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Walter Scott

IVANHOÉ

traduction : Alexandre Dumas

1820 (1819)

bibliothèque numérique romandeebooks-bnr.com

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Chapitre I.

Dans ce charmant district de la joyeuse An-gleterre qu’arrose le Don, s’étendait, aux joursreculés, une vaste forêt qui couvrait la plusgrande partie des montagnes pittoresques etdes riches vallées qui se trouvent entre Shef-field et la gracieuse ville de Doncaster. Lesrestes de ces bois immenses sont encore vi-sibles aux environs du beau château de Went-worth, du parc de Warncliffe et autour de Ro-therham. Là, autrefois, revenait le dragon fa-buleux de Wantley ; là, furent livrées plusieursdes batailles désespérées qui ensanglantèrentles guerres civiles des Deux-Roses ; là encore,fleurirent, aux anciens jours, ces troupes devaillants outlaws dont les actions ont été popu-larisées par les ballades anglaises.

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Cette localité étant celle où se passe notrescène principale, consignons que la date denotre histoire se rapporte à une époque quitouche à la fin du règne de Richard Ier, lorsquele retour de sa longue captivité était devenuun événement plutôt désiré qu’attendu par sessujets désespérés, lesquels, pendant cet inter-règne, étaient assujettis à toute espèce d’op-pressions secondaires. Les seigneurs, dont lepouvoir était devenu insupportable pendant lerègne d’Étienne et que la prudence de Henri IIavait à peine réduits à une espèce d’inféoda-tion à la Couronne, avaient maintenant reprisleur ancienne licence dans toute son étendue,méprisant la faible intervention du Conseild’État d’Angleterre, fortifiant leurs châteaux,augmentant le nombre des gens qui relevaientd’eux, réduisant tout ce qui les entourait à unesorte de vasselage et s’efforçant, par tous lesmoyens possibles, de se mettre chacun à latête de forces suffisantes pour jouer un rôle

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dans les convulsions nationales qui semblaientimminentes.

La position de la petite noblesse ou desfranklins, comme on disait alors, qui, d’après laloi et l’esprit de la Constitution anglaise, avaitle droit de se maintenir indépendante de la ty-rannie féodale, devenait maintenant plus pré-caire que jamais. Il est vrai que si, comme ilarrivait habituellement, ils se mettaient sous laprotection d’un des petits tyrans de leur voisi-nage, qu’ils acceptassent des charges dans sonpalais, ou s’obligeassent, par des traités mu-tuels de protection et d’alliance, à le soutenirdans ses entreprises, il est vrai, disons-nous,qu’ils pouvaient jouir d’un repos temporaire ;mais ce devait être par le sacrifice de cette in-dépendance qui était si chère à tous les cœursanglais, et en courant le hasard d’être envelop-pés comme partisans dans toute expédition,si téméraire qu’elle fût, que l’ambition de leurprotecteur le poussait à entreprendre.

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D’un autre côté, les moyens de vexation etd’oppression que possédaient les grands ba-rons étaient si étendus et si multiples, que ja-mais ils ne manquaient ni de prétexte ni de vo-lonté pour poursuivre, harasser, pousser enfinaux dernières limites de la destruction ceux deleurs moins puissants voisins qui tentaient dese dégager de leur autorité, se reposant, pourleur salut pendant les dangers du temps, surleur conduite inoffensive et sur les lois du pays.

Une circonstance, qui tendait surtout à re-hausser la tyrannie de la noblesse et à doublerles souffrances des classes inférieures, dérivaitparticulièrement de la conquête de Guillaume,duc de Normandie. Quatre générationss’étaient succédé et avaient été impuissantes àmélanger le sang hostile des Normands et desAnglo-Saxons et à réunir, par un langage com-mun et des intérêts mutuels, deux races en-nemies, dont l’une éprouvait encore l’orgueildu triomphe, tandis que l’autre gémissait sousl’humiliation de la défaite.

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Le pouvoir avait été complètement remisaux mains de la conquête normande, par l’évé-nement de la bataille d’Hastings, et on l’avaitappliqué, comme nous l’assure l’histoire, avecune main immodérée. Toute la race des princeset des seigneurs saxons était, à peu d’excep-tions près, extirpée ou déshéritée, et le nombrede ceux qui possédaient des terres dans le paysde leurs ancêtres, comme protecteurs de la se-conde classe ou des classes inférieures, étaitextrêmement restreint.

La politique royale avait eu longtemps pourbut d’affaiblir, par tous les moyens légaux ouillégaux, la force de cette partie de la popula-tion que l’on considérait, à juste titre, commeentretenant un sentiment de haine invétéréecontre le vainqueur. Tous les souverains de larace normande avaient témoigné la partialitéla plus marquée pour leurs sujets normands ;les lois de la chasse et beaucoup d’autres, quel’esprit plus doux et plus libre de la Consti-tution saxonne ignorait, avaient été fixées

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comme un joug sur le cou des habitants sub-jugués, surcroît féodal, des chaînes dont ilsétaient chargés. À la Cour, ainsi que dans leschâteaux des grands seigneurs, où la pompeet le cérémonial de la Cour étaient imités, lalangue franco-normande était la seule enusage ; dans les tribunaux, les plaidoyers etles arrêts étaient prononcés dans la mêmelangue ; bref, le franco-normand était la languede l’honneur, de la chevalerie et même de lajustice ; tandis que l’anglo-saxon, si mâle et siexpressif, était abandonné à l’usage des pay-sans et des serfs, qui n’en savaient pas d’autre.Peu à peu, cependant, la communication obli-gée qui existait entre les maîtres du sol et lesêtres inférieurs et opprimes qui cultivaient cesol, avait donné lieu à la formation d’un dia-lecte composé du franco-normand et de l’an-glo-saxon, dialecte à l’aide duquel ils pou-vaient se faire comprendre les uns des autres,et de cette nécessité se forma graduellementl’édifice de notre langue anglaise moderne,

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dans laquelle l’idiome des vainqueurs et celuides vaincus se trouvent confondus si heureuse-ment, et qui a été si heureusement enrichie pardes emprunts faits aux langues classiques et àcelles que parlent les peuples méridionaux del’Europe.

J’ai jugé à propos d’exposer cet état dechoses pour l’instruction du lecteur peu fami-liarisé avec cette époque, lequel pourrait ou-blier que, bien qu’aucun événement historique,tel que la guerre ou même l’insurrection, nemarquât, après le règne de Guillaume II, l’exis-tence des Anglo-Saxons, comme peuple à part,néanmoins, les grandes distinctions nationalesqui existaient entre eux et leurs conquérants,le souvenir de ce qu’ils avaient été autrefoiset la conscience de leur humiliation actuellecontinue, jusqu’au règne d’Édouard III, à tenirouvertes et saignantes les blessures infligéespar la conquête, et à maintenir une ligne dedémarcation entre les descendants des Nor-mands vainqueurs et des Saxons vaincus.

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Le soleil se couchait sur une riche et gazon-neuse clairière de cette forêt que nous avonssignalée au commencement de ce chapitre ;des centaines de chênes aux larges têtes, auxtroncs ramassés, aux branches étendues, quiavaient peut-être été témoins de la marchetriomphale des soldats romains, jetaient leursrameaux robustes sur un épais tapis de la plusdélicieuse verdure. Dans quelques endroits, ilsétaient entremêlés de hêtres, de houx et detaillis de diverses essences, si étroitement ser-rés, qu’ils interceptaient les rayons du soleilcouchant ; sur d’autres points, ils s’isolaient,formant ces longues avenues dans l’entrelace-ment desquelles le regard aime à s’égarer, tan-dis que l’imagination les considère comme dessentiers menant à des aspects d’une solitudeplus sauvage encore. Ici, les rouges rayons dusoleil lançaient une lumière éparse et décolo-rée, qui ruisselait sur les branches brisées et lestroncs moussus des arbres ; là, ils illuminaienten brillantes fractions les portions de terre jus-

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qu’auxquelles ils se frayaient un chemin. Unvaste espace ouvert, au milieu de cette clai-rière, paraissait avoir été autrefois voué auxrites de la superstition des druides ; car, sur lesommet d’une éminence assez régulière pourparaître élevée par la main des hommes, ilexistait encore une partie d’un cercle depierres rudes et frustes de colossales propor-tions : sept de ces pierres se tenaient debout,les autres avaient été délogées de leur place,probablement par le zèle de quelque convertiau christianisme, et gisaient, celles-ci renver-sées près de leur premier site, celles-là pous-sées jusque sur la déclivité de la colline.

Une grande pierre avait seule glissé jusqu’àla base de l’éminence, et, en arrêtant le coursd’un petit ruisseau qui coulait doucement à sespieds, prêtait, par l’obstacle qu’elle lui oppo-sait, une voix faible et murmurante à ce pai-sible courant, silencieux partout ailleurs.

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Les créatures humaines qui complétaient cepaysage étaient au nombre de deux, et s’har-monisaient, par le costume et l’aspect, avec lecaractère âpre et rustique appartenant aux fo-rêts de West-Riding, du côté d’York, à cetteépoque reculée.

Le plus âgé de ces hommes avait l’appa-rence sombre, sauvage et féroce ; son habitétait de la forme la plus simple qui se puisseimaginer : c’était une veste collante avec desmanches ; cette veste était composée de lapeau tannée de quelque animal, sur laquelle lespoils avaient d’abord subsisté, mais avaient étédepuis usés en tant d’endroits, qu’il eût été dif-ficile de dire, par les échantillons qui en res-taient, à quel animal cette fourrure avait appar-tenu.

Ce vêtement primitif s’étendait du col augenou, et remplaçait tout autre vêtement ; laseule ouverture qu’il eût, à l’extrémité supé-rieure, était juste assez large pour laisser pas-

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ser la tête ; donc, on peut en déduire qu’on lepassait comme on passe aujourd’hui une che-mise, et comme on passait autrefois une cottede mailles, c’est-à-dire par-dessus la tête etles épaules ; des sandales, assurées par descourroies de peau de sanglier, protégeaient lespieds, et deux bandes de cuir mince et souplese croisaient sur les jambes en montant seule-ment jusqu’au haut du mollet, laissant les ge-noux à découvert comme le sont ceux d’unmontagnard écossais.

Pour rendre la veste encore plus juste, elleétait serrée à la taille par une large ceinturede cuir, fermée par une boucle de cuivre. Àl’un des côtés de cette ceinture pendait une es-pèce de panier ; à l’autre, une corne de bélierayant une embouchure par laquelle on souf-flait ; enfin, dans la même ceinture, était passéun de ces couteaux longs, larges, aigus, à deuxtranchants et à manche de corne de daim, quel’on fabriquait dans le voisinage, et qui étaientconnus dès cette époque sous le nom de cou-

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teaux de Sheffield(1). L’homme portait la têtenue et n’avait, pour la défendre, que sonépaisse chevelure, dont les touffes, emmêléeset rougies par le soleil, retombaient couleurde rouille sur ses épaules et formaient uncontraste avec sa barbe épaisse et longue, quiavait la couleur de l’ambre jaune.

Une partie de son costume nous reste en-core à peindre, car elle est trop remarquablepour être oubliée par nous : c’était un collierde cuivre ressemblant à celui d’un chien, maissans aucune ouverture et fortement soudé àson cou, assez large pour n’apporter aucunegêne à la respiration, et cependant assez serrépour qu’on pût l’enlever sans employer lalime ; sur ce singulier gorgerin était gravée,en caractères saxons, une inscription conçue àpeu près en ces termes :

GURTH, FILS DE BEOWULPH,

SERF-NÉ DE CÉDRIC DE ROTHERWOOD.

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Outre le porcher, car c’était là l’état deGurth, on voyait, assis sur un des monumentsdruidiques gisant sur le sol, un personnage quiparaissait avoir dix ans de moins que son com-pagnon ; son costume, bien que se rapprochantde celui de Gurth par la forme, se composaitde meilleurs matériaux et présentait un aspectplus fantastique. Sa veste avait jadis été teinteen pourpre vif, et, sur cette veste, on avait es-sayé de peindre certains ornements grotesquesde diverses couleurs : outre cette veste, celuidont nous essayons de tracer le portrait portaitun petit manteau qui descendait à moitié desa cuisse ; ce manteau était de drap cramoisi,couvert de taches et doublé de jaune vif ; or,comme il pouvait le passer d’une épaule àl’autre ou s’en envelopper à son gré, sa largeurcontrastait avec son peu de longueur et offraità la vue un étrange vêtement. Il portait auxbras des bracelets en argent, et à son cou un

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collier du même métal, sur lequel était gravéecette inscription :

WAMBA, FILS DE WITLESS, EST LE SERF DECÉDRIC DE ROTHERWOOD.

Ce personnage était chaussé de sandalespareilles à celles de son camarade ; mais, aulieu de ces morceaux de cuir enroulés autourde ses jambes, celles-ci étaient encadrées dansune paire de guêtres, dont l’une était rouge etl’autre jaune.

Il était, en outre, pourvu d’un bonnet garnid’une quantité de sonnettes de la grosseur en-viron de celles que l’on attache au cou des fau-cons, et qui cliquetaient lorsqu’il tournait latête de côté et d’autre ; or, comme il restait ra-rement une minute dans la même position, lebruit de ces clochettes était à peu près conti-nuel.

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Autour du bord de ce bonnet était unebande de cuir épais, dentelée à son sommetcomme une couronne à pointes, tandis qu’unsac allongé s’échappait du fond et descendaitsur les épaules comme un bonnet de coton,comme une chausse à passer le café, ou mieuxla flamme d’un colback de hussard.

C’était à cette partie du bonnet de Wambaque l’on avait cousu les sonnettes, et cette cir-constance, aussi bien que la forme de sa coif-fure et l’expression moitié folle, moitié futile desa figure, servait à le désigner comme appar-tenant à la classe des bouffons domestiques,ou railleurs, qu’on nourrissait dans les maisonsdes riches pour chasser l’ennui de ces heureslanguissantes qu’ils étaient obligés de passerdans leurs châteaux.

Comme son compagnon, il portait un pa-nier attaché à la ceinture ; mais il n’avait nicorne ni couteau, parce que probablement onle regardait comme appartenant à une classe

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à laquelle il eût été dangereux de confier desoutils tranchants. À la place de ce couteau, ilétait armé d’une latte semblable à celle aveclaquelle Arlequin exécute ses prodiges sur nosmodernes théâtres.

L’aspect extérieur de ces deux hommes neformait pas un contraste plus opposé que celuide leur mine et de leur maintien. Celui du serf,ou de l’esclave, était triste et morne ; son re-gard était fixé sur la terre avec une expressionde profond abattement, qui eût pu passer pourde l’apathie si le feu qui, de temps à autre,jaillissait de son œil rouge, n’eût attesté quesommeillait, sous l’apparence de ce morneanéantissement, la conscience de l’oppressionet le désir de la vengeance.

Tout au contraire, la mine de Wamba indi-quait, selon la coutume de la classe à laquelleil appartenait, une espèce de curiosité vive etune impatience inquiète qui ne lui permet-taient aucun repos, et cela en même temps

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qu’il manifestait la plus grande vanité relative-ment à sa position et à sa bonne mine.

Le dialogue auquel ils se livraient avait lieuen langue saxonne, laquelle, comme nousl’avons dit, était universellement parlée par lesclasses inférieures, à l’exception des soldatsnormands et des serviteurs immédiats desgrands seigneurs.

Si nous donnions cette conversation dansl’original, il est plus que probable que le lecteurmoderne en profiterait médiocrement ; c’estpourquoi nous lui demandons la permission delui en offrir la traduction suivante :

— La malédiction de saint Withold soit surces damnés pourceaux ! dit le porcher aprèsavoir violemment soufflé dans sa corne pourrassembler la troupe éparse des porcs, lesquelsrépondirent à son appel sur des tons égalementmélodieux, mais ne s’empressèrent pas toute-fois de quitter le banquet luxurieux de faineset de glands dont ils s’engraissaient, ou d’aban-

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donner les bords marécageux du ruisseau danslequel plusieurs d’entre eux, à moitié enterrésdans la vase, étaient mollement couchés, sansse soucier autrement de la voix de leur gardien.La malédiction de saint Withold soit sur euxet sur moi ! ajouta Gurth ; si le loup à deuxjambes n’en saisit pas quelques-uns avant latombée de la nuit, je ne suis pas un honnêtehomme.

— À moi, Fangs ! Fangs ! cria-t-il du plushaut de sa voix, en se tournant vers un chiendélabré, moitié loup, moitié chien couchant, etqui tenait le milieu entre le dogue et le lévrier,qui courait en boitant comme pour aider sonmaître à rassembler les porcs réfractaires, maisqui, en effet, par mésintelligence des signauxde son maître, par ignorance de son devoir,peut-être même par une malice préméditée, nefaisait que les chasser çà et là et augmenter lemal en paraissant vouloir y remédier.

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— Que le diable t’arrache les dents, conti-nua Gurth, et que la mère du mal confonde legarde de la forêt qui coupe les griffes de devantà nos chiens(2) et les rend incapables de faireleur état ! Wamba, lève-toi et aide-moi. Si tu esun homme, fais un tour derrière la colline pourprendre le vent sur eux ; et, quand tu l’auras,tu pourras les pousser devant toi aussi facile-ment que tu ferais d’un troupeau d’innocentsagneaux.

— En vérité, dit Wamba, sans bouger del’endroit où il était assis, j’ai consulté mesjambes à ce sujet, et elles sont tout à fait d’avisque, si j’allais porter mon joli costume à traversces affreux marais, ce serait un acte d’inimitiéenvers ma personne souveraine et ma garde-robe royale. C’est pourquoi je te conseille, amiGurth, de rappeler Fangs et d’abandonner à sonmalheureux sort ton troupeau d’animaux indo-ciles qui, soit qu’ils rencontrent des bandes desoldats, d’outlaws ou de pèlerins vagabonds,ne peuvent servir à autre chose qu’à être

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convertis en Normands avant l’aurore, à tagrande joie et satisfaction.

— Mes pourceaux devenir Normands à magrande satisfaction ! s’écria Gurth. Qu’entends-tu par ces mots, Wamba ? car ma pauvre cer-velle est trop lourde et mon esprit trop inquietpour deviner des énigmes.

— Eh bien ! reprit Wamba, comment appe-lez-vous ces animaux grognards, qui courentlà-bas sur leurs quatre jambes ?

— Des pourceaux, bouffon, des pourceaux,dit Gurth ; le premier idiot venu sait cela.

— Et pourceaux, c’est du bon saxon, dit lerailleur. Mais comment appelez-vous la truie,quand elle est écorchée et coupée par quartierset suspendue par les talons comme un traître ?

— Du porc, répondit le pâtre.

— Je suis heureux de reconnaître aussi quetous les idiots savent cela, dit Wamba ; or, unporc, je pense, est du bon normand-français,

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de sorte que, tant que la bête est en vie etsous la garde d’un serf saxon, elle porte sonnom saxon ; mais elle devient normande et onl’appelle porc quand elle est portée au châteaupour faire réjouissance aux seigneurs. Que dis-tu de cela, ami Gurth, hein ?

— Cette doctrine n’est que trop vraie, amiWamba, de quelque manière qu’elle soit entréedans ta folle tête.

— Oh ! je puis t’en dire davantage encore,fit Wamba sur le même ton. Vois ce vieux baillyl’ox(3), il continue à porter son nom saxon tantqu’il est sous la garde de serfs et d’esclavestels que toi ; mais il devient beef, c’est-à-direun fougueux et vaillant Français, quand on leplace sous les honorables mâchoires quidoivent le dévorer ; monsieur calf aussi devientmonsieur le veau de la même façon ; il est Saxontant qu’il lui faut nos soins et nos peines, et ilprend un nom normand aussitôt qu’il devientun objet de régal.

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— Par saint Dunstan ! s’écria Gurth, tu nedis là que de tristes vérités. On ne nous laisseà peu près que l’air que nous respirons, et onparaît nous l’avoir accordé en hésitant fort, etdans le seul but de nous mettre à même deporter le fardeau dont on charge nos épaules.Tout ce qui est beau et gras est pour les tablesdes Normands ; les plus belles sont pour leurslits, les plus braves pour les armées de leursmaîtres à l’étranger, et ceux-là vont blanchir deleurs ossements les terres lointaines, ne lais-sant ici qu’un petit nombre d’hommes quiaient, soit la volonté, soit le pouvoir de pro-téger les malheureux Saxons. Que la bénédic-tion de Dieu soit sur notre maître Cédric ! Ila fait son labeur d’homme en se tenant sur labrèche ; mais Réginald Front-de-Bœuf va des-cendre dans ce pays en personne, et nous ver-rons bientôt combien peu Cédric sera récom-pensé de sa peine. Allons, viens ici, s’écria-t-ilde nouveau en élevant la voix, taïaut ! taïaut !

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tu les as tous devant toi à cette heure, et tu lesfais marcher lestement, mon garçon.

— Gurth, dit le railleur, je sais que tu meprends pour un fou, et tu ne serais pas si té-méraire que de mettre ta tête entre mes dents ;un mot de ce que tu viens de dire contre lesNormands rapporté à Réginald Front-de-Bœufou à Philippe de Malvoisin, et tu serais unhomme chassé, et l’on te verrait te balançantà la branche d’un de ces arbres, comme unmannequin, pour effrayer toutes ces mauvaiseslangues qui parlent mal des grands seigneurs etdes hauts dignitaires.

— Chien ! s’écria Gurth, tu ne vas pas metrahir, j’espère, après m’avoir poussé à parlerd’une façon si fatale pour moi ?

— Te trahir ? répondit le bouffon. Non ; ceserait là le tour d’un sage ; un fou ne peut pasde moitié calculer si bien. Mais doucement, quinous arrive ici ? dit-il en écoutant le piétine-

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ment de plusieurs chevaux, qui en ce momentse faisait entendre.

— Bon ! que nous importe ? répondit Gurth,qui venait enfin de rassembler son troupeau,et, avec le secours de Fangs, le conduisait lelong d’une de ces obscures avenues que nousavons essayé de décrire.

— Non, répondit Wamba, il faut que je voieles cavaliers ; peut-être viennent-ils duroyaume des fées avec un message du roi Obé-ron.

— Que la peste t’emporte ! s’écria le pâtre ;peux-tu parler de telles choses pendant qu’unesi terrible tempête de tonnerres et d’éclairséclate à quelques milles de nous ? Écoutecomme la foudre gronde, et, pour une pluied’été, jamais je ne vis gouttes si larges et sidroites descendre des nues ; entends-tu, quoi-qu’il n’y ait pas un souffle de vent, les grandesbranches des chênes gémir et craquer, commesi nous étions en plein ouragan ? Tu sais jouer

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l’homme sage quand tu veux ; crois-moi unefois, et rentrons chez nous, avant que l’orageentre en fureur, car cette nuit sera terrible.

Wamba parut apprécier la force de ce rai-sonnement, et accompagna son camarade, quise mit en route après avoir saisi un grand bâtonà deux bouts qui était étendu auprès de lui surle gazon. Ce second Eumée se hâta d’arpenterla clairière de la forêt en poussant devant lui,avec le secours de Fangs, son troupeau aux crisdiscordants.

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Chapitre II.

Malgré les exhortations prudentes et les ré-primandes réitérées de son compagnon, aubruit que faisaient les pieds des chevaux conti-nuant de se rapprocher, Wamba ne put s’em-pêcher de s’amuser sur la route à chaque oc-casion qui s’en présentait, tantôt arrachant auxnoisetiers une poignée de noisettes à moitiémûres, et tantôt détournant la tête pour regar-der quelque jeune paysanne qui traversait lesentier ; il en résulta qu’au bout d’un instant lescavaliers furent sur eux.

Ces cavaliers formaient une troupe de dixhommes, dont les deux qui marchaient en têtesemblaient être des personnes de haute impor-tance à qui les autres servaient de suite. Il était

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facile de se rendre compte de la condition et ducaractère de l’un de ces personnages.

C’était évidemment un ecclésiastique dupremier rang ; son costume était celui d’unmoine de l’Ordre de Cîteaux, composéd’étoffes beaucoup plus belles que celles queson ordre n’en admettait ordinairement. Sonmanteau et son capuchon étaient du plus beaudrap de Flandre, tombant en plis amples etpleins de grâce autour d’une personne belle deformes, quoiqu’un peu corpulente. Sur son vi-sage, on voyait aussi peu les signes de l’abs-tinence que dans ses vêtements le mépris dessplendeurs mondaines ; on aurait pu dire deses traits qu’ils étaient beaux, s’il ne s’était ni-ché sous l’arcade de son œil le sentiment rareet épicurien qui indique l’homme des brûlantesvoluptés. Sous d’autres rapports, sa professionet sa position lui avaient appris à commanderà sa physionomie, qu’il pouvait réprimer à savolonté et rendre solennelle selon l’occasion,bien que son expression fût celle de l’indul-

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gence courtoise et de bonne humeur. Par dé-rogation aux règles de l’ordre et aux édits despapes et des conciles, les manches de ce digni-taire étaient doublées et parementées de richesfourrures. Son manteau était fermé au col avecune agrafe dorée et tout le reste de son cos-tume semblait aussi embelli que l’est de nosjours celui d’une beauté quakeresse qui, pen-dant qu’elle conserve la robe et le costume desa secte, continue de donner à sa simplicité uncertain air de coquetterie qui penche un peutrop vers la vanité du monde par le choix desétoffes et surtout par la manière de les tailler.

Ce digne prélat était monté sur une mulebien nourrie, dont les harnais étaient riche-ment décorés et dont la bride, selon la modedu jour, était ornée de sonnettes d’argent ;dans sa manière de se tenir en selle, il n’y avaitrien de la gaucherie d’un moine ; au contraire,il étalait la grâce aisée et savante d’un habilecavalier ; à la vérité, il semblait que la monturesi humble de la mule, quel que fût son bon

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état et quelque bien dressée qu’elle fût à unamble agréable et doux, n’était employée parle galant prélat que lorsqu’il voyageait sur laroute. Un frère, un de ceux qui se trouvaientà sa suite, menait, pour son usage en d’autresoccasions, un des plus beaux genets de raceandalouse, que les marchands avaient à cetteépoque l’habitude d’importer à grands frais etrisques pour l’usage des personnes riches et decondition.

La selle et la housse du superbe palefroiétaient abritées d’une longue couverture quitombait presque jusqu’à terre, et sur laquelleétaient brodés des mitres splendides, de richescroix et d’autres emblèmes ecclésiastiques ; unsecond frère lai conduisait une mule de re-change, chargée, selon toute probabilité, dubagage de son supérieur, et deux moines deson ordre, d’une position inférieure, chevau-chaient ensemble à l’arrière en riant et conver-sant, sans paraître se soucier aucunement desautres membres de la cavalcade.

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Le compagnon du prélat était un homme dequarante ans passés, maigre, fort haut de tailleet musculeux ; personnage athlétique à qui unelongue fatigue et un constant exercice sem-blaient n’avoir laissé aucune des parties char-nues du corps humain ; car tout était réduitchez lui aux os, aux muscles et aux tendons,qui avaient déjà enduré mille fatigues et quiétaient prêts à en endurer mille autres encore.

Sa tête était coiffée d’un bonnet écarlategarni de fourrures, de la forme de ceux queles Français appellent mortier, par sa ressem-blance avec un mortier renversé. Son visageétait donc complètement découvert, et son ex-pression avait de quoi inspirer le respect, sinonla crainte, aux étrangers : des traits saillantsnaturellement forts et puissamment accentués,étaient, sous le hâle d’un soleil tropical, deve-nus d’un noir d’ébène, et, dans leur état or-dinaire, semblaient sommeiller après le pas-sage des passions. Mais la proéminence desveines du front, la promptitude avec laquelle

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s’agitaient, à la moindre émotion, sa lèvre etses épaisses moustaches, annonçaient évidem-ment que la tempête n’était qu’assoupie et seréveillerait facilement. Ses yeux noirs, vifs etperçants, racontaient, à chaque regard, touteune histoire de difficultés vaincues, de dangersaffrontés, et semblaient porter un défi à touteopposition à ses désirs, et cela pour la seulejouissance de balayer cette opposition de sonchemin en exerçant son courage et sa volonté.

Une profonde cicatrice, creusée sur sonfront, donnait une nouvelle férocité à son as-pect et une expression sinistre à l’un de sesyeux, qui, légèrement atteint par la même bles-sure, avait, tout en conservant une vue par-faite, légèrement dévié de la ligne de son voi-sin.

Le costume de la partie supérieure de cepersonnage ressemblait, par la forme, à celuide son compagnon, puisque, comme celui deson compagnon, c’était un manteau monas-

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tique ; mais sa couleur écarlate indiquait qu’iln’appartenait à aucun des quatre ordres régu-liers ; sur l’épaule droite du manteau était dé-coupée une croix en drap blanc d’une formeparticulière. Ce vêtement cachait une chosequi, de prime abord, paraissait jurer avec saforme, à savoir une cotte de mailles de fer avecdes manches et des gantelets du même mé-tal, curieusement plissés et entrelacés, et aus-si flexibles aux membres que ceux que l’onfait aujourd’hui avec de moins rudes matériauxsur un métier à bas ; le haut des cuisses, queles plis de son manteau laissaient visible, étaitcouvert aussi de cotte de mailles ; les genouxet les pieds étaient défendus avec des plaquesd’acier ingénieusement superposées les unesaux autres, et des guêtres de mailles, montantdepuis la cheville jusqu’aux genoux, proté-geaient les jambes et complétaient l’arme dé-fensive du cavalier. À sa ceinture il portait unedague longue et à deux tranchants, seule armeoffensive qu’il eût sur lui.

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Il montait, non pas une mule comme soncompagnon, mais un vigoureux cheval de fa-tigue, pour épargner son vaillant cheval de ba-taille, qu’un écuyer menait derrière lui toutharnaché pour le combat, avec un chanfreinet une armure de tête ayant une pointe sur lefront ; à l’un des côtés de la selle pendait unecourte hache richement ciselée et damasqui-née ; à l’autre, le casque empanaché du cava-lier avec un capuchon de mailles, et une de cesépées à deux mains dont se servaient les che-valiers à cette époque. Un second écuyer te-nait droite la lance de son maître, à l’extrémitéde laquelle flottait une petite banderole ou dra-peau portant une croix de la même forme quecelle qui était brodée sur le manteau. Le mêmeportait, en outre, le petit bouclier triangulaire,assez large à son sommet pour protéger la poi-trine, et, à partir de là, s’amincissant en pointe ;ce bouclier était recouvert d’un drap écarlatequi en voilait la devise.

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Ces deux écuyers étaient suivis de deuxautres serviteurs dont les visages bronzés, lesturbans blancs et la forme des vêtements dé-nonçaient l’origine orientale.(4)

Tout l’aspect de ce guerrier, comme celuide sa suite, était sauvage et étrange ; l’habitde ses écuyers était resplendissant, et les ser-viteurs sarrasins portaient autour de leur coudes colliers d’argent, et sur leurs bras et surleurs jambes brillaient des bracelets et des an-neaux du même métal ; les bracelets montaientdu poignet jusqu’au coude ; les anneaux des-cendaient du genou jusqu’à la cheville ; leursvêtements, enrichis de soie et de broderies, in-diquaient la richesse et l’importance de leurmaître, et offraient, en même temps, un frap-pant contraste avec la martiale simplicité desa propre mise. Ils étaient armés de sabres re-courbés ayant la poignée et le baudrier incrus-tés d’or, que surpassait encore le luxe de poi-gnards turcs d’un merveilleux travail. Chacund’eux portait à l’arçon de la selle un paquet de

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javelots d’environ quatre pieds de long, ayantdes pointes d’acier aiguës, arme dont les Sarra-sins faisaient un usage habituel, et dont la mé-moire se conserve dans l’exercice martial ap-pelé le djerid, exercice qui se pratique encoreaujourd’hui dans les pays orientaux.

Les coursiers de ces deux serviteurs étaientaussi étranges que leurs cavaliers : ils étaientde race sarrasine, arabes par conséquent, etleurs membres délicats, leurs petits paturons,leur queue flottante, leurs mouvements facileset élastiques, contrastaient d’une manière vi-sible avec ceux des chevaux puissants et auxmembres trapus dont la race se cultivait enFlandre et en Normandie, pour monter leshommes de guerre de cette époque dans toutela pesanteur de leurs cuirasses et de leurscottes de mailles ; ces derniers chevaux, placésà côté des coursiers d’Orient, auraient pu pas-ser pour la personnification de la matière, etles autres pour celle de l’ombre.

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La mine singulière de cette cavalcade attiranon seulement la curiosité de Wamba, maiselle excita même celle de son compagnonmoins frivole. Quant au moine, Gurth le recon-nut à l’instant même pour le prieur de l’ab-baye de Jorvaulx, connu à plusieurs milles à laronde comme un amant enragé de la chasse,de la table ; et, si la renommée ne le calomniaitpoint, d’autres plaisirs mondains, qui se conci-liaient plus difficilement encore avec les vœuxmonastiques. Cependant les idées de l’époqueétaient si relâchées, à l’endroit du clergé, soitmonastique, soit séculier, que le prieur Aymerjouissait d’une réputation assez honnête dansle voisinage de son abbaye.

Son caractère libre et jovial, ainsi que la fa-cilité avec laquelle il donnait l’absolution auxpécheurs ordinaires, en faisait le favori de lanoblesse et des principaux bourgeois, à plu-sieurs d’entre lesquels il était allié par la nais-sance, étant d’une famille normande distin-guée ; les dames surtout n’étaient point portées

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à critiquer trop sévèrement les mœurs d’unhomme qui était un admirateur avoué de leursexe, et possédait tant de moyens de chasserl’ennui qui s’acharnait à pénétrer dans lessalles où festinaient les maîtres, et dans lesboudoirs des vieux châteaux féodaux. Leprieur prenait sa place dans les exercices avecplus d’ardeur qu’il n’appartenait à un hommed’Église, et l’on convenait généralement qu’ilpossédait les faucons les mieux dressés et leslévriers les plus agiles de North-Riding, cir-constance qui le recommandait fortement à lajeune noblesse ; avec la vieille, il avait un autrerôle à jouer, et ce rôle, quand la chose était né-cessaire, il le soutenait avec beaucoup de dé-corum.

Sa connaissance des livres, quoique super-ficielle, suffisait à imposer à l’ignorance un cer-tain respect pour le savoir qu’on lui supposait ;en outre, la gravité de son maintien et de sonlangage, et aussi bien le ton sonore qu’il af-fectait en parlant de l’autorité de l’Église et du

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clergé, engageait chacun à le tenir presque enodeur de sainteté ; la multitude elle-même, quiest la critique la plus sévère de la conduitedes classes supérieures, compatissait aux fo-lies du prieur Aymer. Il était généreux, et lacharité, comme on sait, couvre de son manteauun grand nombre de péchés, et cela dans unbien autre sens que ne l’entend l’Évangile. Lesrevenus du monastère, dont une grande partieétait à la disposition du digne prieur, tout enlui donnant les moyens de pourvoir à sa propredépense, qui était très considérable, subvenaitaussi aux largesses qu’il répandait parmi lespaysans, et par l’application de laquelle il sou-lageait souvent la détresse du peuple opprimé.

Si le prieur Aymer était un rude coureur dechasses, un convive obstiné ; si on l’aperce-vait, à la première heure du jour, rentrer se-crètement par la poterne de l’abbaye, au re-tour de quelque rendez-vous qui avait occupéles heures de la nuit, les hommes se conten-taient de hausser les épaules et se réconci-

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liaient avec ses irrégularités, en se rappelantque les mêmes licences étaient pratiquées parbeaucoup d’autres de ses frères, lesquelsétaient loin de posséder aucune qualité qui lesexpiât ou les rachetât. Le prieur Aymer – parconséquent, et aussi bien que lui, son caractère– était donc bien connu de nos serfs saxons,qui lui firent leur rustique révérence, et qui re-çurent en échange son Soyez bénis, mes fils !

Mais l’allure singulière de son compagnonet de sa suite fixa leur attention et excita leurétonnement au point qu’ils purent à peine en-tendre la question du prieur de Jorvaulx quandil leur demanda s’ils connaissaient quelque en-droit dans le voisinage qui pût leur servird’abri, et cela, tant ils furent étonnés de l’ap-parence moitié monastique, moitié militaire dunoir étranger, ainsi que de la mise singulière etdes armes curieuses de ses deux serviteurs sar-rasins.

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Il est probable aussi que le langage dans le-quel la bénédiction fut donnée et les questionsfaites eurent un son désagréable quoique intel-ligible, selon toute probabilité, aux oreilles despaysans saxons.

— Je vous ai demandé, mes enfants, repritle prieur élevant la voix et ayant recours à lalangue franque ou au langage mêlé dans le-quel les races normandes et saxonnes échan-geaient ordinairement leurs pensées, je vous aidemandé s’il y avait dans ce voisinage quelquehomme bienveillant qui, pour l’amour de Dieuet par dévouement à l’Église notre mère, don-nerait pour une nuit à deux de ses plushumbles fils, ainsi qu’à leur suite, l’hospitalitéet la nourriture.

Il dit ces paroles avec un ton d’importanceconsciencieuse qui formait un grand contrasteavec les larmes qu’il jugeait à propos d’em-ployer.

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— Deux des plus humbles fils de notre mèrel’Église ! répéta Wamba intérieurement, mais,tout fou qu’il était, ayant soin que sa remarquene fût pas entendue ; je voudrais voir ses séné-chaux, ses grands échansons et ses autres prin-cipaux.

Après ce commentaire muet sur le discoursdu prieur, il releva les yeux pour répondre à laquestion qui lui était faite.

— Si nos révérends pères, dit-il, aiment labonne chère et le doux logis, une course dequelques milles les conduira au prieuré deBrinxworth, où leur qualité leur assurera unaccueil honorable ; ou, s’ils préfèrent passerune nuit de pénitence, ils n’ont qu’à reprendrelà-bas à travers cette clairière sauvage, elleles mènera à l’ermitage de Copmanhurst ; là,un pieux anachorète partagera pour une nuitavec eux l’abri de son toit et le bienfait de sesprières.

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Le prieur secoua la tête aux deux proposi-tions.

— Mon brave ami, dit-il, si le cliquetis detes grelots n’avait tant soit peu étourdi ton in-telligence, tu saurais de reste que clericus cleri-cum non decimat, c’est-à-dire que, nous autresprélats, nous n’abusons pas de l’hospitalité lesuns des autres et que nous exigeons plutôtcelle des laïques, offrant ainsi l’occasion deservir Dieu en honorant et soulageant ses ser-viteurs élus.

— Il est vrai, répliqua Wamba, que, moi quine suis qu’un âne, j’ai néanmoins l’honneur deporter des grelots aussi bien que la mule deVotre Révérence ; mais j’avais toutefois imagi-né que la charité de notre mère l’Église et deses serviteurs pourrait, comme les autres cha-rités, commencer par elle-même.

— Trêve d’insolence, mon drôle ! dit le ca-valier armé, interrompant d’une voix forte etsévère le babil du bouffon, et dis-nous si tu

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peux la route de… Comment avez-vous nom-mé votre franklin, prieur Aymer ?

— Cédric, répondit le prieur, Cédric leSaxon. Dis-moi, mon brave, sommes-nous prèsde sa demeure ? peux-tu nous en indiquer laroute ?

— La route sera difficile à trouver, réponditGurth rompant pour la première fois le silence,et la famille de Cédric se couche de bonneheure.

— Bah ! ne dites pas cela, drôle, dit le ca-valier armé ; il lui sera facile de se lever etde fournir aux besoins de voyageurs tels quenous, qui n’entendons pas nous humilier à sol-liciter l’hospitalité que nous avons le droitd’exiger.

— Je ne sais pas, dit Gurth d’un ton rauque,si je dois montrer le chemin de la maison demon maître à ceux qui demandent, comme undroit, cet abri que la plupart sont bien heureuxde solliciter comme une grâce.

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— Discutes-tu avec moi, esclave ! dit lemoine-soldat. Et, piquant son cheval de l’épe-ron, il lui fit faire une demi-volte à travers laroute, et, en même temps, il leva une baguettequ’il tenait à la main, dans le but de châtier cequ’il regardait comme l’insolence du paysan.Gurth lui lança l’éclair de son œil sauvage etvindicatif, et, avec un mouvement de fierté mê-lé d’un reste d’hésitation, il mit la main sur lemanche de son couteau.

Mais l’intervention du prieur Aymer, quipoussa la mule entre son compagnon et le por-cher, empêcha d’aboutir à la violence prémédi-tée.

— Doucement, frère Brian, par la SainteVierge ! vous ne devez pas vous croire en Pa-lestine, dominant ces mécréants de Turcs etces infidèles de Sarrasins ; nous autres habi-tants d’une île, nous n’aimons pas les coups,si ce n’est ceux dont la sainte Église châtieceux qu’elle aime. Dites-moi, mon brave, re-

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prit-il continuant de s’adresser à Wamba, ets’appuyant d’une petite pièce d’argent, quel estle chemin qui conduit chez Cédric le Saxon ?Vous ne pouvez l’ignorer, et il est de votre de-voir de diriger le voyageur, même quand soncaractère serait moins sacré que le nôtre.

— En vérité, mon vénérable père, réponditle bouffon, la tête sarrasine du compagnon deVotre Révérence a chassé de la mienne, tant illui a fait peur, le souvenir du chemin que vousdemandez, à ce point que je ne suis pas biensûr d’y arriver moi-même ce soir.

— Bah ! dit l’abbé, tu peux nous le dire si tuveux : le révérend père a passé sa vie à com-battre contre les Sarrasins pour recouvrer lesaint sépulcre ; il appartient à l’Ordre des che-valiers du Temple, dont tu as peut-être enten-du parler, si bien qu’il est moitié soldat, moitiémoine.

— S’il n’est qu’à moitié moine, dit l’infati-gable railleur, il ne devrait pas être entière-

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ment déraisonnable avec ceux dont il fait larencontre sur la route, lors même qu’ils ne se-raient pas pressés de répondre à des questionsqui ne les concernent aucunement.

— Je pardonne à ta malice, répliqua-t-il, àcondition que tu me montreras le chemin de lamaison de Cédric.

— Eh bien ! donc, répondit Wamba, queVos Révérences continuent de suivre ce sentierjusqu’à ce qu’elles arrivent à une croix auxtrois quarts enterrée et dont à peine il reste unecoudée hors de terre ; puis, qu’elles prennentla route à gauche, car vous trouverez quatreroutes à cette croix et j’espère que Vos Révé-rences seront à l’abri avant la venue de l’orage.

L’abbé remercia son sage conseiller, et lecortège, donnant de l’éperon aux chevaux,avança comme des hommes qui veulent ga-gner une auberge avant qu’éclate une tempêtede nuit.

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À mesure que le bruit des chevaux s’éloi-gnait, Gurth dit à son camarade :

— S’ils suivent ta sage indication, nos ré-vérends pères ne gagneront pas Rotherwoodcette nuit.

— Non, répondit en ricanant le bouffon ;mais ils pourront gagner Sheffield s’ils ont dubonheur, et c’est un lieu qui leur conviendratout autant. Je ne suis pas un si mauvais bra-connier que de montrer au chien l’endroit oùle daim est couché, si je ne veux pas qu’il lechasse.

— Tu as raison, dit Gurth, il serait malqu’Aymer vît Mme Rowena, et il serait encorepis pour Cédric de disputer avec ce moine-sol-dat, ce qui ne manquerait pas d’arriver ; mais,comme de bons domestiques, c’est à nousd’entendre, de voir et de ne rien dire.

Revenons aux cavaliers, qui ont eu bientôtlaissé loin derrière eux les serfs, et qui conti-nuent la conversation suivante dans cette

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langue franco-normande qu’employaient géné-ralement les classes supérieures, à l’exceptiondu petit nombre qui se vantait encore de sonorigine saxonne.

— Que signifie la capricieuse insolence deces misérables, demanda le templier au moinede Cîteaux, et pourquoi m’avez-vous empêchéde les châtier ?

— Ma foi, frère Brian, répliqua le prieur,quant à l’un d’entre eux, il serait difficile dedonner une raison : un fou parle selon sa folie ;quant à l’autre manant, il est de cette racesauvage, féroce et intraitable dont quelques-uns, comme je vous l’ai dit souvent, se ren-contrent encore parmi les Saxons vaincus, etdont le plaisir suprême est de montrer leurhaine contre leurs conquérants par tous lesmoyens possibles.

— Je lui eusse bientôt rendu la courtoisieà force de coups, gronda Brian : j’ai l’habituded’avoir affaire à ces sortes de gens ; nos pri-

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sonniers turcs sont aussi féroces et intraitablesqu’Odin lui-même aurait pu l’être, et cepen-dant deux mois passés dans ma maison sousla direction de mon maître des esclaves les ontrendus humbles, soumis, serviables et obéis-sants. Croyez-moi, mon révérend, il faut vousmettre en garde contre le poison et le poi-gnard, car ils se servent librement de l’un et del’autre pour peu que vous leur en fournissiez lamoindre occasion.

— Oui, répondit le prieur Aymer ; maischaque pays a ses us et coutumes ; et, outreque battre ce drôle ne nous eût procuré aucuneinformation sur notre route, c’était le seulmoyen d’engager une querelle entre vous etlui. Si nous avions trouvé notre route par cemoyen, rappelez-vous ce que je vous ai dit : ceriche franklin est fier, impétueux, jaloux et irri-table, adversaire de la noblesse et même de sesvoisins, Philippe Malvoisin et Réginald Front-de-Bœuf, qui ne sont pas des enfants à com-battre ; il soutient si fièrement les privilèges de

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sa race, et il est si orgueilleux de sa descen-dance non interrompue d’Hereward, championrenommé de l’heptarchie, qu’on l’appelle uni-versellement Cédric le Saxon. Il se vante d’ap-partenir à un peuple que beaucoup d’autres re-nient pour ancêtres, de peur de rencontrer uneportion de vae victis, c’est-à-dire des sévéritésimposées aux vaincus.

— Prieur Aymer, dit le templier, vous êtesun homme galant, docte dans l’étude de labeauté, et aussi expert qu’un ménestrel danstoutes les affaires qui concernent les arrêtsd’amour ; mais il me faudra trouver beaucoupde perfections dans cette célèbre Rowena,pour servir de contrepoids à l’abstinence et à laretenue que je dois observer, s’il me faut cour-tiser la faveur d’un manant aussi séditieux queson père Cédric.

— Cédric n’est point son père, répliqua leprieur ; elle est issue d’un sang plus noble quecelui dont il se vante de sortir, et lady Rowena

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n’est liée avec lui que par le hasard d’une pa-renté éloignée ; toutefois, il est son gardien, deson propre choix, je pense ; mais la pupille luiest aussi chère que si elle était son propre en-fant ; au reste, vous jugerez vous-même bien-tôt de sa beauté, et, si la pureté de son teintet l’expression majestueuse mais douce de sonœil bleu ne chasse pas de votre souvenir lesfilles de Palestine et leurs noirs cheveux tres-sés, ainsi que les houris du paradis du vieuxMahomet, je suis un infidèle et non un vrai filsde l’Église.

— Si votre belle tant vantée, dit le templier,est mise dans la balance et ne fait point pen-cher le plateau, vous savez notre gageure ?

— Mon collier d’or, répondit le prieur,contre dix barils de vin de Chypre ; et ils sontà moi aussi sûr que s’ils étaient déjà dans lescaves du couvent et sous les clefs du vieux De-nis, le cellerier.

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— Et c’est à moi d’être juge, dit le templier,et je ne dois perdre que sur mon propre aveude n’avoir vu de fille si belle depuis l’avant-der-nière Pentecôte ; n’est-ce point ainsi que le paria été posé ? Prieur, c’est votre collier qui est endanger, et je veux le porter sur mon gorgerindans la lice d’Ashby-de-la-Zouche.

— Gagnez-le d’abord et portez-le ensuitecomme vous l’entendrez, je m’en rapporterai àvotre loyale réponse et à votre parole de che-valier et d’homme d’Église. Cependant, monfrère, suivez, croyez-moi, mon avis, et affilezvotre langue à plus de courtoisie que votre ha-bitude de dominer les prisonniers infidèles etles esclaves orientaux ne vous en a imposé jus-qu’aujourd’hui. Cédric le Saxon, si vous l’offen-sez, et celui-là est prompt à saisir l’insulte, estun homme qui, sans respect pour votre cheva-lerie, pour ma haute charge ou pour la saintetéde tous deux, débarrasserait sa maison de nouset nous enverrait loger avec les alouettes, fût-ce même à l’heure de minuit ; et surtout veillez

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sur la manière dont vous regarderez Rowena,qu’il entoure des attentions les plus jalouses ;s’il se sent alarmé le moins du monde de ce cô-té-là, nous sommes perdus. On dit qu’il a ban-ni son fils unique de la maison paternelle pouravoir levé les yeux un peu trop tendrement surcette beauté, qu’il n’est permis, à ce qu’il pa-raît, d’adorer que de loin, et dont on ne doitpas approcher avec d’autres pensées que cellesque l’on porte à l’autel de la Sainte Vierge.

— C’est bien, dit le templier, en voilà as-sez ; je veux bien pour une nuit m’imposercette contrainte que vous prétendez néces-saire, et me comporter aussi humblementqu’une jeune fille ; mais, quant au danger qu’ilnous chasse, moi et mes écuyers, appuyés deHamed et d’Abdallah, nous vous garantironscontre cette disgrâce ; n’en doutez donc pas,nous serons assez forts pour nous maintenirdans nos quartiers.

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— Il ne faudrait pas qu’il en vînt à ce point-là, répondit le prieur. Mais voici la croix auxtrois quarts enterrée du manant, et il fait si obs-cur ce soir, qu’à peine si nous pouvons distin-guer celle des routes que nous avons à suivre.Il nous a dit, je crois, de prendre à gauche.

— Non, à droite, dit Brian, si je m’en sou-viens bien.

— À gauche, certainement à gauche ; je merappelle qu’il a indiqué la direction avec sonépée de bois.

— Oui ; mais il tenait cette épée de la maingauche, et de cette sorte il a indiqué le cheminpar-dessus son épaule.

Chacun soutint son avis avec une égale opi-niâtreté. Ainsi qu’il arrive en pareil cas, on fitappel aux serviteurs ; mais ils ne s’étaient pastrouvés assez rapprochés de Wamba pour en-tendre la direction indiquée par lui. À la fin,Brian remarqua une chose qui d’abord nel’avait point frappé dans le crépuscule.

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— Voici un homme endormi ou mort aupied de cette croix. Hugo, remue-le avec lebout de ta lance.

Cela ne fut pas plutôt fait, que la forme hu-maine se leva en s’écriant en bon français :

— Qui que tu sois, il n’est pas courtois de tapart de me déranger de mes pensées.

— Nous voulions seulement te demander,dit le prieur, le chemin de Rotherwood, de-meure de Cédric le Saxon.

— J’y vais moi-même, répliqua l’étranger,et, si j’avais un cheval, je vous servirais deguide ; car le chemin est difficile, bien que je leconnaisse parfaitement.

— Tu auras et des remerciements et une ré-compense, mon ami, dit le prieur, si tu veuxnous mener sûrement jusque chez Cédric.

Là-dessus, il ordonna à l’un de ses servi-teurs de monter son cheval de main et de don-

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ner celui qu’il avait monté jusque-là à l’étran-ger qui devait lui servir de guide.

Leur conducteur suivit une route diamétra-lement opposée à celle que Wamba leur avaitrecommandé de prendre dans l’intention de lestromper. Ce sentier les conduisit bientôt plusavant dans la forêt ; il traversait plus d’un ruis-seau dont l’approche était rendue périlleusepar les marais à travers lesquels il coulait ;mais l’étranger paraissait instinctivementconnaître la terre la plus ferme et les endroitsles plus sûrs ; à force de précautions et desoins, il mena la petite troupe dans une avenueplus large qu’aucune de celles qu’ils eussentencore vues, et, montrant un grand bâtimentd’une forme basse et irrégulière qui apparais-sait à l’autre extrémité, il dit au prieur :

— C’est là-bas Rotherwood, la demeure deCédric le Saxon.

Cette communication rendit la gaieté auprieur, qui avait les nerfs délicats, et qui avait

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éprouvé tant de transes et d’agitation en pas-sant à travers ces marais et ces fondrières, qu’iln’avait pas encore eu la curiosité de faire uneseule question à son guide.

Mais maintenant, se sentant à son aise et sevoyant sûr d’un abri, sa curiosité commença dese réveiller, et il demanda au guide qui il était.

— Je suis un pèlerin qui revient à l’instantde la Terre sainte, répondit-il.

— Vous eussiez mieux fait d’y rester pourcombattre en l’honneur du rétablissement dusaint sépulcre, dit le templier.

— C’est vrai, révérend chevalier, réponditle pèlerin, à qui l’aspect du templier paraissaitparfaitement connu ; mais, lorsque ceux-là quiont juré de rétablir la ville sainte sont rencon-trés voyageant si loin du théâtre de leur de-voir, comment vous étonner qu’un simple pay-san comme moi renonce à la tâche qu’ils ontabandonnée ?

