
31 Benarrosh C., Calderon Ph., 2019, Georges Orwell, Aldous Huxley : 1984 ou le meilleur
des mondes ?, Arte France, https://www.arte.tv/fr/videos/074580-000-A/george-orwell-
aldous-huxley-1984-ou-le-meilleur-des-mondes/.
32 Freud S., 1992, Malaise dans la civilisation, PUF, p. 79.
33 Kant E., 1798, « Anthropologie du point de vue pragmatique », Introduction M. Foucault,
Vrin, 2008.
34 Kollontaï A , 1924, « Les amours des abeilles travailleuses », Autobiographie (suivie de),
Berg-Bébibaste, 1976.
12
35 Montebourg A., 2020, « Le grand entretien », France Inter, 5 novembre 2020, interviewé à
propos de la sortie de son livre L’engagement, Grasset.
36 Karl Marx, 1867, Le capital, Éd. Sociales, 1950.