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Le templier allait faire une réponse en har-monie avec son caractère irascible ; mais il futinterrompu par le prieur, qui exprima de nou-veau son étonnement qu’après une si longueabsence leur guide connût si parfaitementtoutes les passes de la forêt.

— Je suis né dans ces alentours, réponditle guide. Et, comme il faisait cette réponse,on se trouva en face de la maison de Cédric,que nous avons déjà dit se présenter sous l’as-pect d’un bâtiment bas et irrégulier contenantplusieurs cours et enclos occupant un espaceconsidérable de terrain, lequel bâtiment, bienque sa grandeur indiquât que son propriétaireétait une personne riche, différait entièrementde ces hauts châteaux à tourelles dans lesquelsrésidait la noblesse normande et qui étaientdevenus le style universel d’architecture danstoute l’Angleterre.

Cependant Rotherwood n’était pas sans dé-fense ; à cette époque de trouble, aucune habi-

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tation n’aurait pu l’être sans encourir le dangerd’être pillée et brûlée avant le lendemain ma-tin ; un profond fossé rempli d’eau empruntée àun courant voisin entourait tout l’édifice ; unedouble palissade composée de poutres poin-tues fournies par la forêt voisine servait de dé-fense au bord extérieur et intérieur de la tran-chée. Du côté de l’occident, il y avait une en-trée à travers la palissade, laquelle communi-quait dans les défenses intérieures par un pont-levis et avec une entrée semblable.

On avait pris quelques précautions pourmettre ces entrées sous la protection desangles saillants, au moyen desquels on pou-vait, en cas de besoin, les flanquer d’archers etde frondeurs.

Devant cette entrée, le templier fit sonnervigoureusement son cor ; car la pluie, qui de-puis longtemps menaçait, commençait à tom-ber maintenant avec une violence extrême.

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Chapitre III.

Dans une salle, dont la hauteur était loinde correspondre à la largeur et à la longueur,une immense table de chêne, composée deplanches empruntées à la forêt, rudementtaillées et ayant à peine reçu le moindre poli,était disposée à recevoir le souper de Cédricle Saxon. Le toit, composé de grandes et depetites poutres, n’avait que les planches et lechaume pour séparer l’appartement du ciel. Àchaque extrémité de la salle flambait un grandfeu ; mais, comme les cheminées étaient trèsgrossièrement construites, autant de fumée,pour le moins, passait par la salle qu’il s’enéchappait par l’ouverture destinée à lui donnerpassage ; la vapeur continuelle qui s’ensuivaitavait verni les poutres de cette salle basse,

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en les couvrant d’une couche de suie noireet luisante ; sur les deux autres faces de lasalle étaient pendus des instruments de guerreet, dans tous les angles, des portes battantesconduisaient aux diverses parties du gigan-tesque bâtiment.

Les autres divisions de la maison affec-taient cette rude simplicité de l’époquesaxonne, simplicité que Cédric se piquait demaintenir. Le parquet se composait de terremêlée de chaux, endurcie par le tassement,comme on le voit souvent dans les aires denos granges modernes ; sur un quart environde la longueur de la salle, le parquet s’élevaitd’un degré, et cet espace, que l’on appelaitle dais, était occupé par les chefs de familleet les visiteurs de distinction ; dans cette in-tention, une table richement couverte de drapécarlate était placée transversalement sur laplate-forme, et de son point milieu partait unetable plus longue et plus basse à laquelle man-geaient les domestiques et les gens de condi-

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tion inférieure, et cette table s’étendait jus-qu’au bout de la salle ; le tout ensemble avaitla forme d’un T, ou bien celle de ces anciennestables dînatoires qui, rangées d’après le mêmeprincipe, se rencontrent encore dans les vieuxcollèges d’Oxford et de Cambridge.

Des chaises et des divans de bois de chênesculpté étaient placés sur la plate-forme, et,au-dessus de ces sièges et de la table élevée,était attaché un dais de drap qui servait enquelque sorte à protéger les dignitaires occu-pant les places d’honneur contre le mauvaistemps et surtout contre la pluie, qui, enquelques endroits, se frayait un passage à tra-vers le toit délabré.

Les murs de cette extrémité supérieure dela salle, sur toute l’étendue de la plate-forme,étaient couverts de tentures et de tapisseries,et sur le parquet s’étendait un tapis ; tapis ettapisseries étaient ornés de quelques essais debroderie exécutée avec des couleurs brillantes,

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trop brillantes même. Sur la table basse, le toit,comme nous l’avons dit, n’avait point de cou-verture, les murs rudement plâtrés restaientnus, et le parquet de terre raboteux était sanstapis ; il n’y avait point de nappe sur cettetable, et des bancs grossiers et lourds rempla-çaient les chaises.

Au centre de la table d’honneur étaientdeux chaises plus élevées que les autres, desti-nées au maître et à la maîtresse de la maison,qui présidaient à la cène hospitalière, et, en fai-sant ainsi, ils méritaient le titre de partageursde pain, titre d’honneur chez les Saxons.

À chacune de ces deux chaises, on ajoutaitun tabouret curieusement sculpté et incrustéd’ivoire, marque de distinction qui lui était par-ticulière.

Une de ces chaises était occupée en ce mo-ment par Cédric le Saxon, qui, bien qu’il n’eûtque le nom de thane(5) ou de franklin, commel’appelaient les Normands, éprouvait du retard

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de son souper une impatience qui eût fait hon-neur à un bailli des temps anciens ou mo-dernes.

Il était visible, à la contenance du maître,qu’il était d’un caractère franc mais impétueuxet irascible. Sa taille ne dépassait point lamoyenne ; mais il avait les épaules larges, lesbras longs, et était vigoureusement bâti,comme un homme habitué à braver les fatiguesde la guerre et de la chasse. Sa figure étaitlarge, ses yeux grands et bleus, ses traits ou-verts et francs, ses dents belles et sa tête bienproportionnée ; le tout ensemble exprimait cegenre de bonne humeur qui souvent se trouveaccompagner un caractère vif et brusque. Dansses yeux brillaient l’orgueil et la méfiance, carsa vie s’était écoulée à soutenir ses droits, quel’on envahissait perpétuellement ; et la disposi-tion prompte, fougueuse et résolue de l’hommeavait toujours été maintenue par les circons-tances de sa position. Sa longue et jaune che-velure, partagée au milieu du front et sur le

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sommet de la tête, retombait de chaque côtéjusque sur ses épaules ; elle grisonnait à peine,bien que Cédric approchât de la soixantièmeannée.

Son costume se composait d’une tuniqueverte, fourrée au col et aux poignets avec dumenu vair, sorte de fourrure inférieure en qua-lité à l’hermine et provenant, à ce que l’oncroit, de la peau de l’écureuil gris ; cette ja-quette pendait sans être boutonnée par-dessusun pourpoint collant et de couleur écarlate,serrant le corps ; il portait des trousses de lamême étoffe, qui descendaient à peine au basde la cuisse, laissant le genou nu. Ses piedsétaient chaussés de sandales de la même formeque celles des paysans, mais de matière moinsgrossière, et attachées sur le devant par desagrafes d’or ; il portait aux poignets des bra-celets d’or, et un large collier de ce précieuxmétal autour du cou ; sa taille était serrée parune ceinture richement cloutée, dans laquelleétait fixée une épée courte, droite et à deux

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tranchants, avec une pointe aiguë et placée demanière à tomber verticalement à son côté.Derrière la chaise était suspendu un manteaude drap écarlate doublé de fourrure ; enfin unbonnet des mêmes matières, et richement bro-dé, complétait l’habillement du riche thanequand il lui convenait de sortir ; un petit épieuà sanglier, avec une pointe large et en acierbrillant, était appuyé au dos de sa chaise. Ils’en servait, lorsqu’il quittait la maison, tantôtcomme d’un bâton, tantôt comme d’une arme,selon le hasard qui le forçait d’y avoir recours.

Plusieurs domestiques, dont le costumemarquait plusieurs degrés différents entre la ri-chesse de celui de leur maître et le vêtementsimple et grossier de Gurth le porcher, épiaientles regards du dignitaire saxon et attendaientses ordres ; en outre, deux ou trois serviteursd’un rang plus élevé se tenaient sous le daisderrière leur maître ; les autres étaient distri-bués dans la partie inférieure de la salle. Deuxou trois grands lévriers au poil rude, tels qu’on

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en employait à chasser le loup et le cerf, ser-viteurs d’une autre espèce ; un nombre égalde chiens d’une race puissante et osseuse, auxcous épais et aux têtes larges, aux longuesoreilles, et un ou deux chiens plus petits qu’onappelle aujourd’hui des terriers, attendaientavec impatience l’arrivée du souper ; mais,avec cette connaissance sagace de la physio-nomie, connaissance particulière à leur race,ils se gardaient bien de rompre le rogue silencede leur maître, craignant probablement un pe-tit bâton blanc qui était posé à côté de l’as-siette de Cédric pour repousser les avances deces serviteurs à quatre pattes.

Un chien-loup, vieux et grisonnant, seul,avec l’aplomb d’un préféré, s’était campé toutà côté de la chaise d’honneur, et sollicitait detemps en temps l’attention du maître en posantsa grosse tête velue sur son genou, et en pous-sant son museau dans sa main.

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Mais celui-ci même fut repoussé par l’excla-mation sévère de :

— À bas, Balder ! à bas ! je ne suis pas dis-posé à tes folies. En effet, Cédric, comme nousl’avons fait observer, n’était pas d’une humeurtrès gracieuse. Lady Rowena, qui s’était ab-sentée pour entendre l’office du soir dans uneéglise éloignée, venait seulement de rentrer etchangeait de vêtements, les siens ayant étémouillés par l’orage. De plus, on n’avait encoreaucune nouvelle de Gurth et de ses pourceaux,qui, depuis longtemps, auraient dû être rentrésde la forêt, et le peu de sécurité de l’époqueétait telle, qu’elle suffisait à faire craindre quece retard ne provînt de quelque déprédation dela part des outlaws qui remplissaient la forêt,ou d’un coup de main de quelque baron voisinqui, connaissant sa force, violait les droits de lapropriété.

Ce sujet était grave, car la plus grande par-tie des richesses domestiques des propriétaires

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saxons se composait de nombreux troupeauxde porcs, et cela surtout dans le voisinage desforêts, où ces animaux trouvaient aisémentleur pâture.

Outre ces motifs d’inquiétude, le thanesaxon désirait la présence de son bouffon favo-ri Wamba, dont les plaisanteries, telles qu’ellesétaient, bonnes ou mauvaises, servaient à as-saisonner le repas du soir et les grands coupsd’ale et de vin dont il avait coutume de l’arro-ser.

Ajoutez à tout cela que Cédric était à jeundepuis midi, et que l’heure habituelle de sonsouper était passée depuis longtemps, sujetd’irritation commun aux gentilshommes cam-pagnards, et dans les temps anciens et dans lestemps modernes.

Son déplaisir se manifestait par des phrasesentrecoupées, en partie murmurées entre sesdents, en partie adressées aux domestiques quise tenaient autour de lui, et particulièrement à

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son échanson, qui lui présentait de temps entemps, en manière de calmant, un gobelet d’ar-gent rempli de vin.

— Pourquoi tarde donc lady Rowena ?

— Elle ne fait que changer de coiffure, ré-pondit un domestique femelle, avec cetaplomb que montre habituellement de nosjours la femme de chambre favorite d’une ladyen répondant au maître de la maison. Vousne voulez pas qu’elle s’assoie à table avec samante ? Il n’y a pas de dame dans tout le comtéqui s’habille plus lestement que ma maîtresse.

Cet argument sans réplique produisit uneespèce de hum ! d’acquiescement de la part duSaxon, qui ajouta :

— J’espère que ses dévotions feront choixd’un temps plus beau lors de sa prochaine vi-site à l’église de Saint-Jean. Mais qu’est-ce qui,au nom de dix diables ! continua-t-il se tour-nant du côté de l’échanson et élevant la voix,heureux d’avoir trouvé une issue pour laisser

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déborder sa colère sans crainte et sanscontrôle, mais qu’est-ce qui, au nom de dixdiables ! retient Gurth si tard dans les champs ?Je suppose que nous allons avoir un mauvaisrapport sur le troupeau. Il a coutume d’être, ce-pendant, un fidèle et prudent serviteur, et je ledestinais à quelque chose de mieux ; peut-êtreen eussé-je même fait un de mes gardes ?

Oswald, l’échanson, fit modestement obser-ver qu’il y avait à peine une heure d’écouléedepuis la sonnerie du couvre-feu ; excuse malchoisie, en ce qu’elle portait sur un sujet si dis-cordant aux oreilles saxonnes.

— Que le diable emporte, s’écria Cédric, lecouvre-feu, le tyrannique Bâtard qui l’a ins-titué, ainsi que l’esclave sans cœur qui lenomme, avec une langue saxonne, à uneoreille saxonne ! Le couvre-feu ! répéta-t-il,oui, le couvre-feu, qui force les honnêtes gensà éteindre leurs lumières, afin que les voleurset les bandits puissent travailler dans les té-

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nèbres ; oui, le couvre-feu ! Réginald Front-de-Bœuf et Philippe de Malvoisin connaissaientl’emploi du couvre-feu aussi bien queGuillaume le Bâtard lui-même, ou que toutautre aventurier normand qui ait combattu àHastings. Je vais apprendre, je le devine, quemes bestiaux ont été enlevés pour arracher àla faim les bandits voraces que leurs maîtresne peuvent entretenir qu’à l’aide du vol et dubrigandage. Mon fidèle esclave est assassiné etmes troupeaux emmenés comme une proie ?Et Wamba ! où est Wamba ? Quelqu’un n’a-t-ilpas dit qu’il était sorti avec Gurth ?

Oswald répondit affirmativement.

— Bon ! voilà qui va de mieux en mieux…On l’a emmené aussi, le fou saxon, pour servirle seigneur normand. Nous sommes tous desfous, à la vérité, de les servir, et nous sommesdes êtres plus dignes de leurs mépris et deleurs railleries que si nous étions nés avec lamoitié seulement de notre intelligence. Mais

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je veux me venger, ajouta-t-il en s’élançant desa chaise avec impatience, sur le seul soupçonde cette injure, et en saisissant son épieu ; jeveux aller porter ma plainte devant le grandconcile. J’ai des amis, j’ai des vassaux ; hommeà homme, je défierai le Normand au combat.Qu’il vienne avec sa cuirasse et sa cotte demailles, et tout ce qui sert à donner du courageà la couardise ! J’ai envoyé un javelot commecelui-ci au travers d’un obstacle trois fois plussolide que leurs boucliers de guerre ! Peut-êtreme jugent-ils vieux ; mais je leur apprendrai,tout seul et sans fils, comme je me trouve, quele sang de Hereward est dans les veines de Cé-dric ! Ah ! Wilfrid ! Wilfrid ! s’écria-t-il en bais-sant la voix, si tu avais su régler ta passion in-sensée, ton père ne serait pas délaissé, dans savieillesse, comme le chêne solitaire qui laissependre ses branches brisées et sans appui ausouffle de la tempête !

Cette dernière réflexion parut, par sa tris-tesse, conjurer ses sentiments irrités ; repla-

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çant son javelot derrière sa chaise, il reprit saplace, tourna ses yeux vers la terre, et semblase laisser aller à de mélancoliques pensées.

Cédric était plongé dans ses rêveries,quand il en fut tout à coup tiré par le son re-tentissant d’un cor, auquel répondirent les criset les aboiements bruyants de tous les chiensprésents dans la salle, ainsi que de vingt outrente autres disséminés dans les diverses par-ties du bâtiment. Il fallut un bon emploi du bâ-ton blanc, assisté des efforts des domestiques,pour réduire au silence ces clameurs canines.

— Allez à la porte, mes drôles ! dit le Saxonbrusquement.

Aussitôt que le tumulte fut assez apaisépour que les serviteurs pussent entendre savoix :

— Voyez quelle nouvelle ce cor nous an-nonce : je ne doute pas que ce ne soit celle dequelque vol et de quelque rapine exercés surmes terres.

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Mais, revenant en moins de trois minutes,un garde annonça que le prieur Aymer de Jor-vaulx et le bon chevalier Brian de Bois-Guil-bert, commandeur de l’Ordre vénérable etvaillant des chevaliers du Temple, avec une pe-tite suite, demandaient l’hospitalité et le gîtepour la nuit, vu qu’ils étaient en route pour untournoi qui devait se tenir dans deux jours nonloin d’Ashby-de-la-Zouche.

— Aymer ! le prieur Aymer ! le comman-deur Brian de Bois-Guilbert ! murmura Cédric,tous deux Normands ! mais que ce soient desNormands ou des Saxons, il ne faut pas quel’on mette en doute l’hospitalité de Rother-wood, et ils sont les bienvenus puisqu’il leura plu de s’arrêter. Ils eussent été mieux venusencore s’ils avaient voulu continuer leur route.Mais il serait indigne de nous de murmurerpour le gîte et la nourriture d’une nuit ; en qua-lité d’hôtes, au moins, les Normands mêmessont obligés de contenir leur insolence. Allez,Hundibert, ordonna-t-il à une espèce de ma-

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jordome qui se tenait devant lui avec une ba-guette blanche ; prenez six domestiques et in-troduisez ces étrangers au logement des hôtes.Qu’on soigne leurs chevaux et leurs mules, etque leur suite n’ait besoin de rien. Qu’on leurdonne des vêtements de rechange s’ils en dési-rent, du feu et de l’eau pour se laver, ainsi quedu vin et de l’ale ; ordonnez aussi au cuisinierd’ajouter à la hâte quelque chose à notre re-pas du soir, et qu’on le serve sur la table aus-sitôt que ces étrangers seront prêts à le parta-ger avec nous. Dites-leur, Hundibert, que Cé-dric lui-même leur souhaiterait la bienvenue enpersonne, mais qu’il a fait vœu de ne jamaiss’éloigner de plus de trois pas de son sièged’honneur pour aller au-devant de ceux qui nesont pas du sang royal saxon. Partez ! faitesqu’on ait grandement soin d’eux ; qu’ils nedisent pas dans leur orgueil que le rude Saxona montré à la fois sa pauvreté et son avarice.

Le majordome sortit avec plusieurs servi-teurs pour exécuter les ordres de son maître.

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— Le prieur Aymer ! répéta Cédric se tour-nant du côté d’Oswald ; c’est, si je ne metrompe, le frère de Gil de Mauleverer, mainte-nant seigneur de Middleham.

Oswald fit un signe respectueux d’assenti-ment.

— Son frère est assis à la place et usurpe lepatrimoine d’une meilleure race, celle d’Ufgarde Middleham ; mais où est le seigneur nor-mand qui n’en ferait pas de même ? Ce prieurest, comme on dit, un prêtre franc et gaillard,qui préfère la coupe et le cor à la cloche etau missel. C’est bien ! qu’il vienne, il sera lebienvenu. Comment avez-vous nommé le tem-plier ?

— Brian de Bois-Guilbert.

— Bois-Guilbert ! dit Cédric toujours du tonrêveur et réfléchi que l’habitude de vivre avecdes inférieurs l’avait accoutumé à prendre, etqui le faisait ressembler à un homme parlantà soi-même plutôt qu’à ceux qui l’entourent ;

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Bois-Guilbert ! ce nom a été répandu au loinpour le bien et le mal.

On dit qu’il est aussi vaillant que les plusbraves de son ordre, mais souillé de leurs vicesordinaires : l’orgueil, la cruauté, l’arrogance etla volupté ; un homme implacable, qui necraint ni ciel ni terre. Ainsi dit le petit nombrede guerriers qui sont revenus de Palestine. Ehbien ! ce n’est que pour une nuit, il sera doncaussi le bienvenu. Oswald, mettez en perce lebaril de notre vin le plus vieux ; servez sur latable le meilleur hydromel, l’ale la plus forte, leplus riche morat, le cidre le plus mousseux, lespigments les plus odorants(6). Remplissez lescornes les plus vastes ; les templiers et les ab-bés aiment le bon vin et la bonne mesure. Elgi-tha, dites à lady Rowena que, ce soir, nous nel’attendrons pas dans la salle, à moins que cene soit son bon plaisir.

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— Ce sera son bon plaisir, répondit vive-ment Elgitha, car elle est toujours avide d’en-tendre les dernières nouvelles de la Palestine.

Cédric lança à la demoiselle impertinenteun regard de prompt ressentiment ; mais Ro-wena et tout ce qui lui appartenait avaient desprivilèges et étaient à l’abri de sa colère.

Il se contenta donc de répliquer :

— Tais-toi, jeune fille ; ta langue devanceta discrétion. Rapporte mon message à ta maî-tresse, et qu’elle fasse ce que bon lui semblera.Ici, au moins, celle qui descend d’Alfred règnetoujours en princesse.

Elgitha quitta l’appartement.

— Palestine ! répéta le Saxon, Palestine !Combien d’oreilles s’ouvrent aux histoires quedes croisés dissolus ou des pèlerins hypocritesapportent de cette terre fatale ! Moi aussi, jepourrais demander ; moi aussi, je pourraisquestionner ; moi aussi, je pourrais écouter

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avec un cœur palpitant les fables que des va-gabonds rusés inventent pour nous escroquerl’hospitalité ; mais non, le fils qui m’a désobéin’est plus mon fils, et je ne veux pas m’occuperde son sort plus que de celui du dernier vaurienperdu parmi les millions de bandits qui ontporté la croix sur leur épaule, et qui se sont li-vrés aux excès et au carnage, tout en disantqu’ils accomplissaient la volonté de Dieu.

Et son front se rida ; et pendant un momentil fixa ses regards sur la terre.

Lorsqu’il leva les yeux, la porte, située àl’extrémité de la salle, s’ouvrit à deux battants,et, précédés du majordome armé de sa ba-guette et de quatre domestiques portant destorches allumées, les convives du soir firentleur entrée dans la salle.

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Chapitre IV.

Le prieur Aymer avait profité de l’occasionqu’on lui offrait pour changer son costume decheval contre un autre d’une étoffe encore plusriche, par-dessus lequel il portait un manteletde prêtre curieusement brodé. Outre le grosanneau abbatial d’or qui indiquait sa dignitécléricale, ses doigts, contrairement aux canonsde l’Église, étaient chargés de joyaux précieux.Ses sandales étaient faites du plus beau cuird’Espagne, sa barbe était réduite à d’aussi pe-tites dimensions que son ordre le permettait, etson crâne rasé se cachait sous un bonnet écar-late richement brodé.

L’extérieur du chevalier du Temple étaitaussi changé, et, bien qu’il fût moins coquet-

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tement paré, son costume était aussi riche etson aspect bien plus imposant que celui de soncompagnon.

Il avait changé sa cotte de mailles contreune veste de soie pourpre foncé, garnie defourrures, sur laquelle flottait en plis abon-dants sa longue robe entièrement blanche. Lacroix à huit pointes de son ordre se découpait,en velours noir, sur son épaule. Son haut bon-net ne cachait plus ses sourcils, qui ne se trou-vaient abrités que par sa courte et épaisse che-velure bouclée, d’un noir de jais, laquelle s’al-liait à merveille avec son teint sombre commela nuit. Rien ne pouvait être plus gracieuse-ment majestueux que sa démarche et ses ma-nières, si tout cela n’eût été empreint d’un airde hauteur impérieuse que l’on acquiert faci-lement par l’habitude d’une autorité sanscontrôle.

Ces deux dignitaires étaient suivis de leursserviteurs respectifs, et, à une plus humble dis-

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tance, venait leur guide, dont la personnen’avait de remarquable que ce qu’elle emprun-tait à la défroque misérable d’un pèlerin. Unrude manteau de serge noire l’enveloppait en-tièrement, et ressemblait un peu, par la forme,au manteau d’un moderne hussard ayant despans pour cacher les bras. On appelait cettesorte de manteau un sclavonien. Des sandalesgrossières, attachées avec des lanières sur sespieds nus, un chapeau à larges bords, avec descoquilles cousues tout autour, et un long bâtonferré, à l’extrémité duquel était attachée unebranche de palmier, complétaient le costumedu pèlerin.

Il venait modestement le dernier du cortègequi entra dans la salle, et, remarquant que latable basse laissait à peine assez d’espace auxdomestiques de Cédric et à la suite des deuxconvives, il alla s’asseoir sur une banquetteplacée à côté et presque au-dessous d’une desgrandes cheminées, et là sembla s’occuper àsécher ses vêtements jusqu’à ce qu’un des

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hôtes, en se retirant, lui fît une place à la table,ou que l’hospitalité du majordome lui procurâtdes vivres à la place même qu’il avait choisie.

Cédric, pour recevoir ses hôtes, se levaavec un air d’hospitalité courtoise, et, quittantsa place élevée, il fit trois pas au-devant d’euxet attendit leur approche.

— Je suis désolé, dit-il, révérend prieur,que mon vœu m’oblige à ne pas avancer da-vantage sur ce parquet de mes ancêtres, mêmepour recevoir des hôtes tels que vous et cevaillant chevalier du Temple ; mais mon major-dome vous aura sans doute expliqué la causede mon impolitesse apparente. Laissez-moivous prier aussi de m’excuser si je vous parledans ma langue maternelle, en vous invitantà me répondre dans cet idiome, si vous leconnaissez ; je comprends assez le normandpour suivre vos pensées.

— Il faut, dit l’abbé, que vos vœux s’accom-plissent, digne franklin, ou plutôt, permettez-

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moi de le dire, digne thane, malgré l’ancien-neté de ce titre. Les vœux sont des nœudsqui nous lient au Ciel ; ce sont les cordes quiattachent la victime à l’autel, et ils doivent,par conséquent, je le répète, être accomplis,à moins que notre sainte mère l’Église n’or-donne le contraire. Quant à la langue, j’aimeà converser dans celle que parlait ma respec-table grand-mère Hilda de Middleham quimourut en odeur de sainteté et qui égalaitpresque, si j’ose le dire, sa glorieuse homo-nyme, la bienheureuse Hilda de Whitby. QueDieu protège son âme !

Lorsque le prieur eut achevé ce qu’il consi-dérait comme un avant-propos conciliateur,son compagnon dit brièvement et avec em-phase :

— Je parle toujours français, la langue duroi Richard et de ses nobles ; mais je com-prends assez l’anglais pour communiquer avecles indigènes.

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Cédric lança à l’interlocuteur un de ces re-gards rapides et courroucés que manquaientrarement de susciter les comparaisons faitesentre les deux nations rivales. Mais, se rappe-lant les devoirs de l’hospitalité, il réprima toutemarque extérieure de colère, et, de la main, ildésigna à ses hôtes leurs places, un peu plusbas que la sienne, mais tout à ses côtés, et don-na le signal d’apporter sur la table le repas dusoir.

Tandis que les serviteurs s’empressaientd’obéir aux ordres du maître, celui-ci aperçutGurth, le porcher, qui, avec son compagnonWamba, venait d’entrer dans la salle.

— Envoyez ces fainéants par ici ! cria leSaxon avec impatience. Et, lorsque les cou-pables furent devant lui :

— Comment se fait-il, coquins ! leur dit-il,que vous ayez tant tardé ? As-tu ramené tontroupeau à la maison, maître Gurth, ou l’as-tuabandonné aux bandits et aux maraudeurs ?

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— Le troupeau est en sûreté, s’il vous plaît,dit Gurth.

— Mais il ne me plaît pas, mauvais drôle,dit Cédric, qu’on me laisse deux heures en sus-pens, et que je me creuse la tête à inventer desvengeances contre mes voisins pour des mé-faits qu’ils n’ont pas commis ! Je te le dis, je tepréviens que, à la première faute de ce genre,je te punirai de la prison et des fers.

Gurth, qui connaissait le caractère irasciblede son maître, n’essaya pas même de se discul-per ; mais le bouffon, qui savait qu’en vertu deses privilèges de fou il pouvait se prévaloir dela tolérance de Cédric, répondit d’un ton doux :

— En vérité, oncle Cédric, vous n’êtes nisage ni raisonnable, ce soir.

— Prenez garde ! dit son maître ; si vous ac-cordez tant de licences à votre langue, on vousenverra à la loge du gardien, qui vous donnerales étrivières.

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— D’abord, je voudrais que votre sagessem’apprît, dit Wamba, s’il est juste et raison-nable qu’une personne soit punie pour la fauted’un autre.

— Non, certes, bouffon, répondit Cédric.

— Alors, pourquoi voulez-vous mettre cepauvre garçon aux fers, mon oncle, pour lafaute de son chien Fangs ? Car je puis jurerque nous n’avons pas perdu une minute enroute, après avoir réuni notre troupeau, ce queFangs n’avait pas encore accompli au momentoù nous entendîmes la cloche des vêpres.

— Alors, que Fangs soit pendu, dit Cédricen se tournant brusquement vers le porcher, sic’est sa faute, et toi, cherche un autre chien !

— Permettez, mon oncle ! dit le bouffon, ceserait passer à côté de la justice ; car ce n’estpas la faute de Fangs s’il est boiteux et s’il n’apu rassembler le troupeau, mais bien la fautede ceux qui lui ont coupé les griffes des pattesde devant, opération à laquelle, à coup sûr, si

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on l’eût consultée, la pauvre bête n’eût certespas donné sa voix.

— Qui donc a osé estropier un animal ap-partenant à mon serf ? s’écria le Saxon enflam-mé de colère.

— Ma foi ! c’est le vieux Hubert, dit Wam-ba, le garde-chasse de ce Philippe de Malvoi-sin. Il a surpris Fangs rôdant dans la forêt, et ila prétendu que cette bête chassait le daim auxdépens de son maître, qui a la surveillance desbois de cette contrée.

— Que le diable emporte Malvoisin et songarde avec lui ! s’écria le Saxon ; je leur ap-prendrai que le bois est libre depuis la grandecharte forestière. Mais en voilà assez. Retire-toi, drôle ! Et toi, Gurth, procure-toi un autrechien ; et, si le garde-chasse ose le toucher,j’en ferai un triste archer ; car, qu’on me traitede lâche maudit si je ne lui coupe pas l’indexde la main droite, et jamais plus il ne tirerade l’arc. Je vous demande pardon, mes dignes

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convives ; je suis entouré ici de voisins quivalent bien vos infidèles de la Terre sainte,messire chevalier. Mais vous avez devant vousun modeste repas ; mangez, et que le bon ac-cueil compense la mauvaise chère.

Cependant le repas étalé sur la table n’avaitpas besoin d’excuses de la part du maître dela maison. De la chair de porc, apprêtée deplusieurs manières, apparaissait sur la partiebasse de la table ; sur la partie haute, on voyaitde la volaille, du daim, du chevreuil, des lièvreset toute espèce de poissons, accompagnés depains massifs, de galettes et de différentesconfitures faites de fruits et de miel.

Quant au menu gibier, c’est-à-dire aux pe-tits oiseaux sauvages, qui étaient là en profu-sion, on ne les servit pas sur des plats, maisen brochettes, et on les fit offrir par des pagesou des domestiques qui les présentaient tour àtour à chaque convive, lesquels en coupaient àla brochette la quantité qui leur convenait.

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Chaque personne de distinction avait à côtéd’elle un gobelet d’argent ; sur la table basseétaient rangées de grandes cornes en guise decoupes.

Au moment de commencer le repas, le ma-jordome, levant sa baguette, s’écria tout àcoup :

— Arrêtez ! place pour lady Rowena. Uneporte latérale, à l’extrémité de la salle, s’ouvritalors derrière la table, et Rowena, accompa-gnée de quatre suivantes, entra dans l’appar-tement. Cédric, bien qu’étonné, et peut-êtred’une manière assez peu agréable, en voyantsa pupille se montrer en public en cette cir-constance, s’empressa d’aller au-devant d’elle,de la conduire avec un respect cérémonieux ausiège élevé placé à sa droite et destiné à la maî-tresse de la maison.

Tout le monde se leva pour la recevoir, et,répondant à la courtoisie des convives par un

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salut muet, lady Rowena s’avança avec grâcepour occuper sa place à table.

Mais, avant qu’elle en eût eu le temps, Bois-Guilbert dit au prieur :

— Je ne porterai pas votre collier d’or autournoi. Le vin de Chio est à vous.

— Ne l’avais-je pas dit ? répondit le prieur.Mais modérez votre admiration, le franklinvous observe.

Sans faire attention à cet avertissement, ethabitué à ne suivre que l’impulsion immédiatede ses désirs, Brian de Bois-Guilbert tint sesyeux fixés sur la beauté saxonne, qui frappaitsurtout son imagination par la différencequ’elle offrait avec celle des sultanes orien-tales.

Douée des plus belles proportions de sonsexe, Rowena était grande, sans cependantl’être assez pour attirer une observation sur sahaute taille ; son teint était d’une blancheur

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exquise ; mais le moule splendide dans lequelavait été jeté sa tête et ses traits bannissait jus-qu’à l’idée même de cette fadeur qui, quelque-fois, s’attache aux femmes blondes ; son œilbleu et clair, qui brillait sous un sourcil brund’une courbe charmante, assez marqué pourprêter de la noblesse au front, semblait à lafois avoir la faculté de faire naître l’admirationet l’amour et avoir reçu le double privilège decommander et d’implorer.

Si la douceur formait le caractère distinctifde ses traits, il était évident qu’en cette oc-casion l’exercice d’une autorité continuelle etl’habitude des hommages avaient donné à lajeune Saxonne une teinte de fierté qui avait, enle raffermissant, modifié son caractère primitif.Sa chevelure luxuriante, d’une nuance entre lebrun et le blond, était partagée d’une manièregracieuse et élégante en nombreuses bouclesoù l’art avait assisté la nature. Ces boucles,parsemées de pierres précieuses et dévelop-pées dans toute leur longueur, dénotaient la

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noble aisance et la libre condition de la jeunefille ; une chaîne d’or, à laquelle était suspenduun petit reliquaire du même métal, était passéeautour de son cou. Elle portait des braceletssur ses bras nus ; sa toilette se composait d’unerobe de dessous et d’une jaquette de soie vertde mer pâle, par dessus laquelle était passéeune longue robe flottante qui descendait jus-qu’à terre, avec de larges manches qui s’éten-daient à peine au-delà du coude. Cette robeétait cramoisie et faite de la plus belle laine ;un voile de soie et d’or, attaché à la partie su-périeure de la robe, pouvait à volonté être ra-mené sur le visage et le sein, selon la mode es-pagnole, ou disposé de manière à parer seule-ment les épaules.

Lorsque Rowena s’aperçut que les yeux duchevalier du Temple étaient fixés sur elle avecune ardeur qui, sous la sombre arcade où ils semouvaient enchâssés, leur donnait l’aspect dedeux charbons ardents, elle tira avec dignité levoile sur son visage, donnant à connaître par là

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au templier que la hardiesse de son regard luidéplaisait.

Cédric vit le mouvement et en comprit lacause.

— Messire templier, dit-il, les joues de nosjeunes filles saxonnes n’ont pas été assez expo-sées au soleil pour pouvoir soutenir le regardd’un croisé.

— Si j’ai commis une offense, répliqua Bois-Guilbert, je vous demande pardon ; c’est-à-direje demande pardon à lady Rowena, car monhumilité ne saurait aller plus loin.

— Lady Rowena, dit le prieur, nous a punistous en châtiant la hardiesse de mon ami ; es-pérons qu’elle sera moins cruelle envers lasplendide assemblée qui doit se réunir au tour-noi.

— Il n’est pas certain, dit Cédric, que nousy allions. Je n’aime pas ces vanités, qui étaient

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inconnues à nos pères lorsque l’Angleterreétait libre.

— Espérons toutefois, dit le prieur, quenotre société vous déterminera à en faire levoyage. Quand les routes sont si dangereuses,l’escorte du chevalier Brian de Bois-Guilbertn’est pas à dédaigner.

— Révérend prieur, dit le Saxon, partout oùj’ai voyagé dans ce pays, j’ai trouvé jusqu’icique je n’avais nullement besoin d’autre secoursque celui de ma bonne épée et de mes fidèlesserviteurs. À présent, si nous allons, en effet, àAshby-de-la-Zouche, nous le ferons avec monnoble voisin et compatriote Athelsthane de Co-ningsburg et avec un cortège suffisant pour dé-fier les outlaws et les barons ennemis. Je boisà vous, révérend prieur, cette coupe de vin queje recommande à votre appréciation, et je vousremercie de votre politesse. Si cependant voussuivez si rigidement les règles monastiques,ajouta-t-il, que vous préfériez une boisson de

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lait aigre à ce vin, ne faites pas violence à votrepolitesse pour me rendre raison.

— Non, dit le moine en riant, c’est seule-ment dans notre abbaye que nous nous im-posons le lac dulce ou le lac acidum. Quandnous fréquentons le monde, nous adoptons sesusages, et, par conséquent, je réponds à votretoste avec ce bon vin, et je laisse la liqueur plusfaible à mon frère lai.

— Et moi, dit le templier, je bois à la belleRowena ; car, depuis que son homonyme a in-troduit son nom en Angleterre, il n’y a jamaiseu de beauté plus digne d’un pareil tribut. Parma foi ! je pardonne au malheureux Vortigernd’avoir fait faire naufrage à son honneur et àson royaume, pour peu qu’il ait eu pour cela lamoitié autant de motifs que nous en admironsen ce moment.

— Je n’abuserai pas de votre politesse,messire chevalier, dit avec dignité lady Rowe-na sans se dévoiler, ou plutôt je la mettrai à

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contribution pour vous demander les dernièresnouvelles de la Palestine, sujet de conversationbien plus agréable à nos oreilles saxonnes queces compliments que vous inspire votre cour-toisie française.

— J’ai peu de choses importantes à vousapprendre, madame, répondit Brian de Bois-Guilbert, si ce n’est la nouvelle déjà confirméed’une trêve entre les croisés et Saladin.

Il fut interrompu par Wamba, qui avait prissa place habituelle sur une chaise dont le dos-sier était surmonté de deux oreilles d’âne, etqui se trouvait placée à deux pas derrière lesiège de son maître, lequel, de temps à autre,lui servait des mets de sa propre assiette, fa-veur que le bouffon partageait avec les chiensfavoris, dont plusieurs, ainsi que nous l’avonsdit, se trouvaient dans la salle.

Wamba était assis, ayant devant lui une pe-tite table, et tenant ses talons ramenés sur lebâton de sa chaise. Ses joues creusées don-

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naient à sa mâchoire l’apparence d’un casse-noisette et ses yeux à demi fermés épiaientsans cesse chaque occasion d’exercer sa li-cence moqueuse.

— Ces trêves avec les infidèles, s’écria-t-il sans s’inquiéter de la manière abrupte dontil interrompait l’altier templier, me vieillissentsingulièrement.

— Comment cela, drôle, s’écria Cédric,dont les traits épanouis accueillaient déjà favo-rablement la raillerie prévue.

— Parce que je me rappelle, dit Wamba,trois trêves conclues de mon temps, dont cha-cune devait durer cinquante années. Or, sui-vant ce calcul, je devrais avoir au moins au-jourd’hui cent cinquante ans.

— Je vous garantis que vous ne mourrezpas de vieillesse, dit le chevalier du Temple, re-connaissant alors son ami de la forêt, et je vousassure contre toute espèce de mort, excepté lamort violente, si vous donnez à tous les voya-

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geurs des renseignements pareils à ceux quevous avez donnés ce soir au prieur et à moi.

— Comment ! dit Cédric, donner de faussesindications aux voyageurs ? Vous aurez lefouet, car vous êtes aussi astucieux que fou.

— Je vous prie en grâce, mon oncle, répon-dit le bouffon, de permettre que, pour cettefois, ma folie vienne en aide à mon astuce.Je n’ai commis qu’une méprise entre ma maindroite et ma main gauche, et celui qui a pris unfou pour son conseiller aurait pu en pardonnerune plus grande.

Ici, la conversation fut interrompue parl’entrée du valet de garde, qui annonça qu’unétranger était à la porte et demandait l’hospi-talité.

— Qu’il entre, dit Cédric, quel qu’il soit ;par une nuit orageuse comme celle-ci, les bêtesfauves mêmes sont obligées de se réfugier prèsdes animaux domestiques et de rechercher laprotection de l’homme, leur ennemi mortel,

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pour échapper à la fureur des éléments. Qu’ilsoit pourvu à tous ses besoins ; veillez à cela,Oswald.

Et le majordome quitta la salle du banquetpour faire exécuter les ordres de son maître.

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Chapitre V.

Oswald, en rentrant, dit à l’oreille de sonmaître :

— C’est un juif qui se nomme Isaac d’York ;est-il convenable que je le conduise dans cettesalle ?

— Que Gurth fasse son office, Oswald, ditWamba avec son effronterie habituelle ; le por-cher sera un huissier tout trouvé pour le juif.

— Sainte Vierge ! dit le prieur en se signant,un juif incrédule ! un juif admis en notre pré-sence !

— Un chien de juif ! répéta le templier, unchien de juif s’approcher d’un défenseur dusaint sépulcre !

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— Par ma foi ! dit Wamba, il me paraît queMM. les templiers aiment l’héritage des juifsbien mieux que leur société.

— Doucement, mes dignes hôtes ! dit Cé-dric, il ne faut pas que mon hospitalité soit bor-née par vos préventions. Si le Ciel a endurétoute la nation de ces mécréants au cou serrépendant plus d’années que n’en saurait comp-ter un laïque, nous pouvons bien, pendantquelques heures, endurer la présence d’unseul ; mais je n’oblige personne à converser ouà manger avec lui. Qu’on lui donne une table etune portion à part ; à moins, ajouta-t-il en sou-riant, que ces étrangers au turban ne veuillentl’admettre dans leur société.

— Messire franklin, répondit le templier,mes esclaves sarrasins sont de vrais musul-mans, et il leur répugne autant qu’à tout chré-tien d’avoir aucune communication avec unjuif.

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— Par ma foi ! dit Wamba, je ne sauraiscomprendre que les sectateurs de Mahomet etde Termagant aient un si grand avantage surun peuple jadis élu de Dieu.

— Il prendra place auprès de toi, Wamba,dit Cédric ; le fou et le fripon seront admirable-ment ensemble.

— Le fou, répondit Wamba en montrant lereste d’un quartier de lard, saura bien dresserun rempart contre le fripon.

— Chut ! dit Cédric, car le voici. Présentéavec peu de cérémonie et s’avançant aveccrainte et hésitation, en multipliant des salutsd’une profonde humilité, un grand et mincevieillard, qui cependant avait perdu une grandepartie de sa taille naturelle par l’habitude de sebaisser, s’avança vers le bas bout de la table.Ses traits fins et réguliers, son nez aquilin, sesyeux noirs et pénétrants, son front haut et ridé,sa longue chevelure, sa longue barbe grise, au-raient pu passer pour beaux s’ils n’eussent été

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les indices d’une physionomie particulière àune race qui, pendant ces siècles barbares,était également détestée par la plèbe crédule etsuperstitieuse et persécutée par la noblesse ra-pace, et qui, en conséquence peut-être de cettehaine et de cette persécution, avait adopté uncaractère national à la fois vil et repoussant. Lecostume du juif, costume qui paraissait avoirbeaucoup souffert de l’orage, était un manteauà plusieurs plis, fait de drap grossier et sous le-quel on pouvait distinguer une tunique couleurpourpre foncé. Il portait de larges bottes gar-nies de fourrures et une ceinture autour de lataille. Cette ceinture soutenait un petit couteauet un étui contenant tout ce qu’il fallait pourécrire ; mais il n’avait aucune espèce d’arme.Il était coiffé d’un bonnet jaune, long et carré,d’une mode singulière et assignée à sa nationpour distinguer les israélites des chrétiens, etqu’il ôta avec beaucoup d’humilité à la portede la salle.

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L’accueil fait au nouvel arrivant dans lasalle de Cédric le Saxon aurait pu satisfaire leplus sanglant ennemi des tribus d’Israël. Cé-dric lui-même ne secoua que froidement la têteen réponse aux salutations réitérées du juif, etlui fit signe de se placer au bas bout de la table,où toutefois personne ne se dérangea pour luifaire place. Au contraire, au fur et à mesurequ’il passait derrière les convives en jetant unregard timide et suppliant, se tournant verschacun de ceux qui occupaient l’extrémité dela table, les domestiques saxons carraient leursépaules et continuaient à dévorer leur souperavec acharnement et sans faire la moindre at-tention aux besoins de leur nouvel hôte ; lesserviteurs de l’abbé se signèrent en prenantdes airs de pieuse horreur ; et les paysans sar-rasins eux-mêmes, à l’approche d’Isaac, ti-rèrent leur poignard, comme s’ils étaient réso-lus à se garantir par les moyens les plus déses-pérés de la pollution dont les menaçait soncontact.

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Il est probable que les mêmes motifs qui en-gageaient Cédric à ouvrir les portes de sa mai-son à ce fils d’un peuple répudié l’eussent aussiengagé à exiger de ses chiens qu’ils reçussentIsaac avec plus de courtoisie ; mais en ce mo-ment, l’abbé l’avait attiré dans une discussiontrès intéressante sur l’éducation et le caractèrede ses serviteurs saxons, discussion qu’il n’eûtpoint voulu interrompre pour des choses bienautrement importantes que le souper d’un juif.

Pendant qu’Isaac se tenait ainsi banni de lasociété présente comme son peuple l’est desnations, cherchant en vain un regard bien-veillant ou un siège pour s’asseoir, le pèlerinqui était près de la cheminée en eut compas-sion et lui céda sa place en disant :

— Vieillard, mes vêtements sont secs, mafaim est apaisée ; mais, toi, tu es mouillé et tuas faim.

— Et, en même temps, il rassemblait lestisons et ravivait le feu, qui était épars sur

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l’âtre ; puis il prit sur la grande table une por-tion de soupe et de chevreau bouilli, la plaçasur la petite table où il avait soupé lui-même,et, sans attendre les remerciements du juif, ilalla à l’autre bout de la salle, soit qu’il ne vou-lût pas communiquer davantage avec l’objet desa bienveillance, soit qu’il voulût se rapprocherde la partie supérieure de la table.

S’il y eût eu, dans ces jours-là, des peintrescapables d’exécuter un pareil tableau, le juifcourbant son corps amaigri et étendant vers lefeu ses mains glacées et tremblantes aurait pupasser pour l’emblème qui personnifie l’hiver.Enfin, le froid étant vaincu, il se retourna avi-dement vers la portion fumante qui était placéedevant lui, et se mit à manger avec une précipi-tation et un plaisir manifestes, qui semblaientannoncer une longue abstinence de toute nour-riture.

Pendant ce temps-là, le prieur et Cédriccontinuaient à discourir sur la chasse ; lady Ro-

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wena semblait se livrer à la conversation avecune de ses suivantes, et le fier templier, dontl’œil errait du juif à la belle Saxonne, roulaitdans son esprit des pensées qui paraissaientl’intéresser vivement.

— Je suis étonné, digne Cédric, dit le prieurcontinuant la conversation, que, en dépit devos grandes préférences pour votre langue vi-rile, vous n’adoptiez pas la langue franco-nor-mande pour ce qui concerne au moins lestermes relatifs à la chasse et aux forêts. Cer-tainement il n’y a pas de langue aussi richedans la phraséologie variée que les exerciceschampêtres exigent, ou qui fournisse autant demoyens au forestier expérimenté pour expri-mer son art joyeux.

— Bon prieur Aymer, dit le Saxon, sachezque je ne me soucie pas des raffinementsd’outre-mer, sans le secours desquels je puistrès bien me récréer dans les bois. Je puis son-ner du cor sans appeler mon coup de langue

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soit une réveillée, soit une mort ; je puis encou-rager mes chiens à la poursuite de la bête, jepuis écorcher la bête et la mettre en quatre,lorsqu’elle est abattue, sans employer le nou-veau jargon de curée, d’arbor, de nombles, nonplus que tout le caquet du fabuleux sir Tris-trem7(7).

— Le français, dit le templier élevant lavoix avec ce ton présomptueux et dominateurqu’il employait en toute occasion, est nonseulement la langue naturelle de la chasse,mais celle de l’amour et de la guerre, la langueavec laquelle on séduit les femmes et l’on défieses ennemis.

— Faites-moi raison d’une coupe de vin,chevalier Bois-Guilbert, dit Cédric, et versez-en une autre au prieur, tandis que je passe enrevue les trente dernières années de ma viepour vous conter une histoire. Tel que Cédric leSaxon était à trente ans, il n’avait pas besoin detout ce clinquant du troubadour français pour

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se recommander aux oreilles de la beauté, et lechamp de bataille de Northallerton, au jour oùle saint étendard fut déployé, pourrait dire sile cri de guerre saxon ne fut pas entendu aussiavant dans les rangs de l’armée écossaise quecelui du plus hardi baron normand. À la mé-moire des braves qui y combattirent ! Faites-moi raison, mes hôtes !

Il but à larges coups, et continua avec unechaleur croissante :

— Oui, c’était là un jour de boucliers brisés,lorsque cent bannières se courbèrent sur lestêtes des braves, que le sang coula comme del’eau et que la mort fut préférée à la fuite. Unbarde saxon l’eût appelé le festin des épées, lerassemblement des aigles autour de leur proie,le retentissement des masses d’armes sur lescuirasses, le heurtement de la bataille, plusjoyeux que les hourras d’une noce ; mais nosbardes ne sont plus, dit-il ; nos faits d’armessont engloutis dans ceux d’une autre race ;

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notre langue, notre nom même sont près dedisparaître, et personne n’en porte le deuilqu’un vieillard solitaire ! Échanson, remplis lesverres. À ceux qui sont forts dans les armes,messieurs les chevaliers, quelles que soientleur race et leur langue ! À ceux qui se com-portent le mieux dans la Palestine parmi leschampions de la croix !

— Il ne sied pas à celui qui porte cet em-blème de répondre, dit Bois-Guilbert. Cepen-dant à qui, si ce n’est aux champions jurés dusaint sépulcre, peut-on assigner la palme par-mi les chevaliers de la croix ?

— Aux chevaliers hospitaliers, dit le prieur ;j’ai un frère dans leur ordre.

— Je ne déprécie pas leur renommée, dit letemplier ; néanmoins…

— Il me semble, ami Cédric, dit Wamba in-terrompant le moine-soldat, que, si RichardCœur-de-Lion avait eu assez de sagesse pourprendre l’avis d’un fou, il aurait pu rester chez

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lui avec ses joyeux Anglais, en laissant la dé-livrance de Jérusalem à ces chevaliers, qui yétaient le plus intéressés.

— N’y avait-il donc, dans l’armée anglaise,dit lady Rowena, personne dont le nom soitdigne d’être cité près de ceux des chevaliers duTemple et de Saint-Jean ?…

— Pardonnez-moi, madame, répliqua Bois-Guilbert ; le monarque anglais avait, en effet,conduit en Palestine une troupe de vaillantsguerriers qui ne le cédaient qu’à ceux dont lespoitrines ont constamment servi de rempart àcette terre fortunée.

— Qui ne le cédaient à personne ! s’écria lepèlerin, qui s’était tenu assez près d’eux pourles entendre, et qui avait écouté cette conver-sation avec une impatience visible.

Tous les yeux se dirigèrent vers l’endroitd’où partait cette affirmation inattendue.

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— J’atteste, répéta le pèlerin d’une voixferme et haute, que les chevaliers anglais nele cédaient à aucun de ceux qui tirèrent l’épéepour la défense de la Terre sainte. Je maintiensen outre, car je l’ai vu, que le roi Richard lui-même et cinq de ses chevaliers tinrent un tour-noi après la prise de Saint-Jean d’Acre, portantdéfi à tout venant. Je maintiens que, ce jour-là, chaque tenant fit trois courses et renversatrois adversaires. J’ajoute que sept d’entre lesassaillants étaient des chevaliers du Temple, etque messire Brian de Bois-Guilbert sait bien lavérité de ce que je vous dis.

Il est impossible à la langue humaine dedécrire l’expression amère de rage qui renditplus sombre encore le sombre visage du tem-plier ; dans l’excès de son ressentiment et desa confusion, ses doigts fiévreux saisirent ins-tinctivement la garde de son épée, et peut-êtrene l’eussent-ils point lâchée sans la consciencequ’une action violente ne pouvait s’accomplirimpunément en la présence et dans la maison

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de Cédric. Celui-ci, dont les sentiments tou-jours droits et loyaux étaient rarement occupésde plus d’un objet à la fois, oubliait, dans lajoie qu’il éprouvait d’entendre exalter la gloirede ses compatriotes, de remarquer la rageuseconfusion de son hôte.

— Je te donnerai ce bracelet, pèlerin, dit-il,si tu peux me citer les noms de ces chevaliersqui maintinrent si galamment la renommée denotre joyeuse Angleterre.

— Je le ferai avec plaisir, répondit le pèle-rin, et sans récompense ; car un serment medéfend, avant quelque temps d’ici, de toucherde l’or.

— Eh bien ! je porterai le bracelet pourvous, si vous le voulez, ami pèlerin, dit Wam-ba.

— Le premier de tous, en renomméecomme en dignité, dit le pèlerin, était le braveRichard, roi d’Angleterre.

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— Je lui pardonne, dit Cédric, je lui par-donne de descendre du tyran le duc Guillaume.

— Le second, continua le pèlerin, c’était lecomte de Leicester. Sir Thomas Multon deGilsland était le troisième.

— Celui-là, du moins, dit Cédric avec exal-tation, est un vrai Saxon.

— Sir Foulk d’Oilly était le quatrième, ajou-ta le pèlerin.

— Saxon encore, du moins du côté de samère, s’écria Cédric, qui écoutait avec la plusvive attention et qui oubliait, du moins en par-tie, sa haine contre les Normands, dans letriomphe commun du roi Richard et de ses in-sulaires.

— Le cinquième était sir Edwin Turneham.

— Un vrai Saxon, par l’âme d’Hengist !s’écria Cédric. Et le sixième, continua-t-il avecvivacité, comment nommez-vous le sixième ?

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— Le sixième, dit le pèlerin avec hésitationet paraissant se recueillir, était un jeune cheva-lier dont la renommée était moindre et le sanginférieur, admis dans cette honorable compa-gnie pour faire le sixième plutôt que pour aiderà l’entreprise ; j’ai oublié son nom.

— Messire pèlerin, dit dédaigneusementBrian de Bois-Guilbert, cet oubli affecté, aprèsvous être souvenu de tant de choses, arrivetrop tard pour vous être utile. Je veux moi-même citer le nom du chevalier devant la lanceduquel, et par la faute de mon cheval, j’ai étédésarçonné. C’était le chevalier Ivanhoé, et,parmi les six, il n’y en avait pas un qui, pourson âge, eût plus de renommée guerrière. Ce-pendant, je veux dire et affirmer ceci, que, s’ilétait en Angleterre et qu’il osât renouvelerdans le prochain tournoi son défi de Saint-Jean-d’Acre, moi, monté et armé comme je lesuis maintenant, je lui donnerais tous les avan-tages des armes, et j’attendrais le résultat.

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— Votre cartel recevrait une prompte ré-ponse, dit le pèlerin, si votre antagoniste étaitlà ; mais, la chose étant comme elle est, netroublez pas la paix de cette salle avec des bra-vades sur l’issue d’un combat qui, vous le sa-vez bien, ne peut avoir lieu. Si jamais Ivanhoérevient de Palestine, je me porte caution qu’ilse mesurera avec vous.

— Bonne caution ! répondit le chevalier duTemple. Et que proposez-vous pour gage ?

— Ce reliquaire, qui contient un fragmentde la vraie croix, rapporté du monastère dumont Carmel, dit le pèlerin en tirant de sa poi-trine une petite boîte d’ivoire et en se signant.

Le prieur de Jorvaulx se signa aussi, et ditun Pater noster auquel tous les assistants se joi-gnirent avec dévotion, à l’exception du juif, desSarrasins et du templier.

Ce dernier, sans lever son bonnet et sanstémoigner aucun respect pour la sainteté du

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reliquaire, tira de son cou une chaîne d’or qu’iljeta sur la table en disant :

— Que le prieur Aymer garde mon gage etcelui d’un vagabond inconnu, en assuranceque, si le chevalier Ivanhoé revient sur le solqu’enferment les quatre mers de la Bretagne, ilait à relever le défi de Brian de Bois-Guilbert,et que, s’il n’y répond pas, je le proclamerailâche sur les murailles de toutes les comman-deries des templiers de l’Europe.

— Il n’en sera pas besoin, dit lady Rowena,rompant le silence qu’elle avait gardé jusque-là ; et, si nul autre dans cette salle n’élève lavoix pour soutenir Ivanhoé absent, la miennesera entendue. J’affirme qu’il ira bravement àla rencontre de tout défi honorable. Si mafaible caution pouvait ajouter quelque sécuritéau gage inestimable de ce pieux pèlerin, je ris-querais nom et renommée sur cette certitudequ’Ivanhoé offrira la rencontre qu’il désire à cefier chevalier.

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Une foule de sentiments opposés parais-saient s’être emparés de Cédric et lui imposerle silence. L’orgueil satisfait, le ressentiment,l’embarras, se succédèrent tour à tour sur sonfront large et passionné, pareils à l’ombre denuages qui passent sur un champ de blé, tandisque ses serviteurs, sur lesquels le nom dusixième chevalier semblait produire un effetpresque magique, se tenaient suspendus auxregards de leur maître.

Mais, lorsque lady Rowena eut parlé, le sonde sa voix arracha Cédric au silence.

— Madame, dit-il, ce langage n’est pasconvenable. Si un autre gage était nécessaire,moi-même, offensé et justement offensécomme je le suis, j’engagerais mon honneurpour celui d’Ivanhoé ; mais l’enjeu du combatest complet, même selon les modes étrangèresde la chevalerie normande. N’en est-il pas ain-si, prieur Aymer ?

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— Oui, répliqua le prieur, et je déposerai ensûreté, dans le trésor de notre couvent, cetteprécieuse relique et cette riche chaîne jusqu’àla décision de ce cartel de guerre.

Ayant ainsi parlé, il se signa à plusieursreprises, et, après maintes génuflexions etprières murmurées, il délivra le reliquaire aufrère Ambroise, c’est-à-dire au moine qui l’ac-compagnait, tandis que lui-même ramassait,avec moins de cérémonie, mais peut-être avecune satisfaction intérieure tout aussi grande, lachaîne d’or, et la serrait dans une petite pochedoublée en cuir parfumé qui s’ouvrait sous sonbras.

— Et maintenant, messire Cédric, dit-il, queles vêpres me tintent dans les oreilles, grâceà la force de votre bon vin, souffrez que nousportions un dernier toste au bonheur de ladyRowena, et permettez-nous ensuite de nous re-tirer dans nos appartements.

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— Par la croix de Bronholme ! reprit leSaxon, vous ne faites pas grand honneur àvotre renommée, mon révérend prieur. La re-nommée vous proclame un moine jovial, qui al’habitude d’entendre sonner matines avant dequitter son verre, et, tout vieux que je suis, jecraignais d’avoir à rougir en vous rencontrant ;mais, par ma foi ! de mon temps, un garçonsaxon de douze ans n’eût pas si tôt abandonnéson gobelet.

Cependant le prieur avait ses raisons pourpersévérer dans le système de tempérancequ’il avait adopté. Non seulement il était unconciliateur par sa profession, mais encoredans la pratique, il haïssait toutes les disputeset tous les différends.

Cela ne provenait pas absolument de sonamour pour son prochain ou de sa prévoyancepour sa sûreté personnelle, mais d’une fusionde ces deux sentiments ; en cette occasion, iléprouvait une crainte instinctive, inspirée par

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la connaissance qu’il avait du caractère im-pétueux du Saxon, et il prévit le danger quel’esprit insouciant et présomptueux, dont soncompagnon le templier avait ce soir-là fournitant de preuves, ne produisît quelque éclatmalencontreux.

Il insinua donc doucement que les habitantsde toute autre contrée étaient incapables de te-nir tête, dans la lutte de verres, avec les hardisSaxons aux fortes têtes. Il fit une légère allu-sion à la sainteté de son caractère, et finit enrenouvelant sa proposition de se retirer.

On servit, par conséquent, le vin de l’adieu,et les convives, après avoir fait une profonderévérence à leur hôte et à lady Rowena, se le-vèrent et se mêlèrent les uns aux autres, tan-dis que les chefs de la famille se retiraient avecleurs serviteurs par les différentes portes.

— Chien de mécréant ! dit le templier aujuif Isaac au moment où il passait près de lui

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dans la foule, est-ce que par hasard tu te ren-drais au tournoi ?

— J’ai cette intention, répondit Isaac avecle plus humble salut, si la chose est agréable àVotre Pieuse Valeur.

— Oui, dit le chevalier, pour ronger les en-trailles de nos nobles par l’usure, et pour trom-per nos femmes et nos enfants avec des joyauxet des babioles ; je jurerais qu’il y a bonnombre de sequins dans ce sac.

— Pas un sequin, pas un penny d’argent,pas un sou ; puisse le Dieu d’Abraham me se-courir ! dit le juif se tordant les mains. Je n’yvais que pour réclamer le secours de certainsfrères de ma tribu pour m’aider à payerl’amende que l’échiquier des juifs m’a impo-sée(8). Père Jacob, soutiens-moi ! je suis unmalheureux homme ruiné ; la houppelande queje porte a été empruntée à Reuben, de Tadcas-ter.

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Le templier sourit sous cape à cette ré-plique.

— Sois maudit, menteur au cœur faux ! dit-il. Et, continuant son chemin comme s’il eûtdédaigné d’en dire davantage, il marmottaquelques mots avec ses esclaves sarrasins,dans une langue inconnue aux assistants.

Le pauvre israélite paraissait si troublé parl’apostrophe du moine guerrier, que le templieravait regagné l’autre extrémité de la salle avantqu’il osât relever sa tête humblement inclinée ;et, lorsque enfin il se hasarda de regarder, cefut avec la stupeur d’un homme au pied duquella foudre vient de tomber et qui entend encorele bruit terrible qui gronde à ses oreilles.

Le templier et le prieur furent conduits,presque immédiatement, à leur chambre à cou-cher par le majordome et l’échanson, chacunaccompagné de deux porteurs de torche et dedeux domestiques, munis de viandes et de vin,tandis que des domestiques d’une condition in-

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férieure montraient à leur suite et au reste deshôtes leurs dortoirs respectifs.

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Chapitre VI.

Le pèlerin, éclairé par un domestique quitenait une torche à la main, traversa la file tor-tueuse d’appartements de cette grande et irré-gulière maison ; l’échanson qui le suivait lui dità l’oreille que, s’il désirait prendre une tassede bon hydromel dans sa chambre, il y auraitplus d’un domestique dans ce manoir qui seraitcontent d’entendre les nouvelles qu’il apportaitde la Terre sainte, et surtout celles qui se ratta-chaient au chevalier Ivanhoé.

Wamba, peu de temps après, parut et ap-puya l’invitation en faisant observer que, unefois minuit sonné, une tasse d’hydromel en va-lait trois avant le couvre-feu.

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Sans discuter une maxime énoncée par uneautorité si grave, le pèlerin les remercia de leurpolitesse, mais il répondit qu’il avait comprisdans ses vœux religieux l’obligation de ne ja-mais parler dans la cuisine de choses prohibéesdans la salle du maître.

— Voilà un vœu, dit Wamba à l’échanson,qui conviendrait peu à un domestique.L’échanson, contrarié, haussa les épaules.

« Je voulais le loger dans une bonnechambre, se dit-il ; mais, puisqu’il est si peu so-ciable avec des chrétiens, je le mettrai dans laniche à côté de celle d’Isaac le juif. »

— Anwold, ajouta-t-il en s’adressant à celuiqui portait la torche, conduisez le pèlerin dansla cellule du midi ; je vous donne le bonsoir,messire pèlerin, sans vous remercier, toutefois,de votre peu de complaisance.

— Bonsoir, et que Notre-Dame vous bé-nisse ! dit le pèlerin calme et suivant son guide.

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Dans une étroite antichambre où donnaientplusieurs portes, et qui était éclairée par unepetite lampe de fer, ils furent accostés par unedes femmes de Rowena, qui dit d’un ton d’au-torité que sa maîtresse voulait parler au pèle-rin ; elle prit la torche des mains d’Anwold, àqui elle ordonna d’attendre son retour, et fitsigne au pèlerin de la suivre.

Celui-ci ne jugea apparemment pas à pro-pos de décliner cette seconde invitation,comme il avait fait de la première ; car, bienque son geste trahît une légère surprise, il obéitsans répondre et sans hésiter.

Après avoir traversé un petit couloir termi-né par un escalier composé de sept marches,formées chacune d’une grosse poutre enchêne, il arriva à l’appartement de lady Ro-wena, dont la magnificence était en harmonieavec le respect que lui témoignait le châtelain.

Les parois étaient recouvertes de tenturesbrodées avec de la soie mêlée de fils d’or, et

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où tout l’art du siècle avait été prodigué poury représenter des scènes de chasse et des jeuxde faucons. Le lit était aussi richement tapisséet entouré de rideaux teints en pourpre ; lessièges étaient également recouverts d’étoffesteintes, et l’un d’eux, un peu plus élevé queles autres, avait à sa partie basse un tabouretd’ivoire curieusement sculpté.

Quatre candélabres d’argent, supportant degrands cierges de cire, éclairaient cet apparte-ment. Il ne faut pas, toutefois, que nos beau-tés modernes envient le luxe d’une princessesaxonne. Les murs de la chambre étaient si malrecrépis et si pleins de crevasses, que les richestentures s’agitaient sous la bise, et, bien quegarantie par une espèce de paravent, la flammedes torches penchait de côté comme le gui-don déroulé d’un chef de clan. La magnificencerégnait là, avec une vaine tentative de goût ;mais, quant au confort, il y en avait peu, et,comme on ne le connaissait pas, on n’en sen-tait pas le besoin.

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Lady Rowena, entourée de trois suivantesqui se tenaient derrière elle occupées à peignerses cheveux avant le coucher, était assise surl’espèce de trône dont nous avons déjà parlé,et paraissait née pour commander l’hommagede tous.

Le pèlerin lui paya ce tribut par une pro-fonde génuflexion.

— Relevez-vous, pèlerin, lui dit-elle gra-cieusement ; le défenseur des absents a le droitd’être bien accueilli par tous ceux qui estimentla vérité et qui honorent la vaillance. Retirez-vous toutes, dit-elle ensuite à ses femmes, àl’exception d’Elgitha. J’ai à parler à ce sainthomme.

Les jeunes filles, sans quitter l’appartement,se retirèrent à son extrémité et s’assirent surune banquette adossée au mur, où elles res-tèrent immobiles comme des statues, bien qu’àcette distance leur chuchotement n’eût pu in-terrompre la conversation de leur maîtresse.

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— Pèlerin, dit lady Rowena, après un mo-ment de silence, pendant lequel elle semblaithésiter sur la façon dont elle lui adresserait laparole ; ce soir, vous avez cité un nom, je veuxdire le nom d’Ivanhoé, ajouta-t-elle avec unesorte d’effort, dans une salle où, grâce aux liensde la nature et de la parenté, il eût dû résonnerplus agréablement. Cependant, telle est l’injus-tice du sort, que, parmi tous les cœurs qui ontdû palpiter à ce nom, le mien seul ose vous de-mander en quel endroit et dans quelles condi-tions vous avez quitté celui dont vous parliez.Nous avons appris qu’obligé de rester en Pa-lestine pour cause de santé, après le départ del’armée anglaise, il s’est trouvé en butte auxpersécutions du parti français, auquel on saitque les templiers sont dévoués.

— Je ne sais que peu de choses du che-valier Ivanhoé, répondit le pèlerin d’une voixtroublée. Je voudrais le mieux connaître, ma-dame, puisque vous vous intéressez à son sort.Il a, je crois, triomphé de ses ennemis en Pales-

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tine, et il se disposait à revenir en Angleterre,où vous, madame, devez savoir mieux que moiquelles sont ses chances de bonheur.

Lady Rowena soupira profondément, et de-manda avec plus d’insistance à quelle époqueon pourrait attendre le chevalier Ivanhoé dansson pays natal, et s’il ne courait pas de grandsdangers en route.

Sur la première question, le pèlerin avouason ignorance ; à la seconde, il répondit que levoyage pouvait se faire en sûreté par Venise etGênes, et, de là, par la France et l’Angleterre.

Ivanhoé, suivant lui, connaissait si bien lalangue et les usages des Français, qu’il n’avaitrien à redouter pendant cette partie de sesvoyages.

— Plût à Dieu, dit lady Rowena, qu’il fûtici en sûreté, et assez rétabli pour porter lesarmes dans le prochain tournoi, où la chevale-rie de ce pays doit faire preuve d’adresse et devaleur. Si Athelsthane de Coninsgburg obtient

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le prix, il est probable qu’Ivanhoé apprendrade mauvaises nouvelles en arrivant en Angle-terre. Quelle mine avait-il, la dernière fois quevous le vîtes ? La maladie avait-elle pesé lour-dement sur sa force et sa beauté ?

— Il était devenu plus brun et plus maigre,dit le pèlerin, qu’à l’époque de son retour del’île de Chypre, où il avait suivi Richard Cœur-de-Lion, et les soucis paraissaient siéger surson front ; mais je ne me suis pas approché desa personne, parce qu’il m’est inconnu.

— Je crains bien, dit la dame, qu’il netrouve que peu de motifs, dans sa terre natale,pour dissiper les nuages de sa tristesse. Je vousremercie, bon pèlerin, de vos renseignementsconcernant le compagnon de mon enfance.Jeunes filles, ajouta-t-elle, approchez, offrez lacoupe du soir à ce saint homme, que je ne veuxpas priver plus longtemps de son repos.

Une des jeunes filles présenta une couped’argent qui contenait un riche breuvage de

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vin épicé. Rowena la toucha seulement de seslèvres ; ensuite on l’offrit au pèlerin, qui, aprèsun profond salut, en but quelques gouttes.

— Acceptez cette aumône, mon ami, conti-nua la dame en lui offrant une pièce d or, pourrécompenser vos rudes fatigues et les visitesque vous avez faites aux saints autels.

Le pèlerin reçut cette offrande avec un nou-veau salut et sortit en suivant Elgitha.

Il trouva dans l’antichambre le serviteurAnwold, qui, après avoir pris la torche desmains de la jeune fille, le conduisit avec plusd’empressement que de cérémonie dans unepartie écartée et peu commode du manoir, oùun grand nombre de petites chambres ou cel-lules servaient de dortoir aux domestiques debas étage et aux étrangers de la dernièreclasse.

— Dans laquelle de ces chambres couche lejuif ? demanda le pèlerin.

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— Ce chien de mécréant, répondit Anwold,niche dans la cellule à côté de Votre Sainteté.Par saint Dunstan ! comme il faudra la gratteret la nettoyer pour qu’elle puisse servir à unchrétien !

— Et où couche le porcher Gurth ? deman-da l’étranger.

— Gurth, répliqua le serf, dort dans la cel-lule à votre droite, comme le juif dans celle àvotre gauche ; vous servez de séparation entrel’enfant circoncis et l’objet de l’abomination desa tribu… Vous auriez pu occuper une chambreplus honorable, si vous aviez accepté l’invita-tion d’Oswald.

— C’est bien ainsi, dit le pèlerin ; la sociétémême d’un juif ne saurait être contagieuse àtravers une cloison de chêne.

En parlant ainsi, il entra dans la cellule quilui était désignée, et, prenant la torche auxmains du domestique, il le remercia et lui sou-haita le bonsoir.

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Ayant refermé la porte de sa cellule, il plaçala torche dans un chandelier de bois et exami-na sa chambre à coucher, dont l’ameublementétait de la plus simple espèce. Il se composaitd’un grossier tabouret de bois et d’un lit en-core plus mesquin, rempli de paille propre, surlaquelle on avait posé deux ou trois peaux demouton en guise de couverture.

Le pèlerin, ayant éteint sa torche, se jetatout habillé sur cette couche grossière et dor-mit, ou du moins demeura couché jusqu’à ceque les premiers rayons du jour pénétrassentà travers la petite fenêtre grillée qui servait àdonner accès à la fois à l’air et à la lumièredans cette triste cellule.

Il se mit alors sur son séant, récita ses ma-tines, et, ayant arrangé sa toilette, il sortit etentra dans l’appartement du juif Isaac, en le-vant le loquet aussi doucement que possible.

Le juif était étendu sur une couche pareilleà celle du pèlerin. Son sommeil était agité. Ses

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vêtements, qu’il avait ôtés la veille, étaient dis-posés soigneusement sous lui, de manière àempêcher qu’on ne les emportât durant sonsommeil. On voyait sur son front une agitationqui touchait à l’agonie. Ses mains et ses brasse tordaient convulsivement comme ceux d’unhomme en proie au cauchemar, et, outre plu-sieurs exclamations en langue hébraïque, onentendit distinctement les phrases suivantesen anglo-normand, la langue mêlée du pays.

— Pour l’amour du Dieu d’Abraham, ayezpitié d’un malheureux vieillard ! Je suis pauvre,je suis sans un penny !… Lors même que vosfers m’arracheraient les membres, je ne sauraisvous satisfaire.

Le pèlerin ne voulut pas attendre la fin durêve du juif. Il le secoua du bout de son bâtonde pèlerin. Cet attouchement s’associait proba-blement avec quelques-unes des terreurs, ob-jets de son rêve, car le vieillard se redressa ;ses cheveux gris se hérissèrent sur sa tête, et,

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se hâtant de se couvrir d’une partie de sesvêtements, dont il retenait les diverses piècesavec la ténacité d’un faucon, il fixa sur le pè-lerin ses yeux noirs et pénétrants avec une ex-pression de sauvage étonnement et de timiditénerveuse.

— Ne craignez rien de ma part, Isaac, lui ditle pèlerin ; je viens en ami.

— Que le Dieu d’Israël vous récompense !s’écria le juif grandement soulagé. Je rêvais ;mais, qu’Abraham en soit loué ! ce n’était qu’unrêve.

Ensuite, se recueillant, il ajouta d’un ton devoix ordinaire :

— Et vous-même, que désirez-vous, à cetteheure matinale, d’un pauvre juif ?

— C’est pour vous apprendre, dit le pèlerin,que, si vous ne quittez pas cette maison à l’ins-tant, et si vous ne vous hâtez pas, votre voyagepourra vous faire courir de grands dangers.

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— Père éternel ! dit le juif, qui pourrait trou-ver du profit à mettre en péril un être aussi mi-sérable que moi ?

— C’est à vous de deviner leurs intentions,dit le pèlerin ; mais comptez sur ceci : lorsquele templier a traversé la salle hier au soir, ila dit à ses esclaves musulmans quelques motsen langue sarrasine, que je comprends parfai-tement. Il leur a enjoint de guetter ce matin ledépart du juif, de s’emparer de lui à quelquedistance du manoir, et de le conduire au châ-teau de Philippe de Malvoisin ou à celui de Ré-ginald Front-de-Bœuf.

Il serait impossible de dépeindre l’extrêmeterreur dont le juif fut saisi à cette annonce. Ilparaissait avoir perdu toutes ses facultés ; sesbras pendaient le long de son corps, et il lais-sa tomber sa tête sur sa poitrine ; ses genouxplièrent sous son poids ; tous ses muscles sem-blèrent se raccourcir et perdre de leur vigueur.Il tomba aux pieds du pèlerin, non pas comme

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un homme qui se baisse, s’agenouille ou seprosterne de son propre mouvement pouréveiller la compassion, mais pareil à celui qui,accablé de tous côtés par la pression d’uneforce invisible, se sent écraser sans pouvoir sedéfendre.

— Saint Dieu d’Abraham ! s’écria-t-il en éle-vant ses mains ridées et fermées, mais sansredresser sa tête grise qui touchait le sol ; ôMoïse ! ô pieux Aaron ! je n’ai pas rêvé en vain,et la vision ne s’est pas non plus présentée vai-nement ! Je sens déjà leurs fers qui me dis-loquent les articulations ! Je sens la torturepasser sur mon corps comme les scies et leshaches sur les hommes de Rabbah et les en-fants d’Ammon.

— Levez-vous, Isaac, et écoutez-moi, dit lepèlerin, qui contemplait cette détresse com-plète avec une pitié à laquelle se mêlait lar-gement le mépris ; vos terreurs ne sont passans motifs, quand on considère comment vos

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frères ont été traités par les princes et les sei-gneurs afin de leur extorquer leurs trésors.Mais levez-vous, vous dis-je, et je vous indi-querai le moyen de fuir. Quittez sur-le-champcette maison, pendant que tout le monde s’yrepose du festin d’hier au soir. Je vous guideraipar les sentiers secrets de la forêt, que jeconnais aussi bien que les gardes qui les par-courent, et je ne vous quitterai pas que vousn’ayez trouvé un protecteur dans quelque chefou baron se rendant au tournoi, et dont vousavez probablement le moyen de vous assurerla bienveillance.

À mesure qu’Isaac entendait parler de ladélivrance que ce discours annonçait, il com-mença à se lever de terre graduellement, etpour ainsi dire pouce par pouce, jusqu’à cequ’il se trouvât à genoux. Jetant en arrière salongue chevelure et sa barbe grise, et fixantses yeux noirs et pénétrants sur la figure dupèlerin, il lui lança un regard rempli tout en-semble de crainte et d’espérance, mêlées tou-

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tefois d’une teinte de soupçon. Puis, lorsqu’ilentendit la conclusion de la phrase, sa pre-mière terreur parut revivre avec force, et ilse laissa retomber le visage contre terre ens’écriant :

— Moi, posséder les moyens de m’assurerla bienveillance ? Hélas ! il n’y a qu’une voiepour parvenir au cœur d’un chrétien, et com-ment un pauvre juif peut-il la trouver, quandles extorsions l’ont déjà réduit à la misère deLazare ?

Alors, comme si le soupçon avait anéantitoutes ses autres facultés, il s’écria tout àcoup :

— Pour l’amour de Dieu, jeune homme, neme trahissez pas ! pour l’amour du Créateurqui nous a tous créés, juifs comme gentils, is-raélites comme ismaélites, ne me trahissezpas ! je n’ai pas les moyens de m’assurer labienveillance d’un mendiant chrétien, quand illa fixerait à un seul penny !

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En disant ces derniers mots, il releva etsaisit le manteau du pèlerin avec un regardsuppliant. Le pèlerin se dégagea de l’étreintecomme s’il y avait une souillure dans cet attou-chement.

— Serais-tu chargé de tous les trésors de tatribu, dit-il, quel intérêt aurais-je à te nuire ?Sous cet habit, je suis voué à la pauvreté, etje ne l’échangerais point, si ce n’est contre uncheval et une cotte de mailles. Cependant, nepense pas que je me soucie de ta société ouque j’y voie le moindre profit pour moi. Resteici, si tu veux ; le Saxon Cédric saura te proté-ger.

— Hélas ! dit le juif, il ne me souffrira pasdans son cortège. Saxon ou Normand sera éga-lement honteux du pauvre israélite ; et, pour-tant, traverser seul les domaines de Philippe deMalvoisin ou de Réginald Front-de-Bœuf !…Brave jeune homme, je vous accompagnerai.

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Hâtons-nous ! ceignons nos reins ; fuyons !Voici votre bâton ; que tardez-vous ?

— Je ne tarde pas, répondit le pèlerin cé-dant à l’impatience de son compagnon ; mais ilfaut que je m’assure des moyens de quitter ceslieux. Suis-moi.

Il le précéda jusqu’à la cellule voisine, quele lecteur sait être occupée par Gurth le por-cher.

— Lève-toi, Gurth, dit le pèlerin ; lève-toi àl’instant, ouvre la poterne et laisse sortir le juifet moi.

Gurth, dont l’emploi, si abject qu’il nousparaisse aujourd’hui, lui donnait autant d’im-portance dans l’Angleterre saxonne que celuid’Eumée en donnait à celui-ci à Ithaque, Gurths’offensa du ton familier et impérieux adoptépar l’homme qui lui parlait.

— Quoi ! c’est le juif qui s’en va de Rother-wood, dit-il en s’appuyant sur son coude, et

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l’examinant avec dédain sans quitter son gra-bat, et, qui plus est, voyage en société avec lepèlerin !

— Je ne me serais pas plus attendu à celaqu’à le voir se dérober en emportant un quar-tier de lard, dit Wamba, survenant en ce mo-ment.

— Quoi qu’il en soit, dit Gurth en se re-jetant sur le billot de bois qui lui servaitd’oreiller, le juif et le gentil devront se conten-ter d’attendre l’ouverture de la grande ported’entrée. Nous ne permettrons à aucun étran-ger de sortir secrètement à des heures indues.

— Cependant, dit le pèlerin d’un ton d’auto-rité, je ne pense pas que vous me refusiez cettegrâce.

En disant cela, il s’inclina sur le lit du por-cher et dit quelques mots à l’oreille du Saxon.

Gurth se redressa comme s’il eût été secouépar une machine électrique. Alors le pèlerin,

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posant le doigt sur sa bouche, comme pour luirecommander la prudence, ajouta :

— Fais attention, Gurth ; tu es prudent ha-bituellement ; ouvre la poterne, te dis-je ; toutà l’heure tu en sauras davantage.

Gurth lui obéit avec un vif empressement,pendant que Wamba et le juif les suivaient,étonnés tous deux du changement subit quis’était opéré dans le maintien du porcher.

— Ma mule ! ma mule ! dit le juif dès qu’ilsse trouvèrent hors de la poterne.

— Donne-lui sa mule, dit le pèlerin, etécoute. Fais que j’en trouve une autre jusqu’àce que j’aie quitté les environs. Je la remettraisaine et sauve à quelqu’un des gens de Cédric,à Ashby, et toi…

Et il acheva la phrase à l’oreille de Gurth.

— Volontiers ! dit Gurth ; très volontiers !ce sera fait.

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Et il partit aussitôt pour exécuter l’ordrequ’il venait de recevoir.

— Je voudrais savoir, dit Wamba dès queson camarade eut tourné le dos, ce que, vousautres pèlerins, vous apprenez dans la Terresainte ?

— À dire nos oraisons, bouffon, répondit lepèlerin, à nous repentir de nos péchés, et ànous mortifier par les jeûnes, les veilles et leslongues prières.

— Vous apprenez des choses plus fortesque cela, répondit Wamba ; car comment laprière et le repentir auraient-ils pu engagerGurth à être serviable, et comment le jeûne etles veilles eussent-ils pu lui persuader de vousprêter une mule ? Sans cela, je suis certain quevous auriez pu tout aussi bien parler de veilleset de pénitence à son verrat noir favori, et quevous en eussiez obtenu une réponse aussi hon-nête que la sienne.

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— Silence ! dit le pèlerin, tu n’es qu’un fousaxon.

— Tu as raison, dit le bouffon ; si j’étais néNormand, comme je pense que tu l’es, j’au-rais eu le bonheur de mon côté et j’eusse étépresque un homme sage.

En ce moment, Gurth parut sur l’autre borddu fossé avec les mules.

Les voyageurs le traversèrent sur un pont-levis de la largeur de deux planches seulement,qui le mettait en rapport avec la poterne et unpetit guichet pratiqué dans la palissade exté-rieure, donnant sur la forêt.

Dès qu’ils se furent approchés des mules, lejuif, les mains frémissantes, assura derrière laselle un petit sac de drap gommé qu’il sortit dedessous son manteau, et qui contenait, d’aprèslui, des habits de rechange, rien que des habitsde rechange.

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Alors, enfourchant la bête avec plus deprestesse qu’on n’aurait dû en attendre de sonâge, il s’empressa de disposer les pans de sahouppelande de manière à cacher complète-ment le paquet qu’il venait de placer encroupe.

Le pèlerin monta à cheval avec plus de len-teur, et tendit en partant sa main à Gurth, quila baisa avec toute la vénération possible. Puisle porcher suivit des yeux les voyageurs jus-qu’à ce qu’ils eussent disparu sous les arbresde la forêt ; enfin il fut tiré de sa rêverie par lavoix de Wamba.

— Sais-tu, mon bon ami Gurth, dit le bouf-fon, que tu es singulièrement poli et bien pluspieux qu’à l’ordinaire, par cette belle matinéed’été ? Je voudrais être un pèlerin à pieds nuspour profiter de ton zèle et de ta courtoisiepeu communs. Certainement, j’en tirerais autrechose qu’un baiser sur la main, moi.

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— Tu n’es pas fou cette fois, Wamba, ré-pondit Gurth, bien que tu aies raison d’aprèsles apparences ; mais le plus sage parmi nousne peut faire davantage. Mais il est temps deveiller à mes porcs.

En disant ces mots, il se dirigea vers la mai-son, suivi du bouffon.

Sur ces entrefaites, les voyageurs poursui-vaient leur route avec une rapidité queconseillaient les craintes extrêmes du juif ; caron voit rarement des personnes de son âge ai-mer les allures vives.

Le pèlerin, à qui tous les sentiers et toutesles issues du bois paraissaient familiers, prit ledevant en suivant les chemins les plus détour-nés ; ce qui fit naître de nouveau dans l’espritde l’israélite l’idée qu’on allait le trahir et le li-vrer à ses ennemis.

Ses doutes, à la vérité, étaient excusables ;car, à l’exception peut-être des poissons vo-lants, il n’existait pas de race, ni sur la terre,

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ni dans l’air, ni dans l’eau, qui fût l’objet d’unepersécution aussi incessante, aussi générale etaussi implacable que celle qui poursuivait lesjuifs de cette époque.

Sous les prétextes les plus futiles et les plusdéraisonnables, ainsi que sur les accusationsles plus absurdes et les plus vaines, leurs per-sonnes et leurs biens étaient abandonnés àtous les caprices de la fureur populaire ; carles Normands, les Saxons, les Danois et lesBretons, si hostiles qu’ils fussent les uns auxautres, rivalisaient de férocité envers une na-tion que chacun se faisait un devoir de haïr,de vilipender, de mépriser, de piller et de per-sécuter. Les rois de la race normande, et lesseigneurs indépendants qui les imitaient danstous leurs actes de tyrannie, maintenaientcontre cette nation sacrifiée une persécutionpermanente et intéressée.

On raconte une histoire très connue du roiJean, qui emprisonna un juif opulent dans un

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des châteaux royaux et lui fit arracher chaquejour une dent, jusqu’à ce que la mâchoire dumalheureux israélite fût à moitié dégarnie, etqu’il se résignât à payer une forte somme, quece tyran s’était proposé de lui extorquer. Lepeu d’argent comptant qu’il y eût dans le paysse trouvait principalement entre les mains decette race persécutée, et le peuple n’hésita pasà suivre l’exemple de son souverain pour lelui arracher par tous les moyens d’oppressionet de coercition. Cependant le courage passif,qu’inspire l’amour du lucre, engagea les juifsà braver tous les maux qu’on leur infligeait, àcause des bénéfices immenses qu’ils étaient àmême de réaliser dans un pays naturellementaussi riche que l’Angleterre. Malgré tous lesgenres de découragement, et même en dépitde la cour spéciale des contributions déjà men-tionnées qu’on appelait l’échiquier des juifs, etqui avait été établie dans l’intention expressede les dépouiller et de les mettre à la gêne, lesjuifs multipliaient et entassaient des sommes

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énormes qu’ils transféraient de main en mainau moyen de lettres de change, invention dontle commerce, dit-on, leur est redevable, et quileur fournissait la faculté de faire circuler leursrichesses de pays en pays, afin que, lorsque ledespotisme les menaçait dans une contrée, letrésor se trouvât à l’abri dans une autre.

L’avarice et l’opiniâtreté des juifs étant ainsiopposées en quelque sorte au fanatisme et àla tyrannie de ceux sous lesquels ils vivaient,semblaient croître en proportion de la persécu-tion dont ils étaient l’objet ; et les richesses im-menses qu’ils amassaient ordinairement dansle commerce, bien que souvent exposées audanger, furent, en d’autres occasions, em-ployées pour étendre leur influence et pourleur procurer une sorte de protection.

Telles étaient les conditions sous lesquellesvivaient les juifs, et leur caractère ainsi violen-té les avait rendus vigilants, soupçonneux et ti-mides, aussi bien qu’opiniâtres, peu complai-

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sants et habiles à éviter les dangers auxquelsils étaient exposés.

Après que nos voyageurs eurent parcoururapidement plusieurs sentiers détournés, le pè-lerin rompit enfin le silence.

— Ce grand chêne mort, dit-il, indique lesdernières limites des domaines de Front-de-Bœuf. Depuis longtemps, nous avons quittéceux de Malvoisin. Vous n’avez plus rien àcraindre de leurs poursuites.

— Que les roues de leurs chariots soient en-levées, dit le juif, comme celles du pharaon,afin qu’ils avancent lentement ! Mais ne mequittez pas, bon pèlerin ! Songez seulement àce féroce et sauvage templier, avec ses es-claves sarrasins, qui ne respecteraient ni terri-toire, ni manoir, ni domaine seigneurial.

— Notre route commune, dit le pèlerin, de-vrait finir ici : car il ne convient pas aux per-sonnes de mon caractère et du tien de voyagerensemble plus longtemps qu’il n’est nécessaire.

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Ensuite, quel secours pourrais-tu attendre demoi, paisible pèlerin, contre des païens ar-més ?

— Ô brave jeune homme ! dit le juif, tupeux me défendre, et je sais que tu en as lavolonté. Tout pauvre que je suis, je te récom-penserai, non pas avec de l’argent, car, pour del’argent, j’en prends notre père Abraham à té-moin ! je n’en ai pas.

— Argent et récompense ! interrompit lepèlerin, je t’ai déjà dit que je ne t’en demandaispas. Je peux te servir de guide ; il se peutmême que je puisse en quelque sorte te dé-fendre ; car défendre un juif contre un Sarrasinne peut être considéré comme indigne d’unchrétien. C’est pourquoi, juif, je veux te voir àl’abri sous la protection d’une escorte conve-nable. Nous ne sommes plus maintenant trèséloignés de la ville de Sheffield, où tu pourrasfacilement trouver bon nombre de tes frères,parmi lesquels tu n’auras qu’à te réfugier.

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— Que la bénédiction de Jacob descendesur toi, brave jeune homme !… dit le juif. ÀSheffield, je puis loger chez mon parent Zareth,et trouver le moyen de continuer mon voyagesans péril.

— Soit ! dit le pèlerin, nous nous sépare-rons à Sheffield, et une course d’une demi-heure nous mènera en vue de cette ville.

La demi-heure se passa dans un silencecomplet de part et d’autre, le pèlerin dédai-gnant peut-être d’adresser la parole au juif,hormis dans les cas d’absolue nécessité, et lejuif ne présumant pas devoir forcer à la conver-sation une personne au caractère de laquelle levoyage au saint sépulcre prêtait une sorte desainteté.

Ils s’arrêtèrent sur le sommet d’une petitecolline, et le pèlerin, montrant au juif la ville deSheffield, qui s’étendait sous leurs pieds, lui ditces mots :

— Ici donc, nous nous séparons.

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— Pas avant que vous ayez reçu les remer-ciements du pauvre juif, dit Isaac ; car je n’osevous prier de m’accompagner chez mon parentZareth, qui pourrait me fournir quelque moyende reconnaître vos bons offices.

— Je t’ai déjà dit, répondit le pèlerin, que jene désirais pas de récompense. Cependant, si,parmi la longue liste de tes débiteurs, tu veux,par amour pour moi, épargner les fers et ledonjon à quelque malheureux chrétien qui soitentre tes griffes, je regarderai le service que jet’ai rendu ce matin comme amplement payé.

— Attendez, attendez, dit le juif en saisis-sant le manteau du pèlerin, je voudrais faireplus que cela, je voudrais faire quelque chosepour vous. Dieu sait que le juif est pauvre ;oui, Isaac est un mendiant parmi ses frères.Mais pardonnez-moi si je devine ce qui vousfait faute en ce moment.

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— Si tu devines juste, dit le pèlerin, c’estune chose que tu ne saurais me fournir, quandmême tu serais aussi riche que tu te dis pauvre.

— Que je me dis ! répéta le juif. Oh !croyez-moi, je ne dis que la vérité ; je suisun homme dépouillé, chargé de dettes, misé-rable. Des mains implacables m’ont arrachémes biens, mon argent, mes vaisseaux et toutce que je possédais ! Cependant je peux vousdire ce qui vous manque, et peut-être vous leprocurer. Vous désirez un cheval et une ar-mure.

Le pèlerin tressaillit, et, se tournant brus-quement vers le juif :

— Quel démon t’a suggéré cette pensée ?dit-il vivement.

— N’importe ! dit le juif en souriant, pourvuqu’elle soit vraie ; et, de même que je devine cequi te manque, je puis te le faire avoir.

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— Réfléchis, dit le pèlerin, à mon caractère,à mon habit, à mon vœu.

— Je vous connais, vous autres chrétiens,répondit le juif ; les plus nobles d’entre vousprennent le bâton et la sandale pour accomplirleurs pénitences superstitieuses et visiter àpied les tombeaux des morts.

— Ne blasphème pas, juif ! dit le pèlerind’un ton fier.

— Pardonnez-moi, reprit Isaac, j’ai parléavec précipitation. Toutefois, il vous est échap-pé cette nuit et ce matin quelques paroles qui,pareilles aux étincelles qui jaillissent du bri-quet, ont trahi le métal ; et sous cette robe depèlerin se cachent la chaîne et les éperons d’ordu chevalier. Ils se sont révélés ce matin quandvous vous penchâtes sur mon lit.

Le pèlerin ne put s’empêcher de sourire.

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— Si tes vêtements étaient fouillés, Isaac,par un œil aussi curieux, ajouta-t-il, que n’y dé-couvrirait-on pas ?

— Ne parlons pas de cela, dit le juif en pâ-lissant et tirant à la hâte une écritoire de saceinture.

Puis, comme pour mettre un terme à laconversation, il commença à écrire quelquesmots sur un morceau de papier soutenu parson bonnet jaune et sans descendre de samule.

Quand il eut fini, il donna le papier, sur le-quel il avait tracé des caractères hébraïques,au pèlerin, en lui disant :

— Dans la ville de Leicester, tous leshommes connaissent le juif opulent KirgathJaïram, de Lombardie. Donne-lui cet écrit ; il aà vendre six armures de Milan, dont la moindreconviendrait à une tête couronnée ; dix bonscoursiers, dont le moins bon est digne d’un roicombattant pour son trône… Il te laissera choi-

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sir parmi ses armures et ses chevaux, et te don-nera tout ce qu’il faut pour t’équiper pour cetournoi. Quand le tournoi aura eu lieu, tu les luiremettras en bon état, à moins que tu n’aies dequoi en payer le prix au marchand.

— Mais, Isaac, dit le pèlerin en souriant,ne sais-tu pas que, dans ces jeux, les armeset le coursier du chevalier désarçonné sont al-loués au vainqueur ? Je puis être malheureux,et perdre ainsi ce que je ne saurais ni rendre nipayer.

Le juif parut un peu stupéfait de cette hypo-thèse ; mais, rassemblant son courage, il reprità la hâte :

— Non, non, non ! c’est impossible ! je neveux pas le croire. La bénédiction de notrepère Abraham sera sur toi ; ta lance sera aussipuissante que la baguette de Moïse.

— Isaac, dit le pèlerin, tu ne connais pastout le risque que tu cours. On peut tuer le che-val ; l’armure peut être endommagée, car je ne

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veux épargner ni cheval ni homme ; puis leshommes de ta tribu ne donnent rien pour rien :il faudra payer quelque chose pour l’empruntdes harnais et du cheval.

Le juif se tordit sur sa selle, comme unhomme pris d’un accès de colique ; mais sesbons sentiments l’emportèrent sur ceux qui luiétaient familiers.

— Cela m’est égal, dit-il, laisse-moi partir ;s’il t’arrive dommage, cela ne te coûtera rien ;s’il y a quelque chose à payer pour cela, Kir-gath Jaïram t’excusera par amour pour son pa-rent Isaac. Adieu ! Cependant, écoute, bravejeune homme, s’écria-t-il en se retournant : nete risque pas trop dans ce fou pêle-mêle. Je nesonge ni au coursier, ni à la cotte de mailles,mais à ta propre vie et à tes membres.

— Grand merci de ton avis ! dit le pèlerinen souriant ; je profiterai de ta courtoisie, etj’aurai bien du malheur si je ne te fais pas com-pensation.

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Ils se séparèrent et prirent chacun uneroute différente pour entrer dans la ville deSheffield.

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Chapitre VII.

La condition de la nation anglaise était, àcette époque, assez misérable. Le roi Richardétait absent et prisonnier, au pouvoir du per-fide et cruel duc d’Autriche. Le lieu même de sacaptivité était ignoré, et son sort n’était connuqu’imparfaitement de la plupart de ses sujets,qui, pendant ce temps, étaient livrés à toute es-pèce d’oppresseurs subalternes.

Le prince Jean, ligué avec le roi de France,le mortel ennemi de Richard Cœur-de-Lion,mettait en usage toute son influence auprès duduc d’Autriche pour prolonger la captivité deson frère Richard, à qui il était redevable detant de faveurs.

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Il fortifiait en même temps son parti dansle royaume, dont il se proposait de disputer lasuccession, si le roi venait à mourir, à l’héritierlégitime, Arthur, duc de Bretagne, fils de Geof-froy Plantagenet, frère cadet de Richard, maisl’aîné de Jean.

On sait qu’il effectua depuis cette usurpa-tion. Son caractère léger, libertin et perfide, at-tacha facilement à sa faction, non seulementceux qui avaient quelque chose à redouter duressentiment de Richard pour des menées cri-minelles pendant son absence, mais encore laclasse nombreuse de ces hommes pervers etrésolus que les croisades allaient rejeter dansle pays, et qui s’étaient perfectionnés dans tousles vices de l’Orient. Il y en avait encore qui,ayant dissipé leur patrimoine, avaient le carac-tère aigri, et dont les seules espérances repo-saient sur le butin d’une révolte.

À ces causes de détresse et d’appréhen-sions publiques, il faut ajouter cette multitude

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d’outlaws qui, poussés au désespoir par l’op-pression de la noblesse féodale et la sévéritédes lois frontières, s’étaient réunis en bandesnombreuses, occupaient les forêts et leslandes, et défiaient les lois et ceux qui s’étaientchargés de les appliquer.

Les nobles eux-mêmes, fortifiés dans leurschâteaux, faisaient les petits souverains dansleurs domaines, et se mettaient à la têted’autres bandes presque aussi illégales et aussioppressives que celles des spoliateurs avoués.

Pour entretenir ces troupes, ainsi que leluxe extravagant que leur orgueil les portaità déployer, ces seigneurs empruntaient dessommes d’argent aux juifs à grande usure, cequi rongeait leurs propriétés comme des can-cers qui restaient incurables, jusqu’à ce quel’occasion se présentât de s’en délivrer en exer-çant sur leurs créanciers des actes de violenceinexcusables.

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Sous les divers fardeaux résultant de cemalheureux état de choses, le peuple d’Angle-terre souffrait beaucoup dans le temps présent,et redoutait dans l’avenir des souffrances en-core plus terribles. Pour surcroît de misères,une maladie épidémique, d’une nature dange-reuse, s’était répandue dans le pays, et, rendueplus virulente par la malpropreté, par la mau-vaise nourriture et par le misérable logementdes basses classes, enlevait un grand nombred’habitants, dont le sort était envié par les sur-vivants, à cause des maux auxquels ils res-taient eux-mêmes exposés.

Cependant, au milieu de ces détresses ac-cumulées, les pauvres aussi bien que les riches,la roture aussi bien que la noblesse, à la veilled’un tournoi, ce qui était un des grands spec-tacles de ce siècle, éprouvèrent le même inté-rêt qu’un citoyen de Madrid, à demi mort defaim et à qui il ne reste pas un réal pour ache-ter du pain à sa famille, en éprouve au spec-tacle d’une course de taureaux. Aucun devoir

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parmi les jeunes gens, aucune infirmité chezles vieillards, ne pourraient empêcher les Espa-gnols d’assister à ces fêtes publiques.

La passe d’armes, comme on l’appelaitalors, devait avoir lieu à Ashby, dans le comtéde Leicester, parce que les champions de laplus haute renommée allaient y tenir la lice enprésence du prince Jean lui-même, qui voulaithonorer ainsi ce tournoi. Cette passe d’armesavait donc attiré l’attention générale, et uneimmense foule de gens de toute condition ac-courut, dès le matin, au lieu désigné pour lecombat.

Ce spectacle était des plus pittoresques.

Sur la lisière d’un bois situé à moins d’unmille de la ville d’Ashby, s’étendait une vasteprairie du plus beau et du plus rare gazon,entourée d’un côté par la forêt, et bordée del’autre par des chênes isolés dont quelques-unsavaient acquis un volume immense. Le terrain,comme s’il eût été façonné exprès pour les

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évolutions militaires qui se préparaient, des-cendait de tous côtés en pente jusqu’à un es-pace nivelé dont on avait fait un enclos pourla lice au moyen de fortes palissades. Cet es-pace occupait une surface d’un quart de mille,en longueur, sur un huitième de mille environ,en largeur. La forme de cet enclos était celled’un carré oblong, sauf que les coins en étaientconsidérablement arrondis, afin d’offrir plus decommodité aux spectateurs. Les entrées, pourle passage des combattants, situées aux extré-mités du sud et du nord de la lice, étaient ac-cessibles à l’aide de fortes portes de bois, parlesquelles deux cavaliers pouvaient entrer defront. À chacune de ces entrées se tenaientdeux hérauts accompagnés de six trompettes,d’autant de poursuivants, et d’un corps nom-breux d’hommes d’armes destinés à maintenirl’ordre et à s’assurer de la qualité des cheva-liers qui se présentaient pour prendre part àcette joute militaire.

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Sur une plate-forme située au-delà de l’ou-verture du sud, formée par une élévation na-turelle du terrain, on découvrait cinq magni-fiques pavillons ornés de bannières rouges etnoires, qui étaient les couleurs adoptées par lescinq chevaliers tenants. Les cordes des tentesétaient de la même couleur. Devant chaquepavillon était suspendu l’écu du chevalier quil’occupait, et à côté de l’écu se tenait sonécuyer, singulièrement travesti, en faune ou enquelque autre être fantastique, selon le goût deson maître et le rôle qu’il lui plaisait de prendrependant la joute.

Le pavillon du centre, comme place d’hon-neur, avait été assigné à Brian de Bois-Guil-bert, dont la renommée dans tous les exercicesde la chevalerie, ainsi que ses relations avectous les chevaliers qui devaient concourir àcette passe d’armes, l’avaient fait recevoir avecempressement parmi les chevaliers tenants,qui l’avaient même proclamé leur chef et leurguide, bien qu’il ne les eût rejoints que récem-

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ment. D’un côté de sa tente était dressée cellede Réginald Front-de-Bœuf et de Philippe deMalvoisin ; et, de l’autre côté, était le pavillonde Hugues de Grandmesnil, noble baron duvoisinage, dont un des aïeux avait été grandintendant d’Angleterre, au temps du Conqué-rant et de son fils Guillaume le Roux ; Ralphde Vipont, chevalier de Saint-Jean-de-Jérusa-lem, qui possédait quelques anciennes proprié-tés dans un endroit nommé Heather, prèsd’Ashby-de-la-Zouche, occupait le cinquièmepavillon.

À l’entrée de la lice, un passage large dedix toises conduisait en pente douce à la placeoù étaient les pavillons. Ce chemin était munid’une palissade de chaque côté, ainsi que l’es-planade devant les pavillons, le tout gardé pardes hommes d’armes.

L’ouverture au nord de la lice formait uneentrée semblable, de trente pieds de large, àl’extrémité de laquelle était un grand espace

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clos pour les chevaliers qui se disposeraient àentrer en lice contre les tenants ; au-delà de cetespace étaient des tentes avec des vivres et desrafraîchissements de toute espèce, avec des ar-muriers, des maréchaux-ferrants et autres ser-viteurs prêts à offrir leurs services partout oùl’on en aurait besoin.

L’extérieur de la lice était en partie occupépar les galeries provisoires, couvertes de ta-pisseries et de tentures, et munies de coussinspour la commodité des dames et des seigneursqu’on s’attendait à voir au tournoi. Un étroit es-pace entre ces galeries et la lice était réservéà la milice bourgeoise des campagnes et auxspectateurs d’un ordre supérieur aux bassesclasses, et aurait pu se comparer au parterred’un théâtre. La multitude mélangée station-nait sur de grands talus de gazon préparés àcet effet, ce qui, avec l’aide de l’élévation na-turelle du terrain, la mettait à même de domi-ner les galeries et de jouir d’une belle vue surla lice.

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Outre la commodité qu’offraient ces di-verses places, des centaines de spectateursavaient grimpé sur les branches des arbres quientouraient la prairie, et le clocher mêmed’une église rurale, située à quelque distancede là, était encombré de spectateurs.

Il ne reste à parler, après ces dispositionsgénérales, que d’une galerie située au centremême, du côté oriental de la lice, et, par consé-quent, tout vis-à-vis de l’endroit où l’on atten-dait le choc du combat, qui était plus élevéeque les autres galeries, plus richement décoréeet ornée d’une espèce de trône surmonté d’undais où brillaient les armes royales. Desécuyers, des pages et des yeomen, ou milicesbourgeoises, en riche livrée, se tenaient autourde cette place d’honneur, destinée au princeJean et à sa suite.

Vis-à-vis de cette galerie royale, on envoyait une autre au même niveau, sur le côtéoccidental de la lice, et décorée plus gaiement,

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quoique avec moins de luxe que celle réservéeau prince.

Un cortège de pages et de jeunes filles, lesplus beaux et les plus belles qu’on avait putrouver, parés d’un costume de fantaisie vertet rose, entouraient un trône orné des mêmescouleurs.

Parmi les guidons et les bannières, sur les-quels se voyaient des cœurs blessés, des cœursbrûlants, des cœurs saignants, des arcs et descarquois, et tous les emblèmes ordinaires at-tribués au triomphe de Cupidon, une inscrip-tion étincelante faisait connaître aux specta-teurs que cette place d’honneur était destinéeà la royne de la beaulté et des amours.

Mais personne ne pouvait deviner le nomde la dame qui devait, dans cette occasion, re-présenter la reine de la beauté et des amours.

Sur ces entrefaites, les spectateurs detoutes les classes arrivaient en foule pour oc-cuper leurs places respectives, non sans se dis-

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puter relativement à celles qu’ils avaient ledroit de prendre.

Quelques-unes de ces disputes furent tran-chées sans cérémonie par les hommes d’armes,et les manches de leurs haches d’armes, et lespommeaux de leurs épées furent employéscomme arguments pour convaincre les plus ré-calcitrants.

D’autres, produites par les prétentions ri-vales de gens d’un rang plus élevé, furent réso-lues par les hérauts ou par les deux maréchauxdu camp, Guillaume de Wyvil et Stéphen deMartival, qui, armés de toutes pièces, parcou-raient la lice pour maintenir le bon ordre parmiles spectateurs.

Peu à peu les galeries s’emplirent de cheva-liers et de seigneurs en robes de paix, dont leslongs manteaux aux riches couleurs contras-taient avec les habits plus gais et plus splen-dides des dames, qui, en nombre encore plusgrand que les hommes mêmes, s’étaient

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réunies pour jouir d’un spectacle que l’on au-rait pu croire trop sanglant et trop périlleux ce-pendant pour plaire à ce sexe.

Le moins élevé des deux enclos se trouvabientôt rempli par des bourgeois et des ci-toyens notables, et par ceux de la petite no-blesse qui, par modestie, par pauvreté, ou pardes titres mal établis, ne pouvaient prétendre àdes places plus distinguées.

Ce fut nécessairement parmi ces derniersque les disputes pour la préséance se multi-plièrent.

— Chien de mécréant ! dit un vieillard dontla tunique râpée attestait la pauvreté, de mêmeque son épée, son poignard et sa chaîne d’orindiquaient ses prétentions à la noblesse, en-geance de louve ! oses-tu bien heurter un chré-tien, un gentilhomme normand du sang deMontdidier ?

Cette virulente apostrophe s’adressait ànotre connaissance Isaac, qui, richement et

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même splendidement habillée en houppelandeornée de dentelles et doublée de fourrures, s’ef-forçait de faire faire de la place au premier rangsur la galerie, pour sa fille, la belle Rébecca,qui était venue le rejoindre à Ashby, et qui étaitmaintenant appuyée au bras de son père, touteterrifiée par la colère du peuple, que l’audacede son père paraissait avoir excitée de toutesparts.

Mais Isaac, bien que nous l’ayons vu plusque timide en d’autres occasions, savait bienqu’à présent il n’avait rien à craindre. Ce n’étaitpas dans des lieux de rassemblement général,où se trouvaient leurs égaux, que des seigneursavares ou malveillants eussent osé le maltrai-ter. Dans ces assemblées, les juifs étaient sousla protection de la loi commune, et, si cettegarantie n’était pas suffisante, il arrivait ordi-nairement que, parmi les personnes réunies, setrouvait quelque baron qui, par des motifs d’in-térêt, était disposé à lui servir de protecteur.

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Dans le cas présent, Isaac se sentait plusconfiant que de coutume, car il savait bien quele prince Jean était en ce moment occupé ànégocier un emprunt considérable aux juifsd’York, en leur donnant pour gage certainsjoyaux et domaines. La part qu’Isaac avait lui-même dans cette transaction était considé-rable, et il n’ignorait pas non plus que le princedésirait vivement conclure cette affaire, et que,dans la situation où il se trouvait, la protectionroyale lui était acquise.

Enhardi par ces réflexions, le juif poursuivitson but et bouscula le Normand chrétien, sansrespect pour ses ancêtres, sa qualité aristocra-tique et sa religion.

Cependant les plaintes du vieillard exci-tèrent l’indignation des spectateurs ; un d’entreeux, un yeoman, robuste et bien taillé, portantun costume de drap vert de Lincoln, ayantdouze flèches passées dans sa ceinture, unbaudrier et une plaque d’argent, et tenant dans

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sa main un arc de six pieds de haut, se retournabrusquement ; et, tandis que son visage, au-quel une constante exposition à l’air avait don-né la couleur d’une noisette, devenait encoreplus sombre par la colère, il conseilla au juifde se rappeler que toutes les richesses qu’ilavait acquises en suçant le sang de ses mal-heureuses victimes l’avaient gonflé comme unearaignée qui, tant qu’elle reste dans son coin,est inaperçue, mais qu’on écrase dès qu’elle serisque au jour.

Cette indignation, exprimée en anglo-nor-mand, d’une voix ferme et d’un ton féroce, fitreculer le juif ; et il est probable qu’il se se-rait retiré tout à fait d’un voisinage dangereux,si l’attention générale n’eût été soudainementdistraite par l’apparition subite du prince Jean,qui en ce moment entrait dans la lice, suivid’un cortège nombreux composé en partie delaïques, en partie de clercs, aussi légers dansleurs costumes et aussi gais dans leur main-tien que leurs compagnons. Parmi ces derniers

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était le prieur de Jorvaulx. dans la plus galantetoilette qu’un ministre d’Église osât montrer.L’or et la fourrure foisonnaient dans ses vête-ments, et les pointes de ses bottines, outrant lamode ridicule du temps, se relevaient de ma-nière qu’il lui fallait les attacher, non pas à sesgenoux, mais à sa ceinture, et qu’elles l’empê-chaient effectivement de mettre le pied dansl’étrier.

Cela toutefois n’était qu’une petite incom-modité pour le galant abbé, qui probablementse réjouissait de l’occasion de montrer sonadresse d’écuyer devant tant de spectateurs,surtout du beau sexe, en se dispensant del’usage de ces soutiens dont se servent les ti-mides cavaliers.

Le reste du cortège du prince Jean se com-posait des principaux chefs de ses troupesmercenaires, de quelques barons pillards, de li-bertins attachés à sa Cour, et de plusieurs che-valiers du Temple et de Saint-Jean.

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On peut remarquer ici que les chevaliersde ces deux ordres étaient considérés commehostiles au roi Richard, parce qu’ils avaientépousé la cause de Philippe de France, dansla longue série de contestations qui avaienteu lieu, en Palestine, entre ce monarque etle roi d’Angleterre Richard Cœur-de-Lion. Onsavait bien que le résultat de cette discordeavait été que les victoires réitérées de Richardétaient restées sans fruit, que ses tentativesromanesques d’assiéger Jérusalem avaient étédéjouées, et que toute la gloire qu’il s’était ac-quise n’avait abouti qu’à une trêve incertaineavec le sultan Saladin. Avec la même politiquequi avait présidé à la conduite de leurs frèresdans la Terre sainte, les templiers et les hos-pitaliers d’Angleterre et de Normandie s’étaientattachés au parti du prince Jean, n’ayant quepeu de motifs pour désirer le retour en Angle-terre de Richard ou l’avènement au trône d’Ar-thur, son héritier légitime.

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Pour la raison contraire, le prince Jean haïs-sait et méprisait le petit nombre de famillessaxonnes de distinction qui subsistaient encoreen Angleterre, et ne laissait échapper aucuneoccasion de les mortifier et de les injurier, sa-chant bien que sa personne et ses prétentionsleur étaient insupportables, ainsi qu’à la ma-jorité du peuple anglais, qui appréhendaitd’autres innovations touchant ses droits et seslibertés, de la part d’un souverain dont les dis-positions étaient aussi licencieuses et aussidespotiques que celles de Jean.

Accompagné de ce galant équipage etsplendidement vêtu de cramoisi et d’or, por-tant sur son poing un faucon, et la tête re-couverte d’un riche bonnet de fourrures ornéd’un cercle de pierres précieuses d’où s’échap-pait sa longue chevelure bouclée, qui inondaitses épaules, le prince Jean, monté sur un pale-froi gris plein de feu, caracola dans la lice à latête de sa suite joviale, riant aux éclats, et exa-

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minant avec une impertinence toute royale lesbeautés qui brillaient aux galeries élevées.

Ceux qui remarquaient dans la physiono-mie du prince une arrogance libertine, mêléede hauteur et d’indifférence pour les senti-ments d’autrui, ne pouvaient cependant refuserà la figure cette sorte de beauté qui appartientà des traits francs et ouverts, bien formés parla nature, que l’art avait assouplis à toutes lesrègles de la courtoisie, et qui, cependant,avaient cette franchise et cette honnêteté quifont dédaigner et cacher les mouvements del’âme.

Une telle expression est souvent prise pourune mâle franchise, tandis qu’à la vérité elle neprovient que de l’insouciance, d’une disposi-tion qui se prévaut de la supériorité de sa nais-sance, de sa richesse ou de quelque autre avan-tage accidentel n’ayant aucun rapport avec lemérite personnel. Tous ceux qui ne pensaientpas si profondément, c’est-à-dire une propor-

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tion de cent contre un, applaudissaient avectransport à la splendeur du rhéno ou fraise enfourrures du prince Jean, à la richesse de sonmanteau doublé d’hermine la plus précieuse, àses bottes en maroquin, à ses éperons d’or, età la grâce avec laquelle il maniait son destrier.

En caracolant joyeusement autour de lalice, l’attention du prince fut attirée par l’émo-tion encore visible qu’avait produite le mou-vement présomptueux d’Isaac pour s’emparerd’une des premières places de l’assemblée. Lecoup d’œil rapide du prince Jean lui fit recon-naître à l’instant le juif ; mais il fut bien plusagréablement impressionné par la vue de labelle fille de Sion, qui, épouvantée par le tu-multe, se cramponnait au bras de son vieuxpère.

Les charmes de Rébecca auraient pu, à lavérité, se comparer à ceux des plus or-gueilleuses beautés de l’Angleterre, même auxyeux d’un connaisseur aussi perspicace que le

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prince Jean. Ses formes étaient d’une régu-larité exquise, que rehaussait encore une es-pèce de costume oriental, qu’elle portait selonla mode des femmes de son pays. Un turbande soie jaune s’harmonisait parfaitement avecson teint foncé, l’éclat de ses yeux, la magni-fique arcade de ses sourcils, son nez aquilin,ses dents blanches comme des perles, et laprofusion de ses cheveux noirs, arrangés enboucles ondoyantes, qui descendaient sur uncou et un sein d’un modelé parfait, que laissaità découvert une simarre de soie de Perse ornéede fleurs dans leurs couleurs naturelles et bro-dées sur un fond pourpre.

Toutes ces grâces de la nature et de l’artcomposaient un ensemble qui ne le cédait enrien aux plus belles dames ou damoiselles quil’entouraient.

Il est vrai qu’au nombre des agrafes d’orenrichies de perles qui fermaient son corsagedepuis la gorge jusqu’à la ceinture, les trois

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supérieures étaient restées ouvertes à causede la chaleur, ce qui embellissait fort la vueà laquelle nous avons fait allusion. Un collierde diamants, avec des pendants d’oreilles d’unprix inestimable, devenaient aussi plus visiblespar la même raison. Une plume d’autruche, at-tachée à son turban par une agrafe de brillants,ajoutait encore aux traits de la belle juive, queles dames orgueilleuses assises au-dessusd’elle faisaient semblant de mépriser et detourner en ridicule, mais qui était enviée secrè-tement par celles-là mêmes qui affectaient dela critiquer.

— Par le crâne chauve d’Abraham ! dit leprince Jean, il faut que cette juive, là-bas, soitun modèle de beauté aussi parfait que celledont les charmes tournèrent la tête du plussage de tous les rois. Qu’en dis-tu, prieur Ay-mer ? Par le temple de ce sage roi, que notretrès sage frère Richard n’a pu recouvrer, voilàla fiancée même du Cantique des Cantiques !

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— La rose de Saaron et le lis de la vallée !…répondit le prieur d’un ton nasillard ; mais queVotre Grâce se souvienne que ce n’est qu’unejuive !

— Oui, ajouta le prince Jean sans faire at-tention à ce qu’il disait, et voilà aussi monMammon d’iniquité, le marquis des marcs, lebaron des besants, disputant sa place à deschiens sans argent, qui ont des manteaux râpéset pas une couronne dans la poche pour empê-cher le diable d’y danser. Par le corps de saintMarc ! mon prince des subsides avec sa joliejuive aura un siège dans la galerie.

— Qu’est-elle, Isaac, ta femme ou ta fille,cette houri orientale que tu serres sous tonbras comme si c’était ton coffre-fort ? demandale prince Jean.

— Ma fille Rébecca, s’il plaît à Votre Grâce,répliqua Isaac en saluant profondément, sansse laisser intimider par la salutation du prince,

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dans laquelle il voyait toutefois au moins au-tant d’ironie que de politesse.

— Tu es d’autant plus sage, dit Jean avecun éclat de rire auquel s’associa obséquieuse-ment sa suite ; mais, que ce soit ta fille ou tafemme, il faut l’honorer selon sa beauté et sonmérite. Qui est assis là-haut ? continua-t-il enlevant les yeux vers la galerie. Ah ! ah ! ce sontdes manants saxons qui s’étendent nonchalam-ment tout de leur long. Hors de là ! Qu’ils seserrent pour faire place à mon prince des usu-riers et à sa jolie fille ; j’apprendrai à ces vilainsqu’ils doivent partager les places élevées de lasynagogue avec ceux à qui, en effet, la syna-gogue appartient.

Ceux qui occupaient la galerie, à laquelle cediscours injurieux s’adressait, composaient lafamille de Cédric le Saxon, et celle de son pa-rent et allié Athelsthane de Coningsburg, per-sonnage qui, vu sa descendance des derniersrois saxons d’Angleterre, était l’objet du plus

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grand respect de la part des habitants saxonsdu nord de ce royaume. Mais, en même tempsque le sang de cette antique race royale, beau-coup de leurs défauts avaient été légués àAthelsthane. Il était d’un extérieur agréable,puissant et vigoureux, et dans la fleur de l’âge ;mais sans animation dans ses traits, avec l’œilterne, les sourcils lourds ; tous ses mouve-ments étaient lents et inertes, et sa résolutionsi tardive, que le sobriquet d’un de ses ancêtreslui fut conféré et qu’on l’appelait d’habitudeAthelsthane le Nonchalant. Ses amis, et il enavait beaucoup, qui comme Cédric lui étaientfortement attachés, prétendaient que ce carac-tère paresseux ne provenait pas du manque decourage, mais seulement du manque de déci-sion. D’autres alléguaient que le vice hérédi-taire de l’ivrognerie avait absorbé ses facultés,qui n’étaient déjà pas très brillantes, et que lecourage passif et la douce bienveillance qui luirestaient n’étaient que la lie d’un caractère quiaurait pu mériter des éloges, mais dont les par-

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ties les plus précieuses s’étaient évaporées parune longue habitude de brutale débauche.

Ce fut à ce personnage, tel que nous venonsde le dépeindre, que le prince adressa sonordre impérieux de faire place à Isaac et à Ré-becca.

Athelsthane, tout stupéfait d’un ordre queles mœurs et les préjugés du temps rendaientsi insultant, ne voulut pas obéir ; indécis de sa-voir comment résister, il n’opposa que le visinertiae à la volonté de Jean, et, sans bouger,sans faire le moindre signe d’obéissance, il ou-vrit ses grands yeux gris et regarda le princeavec un ébahissement profondément gro-tesque. Mais Jean, impatienté, n’entendit pasen rester là.

— Ce porcher saxon, reprit-il, est endormi,ou il ne fait pas attention à moi ; piquez-le avecvotre lance, de Bracy, dit-il à un chevalier quiétait près de lui, et qui commandait une troupede libres compagnons ou condottieri, c’est-à-

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dire de mercenaires n’appartenant à aucunenation spéciale, mais qui s’attachaient tempo-rairement au prince qui les payait.

Il y eut un murmure, même parmi les gensde la suite du prince Jean ; mais de Bracy, dontla profession l’affranchissait de tout scrupule,allongea sa lance par-dessus l’espace entre lagalerie et la lice, et aurait exécuté les ordresdu prince avant que le nonchalant Athelsthaneeût recouvré assez de présence d’esprit pourmettre sa personne hors de la portée de l’arme,si Cédric, aussi prompt que son compagnonétait lent, n’eût, avec la rapidité de l’éclair, tiréhors du fourreau la courte épée qu’il portait, ettranché d’un seul coup la hampe de la lance.

Le sang monta au visage du prince Jean.Il jura un de ses plus terribles serments, et ilallait proférer quelque menace équivalente enviolence, quand il fut détourné de son dessein,en partie par sa suite, qui l’entoura, le conju-rant d’être patient, et en partie par un cri gé-

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néral parti de la foule, qui applaudissait haute-ment à la conduite courageuse de Cédric.

Le prince roula ses yeux avec indignation,comme s’il eût cherché une victime plus facile,et, rencontrant par hasard le regard assuré dumême archer qu’il avait déjà remarqué, et quiparaissait persister à applaudir, en dépit dusombre coup d’œil que le prince lança sur lui,il demanda pour quelle raison il acclamait ain-si :

— Je crie toujours hourra, dit le yeoman,quand je vois un beau coup vaillamment porté.

— Ah ! oui ? demanda le prince. En ce cas,tu peux toucher le noir toi-même, que je pense.

— Je toucherai le but d’un forestier donnépar un forestier, pourvu qu’il soit à bonne dis-tance, dit le yeoman.

— Il toucherait le but de Wat-Tyrrel à centyards, dit une voix du milieu de la foule.

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Mais personne ne put deviner d’où elle étaitpartie.

Cette allusion au sort de Guillaume le Roux,son grandpère(9), alarma et irrita le princeJean. Il se donna cependant cette satisfactionà lui-même de commander à ses hommesd’armes, qui entouraient la lice, de ne pointperdre de vue ce fanfaron, et il désigna le yeo-man.

— Par saint Grizel ! ajouta-t-il, nous auronsune preuve de l’adresse de cet homme, qui estsi prompt à donner son avis sur les actions desautres.

— Je n’entends pas fuir l’épreuve, dit leyeoman avec la tranquillité qui formait le ca-ractère principal de son maintien.

— En attendant, levez-vous, messieurs lesSaxons, dit le prince altier ; car, par la lumièredu ciel ! puisque je l’ai dit, le juif aura une placeau milieu de vous.

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— Non pas, s’il plaît à Votre Grâce ! noussommes indignes de nous mêler avec les chefsde la terre, dit le juif, car son ambition pourla préséance, bien qu’elle l’eût poussé à dispu-ter sa place avec le pauvre héritier des Montdi-dier, n’allait pas jusqu’à le pousser à faire inva-sion dans les privilèges des riches Saxons.

— Lève-toi, chien d’infidèle, quand je te lecommande ! dit le prince Jean, ou je te ferai ar-racher ta peau noire, et je la ferai tanner pourconfectionner une selle à mon cheval.

Ainsi stimulé, le juif se mit à monter les de-grés étroits et élevés par lesquels on arrivait àla galerie.

— Voyons un peu qui osera l’arrêter, dit leprince en fixant son œil sur Cédric, dont l’at-titude dénonçait l’intention de lancer le juif latête en bas.

Cette catastrophe fut prévenue par le bouf-fon Wamba, qui, s’élançant entre son maître etIsaac, s’écria, répondant au défi du prince :

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— Pardieu ! ce sera moi ! Il opposa à labarbe du juif, et en manière de bouclier, unmorceau de jambon qu’il tira de dessous sonmanteau, et dont sans doute il s’était muni lui-même de peur que le tournoi, durant trop long-temps, ne le forçât à un plus long jeûne que sonestomac ne pouvait le supporter. Se trouvantnez à nez avec l’abomination de sa tribu, tan-dis que le bouffon faisait tournoyer en mêmetemps son épée de bois au-dessus de sa tête, lejuif recula, perdit l’équilibre, et roula sur les de-grés, à la grande jubilation des spectateurs, quipartirent d’un immense éclat de rire, auquel leprince Jean et sa suite se joignirent cordiale-ment.

— À moi le prix, cousin prince ! s’écriaWamba ; j’ai vaincu mon ennemi en loyal com-bat, avec l’épée et le bouclier, ajouta-t-il enbrandissant le jambon d’une main et l’épée debois de l’autre.

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— Qui es-tu, que fais-tu, vaillant cham-pion ? demanda le prince Jean riant toujours.

— Un fou en ligne directe, répondit le bouf-fon ; je suis Wamba, fils de Witless, qui étaitfils de Weatherbrain, lequel était fils d’un alder-man.

— Qu’on fasse place au juif sur le devant ducercle inférieur ! dit le prince Jean, qui n’étaitpeut-être pas fâché de saisir une occasion dene pas persister dans son premier dessein ; carce serait contraire aux lois de la chevalerie, deplacer les vaincus avec les vainqueurs.

— Il serait bien pis encore de mettre l’usu-rier avec le fou, et le juif avec le jambon, ditWamba.

— Grand merci, bon compagnon, dit leprince Jean, tu me plais. Allons, Isaac, donne-moi une poignée de besants.

Comme le juif, ébahi de la demande, n’osaitpas refuser et, ne voulant pas consentir, fure-

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tait de la main dans le sac fourré qui pendait àsa ceinture, et cherchait peut-être à se rendrecompte combien peu de pièces pouvaient pas-ser pour une poignée, le prince s’inclina surle cou de son cheval et trancha l’hésitationd’Isaac en saisissant la sacoche même, et jetaà Wamba quelques-unes des pièces d’or qu’ellecontenait, continua son chemin dans la lice,abandonnant le juif aux huées de ceux qui l’en-touraient, et recevant lui-même autant de bra-vos que s’il venait d’accomplir la plus honnêteet la plus honorable action.

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Chapitre VIII.

Au milieu de la cavalcade, le prince Jeans’arrêta subitement, et, appelant près de lui leprieur de Jorvaulx, il déclara que la grande af-faire du jour avait été oubliée.

— Nous avons négligé, messire prieur, denommer la belle reine de l’amour et de la beau-té, qui doit distribuer la palme avec sa blanchemain. Quant à moi, je suis tolérant dans mesidées, et je veux bien donner ma voix à Rébec-ca aux yeux noirs.

— Sainte Vierge ! répondit le prieur levantles yeux avec horreur, une juive ! nous méri-terions d’être lapidés et chassés de la lice, etje ne suis pas encore assez vieux pour faire demoi un martyr ; en outre, je jure par mon saint

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patron que ses charmes sont bien inférieurs àceux de la belle Saxonne Rowena.

— Saxon ou juif, répondit le prince, chienou porc, peu m’importe ! Nommez Rébecca,vous dis-je, ne fût-ce que pour mortifier cesmanants saxons.

Mais, à ces mots, un murmure s’éleva,même parmi son propre entourage.

— Ceci dépasse la plaisanterie, monsei-gneur, dit de Bracy ; aucun chevalier ici nemettra sa lance en arrêt si l’on tente une pa-reille insulte.

— C’est une insulte sans nécessité, dit Wal-demar Fitzurze, un des plus vieux et des pluspuissants seigneurs de la suite de Jean ; et, siVotre Grâce osait la tenter, elle serait sûre deruiner ses projets.

— Je vous ai pris à mon service, messire,dit Jean, arrêtant brusquement son coursier,pour être mon serviteur et non mon conseiller.

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— Ceux qui suivent Votre Grâce dans lessentiers que vous parcourez, dit Waldemar luiparlant à voix basse, acquièrent le droit d’êtrevos conseillers ; car votre intérêt et votre salutne sont pas plus mis en jeu que les leurs.

Au ton dont cela fut dit, Jean vit qu’il étaitnécessaire de céder.

— Je ne voulais que plaisanter, dit-il, etvous vous retournez sur moi comme autant decouleuvres. Nommez qui bon vous semble, aunom du diable ! et soyez contents.

— Non, non, dit de Bracy, que le trône de labelle souveraine reste vacant jusqu’à ce que levainqueur soit nommé, et qu’il choisisse alorsla dame qui devra l’occuper. Cela ajoutera unefaveur de plus à son triomphe, et nos bellesdames apprendront par là à apprécier l’amourdes vaillants chevaliers qui peuvent les appelerà cet honneur.

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— Si Brian de Bois-Guilbert remporte leprix, dit le prince, je gage mon rosaire que jenomme la reine de l’amour et de la beauté.

— Bois-Guilbert, répliqua de Bracy, est unebonne lance ; mais il y en a d’autres dans cettelice, messire prieur, qui ne craindraient pas dese rencontrer avec lui.

— Silence, messieurs ! dit Waldemar, et quele prince prenne place sur son trône. Les che-valiers et les spectateurs sont également impa-tients. Les heures s’écoulent et il est urgent queles joutes commencent.

Le prince Jean, bien qu’il ne fût pas encoreroi, avait déjà trouvé en Waldemar Fitzurzetous les inconvénients d’un ministre favori,qui, lorsqu’il sert son souverain, le veut tou-jours servir selon ses idées. Cependant leprince n’essaya pas même de résister, bien queson caractère fût précisément un de ceux quise cramponnaient à des bagatelles ; et, s’as-seyant sur son trône entouré de ses serviteurs,

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il fit signe aux hérauts de proclamer les lois dutournoi, dont voici l’abrégé :

1 Les cinq tenants devaient répondre àtous les survenants.

2 Tout chevalier qui se présentait pourcombattre pouvait, si bon lui semblait, choisirson adversaire parmi les tenants, en touchantson bouclier. S’il le faisait avec le bois de salance, la lutte d’adresse se faisait, comme ondisait alors, à armes courtoises, c’est-à-direavec des lances à l’extrémité desquelles unmorceau de bois rond et plat était fixé, de ma-nière qu’on ne courait aucun danger, si ce n’estcelui résultant du choc des chevaux et des ca-valiers. Mais, si le bouclier était touché avec lapointe de la lance, on entendait par là que cecombat se ferait à outrance, c’est-à-dire que leschevaliers se battraient avec des armes tran-chantes comme dans une bataille réelle.

3. Quand les chevaliers tenants avaient ac-compli leur vœu en brisant chacun cinq lances,

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le prince devait nommer le vainqueur de lapremière journée du tournoi, lequel recevraitcomme prix un cheval de guerre d’une grandebeauté et d’une force sans égale, et, en outrede cette récompense, on déclara qu’il auraitl’honneur insigne de nommer la reine desamours et de la beauté, par les mains de la-quelle le prix serait délivré le jour suivant.

4. Il fut annoncé qu’il y aurait le second jourun tournoi général, auquel pouvaient prendrepart tous les chevaliers présents qui voudraientgagner de la gloire, et qui, partagés en deuxtroupes de nombre égal, pourraient combattrecourageusement, jusqu’au moment où le signalde cesser le combat serait donné par le princeJean.

La reine élue des amours et de la beautédevait alors ceindre le chevalier que le princeaurait jugé s’être le mieux conduit dans cetteseconde journée, d’une couronne composéed’une mince plaque d’or découpée en forme

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de laurier. Cette seconde journée mettait unterme aux joutes et aux jeux d’adresse. Mais,le troisième jour, le tir à l’arc, les combats detaureaux et autres divertissements plus spécia-lement destinés à l’amusement du peuple de-vaient avoir lieu. Par ces moyens, le princeJean cherchait à poser les bases d’une popula-rité qui bientôt était détruite par quelque acteinconsidéré d’une agression capricieuse contreles coutumes vénérées ou contre les préjugésde ce peuple.

La lice offrait, en ce moment, un spectaclevraiment magnifique : les galeries en amphi-théâtre étaient encombrées par tout ce qu’il yavait de noble, de grand, de riche et de beaudans les contrées septentrionales et centralesde l’Angleterre, et le contraste qu’on remar-quait dans les divers costumes des spectateursde haut rang rendait le coup d’œil aussi rayon-nant que splendide. La partie la plus basse del’enclos intérieur était peuplée de bons bour-geois et de yeomen à leur aise de la joyeuse

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Angleterre, qui faisaient avec leurs vêtementsplus modestes l’effet d’une bordure foncée au-tour d’un cercle de brillantes broderies, desti-née à leur donner plus de relief et d’éclat.

Les hérauts terminèrent l’annonce de leurproclamation par le cri d’usage : Largesse ! lar-gesse, galants chevaliers !

Sur quoi, une pluie de pièces d’or et d’ar-gent, jetée des galeries, tomba dans la lice, carc’était un point d’honneur parmi la chevaleriede faire preuve de libéralité envers ceux quele siècle considérait à la fois comme les secré-taires et les historiens de sa gloire.

La générosité des spectateurs fut acclaméepar le cri habituel de : Amour aux dames ! Mortaux champions ! Honneur aux généraux ! Gloireaux braves !

À ces cris répondirent les applaudissementsdu peuple, et une troupe nombreuse de trom-pettes firent entendre des fanfares sur leursinstruments guerriers.

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Quand tous ces bruits eurent cessé, labruyante cavalcade des hérauts sortit de lalice, où il ne resta plus que les maréchaux ducamp, qui, armés de pied en cap, et à cheval,demeuraient immobiles aux deux extrémitésdu champ clos. Pendant ce temps, le terrain àl’extrémité nord de la lice, bien que très vaste,se trouvait entièrement encombré de cheva-liers qui brûlaient du désir de signaler leuradresse contre les tenants, et, vu des galeries,cet espace offrait l’image d’une mer de pa-naches ondulants, entremêlés de casques étin-celants et de longues lances, au bout des-quelles on voyait souvent de petites bande-roles de la largeur environ d’une main, et qui,agitées par la brise, se mêlaient aux ondula-tions des panaches et ajoutaient à la vivacitédu spectacle.

Enfin on ouvrit les barrières, et cinq che-valiers désignés par le sort s’avancèrent dansl’arène. Un de ces champions précédait lesquatre autres chevauchant deux à deux. Ils

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étaient tous splendidement armés, et mon au-torité saxonne (le manuscrit de Wardour) rap-porte en détail leurs devises, leurs couleurs, etles broderies de leurs harnais.

Il est inutile de nous étendre sur ce sujet.

Pour emprunter quelques lignes à un auteurcontemporain qui a écrit trop peu, nous di-rons :

« Les chevaliers sont de la poussière, leursbrunes épées sont rouillées, et leurs âmes sontavec les saints, nous l’espérons.(10)

Leurs écussons ont dépéri sur les murs deleurs châteaux, qui, eux-mêmes, ne sont plusqu’un amas de gazon et de ruines poudreuses.Les lieux où ils vivaient autrefois les ont ou-bliés. Plus d’une race, depuis la leur, s’estéteinte et est tombée dans l’oubli, dans lesterres mêmes qu’ils possédaient avec toutel’autorité et des maîtres et des seigneurs féo-daux. Donc, à quoi bon faire connaître aux lec-

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teurs leurs noms ou les emblèmes fugitifs deleur rang comme guerriers ! »

Maintenant, sans se douter de l’oubli qui at-tendait leurs noms et leurs actions, les cham-pions s’avançaient dans la lice, contenant leurscoursiers fougueux, les obligeant d’aller au pas,et les faisant caracoler pour montrer en mêmetemps la grâce et l’adresse de leurs cavaliers.

Au moment où cette cavalcade entra dansla lice, les sons d’une musique barbare et sau-vage se firent entendre derrière les tentes deschevaliers tenants, où les musiciens étaient ca-chés.

Cette musique avait une origine orientale,ayant été importée de la Terre sainte, et le mé-lange des cymbales et des clochettes semblaiten même temps souhaiter la bienvenue et por-ter le défi aux chevaliers qui s’avançaient versla plate-forme, où se dressaient les tentes destenants ; puis, se séparant, chacun d’eux tou-

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cha de la hampe de sa lance le bouclier de l’ad-versaire avec lequel il désirait se mesurer.

Le commun des spectateurs, ainsi quebeaucoup de ceux d’une classe plus élevée,et même, dit-on, plusieurs d’entre les dames,furent un peu désappointés de ce que leschampions avaient choisi les armes courtoises,car la même classe de personnes qui de nosjours applaudit avec le plus de frénésie lesdrames les plus sanglants, s’intéressait à cetteépoque à un tournoi justement en proportiondu danger que couraient les combattants.

Ayant ainsi fait connaître leurs intentionspacifiques, les champions se retirèrent à l’ex-trémité de la lice, où ils restèrent alignés, tan-dis que les tenants, sortant chacun de son pa-villon, s’élancèrent en selle, et, conduits parBrian de Bois-Guilbert, descendirent de laplate-forme pour s’opposer individuellementau chevalier qui avait touché leur bouclier res-pectif.

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Au bruit des fanfares et des carillons, ilss’élancèrent au plein galop les uns contre lesautres, et telle était l’adresse supérieure ou labonne fortune des tenants, que ceux qui setrouvaient opposés à Bois-Guilbert, à Malvoi-sin et à Frontde-Bœuf, roulèrent sur le sol.L’adversaire de Grandmesnil, au lieu de dirigerla pointe de sa lance sur la visière de son en-nemi, la détourna tellement de la ligne, qu’ellese brisa contre le corps de son antagoniste ;circonstance que l’on considérait comme plusdisgracieuse que celle d’être complètementdésarçonné, parce que ce dernier désastre pou-vait être l’effet d’un accident, au lieu quel’autre annonçait de la maladresse et unegrande ignorance de l’arme et du cheval ; lecinquième chevalier seul soutint l’honneur deson parti, et courut honorablement avec le che-valier de Saint-Jean, sans avantage de part nid’autre.

Les cris de la multitude, ainsi que les accla-mations des hérauts et le retentissement des

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trompettes, annoncèrent le triomphe des vain-queurs et la défaite des vaincus.

Les premiers rentraient dans leurs pa-villons, et les derniers, se relevant le mieuxqu’ils purent, quittèrent la lice honteux et abat-tus, pour s’entendre avec les vainqueurs tou-chant la rançon de leurs armes et de leurs che-vaux, qui, selon les lois du tournoi, étaient ac-quis à leurs vainqueurs.

Le cinquième chevalier seulement resta as-sez longtemps dans la lice pour être accueillipar les applaudissements des spectateurs, aubruit desquels il se retira, aggravant ainsi lahonte de ses infortunés compagnons,

Un pareil nombre de chevaliers entra enlice une deuxième et une troisième fois, et,bien que les succès se balançassent, à la finl’avantage resta aux tenants, dont pas un neperdit la selle ni ne se détourna de son but,malheur qui survint à un ou deux des adver-saires dans chaque rencontre ; si bien que le

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courage de ceux qui leur étaient opposés pa-raissait considérablement diminué par ces suc-cès non interrompus.

Trois chevaliers seulement se présentèrentpour la quatrième rencontre, qui, évitant lesboucliers de Bois-Guilbert et de Front-de-Bœuf, se contentèrent de toucher ceux destrois autres chevaliers qui n’avaient pas faitpreuve d’autant de force et d’adresse.

Ce choix prudent ne fit pas changer le coursde la fortune : les tenants restaient toujoursvictorieux ; un de leurs adversaires fut renver-sé, et les deux autres manquèrent l’atteinte(11),c’est-à-dire de frapper leur antagoniste aucasque ou au bouclier d’une main ferme etforte, avec la lance en arrêt, de manière que lalance se brisât ou que l’adversaire fût renversé.

Après cette quatrième rencontre, il y eutune pause considérable, et il ne paraissait pasprobable que de nouveaux champions se pré-sentassent pour continuer la joute. Les spec-

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tateurs murmurèrent ; car, parmi les tenants,Malvoisin et Front-de-Bœuf s’étaient rendusimpopulaires par leur tyrannie, et les autres,à l’exception de Grandmesnil, étaient mal vuscomme étrangers.

Mais personne ne partagea ce sentiment demécontentement général aussi vivement queCédric le Saxon, qui voyait, dans chaque avan-tage remporté par les tenants normands, unnouveau triomphe sur l’honneur de l’Angle-terre ; par malheur, son éducation l’avait laisséétranger aux exercices de la chevalerie, bienqu’avec les armes de ses ancêtres saxons il sefût montré plus d’une fois un brave et cou-rageux soldat. Il regarda avec anxiété Athel-sthane, qui était familier avec les exercices deson siècle, comme pour l’engager à tenter uneffort personnel pour reconquérir la victoirequi passait dans les mains du templier et deses compagnons. Mais, malgré la bravoure deson cœur et la force de son corps, Athelsthaneavait des dispositions trop nonchalantes et

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trop peu ambitieuses pour faire l’effort que Cé-dric paraissait attendre de lui.

— La fortune est contre l’Angleterre, mon-seigneur, dit Cédric avec intention ; ne voussentez-vous pas excité à rompre une lance ?

— Je combattrai demain, dit Athelsthane,dans la mêlée : ce n’est pas la peine de m’armeraujourd’hui.

Deux choses déplurent à Cédric dans cediscours : il contenait le mot normand mêlée,pour exprimer un combat général, et il mon-trait de l’indifférence pour l’honneur de sonpays ; mais ce discours avait été prononcé parAthelsthane, et il le respectait si profondé-ment, qu’il ne voulut pas se permettre d’exa-miner de trop près les motifs de sa faiblesse.D’ailleurs, il n’eut pas le temps de faire d’autresréflexions, car Wamba lança son mot, faisantobserver qu’il valait mieux, bien que ce ne fûtpas beaucoup plus facile, être le meilleurhomme entre cent que le meilleur entre deux.

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Athelsthane prit cette observation pour uncompliment sérieux ; mais Cédric, qui compre-nait mieux la malice du bouffon, lui lança unregard sévère et menaçant ; et il fut heureuxpeut-être pour Wamba que le temps et le lieul’empêchassent de recevoir, malgré son emploiet son service, des marques plus sensibles duressentiment de son maître.

La suspension dans le tournoi se trouvaitremplie par la voix des hérauts, qui s’écriaient :

— Amour aux dames ! Brisez vos lances !Montrez-vous, galants chevaliers, car de beauxyeux contemplent vos hauts faits !

La musique des chevaliers tenants faisaitaussi entendre de grands éclats exprimant letriomphe et le défi, tandis que les manantssemblaient regretter un jour de fête qui parais-sait s’écouler sans divertissement. Parmi lesseigneurs, de vieux chevaliers se plaignaientde la décadence de l’esprit guerrier ; ils citaientles triomphes de leur jeunesse ; mais ils re-

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connaissaient eux-mêmes que le pays ne four-nissait plus de beautés aussi rayonnantes quecelles qui avaient excité l’enthousiasme dansles joutes des temps passés.

Le prince Jean commençait de parler à sasuite des apprêts du banquet, et de la nécessitéd’adjuger le prix à Brian de Bois-Guilbert, qui,avec une seule lance, avait renversé deux che-valiers et écarté un troisième.

La musique sarrasine des chevaliers te-nants venait d’achever une de ces longues etbruyantes fanfares qui avaient si souvent trou-blé le silence de la nuit, lorsqu’on entendit versl’extrémité septentrionale le son d’une trom-pette isolée, respirant l’accent du défi. Tous lesregards se tournèrent à l’instant vers le nou-veau champion que ce bruit annonçait, et labarrière ne fut pas plutôt ouverte, qu’il pénétradans la lice.

Autant qu’on pouvait juger un homme en-tièrement enseveli dans une armure, le nou-

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veau survenant dépassait à peine la taillemoyenne, et paraissait être plutôt svelte querobuste.

Son armure d’acier était richement incrus-tée d’or, et la devise visible de son bouclierétait un jeune chêne déraciné avec le mot es-pagnol desdichado, qui signifie déshérité.

Il montait un superbe cheval noir, et, entraversant la lice, il salua gracieusement lesdames en abaissant sa lance. L’adresse avec la-quelle il maniait son coursier, et quelque chosed’une grâce juvénile qui perçait dans ses ma-nières, lui gagnèrent la faveur du peuple, sen-timent que plusieurs manants exprimèrent ens’écriant :

— Touchez le bouclier de Ralph de Vipont !touchez le bouclier de l’hospitalier ! c’est luiqui est le moins solide sur sa selle, c’est celuidont vous aurez le meilleur marché !

Mais le champion, s’avançant au milieu deces insinuations bienveillantes, monta sur la

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plate-forme par le chemin incliné qui y condui-sait de la lice, et, au grand étonnement de tousceux qui étaient présents, poussant son chevaldirectement vers le pavillon central, frappa dufer de sa lance et fit résonner l’écu de Brian deBois-Guilbert.

Tous demeurèrent étonnés de cette au-dace ; mais personne ne le fut autant que lechevalier redoutable, ainsi défié au combat àoutrance, et qui s’attendait si peu à ce rude car-tel, qu’il se tenait avec insouciance à la portede son pavillon.

— Vous êtes-vous confessé, mon frère ? ditle templier ; avez-vous entendu la messe cematin, que vous mettez si franchement votrevie en péril ?

— Je suis mieux préparé à la mort que toi,répondit le chevalier Déshérité ; car c’est sousce nom que l’étranger avait été inscrit au livredu tournoi.

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— Prends ta place dans la lice ! dit Bois-Guilbert, et regarde pour la dernière fois le so-leil ; car tu passeras la nuit prochaine au para-dis.

— Grand merci de ta courtoisie, répliqua lechevalier Déshérité, et, pour la reconnaître, jete conseille de prendre un cheval frais et unelance neuve ; car, sur mon honneur ! tu aurasbesoin de l’une et de l’autre.

S’étant ainsi exprimé avec confiance, il fitdescendre à reculons à son cheval la pentequ’il avait gravie, et traversa la lice de la mêmemanière, jusqu’à ce qu’il eût atteint l’extrémiténord, où il se tint immobile, attendant son ad-versaire.

Cette nouvelle preuve d’adresse en équita-tion lui valut les applaudissements de la multi-tude.

Bien qu’irrité des conseils que lui avait don-nés son adversaire, Brian de Bois-Guilbert nenégligea pas ses avis, car son honneur était

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trop sérieusement intéressé pour lui faire né-gliger rien qui pût lui assurer la victoire surcet audacieux. Il échangea son cheval contreun autre frais et éprouvé, plein de force etde courage. Il prit une nouvelle lance de boisdur, de peur que la première n’eût été endom-magée dans les précédentes rencontres qu’ilavait soutenues. Enfin, il mit de côté son bou-clier, légèrement faussé, et en reçut un autredes mains de ses écuyers ; son premier bou-clier ne portait que la devise générale de sonmaître, et représentait deux chevaliers montéssur le même cheval, emblème qui exprimaitl’humilité et la pauvreté primitives des tem-pliers, qualités qu’ils avaient échangées depuiscontre l’arrogance et la richesse, qui causèrentà la fin la suppression de l’ordre. Le nouveaubouclier de BoisGuilbert représentait un cor-beau en plein vol, tenant un crâne dans sagriffe, et portant ces mots : Gare le corbeau !

Lorsque les deux adversaires se trouvèrentvis-à-vis l’un de l’autre aux deux extrémités de

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la lice, l’attention du public fut tendue au plushaut degré. Peu d’entre eux prévoyaient la pos-sibilité que la rencontre se terminât à l’avan-tage du chevalier Déshérité ; cependant soncourage et sa galanterie lui avaient déjà gagnéla bienveillance générale.

À peine les trompettes eurent-elles donnéle signal, que les champions quittèrent leurposte avec la rapidité de l’éclair, et se rencon-trèrent au centre de la lice, dans un choc sem-blable à un coup de foudre. Leurs lances vo-lèrent en éclats jusqu’au poignet, et il semblaun moment que les deux chevaliers étaient àterre ; car le choc avait obligé les deux cour-siers à ployer sur le jarret. L’habileté des cava-liers les fit redresser au moyen de la bride etde l’éperon, et, après s’être regardés mutuelle-ment un instant avec des yeux qui semblaientlancer l’éclair à travers la grille de leur visière,chacun d’eux fit une demi-volte et se retira àl’extrémité de la lice, où il reçut une nouvellelance de ses serviteurs.

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Un cri immense des spectateurs, le déploie-ment des écharpes et des mouchoirs qu’on agi-tait, et des acclamations unanimes témoi-gnaient de l’intérêt que prenaient les specta-teurs à cette rencontre, la plus égale et lamieux accomplie qui eût encore signalé cettejournée ; mais, dès que les deux chevalierseurent repris leur poste, la clameur des applau-dissements fit place à un silence si profond,qu’on eût dit que la foule craignait même derespirer.

Une pause de quelques instants fut accor-dée, afin que les combattants et les chevauxpussent reprendre haleine. Ensuite le princeJean, avec son bâton, fit signe aux trompettesde sonner la charge.

Les champions s’élancèrent de nouveau deleur poste et se rencontrèrent au centre de lalice avec la même rapidité, la même adresse,la même violence, mais non pas avec le mêmerésultat que la première fois.

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Dans cette nouvelle rencontre, le templierajusta le centre du bouclier de son ennemi, etle frappa si juste et avec tant de force, que salance vola en éclats, et que le chevalier Déshé-rité s’accula sur sa selle. De l’autre côté, cetadversaire avait, dès le commencement de sacarrière, dirigé sa lance sur le bouclier de Bois-Guilbert ; mais, changeant de but presque aumoment du choc, il visa le casque, but plusdifficile à atteindre, mais qui, lorsqu’on l’attei-gnait, rendait le coup plus irrésistible. Il frap-pa fort et bien le Normand à la visière, dontla pointe de sa lance accrocha la grille. Toute-fois, et malgré ce désavantage, le templier sou-tint sa haute réputation, et, sans les courroiesde sa selle qui se rompirent, il n’aurait peut-être pas été désarçonné. Il arriva cependantque selle, homme et cheval roulèrent à terresous un nuage de poussière.

Se débarrasser des étriers et de son chevaltombé fut pour le templier à peine l’affaire d’uninstant, et, hors de lui à cause de sa disgrâce

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et des acclamations dont elle fut accueillie parles spectateurs, il tira son épée et la brandit endéfiant son vainqueur.

Le chevalier Déshérité s’élança de son che-val et tira aussi son épée ; mais les maréchauxdu camp poussèrent leurs chevaux entre eux,et leur rappelèrent que les lois du tournoi nepermettaient pas, dans le cas présent, ce genrede combat.

— Nous nous retrouverons, je l’espère, ditle templier en lançant un regard courroucé àson adversaire, et dans un endroit où il n’y au-ra personne pour nous séparer.

— Si nous ne nous revoyons pas, dit le che-valier Déshérité, la faute n’en sera pas à moi ; àpied ou à cheval, à la lance ou à la hache ou àl’épée, je suis également disposé à te faire rai-son.

D’autres paroles encore plus vives auraientété échangées, si les maréchaux, croisant leurs

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lances entre eux, ne les eussent obligés de seséparer.

Le chevalier Déshérité revint à sa premièreplace et Bois-Guilbert rentra dans sa tente, oùil resta pendant le reste de la journée dansl’agonie du désespoir.

Sans descendre de cheval, le vainqueur de-manda une coupe de vin, et, baissant la visièrede son casque, il annonça qu’il buvait « à tousles vrais cœurs anglais et à la confusion des ty-rans étrangers ! »

Le gigantesque Front-de-Bœuf, revêtud’une armure noire, fut le premier qui s’offritpour la joute. Il portait sur un bouclier blanc latête d’un taureau noir, presque effacé par lesnombreuses rencontres qu’il avait soutenues,et sur lequel se lisait cette arrogante devise :Cave, adsum.

Le chevalier Déshérité obtint sur cet adver-saire un avantage léger mais décisif. Les deuxchevaliers brisèrent leurs lances également ;

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mais Front-de-Bœuf, qui avait quitté un étrierdans le choc, fut jugé comme ayant eu le désa-vantage.

Dans sa troisième rencontre, contre Phi-lippe de Malvoisin, l’étranger fut égalementheureux ; il frappa ce baron si vigoureusementau casque, que les courroies se rompirent, etMalvoisin, qui serait tombé s’il n’eût pas perduson casque, fut déclaré vaincu comme sescompagnons.

Dans son quatrième combat, contre Grand-mesnil, le chevalier Déshérité fit preuve d’au-tant de courtoisie qu’il avait jusque-là déployéde courage et d’adresse. Le cheval de Grand-mesnil, jeune et ardent, se dressa sur ses piedsde derrière et se cabra en fournissant sa car-rière, de manière à détourner le coup de soncavalier, et l’étranger, dédaignant de profiterde cet accident, leva sa lance et, passant prèsde son adversaire sans le toucher, fit faire unevolte à son cheval et regagna sa place dans la

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lice, faisant offrir à son ennemi par un hérautla chance d’un second combat.

Grandmesnil refusa d’en profiter, s’avouantvaincu autant par la courtoisie que parl’adresse de son adversaire.

Ralph de Vipont vint terminer la liste destriomphes du vainqueur : il fut lancé à terreavec une telle force, que le sang jaillit de sonnez et de sa bouche, et qu’on l’emporta éva-noui dans sa tente.

Les acclamations de plusieurs milliers despectateurs saluèrent la décision unanime duprince et des maréchaux, annonçant que leshonneurs de cette journée étaient dévolus auchevalier Déshérité.

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Chapitre IX.

Guillaume de Wyvil et Étienne de Martivalfurent les premiers à offrir leurs complimentsau vainqueur, le priant en même temps de lais-ser délacer son casque ou du moins de leversa visière avant qu’ils le conduisissent devantle prince Jean, afin de recevoir de ses mains leprix du tournoi du jour.

Le chevalier Déshérité déclina leur prièreavec toute la courtoisie chevaleresque pos-sible, alléguant qu’il ne pouvait permettre ence moment que l’on vît son visage, pour les rai-sons qu’il avait dites au héraut au moment oùil était entré en lice. Les maréchaux furent par-faitement satisfaits de cette réplique ; car, par-mi les vœux fréquents et capricieux par les-

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quels les paladins avaient coutume de se lierpendant les jours de la chevalerie, il n’y enavait pas de plus communs que ceux par les-quels ils s’engageaient à garder l’incognitopour un certain temps, ou jusqu’à ce qu’ilseussent mis à fin une aventure quelconque.

Les maréchaux n’insistèrent donc pas pourpénétrer le mystère dont voulait s’envelopperle chevalier Déshérité, mais, après avoir an-noncé au prince Jean le désir qu’avait mani-festé le vainqueur de rester inconnu, ils lui de-mandèrent la permission de le mener devantSa Grâce pour recevoir la récompense due à savaleur.

La curiosité de Jean fut excitée par le mys-tère qu’observait l’étranger ; et, comme il étaitdéjà mécontent du résultat du tournoi, dans le-quel tous les tenants qu’il favorisait avaient étésuccessivement défaits par un seul chevalier, ilrépondit orgueilleusement aux maréchaux :

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— Par l’auréole de Notre-Dame ! ce pauvrechevalier me semble aussi déshérité de sacourtoisie que de ses terres, puisqu’il veut pa-raître devant nous sans découvrir son visage.Soupçonnez-vous, messeigneurs, dit-il en setournant vers sa suite, quel peut être ce preuxqui se comporte si orgueilleusement ?

— Je ne saurais le deviner, répondit de Bra-cy, et je ne croyais point qu’il se trouvât entreles quatre mers qui entourent la Grande-Bre-tagne un champion capable de renverser cinqchevaliers dans un seul jour de joute. Par mafoi ! je n’oublierai jamais la force avec laquelleil a secoué de Vipont. Le pauvre hospitalier aété lancé hors de sa selle comme une pierrehors de la fronde.

— Ne vous vantez pas de cela, dit un che-valier de Saint-Jean qui se trouvait là, votrechampion du Temple n’a pas eu meilleurechance… J’ai vu votre brave lance Bois-Guil-

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bert faire trois tours sur lui-même, saisissant àchaque tour le sable à pleines mains.

Comme de Bracy était attaché au templier,il eût désiré répondre ; mais le prince Jean s’in-terposa.

— Silence, messieurs ! dit-il ; quelle vainediscussion soulevez-vous là ?

— Le vainqueur attend toujours le bon plai-sir de Votre Altesse, reprit de Wyvil.

— C’est notre plaisir, répondit Jean, qu’ilattende ainsi jusqu’à ce que nous ayons appriss’il n’y a personne qui puisse au moins devinerson nom et sa qualité ; quand il y resterait jus-qu’à la nuit tombante, il a fait un assez rudetravail pour ne pas avoir froid.

— Votre Altesse, dit Waldemar Fitzurze, nerendra pas au vainqueur l’honneur qu’elle luidoit en l’obligeant d’attendre jusqu’à ce quenous ayons dit à Votre Altesse ce que nousne pouvons savoir. Mais, du moins, je ne sau-

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rais former aucune conjecture, à moins quece ne soit une des bonnes lances qui ont ac-compagné le roi Richard en Palestine, et quise traînent péniblement de la Terre sainte versleurs foyers.

— Serait-ce le comte de Salisbury ? ditde Bracy. C’est à peu près la même taille.

— C’est plutôt sir Thomas de Multon, che-valier de Gilsland, reprit Fitzurze ; Salisbury aplus de corpulence.

Une voix s’éleva alors au milieu du cortège ;mais à qui appartenait-elle ? on ne sait.

— N’est-ce pas peut-être le roi ? n’est-cepas Richard Cœur-de-Lion lui-même ?

— À Dieu ne plaise ! dit le prince Jean de-venant en même temps, et malgré lui, aussipâle que la mort, et en s’affaissant sur lui-même comme s’il lui venait d’être brûlé par laflamme d’un éclair. Waldemar, de Bracy, mesbraves chevaliers et gentilshommes, souvenez-

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vous de vos promesses, et tenez ferme pourmoi.

— Aucun danger ne vous menace, dit Wal-demar Fitzurze ; connaissez-vous donc si peules membres gigantesques du fils de votre père,que vous pensiez qu’il puisse tenir dans lecontour de l’armure que vous voyez là-bas. DeWyvil et Martival, vous ferez bon service àvotre prince en amenant le vainqueur au piedde son trône, pour mettre fin à une erreur quia chassé tout le sang de ses joues. Regardez-lede plus près, continua-t-il ; Votre Altesse verraqu’il s’en faut de trois pouces qu’il n’ait la tailledu roi Richard, et deux fois autant qu’il n’ait lamême largeur d’épaules ; le cheval qu’il monten’aurait pu, pour une seule course, supporter lepesant fardeau du roi Richard.

Pendant qu’il parlait encore, les maréchauxavaient amené le chevalier Déshérité jusqu’aupied des degrés qui montaient de la lice autrône du prince Jean, toujours tourmenté de

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l’idée que son frère, tant offensé par lui et au-quel il devait une si grande reconnaissance, ve-nait d’apparaître dans son royaume ; les dis-semblances indiquées par Fitzurze ne furentpas suffisantes pour bannir tout à fait lescraintes du prince ; et, tandis qu’avec un élogecourt et embarrassé il lui faisait livrer le chevalde bataille assigné comme prix, il tremblait depeur que de la visière baissée de ce fantômecouvert de mailles, qu’il voyait devant lui, il nesortît une réponse dans laquelle il reconnût lesaccents terribles et sonores de la voix de Ri-chard Cœur-de-Lion.

Mais le chevalier Déshérité ne répliquapoint un seul mot au compliment du prince,qu’il remercia seulement par une profonde ré-vérence.

Le coursier fut conduit dans la lice par deuxpalefreniers richement vêtus : l’animal lui-même était caparaçonné d’une splendide ar-mure de guerre qui, cependant, aux yeux d’un

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meilleur juge, n’ajoutait rien au prix de la noblebête. Posant une main sur le pommeau de laselle, le chevalier Déshérité sauta sur le dos ducheval sans faire usage de l’étrier, et, brandis-sant hautement sa lance, il fit deux fois le tourde la lice, faisant ressortir toutes les qualités desa monture avec l’adresse d’un parfait écuyer.Ce que l’on aurait pu soupçonner de vanité,dans cette manœuvre, fut écarté par la conve-nance qu’il y avait de la part du vainqueur àfaire briller aux yeux de l’assemblée la récom-pense dont il venait d’être honoré, et le cheva-lier fut salué de nouveau par les acclamationsde tous les spectateurs.

Sur ces entrefaites, le prieur de Jorvaulxavait murmuré à l’oreille du prince que le vain-queur, après avoir fait preuve de valeur, devaitfaire preuve de bon jugement, en choisissant,parmi les beautés qui illuminaient les galeries,une dame qui pût occuper le trône de la reinede la beauté et des amours, et qui dût délivrerle jour suivant le prix du tournoi. Le prince,

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en conséquence, fit un signe avec son bâton,comme le chevalier passait devant lui à son se-cond tour de lice. Le chevalier se retourna versle trône, et, abaissant sa lance jusqu’à ce que lapointe fût à un pied de terre, il demeura immo-bile comme s’il attendait les ordres du princeJean, et tout le monde admira l’adresse aveclaquelle il réduisit à l’instant la fougue de soncheval, emporté par un mouvement violent etpar une ardente excitation, à l’immobilitéd’une statue équestre.

— Chevalier Déshérité, dit le prince Jean,puisque c’est là le seul titre qu’on peut vousdonner, il est maintenant de votre devoir, aussibien que dans vos privilèges, de désigner lanoble dame qui, comme reine de la beauté etde l’amour, doit présider à la fête de demain.Si, en votre qualité d’étranger, il fallait, pourvous guider, le secours d’un autre jugementque le vôtre, nous ne pouvons que vous direqu’Alicia, la fille de notre brave chevalier Wal-demar Fitzurze, a depuis longtemps été recon-

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nue à notre cour comme étant la plus noble etla plus belle ; néanmoins, il est de votre incon-testable prérogative de conférer à la dame devotre préférence cette couronne, par le don delaquelle l’élection de la reine de demain seraformelle et complète. Levez votre lance !

Le chevalier obéit, et le prince Jean plaçasur la pointe de sa lance une couronne enrichied’un cercle d’or et dont l’extrémité était rele-vée par des fers de flèche et des cœurs en-tremêlés, comme sur une couronne ducale lesperles et les feuilles de fraisier.

Dans cette insinuation, qu’il laissait échap-per à l’égard de la fille de Waldemar Fitzurze,Jean avait plus d’un motif, dont chacun étaitinspiré par un esprit étrange, composé d’insou-ciance et de présomption, d’astuce et de basartifices. Il cherchait à bannir de la pensée deschevaliers qui l’entouraient sa plaisanterie in-décente et inacceptable relativement à la juiveRébecca ; il cherchait aussi à se concilier Wal-

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demar, le père d’Alicia, pour lequel il éprouvaitune certaine crainte respectueuse, et qui, plu-sieurs fois pendant la journée, s’était montrémécontent de ce qui se passait. Il avait,d’ailleurs, le désir de s’insinuer dans les bonnesgrâces de la dame, car Jean était pour le moinsaussi licencieux dans ses plaisirs qu’effrénédans son ambition ; mais, outre toutes ces rai-sons, il voulait soulever contre le chevalierDéshérité, pour lequel il éprouvait déjà uneinsurmontable aversion, un puissant ennemidans la personne de Waldemar Fitzurze, le-quel, pensa-t-il, ressentirait hautement l’injus-tice faite à sa fille, dans le cas où le vainqueurferait un autre choix, ce qui n’était pas impro-bable.

Ce fut ce qui arriva ; car le chevalier Déshé-rité passa tout près de la galerie attenante àcelle du prince, où lady Alicia était assise danstoute la splendeur d’une beauté triomphante,et, s’avançant aussi lentement que jusqu’alorsil avait rapidement couru autour de la lice, il

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parut exercer son droit d’examiner le grandnombre de charmants visages qui ornaient cecercle resplendissant.

C’était une chose curieuse à voir que la co-quetterie des jeunes femmes qui soutenaientcet examen : pendant le temps de sa durée,les unes rougissaient, les autres se donnaientdes airs d’orgueil et de dignité, d’autres encoreregardaient droit devant elles et tentaient deparaître ignorantes de ce qui se passait,quelques-unes reculèrent alarmées, ce quipeut-être était affecté, et d’autres firent de leurmieux pour ne pas sourire, tandis que deuxou trois d’entre elles se mirent, au contraire,à rire aux éclats ; il y en eut aussi quelques-unes qui baissèrent leur voile pour cacher leurscharmes ; mais, comme le manuscrit de War-dour prétend que celles-ci avaient déjà eu dixans de règne comme beauté, on peut supposerqu’elles étaient satisfaites de la part qu’ellesavaient eue à de pareilles vanités, et qu’ellesvoulaient retirer leurs prétentions afin de don-

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ner toute chance aux beautés ravissantes dusiècle.

Enfin le champion s’arrêta au-dessous dubalcon sur lequel lady Rowena était assise, etla curiosité des spectateurs fut portée aucomble. Il est juste d’avouer que, si la sympa-thie qu’inspiraient ses succès avait pu influen-cer le chevalier Déshérité, la partie de la licedevant laquelle il passait méritait sa prédilec-tion.

Cédric le Saxon, transporté de joie à la vuede la défaite du templier, et plus encore parla mésaventure de ses deux ennemis Malvoisinet Front-de-Bœuf, avait, le corps penché horsdu balcon, accompagné le vainqueur dans cha-cune de ses courses, non pas des yeux seule-ment, mais avec tout son corps et toute sonâme. Lady Rowena avait de son côté suivi lesévénements de la journée avec une attentionégale, mais sans trahir ouvertement un intérêtaussi intense. Il n’y avait pas jusqu’au noncha-

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lant Athelsthane, qui, ayant un peu secoué sonapathie, n’eût demandé un grand gobelet devin épicé et ne l’eût bu à la santé du chevalierDéshérité.

Un autre groupe, placé sous la galerie occu-pée par le Saxon, avait montré tout autant d’in-térêt pour le résultat de la journée.

— Père Abraham, dit Isaac d’York, quand lapremière course eut été achevée entre le tem-plier et le chevalier Déshérité, avec quelle fu-reur il chevauche ce gentil et bon cheval, quiest venu de l’Afrique même ; il n’en a pas plusde souci que si c’était le poulain d’un âne sau-vage ; et cette noble armure qui a valu tant desequins à Joseph Pereira, l’armurier de Milan,sans compter soixante et dix pour cent de pro-fit, il en fait aussi peu de cas que s’il l’eût trou-vée sur le grand chemin.

— S’il met en péril sa propre personne etses membres, mon père, dit Rébecca, en sou-

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tenant une si terrible lutte, comment espérez-vous qu’il épargnera le cheval et l’armure ?

— Enfant, reprit Isaac un peu irrité, tu nesais ce que tu dis ; son cou et ses membressont à lui, mais son cheval et son armure ap-partiennent à… Ô patriarche Jacob ! qu’allais-je dire ? Néanmoins, c’est un brave jeunehomme ; vois, Rébecca, regarde, il va encore li-vrer bataille au Philistin. Prie, mon enfant, priepour le salut du brave jeune homme, et du che-val rapide et de la riche armure. Dieu de mespères ! s’écria-t-il de nouveau, il a vaincu ; lePhilistin incirconcis est tombé sous sa lance,de même que Og, roi de Basan, et Sihon, roides Ammonites, sont tombés sous le glaive denos pères. Sûrement il prendra leur or et leurargent et leurs chevaux de bataille, ainsi queleurs armes d’airain et d’acier, comme sa proieet comme son butin.

La même inquiétude fut exprimée par ledigne juif pendant toutes les courses qui furent

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accomplies, et il manqua rarement de risquerun calcul rapide touchant la valeur du chevalet de l’armure qui devenaient la propriété duchampion à chaque nouveau succès. Il y eutdonc un très grand intérêt attaché au triomphedu chevalier Déshérité par tous ceux qui occu-paient la partie de la lice devant laquelle il pas-sait maintenant.

Soit par indécision, soit par tout autre mo-tif, le champion du jour demeura immobilependant plus d’une minute, tandis que les yeuxdes spectateurs silencieux étaient rivés sur sesmouvements ; puis, graduellement et avecgrâce, abaissant la pointe de sa lance, il déposala couronne qu’elle soutenait aux pieds de labelle Rowena ; les fanfares retentirent sur lechamp, tandis que les hérauts proclamaient la-dy Rowena la reine de la beauté et des amourspour le jour suivant, menaçant de peine pro-portionnée au crime tous ceux qui désobéi-raient à son autorité ; ensuite ils répétèrentleur cri de largesse ! auquel Cédric, dans l’exal-

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tation de sa joie, répondit par une ample gé-nérosité à laquelle Athelsthane, bien que d’unemanière plus lente, ajouta un don non moinsconsidérable.

Il s’éleva quelques murmures parmi les de-moiselles de race normande qui avaient aussipeu l’habitude de voir la préférence donnéeà une beauté saxonne qu’en avaient les sei-gneurs normands d’essuyer des défaites dansles jeux de la chevalerie, qu’eux-mêmesavaient établis.

Mais ces bruits de dissentiment furentétouffés par les cris populaires de « Vive ladyRowena, la bonne et légitime reine des amourset de la beauté ! » et auxquels beaucoup deceux qui se trouvaient dans l’arène inférieureajoutèrent : « Vive la princesse saxonne ! vivela race de l’immortel Alfred ! »

Toutefois, quelque malsonnantes quefussent ces acclamations pour le prince et pourceux qui l’entouraient, il se vit obligé de ratifier

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la nomination du vainqueur, et, par consé-quent, il quitta son trône en criant :

— À cheval ! Et, montant sur son genet, ac-compagné de sa suite, il rentra dans la lice. Leprince s’arrêta un moment sous la galerie delady Alicia, à laquelle il fit ses compliments, di-sant en même temps à ceux qui l’entouraient :

— Par le Ciel, messires, si les actions duchevalier, en fait d’armes, ont démontré qu’il ades membres et des tendons, son choix n’aurapas moins prouvé que ses yeux ne sont pas desplus clairvoyants.

Ce fut en cette occasion, comme pendanttoute sa vie, le malheur de Jean de ne pas com-prendre parfaitement l’esprit de ceux qu’il vou-lait concilier. Waldemar Fitzurze fut plutôt of-fensé que flatté d’entendre le prince exprimeraussi franchement son avis sur la façon légèredont sa fille avait été traitée.

— Je ne connais pas de droit de chevalerie,dit-il, qui soit plus précieux et plus inaliénable

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que celui qui donne à chaque chevalier la liber-té de choisir sa dame d’amour selon son proprejugement ; ma fille ne recherche les hommagesde personne, et, dans son caractère commedans son rang, elle ne manquera jamais de re-cevoir la mesure entière de ce qui lui est dû.

Le prince Jean ne répondit pas ; mais, pi-quant son cheval, comme pour donner passageà sa mauvaise humeur, il fit bondir l’animal de-vant lui jusqu’à la galerie où Rowena était as-sise avec la couronne toujours à ses pieds.

— Ceignez, belle dame, dit-il, la marque devotre souveraineté, à laquelle personne ne faitvœu de rendre un plus sévère hommage quenous, Jean d’Anjou ; et, s’il vous plaît au-jourd’hui, avec votre tuteur et ami, d’honorernotre banquet au château d’Ashby, nous ap-prendrons à connaître la souveraine au servicede laquelle nous nous vouons demain.

Rowena garda le silence, et Cédric réponditpour elle en saxon.

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— Lady Rowena, dit-il, ne possède pas lalangue dans laquelle il lui faudrait répondre àvotre courtoisie et soutenir son rôle dans votrefestin ; moi-même et le noble Athelsthane deConingsburg, nous ne parlons que la langueet ne pratiquons que les manières de nos an-cêtres ; nous déclinons donc avec reconnais-sance l’invitation courtoise de Votre Altesseau banquet. Demain, lady Rowena prendra surelle l’honorable charge à laquelle elle a été ap-pelée par le libre choix du chevalier vainqueur,confirmé par les acclamations du peuple.

Ce disant, Cédric ramassa la couronne etla plaça sur le front de Rowena, comme signequ’elle acceptait l’autorité momentanée qu’onlui décernait.

— Que dit-il ? demanda le prince Jean af-fectant de ne pas comprendre la languesaxonne, dans laquelle toutefois il était trèsversé.

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Le sens du discours de Cédric lui fut répétéen français.

— C’est bien, dit-il ; demain, nous condui-rons nous-même cette silencieuse souveraineà sa place d’honneur. Vous au moins, messirechevalier, dit-il se tournant vers le vainqueur,qui était resté près de la galerie, vous assiste-rez à notre banquet.

Mais, parlant pour la première fois d’unevoix basse et saccadée, le chevalier s’excusa,donnant pour prétexte la fatigue et la nécessitéde se préparer pour la rencontre du lendemain.

— C’est bien, dit fièrement le prince ; bienque nous n’ayons pas l’habitude d’essuyer depareils refus, nous tâcherons de digérer notresouper le mieux que nous pourrons, quoiqu’ilne soit honoré ni par la présence du plus heu-reux dans les armes, ni par celle de la reine debeauté qu’il a préférée.

En parlant ainsi, il se disposait à quitter lalice avec son brillant cortège, et, tournant la

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tête de son cheval dans cette intention, il don-na le signal pour la dispersion des spectateurs.

Cependant, avec la mémoire vindicativequi est le propre d’un orgueil offensé, surtoutquand il est combiné avec un esprit inférieurdont il avait la conscience, Jean eut à peinefait trois pas, que, se retournant de nouveau, ilfixa un œil de féroce ressentiment sur le yeo-man qui lui avait déplu dans la partie matinalede la journée, et donna ses ordres aux hommesd’armes qui se tenaient près de lui.

— Sur vos têtes, dit-il, ne permettez pas audrôle de s’échapper !

Le yeoman soutint le regard courroucé duprince avec la même invariable fermeté qu’ilavait montrée la première fois, disant avec unsourire :

— Je n’ai point l’intention de quitter Ashbyavant après-demain ; je veux voir comment lesarchers de Stafford et de Leicester lancent une

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flèche : les forêts de Needwood et de Charn-wood doivent produire de bons tireurs.

— Et moi, dit le prince Jean à ses servi-teurs, sans répliquer directement, je veux voircomment il tire lui-même, et malheur à lui sison adresse ne sert pas d’excuse à son inso-lence !

— Il est bien temps, dit de Bracy, que l’ou-trecuidance de ces paysans soit réprimée parquelque exemple signalé.

Waldemar Fitzurze, qui jugeait probable-ment que son patron ne prenait pas le cheminle plus court pour arriver à la popularité, haus-sa les épaules et garda le silence. Le princeJean continua sa sortie de la lice, et la disper-sion de la multitude devint générale.

Par divers chemins, selon les différentsquartiers d’où ils venaient, et par groupes plusou moins nombreux, on vit les spectateurs seretirer de la plaine ; la partie la plus nombreuses’écoula vers la ville d’Ashby, où le plus grand

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nombre des personnages distingués avaientleur logement dans le château, et où d’autresavaient trouvé un logis dans la ville même ;au nombre de ces derniers étaient des cheva-liers qui avaient déjà paru au tournoi ou quise proposaient de combattre le jour suivant ;ils s’avançaient lentement le long de la route,devisant sur les événements du jour, au milieudes acclamations de la populace.

Le même accueil fut fait au prince Jean,bien qu’il les dût plutôt à la splendeur de soncostume et de son cortège qu’à la popularité deson caractère.

Une acclamation plus sincère et plus géné-rale, et en même temps plus méritée, salua levainqueur du jour jusqu’à ce que, cherchant àse soustraire à l’attention de la foule, il accep-tât l’hospitalité d’un de ces pavillons aux ex-trémités de la lice, qui lui fut courtoisement of-ferte par les maréchaux du camp.

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Aussitôt qu’il se fut retiré sous sa tente,beaucoup de ceux qui étaient restés auprès desautres dans la lice pour entrevoir le cheva-lier et former des conjectures sur lui se disper-sèrent également.

Le bruit et le tumulte, qui accompagnenttoujours un grand concours d’hommes rassem-blés dans la même localité et qui ont été agitéspar les mêmes événements, furent maintenantremplacés par le bourdonnement éloigné desgroupes divers qui se retiraient dans toutesles directions, et ce bourdonnement lui-mêmes’éteignit bientôt dans le silence.

Nul autre ne se fit alors entendre, sauf lesvoix des domestiques, qui dépouillaient les ga-leries des coussins et des tapisseries, afin deles mettre en sûreté pour la nuit, et se dispu-taient entre eux les restes de vin et les reliefsdes repas que l’on avait servis aux spectateurs.

Au-delà des bornes de la lice, plus d’uneforge fut élevée, et ces forges commencèrent

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bientôt à luire à travers le crépuscule, annon-çant le travail des armuriers, qui continuèrentpendant toute la nuit à réparer et à faire deschangements dans les armures que l’on devaitemployer de nouveau le lendemain.

Une forte garde d’hommes d’armes, relevéepar intervalles et de deux heures en deuxheures, fut placée autour de l’arène et y restajusqu’au lever du soleil.

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Chapitre X.

Le chevalier Déshérité n’eut pas plutôt re-gagné son pavillon, que les écuyers et lespages vinrent lui offrir leurs services pour ledésarmer, lui apprêter des habits de rechange,et l’engager à prendre un bain. Leur zèle encette circonstance était peut-être aiguisé par lacuriosité ; car chacun désirait savoir quel étaitce chevalier qui avait moissonné tant de lau-riers et qui, cependant, avait refusé, même surl’ordre du prince Jean, de lever sa visière etde décliner son nom. Mais l’officieuse curio-sité des pages ne fut pas satisfaite. Le che-valier Déshérité refusa ces offres d’aide, ex-cepté celles de son propre écuyer ou yeoman,homme d’un aspect rustique, qui, enveloppéd’un manteau de feutre foncé, la tête et la fi-

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gure à moitié cachées sous un bonnet de four-rure noire, paraissait rechercher l’incognitoaussi bien que son maître.

Tous les autres ayant été exclus de la tente,ce serviteur débarrassa le chevalier des piècesles plus lourdes de son armure, et plaça devantlui des mets et du vin, que les fatigues de lajournée rendaient très nécessaires.

Le chevalier avait à peine terminé son courtrepas, que son domestique lui annonça quecinq hommes, conduisant chacun un coursierbarbe, désiraient lui parler. Le chevalierDéshérité avait échangé son armure contre unerobe longue, portée habituellement par ceuxde sa condition, et garnie d’un capuchon quicachait les traits, quand tel était le plaisir duporteur, presque aussi complètement que lavisière du casque lui-même ; mais le crépus-cule qui tombait rapidement eût rendu toutdéguisement inutile, si ce n’est pour ceux-là

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auxquels sa figure eût été particulièrementconnue.

Le chevalier Déshérité s’avança donc har-diment sur le devant de sa tente, et rencontrales écuyers des chevaliers tenants, qu’il recon-nut facilement à leur livrée rouge et noire. Cha-cun d’eux menait en bride le coursier de sonmaître, chargé de l’armature dans laquelle ce-lui-ci avait combattu ce jour-là.

— Selon les lois de la chevalerie, dit celuiqui marchait en tête de ces hommes, moi, Bau-douin d’Oyley, écuyer du redoutable chevalierBrian de Bois-Guilbert, je vous offre, vousnommant provisoirement le chevalier Déshé-rité, le cheval et l’armure employés par leditBrian de Bois-Guilbert dans la passe d’armesde ce jour, laissant au choix de Votre Seigneu-rie de les retenir ou de fixer une rançon, selonvotre plaisir ; car telle est la loi des armes.

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Les autres écuyers répétèrent à peu prèsla même formule, et attendirent la réponse duchevalier Déshérité.

— Pour vous quatre, messieurs, réponditcelui-ci en se retournant vers ceux qui avaientparlé les derniers, et pour vos honorables etvaillants maîtres, j’ai une seule et même ré-ponse à faire : Recommandez-moi à ces nobleschevaliers, vos seigneurs, et dites-leur qu’il se-rait mal de ma part de les priver d’armes etde coursiers qui ne pourraient appartenir à deplus braves guerriers. Je serais heureux depouvoir ici terminer mon message à mesloyaux adversaires ; mais, étant véritablementdéshérité, comme mon nom l’indique, il fautque je sois redevable à la courtoisie de vosmaîtres de vouloir bien fixer eux-mêmes larançon de ces objets, car l’armure que je portem’appartient à peine.

— Chacun de nous est chargé, réponditl’écuyer de Réginald Front-de-Bœuf, d’offrir

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une centaine de sequins pour la rançon de ceschevaux et de ces armures.

— Cela suffit, répondit le chevalier Déshéri-té ; mes besoins actuels me forcent à accepterla moitié de cette somme ; quant à l’autre moi-tié, partagez-la entre vous, messires écuyers,et donnez une centaine de sequins aux hérauts,aux poursuivants, aux ménestrels et aux servi-teurs.

Les écuyers, le bonnet à la main, et en fai-sant de profondes salutations, exprimèrentleur vive reconnaissance d’une courtoisie etd’une générosité qu’on ne pratiquait pas sou-vent sur une échelle aussi étendue. Le cheva-lier Déshérité, se tournant ensuite vers Bau-douin, l’écuyer de Brian de Bois-Guilbert :

— Quant à votre maître, dit-il, je ne veuxaccepter de lui ni armes ni rançon. Dites-lui enmon nom que notre lutte n’est pas terminée,et ne le sera que quand nous aurons combattuaussi bien avec l’épée qu’avec la lance, aussi

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bien à pied qu’à cheval. C’est lui-même qui m’aporté ce défi mortel, je ne l’oublierai pas. Enattendant, qu’il reste assuré que je ne le consi-dère pas comme un de ces compagnons contrelesquels je puis avec plaisir faire échange decourtoisie, mais plutôt comme un homme en-vers lequel je dois observer une méfiance mor-telle.

— Mon maître, répondit Baudouin, saitrendre mépris pour mépris, coup pour coup,et courtoisie pour courtoisie. Puisque vous nedaignez accepter de sa main aucune part de larançon à laquelle vous avez fixé les armes desautres chevaliers, je dois laisser son cheval etson armure, sachant bien qu’il ne daignera ja-mais plus monter sur l’un ni porter l’autre.

— Vous avez bien parlé, brave écuyer, ditle chevalier Déshérité, bien et hardiment parlé,comme il convient de le faire à celui qui parleau nom d’un maître absent. Cependant, ne lais-sez pas ici le cheval et l’armure ; restituez-les à

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votre maître ; ou, s’il est trop fier pour les re-prendre, gardez-les, mon brave ami, pour votrepropre usage. En tant qu’ils sont à moi, je vousles donne tous deux de grand cœur.

Baudouin fit un profond salut, et se retiraavec ses compagnons ; le chevalier Déshéritérentra dans le pavillon.

— Jusqu’ici, Gurth, dit-il à son valet, la ré-putation de la chevalerie anglaise n’a pas péri-clité dans mes mains.

— Et moi, dit Gurth, pour un porchersaxon, je n’ai pas mal représenté le personnaged’un écuyer normand.

— Oui, répondit le chevalier Déshérité ;mais tu m’as mis dans une inquiétude extrêmeque ton maintien de rustre ne te trahît.

— Bah ! dit Gurth, je n’ai craint d’être re-connu de personne, si ce n’est de mon cama-rade Wamba, le bouffon, dont je n’ai jamaispu savoir s’il était plus fripon que fou. Cepen-

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dant, j’ai eu bien de la peine à ne pas éclater derire lorsque mon vieux maître a passé si prèsde moi, s’imaginant toujours que Gurth gardaitses pourceaux dans les broussailles et les ma-récages de Rotherwood. Si je suis découvert…

— Assez, dit le chevalier Déshérité ; tuconnais ma promesse.

— Non ; quant à cela, dit Gurth, jamais jene manquerai à mon amitié, fût-ce pour sauverma peau. J’ai une rude écorce qui résistera aucouteau ou au fouet, aussi bien que celle d’au-cun porc de mes troupeaux.

— Crois bien que je te récompenserai durisque que tu cours, Gurth, pour l’amour demoi, dit le chevalier. En attendant, je te pried’accepter ces dix pièces d’or.

— Je suis plus riche, dit Gurth en les met-tant dans sa poche, que ne le fut jamais aucunporcher ou serf.

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— Porte ce sac d’or à Ashby, continua sonmaître, et va trouver Isaac, le juif d’York, etqu’il se paie du cheval et des armes que soncrédit m’a procurés.

— Non, par saint Dunstan ! reprit Gurth, jene ferai pas cela.

— Comment, coquin ! répliqua son maître,ne veux-tu plus obéir à mes ordres ?

— Tant qu’ils seront honnêtes, raisonnableset chrétiens, répondit Gurth, j’y obéirai ; maiscet ordre-ci ne l’est pas. Permettre au juif dese payer serait malhonnête, ce serait trompermon maître. Il serait déraisonnable, parce quece serait l’action d’un sot ; et ce ne serait paschrétien, car ce serait piller un croyant pourenrichir un infidèle.

— Fais toutefois qu’il soit content, entêtévarlet ! ajouta le chevalier Déshérité.

— Je le ferai, dit Gurth en mettant le sacsous son manteau et en quittant la tente, et

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j’aurai du mal, murmura-t-il, si je ne lecontente pas avec la moitié de sa demande.

En disant ces mots, il sortit et laissa le che-valier Déshérité livré à ses réflexions per-plexes, lesquelles étaient d’une nature particu-lièrement sombre et pénible, étant soulevéespar des causes qu’il ne m’est pas encore pos-sible de faire connaître au lecteur.

Il faut maintenant transporter la scène auvillage d’Ashby, ou plutôt à une maison decampagne dans ses environs, appartenant à unriche israélite, chez qui Isaac, sa fille et sa suiteétaient logés momentanément ; car les juifs, onle sait bien, étaient aussi généreux dans l’exer-cice des devoirs de la charité et de l’hospitali-té envers leurs frères, qu’ils passaient pour êtrerécalcitrants et ladres quand il s’agissait de lesappliquer à ceux qu’ils nommaient gentils, etqui, par leur conduite, méritaient peu certaine-ment cette hospitalité de leur part.

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Dans un appartement, petit à la vérité, maisrichement meublé et décoré à l’orientale, étaitassise Rébecca, sur un monceau de coussinsbrodés rangés le long d’une espèce de plate-forme basse, qui, faisant le tour de la chambre,servait, comme l’estrade des Espagnols, dechaises et de tabourets. Elle observait les mou-vements de son père d’un regard d’affectionfiliale et inquiète, tandis que, lui, il arpentaitla chambre avec une mine abattue, d’un pasdésordonné, tantôt joignant ses mains en-semble, tantôt fixant les yeux au plafond,comme un homme en proie à un grand troubleintérieur.

— Ô Jacob ! s’écria-t-il ; ô vous, les douzesaints pères de nos tribus ! quel événement rui-neux pour celui qui a observé religieusementtous les commandements de la loi de Moïse !Cinquante sequins arrachés d’une seule rafle etpar les griffes d’un tyran !

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— Mais, mon père, dit Rébecca, vous avezparu donner cet or au prince Jean de votrepleine volonté ?

— De ma pleine volonté ? Que la lèpred’Égypte le ronge ! s’écria Isaac. De ma pleinevolonté, dis-tu ? Oui, aussi volontairement quelorsque j’ai jeté dans le golfe de Lyon mes mar-chandises à la mer pour soulager le navire !aussi volontairement que j’ai couvert les flotsfurieux de mes belles soieries, que j’ai parfuméleur écume de myrte et d’aloès, que j’ai combléleurs abîmes avec de l’or et de l’argent ! N’étaitce pas là une heure d’angoisse indicible,quoique mes propres mains accomplissent lesacrifice !

— Mais c’était un sacrifice que le Ciel exi-geait pour sauver notre vie, répondit Rébecca,et le Dieu de nos pères, depuis ce temps, a bénivotre bien et vos entreprises.

— Oui, répondit Isaac ; mais, si le tyran s’enempare, comme il l’a fait aujourd’hui, en nous

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forçant à sourire quand il nous vole !… Ô mafille ! déshérités et errants comme nous lesommes, le pire des maux qui tombe sur notrerace est, lorsqu’on nous injurie et qu’on nouspille, que tout le monde se moque de nous ; etnous sommes forcés de cacher le ressentimentde nos injures et de sourire timidement, au lieude nous venger avec courage.

— Ne songez pas à cela, mon père, dit Ré-becca ; nous aussi, nous avons nos avantages :ces gentils, tout cruels et oppresseurs qu’ilssont, dépendent en quelque sorte des enfantsdispersés de Sion, qu’ils méprisent et persé-cutent. Sans le secours de nos richesses, ils nesauraient équiper leurs armées pour la guerre,ni pourvoir à leurs triomphes pendant la paix ;et l’or que nous leur prêtons revient avec usuredans nos coffres. Nous ressemblons à cetteherbe qui, plus on la foule aux pieds, plus ellefleurit. Et même la solennité de ce jour n’auraitpu avoir lieu sans l’assentiment du juif mépri-sé, qui en a avancé la dépense.

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— Ma fille, dit Isaac, tu as touché là uneautre corde de ma tristesse. Ce bon cheval etcette riche armure, équivalant à tous les bé-néfices de mon entreprise avec Kirgath Jaï-ram, de Leicester, voilà encore une plaie mor-telle ! oui, une perte qui engloutit les gains detoute une semaine, l’espace entre deux sab-bats ; mais cependant cela peut finir mieux queje ne le pense, car c’est un brave jeune homme.

— Assurément, reprit Rébecca, vous n’au-rez pas à vous repentir d’avoir payé le bon ser-vice que vous a rendu le chevalier étranger.

— Je l’espère, ma fille, dit Isaac ; mais j’es-père aussi que l’on rebâtira Sion ; j’espère au-tant voir de mes propres yeux les murs et lesremparts du nouveau temple, que de voir unchrétien, fût-ce le meilleur d’entre tous leschrétiens, acquitter une dette envers un juif, sice n’est sous la terreur du juge et du geôlier.

Ayant dit ces paroles, il reprit sa marche in-cohérente à travers l’appartement, et Rébecca,

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s’apercevant que toutes les tentatives qu’elleavait faites pour le consoler n’avaient aboutiqu’à réveiller de nouveaux sujets de plainte,eut la sagesse de se désister de ses vains ef-forts ; conduite prudente, que nous recomman-dons à tous ceux qui s’érigent en consolateurset conseillers de suivre en pareille circons-tance.

Il faisait déjà nuit lorsqu’une servante juiveentra dans la salle et posa sur la table deuxlampes d’argent garnies d’huile parfumée. Lesvins les plus riches et les mets les plus délicatsfurent en même temps étalés par une autre do-mestique sur une petite table d’ébène incrus-tée d’argent ; car, dans l’intérieur de leurs mai-sons, les juifs ne se refusaient aucune jouis-sance dispendieuse. En même temps, cettedernière informa Isaac qu’un Nazaréen (c’étaitainsi qu’ils désignaient entre eux les chrétiens)demandait à lui parler.

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Celui qui vit du commerce doit se tenir àla disposition du premier venu qui ait affaire àlui. Isaac reposa aussitôt sans y goûter, sur latable, la coupe de vin grec qu’il venait de por-ter à ses lèvres, en disant à sa fille :

— Rébecca, voile-toi. Et il ordonna qu’onadmît l’étranger. À peine Rébecca eut-elleabaissé sur son beau visage un voile de gazeargentée qui descendait jusqu’à ses pieds, quela porte s’ouvrit et que Gurth parut, enveloppédans les vastes plis de son manteau normand.

Son apparence était plutôt suspecte queprévenante, surtout quand, au lieu d’ôter sonbonnet, il l’enfonça encore davantage sur sonfront rude et hâlé.

— Serais-tu Isaac, le juif d’York ? demandaGurth en saxon.

— Je le suis, répondit Isaac dans la mêmelangue ; car son commerce l’avait rendu fami-lier avec tous les idiomes en usage alors en An-gleterre. Et qui es-tu, toi ?

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— Cela ne te regarde pas, répondit Gurth.

— Cela me regarde autant que mon nomt’intéresse toi-même, répliqua Isaac ; car, sansconnaître le tien, comment pourrais-je traiteravec toi ?

— Facilement, dit Gurth ; car, comme j’aide l’argent à donner je dois savoir si je le livre àla véritable personne ; tandis que, toi qui doisle recevoir, je pense que tu te soucieras trèspeu de quelles mains il t’arrive.

— Oh ! dit le juif, vous venez me donner del’argent ? Père Abraham ! cela change nos rap-ports mutuels. Et de quelle part me l’apportez-vous ?

— De la part du chevalier Déshérité, ditGurth, le vainqueur du tournoi d’aujourd’hui.C’est le prix de l’armure que lui a fournie Kir-gath Jaïram, de Leicester, sur ta recommanda-tion. Le cheval est rendu à ton écurie. Je vienssavoir le montant de la somme que j’ai à payerpour l’armure.

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— Je l’avais bien dit, que c’était un bravejeune homme ! s’écria Isaac avec une joyeuseexaltation. Un coup de vin ne le fera pas demal, ajouta-t-il en remplissant un hanap et enprésentant au porcher un breuvage plus richeque Gurth n’en avait jamais goûté de sa vie.Et combien d’argent apportes-tu ? demandaIsaac.

— Sainte Vierge ! s’écria Gurth reposant lacoupe sur la table, quel nectar boivent ceschiens de mécréants, tandis que, nous autres,vrais chrétiens, nous devons nous contenterd’ale aussi épaisse que le mélange que nousservons aux porcs dans leur auge. Combiend’argent j’apporte ? continua le Saxon aprèscette sortie inconvenante. Ce n’est qu’une pe-tite somme, un acompte pour le moment. Al-lons, Isaac, tout juif que tu es, tu dois avoir uneconscience ?

— Eh ! mais, dit Isaac, ton maître a gagnéde bons chevaux et de riches armures avec sa

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bonne lance et sa main droite ; mais c’est unbrave jeune homme. Le juif prendra ces dé-pouilles en paiement et lui rendra le surplus.

— Mon maître les a déjà vendues, ditGurth.

— Ah ! il a mal fait, dit le juif ; c’est là l’acted’un fou. Il n’y a point de chrétien ici qui pûtacheter tant de chevaux et d’armures. Il n’y apas de juif qui ait pu lui en donner la moitiéde ce que j’en aurais offert ; mais tu dois avoircent sequins dans ce sac, dit Isaac en regar-dant sous le manteau de Gurth ; il est lourd.

— J’ai des viretons pour les arbalètes, ditGurth vivement.

— Eh bien ! donc, reprit Isaac haletant ethésitant entre son amour habituel du gain etle désir nouveau pour lui qu’il se sentait d’êtregénéreux en cette occasion, si je disais queje prendrais quatre-vingts sequins pour le boncheval et la riche armure, ce qui me laisse à

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peine un florin de profit, aurais-tu de l’argentpour me payer ?

— À peine, dit Gurth, bien que la sommequ’on lui demandait fût plus modérée qu’il nes’y attendait, et cela laisserait mon maîtrepresque sans un penny. Néanmoins, si c’est làton dernier mot, il me faudra m’en contenter.

— Remplis-toi une nouvelle coupe de vin,dit le juif. Ah ! quatre-vingts sequins, c’est troppeu. Je n’aurais rien pour les intérêts de monargent, et, d’ailleurs, le bon cheval aura dûsouffrir dans le combat d’aujourd’hui. Oh !c’était une rude et dangereuse mêlée !Hommes et coursiers s’élançaient les uns surles autres comme les taureaux sauvages de Ba-san ! Le cheval doit avoir souffert.

— Et moi, je vous dis, reprit Gurth, qu’il estparfaitement sain d’haleine et de corps. Vouspouvez le voir à cette heure dans votre écurie,et je crois en somme que soixante et dix se-quins sont assez pour l’armure, et la parole

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d’un chrétien vaut bien celle d’un juif, j’espère.Si vous ne voulez pas accepter soixante et dixsequins, je rapporterai ce sac à mon maître.

En disant ces mots, il secoua le sac et fitsonner les sequins.

— Non, non, dit Isaac, dépose les talents etles shekels, compte les quatre-vingt sequins, ettu verras que je serai généreux envers toi.

Gurth à la fin consentit, et, quand il eutcompté les quatre-vingt sequins sur la table, lejuif lui délivra une quittance pour le cheval etl’armure.

La main du juif tremblait de joie en serrantles premières soixante et dix pièces d’or. Lesautres dix, il les compta avec beaucoup plusde circonspection, et disant quelques mots àchaque pièce qu’il enlevait de la table et qu’illaissait tomber dans sa bourse. Il semblait queson avarice luttait contre de meilleurs senti-ments et le forçait d’empocher sequin sur se-quin, tandis que sa générosité l’engageait à en

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restituer au moins une partie à son bienfaiteur,ou à en gratifier son agent.

Il discourait à peu près ainsi :

— Soixante et onze, soixante et douze…Ton maître est un brave jeune homme !…Soixante et treize… Un excellent jeunehomme !… Soixante et quatorze… Cette pièceest rognée dans son pourtour !… Soixante etquinze… Celle-ci ne me paraît pas avoir lepoids !… Soixante et seize… Lorsque tonmaître aura besoin d’argent, qu’il s’adresse àIsaac d’York !… Soixante-dix-sept… C’est-à-dire avec une hypothèque raisonnable.

Ici, il fit une longue pause, et Gurth avaitbon espoir que les trois dernières pièceséchapperaient au sort de leurs compagnes ;mais l’énumération continua :

— Soixante-dix-huit… Tu es un brave gar-çon !… Soixante-dix-neuf… Et tu méritesquelque chose.

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Ici, le juif s’arrêta de nouveau, et se mit àregarder le dernier sequin, voulant sans doutele donner à Gurth. Il le pesa sur le bout de sondoigt et le fit sonner en le laissant tomber surla table. S’il eût rendu un son sourd, ou s’il sefût trouvé trop léger d’un cheveu, la générosi-té aurait eu le dessus ; mais, malheureusementpour Gurth, le son était plein et vrai ; le sequin,gras et nouvellement frappé, avait un grain ensus du poids.

Isaac ne pouvait prendre sur son cœur des’en défaire ; aussi le laissa-t-il tomber dans sabourse comme par distraction, en disant :

— Quatre-vingts ! Le compte y est, et j’es-père que ton maître te récompensera digne-ment. Assurément, ajouta-t-il en regardant lesac avec des yeux avides, tu as encore de l’ar-gent dans ce sac ?

Gurth fit une grimace ; c’était ce qui, chezlui, approchait le plus du rire, et répliqua :

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— Environ la même somme que tu viens decompter avec tant de soin.

Puis il plia la quittance et la mit dans sonbonnet, en ajoutant :

— Au péril de ta barbe, juif, aie soin que ce-ci soit en règle.

Puis il se remplit, sans y être invité, unetroisième coupe de vin, et quitta l’appartementsans cérémonie.

— Rébecca, dit le juif, cet Ismaélite m’ajoué cette fois. Néanmoins, son maître est unbrave jeune homme, et je suis bien aise qu’il aitgagné de l’or et de l’argent par la vitesse de soncheval et la force de sa lance, laquelle, commecelle de Goliath le Philistin, pouvait se compa-rer à la navette d’un tisserand.

En se retournant pour recevoir la réponsede Rébecca, il s’aperçut que, pendant son col-loque avec Gurth, elle avait quitté la chambresans qu’il le remarquât.

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Sur ces entrefaites, Gurth avait descendules escaliers et avait gagné l’antichambre obs-cure ou vestibule, et était embarrassé de trou-ver la porte de sortie, lorsqu’une formeblanche, éclairée par une petite lampe d’argentqu’elle tenait à la main, lui fit signe d’entrerdans une salle latérale. Gurth éprouva quelquerépugnance à obéir à cet appel. Rude et im-pétueux comme un sanglier pour les dangersterrestres, il avait toutes les terreurs caracté-ristiques de l’esprit saxon relativement auxfaunes, aux démons des forêts, aux damesblanches et à toutes les superstitions que sesancêtres avaient importées des déserts de l’Al-lemagne. Il se rappela encore qu’il était dans lamaison d’un juif, c’est-à-dire d’un homme ap-partenant à ce peuple qui, outre les mauvaisesqualités que le vulgaire lui attribuait, passaitpour fournir des magiciens profonds et cabalis-tiques. Néanmoins, après un moment d’hésita-tion, il obéit à l’appel du fantôme et le suivitdans l’appartement indiqué, où il s’aperçut, à

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sa joyeuse surprise, que sa gracieuse conduc-trice était la belle juive qu’il avait vue au tour-noi et pendant quelques instants dans l’appar-tement de son père.

Elle lui demanda sur sa transaction avecIsaac des détails qu’il rapporta fidèlement.

— Mon père a voulu plaisanter avec toi,brave homme, dit Rébecca. Il doit à ton maîtreune reconnaissance dix fois plus forte que leprix de ces armes et de ce coursier. Quellesomme as-tu payée tout à l’heure à mon père ?

— Quatre-vingt sequins, reprit Gurth sur-pris de la question.

— Dans cette bourse, dit Rébecca, tu entrouveras cent. Restitue à ton maître ce quilui est dû, et garde le reste pour toi. Hâte-toi,pars ; ne t’amuse pas à me remercier, et prendsgarde en traversant cette ville encombrée, oùtu pourrais facilement perdre ce que tu porteset même la vie. Ruben, ajouta-t-elle en frap-pant dans ses mains, éclairez cet étranger, et

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ne manquez pas de tirer sur lui les verrous et labarre.

Ruben, un israélite au front sombre et à labarbe noire, accourut à son appel, une torcheà la main, ouvrit la porte extérieure de la mai-son, et, faisant traverser à Gurth une cour pa-vée, le fit sortir par un guichet pratiqué à laporte d’entrée, qu’il ferma sur lui avec des ver-rous et des chaînes qui auraient fait honneur àune prison.

— Par saint Dunstan ! s’écria Gurth en tré-buchant dans la sombre avenue, celle-ci n’estpas une juive, mais un ange du ciel. Dix se-quins de mon brave jeune maître, vingt autresde cette perle de Sion ! Ô jour heureux ! encoreun jour comme celui-ci, Gurth, et tu peux te ra-cheter de la servitude et devenir un frère aus-si libre que le meilleur de ta classe ; et alors jedéposerai ma corne et mon bâton de porcherpour prendre le bouclier et l’épée de l’homme

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libre, et je suivrai mon jeune maître jusqu’à lamort sans plus cacher ma figure ni mon nom.

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Chapitre XI.

Les aventures nocturnes de Gurth n’étaientpas encore terminées. Il en fut bientôt convain-cu lui-même lorsque après avoir dépassé deuxou trois maisons écartées, situées à l’extrémitédu village d’Ashby, il se trouva dans un cheminobscur pratiqué entre deux talus élevés cou-verts de noisetiers et de houx, tandis que çàet là un petit chêne isolé étendait ses branchesau-dessus du chemin. La ruelle était pleined’ornières et défoncée par les voitures quiavaient récemment transporté au tournoi desobjets de toute espèce. Elle était rendue plussombre encore par les buissons qui intercep-taient les rayons de la lune.

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On entendait les rumeurs qui s’élevaient duvillage, occasionnées par le réveillon, entremê-lées de rires bruyants, tantôt interrompus pardes cris de femmes, et tantôt par les accords dela musique. Tous ces bruits, annonçant l’étatde confusion où était la ville, encombrée deseigneurs, de militaires et de leurs suites disso-lues, rendirent Gurth un peu inquiet.

« La juive avait raison ! se dit-il en lui-même. Par le Ciel et saint Dunstan ! je voudraisêtre en sûreté et au bout de mon voyage avecce trésor. Il y a un si grand nombre, je ne diraipas de voleurs errants, mais de chevaliers er-rants, d’écuyers errants, de moines errants, deménestrels errants, de jongleurs errants et debouffons errants, qu’un homme ayant dans sapoche un seul marc serait en danger, à plusforte raison un pauvre porcher avec un sacde sequins. Je voudrais être sorti de l’ombrede ces buissons d’enfer, afin que je puisse dumoins voir les clercs de Saint-Nicolas avantqu’ils me sautent sur les épaules. »

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Gurth, en conséquence, hâta le pas, afinde gagner la plaine ouverte à laquelle abou-tissait le chemin ; mais il n’eut pas le bonheurd’accomplir son projet. Au moment où il ga-gnait l’autre extrémité du chemin, où le taillisétait le plus épais, quatre hommes s’élancèrentsur lui, comme il l’avait appréhendé, deux dechaque côté de la route, et le saisirent si les-tement, que la résistance eût été trop tardive,lors même qu’elle eût été praticable.

— Rendez votre dépôt, dit l’un d’entre eux ;nous sommes les libérateurs de la républiquequi délivre chacun de son fardeau.

— Vous ne me débarrasseriez pas si faci-lement du mien, murmura Gurth, dont labrusque franchise ne pouvait être domptée,même par la pression d’une violence immé-diate, s’il en était dans mon pouvoir de donnertrois coups pour le défendre.

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— Nous verrons cela tout à l’heure, dit lebrigand. Et, s’adressant à ses compagnons, ilajouta :

— Emmenez ce drôle ! il veut se faire casserla tête et se faire couper la bourse, et de cettemanière ouvrir deux veines à la fois.

Sur cet ordre, on entraîna Gurth, et, ayantété poussé vivement sur le côté gauche de laroute, il se trouva dans un taillis qui séparaitcette route de la plaine. Il fut obligé de suivreses rudes conducteurs au plus fourré de cetteretraite, où ils s’arrêtèrent tout à coup dans uneclairière irrégulière, en grande partie dépour-vue d’arbres, et sur laquelle, par conséquent,les rayons de la lune tombaient sans obstacle.Ceux qui s’étaient emparés de lui furent re-joints là par deux autres personnages qui pa-raissaient appartenir à la bande. Ils portaientau côté des épées courtes et des gourdins à lamain, et Gurth put alors observer que tous lessix avaient des visières qui auraient trahi leur

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métier, quand même leurs premiers procédéslui eussent laissé quelques doutes.

— Combien as-tu d’argent, manant ? dit undes voleurs.

— Trente sequins qui m’appartiennent, ré-pondit Gurth d’un air renfrogné.

— C’est un mensonge ! s’écrièrent les bri-gands. Un Saxon avec trente sequins qui re-vient à jeun du village ! C’est un mensonge in-contestable, et qu’il ne peut racheter que partout ce qu’il a sur lui.

— Je les ai entassés pour racheter ma liber-té, s’écria Gurth.

— Tu es un âne, répliqua l’un des voleurs ;trois pots d’ale forte t’eussent rendu aussi libreque ton maître, et plus libre encore s’il estSaxon comme toi.

— C’est une triste vérité, répondit Gurth ;mais, si mes trente sequins peuvent racheter

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ma liberté près de vous, déliez-moi les mains,je vous les compterai.

— Arrêtez ! dit l’un d’eux qui semblait exer-cer quelque autorité sur les autres. Ce sac quetu portes contient plus d’argent que tu n’en an-nonces. Je le sens au travers de ton manteau.

— Il appartient au bon chevalier monmaître, répliqua Gurth, et assurément je nevous en aurais pas dit un mot, pour peu quevous eussiez été satisfaits de vous en tenir à cequi m’appartient.

— Tu es un honnête garçon, reprit le bri-gand, j’en serais le garant, et, tout voleurs quenous sommes, les trente sequins pourront en-core nous échapper si tu agis sincèrement avecnous. En attendant, rends ton dépôt pour lemoment.

En disant ces mots, il prit dans la poitrinede Gurth le grand sac de cuir contenant labourse que lui avait donnée Rébecca, aussi

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bien que les autres sequins de son maître. Puisil continua les questions.

— Qui est ton maître ?

— Le chevalier Déshérité, dit Gurth.

— Celui dont la bonne lance a gagné le prixdans le tournoi d’aujourd’hui ? demanda le bri-gand. Quel est son nom et sa famille ?

— C’est son plaisir, répondit Gurth, que ceschoses restent secrètes, et assurément vous neles saurez pas par moi.

— Et toi, quel est ton nom de famille ?

— Vous dire cela, reprit Gurth, ce serait ré-véler le nom de mon maître.

— Tu es un insolent varlet, dit le brigand ;mais nous parlerons de cela tout à l’heure.Comment ton maître a-t-il acquis cet or ? Est-ce qu’il fait partie de son héritage, ou par quelmoyen l’a-t-il obtenu ?

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— Par sa bonne lance, répondit Gurth ; cesac contient la rançon de quatre bons chevauxet de quatre bonnes armures.

— Combien y a-t-il ? demanda le brigand.

— Deux cents sequins.

— Que deux cents sequins ? dit le bandit.Ton maître a agi généreusement envers lesvaincus, et les a taxés à une rançon bien mo-dique. Dis-nous les noms de ceux qui ont payécet or ?

Gurth obéit.

— Le cheval et l’armure du templier Briande Bois-Guilbert, à quel prix ont-ils été esti-més ?… Tu vois que tu ne peux me tromper ?

— Mon maître, reprit Gurth, ne veut rienprendre au templier, si ce n’est sa vie. Ils sesont défiés mortellement et ne peuvent faireéchange de courtoisie.

— En vérité ! répliqua le voleur. Et il hésitaaprès avoir prononcé cette parole.

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— Et que faisais-tu tout à l’heure à Ashbyavec ce dépôt confié à tes soins ?

— Je suis allé pour rendre à Isaac, le juifd’York, répliqua Gurth, le prix d’une armurequ’il avait fournie à mon maître pour ce tour-noi.

— Et combien as-tu payé à Isaac ? Il mesemble, à en juger par le poids, qu’il y a biendeux cents sequins dans ce sac.

— J’ai payé à Isaac, dit le Saxon, quatre-vingts sequins, et il m’en a rendu cent pour lesremplacer.

— Comment ? que dis-tu ? s’écrièrent tousles bandits à la fois. Oserais-tu te moquer denous en nous racontant des contes aussi peuvraisemblables ?

— Ce que je vous dis, reprit Gurth, est aussivrai que nous voyons la clarté de la lune auciel. Vous trouverez la somme juste dans une

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bourse de soie dans le sac de cuir, et séparéede celle de l’or.

— Rappelle-toi, mon brave, que c’est d’unjuif que tu parles, dit le capitaine, d’un israéliteaussi peu habitué à restituer l’or que l’est lesable aride du désert à rendre la coupe d’eauque le pèlerin y répand.

— Il n’y a pas plus de pitié chez lui, dit unautre brigand, que chez un recors qu’on n’a pasremboursé.

— C’est cependant ainsi, répondit Gurth.

— Qu’on me procure de la lumière à l’ins-tant, dit le capitaine. Il faut que j’examine cettebourse dont il parle, et, si le fait est tel qu’ille rapporte, la générosité du juif sera presqueaussi miraculeuse que l’était le filet d’eau quiabreuva ses pères dans le désert.

En un clin d’œil, on eut de la lumière, etle brigand se mit à examiner la bourse ; lesautres se groupèrent autour de lui, et même les

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deux bandits qui retenaient Gurth quittèrentleur prise et tendirent le cou pour être témoinsdu résultat de cette perquisition.

Profitant de leur négligence, et par un effortde vigueur et de promptitude, Gurth se débar-rassa tout à fait d’eux, et aurait pu s’échappers’il avait pu se résoudre à laisser derrière lui lebien de son maître ; mais ce n’était pas là sonintention,

Il arracha le gourdin d’un des bandits, abat-tit d’un coup le capitaine, qui ne prévoyait nul-lement cette attaque, et réussit presque à res-saisir le sac et son trésor.

Mais les voleurs étaient trop agiles pourlui ; ils s’emparèrent une seconde fois du sac etdu fidèle porcher.

— Scélérat ! dit le capitaine en se relevant ;tu m’as cassé la tête, et, avec d’autres hommesde notre métier, ton audace te coûterait cher…Mais tu vas connaître ton sort à l’instant ;d’abord, parlons de ton maître, car les affaires

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du chevalier passent avant celles de l’écuyer,selon les règles de la chevalerie. Tiens-toi doncen paix en attendant ; car, si tu bouges une se-conde fois, tu recevras de quoi rester tranquillependant le reste de tes jours. Camarades, dit-ilaux autres brigands, sur cette bourse sont bro-dés des caractères hébraïques, et j’ajoute foiau récit de ce drôle. Le chevalier errant, sonmaître, doit passer chez nous sans payer depéage. Il nous ressemble trop pour que nousprélevions sur lui un tribut ; car les chiens nedoivent pas s’entre-déchirer quand les loups etles renards abondent.

— Nous ressembler ! dit un des bandits, jevoudrais savoir comment vous l’entendez.

— Imbécile ! reprit le capitaine, n’est-il pascomme nous pauvre et déshérité ? ne gagne-t-il pas sa vie à la pointe de son épée, commenous ? n’a-t-il pas vaincu Front-de-Bœuf etMalvoisin, comme, nous aussi, nous voudrionsles vaincre ? n’est-il pas l’ennemi mortel de

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Brian de Bois-Guilbert, que nous avons tant deraisons de craindre ? Et, lors même qu’il en se-rait autrement, est-ce à nous de faire preuve demoins de conscience qu’un mécréant de juif ?

— Non, cela serait honteux ! murmura unautre bandit ; cependant, quand je servais dansla bande du brave vieux Gandelyn, nousn’avions pas de ces scrupules de conscience ;et je suis sûr que vous renverrez aussi sans en-dommagement cet insolent de paysan ?

— Non, si tu es capable de l’endommagertoi-même, répliqua le capitaine. Ici, mon gars,continua-t-il en s’adressant à Gurth, sais-tumanier le gourdin, toi qui es si prompt à t’enservir ?

— Il me semble, reprit Gurth, que tu devraispouvoir résoudre cette question.

— Par ma foi ! tu m’as donné là un coup unpeu rude, reprit le capitaine. Donnes-en autantà ce drôle, et tu partiras intact ; mais, si tu suc-combes, puisque tu es un gaillard si résolu, je

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crois que c’est moi qui devrai payer ta rançonmoi-même. Prends ton gourdin, meunier, ajou-ta-t-il, et gare à ta tête ! Et vous autres, lâchezcet homme ! donnez-lui un bâton ; il y a assezde lumière pour y voir.

Les deux champions, également armés d’ungourdin, s’avancèrent dans le milieu de la clai-rière, afin de profiter le plus possible du clairde lune. En attendant, les voleurs se mirent àrire et crièrent à leur camarade :

— Meunier, gare à ta caboche ! Le meunier,d’un côté, tenant son bâton par le milieu et lefaisant tourner au-dessus de sa tête, en exécu-tant ce que les Français appellent le moulinet,s’écria d’un ton vantard :

— Approche donc, manant, si tu l’oses : tuvas connaître la force du poing d’un meunier.

— Si tu es meunier, répondit Gurth avec as-surance, en faisant tourner aussi son arme au-dessus de sa tête avec une égale adresse, tu es

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doublement voleur, et moi, homme de cœur, jete défie !

En disant ces mots, les deux championsmarchèrent l’un sur l’autre, et, pendantquelques minutes, ils déployèrent une grandeégalité de force, de courage et d’adresse, pa-rant et rendant les coups de l’adversaire avecune suprême dextérité ; le bruit retentissant deleurs armes eût pu faire supposer, à une per-sonne éloignée à quelque distance, qu’il y avaitau moins six personnes qui luttaient de chaquecôté.

Des combats moins opiniâtres et mêmemoins dangereux ont été célébrés en beauxvers héroïques ; mais celui de Gurth et du meu-nier doit rester ignoré, faute d’un poète ca-pable de rendre justice à cette lutte accidentée.Cependant, bien que le combat au bâton soitpassé de mode, ce que nous pourrons faire enprose, nous le ferons pour honorer ces braveschampions.

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Ils combattirent longtemps, jusqu’au mo-ment où le meunier commença à se fâcher detrouver un si fier adversaire et d’entendre lerire de ses camarades, qui, ainsi qu’il arriveen pareille circonstance, se réjouissaient de samauvaise humeur. Cette disposition d’espritn’était guère favorable au noble jeu du bâton,dans lequel il faut le plus grand sang-froid, etcela fournit à Gurth, dont le caractère, bienqu’un peu bourru, était calme et posé, l’oc-casion de prendre le dessus ; il en profita enmaître.

Le meunier s’avança furieux, en portant descoups alternativement des deux bouts de sonarme, et cherchant à s’approcher à une demidistance, tandis que Gurth se défendait contrel’attaque, tenant son bâton de ses deux mainsespacées de trois pieds, et se couvrant en dé-plaçant son arme avec une grande agilité, demanière à protéger sa tête et son corps. Il setint ainsi sur la défensive, marquant la mesurede l’œil, du pied et de la main jusqu’au moment

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où, voyant son adversaire essoufflé, il lui portade la main gauche un coup de pointe à la fi-gure ; et, comme le meunier cherchait à parerle coup, il fit glisser sa main droite jusqu’à lagauche, et d’un revers frappa son ennemi surle côté gauche de la tête. Le meunier mesura lesol tout de son long.

— Bien fait à la yeoman ! s’écrièrent lesbandits. Beau jeu ! et vive la vieille Angleterre !Le Saxon a sauvé sa bourse et sa peau, et lemeunier a trouvé son homme !

— Tu peux partir, l’ami ! dit le capitaine ense tournant vers Gurth, confirmant ainsi la voixgénérale, et je vais te donner deux de mescamarades, qui t’indiqueront le meilleur che-min pour regagner le pavillon de ton maître ette protéger contre les rôdeurs de ténèbres quiauraient peut-être moins de conscience quenous ; car il y en a plus d’un aux aguets parune nuit comme celle-ci. Sois discret toutefois,ajouta-t-il sévèrement ; rappelle-toi que tu as

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refusé de déclarer ton nom, ne demande pas lenôtre, et ne cherche pas à découvrir qui noussommes et ce que nous faisons ; car, si tu enfais la tentative, tu trouveras une plus mau-vaise fortune que tu en aies encore rencontré.

Gurth remercia le capitaine de sa courtoi-sie, et promit de ne pas oublier sa recomman-dation.

Deux des outlaws, saisissant leurs gourdinset disant à Gurth de les suivre, s’avancèrent ra-pidement par un sentier caché qui traversait letaillis et le terrain bouleversé qui lui était conti-gu. À la lisière de ce taillis, des hommes par-lèrent à ces guides, et, après avoir reçu une ré-ponse faite à l’oreille, ils se retirèrent dans lebois et les laissèrent passer sans molestation.

Cette circonstance fit croire à Gurth quenon seulement la bande était très nombreuse,mais qu’elle avait des postes réguliers échelon-nés autour du rendez-vous.

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Arrivé à la plaine de bruyère, où Gurth au-rait pu lui-même retrouver sa route, les voleursle conduisirent au sommet d’une petite colline,d’où il put voir, s’étendant devant lui au clair dela lune, les palissades de la lice, les pavillonsbrillants construits à chaque extrémité, avecles bannières qui les ornaient flottant au vent,et d’où s’élevait le bruit de la chanson que lessentinelles murmuraient pendant leurs heuresde veille.

Les voleurs s’arrêtèrent en cet endroit.

— Nous ne pouvons t’accompagner plusloin, dirent-ils ; il y aurait du danger pour nous.N’oublie pas l’avertissement que tu as reçu.Garde le secret sur ce qui t’est arrivé cette nuit,et tu n’auras pas lieu de t’en repentir. Mais, situ négliges nos conseils, la tour de Londres nete protégerait pas contre notre vengeance.

— Bonne nuit, mes bons amis ! dit Gurth ;je me souviendrai de vos ordres, et j’espère que

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je puis, sans vous offenser, vous souhaiter unmétier plus sûr et plus honnête.

Sur ce, ils se séparèrent : les bandits repre-nant la direction par où ils étaient venus, etGurth se dirigeant vers la tente de son maître,à qui, malgré les injonctions qu’il avait reçues,il fit part de toutes ses aventures de la nuit.

Le chevalier Déshérité fut très étonné, au-tant de la générosité de Rébecca, dont toute-fois il résolut de ne pas profiter, que de celledes bandits, à qui une pareille qualité parais-sait devoir être tout à fait étrangère.

Cependant ses réflexions sur ces étrangesévénements furent interrompues par la néces-sité de prendre un peu de repos, que la fatiguede la journée et le besoin d’être dispos pour larencontre du lendemain rendaient égalementindispensable.

Le chevalier se coucha donc sur un litsomptueux dont la tente était pourvue, tandisque le fidèle Gurth, étendant ses membres vi-

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goureux sur une peau d’ours qui servait de ta-pis au pavillon, se plaça en travers de l’ouver-ture de la tente, de manière que personne n’ypût entrer sans le réveiller.

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Chapitre XII.

L’aube apparut pure et sans nuages, et,avant que le soleil se fût élevé sur l’horizon,les plus paresseux comme les plus empressésdes spectateurs se montrèrent dans la plaine,s’avançant vers la lice comme vers un centrecommun, afin de s’assurer une place favorablepour voir la continuation des jeux attendus.

Les maréchaux du camp et leurs serviteursvinrent ensuite, accompagnés des hérauts,pour recevoir les noms des chevaliers qui seproposaient de jouter, en indiquant le parti au-quel chacun désirait s’attacher.

Cette précaution était nécessaire, afin d’as-surer l’égalité des deux corps de combattants.

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Selon la formalité d’usage, le chevalierDéshérité devait combattre comme le chefd’un des partis, tandis que Brian de Bois-Guil-bert, qu’on regardait comme s’étant le mieuxcomporté après lui dans la journée précédente,fut nommé le chef de l’autre troupe.

Ceux qui avaient tenu la lice avec lui ap-partenaient nécessairement à son parti, à l’ex-ception de Ralph de Vipont, que sa chute avaitrendu incapable de revêtir son armure de sitôt.Au reste, il ne manquait pas de candidats dis-tingués et nobles pour compléter les rangs del’un et de l’autre côté.

En effet, quoique les joutes générales danslesquelles tous les chevaliers combattaient àla fois fussent plus dangereuses que les ren-contres d’homme à homme, elles étaient néan-moins plus recherchées et plus pratiquées parla chevalerie.

Bon nombre de chevaliers, qui se méfiaienttrop de leur adresse pour défier un homme

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d’une haute renommée, étaient néanmoins trèsdisposés pour un combat général, où ils pou-vaient trouver des adversaires d’une force pluségale à la leur. Dans l’occasion présente, unecinquantaine de chevaliers étaient inscrits aucontrôle comme désirant combattre, lorsqueles maréchaux du camp proclamèrent qu’on nepouvait pas en admettre davantage, au grandregret de plusieurs qui arrivaient trop tard pourfaire valoir leurs prétentions à être comprisparmi les combattants.

Vers les dix heures environ, toute la plainefut couverte de chevaliers, de dames à chevalet de piétons, s’avançant en toute hâte vers lechamp clos ; et, bientôt après, une éclatantefanfare annonça le prince Jean et sa suite, ac-compagnés d’une foule de ces chevaliers quiallaient prendre part à la joute, ainsi qued’autres qui n’avaient pas cette intention.

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Vers le même temps environ, arriva Cédricle Saxon, avec lady Rowena, mais sans êtretoutefois accompagné d’Athelsthane.

Ce seigneur saxon avait couvert son corpsgrand et vigoureux de son armure, dans l’in-tention de prendre place parmi les combat-tants, et, au grand étonnement de Cédric,s’était décidé à se ranger du côté du chevalierdu Temple. Cédric, toutefois, avait fait de sé-vères remontrances à son ami sur le choix in-convenant de sa bannière ; mais il n’en avaitreçu que cette sorte de réponse qu’ont l’habi-tude de donner ceux-là qui s’entendent d’au-tant plus à suivre leurs propres idées qu’ils nesont moins capables de les justifier.

La meilleure raison, sinon l’unique, qu’ilavait de s’unir au parti de Brian de Bois-Guil-bert, Athelsthane eut la prudence de ne pasla dévoiler. Bien que son apathie l’empêchâtd’employer aucun moyen pour se faire valoirauprès de lady Rowena, il n’était néanmoins

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aucunement insensible à ses attraits, et ilconsidérait son mariage avec elle comme unechose déjà arrêtée irrévocablement par l’as-sentiment de Cédric et de ses autres amis. Cefut donc avec un mécontentement compriméque l’orgueilleux mais indolent seigneur de Co-ninsgburg vit le vainqueur de la veille fixer sonchoix sur Rowena, pour faire d’elle l’objet d’unhonneur que son privilège lui donnait exclusi-vement le droit de conférer.

Afin de le punir pour une préférence quisemblait contrecarrer ses prétentions, Athel-sthane, se fiant sur sa force et sur l’adresse queses flatteurs lui attribuaient dans le maniementdes armes, avait résolu non seulement de pri-ver le chevalier Déshérité de son puissant se-cours, mais, si l’occasion s’en présentait, de luifaire sentir le poids de sa hache d’armes.

De Bracy et autres chevaliers, partisans duprince Jean, pour obéir à une suggestion deleur maître, s’étaient liés au parti des cheva-

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liers tenants ; car Jean voulait, si cela était pos-sible, assurer la victoire à ce côté.

D’une autre part, un grand nombre de che-valiers, anglais et normands, indigènes etétrangers se rangèrent contre les tenants, d’au-tant plus volontiers que la troupe qui leur étaitopposée allait être commandée par un cham-pion aussi distingué que le chevalier Déshérité.

Dès que le prince Jean eut remarqué que lareine proclamée du jour était arrivée sur le lieudu combat, il prit cet air de courtoisie qui luiallait si bien lorsqu’il daignait en faire usage.

Il s’avança au-devant d’elle, ôta son bonnet,et, descendant de cheval, il aida lady Rowena àquitter sa selle ; toute sa suite se découvrit enmême temps, et l’un des seigneurs les plus dis-tingués parmi eux mit pied à terre pour tenirson palefroi.

— C’est ainsi, dit le prince jean, que nousdonnons l’exemple de loyale obéissance à lareine de la beauté et des amours, en la guidant

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nous-même vers le trône qu’elle doit occuperdurant cette journée. Mesdames, ajouta-t-il, sivous désirez un jour être honorées de la mêmemanière, entourez votre reine et obéissez-lui.

En disant ces mots, le prince conduisit encérémonie lady Rowena à la place d’honneur,située vis-à-vis de la sienne, tandis que lesdames les plus belles et les plus distinguéess’empressaient autour d’elle pour obtenir desplaces aussi rapprochées que possible de leursouveraine du moment.

Rowena ne fut pas plutôt assise, qu’un éclatde musique à moitié étouffé par les cris de lamultitude salua sa nouvelle dignité. Pendantce temps, le soleil se reflétait splendidementsur les armes éblouissantes des chevaliers desdeux partis, qui occupaient les deux extrémitésde la lice et tenaient ensemble conseil sur lameilleure manière de se ranger en bataille et desoutenir le choc. Les hérauts réclamaient le si-lence, jusqu’à ce que les lois du tournoi eussent

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été promulguées. Elles avaient été combinéesen quelque sorte pour atténuer le danger de lajournée, précautions d’autant plus nécessairesque le combat allait avoir lieu avec des épéestranchantes et des lances à fer non émoulu. Ilfut donc défendu aux champions de se servirde l’estoc ; il ne devait frapper que de taille. Onannonça que les chevaliers pouvaient se servirà leur gré de la masse ou de la hache d’armes,mais que le poignard était prohibé.

Un chevalier désarçonné pouvait continuerle combat à pied avec un autre champion duparti opposé qui subissait la même disgrâce ;mais les cavaliers montés ne devaient pas l’at-taquer dans cette condition. Si un chevalierpouvait acculer son adversaire à l’extrémité dela lice, de manière à lui faire toucher la palis-sade de sa personne ou de ses armes, cet en-nemi serait tenu de s’avouer vaincu, et son ar-mure, ainsi que son cheval, deviendrait la pro-priété du vainqueur. Un chevalier vaincu decette manière ne serait plus autorisé à prendre

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part au combat. Si un combattant désarçonnéétait incapable de se remettre sur pied, sonécuyer ou son page pourrait entrer dans la liceet retirer son maître de la mêlée, mais, dansce cas, le chevalier serait déclaré vaincu, etson cheval et ses armes seraient confisqués.Le combat devait cesser aussitôt que le princeJean lancerait son bâton ; autre précaution quel’on prenait habituellement pour empêcher uneinutile effusion de sang, la durée trop prolon-gée d’un jeu si meurtrier. Tout chevalier vio-lant les règles du tournoi, ou enfreignant d’unemanière quelconque les règles d’honneur de lachevalerie, s’exposait à être dépouillé de sesarmes, à voir son écusson renversé, placé surles pieux de la palissade et exposé à la dérisiondu peuple, pour punir sa conduite anti-cheva-leresque.

Ce programme proclamé, les hérautsconclurent en exhortant chaque bon chevalierà faire son devoir et à mériter la faveur de lareine de la beauté et des amours.

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Cette proclamation terminée, les hérauts seretirèrent à leur poste. Les chevaliers entrèrentdans la lice par l’une et l’autre extrémité, enlong défilé, et se rangèrent sur une doubleligne, tout à fait en face les uns des autres,le chef de chaque troupe se tenant au centredu premier rang, poste qui resta inoccupé jus-qu’au moment où chaque chef eut placé avecsoin chaque combattant à son rang respectif.

C’était un spectacle splendide et terrible enmême temps que de voir un si grand nombrede vaillants adversaires, bravement montés etrichement armés, se tenir prêts à une ren-contre si formidable, assis sur leur selle deguerre comme autant de statues de fer, et at-tendant le signal du combat avec la même ar-deur que leurs généreux coursiers, qui signa-laient leur impatience par les hennissements eten frappant la terre du pied.

Jusque-là, les chevaliers avaient tenu leurslances verticalement placées : leurs pointes

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brillantes scintillaient au soleil, et les bande-roles dont elles étaient décorées flottaient au-dessus des panaches des casques. Ils restèrentainsi pendant que les maréchaux du camp ins-pectaient leurs rangs avec la plus grande mi-nutie, de crainte que l’un ou l’autre parti necomptât plus ou moins de chevaliers que lenombre fixé.

Le compte fut trouvé exact. Alors les maré-chaux sortirent de la lice, et Guillaume de Wy-vil donna le signal en prononçant d’une voix detonnerre ces mots :

— Laissez aller !

Les trompettes retentirent à ces paroles ;aussitôt les champions baissèrent leurs lanceset les mirent en arrêt ; ils enfoncèrent les épe-rons dans les flancs de leurs chevaux, et lesdeux rangs les plus avancés de chaque partis’élancèrent au grand galop l’un contre l’autre,et se heurtèrent au milieu de la lice dans unchoc dont le bruit fut entendu à un mille de

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là. Le deuxième rang de chaque parti s’avançad’un pas plus lent, pour contenir les vaincus ouraffermir le succès des vainqueurs ; les consé-quences du choc ne furent pas visibles sur-le-champ, car la poussière soulevée par le piéti-nement de tant de chevaux obscurcit l’air, et ilfallut quelque temps avant que les spectateursinquiets pussent apprécier l’issue de cette ren-contre. Quand le combat devint visible, la moi-tié des chevaliers de chaque côté étaient dé-montés, les uns par l’adresse de la lance deleurs adversaires, les autres par le poids et laforce supérieure de leurs ennemis, ayant abat-tu chevaux et hommes ; les uns gisaient sur lesol comme s’ils ne devaient plus se relever ;d’autres étaient déjà remis sur pied et com-battaient corps à corps ceux de leurs adver-saires qui se trouvaient dans la même condi-tion. Enfin, des deux côtés, plusieurs combat-tants, ayant reçu des blessures qui les met-taient hors de combat, étanchaient leur sang

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avec leurs écharpes, et tâchaient de se retirerde la mêlée.

Les chevaliers montés, dont les lancesavaient été presque toutes brisées par la vio-lence du choc, étaient maintenant étroitementengagés avec leurs épées, poussant leur cri deguerre et échangeant des coups aussi pressésque si l’honneur et la vie dépendaient de l’issuedu combat.

Le tumulte fut bientôt augmenté par l’arri-vée des chevaliers composant le second rangdes deux partis, qui, agissant comme réserve,s’élançaient maintenant au secours de leurscompagnons. Ceux qui tenaient pour Brian deBois-Guilbert criaient :

— Bauséant ! Bauséant !(12) Pour le Temple !pour le Temple ! Le parti opposé répondait à cecri par celui de :

— Desdichado ! Desdichado ! mot de rallie-ment qu’ils empruntaient à la devise de l’écude leur chef.

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Les champions se rencontrant ainsi avec laplus grande furie et avec un succès balancé, lafortune du combat semblait incliner tantôt versle midi, tantôt vers le nord de la lice, selon quel’un ou l’autre parti dominait.

Pendant ce temps, le retentissement descoups et les cris des combattants se mêlaienteffroyablement au son des trompettes, et ab-sorbaient les gémissements de ceux qui tom-baient et qui roulaient sans défense sous lespieds des chevaux. Les splendides armures descombattants, maintenant souillées par le sanget par la poussière, cédaient à chaque coupde l’épée et de la hache d’armes. Les joyeuxpanaches arrachés des casques étaient soule-vés par la brise comme des flocons de neige.Tout ce qu’il y avait de beau et de gracieuxdans l’équipement militaire avait disparu, et cequ’on voyait maintenant ne pouvait qu’inspirerla terreur ou la compassion.

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Cependant, telle est la force de l’habitude,que non seulement les spectateurs vulgaires,qui sont naturellement stimulés par des scènesde sang, mais même les dames de distinctionqui encombraient les galeries, virent le combatavec un intérêt d’angoisse, il est vrai, mais sansdésirer de détourner les regards d’une si ter-rible vue. Ça et là, à la vérité, une belle jouepouvait pâlir ou un faible cri se faire entendre,lorsqu’un amant, un frère ou un mari tombaitde cheval ; mais, en général, les dames assisesautour de la lice encourageaient les combat-tants, non seulement en battant des mains eten agitant les voiles et les mouchoirs, maismême en s’écriant : « Brave lance ! bonneépée ! » chaque fois qu’un coup heureux frap-pait leurs regards.

Tel était l’intérêt que portait le beau sexe àce jeu sanglant ; celui que les hommes éprou-vaient est plus facile à comprendre. Cet intérêtse manifestait par de vives acclamations àchaque tour de fortune, pendant que tous les

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yeux paraissaient rivés sur la lice, que les spec-tateurs semblaient eux-mêmes avoir porté oureçu les coups qui étaient si largement distri-bués.

Puis, à chaque pause, on entendait la voixdes hérauts clamant :

— Combattez, braves chevaliers ! l’hommemeurt mais la gloire survit ! Combattez tou-jours ; la mort vaut mieux que la défaite ! Com-battez toujours ; car de beaux yeuxcontemplent vos actions !

Au milieu des alternatives de succès et derevers, tous les yeux cherchaient à découvrirles chefs de chaque troupe, qui, mêlés au fortde la bataille, encourageaient leurs compa-gnons de la voix et de l’exemple. Tous deuxfirent preuve de grande bravoure ; mais niBois-Guilbert ni le chevalier Déshérité ne trou-vèrent dans les rangs de leurs ennemis unchampion qui pût se mesurer avec eux à forceégale. Ils se cherchèrent plus d’une fois, stimu-

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lés par une animosité mutuelle, sachant bienque la chute de l’un ou de l’autre détermineraitla victoire.

Telles cependant étaient la foule et laconfusion, que, pendant la première partie ducombat, les efforts qu’ils firent pour se rencon-trer étaient inutiles, et ils furent maintes foisséparés par l’ardeur de leurs partisans, dontchacun voulait se distinguer en se mesurantavec le chef du parti opposé.

Mais, lorsque la mêlée s’éclaircit par lenombre de ceux qui, des deux côtés, s’étantavoués vaincus, avaient été repoussés aux ex-trémités de la lice, ou bien étaient déclaréshors d’état de continuer la lutte, le templier etle chevalier Déshérité se rencontrèrent à la finface à face, animés de toute la fureur qu’uneaversion mortelle et une rivalité de gloirepeuvent inspirer à deux adversaires.

Telle était l’adresse de chacun d’eux à pareret à porter des coups, que les spectateurs écla-

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tèrent en un cri involontaire et unanime pourexprimer leur admiration et leur plaisir. Mais,en ce moment, le parti du chevalier Déshéritésuccombait. Le bras gigantesque de Front-de-Bœuf sur un des flancs de la bataille, et la vi-gueur massive d’Athelsthane de l’autre, renver-saient et dispersaient tous ceux qui se trou-vaient à portée de leurs coups.

Débarrassés de leurs adversaires immé-diats, il paraîtrait que la même pensée se pré-senta en même temps à ces deux guerriers, quece serait rendre un service décisif à leur partien aidant le templier à combattre son rival. Aumême moment alors, détournant chacun soncheval, le Normand se précipita contre le che-valier d’un côté et le Saxon de l’autre. Il eûtété complètement impossible que le chevalierDéshérité soutînt cet assaut aussi inégal et in-attendu, s’il n’eût été averti par un cri généraldes spectateurs, qui ne purent s’empêcher des’intéresser à un guerrier exposé à un si granddésavantage.

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« Gare à vous ! gare à vous, chevalierDéshérité ! » cria-t-on si universellement, quele chevalier s’aperçut du danger qu’il courait.

Et, portant un coup terrible en pleine figureau templier, il fit reculer aussitôt son coursier,et par ce mouvement, évita la charge simulta-née d’Athelsthane et de Front-de-Bœuf.

Or, ces chevaliers, trompés dans leur but etpartis de côtés opposés, s’élancèrent entre lebut de leur attaque et le templier, leurs che-vaux se touchant presque avant qu’ils pussentarrêter leur course.

Maîtrisant leurs chevaux toutefois et faisantdemi-volte, ils se réunirent tous trois dansleurs efforts pour abattre le chevalier Déshéri-té.

Rien ne pouvait le sauver que la force etla légèreté remarquables du noble cheval qu’ilavait gagné la veille.

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Cette qualité lui fut d’autant plus utile quele cheval de Bois-Guilbert était blessé, et ceuxde Front-de-Bœuf et d’Athelsthane, tous deuxfatigués par le poids de leurs maîtres gigan-tesques, vêtus d’armures complètes, et par lesefforts qu’ils avaient déjà faits.

L’admirable adresse du chevalier Déshéritéet l’ardeur du noble animal qu’il montait lemirent à même, pendant quelques minutes, detenir à distance de l’épée ses trois adversaires.Se tournant d’un côté à l’autre avec l’agilitéd’un faucon, tenant ses ennemis autant sépa-rés que possible, il se précipitait tantôt sur l’un,tantôt sur l’autre, portant avec son épée descoups largement assenés, sans attendre ceuxqu’on cherchait à lui rendre.

Mais, bien que la lice retentît des applau-dissements excités par son adresse, il était ma-nifeste qu’il serait à la fin accablé, et les sei-gneurs autour du prince Jean le suppliaientd’une voix unanime de lancer son bâton dans

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la lice, et d’épargner à un chevalier si braved’être vaincu par une force si supérieure.

— Je n’en ferai rien, par la lumière du ciel !répondit le prince Jean. Ce même jouvenceau,qui cache son nom et méprise l’hospitalité quenous lui avons offerte, a déjà gagné un prix ;il peut donc bien permettre aux autres d’avoirleur tour.

Il parlait ainsi, quand un incident inattenduchangea le sort de la journée.

Il y avait dans les rangs du chevalier Déshé-rité un guerrier en armure noire, monté surun cheval noir d’une haute taille et présentanttoutes les apparences de force et de puissance,ainsi que le chevalier qui le montait.

Ce guerrier, qui ne portait sur son bouclieraucune devise, n’avait montré jusqu’ici qu’unmédiocre intérêt pour l’issue du combat, re-poussant avec une facilité apparente tous ceuxqui l’assaillaient, mais sans poursuivre lesavantages et sans attaquer à son tour qui que

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ce fût. Bref, il avait jusque-là joué le rôle plutôtd’un spectateur que d’un acteur dans le tour-noi, et cette circonstance lui avait procuré, dela part des assistants, le surnom de Noir fai-néant.

Tout à coup, ce chevalier parut secouer sonapathie en voyant le chef de son parti si ru-dement serré ; car, piquant son cheval encoretout frais, il vola à son secours aussi promptque la foudre, et criant d’une voix perçantecomme le son de la trompette :

— Desdichado ! à la rescousse ! Il étaittemps ; car, pendant que le chevalier Déshéritéserrait de près le templier, Front-de-Bœufs’était approché de lui l’épée haute ; mais,avant qu’elle fût descendue, le chevalier noirlui porta sur la tête un coup qui, glissant surle casque poli, retomba avec une force à peineatténuée sur le chanfrein du coursier, et Front-de-Bœuf roula à terre ainsi que son cheval,tous deux également étourdis par la violence

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du coup. Puis le Noir fainéant se retourna versAthelsthane de Coningsburg, et, sa propreépée ayant été brisée dans sa courte rencontreavec Front-de-Bœuf, il arracha de la main dugéant saxon la hache d’armes que portait celui-ci, et, en homme familier avec l’emploi de cettehache, il lui en assena un coup si vigoureux,qu’Athelsthane aussi tomba sans connaissancesur le sol. Ayant accompli ce double faitd’armes, qui fut d’autant plus applaudi qu’ons’y attendait moins, le chevalier parut re-prendre sa première nonchalance, et revinttranquillement à l’extrémité nord de la lice,laissant son chef se mesurer de son mieux avecBrian de Bois-Guilbert. Cela n’était plus aussidifficile qu’auparavant. Le cheval du templierayant perdu beaucoup de sang, il succombasous le choc du chevalier Déshérité. Brian deBois-Guilbert roula sur l’arène, embarrassédans ses étriers, d’où il ne pouvait retirer lepied. Son adversaire s’élança de son cheval, et,levant sa terrible épée au-dessus de la tête du

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templier, il lui ordonnait de se rendre, lorsquele prince Jean, plus sensible à la situation pé-rilleuse de Bois-Guilbert qu’il ne l’avait été deson rival, lui sauva la honte de s’avouer vaincu,en jetant son bâton de commandement dansl’arène et en mettant ainsi fin au combat.

Ce n’était plus, à la vérité, que les faiblesrestes de la mêlée qui s’agitaient encore ; car,du petit nombre de chevaliers qui étaient de-meurés dans la lice, la plus grande partie avait,par un assentiment tacite, assisté oisive à lalutte des chefs, laissant à son issue le soin determiner la joute.

Les écuyers, qui avaient trouvé difficile etpérilleux de suivre leurs maîtres pendant labataille, entrèrent alors en foule dans la lice,pour faire leur service auprès des blessés, quifurent emportés avec le plus de soin et d’at-tention possible dans les pavillons voisins, oubien dans les quartiers préparés pour eux dansle village voisin.

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Ainsi se termina la mémorable passed’armes d’Ashby-de-la-Zouche, un des tournoisles plus vaillamment disputés de ce siècle ; carbien qu’il n’y eût de tués que quatre chevaliers,dont l’un avait été étouffé par le poids de sonarmure, cependant plus de trente furent griè-vement blessés, et de ce nombre quatre oucinq ne se rétablirent jamais. Plusieurs autresrestèrent estropiés toute leur vie, et ceux quifurent les plus heureux portèrent jusqu’au tom-beau les cicatrices de ce combat. C’est pour-quoi les anciennes chroniques le nomment tou-jours la gentille et joyeuse passe d’armesd’Ashby.

Comme il était du devoir du prince Jean denommer le chevalier qui s’était le mieux com-porté, il décida que l’honneur de la journée ap-partenait au chevalier que la foule avait dési-gné sous le nom de Noir fainéant.

On fit observer au prince, pour le ramenersur sa décision, que la victoire avait été ef-

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fectivement gagnée par le chevalier Déshérité,qui, dans le courant de la journée, avait vaincusix champions de sa propre main, et qui enfinavait abattu le chef du parti opposé. Mais leprince Jean persista dans son premier avis,s’appuyant sur le fait que le chevalier Déshéritéaurait perdu la bataille sans le puissant secoursdu chevalier noir, à qui, par conséquent, ils’obstinait à adjuger le prix.

Cependant, à la grande surprise de tousceux qui étaient présents, on ne put retrouvernulle part le chevalier ainsi préféré. Il avaitquitté la lice immédiatement après le combat,et plusieurs des spectateurs l’avaient observéparcourant une des clairières de la forêt, de cemême pas lent et de cette manière nonchalantequi lui avaient valu l’épithète de Noir fainéant.

Après l’avoir appelé deux fois à son detrompette et aux cris des hérauts, on fut obligéd’en nommer un autre pour recevoir les hon-neurs qui lui avaient été décernés.

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Maintenant, le prince jean n’avait plus d’ex-cuses pour ne pas admettre les droits du che-valier Déshérité, qu’il nomma, par conséquent,le héros de la journée.

Ce fut à travers un terrain rendu glissantpar le sang, et encombré d’armures brisées,ainsi que des corps des chevaux tués et bles-sés, que les maréchaux du camp conduisirentune seconde fois le vainqueur au pied du trônedu prince jean.

— Chevalier Déshérité, dit le prince Jean,puisque c’est sous ce titre seul que vousconsentez à être connu de nous, nous vousdécernons une seconde fois les honneurs dece tournoi, et nous vous annonçons le droitque vous avez de réclamer et de recevoir, desmains de la reine de la beauté et des amours,le chapelet d’honneur que votre valeur a si jus-tement mérité.

Le chevalier salua profondément et avecgrâce, mais il ne fit aucune réponse.

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Tandis que les trompettes résonnaient, queles hérauts, forçant la voix, criaient : « Hon-neur aux braves ! gloire aux vainqueurs ! »Tandis que les dames agitaient leurs mou-choirs brodés et que les spectateurs de tousles rangs s’unissaient dans un cri bruyant d’ad-miration, les maréchaux conduisirent le cheva-lier Déshérité à travers la lice jusqu’au pied dutrône d’honneur occupé par lady Rowena.

On fit agenouiller le vainqueur sur le der-nier degré de ce trône. À la vérité, toute saconduite depuis la fin du combat paraissaitavoir été plutôt le résultat de l’impulsion deceux qui l’entouraient que de sa propre volon-té. Et on remarqua qu’il chancelait en traver-sant la lice une seconde fois.

Rowena, descendant de sa place d’un pasdigne et gracieux, allait placer le chapeletqu’elle tenait dans sa main sur le casque duchampion, lorsque les maréchaux s’écrièrentd’une seule voix :

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— Ce n’est pas ainsi qu’il faut agir ; sa têtedoit être nue. Le chevalier balbutia faiblementquelques paroles qui se perdirent sous soncasque ; mais elles semblaient indiquer le désirqu’il avait qu’on ne le lui ôtât pas. Soit amourde l’étiquette, soit curiosité, les maréchaux nefirent aucune attention à ses signes de répu-gnance ; ils lui ôtèrent son casque, en coupantles lacets et en dégrafant le gorgerin. Lorsquele casque fut enlevé, on vit apparaître les traitsréguliers, mais brûlés par le soleil, d’un jeunehomme de vingt-cinq ans, avec une profusionde cheveux blonds et courts. Son visage étaitaussi pâle que la mort, et taché de sang endeux ou trois endroits.

Rowena ne l’eut plutôt aperçu, qu’elle jetaun faible cri ; mais, rappelant à son aide toutel’énergie de son caractère, et s’efforçant pourainsi dire d’achever son rôle, tandis que toutson corps tremblait sous la violence de l’émo-tion, elle plaça sur la tête affaissée du vain-queur le splendide chapelet qui était la récom-

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pense de la journée, et prononça d’une voixclaire et distincte ces mots :

— Je t’accorde ce chapelet, messire cheva-lier, comme la récompense de la valeur décer-née au vainqueur de cette journée.

Elle s’arrêta un moment, puis elle ajoutaavec fermeté :

— Et jamais sur un front plus digne on n’aplacé un laurier de chevalerie.

Le chevalier baissa la tête et baisa la mainde la belle souveraine par qui sa valeur avaitété récompensée ; puis, s’affaissant de plus enplus sur lui-même, il tomba évanoui à sespieds.

Il y eut une consternation générale. Cédric,qui avait été frappé de stupeur par l’apparitionsoudaine de son fils banni, s’élança commepour le séparer de Rowena ; mais déjà la choseavait été accomplie par les maréchaux ducamp, qui, devinant la cause de l’évanouisse-

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ment d’Ivanhoé, s’étaient hâtés de lui ôter sonarmure, et avaient trouvé que le fer d’unelance, après avoir traversé son bouclier, luiavait fait une blessure au côté.

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Chapitre XIII.

Le nom d’Ivanhoé ne fut pas plutôt pronon-cé qu’il vola de bouche en bouche avec toutela célérité qu’il put recevoir de l’ardeur et de lacuriosité.

Il ne tarda pas à parvenir au cercle duprince, dont le front s’obscurcit en apprenantcette nouvelle ; mais, regardant autour de luiavec dépit :

— Messeigneurs, dit-il, et vous surtout,messire prieur, que pensez-vous de la doctrinedes savants concernant les attractions et lesantipathies innées ? Il m’a semblé sentir la pré-sence du favori de mon frère, lorsque je meméfiais de l’homme que recouvrait cette ar-mure.

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— Il faut que Front-de-Bœuf se prépare àrestituer son fief d’Ivanhoé, dit de Bracy, qui,s’étant comporté honorablement pendant cetournoi, avait déposé son écu et son heaumepour reprendre sa place à la suite du prince.

— Oui, répondit Waldemar Fitzurze, cebeau cavalier est capable de réclamer le châ-teau et le domaine que Richard lui a assignés,et que la générosité de Votre Altesse a depuisdonnés à Front-de-Bœuf.

— Front-de-Bœuf, répliqua Jean, est plutôthomme à avaler trois manoirs comme celuid’Ivanhoé que d’en dégorger un seul. Du reste,messieurs, j’espère que personne ici présent neme disputera mon droit de conférer les fiefs dela Couronne aux fidèles serviteurs qui m’en-tourent, et qui sont prêts à faire le service mi-litaire d’usage, à la place de ceux qui vont er-rants dans les pays étrangers et qui ne peuventrendre ni hommage ni service quand ils en sontrequis.

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L’auditoire était trop intéressé dans cettequestion pour ne pas déclarer que le droit quele prince s’arrogeait était tout à fait incontes-table.

— Prince généreux, s’écrièrent-ils, trèsnoble seigneur, qui s’impose ainsi la tâche derécompenser ses fidèles serviteurs !

Telles furent les paroles que l’escorte profé-ra ; car tous attendaient pareilles gratificationsaux dépens des serviteurs et des favoris du roiRichard, si toutefois ils ne les avaient pas déjàreçues,

Le prieur Aymer appuya aussi l’opinion gé-nérale, en faisant observer cependant que Jé-rusalem la sainte ne pouvait, à la vérité, être ci-tée comme un pays étranger. Elle était commu-nis mater, la mère commune de tous les chré-tiens ; mais il ne voyait pas, déclarait-il, com-ment le chevalier d’Ivanhoé pouvait tirer partide cet argument, puisque lui, le prieur, était as-suré que les croisés, sous Richard, ne s’étaient

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jamais avancés plus loin qu’Ascalon, qui,comme tout le monde le savait, était une villede Philistins, et ne pouvait jouir d’aucun desprivilèges de la ville sainte.

Waldemar, que la curiosité avait conduitvers l’endroit où Ivanhoé était tombé, revint ence moment.

— Ce preux, dit-il, ne donnera probable-ment à Votre Altesse que peu d’inquiétude, etje crois qu’il laissera Front-de-Bœuf dans latranquille possession de ses biens, car il estgrièvement blessé.

— Quoi qu’il lui arrive, dit le prince Jean,il est le héros de la journée, et, fût-il dix foisnotre ennemi ou l’ami dévoué de notre frère,ce qui est peut-être la même chose, il faut son-ger à ses blessures. Notre médecin lui-mêmelui donnera des soins.

Un sourire malveillant erra sur les lèvres duprince en disant ces mots.

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Waldemar Fitzurze se hâta de répondrequ’Ivanhoé avait déjà été emporté hors de lalice, et se trouvait sous la garde de ses amis.

— J’ai été quelque peu affligé, dit-il, de ladouleur qu’a laissé percer la reine des amourset de la beauté, dont la souveraineté d’un jours’est changée en deuil par cet événement. Jene suis pas homme à me laisser attendrir parles lamentations d’une femme sur son amant ;mais cette même lady Rowena a comprimé sonchagrin avec tant de dignité, qu’on n’a pu le dé-couvrir qu’à ses mains crispées et à ses yeuxsans larmes, qui fixaient le corps inanimé éten-du devant elle.

— Qui est cette lady Rowena dont on nousa tant parlé ? demanda le prince Jean.

— Une Saxonne, et l’héritière de grandsbiens, répondit le prieur Aymer, une rose degrâce et un bijou d’opulence, la plus belle entremille, un bouquet de myrrhe et une essence debenjoin.

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— Nous trouverons bien le moyen d’égayersa tristesse, dit le prince Jean, et d’améliorersa race en la mariant à un seigneur normand.Elle me paraît mineure ; or, elle doit être ànotre disposition pour le mariage. Qu’en dis-tu,de Bracy ?

Veux-tu acquérir terres et bénéfices enépousant une Saxonne, selon la manière despreux du Conquérant ?

— Pourvu que les terres me conviennent,répondit de Bracy, il y a peu de danger que lafiancée me déplaise ; et je me tiendrai profon-dément obligé à Votre Altesse pour un bien-fait qui remplira toutes les promesses qu’elle afaites à son serviteur et vassal.

— Nous ne l’oublierons pas, répondit leprince Jean ; et, pour nous en assurer sans dé-lai, qu’on ordonne à notre sénéchal de com-mander à l’instant à lady Rowena et à sa so-ciété de paraître devant nous au banquet dece soir, c’est-à-dire ce grossier manant, son tu-

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teur, et le bœuf saxon que le chevalier noirabattit dans le tournoi. De Bigot, ajouta-t-il ens’adressant au sénéchal, tu transmettras la se-conde partie de notre invitation, assez courtoi-sement pour flatter ces orgueilleux Saxons etrendre leur refus impossible, quoi que ce soit,je le jure par les os de Becket ! jeter des perlesaux pourceaux.

Le prince Jean achevait ces mots et allaitdonner le signal de quitter la lice, lorsqu’un pe-tit billet lui fut remis.

— De qui ? demanda le prince Jean en re-gardant la personne qui venait de le lui donner.

— Des pays étrangers, monseigneur ; maisj’ignore de quelle part, répondit le serviteur.Un Français l’a apporté ici en disant qu’il avaitchevauché nuit et jour pour le remettre auxmains de Votre Altesse.

Le prince examina attentivement la suscrip-tion, puis le sceau, qui était placé de manièreà assurer le cordonnet de soie qui l’entourait,

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et qui portait l’empreinte de trois fleurs de lis ;ensuite Jean ouvrit le billet avec une agitationapparente, qui s’augmenta visiblement aprèsqu’il en eut pris lecture. Le billet contenait cesmots :

Prends garde à toi, car le diable a rompu seschaînes.

Le prince devint pâle comme un trépassé. Ilregarda la terre, puis le ciel, comme un hommequi apprend que la peine de mort vient d’êtreprononcée contre lui. Mais, revenant du pre-mier effet de sa surprise, il prit à l’écart Walde-mar Fitzurze et de Bracy, et leur montra tour àtour le billet.

— Ceci peut être une fausse alarme ou unefausse lettre, dit de Bracy.

— C’est la main et le sceau de mon frère deFrance, reprit le prince Jean.

— En ce cas, il est temps, dit Fitzurze, deconcentrer nos forces, soit à York, soit dans

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quelque place du centre. Encore quelquesjours, et il sera trop tard. Votre Altesse feraitbien de couper court aux momeries d’Ashby.

— Les yeomen et le peuple, dit de Bracy,seraient mécontents si on les congédiait sansleur avoir fait leur part dans ces jeux.

— Le jour, dit Waldemar, n’est pas encoretrès avancé. Que les archers tirent chacunquelques traits à la cible, et que le prix soit ad-jugé. De cette manière, le prince se sera ample-ment libéré de sa promesse envers ce troupeaude serfs saxons.

— Je te remercie, Waldemar, dit le prince ;tu me rappelles aussi que j’ai un compte à ré-gler avec cet insolent paysan qui, hier, a in-sulté notre personne. Notre banquet sera tou-jours maintenu pour cette nuit, ainsi que nousen étions convenus. Lors même que ce seraitla dernière heure de ma puissance, cette heureserait consacrée à la vengeance et au plaisir.

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Que les soucis de demain ne troublent pas lesjoies de ce jour.

Le son des trompettes eut bientôt rappeléles spectateurs, qui commençaient déjà à quit-ter le lieu du tournoi, et les hérauts procla-mèrent que le prince Jean, subitement appeléà des devoirs importants et péremptoires, sevoyait obligé de renoncer au divertissementde la fête du lendemain. Mais néanmoins, nevoulant pas laisser partir tant de yeomen sansavoir mis leur adresse à l’épreuve, il avait bienvoulu ordonner qu’avant de quitter ces lieux,ils missent à exécution sur-le-champ ceconcours pour le tir qui devait n’avoir lieu quele lendemain. Au meilleur tireur on accordaitpour prix un cor de chasse monté en argent, unbaudrier de soie richement décoré, et un mé-daillon de saint Hubert, patron des forêts.

Plus de trente yeomen se présentèrentd’abord pour concourir, dont plusieurs étaientles gardes et les sous-gardes des forêts royales

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de Needwood et de Charnwood. Toutefois,quand les archers apprirent avec qui ils avaientà se mesurer, plus de vingt d’entre eux se re-tirèrent de la lutte, ne voulant pas encourirle déshonneur d’une défaite presque certaine ;car, dans ces jours, l’habileté de chaque tireurcélèbre était aussi bien connue à plusieursmilles à la ronde, que le sont les qualités d’uncheval dressé aujourd’hui à New-Market desamateurs qui fréquentent ce fameux rendez-vous.

Malgré la retraite de tant de compétiteurs,il restait encore huit concurrents pour le tir.

Le prince Jean quitta son trône pour exami-ner de plus près ces yeomen d’élite, dont plu-sieurs portaient la livrée royale. Ayant satis-fait sa curiosité par cette inspection, il cherchal’objet de son ressentiment, qu’il vit se tenantau même endroit, ayant le même aspect calmequ’il avait la veille.

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— Drôle, dit le prince Jean, j’ai deviné parton insolent bavardage que tu n’étais pas unvéritable ami de l’arc, et je crois que tu n’osespas risquer ton adresse avec les hommes quel’on voit là-bas.

— Sauf votre respect, monseigneur, répli-qua le yeoman, j’ai encore une autre raisonpour m’abstenir de tirer, outre la crainte del’insuccès et de la disgrâce.

— Et quelle est ton autre raison ? demandale prince Jean, qui, pour une cause que lui-même aurait eu de la peine à expliquer, éprou-vait une curiosité inquiète au sujet de cet indi-vidu.

— Parce que, répliqua le forestier, j’ignoresi, ces yeomen et moi, nous avons l’habitudede viser le même but, et si, en outre, VotreGrâce serait satisfaite que le troisième prix fûtgagné par un homme qui, involontairement, aencouru son déplaisir.

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Le prince Jean rougit en faisant la questionsuivante :

— Quel est ton nom, yeoman ?

— Locksley, répondit le yeoman.

— Eh bien ! Locksley, dit le prince Jean, tutireras à ton tour, quand ces yeomen aurontdéployé leur adresse. Si tu emportes le prix, j’yajouterai vingt nobles ; mais, si tu perds, tu se-ras dépouillé de ton habit de drap vert de Lin-coln et chassé de la lice à coups de corde d’arc,comme fanfaron, babillard et insolent.

— Et si je refuse de tirer à ces condi-tions ?… demanda le yeoman. Le pouvoir deVotre grâce, soutenu comme il l’est par tantd’hommes d’armes, peut certainement me dé-pouiller et me battre sans peine, mais il ne peutme forcer de bander mon arc et de tirer uneflèche.

— Si tu refuses notre offre équitable, dit leprince, le prévôt de la lice coupera la corde

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de ton arc, brisera ton arc et tes flèches, et techassera de notre présence comme un lâchedont le cœur a failli.

— Ce n’est plus une chance égale que vousm’imposez, prince, dit le yeoman, en m’obli-geant ainsi à lutter contre les meilleurs archersde Leicester et de Stafford, sous peine d’infa-mie s’ils sont mes maîtres ; néanmoins, je feraiselon votre plaisir.

— Veillez sur lui, hommes d’armes ! dit leprince Jean ; son cœur faiblit, je crains qu’il neveuille se soustraire à l’épreuve. Et, quand àvous, mes braves, tirez bien et hardiment : undaim et un muid de vin vous attendront sous latente, là-bas, quand les jeux seront terminés.

Une cible fut placée à l’extrémité de l’ave-nue méridionale conduisant à la lice. Les ar-chers inscrits se portèrent à la file au fond del’ouverture du midi, la distance entre ce posteet le but laissant un intervalle assez grand pource qu’on appelait un tir au hasard. Les archers,

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ayant au préalable décidé par la voie du sortl’ordre pour le tir, devaient lancer chacun suc-cessivement trois flèches. Les exercices furentsurveillés par un officier subalterne nommé parle prévôt du tir ; car on aurait craint d’avilir lehaut rang des maréchaux de la lice en les re-quérant de diriger les exercices de la yeomane-rie.

Les archers, s’avançant un à un, lancèrentleurs flèches en braves et habiles yeomen. Survingt-quatre flèches tirées successivement, dixse fixèrent dans le but, et les autres s’en ap-prochèrent de si près, que, considération faitede la distance du but, on regarda les coupscomme bien visés. Sur les dix traits qui attei-gnirent le but, deux, plantés dans le cercle in-térieur, furent tirés par Hubert, forestier au ser-vice de Malvoisin, qui fut, par conséquent, pro-clamé vainqueur.

— Maintenant, Locksley, dit le prince Jeanau hardi yeoman avec un sourire ironique,

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veux-tu lutter d’adresse avec Hubert, ou bienveux-tu céder ton arc, ton baudrier et ton car-quois au prévôt des jeux ?

— Puisqu’il le faut, dit Locksley, je suiscontent d’en courir la chance, sous la conditionque, lorsque j’aurai lancé deux flèches contrele but d’Hubert, qui est là-bas, il sera tenu, lui,d’en tirer une sur un but que je lui proposerai.

— Ce n’est que justice, répondit le princeJean, et l’on ne te refusera pas cela. Si tu batsce vantard, ami Hubert, je remplirai ton cor depennys d’argent.

— Un homme ne peut faire que de sonmieux, répliqua Hubert ; mais mon grand-pèrea bandé un arc d’une bonne grandeur à Has-tings, et j’espère ne pas faire déshonneur à samémoire.

On enleva la première cible, et on la rem-plaça par une autre de même grandeur. Hu-bert, qui, comme vainqueur dans la premièreépreuve d’adresse, avait le droit de tirer le pre-

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mier, visa avec grande attention, mesurantlongtemps la distance de l’œil, tenant à la mainson arc bandé avec la flèche fixée sur la corde.Enfin, faisant un pas en avant, et, élevant l’arcde toute la longueur de son bras gauche jusqu’àce que le centre où la flèche touche la corde setrouvât au niveau de sa figure, il tendit la cordejusqu’à son oreille ; la flèche siffla en fendantl’air, et alla se fixer dans le cercle intérieur dela cible, mais non pas exactement au centre.

— Vous n’avez pas fait la part du vent, Hu-bert, lui dit son adversaire en bandant son arc ;sans quoi, ce coup-là eût été meilleur.

En disant ces mots et sans montrer lamoindre inquiétude sur le résultat, Locksley seplaça au poste et lança sa flèche aussi non-chalamment en apparence que s’il n’avait pasmême regardé le but.

Il parlait encore presque au moment où saflèche partit, et cependant elle se fixa dans le

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but, à deux pouces plus près du point centralque celle d’Hubert.

— Par la lumière du ciel ! cria le prince Jeanà Hubert, si tu permets à ce renégat de tevaincre, tu es digne de la potence.

Hubert n’avait que la même phrase formu-lée pour toutes les occasions.

— Si votre Altesse veut me pendre, dit-il,elle en a le pouvoir, mais un homme ne peutfaire que de son mieux. Cependant mon grand-père a bandé un bon arc…

— Que le diable emporte ton grand-pèreet toute sa génération, interrompit Jean ; tire,mauvais drôle, et fais de ton mieux, ou cela tecoûtera cher.

Ainsi exhorté, Hubert reprit sa place, etcette fois, faisant son profit de l’avertissementqu’il avait reçu de son adversaire, il fit la partd’une petite brise qui venait de s’élever, et visa

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avec tant de bonheur, que sa flèche pénétradans le centre même de la cible.

— Hubert ! Hubert ! s’écria la populace, quiportait plus d’intérêt à un personnage connuqu’à un étranger. Dans le bouton ! dans le bou-ton ! Vive Hubert !

— Tu ne peux pas dépasser ce coup-là,Locksley, dit le prince avec un sourire insul-tant.

— Je vais greffer sa flèche. Et, ayant prisun peu plus de précautions que la premièrefois, il lâcha la corde, et sa flèche alla fendrecelle de son rival et la fit voler en éclats. Lamultitude fut si ébahie de cette merveilleuseadresse, qu’elle ne put pas même donner issueà son étonnement par ses acclamations habi-tuelles.

— Il faut que ce soit le diable et non pasun homme de chair et d’os, murmurèrent entreeux les yeomen ; car jamais on n’a vu une pa-

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reille force sur l’arc depuis que le premier futbandé en Angleterre.

— Et maintenant, dit Locksley, je demande-rai à Votre Grâce la permission de fixer moi-même un but tel qu’on en emploie dans lenord ; et que chaque brave yeoman qui oseraen faire l’essai soit récompensé par un sourirede celle qu’il aime le mieux !

Comme il s’apprêtait à quitter la lice :

— Que vos gardes m’accompagnent, dit-il,si vous le désirez ; je vais seulement couperune baguette dans le premier buisson de saule.

Le prince Jean fit un signal pour quequelques-uns de ses serviteurs le suivissent,afin de l’empêcher de s’esquiver ; mais le cri deFi donc ! fi donc ! qui jaillit de la multitude, luifit changer son intention peu généreuse.

Locksley revint presque aussitôt avec unebaguette de saule d’environ six pieds de lon-gueur, parfaitement droite et aussi épaisse que

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le pouce d’un homme. Il commença par la pe-ler avec un grand sang-froid, en faisant obser-ver en même temps que, engager un bon fo-restier à tirer sur une cible aussi grande quecelles qu’on avait employées jusqu’ici, c’étaitavilir son adresse.

— Quant à moi, dit-il, dans mon pays, leshommes prendraient tout aussi bien pour butla table ronde du roi Arthur, autour de laquellesoixante chevaliers étaient assis, et un enfantde sept ans pourrait atteindre cette cible là-bas avec un trait sans pointe ; mais, ajouta-t-il en allant à pas lents à l’extrémité de la lice,et en y fixant la baguette toute droite en terre,celui qui touche cette baguette à une distancede trois cents pieds, je le proclame un archerdigne de porter le carquois devant un roi, ce roifût-il le brave roi Richard.

— Mon grand-père, dit Hubert, a tiré à labataille d’Hastings une certaine flèche… maisjamais de la vie il n’a visé un but comme celui-

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ci, et je ne le ferai pas non plus. Si ce yeomanpeut fendre cette baguette, je lui donne ce bau-drier, ou plutôt je cède au diable qui est danssa veste, mais non pas à une adresse humaine ;un homme ne peut faire que de son mieux, etje ne veux pas tirer quand je suis sûr de nepas toucher le but. Autant tirer sur le tranchantd’un canif, sur un fétu de paille ou sur un rayonde soleil, que sur cette petite branche que jepuis à peine voir.

— Poltron que tu es ! dit le prince Jean.

Tire donc, Locksley ; mais, si tu frappes cebut, je dirai que tu es le premier qui l’ait jamaisfait. Quoi qu’il arrive, je ne veux pas que tubrilles à nos dépens par une vaine paraded’adresse.

— Je ferai de mon mieux, comme dit Hu-bert, répondit Locksley ; c’est tout ce qu’unhomme peut faire.

En disant cela, il banda de nouveau sonarc ; mais, cette fois, il examina son arme scru-

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puleusement, prit une nouvelle corde, la pre-mière s’étant un peu relâchée pendant les deuxpremiers coups et ne lui paraissant plus suffi-samment ronde. Puis il visa avec attention, etla foule attendit l’événement dans un silenceinquiet.

L’archer justifia l’opinion que l’on avait deson adresse ; sa flèche fendit la baguette desaule contre laquelle il l’avait dirigée. Un ton-nerre d’acclamations s’ensuivit, et le princeJean lui-même, dans son admiration pourl’adresse de Locksley, oublia pour un momentl’aversion que le yeoman lui avait inspirée.

— Ces vingt nobles, dit-il, que tu as si juste-ment gagnés, ainsi que le cor de chasse, sont àtoi ; nous les porterons à cinquante si tu veuxprendre service avec nous et te revêtir de lalivrée d’un yeoman de nos gardes pour resterprès de notre personne ; car jamais main plusforte n’a bandé l’arc, jamais si bon coup d’œiln’a guidé la flèche.

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— Pardonnez-moi, noble prince, dit Locks-ley, mais j’ai fait vœu que, si jamais je m’en-rôle, ce sera sous votre noble frère, le roi Ri-chard. Ces vingt nobles, je les laisse à Hubert,qui a lancé en ce jour une flèche aussi bien queson grand-père l’a fait à Hastings. Si sa modes-tie ne l’eût point fait refuser l’épreuve, il eûtfendu la baguette aussi bien que moi.

Hubert secoua la tête en recevant avec ré-pugnance le don généreux de l’étranger, etLocksley, voulant se soustraire à toute autreobservation, se glissa dans la foule, où bientôton le perdit de vue.

L’archer vainqueur n’eût peut-être paséchappé si facilement à l’attention de Jean, sice prince n’avait eu en ce moment d’autre su-jet d’inquiétude, et l’esprit assiégé par des ré-flexions plus importantes.

Il manda son chambellan, en donnant le si-gnal d’évacuer la lice, et lui commanda de par-

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tir sur-le-champ, au galop, pour Ashby, et d’al-ler trouver Isaac le juif.

— Dis à ce chien, dit-il, de m’envoyer avantle coucher du soleil deux mille couronnes. Ilconnaît l’hypothèque, mais tu lui montrerascette bague comme un signe convenu. Le restede la somme doit être payé à York dans sixjours d’ici. S’il y manque, je prendrai la tête dumécréant ; aie soin de passer sur la route quesuit sans doute l’esclave circoncis qui étalaittout à l’heure parmi nous ses parures volées.

En disant ces mots, le prince monta à che-val et s’en retourna à Ashby. Toute la foule sedispersa aussitôt après son départ.

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Chapitre XIV.

Le prince Jean tint son grand banquet dansle château d’Ashby. Ce n’était pas le même édi-fice que celui dont les superbes ruines inté-ressent encore le voyageur, et qui fut construità une époque postérieure par lord Hastings,grand chambellan d’Angleterre, une des pre-mières victimes de la tyrannie de Richard III,et plus connu encore comme un des principauxhéros de Shakespeare que comme personnagehistorique.

Le château et la ville d’Ashby appartenaientalors à Roger de Quincy, comte de Winchester,qui, lors de notre histoire, se trouvait en Pales-tine. Pendant son absence, le prince Jean oc-cupa son château et disposa de ses domaines

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sans scrupule ; et, voulant en ce momentéblouir le peuple par son hospitalité et sa ma-gnificence, il avait ordonné de grands prépa-ratifs afin de rendre ce festin aussi splendideque possible. Les fournisseurs du prince, qui,en cette occasion comme en d’autres, s’arro-geaient l’autorité royale, avaient dépouillé lepays de tout ce qu’on avait pu trouver deconvenable pour la table de leur maître. Lesconvives aussi furent invités en grand nombre,et, dans la nécessité où le prince Jean se trou-vait alors de quêter la popularité, il avait éten-du ses invitations à toutes les familles distin-guées des Saxons et des Danois, aussi bienqu’aux seigneurs normands et à la petite no-blesse des environs.

Quelque méprisés et déchus qu’ils fussentordinairement, les Anglo-Saxons, par leurforce numérique, devenaient nécessairementformidables dans les commotions civiles quimenaçaient l’État, et il était évidemment d’une

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saine politique de s’assurer la popularité deleurs chefs.

Il entrait donc dans les intentions du prince,intentions qu’il maintint pendant quelquetemps, de traiter ces hôtes inaccoutumés avecune courtoisie à laquelle ils n’étaient pas ha-bitués. Mais, bien que personne n’apportâtmoins de scrupule à faire plier devant les inté-rêts ses habitudes et ses sentiments ordinaires,la fatalité du prince voulait que sa légèreté etsa pétulance éclatassent sans cesse, détruisantainsi tout ce qu’il avait gagné par sa dissimula-tion.

Il donna un exemple mémorable de cettehumeur volage lorsqu’il fut envoyé en Irlandepar son père, Henri II, dans l’intention de cap-tiver l’opinion des habitants de ce pays, nou-veau et important fleuron de la Couronne an-glaise. En cette occasion-là, les chefs irlandaisse disputaient l’honneur d’offrir les premiers aujeune prince leur hommage loyal et le baiser

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de paix ; mais, au lieu de recevoir leurs féli-citations avec courtoisie, Jean et ses insolentsserviteurs ne purent résister à la tentation detirer les longues barbes des chefs irlandais ;conduite qui, ainsi qu’on devait s’y attendre,courrouça profondément les dignitaires insul-tés, et donna lieu à des suites fatales pour ladomination anglaise en Irlande. Il est néces-saire de ne pas perdre de vue ces inconsé-quences du caractère de Jean, pour que le lec-teur comprenne sa conduite durant la présentesoirée.

D’après la résolution qu’il avait formée pen-dant ses moments de réflexion, le prince Jeanreçut Cédric et Athelsthane avec une courtoi-sie parfaite, et exprima sans ressentiment sesregrets, quand le premier allégua l’indisposi-tion de lady Rowena comme prétexte de cequ’elle ne se rendait pas à sa gracieuse invita-tion.

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Cédric et Athelsthane portaient l’un etl’autre l’ancien costume saxon, lequel, sansêtre laid, et bien que pour cette occasion, faitd’étoffes coûteuses, différait tellement decoupe et de forme de celui des autres convives,que le prince Jean se fit un titre de modérationaux yeux de Waldemar Fitzurze de ne pass’être mis à rire à la vue d’un costume que lamode du jour rendait ridicule.

Cependant, en les jugeant sainement, la tu-nique courte et collante et le long manteau desSaxons étaient un habillement plus gracieux etplus commode que celui des Normands, dontle justaucorps était un long pourpoint si large,qu’il ressemblait à la blouse d’un charretier ; cepourpoint était recouvert d’un manteau de pe-tite dimension, qui ne garantissait le porteur nidu froid ni de la pluie, et dont l’unique but pa-raissait être de mettre au jour autant de bijouxet de broderies que l’ingénieux tailleur pouvaiten faire tenir sur sa surface.

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L’empereur Charlemagne, sous le règne du-quel ils furent introduits pour la première fois,nous semble avoir parfaitement apprécié lesincommodités provenant de ce genre de vête-ment.

— Au nom du Ciel ! disait-il, à quoi serventces manteaux raccourcis ? Au lit, ils ne nouscouvrent pas, à cheval, ils ne nous protègent nicontre le vent ni contre la pluie, et, assis, ils negarantissent pas nos jambes de l’humidité ni dela gelée.

Néanmoins, en dépit de cette censureroyale, les manteaux courts restèrent à lamode jusqu’au temps dont nous parlons, sur-tout parmi les princes de la maison d’Anjou.Ils étaient donc d’un usage universel parmi lescourtisans du prince Jean, et le manteau long,qui était le vêtement supérieur des Saxons, futd’autant plus tourné en ridicule.

Les convives étaient placés à une table quipliait sous le poids des mets. De nombreux

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cuisiniers, qui suivaient le prince dans sesvoyages et qui avaient mis en œuvre toute leurscience pour multiplier les formes sous les-quelles les provisions ordinaires étaient ser-vies, avaient réussi, presque aussi bien que nosprofesseurs actuels dans l’art culinaire, à lesrendre complètement méconnaissables à lavue.

Outre les produits indiqués, il y avait là unefoule de friandises venues de l’étranger, et unegrande quantité de pâtisseries de luxe, ainsique des pains et des gâteaux savoureux em-ployés seulement sur les tables de la haute no-blesse.

Des vins exquis, tant indigènes qu’étran-gers, mettaient le comble au luxe du festin.

Mais, bien qu’adonnés au luxe, les sei-gneurs, en général, n’étaient pas d’une raceintempérante. En se livrant aux plaisirs de latable, ils recherchaient la délicatesse et évi-taient les excès, et avaient l’habitude de repro-

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cher l’ivrognerie et la gloutonnerie aux Saxonsvaincus, comme des vices inhérents à leurbasse condition.

Le prince Jean, à la vérité, et ceux qui cher-chaient à lui plaire en imitant ses défauts, ai-maient à se livrer aux plaisirs de la table. Onsait que sa mort eut pour cause une indigestioncausée par des pêches et de l’ale nouvelle. Saconduite, toutefois, offrait une exception àcelle de ses compatriotes. Avec une gravitémoqueuse, seulement interrompue par dessignes particuliers qu’ils se faisaient entre eux,les chevaliers normands observèrent le main-tien rude d’Athelsthane et de Cédric pendant lebanquet, à la forme duquel ils n’étaient pas ha-bitués. Ce fut tandis qu’ils étaient l’objet d’uneattention railleuse que les Saxons ignorantstransgressèrent, à leur insu, plusieurs desrègles arbitraires qu’on avait établies pour l’ob-servation des convenances. Or, on sait bienqu’un homme est reconnu comme plus excu-sable en violant les lois morales, qu’en parais-

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sant ignorer la moindre minutie des lois del’étiquette.

Aussi Cédric, qui essuya ses mains avecune serviette au lieu de faire évaporer l’humi-dité en les secouant avec grâce en l’air, en-courut-il plus de ridicule que son compagnonAthelsthane avalant à lui seul un pâté entiercomposé des friandises étrangères les plus ex-quises, et qu’on nommait en ce temps un ka-rum pie. Quand on s’aperçut, par un examenplus approfondi, que le thane de Coningsburg,ou le franklin, comme disaient les Normands,n’avait nulle idée de la chose qu’il venait de dé-vorer, et qu’il avait pris le contenu du karumpie pour des alouettes et des pigeons, tandisque c’étaient des becfigues et des rossignols,son ignorance l’exposa à un ridicule qu’il eûtété plus juste d’attribuer à sa gloutonnerie.

Le long festin finit par avoir un terme, et,tandis que la coupe circulait librement, leshommes causaient entre eux des prouesses du

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vainqueur inconnu au jeu de l’arc dans le tour-noi ; du chevalier noir, que son désintéresse-ment avait engagé à décliner les distinctionsqui lui étaient dues, et du vaillant Ivanhoé, quiavait payé si cher les honneurs de la journée.

Tous ces sujets furent discutés avec unefranchise militaire, et la plaisanterie et les riresfirent le tour de la salle.

Le front seul du prince Jean resta soucieuxpendant ces conversations. Quelque chagrinaccablant paraissait agiter son esprit, et cen’était que lorsque ses partisans le rappelaientà lui-même de temps en temps qu’il paraissaits’intéresser à ce qui se passait autour de lui.Alors, il se relevait soudainement, vidait unecoupe de vin pour ranimer sa gaieté, et se mê-lait aux propos par quelque interrogation inso-lite et faite au hasard.

— Buvons cette rasade, dit-il, à la santé deWilfrid Ivanhoé, le héros de cette passed’armes, en regrettant que sa blessure le tienne

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absent de notre table. Que chacun remplisse sacoupe pour ce toste, et surtout Cédric de Ro-therwood, le digne père d’un fils qui promettant.

— Non, monseigneur, répliqua Cédric en selevant et en déposant sur la table sa coupe in-tacte, je n’accorde pas le nom de fils au jeunehomme désobéissant qui méprise à la fois mesordres et abandonne les us et coutumes de sespères.

— C’est impossible, s’écria le prince Jeanen feignant l’étonnement, qu’un chevalier sivaillant soit un fils indigne ou désobéissant.

— Cependant, monseigneur, répondit Cé-dric, il en est ainsi de Wilfrid ; il a quitté mamodeste maison pour se mêler à la joyeuse no-blesse de la couronne de votre frère, où il a ap-pris à faire ces tours d’équitation que vous esti-mez tant. Il l’a quittée contre mon désir et mesordres, et, du temps d’Alfred, on eût taxé cela

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de désobéissance et de crime sévèrement pu-nissables.

— Hélas ! répondit le prince Jean avec unprofond soupir de sympathie affectée, puisquevotre fils a été un partisan de mon malheureuxfrère, il ne faut pas s’étonner où et de qui il aappris cette désobéissance filiale.

Ainsi parlait le prince jean, daignant oublierque, de tous les fils de Henri II, bien qu’ilsfussent tous passibles de ce reproche, il avaitété lui-même le plus incriminé pour sa rébel-lion et son ingratitude envers son père.

— Il me semble, dit-il après un momentd’hésitation, que mon frère se proposait deconfier à son favori le riche manoir d’Ivanhoé ?

— Il le lui a inféodé en effet, répondit Cé-dric, et ce n’est pas mon moindre sujet de que-relle avec mon fils, qui s’est abaissé à ne tenirque comme vassal féodal les domaines dontses pères jouissaient en toute liberté et indé-pendance.

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— Alors nous aurons votre pleine sanction,brave Cédric, dit le prince Jean, de conférer cefief à une personne dont la dignité ne sera pasamoindrie en tenant des terres de la Couronned’Angleterre. Sir Réginald Front-de-Bœuf, dit-il en se tournant vers le baron, je compte quevous garderez si bien la bonne baronnied’Ivanhoé, que ce Wilfrid n’encourra pas le dé-plaisir de son père en rentrant de nouveaudans la possession de ce domaine.

— Par saint Antoine ! répondit le géant aufront bronzé, je consens à ce que Votre Altesseme prenne pour un Saxon, si ce Cédric ou Wil-frid, ou le meilleur sang de l’Angleterre, m’ar-rache jamais la propriété dont Votre Altessevient de m’honorer.

— Quiconque t’appellera Saxon, sire baron,reprit Cédric, froissé par l’expression par la-quelle les Normands manifestaient souventleur mépris habituel pour les Anglais, te feraun honneur aussi grand que peu mérité. Front-

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de-Bœuf allait répondre, mais la pétulance etl’étourderie du prince Jean le devancèrent.

— Assurément, messeigneurs, dit-il, lenoble Cédric dit vrai, et sa race peut prétendreà la préséance sur la nôtre, autant par la lon-gueur de sa lignée que par celle de son man-teau.

— Ils vont devant nous, à la vérité, dans leschamps de bataille, comme les daims devantles chiens, dit Malvoisin.

— Et ils ont bien le droit d’aller devantnous, dit le prieur Aymer ; n’oubliez pas la dé-cence et la distinction supérieures de leurs ma-nières.

— Leur sobriété et leur tempérance remar-quable, dit de Bracy oubliant le projet qui luipromettait une fiancée saxonne.

— Non plus que le courage et la conduite,ajouta Brian de Bois-Guilbert, par lesquels ilsse sont illustrés à Hastings et ailleurs.

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Tandis que les courtisans, tour à tour, avecun visage calme et souriant, suivaientl’exemple de leur prince, en lançant un trait deridicule contre Cédric, la figure du Saxon s’en-flammait de courroux, et il dardait des regardsfiers de l’un à l’autre, comme si la prompte suc-cession de tant d’injures l’eût empêché de ré-pondre à l’une après l’autre ; ou comme un tau-reau aux abois qui, entouré de ses tourmen-teurs, ne sait lequel choisir pour l’objet immé-diat de sa vengeance. À la fin, il parla d’unevoix à moitié étouffée par la colère, et, s’adres-sant au prince Jean comme l’audacieux insti-gateur de l’offense qu’il venait de recevoir :

— Quels qu’aient été, dit-il, les folies et lesvices de notre race, un Saxon eût été regardécomme un nidering(13), terme le plus empha-tique de la bassesse la plus abjecte, si, dans sapropre salle et pendant que la coupe de l’hos-pitalité circule, il eût lui-même traité ou per-mis qu’on traitât un convive inoffensif commeVotre Altesse a vu aujourd’hui qu’on me traitait

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devant elle ; et, quel qu’ait été le malheur denos pères aux champs d’Hastings, ceux-là dumoins devraient se taire (ici, il regarda Front-de-Bœuf et le templier) qui, il y a quelquesheures, ont vidé à plusieurs reprises les arçonssous la lance d’un Saxon.

— Par ma foi ! voilà une amère plaisante-rie ! dit le prince Jean. Comment goûtez-vouscela, messires ? Nos sujets saxons gagnent enfermeté et en courage, leur esprit s’aiguise, etleur maintien s’enhardit dans ces temps agités.Qu’en dites-vous, messeigneurs ? Par la lu-mière du ciel ! il me semble plus sage deprendre une galère et de retourner au plus viteen Normandie.

— Par crainte des Saxons ? dit de Bracy enriant. Il ne faudrait pas d’autres armes que nosépieux de chasse pour mettre ces sangliers auxabois.

— Trêve à vos railleries ! dit Fitzurze ; il se-rait bien, ajouta-t-il en s’adressant au prince,

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que Votre Altesse assurât le digne Cédric qu’onn’a pas l’intention de l’insulter par des plaisan-teries qui doivent mal sonner à l’oreille d’unétranger.

C’est, je crois, Bartholin qui cite ce motcomme ayant eu une grande influence sur lesDanois.

— L’insulter ! reprit le prince Jean en repre-nant toute sa courtoisie ; j’espère bien qu’onne pensera pas que je pourrais me permettreou tolérer chez d’autres une insulte contre unconvive. Regardez, je remplis ma coupe enl’honneur de Cédric lui-même, puisqu’il refusede boire à la santé de son fils !

La coupe fit le tour de la table au milieudes applaudissements simulés des courtisans ;mais ils manquèrent cependant de faire l’im-pression désirée sur l’esprit du Saxon. Il n’avaitpas naturellement l’intelligence prompte ; maisceux-là dépréciaient trop son esprit qui s’atten-

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daient que ce compliment flatteur pût effacerle sentiment de l’insulte précédente.

Il garda toutefois le silence, quand un autretoste royal fut porté à sir Athelsthane de Co-ningsburg. Le chevalier salua, et se montrasensible à cet honneur en vidant un large gobe-let pour y répondre.

— Et maintenant, messeigneurs, dit leprince Jean, que le vin commençait à échauf-fer, ayant fait justice à nos convives saxons,nous les prierons de nous rendre courtoisiepour courtoisie. Digne thane, continua-t-il ens’adressant à Cédric, pouvons-nous vous prierde nous citer quelque Normand dont le nomrépugne le moins à votre bouche, et de laveravec un verre de vin toute l’amertume que cenom pourra laisser derrière lui.

Fitzurze se leva pendant que le prince Jeanparlait encore, et, se glissant derrière le siègedu Saxon, lui dit à l’oreille de ne pas perdrel’occasion de mettre fin à l’inimitié qui régnait

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entre les deux races en nommant le princeJean.

Le Saxon ne répondit pas à cette insinua-tion politique ; mais, se levant, et remplissantsa coupe jusqu’au bord, il apostropha le princeJean en ces termes :

— Votre Altesse exige de moi que jenomme un Normand qui mérite d’être cité àvotre banquet. C’est peut-être une tâche dif-ficile, puisque c’est demander à l’esclave dechanter les louanges du maître ; au vaincu, quisouffre encore tous les maux de la conquête,d’entonner les louanges du vainqueur ; cepen-dant je vais nommer un Normand, le premierdans les armes et le premier par son rang, lemeilleur comme le plus noble de sa race, etcelui qui refusera de confirmer sa bonne re-nommée, je le déclare faux et sans honneur, etje soutiendrai mon dire avec ma vie. Je videdonc ce gobelet à la santé de Richard Cœur-de-Lion !

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Le prince Jean, qui s’attendait à entendreson propre nom à la fin du discours du Saxon,tressaillit lorsque celui de son frère spolié futinopinément prononcé. Il porta machinale-ment la coupe à ses lèvres, puis la posa surla table pour étudier le maintien des convivesà cette proposition inattendue, et à laquelleplusieurs d’entre eux sentaient qu’il était aussidangereux de résister que d’acquiescer.

Quelques courtisans vieux et expérimentéssuivirent à peu près l’exemple du maître, éle-vant d’abord la coupe à la lèvre, puis la repla-çant devant eux. Il y en eut plusieurs qui, muspar un sentiment plus généreux, s’écrièrent :

— Vive le roi Richard ! et qu’il nous soitbientôt rendu ! Enfin un petit nombre, parmilesquels Front-de-Bœuf et le templier, lais-sèrent avec un morne dédain leur gobelet de-vant eux. Mais personne ne s’offrit à contrarierouvertement le toste porté à la santé du mo-narque régnant.

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Ayant joui de son triomphe pendant une mi-nute environ, Cédric dit à son compagnon :

— Levez-vous, noble Athelsthane ! noussommes restés ici assez longtemps, puisquenous avons acquitté la courtoisie hospitalièredu banquet du prince Jean. Ceux qui voudronten savoir davantage sur nos rudes manièresdevront dorénavant nous chercher dans lesmaisons de nos pères ; car nous avons assez vude banquets royaux et de politesse normande.

En disant ces mots, il se leva et quitta lasalle du banquet, suivi d’Athelsthane et de plu-sieurs autres convives qui, appartenant à larace saxonne, se sentaient insultés par les sar-casmes du prince Jean et de ses courtisans.

— Par les ossements de saint Thomas ! ditle prince Jean au moment où ils se retiraient,ces manants saxons ont eu l’avantage de lajournée et se retirent en triomphe.

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— Conclamatum et voculatum est ! dit leprieur Aymer. Nous avons bu et nous avonscrié, il est temps de quitter nos pots !

— Le moine veut confesser quelque bellepénitente ce soir, et voilà pourquoi il se hâte departir, dit de Bracy.

— Pas du tout, messire chevalier, répliqual’abbé ; mais il faut que je m’avance dequelques milles ce soir vers ma demeure.

— Il se sépare de nous, dit le prince bas àFitzurze ; sa crainte anticipe sur l’événement,et ce poltron de prieur me quitte le premier.

— Ne craignez rien, monseigneur, dit Wal-demar, je vais faire valoir à ses yeux des rai-sons qui l’engageront à se joindre à nous quandnous nous assemblerons à York.

« Messire prieur, dit-il, il faut que je vousparle en particulier avant que vous remontiezà cheval. »

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Les autres convives se dispersèrent alorsrapidement, à l’exception de ceux qui étaientimmédiatement attachés à la faction du princeJean et de sa suite.

— Voilà donc le résultat de votre avis, ditle prince lançant un regard de colère sur Fit-zurze ; je me vois bravé à ma propre tablepar un manant saxon ivre, et, au seul nom demon frère, mes prétendus amis me délaissentcomme si j’avais la lèpre.

— Patience, sire, répliqua son conseiller ;je pourrais vous retourner votre accusation etblâmer votre légèreté intempestive, qui a faitmanquer mon projet et qui a trompé le bonjugement qui vous est propre. Mais ce n’estpas le temps de récriminer ; de Bracy et moi,nous allons à l’instant trouver ces lâches in-constants, et nous les convaincrons qu’ils sesont trop avancés pour reculer.

— Ce sera inutile, dit le prince Jean en ar-pentant la salle d’un pas désordonné et s’ex-

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primant avec une agitation à laquelle le vinqu’il avait bu contribuait largement ; ce sera envain : ils ont vu l’écriture sur la muraille, ils ontaperçu la patte du lion sur le sable, ils ont en-tendu son rugissement ébranler la forêt, rienne saura ranimer leur courage.

— Plût au Ciel, dit à demi-voix Fitzurze àde Bracy, que quelque chose pût ranimer lesien ! Le seul nom de son frère lui donne lafièvre. Les conseillers d’un prince sont malheu-reux, de Bracy, lorsque leur maître manque defermeté et de persistance en bien comme enmal.

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Chapitre XV.

Jamais araignée ne se donna plus de mal,pour réparer les mailles déchirées de sa toile,que n’en prit Waldemar Fitzurze pour réunir etmettre d’accord les membres épars de la ca-bale du prince Jean. Peu d’entre eux lui étaientattachés par inclination, et pas un par affectionpersonnelle. Fitzurze fut donc obligé de faireentrevoir à chacun une nouvelle perspectived’avantages et de rappeler à son souvenir ceuxdont il jouissait déjà.

Aux seigneurs jeunes et étourdis, il montradans l’avenir l’impunité, la licence et la dé-bauche sans contrôle ; aux ambitieux, il parlade puissance ; aux avides, de richesses et devastes domaines. Les chefs des mercenaires re-

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çurent une donation en or, argument le pluspersuasif à leurs yeux, et sans lequel tout autreeût échoué. Les promesses furent encore pluslibéralement prodiguées que l’argent par cetagent actif ; et enfin rien ne fut omis de ce quipouvait déterminer les indécis et ranimer lesdécouragés. Il parla du retour du roi Richardcomme d’un événement tout à fait improbable.Cependant, quand il remarqua les regards dou-teux et les réponses évasives qu’on lui fit, etque cette crainte était celle qui obsédait le plusles esprits de ses complices, il traita hardimentcet événement, pour le cas où il aurait effec-tivement lieu, comme ne devant pas changerleurs calculs politiques.

— Si Richard revient, dit Fitzurze, c’estpour enrichir ses croisés indigents et ruinésaux dépens de ceux qui ne l’ont pas suivi enTerre sainte. Il revient pour régler un compteeffroyable avec ceux qui, pendant son absence,ont fait quelque chose qui puisse être consi-déré comme une offense ou un empiètement,

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soit sur les lois du pays, soit sur les privilègesde la Couronne. Il revient pour venger sur lesOrdres du Temple et des hospitaliers la préfé-rence qu’ils ont donnée à Philippe de Francependant les guerres de Palestine. Il revient en-fin pour punir comme rebelles tous les adhé-rents de son frère, le prince Jean. Craignez-vous sa puissance ? continua le confident as-tucieux de ce prince. Nous le reconnaissonspour un chevalier fort et vaillant, mais nous nesommes plus au temps du roi Arthur, lorsqu’unseul champion arrêtait une armée. Si Richardrevient en effet, il faut que ce soit seul, sanssuite et sans amis ; les ossements de sa bravearmée ont blanchi les sables de la Palestine ;le petit nombre de ses partisans qui sont re-venus se sont traînés jusqu’ici, comme ce Wil-frid Ivanhoé, pauvres et nus. Et que me parlez-vous du droit de naissance de Richard ? ajouta-t-il pour répondre à ceux qui avaient des scru-pules à ce sujet. Est-ce que le droit d’aînessede Richard est plus certain que celui de Ro-

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bert, duc de Normandie, fils aîné du Conqué-rant ? Et cependant Guillaume le Roux et Hen-ri, son second et son troisième frère, lui furentsuccessivement préférés par les droits de la na-tion. Robert avait tout le mérite que l’on peutallouer à Richard : c’était un chevalier hardi,un bon chef, généreux envers ses amis et en-vers l’Église, et par-dessus tout un croisé et unconquérant du saint sépulcre. Et cependant ilest mort prisonnier, aveugle et misérable, auchâteau de Cardiff, parce qu’il s’opposait à lavolonté du peuple, qui ne voulait pas qu’il ré-gnât sur lui. Il est de notre devoir de choisirdans le sang royal le prince le plus capable demaintenir la puissance souveraine, c’est-à-dire,se reprit-il, celui dont l’élection pourra le plusefficacement servir les intérêts de la noblesse.Quant aux qualités personnelles, ajouta-t-il, ilest possible que le prince Jean soit inférieur àson frère Richard ; mais, quand on considèreque ce dernier revient avec l’épée de la ven-geance à la main, tandis que le premier offre

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des récompenses, des privilèges, des immuni-tés, des richesses et des honneurs, on ne sau-rait douter quel est le roi que la noblesse, dansson intérêt, doit soutenir.

Ces arguments et bien d’autres convenaientà la situation particulière de ceux à qui ilss’adressaient ; ils produisirent donc l’effet at-tendu sur les nobles de la faction du princeJean. La plupart d’entre eux consentirent à setrouver au rendez-vous proposé à York, dansl’intention de faire des arrangements générauxpour placer la couronne sur la tête du princeJean.

La nuit était très avancée, quand, fatigué,épuisé par ces différents efforts, bien que ré-compensé par leur résultat, Fitzurze, revenantdu château d’Ashby, rencontra de Bracy, quiavait changé ses habits de gala contre uneblouse courte et une culotte de drap vert, unbonnet de peau, une courte épée, un cor passé

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sur son épaule, un arc à la main et un faisceaude flèches pendant à la ceinture.

Si Fitzurze eût rencontré cette figure dansun appartement isolé, il aurait passé devantelle sans s’arrêter, et l’aurait prise pour un yeo-man de la garde, mais, la rencontrant dansla salle intérieure, il la regarda plus attentive-ment, et reconnut le chevalier normand sousles traits d’un yeoman anglais.

— Que veut dire ce travestissement,de Bracy ? demanda Fitzurze ; est-ce bien letemps des jeux de Noël et des mascarades,lorsque le sort de notre maître, le prince Jean,est sur le point de se décider ? Pourquoi n’es-tu pas allé, comme moi, parmi ces lâches sanscœur que le nom seul du roi Richard fait trem-bler, ainsi qu’il fait trembler, dit-on, les enfantsdes Sarrasins ?

— Je me suis occupé de mes propres af-faires, répondit tranquillement de Bracy,

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comme vous, Fitzurze, vous vous êtes occupédes vôtres.

— Moi, m’occuper de mes propres affaires ?s’exclama Waldemar. J’ai été chargé de cellesdu prince Jean, notre commun patron.

— Comme si tu avais pour cela d’autres rai-sons, Waldemar, dit de Bracy, que le soin deton intérêt personnel ? Allons, Fitzurze, nousnous connaissons : l’ambition, voilà ton motif ;le plaisir, voilà le mien, et ils s’adaptent à nosâges respectifs. Tu penses du prince Jean,comme moi, qu’il est trop faible pour faire unmonarque résolu, et trop despote pour faireun monarque faible ; trop insolent et trop pré-somptueux pour devenir populaire, et trop in-constant et trop timide pour être longtempsun monarque quelconque. Cependant c’est unprince par lequel Fitzurze et de Bracycomptent s’élever et faire fortune ; c’est pour-quoi nous l’appuyons, vous de votre politique,et moi des lances de mes libres compagnons.

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— Tu es un auxiliaire précieux ! dit Fitzurzeavec impatience ; tu joues le fou à l’heure dela crise. Voyons, quel but te proposes-tu par cedéguisement absurde, dans un moment aussipressant ?

— D’obtenir une femme, répondit froide-ment de Bracy, selon la manière de la tribu deBenjamin.

— La tribu de Benjamin ? dit Fitzurze. Je necomprends pas.

— N’étais-tu pas au banquet hier au soir, ditde Bracy, quand nous entendîmes le prieur Ay-mer conter une histoire, en réplique à la ro-mance chantée par le ménestrel. Il nous racon-tait comment, il y a longtemps, en Palestine,une dispute mortelle s’éleva entre la tribu deBenjamin et le reste de la nation israélite, quitailla en pièces presque toute la chevalerie decette tribu, et comment ils jurèrent par notreSainte Vierge qu’ils ne permettraient pas àceux qui restaient de se marier dans leur tribu,

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et comment ils regrettèrent leur vœu, et en-voyèrent consulter Sa Sainteté le pape poursavoir s’ils pouvaient en être relevés, et com-ment, par l’avis du Saint-Père, les jeunes gensde la tribu de Benjamin enlevèrent dans un su-perbe tournoi toutes les dames qui étaient pré-sentes, et eurent ainsi des femmes sans l’assen-timent de leur fiancé ou de leur famille.

— J’ai entendu l’histoire, dit Fitzurze,quoique le prieur ou toi ayez fait des change-ments singuliers dans les dates et les circons-tances.

— Je te dis, reprit de Bracy, que j’entendsme procurer une femme à la manière de la tri-bu de Benjamin ; c’est comme si je te disaisque, dans ce même équipement, je tomberaisur ce troupeau de bouvillons qui, ce soir, ontquitté le château, et que je leur enlèverai labelle Rowena.

— Es-tu fou, de Bracy ? demanda Fitzurze.Souviens-toi que, bien que ces hommes ne

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soient que des Saxons, ils sont riches et puis-sants, et d’autant plus respectés par leurs com-patriotes que la richesse et l’honneur n’appar-tiennent qu’à un petit nombre de la racesaxonne.

— Et ils ne devraient appartenir à aucund’eux, répliqua de Bracy ; il faut compléterl’œuvre de la conquête.

— L’heure en est mal choisie, dit Fitzurze ;la crise qui approche rend la faveur de la mul-titude indispensable, et le prince Jean ne peutrefuser de rendre justice à tous ceux quinuisent à ses favoris.

— Qu’il la rende, s’il l’ose ! dit de Bracy ;il verra bientôt la différence entre l’assistancede mes vigoureuses lances et celle d’une foulesans cœur de manants saxons. Cependant, jene me propose pas de me faire connaître im-médiatement. N’ai-je pas la mine, sous cet ha-bit, d’un forestier aussi hardi qu’aucun qui aitjamais donné du cor ? Le blâme de la violence

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retombera sur les bandits des forêts d’York. J’aides espions sûrs qui surveillent tous les mou-vements des Saxons. Cette nuit, ils couchentau couvent de Saint-Wittol ou Withold ; n’est-ce pas ainsi que l’on nomme ce manant desaint saxon à Burton-sur-Trent ? La marche dulendemain les conduira à notre portée, et, pa-reils à des faucons, nous nous abattrons sureux à l’improviste. Puis j’apparaîtrai bientôtdans mon propre caractère, pour jouer le che-valier courtois. Je délivre la belle infortunée enpleurs des mains de ses ravisseurs, je la recon-duis au château de Front-de-Bœuf, ou mêmeen Normandie, si cela est nécessaire, et elle nereverra ses parents que lorsqu’elle sera la fian-cée ou la femme de Maurice de Bracy.

— Voilà un plan merveilleusement sage, ditFitzurze, et, comme je le pense, il n’est pas en-tièrement de ton invention. Allons, sois franc,de Bracy : qui t’a aidé dans cette fourberie, etqui doit te seconder dans son exécution ? car,

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à ce que je sais, ta troupe est campée au loin, àYork.

— Par Marie ! s’il faut que tu l’apprennes,dit de Bracy, c’est le templier Brian de Bois-Guilbert qui a combiné ce projet, que l’aven-ture des hommes de Benjamin m’avait suggéré.Il doit m’aider dans l’attaque, et c’est lui et sesserviteurs qui personnifieront les bandits dontmon bras valeureux, après avoir changé d’ha-bits, doit délivrer la dame.

— Par le Ciel ! s’écria Fitzurze, ce plan estdigne de votre sagesse à tous deux, et la pru-dence, de Bracy, se manifeste spécialementdans ton projet de laisser la dame entre lesmains de ton digne allié. Tu pourras, je lepense, réussir à l’enlever à tes amis saxons ;mais ce qui me semble bien plus douteux, c’estde savoir comment tu t’y prendras pour l’arra-cher aux griffes de Bois-Guilbert.

— C’est un templier, dit de Bracy, il ne peutdonc pas devenir mon rival pour épouser cette

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héritière, et vouloir tenter quelque chose dedéshonorant contre la fiancée future de de Bra-cy. Par le Ciel ! quand il serait tout un chapitrede son ordre à lui seul, il n’oserait me faire unetelle injure.

— Puisque tout ce que je puis te dire, repritFitzurze, ne peut chasser cette folie de ton ima-gination (car je connais bien l’opiniâtreté deton caractère), au moins ne perds que le moinsde temps possible. Que ta folie, qui est déjàmalencontreuse, ne soit pas encore trop du-rable.

— Je te promets, répondit de Bracy, que cesera l’ouvrage de quelques heures seulement ;après quoi, je serai à York à la tête de mesvaillants compagnons, aussi prêt à soutenir undessein hardi que ta politique l’est à le conce-voir. Mais j’entends mes camarades qui s’as-semblent, et les coursiers qui piétinent et hen-nissent dans la cour extérieure. Adieu, je vais,

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en vrai chevalier, gagner les sourires de labeauté.

— En vrai chevalier ! répéta Fitzurze en lesuivant des yeux ; en vrai sot, aurais-je dit,ou comme un enfant qui quitte l’occupation laplus sérieuse et la plus nécessaire pour couriraprès le duvet du chardon qui voltige autour delui. Mais c’est avec de pareils instruments qu’ilfaut que je travaille, et au profit de qui ? Auprofit d’un prince aussi imprudent que liber-tin, et aussi disposé à être maître ingrat qu’ils’est déjà montré fils rebelle et frère dénaturé.Mais lui, lui encore, il n’est qu’un des instru-ments avec lesquels je travaille, et, malgré sonorgueil, s’il songeait à séparer ses intérêts desmiens, c’est un secret qu’il ne tarderait pas àapprendre.

Les méditations de l’homme d’État furentici interrompues par la voix du prince, s’écriantd’un appartement intérieur :

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— Noble Waldemar Fitzurze ! Et, le bonnetà la main, notre futur chancelier (car l’astu-cieux Normand aspirait à cette haute dignité)se hâta d’aller recevoir les ordres du futur sou-verain.

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Chapitre XVI.

Le lecteur ne saurait avoir oublié que l’évé-nement du tournoi fut décidé par les effortsd’un chevalier inconnu, lequel, à cause de laconduite passive et indifférente qu’il avait ma-nifestée le premier jour de la joute, avait éténommé le Noir fainéant par les spectateurs.

Le chevalier avait quitté brusquement lalice quand la victoire fut décidée, et, lorsqu’onle somma de se présenter pour recevoir le prixde sa valeur, on ne put le trouver nulle part.Sur ces entrefaites, pendant que les hérautsl’appelaient par la voix des trompettes, le che-valier se dirigeait vers le nord, évitant tous leschemins fréquentés et prenant la route la pluscourte à travers les bois ; il s’arrêta, pour pas-

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ser la nuit, à une petite hôtellerie écartée de laroute ordinaire, et, là, il obtint d’un ménétriervagabond des nouvelles sur le résultat du tour-noi.

Le lendemain matin, le chevalier se remiten route de bonne heure, ayant l’intention defaire une longue traite ; il avait eu soin d’épar-gner son cheval pendant le jour précédent,pour lui permettre de fournir une course ex-traordinaire sans avoir besoin de se reposer.Cependant ses espérances furent déçues : lessentiers au milieu desquels il s’avançait étaientsi tortueux, que, lorsque le soir vint le sur-prendre, il se trouvait sur la frontière du WestRiding d’Yorkshire. À cette heure, le cheval etl’homme avaient grand besoin de se rafraîchir,et il devenait urgent de chercher quelque en-droit où ils pussent passer la nuit.

Le lieu où le voyageur se trouvait semblaitpeu propice pour obtenir un abri ou des rafraî-chissements, et il allait probablement être ré-

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duit à l’expédient ordinaire des chevaliers er-rants, qui, en pareille occasion, laissaient leurschevaux paître et se couchaient eux-mêmessur la terre pour songer à la dame de leurs pen-sées, ayant pour tout dais les branches d’unchêne.

Mais le chevalier noir n’avait peut-être pasde maîtresse à qui songer, ou bien encore, aus-si indifférent en amour qu’il paraissait l’êtreen guerre, était-il trop peu préoccupé de cesréflexions passionnées sur les belles et lescruelles, pour en arriver à neutraliser les effetsde la fatigue et de la faim, et accepter l’amourplatonique, comme équivalent de la satisfac-tion que lui eussent procuré un bon souper etun bon lit.

En conséquence, il se sentit médiocrementsatisfait lorsque, regardant autour de lui, il setrouva enveloppé de bois, dans lesquels il yavait à la vérité plusieurs clairières ouverteset plusieurs sentiers ; mais ces sentiers sem-

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blaient tracés seulement par les nombreuxtroupeaux de bétail qui paissaient dans la forêt,par le gibier, ou enfin par les braconniers quilui donnaient la chasse.

Le soleil, d’après lequel le chevalier avaitprincipalement dirigé sa course, s’était déjàcouché derrière la montagne du Derbyshire, àsa gauche, et toute tentative pour continuerson voyage pouvait aussi bien le conduire horsde sa route que l’y avancer. Après avoir vaine-ment tâché de choisir le sentier le plus battu,dans l’espoir qu’il le conduirait à la chaumièrede quelque pâtre ou au logis champêtre d’unforestier, et se trouvant complètement inca-pable de s’arrêter à l’un ou à l’autre, le cheva-lier résolut de se fier à la sagacité de son che-val ; car il avait appris par expérience, dansdes occasions précédentes, l’instinct mer-veilleux dont ces animaux sont doués pour setirer d’embarras avec leurs cavaliers au milieude pareilles crises.

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Le bon coursier, exténué d’une si longuejournée sous un cavalier couvert de mailles,n’eut pas plutôt compris, en sentant la rênelâchée, qu’on l’abandonnait à son propre ins-tinct, qu’il parut reprendre une nouvelle forceet un nouveau courage, et, quoique d’abord ilrépondit à peine à l’éperon, si ce n’est par ungémissement, maintenant, comme s’il eût étéfier de la confiance que l’on mettait en lui, ildressait les oreilles et se donnait de son propremouvement une plus vive allure.

Le sentier pris par l’animal déviait un peudu chemin que le voyageur avait suivi pendantle jour ; mais, comme le cheval paraissait cer-tain du choix qu’il avait fait, le cavalier s’aban-donna à lui.

L’événement lui donna raison ; car, peuaprès, le sentier se montra plus large et plusbattu, et le tintement d’une petite cloche fitcomprendre au chevalier qu’il était dans le voi-

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sinage de quelque chapelle ou de quelque er-mitage.

En effet, il atteignit bientôt une clairière detourbe, à l’extrémité de laquelle un rocher, quis’élevait abruptement d’une petite plaine incli-née, présenta au voyageur son front gris et usépar le temps. Le lierre couvrait ses côtés enplusieurs endroits, et en d’autres des chênes etdes buissons de houx, dont les racines trou-vaient leurs aliments dans les fentes du roc,flottaient au-dessus des précipices creusés àson pied, comme les plumes du guerrierflottent sur son casque de fer poli, donnant dela grâce à ce qui, sans cet ornement, eût ins-piré de la terreur. Au bord du roc, et appuyéepour ainsi dire contre lui, se trouvait une huttegrossière, composée principalement de troncsd’arbres abattus dans la forêt voisine, et abri-tée contre les intempéries par la mousse mêléede limon dont on avait bourré ses crevasses. Latige d’un jeune sapin, dont les branches étaientcoupées, avec un morceau de bois lié en tra-

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vers à son extrémité, était plantée à l’entrée dela porte comme un emblème de la sainte croix.À une petite distance sur la droite, une sourcede l’eau la plus pure filtrait hors du rocheret était reçue dans une pierre creuse, façon-née par la nature en bassin rustique ; s’échap-pant de là, le courant murmurait en descen-dant par un canal que son cours avait lente-ment creusé, et puis errait à travers la petiteplaine pour aller se perdre dans le bois voisin.À côté de cette fontaine, on voyait les ruinesd’une très petite chapelle dont le toit s’étaiten partie écroulé. Ce bâtiment, quand il étaitcomplet, n’avait jamais eu plus de seize piedsde long sur douze pieds de large, et son toit,proportionnellement bas, reposait sur quatrearches concentriques qui partaient des quatrecoins de l’édifice, chaque angle soutenu parune colonne courte et pesante ; les côtés dedeux de ces arches restaient encore, bien quele toit fût effondré entre elles ; sur les autres,il demeurait entier. L’entrée de cette ancienne

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chapelle était sous une arche ronde et trèsbasse, ornée de plusieurs dentelures de ce fes-ton irrégulier qui ressemble à la mâchoire d’unrequin, et que l’on retrouve si souvent dansla vieille architecture saxonne. Au-dessus duporche, sur quatre petites colonnes, s’élevaitun beffroi, dans lequel était suspendue lacloche verdâtre et délabrée dont les sonsavaient été entendus par le chevalier noir.

Tout ce paysage, paisible et tranquille,éclairé par les derniers rayons du jour, donnaitau chevalier l’assurance d’un bon gîte pour lanuit, puisque c’était un devoir spécial, chez lesermites habitants des bois, d’exercer l’hospita-lité envers les voyageurs attardés et ayant per-du leur chemin.

Par conséquent, le chevalier ne se donnapoint le temps de considérer minutieusementles détails que nous venons de rapporter ;mais, après avoir remercié saint Julien, patrondes voyageurs, qui lui envoyait un bon abri, il

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sauta à bas de son cheval et assaillit la porte del’ermitage en l’attaquant du bout de sa lance,afin d’appeler l’attention de l’ermite et d’obte-nir son admission dans l’ermitage.

Il se passa un certain temps avant qu’uneréponse lui fût faite, et celle qu’il reçut étaitloin d’être favorable.

— Passez votre chemin, qui que voussoyez ! cria, de l’intérieur de la hutte, une voixrauque et profonde, et n’interrompez point leserviteur de Dieu et de saint Dunstan dans lesdevoirs du soir.

— Digne père, répondit le chevalier, c’estun pauvre voyageur qui a perdu son chemindans les bois, et qui te donne l’occasion d’exer-cer la charité et l’hospitalité.

— Bon frère, répliqua l’habitant de l’ermi-tage, il a plu à Notre-Dame et à saint Dunstande me destiner à être le modèle de ces vertus,au lieu d’en être l’instrument. Je n’ai point deprovisions ici qu’un chien voulût partager avec

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moi, et un cheval qui eût été tendrement nourripar son maître mépriserait la paille sur laquelleje suis couché. Passe donc ton chemin, et queDieu t’assiste !

— Mais comment me sera-t-il possible, re-prit le chevalier, de trouver mon chemin à tra-vers un tel fourré, quand la nuit tombe ? Jevous prie donc, mon révérend père, au nomde notre commune religion, de m’ouvrir votreporte et de m’indiquer au moins la route.

— Et moi, je vous prie, bon frère chrétien,répliqua l’anachorète, de cesser de me trou-bler ; vous m’avez déjà interrompu dans un Pa-ter, deux Ave et un Credo, que moi, misérablepécheur que je suis, j’aurais dû, selon monvœu, avoir récités avant le lever de la lune.

— La route ? la route ? vociféra le cheva-lier. Donnez-moi des renseignements sur laroute, si je ne puis obtenir davantage de vous !

— La route, reprit l’ermite, est facile àsuivre : le sentier du bois conduit à un marais,

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et, de là, à un gué qui peut être praticable,les pluies ayant cessé ; quand tu auras passéle gué, il faudra avoir soin, en montant la rivegauche, de faire grande attention où tu poserasle pied, car la rive est à pic et le sentier qui sur-plombe la rivière s’est affaissé dernièrement,selon ce que l’on m’a dit, en plusieurs endroits ;mais je ne puis certainement te renseigner là-dessus, vu que rarement je quitte mon ermi-tage. Ce point dépassé, tu iras droit devant toi.

— Un sentier effondré, une côte à pic, ungué et un marais !… s’écria le chevalier l’inter-rompant. Messire ermite, quand vous seriez leplus saint de tous les ermites qui aient jamaisporté la barbe ou compté les grains d’un ro-saire, vous ne me déterminerez pas à suivreune telle route cette nuit. Je te dis donc que,toi qui vis par la charité du pays, et qui, jen’en doute pas, n’en es aucunement digne, tun’as pas le droit de refuser l’abri au voyageur,quand ce voyageur est dans la détresse. Ouvrevite ta porte, ou je jure par la croix que je l’en-

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foncerai et me ferai moi-même l’entrée que tune veux pas me faire !

— Ami voyageur, répliqua l’ermite, ne terends pas importun. Si tu me forces à employerles armes charnelles dans le but de ma propredéfense, tu n’y gagneras rien.

En ce moment, un bruit lointain d’aboie-ments et de hurlements que le voyageur avaitentendus depuis quelque temps, redoubla deviolence, et le chevalier en conclut que l’er-mite, alarmé par la menace qu’il venait de fairede forcer l’entrée, avait appelé à son aide leschiens qui faisaient cette clameur, et qu’ilsétaient venus de quelque réduit intérieur oùils avaient leur chenil. Irrité de ces préparatifsde la part de l’ermite, lesquels avaient évidem-ment pour objet d’appuyer ses intentions in-hospitalières, le chevalier frappa la porte si fu-rieusement de son pied, que les poteaux et lesgonds en furent ébranlés. L’anachorète, ne dé-

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sirant pas exposer une seconde fois sa porte àune pareille secousse, s’écria :

— Patience ! patience ! ne prodiguez pointinutilement la force, bon voyageur, et je vaisouvrir la porte tout de suite, bien que la porteune fois ouverte, vous n’en serez probablementpas bon marchand.

La porte fut ouverte en effet, et l’ermite,c’est-à-dire un grand gaillard vigoureusementbâti, vêtu d’une robe et d’un capuchon degrosse toile, ceint à la taille d’une corde dejonc, se trouva face à face avec le chevalier ;d’une main il tenait une torche allumée, et del’autre un bâton noueux si solide et si lourd,qu’on aurait pu le prendre pour une massue.Deux grands chiens à long poil, moitié lévriers,moitié dogues, se tenaient prêts à s’élancer surle chevalier dès que la porte serait ouverte ;mais, lorsque la torche rayonna à la fois surla crête élevée du casque et sur les éperonsd’or du chevalier, qui se tenait debout devant

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le seuil, l’anachorète, changeant probablementses premières intentions, contint la colère deses alliés, et, adoucissant le ton de manière àle ramener à une espèce de courtoisie gros-sière, il invita le chevalier à entrer dans sahutte. Il s’excusait de son hésitation à ouvrirson logis après le coucher du soleil, sur cetteraison qu’une foule de bandits et d’outlaw rô-daient aux environs, et n’avaient aucun respectpour Notre-Dame et saint Dunstan, ni mêmepour les saints hommes qui consacraient leurexistence à leur service.

— La pauvreté de votre cellule, bon père,dit le chevalier jetant les yeux autour de luiet ne voyant qu’un lit de feuilles, un crucifixde chêne grossièrement sculpté, un livre demesse et une table rudement équarrie, deux es-cabeaux et quelques autres meubles égalementfrustes, la pauvreté de votre cellule doit pa-raître une défense suffisante contre toute ten-tation de vol, sans parler de vos deux chiens,assez grands et assez forts, il me semble, pour

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terrasser un cerf, et, naturellement, pour lutteravec un homme.

— Le bon garde de la forêt, reprit l’ermite,m’a permis l’emploi de ces animaux, afin deprotéger ma solitude jusqu’à ce que les tempsdeviennent meilleurs.

Ayant dit cela, il déposa la torche dans unebranche de fer tordu qui lui servait de chan-delier, et, plaçant devant les cendres du foyer,qu’il raviva avec du bois sec, un des escabeauxde chêne, il mit le second escabeau de l’autrecôté de la table, et fit signe au chevalier de s’as-seoir.

Ils s’assirent donc et se regardèrent avecune suprême gravité, chacun pensant en lui-même qu’il n’avait jamais vu de nature plusforte et plus athlétique que celle qui se trouvaitdevant lui.

— Révérend père ermite, dit le chevalieraprès avoir arrêté longtemps son regard surson hôte, si je ne craignais d’interrompre vos

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pieuses méditations, je prierais Votre Saintetéde me dire trois choses : d’abord où il faut queje mette mon cheval, ensuite ce que je puisavoir pour souper, et enfin où je puis trouverune couche pour cette nuit.

— Je vous répondrai par gestes, dit l’er-mite, attendu qu’il est contre ma règle de par-ler lorsque les signes répondent au même but.

Et, ce disant, il indiqua successivement lesdeux coins de la hutte :

— Votre écurie, dit-il, est là, votre lit ici.Puis, prenant sur une planche à portée de samain un plat qui contenait deux poignées depois secs, et le posant sur la table, il ajouta :

— Et voilà votre souper. Le chevalier haus-sa les épaules, et, sortant de la hutte, il amenason cheval, que, pendant cet intervalle, il avaitattaché à un arbre, enleva la selle avec beau-coup de soin, et étendit son propre manteausur le dos du coursier fatigué. L’ermite fut ap-paremment attendri quelque peu, en voyant la

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sollicitude et l’adresse dont l’étranger faisaitpreuve en soignant son cheval ; car, aprèsavoir marmotté quelques mots relativementaux provisions laissées par le cheval du garde,il tira de l’enfoncement de la muraille une bottede fourrage qu’il étala devant le coursier deson hôte, et, l’instant d’après, il jeta sur le plan-cher une certaine quantité d’herbe sèche desti-née à former litière au cheval, dans le coin qu’illui avait assigné.

Le chevalier lui rendit grâce de sa courtoi-sie, et, cela fait, ils reprirent l’un et l’autre leurplace à côté de la table, sur laquelle se trouvaittoujours le plat de pois secs.

L’ermite, après un long benedicite, qui primi-tivement et autrefois avait été latin, mais quin’avait conservé que peu de traces de sa langueoriginelle, à l’exception çà et là de la termi-naison de quelques phrases, donna l’exemple àson hôte, en mettant avec modestie dans sonénorme bouche, garnie de dents qui eussent

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pu se comparer aux défenses d’un sanglier parleur incisivité et leur blancheur, trois ou quatrepois secs, misérable mouture pour un si puis-sant moulin ! Le chevalier, afin de suivre unsi honorable exemple, déposa son casque, soncorselet et la plus grande partie de son armure,et montra à l’ermite une tête aux cheveux do-rés, frisés par larges boucles, de grands traits,des yeux bleus d’un éclat remarquable, unebouche bien modelée, ayant sur la lèvre supé-rieure des moustaches plus foncées que leurscheveux, et offrant tout à fait la mine d’unhomme hardi, courageux et entreprenant, aveclaquelle son corps robuste s’assortissait.

L’ermite, comme s’il voulait répondre à laconfiance de son hôte, rejeta en arrière soncapuchon, et exposa une tête ronde commeune boule et appartenant à un homme dans laforce de l’âge ; son crâne, rasé de près, entou-ré d’un cercle de cheveux noirs rudes et bou-clés, avait en quelque sorte l’apparence d’unmonticule entouré d’une haie ; les traits n’ex-

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primaient rien de l’austérité monastique et neconservaient aucune trace de privation ascé-tique : au contraire, c’était un visage hardi, en-joué, avec de larges sourcils noirs, un frontbien fait et des joues aussi rondes et aussi ver-meilles que celles d’un trompette ; de ces jouesdescendait une barbe noire, longue et frisée.Un pareil visage, joint aux formes charnues dece saint homme, parlait plutôt de longes et decuissots que de pois secs et de légumes.

Cette contradiction n’échappa point àl’hôte ; après qu’il eut avec grand-peine ac-compli la mastication d’une bouchée de poissecs, il lui fallut absolument supplier son pieuxamphitryon de lui fournir un breuvage quel-conque ; celui-ci répondit à la prière en plaçantdevant le chevalier un grand broc rempli del’eau la plus pure.

— Cette eau vient de la fontaine de saintDunstan, dit-il, dans laquelle, entre deux so-

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leils, il a baptisé cinq cents païens danois etbretons. Béni soit son nom !

Et, appliquant sa barbe noire à la cruche, ilavala une gorgée plus que modérée, en raisonde l’éloge qu’il venait d’en faire.

— Il me semble, révérend père, dit le che-valier, que les bribes que vous avez mangées,de même que ce saint et pauvre breuvage quevous venez d’avaler, vous ont réussi mer-veilleusement. Vous me paraissez un hommeplus propre à gagner le bélier dans une luttecorps à corps, ou l’anneau dans un combat augourdin, ou bien encore le bouclier à l’escrime,qu’à dissiper ainsi votre temps dans cette so-litude en disant des messes et vivant de poissecs et d’eau claire.

— Messire chevalier, répondit l’ermite, vospensées, comme celles des ignorants laïques,sont selon la chair. Il a plu à Notre-Dame età mon saint patron de bénir la pénitence àlaquelle je me réduis, comme les légumes et

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l’eau furent autrefois bénis pour les enfants Si-drach, Misach et Abednago, qui burent cettemême eau plutôt que de se souiller avec lesvins et les mets qui leur furent servis parl’ordre du roi des Sarrasins.

— Saint père, dit le chevalier, vous sur la fi-gure duquel il a plu au Ciel de faire un pareilmiracle, permettez à un pauvre pécheur devous demander votre nom ?

— Tu peux m’appeler le clerc de Copman-hurst, répondit l’ermite, car c’est ainsi que l’onm’appelle en ce pays. On y ajoute, il est vrai,l’épithète de saint ; mais je n’y tiens pas, mesentant indigne d’une telle addition. Et mainte-nant, vaillant chevalier, pourrais-je te prier deme dire le nom de mon honorable convive ?

— Vraiment, dit le chevalier, saint clerc deCopmanhurst, les hommes m’appellent en cepays le chevalier noir. Beaucoup y ajoutentl’épithète de fainéant, épithète par laquelle jen’ai aucunement l’ambition d’être distingué.

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L’ermite put difficilement s’empêcher desourire à la réplique de son hôte.

— Je vois, dit-il, messire chevalier Fai-néant, que tu es un homme prudent et de bonconseil, et, de plus, je vois que ma pauvre tablemonastique ne te plaît pas, peut-être parce quetu es accoutumé à la prodigalité des cours, et àla licence des camps aussi bien qu’au luxe descités. Et maintenant que j’y pense, messire Fai-néant, lorsque le charitable garde de cette forêta laissé ses chiens sous ma protection et aus-si ses bottes de fourrage, il m’a encore laisséquelques provisions de bouche ; mais, commema règle m’en interdit l’usage, j’en avais oubliéjusqu’à l’existence au milieu de mes pieusesméditations.

— J’aurais juré qu’il avait fait cela, dit lechevalier ; j’étais convaincu qu’il y avait dansla cellule une meilleure nourriture que ces mal-heureux pois secs, pieux clerc, depuis le mo-ment que vous avez relevé votre capuchon.

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Ton garde est toujours un joyeux garçon, etquiconque eût vu tes mandibules luttant avecces pois secs et ta gorge inondée de cet élé-ment indigne d’elle, n’aurait pu te savoircondamné à cette nourriture et à ce breuvage,bon tout au plus pour les chevaux (et ici il in-diqua sur la table les provisions qu’il venaitde citer), sans avoir la charité de te faire fairemeilleure chère. Voyons donc les libéralités dubrave garde, et cela sans délai.

L’ermite jeta un regard scrutateur sur lechevalier ; dans ce regard brillait une sorted’expression comique, comme, s’il était incer-tain de savoir s’il agissait avec prudence en sefiant à son hôte.

Il y avait cependant autant de franche har-diesse dans le visage du chevalier que destraits humains en pouvaient exprimer ; sonsourire aussi était d’un comique irrésistible, etdonnait l’assurance d’une loyauté avec laquelleson hôte ne pouvait manquer de sympathiser.

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Après avoir échangé un ou deux regardsmuets avec le chevalier, l’ermite alla versl’autre extrémité de la hutte et ouvrit une portequi était cachée avec beaucoup de soin etd’adresse, et, des profondeurs d’un cabinetobscur, dans lequel donnait cette ouverture, iltira un énorme pâté posé sur un plat d’étaind’une gigantesque dimension. Il plaça ce pâtécolossal devant son convive, qui, se servant deson poignard pour l’ouvrir, fit, sans perdre detemps, connaissance avec le contenu.

— Combien de temps y a-t-il que le gardeest venu ici ? demanda le chevalier à son hôte,après avoir avalé avec empressement plusieursmorceaux de cet extra ajouté à la chère de l’er-mite.

— Environ deux mois, répondit sans réflé-chir le digne père.

— Par le vrai Dieu ! répliqua le chevalier,tout dans votre ermitage sent le miracle, sainthomme ; car j’aurais juré que le daim qui a

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fourni cette venaison était encore sur piedcette semaine.

L’ermite fut un peu déconcerté de cette ob-servation, et, de plus, il faisait assez sotte fi-gure, tout en regardant diminuer le pâté, surlequel son hôte faisait de formidables brèches,genre de guerre à laquelle sa récente profes-sion de foi sur l’abstinence ne lui laissait aucunmoyen de se joindre.

— J’ai été en Palestine, messire clerc, dit lechevalier s’arrêtant tout à coup, et je me rap-pelle qu’il y a là-bas une coutume qui obligel’hôte qui reçoit un étranger à lui prouver la sa-lubrité de la nourriture qu’il lui offre en la par-tageant avec lui. Loin de moi l’idée de soup-çonner un homme si pieux ; néanmoins, jevous serais très obligé si vous vouliez vousplier à cette coutume orientale.

— Pour calmer vos scrupules inutiles, mes-sire chevalier, je veux bien, pour une fois, dé-roger à ma règle, répliqua l’ermite.

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Et, comme il n’y avait pas de fourchette, sesdoigts plongèrent sur-le-champ dans les en-trailles du pâté.

La glace de l’étiquette étant une fois rom-pue, on eût dit qu’il y avait rivalité entre leconvive et l’hôte pour jouter à qui ferait preuvedu meilleur appétit ; et, bien que le premier eûtprobablement jeûné depuis longtemps, l’ermitecependant le laissa loin en arrière.

— Saint clerc, dit le chevalier lorsque safaim fut un peu apaisée, je gagerais mon boncheval, qui est là-bas, contre un sequin, quece même digne garde forestier, à qui noussommes redevables de cette excellente venai-son, t’aura bien laissé une petite barrique devin des Canaries, ou quelque autre bagatelle decette sorte, pour servir de pendant à ce noblepâté. C’est là sans doute un épisode tout àfait indigne de demeurer dans la mémoire d’unaussi rigide anachorète que tu es ; cependant,je suis certain que, si tu cherchais encore une

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fois dans cette armoire secrète, tu trouveraisque ma conjecture n’est point mal fondée.

L’ermite répondit par un joyeux grincementde dents, et, retournant au buffet, il en tira unebouteille de cuir qui pouvait contenir environquatre pots ; il produisit en même temps deuxgrandes coupes à boire, en corne d’urus et cer-clées d’argent. Ayant fait cette bonne provi-sion pour humecter le souper, il parut regardercomme inutile tout reste de scrupule, et, rem-plissant deux coupes, il dit à la manièresaxonne :

— Waës haël, sire chevalier Fainéant ! Et ilvida la sienne d’un seul trait.

— Drinck haël, saint clerc de Copmanhurst !répondit le guerrier.

Et il fit raison à son hôte en avalant une ra-sade égale à celle que l’ermite avait ingurgitée.

— Saint clerc, dit l’étranger après cettedouble santé, je m’étonne qu’un homme qui

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possède de pareils muscles et de semblablesarticulations, et qui, avec cela, possède encorele talent d’un si brave fêteur d’assiettes, se ré-signe à vivre ainsi seul dans ce désert. À monavis, vous êtes plus fait pour garder un châteauou une citadelle, mangeant tous les jours gras-sement et buvant sec, que pour vivre ici delégumes et d’eau, ou même de la générositédu garde ; du moins, si j’étais comme vous, jetrouverais à la fois la distraction et l’abondanceen chassant le daim du roi. Il y a maint bontroupeau dans ces forêts ; jamais on ne remar-quera le manque à l’appel d’un chevreuil quiaura apaisé la faim du bon chapelain de Cop-manhurst.

— Sire chevalier Fainéant, répliqua le clerc,de telles paroles sont dangereuses, et je vousprie de vous en abstenir. Je suis un véritableermite, fidèle à mon roi et aux lois du pays ; et,si j’allais voler le gibier de mon maître, je se-rais justement mis en prison, et, à moins que

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ma robe ne me sauvegardât, je courrais, parma foi ! grand risque d’être pendu.

— Néanmoins, si j’étais à ta place, continuale chevalier, je rôderais par le clair de lune,quand le forestier et les gardes sont chaude-ment couchés dans leur lit, et, de temps àautre, en marmottant mes prières, je laisseraisaller une flèche au beau milieu des daimsfauves qui paissent dans les clairières. Dites-moi, clerc, n’auriez-vous jamais pratiqué un telpasse-temps ?

— Ami Fainéant, répondit l’ermite, tu as vude mon ménage tout ce qu’il t’importe d’envoir, et un peu plus même que ne mérite d’envoir celui qui s’empare d’un logis par la vio-lence ; crois-moi, il vaut mieux jouir du bienque Dieu nous envoie, que de s’informer indis-crètement d’où il nous vient. Remplis ta coupeet sois le bienvenu ; mais, je t’en prie, ne vapoint, par d’impertinentes questions, me forcerà te prouver que tu aurais eu de la peine à t’in-

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troduire dans ma maison, si j’avais voulu m’yopposer sérieusement.

— Par ma foi ! dit le chevalier, tu me rendsplus curieux qu’auparavant ; tu es l’ermite leplus mystérieux que j’aie jamais rencontré ; etje veux en savoir davantage sur toi avant quenous nous séparions… Quant à tes menaces,apprends, saint homme, que c’est le métier decelui à qui tu parles de chercher et de trouverle danger partout où il se rencontre.

— Sire chevalier Fainéant, je bois à ta san-té, dit l’ermite, en respectant fort ta valeur,mais en estimant très peu ta discrétion. Si tuveux prendre avec moi des armes égales, jete donnerai en toute amitié et amour fraternelune pénitence si suffisante et une absolution sientière, que tu ne retomberas pas, pendant lesdouze mois qui vont suivre, dans les penséesde l’orgueil et de la curiosité.

Le chevalier lui fit raison et le pria de nom-mer ses armes.

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— Il n’en existe pas, répliqua l’ermite, de-puis les ciseaux de Dalila et le clou de Jahel,jusqu’au cimeterre de Goliath, pour lequel je nesois ton homme ; mais, si c’est à moi de choi-sir, que dis-tu, bon ami, de ces joujoux ?

Ce disant, il ouvrit une seconde armoire, eten tira une couple de coutelas et de bouclierscomme on s’en servait à cette époque parmiles yeomen. Le chevalier, qui suivait avec at-tention les mouvements de l’ermite, remarquaque cette cachette était garnie de deux ou troisbons arcs et d’une arbalète, d’un paquet deviretons à l’usage de cette dernière arme, etd’une demi-douzaine de paquets de flèches ;une harpe et quelques autres objets d’une ap-parence peu canonique se dessinaient dans lapénombre de l’obscur réduit au moment où ilfut ouvert.

— Je te promets, frère clerc, dit le cheva-lier, que je ne te ferai plus de questions indis-crètes, le contenu de cette armoire me fournis-

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sant réponse à toutes mes demandes ; mais jevois là une arme (ici il allongea la main et tirala harpe à lui) sur laquelle j’aimerais infinimentmieux lutter d’adresse avec toi qu’avec l’épéeet le bouclier.

— J’espère, messire chevalier, dit l’ermite,que ce n’est point à juste titre que l’on t’a sur-nommé le Fainéant ; je te déclare que je ne saisqu’en penser ; néanmoins, tu es mon hôte, etje ne veux pas mettre ton courage à l’épreuve,du moment où cela n’est point de ton plein gré.Assieds-toi donc et remplis ta coupe ; buvons,chantons et soyons joyeux. Si tu connais unebonne chanson, tu seras le bienvenu pour unpâté de venaison à Copmanhurst aussi long-temps que ce sera moi qui desservirai la cha-pelle de Saint-Dunstan ; ce qui, s’il plaît à Dieu,sera jusqu’à ce que je change ma robe grisecontre un linceul de gazon. Mais, allons, rem-plis ton verre, car il faudra quelque temps pouraccorder la harpe, et il n’y a rien qui relève lavoix et aiguise l’oreille comme une coupe de

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bon vin ; quant à moi, j’aime à sentir le jus duraisin au bout de mes doigts avant que de fairerésonner les cordes de ma harpe(14).

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Chapitre XVII.

Malgré la prescription du joyeux ermite,prescription à laquelle le convive se rendit vo-lontiers, il ne trouva pas que ce fût chose facilede mettre la harpe d’accord.

— Il me semble, saint père, dit le chevalier,qu’il manque une corde à l’instrument, et queles autres ont été un peu endommagées.

— Ah ! tu vois cela, répliqua l’ermite en le-vant pieusement les yeux au ciel ; cela prouveque tu es maître dans l’art ; c’est la faute duvin et de la débauche : j’ai dit à Allan-a-Dale,le ménestrel du Nord, qu’il gâterait la harpe s’illa touchait après la septième coupe ; mais il n’apas voulu se soumettre. Ami, je bois à ton heu-reuse exécution.

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Ce disant, il vida sa coupe avec une pro-fonde gravité, secouant la tête en même temps,en signe de blâme de l’intempérance du mé-nestrel écossais. Sur ces entrefaites, le cheva-lier avait rajusté les cordes, et, après un courtprélude, il demanda à son hôte s’il voulait unesirvente dans la langue d’oc ou un lai dans lalangue d’oui, ou enfin un virelai ou une balladeen simple langue anglaise.

— Une ballade, une ballade ! s’écria l’er-mite, cela vaut mieux que tous les oc et lesoui de France. Je suis Anglais de pied en cap,messire chevalier ; mon patron, saint Dunstan,était Anglais aussi. Il méprisait les oc et lesoui, comme il aurait méprisé les rognures dela griffe du diable ; rien que de l’anglais danscette cellule !

— En ce cas, reprit le chevalier, je vais es-sayer une ballade composée par un Saxon quej’ai connu en Terre sainte.

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Il fut bientôt aisé de voir que, si le chevaliern’était pas un maître accompli dans l’art duménestrel, son goût avait du moins été déve-loppé sous d’excellents professeurs ; l’art luiavait du moins appris à adoucir les défautsd’une voix qui n’avait qu’une gamme peu éten-due, et qui était naturellement plutôt rude quedouce. Bref, il avait fait tout ce que l’éducationpouvait faire pour suppléer à ses défectuositésnaturelles. Son exécution aurait donc pu pas-ser pour tout à fait respectable, auprès mêmed’un meilleur juge que l’ermite, surtout quandle chevalier introduisait dans ses modulations,tantôt des notes vives, tantôt des notes mélan-coliques, qui donnaient de la force et de l’éner-gie aux vers qu’il chantait.

Le champion arriva de PalestineAyant accompli des hauts faits chevaleresques,Portant sur ses épaules la croixQue les combats et les tempêtes avaient fanée ;Chaque bosselure du bouclier battu

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Était la preuve d’une bataille livrée ;Et ainsi sous le balcon de sa dameIl chanta comme le crépuscule tombait :

« Joie à ma belle ! Regarde ton chevalierQui est revenu de la terre dorée lointaine ;Il n’apporte pas de richesses, il n’en a pas besoin ;Sauf ses bonnes armes et son cheval de guerre,Ses éperons pour charger l’ennemi,Sa lance et son épieu pour le coucher à terre :Tels sont les trophées de ses peines,Et l’espoir d’un sourire de Tecka.

» Joie à ma belle ! dont le chevalier constantA été stimulé aux actes de prouesse, par sa faveur ;Elle ne restera pas inconnueOù se rencontre le cortège des brillants et des

nobles. »

Le ménestrel chanteur et les hérauts diront :« Observez cette jeune fille de beauté qui est là-basC’est elle pour les beaux yeux de laquelle fut gagnéLe champ de lice à Ascalon.

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» Observez bien son sourire ; il a donné un tran-chant à la lance.

Qui a fait cinquante veuves de cinquante épouses,Lorsque, malgré sa force et le charme de Mahoud,Le sultan tomba dans les champs d’Icone.Vois-tu ces boucles, couleur de soleil,Couvrant à moitié son cou de neige ;Il n’est pas un seul fil d’or de sa chevelureQui n’ait coûté la vie à un païen.

» Joie à ma belle ! Mon nom est inconnu,Mais chacun de mes hauts faits doit honorer le

sien.Donc, ouvre cette porte cruelle, noble dame !La rosée de la nuit tombe, l’heure s’avance ;Habitué au souffle brûlant de la Syrie,Le vent du nord me paraît aussi froid que la mort.Souffre que l’amour reconnaissant domine la mo-

destie de la jeune fille,Et accorde le bonheur à celui qui t’apporteLa renommée ! »

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Pendant que le chevalier chantait, l’ermitese comportait à peu près comme un critique depremier ordre se comporte de nos jours à unopéra nouveau. Il s’était couché sur son siège,les yeux à moitié fermés : tantôt joignant sesmains et tournant ses pouces, il semblait ab-sorbé dans une attention muette, et, tantôt ba-lançant sa main étendue, il battait doucementla mesure. Dans une ou deux des cadencesfavorites, il prêta au chevalier l’appui de sapropre voix, lorsque celle du chevalier parais-sait trop faible pour porter l’air aussi haut quel’eût désiré son goût supérieur. Lorsque lachanson fut terminée, l’anachorète déclaraavec emphase qu’elle était bonne et bien chan-tée.

— Et cependant, ajouta-t-il, il me sembleque mon compatriote saxon a vécu assez long-temps avec les Normands pour adopter le tonde leurs airs larmoyants. Qui donc forçait cethonnête chevalier à quitter son pays ? À quoipouvait-il s’attendre, si ce n’est à trouver sa

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maîtresse agréablement engagée avec un rivalà son retour, et à voir sa sérénade, comme onl’appelle, aussi mal reçue que le miaulementd’un chat dans la gouttière ? Néanmoins, mes-sire chevalier, je bois encore cette coupe à toiet au bonheur de tous les vrais amants. Jecrains que tu ne sois pas du nombre, ajouta-t-il en remarquant que le chevalier, dont latête, grâce aux rasades répétées, commençaità s’échauffer, trempait son vin avec l’eau de lacruche.

— Comment ! demanda le chevalier, nem’as-tu pas dit que cette eau venait de la fon-taine de ton vénérable patron saint Dunstan ?

— Oui, vraiment, répondit l’ermite, et il ybaptisa des centaines de païens ; mais jamaisje n’ai entendu dire qu’il y eût seulement trem-pé sa lèvre. En ce monde, il faut que toutechose soit dirigée vers son propre emploi ; per-sonne ne savait mieux que saint Dunstan lesprérogatives d’un joyeux frère.

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Et, là-dessus, il étendit la main vers laharpe, et régala son hôte de cette chanson ca-ractéristique, modulée sur le refrain d’une es-pèce de derry down(15) qui se rencontre dansune vieille chanson anglaise :

LE CARME DÉCHAUSSÉ.

Je te donnerai, bonhomme, une année ou deuxPour chercher à travers l’Europe, depuis l’Espagne

jusqu’à Byzance,Et tu ne trouveras jamais, quelque étendue que soit

la revue,Un homme aussi heureux que le carme déchaussé.

Le chevalier se lance dans la carrière pour sadame,

Et, le soir, on le ramène à la maison blessé.Je le confesse en hâte, sa dame ne désireAucune consolation sur la terre, sauf celle du

carme déchaussé.

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Le monarque, bah ! le prince a été connuPour avoir changé sa robe contre le froc et le capu-

chon ;Mais lequel d’entre nous a jamais eu le vain désirDe troquer contre une couronne le capuchon gris

du carme déchaussé.

Le carme est sorti, et partout où il est alléIl a trouvé bon accueil et bon gîte.Il peut errer où il veut, il peut s’arrêter quand il est

las,Car la maison de chacun est ouverte au carme dé-

chaussé.

On l’attend à midi, et aucun rustre, jusqu’à ce qu’ilarrive,

Ne peut profaner la stalle ou la soupe aux pru-neaux,

Car la meilleure chère et la place près du feuSont le droit incontestable du carme déchaussé.

Le soir, on l’attend et l’on chauffe le pâté,On ouvre le tonneau d’ale brune et on emplit le pot

noir,

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Et la brune femme souhaiterait son mari dans lacave,

Plutôt qu’il manquât un doux lit au carme dé-chaussé.

Fleurissent longtemps la sandale, la corde et la ca-lotte,

La terreur du diable et la foi dans le pape !Car cueillir les roses de la vie sans être piqué par

les épinesEst accordé au seul carme déchaussé.

— Par ma foi ! s’écria le chevalier, tu aschanté juste et vaillamment, en exaltant l’ordreauquel tu appartiens. Tu as parlé du diable,mon saint clerc : n’as-tu pas peur qu’il nevienne te rendre visite pendant un de tespasse-temps rebelles aux canons ?

— Moi, rebelle aux canons ? répondit l’er-mite. Je repousse cette accusation, je la fouleaux pieds ; je remplis mes devoirs de chapelainloyalement et sincèrement : deux messes par

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jour, une le matin, l’autre le soir, primes, com-plies, vêpres avec Credo et Pater.

— Sauf les nuits où il fait clair de lune, àl’époque de la venaison, répondit son convive.

— Exceptis excipiendis, répliqua l’ermite,comme notre vieux prieur m’a enseigné de ré-pondre quand des laïques impertinents me de-mandent si j’observe toutes les minuties demon ordre.

— C’est vrai, saint père, reprit le chevalier ;mais le diable est très disposé à épier cessortes d’oublis : il va partout, ainsi que tu lesais, comme un lion rugissant.

— Qu’il rugisse ici, s’il ose le faire, dit lefrère, et un bout de ma corde le fera rugir aussihaut que les pincettes de saint Dunstan lui-même ; jamais je n’ai craint un homme, quelqu’il fût, et je crains aussi peu le diable et sesdiablotins. Saint Dunstan, saint Dubric, saintWinibald, saint Winifred, saint Swibert, saintWillick, sans oublier saint Thomas de Kent, et,

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mon pauvre mérite personnel aidant, je les dé-fie tous, ces diables-là ; qu’ils viennent avecleurs queues courtes ou longues ; mais, pourvous confier un secret, jamais je ne parle, monami, de ces sortes de choses qu’après la prièredu matin.

Il changea en conséquence de conversa-tion ; la gaieté des deux convives s’anima jus-qu’à la folie, on échangea plus d’une chanson.Tout à coup le réveillon fut interrompu par descoups bruyants et pressés frappés à la porte del’ermitage.

Mais, pour expliquer la cause de cette in-terruption, il est urgent que nous reprenionsles aventures d’un autre groupe de nos per-sonnages ; car, pareil au vieil Arioste, nous nenous piquons pas d’accompagner constam-ment aucun des personnages de notre drame.

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Chapitre XVIII.

Lorsque Cédric le Saxon vit son fils tomberévanoui dans la lice à Ashby, son premier mou-vement fut de donner des ordres pour qu’onle remît aux soins de ses serviteurs ; mais lesmots s’arrêtèrent dans son gosier ; il ne putprendre sur lui de reconnaître, en présenced’une pareille assemblée, le fils qu’il avait reniéet déshérité.

Il recommanda toutefois à Oswald de lesuivre des yeux, et ordonna à cet écuyer defaire porter Ivanhoé par des serfs à Ashby, dèsque la foule se serait dispersée. Cependant Os-wald fut prévenu dans ce bon office ; la foulese dispersa, à la vérité, mais le chevalier n’étaitnulle part visible.

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Ce fut en vain que l’échanson de Cédricchercha partout son jeune maître. Il vit l’en-droit sanglant où le chevalier s’était affaissétout à l’heure ; mais, quant à lui, il avait dispa-ru. On eût dit que les fées l’avaient enlevé delà. Peut-être qu’Oswald, car les Saxons étaienttrès superstitieux, aurait pu adopter une pa-reille hypothèse pour expliquer la disparitiond’Ivanhoé, s’il n’eût par hasard jeté les yeux surune personne vêtue comme un écuyer, et danslaquelle il reconnut les traits de son camaradeGurth.

Inquiet du sort de son maître, et désespéréde sa subite disparition, le porcher travesti lecherchait partout, et avait négligé dans cetterecherche la discrétion dont dépendait sapropre sûreté.

Oswald crut qu’il était de son devoir de s’as-surer de Gurth, comme d’un fugitif dont sonmaître devait fixer le sort.

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Renouvelant ses questions relativement àla disparition d’Ivanhoé, le seul renseignementque l’échanson put tirer des spectateurs fut quele chevalier avait été enlevé avec soin par desvalets bien vêtus, et placé dans une litière ap-partenant à une dame présente au tournoi, etqu’il avait été, immédiatement après, conduithors de la foule.

Muni de ce renseignement, Oswald résolutde retourner près de son maître chercherd’autres instructions, emmenant avec luiGurth, qu’il considérait en quelque sortecomme un déserteur du service de Cédric.

Le Saxon avait été sous l’empire des inquié-tudes les plus vives et les plus cuisantes à l’en-droit de son fils ; car la nature avait maintenuses droits, en dépit du stoïcisme patriotique quis’efforçait de la méconnaître.

Mais il n’eut pas plutôt appris qu’Ivanhoése trouvait entre des mains compatissantes etprobablement amies, que l’inquiétude pater-

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nelle, éveillée par le doute sur le sort de sonfils, fit place de nouveau au sentiment de l’or-gueil et de la colère, blessé de ce qu’il appelaitla désobéissance filiale de Wilfrid.

— Qu’il suive sa route, dit-il ; que ceux-làguérissent les blessures auxquelles il s’est ex-posé. Il s’entend mieux à faire les tours de jon-gleur de la chevalerie normande, qu’à soute-nir la renommée et l’honneur de ses ancêtresanglais avec le glaive et la hache, ces bonnesvieilles armes de son pays.

— Si, pour soutenir l’honneur de ses an-cêtres, dit lady Rowena, qui était présente, ilsuffit d’être sage dans le conseil et brave dansl’exécution, d’être le plus hardi parmi les hardiset le plus doux parmi les doux, je ne connaisd’autre voix que celle de son père qui lui refuseces qualités.

— Silence sur ce sujet, lady Rowena ! je nevous écoute pas, dit Cédric ; préparez-vouspour le festin du prince, nous y avons été invi-

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tés dans des circonstances honorables et avecune courtoisie inusitée, telle que les fiers Nor-mands en ont rarement employé envers notrerace depuis le fatal jour d’Hastings. Je veuxy aller, ne fût-ce que pour montrer à ces or-gueilleux Normands combien peu le sort d’unfils qui a pu vaincre les plus braves d’entre euxsait toucher un cœur saxon.

— Et moi, dit lady Rowena, je n’irai pas là ;craignez, croyez-moi, que ce que vous prenezpour du courage et de la fermeté ne soit impu-té à de la dureté de cœur.

— Restez donc chez vous, dame ingrate, ré-pondit Cédric ; c’est votre cœur qui est dur,puisqu’il sacrifie le bien-être d’un peuple oppri-mé à un vain attachement non légitimé. Je vaischercher le noble Athelsthane, et me rendreavec lui au banquet de Jean d’Anjou.

Il alla donc au banquet, dont nous avonsdéjà cité les principaux événements.

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Dès qu’ils eurent quitté le château, lesthanes saxons montèrent à cheval, ainsi queleurs serviteurs, et ce fut pendant la confusionqu’amena ce départ que Cédric, pour la pre-mière fois, jeta les yeux sur le déserteur Gurth.

Le noble Saxon était revenu du banquet,ainsi que nous l’avons vu, d’humeur assez que-relleuse, et il lui fallait un prétexte pour passersa colère sur quelqu’un.

— Les fers, dit-il, les fers ! Oswald, Hundi-bert, chiens et vilains, pourquoi laissez-vous lescélérat libre ?

Sans oser l’excuser, les compagnons deGurth le lièrent avec un licou, comme la cordela plus facile à trouver. Il se soumit à l’opéra-tion sans oser murmurer, sauf que, lançant unregard de reproche à son maître, il dit :

— Ceci m’arrive, parce que j’ai aimé votrechair et votre sang mieux que moi-même.

— À cheval et en route ! dit Cédric.

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— Il est vraiment temps, dit le noble Athel-sthane ; car, si nous ne forçons pas le pas, lespréparatifs de l’arrière-souper(16) du digne ab-bé Waltheof seront tout à fait perdus.

Les voyageurs, toutefois, firent tant de dili-gence, qu’ils gagnèrent le monastère de Saint-Withold avant que le malheur appréhendé eûteu lieu. L’abbé lui-même, d’une ancienne li-gnée saxonne, reçut les nobles saxons avec laprodigue et abondante hospitalité de sa nation,qu’il prolongea jusqu’à une heure très avan-cée ; et ils ne quittèrent pas leur hôte religieuxle lendemain matin sans avoir partagé avec luiune collation splendide.

La cavalcade quittait la cour du monastère,lorsqu’il survint un accident qui alarmaquelque peu les Saxons, qui, de tous lespeuples de l’Europe, étaient le plus adonnés àune observation superstitieuse des présages, etc’est à leurs opinions que l’on peut reporter laplupart des idées sur ce sujet qui se retrouvent

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encore dans nos traditions populaires ; car lesNormands, étant une race mêlée et plus ins-truite pour cette époque, avaient perdu la plu-part des préjugés superstitieux que leurs an-cêtres avaient apportés de la Scandinavie, et sepiquaient de penser librement à ce sujet.

En cette occasion, la crainte d’un malheurprochain fut inspirée par un prophète des plusrespectables : un grand chien noir et maigre,assis la tête haute, hurla lamentablement aumoment où les premiers cavaliers sortirent dela grille, et, bientôt après, il aboya d’une ma-nière sauvage, et sauta çà et là, semblant vou-loir s’attacher au cortège.

— Je n’aime pas cette musique, père Cé-dric, dit Athelsthane, car il avait l’habitude delui donner ce titre de respect lorsqu’il lui adres-sait la parole.

— Ni moi non plus, oncle, dit Wamba ; carje crains beaucoup que nous n’ayons à payer leménétrier.

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— Selon moi, dit Athelsthane, sur la mé-moire duquel la bonne ale du moine avait faitune impression favorable (car la ville de Bur-ton était déjà célèbre par cette agréable bois-son), selon moi, nous ferions mieux de retour-ner et de rester chez l’abbé jusqu’à l’après-mi-di. Un voyage n’est jamais heureux si votreroute est traversée par un moine, un lièvre ouun chien qui hurle, jusqu’à ce que vous ayezfait un autre repas.

— En route ! s’écria Cédric avec impa-tience ; le jour est déjà trop court pour notrevoyage ; quant à l’animal, je le connais, c’est leméchant chien de l’esclave fugitif Gurth, déser-teur aussi inutile que son maître.

Disant cela, et se levant sur ses étriers, im-patient de l’interruption apportée dans sonvoyage, Cédric lança son javelot sur le pauvreFangs ; car c’était Fangs qui, ayant suivi la pistede son maître jusque-là, l’avait perdue une se-conde fois, et maintenant se réjouissait de le

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voir reparaître. Le javelot blessa l’animal àl’épaule, et peu s’en fallut qu’il ne le clouât àterre, et Fangs s’enfuit en hurlant hors de la pré-sence du thane irrité.

Le cœur de Gurth se gonfla, car il souffritbien plus de ce meurtre projeté sur son fidèlecompagnon, que du cruel traitement infligé àlui-même. Ayant fait un vain effort pour porterla main à ses yeux, il dit à Wamba, qui voyantla mauvaise humeur de son maître, avait eu laprudence de se retirer en arrière :

— Je t’en prie, aie la bonté de m’essuyer lesyeux avec le pan de ton manteau ; la poussièreme fait mal, et ces liens ne me permettent pasde m’aider moi-même d’aucune manière.

Wamba lui rendit le service qu’il réclamait,et ils chevauchèrent côte à côte pendantquelque temps. Gurth gardait un silence rancu-nier ; mais, à la fin, il ne put comprimer davan-tage ses sentiments.

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— Oui, Wamba, dit-il, de tous ceux qui sontassez sots pour servir Cédric, toi seul asl’adresse de le distraire avec ta folie : va doncà lui, et dis-lui que ni par amour, ni par crainte,Gurth ne veut plus le servir. Qu’il me coupe latête, qu’il me fasse battre de verges, qu’il mecharge de fers ; mais dorénavant il ne me for-cera plus ni à l’aimer ni à lui obéir ; va donc àlui et dis-lui que Gurth, le fils de Beowulph, re-nonce à son service.

— Assurément, répondit Wamba, tout fouque je suis, je ne veux pas exécuter ta sottecommission. Cédric a encore un javelot danssa ceinture, et, tu le sais, il ne manque pas tou-jours son but.

— Je me soucie peu, répondit Gurth, qu’ilme prenne pour but. Hier, il a laissé Wilfrid,mon jeune maître, baigner dans son sang ; au-jourd’hui, il a essayé de tuer sous mes yeux laseule créature qui m’ait jamais montré quelqueattachement. Par saint Edmond ! par saint

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Dunstan ! par saint Withold ! par saint Édouardle Confesseur et tous les autres saints du ca-lendrier saxon (car jamais Cédric n’avait jurépar aucun autre saint que les saints saxons,et toute sa maison s’était conformée à cettemême dévotion), jamais je ne lui pardonnerai.

— D’après ma manière de penser, dit lebouffon, qui avait l’habitude de se poser enconciliateur dans la famille, notre maîtren’avait pas l’intention de faire du mal à Fangs ;il ne tentait que de l’effrayer ; car, si tu l’as ob-servé, il s’était levé sur ses étriers, comme vou-lant par là dépasser le but, et il l’aurait fait ;mais Fangs, dans ce même moment, ayant parhasard fait un bond, reçut une égratignure queje me charge, moi, de guérir avec un penny degoudron.

— Si je pouvais le croire, reprit Gurth, si jepouvais seulement le croire ! mais non, j’ai vuque le javelot était bien dirigé, je l’ai entendusiffler en l’air avec tout le courroux malveillant

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de celui qui l’avait lancé. Et, quand il se fixaen terre, ce javelot trembla comme de regretd’avoir manqué le coup. Par le porc cher à saintAntoine ! je renonce à Cédric.

Sur quoi, le porcher indigné retomba dansson morne silence, que tous les efforts du bouf-fon ne purent lui faire rompre.

Pendant ce temps, Cédric et Athelsthane,les chefs de la troupe, conversaient ensemblesur l’état du pays, sur les dissensions de la fa-mille royale, sur les disputes et querelles entreles seigneurs normands, et sur l’espoir qu’il yavait que les Saxons opprimés pussent encoresecouer le joug des Normands, ou du moins re-prendre une importance et une indépendancenationales pendant les convulsions civiles quiallaient probablement éclater.

Sur ce sujet, Cédric était plein d’animation.La régénération de sa race était le rêve favoride son cœur, rêve auquel il eût volontiers sa-crifié le bonheur domestique et les intérêts de

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son fils ; mais, pour accomplir cette granderévolution en faveur des Anglais indignes, ilfallait qu’ils fussent unis entre eux, et qu’ilsagissent sous un chef reconnu. La nécessité dechoisir un chef du sang royal saxon était nonseulement manifeste en elle-même, mais, enoutre, elle était une condition solennelle exigéepar ceux auxquels Cédric avait confié ses planset ses espérances.

Athelsthane avait du moins cette qualité, et,bien qu’il ne possédât que peu de vertus et detalents qui le recommandassent comme chef,il avait du moins un aspect agréable : il n’étaitpas lâche, il était habitué aux exercices mili-taires, et paraissait enclin à déférer aux avisde conseillers plus sages que lui-même. Sur-tout on le savait libéral et hospitalier, et onle croyait d’un bon naturel. Mais, quelles quefussent les prétentions d’Athelsthane pour êtreconsidéré comme le chef de la confédérationsaxonne, un grand nombre de ses compatriotesétaient disposés à préférer à son titre celui de

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lady Rowena, qui descendait directement d’Al-fred, et dont le père, ayant été un chef renom-mé pour sa sagesse, son courage et sa géné-rosité, avait laissé une mémoire en grand hon-neur parmi sa nation opprimée.

Ce n’eût pas été chose difficile à Cédric,s’il en avait eu le désir, que de se placer lui-même à la tête d’un troisième parti, aussi for-midable pour le moins qu’aucun des autres.Pour contrebalancer la descendance royale desdeux autres prétendants, il possédait le cou-rage, l’activité, l’énergie et, par-dessus tout, cetattachement dévoué à sa cause qui lui avaitfait donner le surnom de Saxon ; sa naissancene le cédait à aucune, excepté à celle d’Athel-sthane et de sa pupille. Toutefois, ces qualitésn’étaient pas entachées de la plus légère teinted’égoïsme, et, au lieu de diviser encore davan-tage sa nation affaiblie en se créant une fac-tion à lui, c’était un point principal du plan deCédric d’éteindre celle qui existait déjà par unmariage entre Rowena et Athelsthane. Un obs-

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tacle s’était présenté, pour traverser ce projetfavori, dans l’attachement mutuel de sa pupilleet de son fils, et de là la cause originelle dubannissement de Wilfrid de la maison de sonpère.

Cédric avait adopté cette mesure sévère,dans l’espoir que, pendant l’absence de Wilfrid,Rowena pourrait renoncer à son affection ;mais cet espoir fut déçu, déception qu’on pour-rait attribuer en partie à la manière dont sa pu-pille avait été élevée.

Cédric, pour qui le nom d’Alfred était res-pectable à l’égal de celui d’un dieu, avait traitéle seul rejeton survivant de ce grand monarqueavec un degré de déférence tel que peut-être,dans ces temps-là, on en montrait rarementà une princesse reconnue. La volonté de Ro-wena avait été, dans presque toutes les occa-sions, la loi de sa maison, et Cédric lui-même,comme s’il eût décidé que sa souveraineté se-rait pleinement reconnue, au moins dans ce

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petit cercle, paraissait s’enorgueillir en luiobéissant comme le premier de ses sujets.

Ainsi élevée dans l’exercice, non seulementde sa libre volonté, mais encore d’une autoritédespotique, Rowena était, par son éducationpremière, très portée à la fois à résister auxtentatives faites pour restreindre ses affec-tions, et à les répudier. Elle voulait aussi si-gnaler son indépendance dans une affaire où,ordinairement, même les femmes et les jeunesfilles qui ont été dressées à l’obéissance et àla soumission sont souvent disposées à renierl’autorité de leurs tuteurs et de leurs parents.

Les opinions qu’elle sentait avec force, elleles avouait avec hardiesse, et Cédric, qui nepouvait pas se défaire de sa déférence habi-tuelle envers sa pupille, ignorait complètementcomment faire valoir son autorité de tuteur.

Ce fut en vain qu’il tenta de l’éblouir par laperspective d’un trône illusoire. Rowena, quiétait douée d’un esprit sain, considérait son

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plan comme impraticable et peu désirable, lorsmême qu’on eût pu l’effectuer. Sans essayerde cacher sa préférence connue pour Wilfridd’Ivanhoé, elle déclara que, lors même que lechevalier de son choix n’eût pas existé, elle au-rait mieux aimé se réfugier dans un couventque de partager un trône avec Athelsthane,qu’elle avait toujours méprisé, et que, à causedes désagréments qu’elle éprouvait à son sujet,elle commençait même à haïr de tout soncœur.

Néanmoins Cédric, qui n’avait pas une idéebien arrêtée sur la constance des femmes, per-sista à employer tous les moyens en son pou-voir pour amener l’union qu’il désirait, et parlaquelle il croyait rendre un important serviceà la cause saxonne. L’apparition inattendue etromanesque de son fils dans la lice d’Ashbylui avait paru, non sans raison, porter un coupmortel à ses espérances. Son affection pater-nelle, il est vrai, avait pour un moment triom-phé de son orgueil et de son patriotisme ; mais

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tous deux étaient revenus pleins de force, et,sous leur double pression, il était maintenantrésolu à faire un effort vigoureux pour accom-plir l’union d’Athelsthane et de Rowena, et àprendre en même temps les autres mesures quiparaîtraient nécessaires pour hâter la restaura-tion de la liberté saxonne.

Il débattait donc avec Athelsthane ce der-nier sujet, se lamentant comme Hotspur derencontrer un homme si faible pour l’exécutiond’un projet si honorable. Autant fouetter du laitécrémé !

Athelsthane, il est vrai, était assez vain, etaimait qu’on lui chatouillât les oreilles avec desrécits sur sa haute extraction et sur son droitde succession à l’hommage et à la souveraine-té ; mais sa petite vanité se trouvait déjà assezsatisfaite en recevant ces honneurs de la partde ses propres serviteurs et des Saxons quil’approchaient. Il avait bien le courage de com-battre le danger, mais il détestait la peine de

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le rechercher. Il admettait les principes géné-raux établis par Cédric, relativement aux droitsdes Saxons à l’indépendance, et il était encoreplus facilement convaincu de la valeur de sontitre à régner sur eux lorsque cette indépen-dance serait assurée ; cependant, quand il fal-lait discuter les moyens de soutenir ses droits,il était toujours Athelsthane le nonchalant, letardif, l’irrésolu, toujours plus porté à différerqu’à entreprendre.

Les exhortations vives et passionnées deCédric produisaient aussi peu d’effet sur soncaractère impassible que des boulets rougestombant dans l’eau, qui ne produisent qu’unfaible bruit et quelque fumée, et s’éteignent àl’instant.

Lorsque, quittant cette tâche qu’on pourraitcomparer à l’action de l’éperon sur un chevalfatigué, ou à celle du marteau sur un fer froid,Cédric revenait à sa pupille Rowena, il ne re-cevait dans ses conférences avec elle qu’une

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satisfaction à peu près semblable ; car, commesa présence interrompait la conversation de ladame avec sa suivante favorite sur la vaillanceet le sort de Wilfrid, Elghita ne manquait ja-mais de venger à la fois sa maîtresse et elle-même, en rappelant la chute d’Athelsthanedans la lice, c’est à dire le sujet le plus désa-gréable dont on pût saluer les oreilles de Cé-dric.

Le voyage, pendant cette journée, fut doncpour le brusque Saxon plein de toute espèce dedéplaisirs et de vexations ; de sorte que plusd’une fois il maudit en lui-même le tournoi etcelui qui l’avait ordonné, ainsi que sa proprefolie d’avoir voulu y assister.

À midi, sur la motion d’Athelsthane, lesvoyageurs s’arrêtèrent près d’une source, àl’ombre d’un bois, pour faire reposer leurs che-vaux et goûter aux provisions dont l’abbé hos-pitalier avait chargé une bête de somme.

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Ce repas dura assez longtemps, et ces di-verses interruptions leur rendirent impossiblede songer à regagner Rotherwood sans voya-ger toute la nuit, conviction qui les engageaà continuer leur route d’un pas plus diligentqu’ils ne l’avaient fait jusque-là.

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Chapitre XIX.

Les voyageurs venaient d’atteindre la lisièrede la forêt et allaient s’enfoncer dans ses pro-fondeurs, qui passaient pour dangereuses àcette époque par le grand nombre d’outlawsque l’oppression et la misère avaient poussésau désespoir, et qui habitaient les forêts enbandes considérables pour pouvoir facilementdéfier la faible police de ce temps-là.

Malgré l’heure avancée du soir, Cédric etses compagnons comptaient n’avoir rien àcraindre de ces rôdeurs, étant accompagnés dedix domestiques outre Wamba et Gurth, surl’assistance desquels on ne pouvait compter,vu que l’un était un captif et l’autre un bouffon.

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On peut ajouter, en outre, que, en voya-geant si tard à travers la forêt, Cédric et Athel-sthane se fiaient à leur naissance autant qu’àleur courage. Les outlaws, que la sévérité deslois forestières avaient réduits à ce genre devie errante et désespérée, étaient surtout despaysans et des yeomen de race saxonne, etils étaient généralement disposés à respecterles personnes et les propriétés de leurs compa-triotes.

Tandis que les voyageurs s’avançaient, ilsfurent tout à coup alarmés par des cris répétéset qui appelaient à l’aide. Arrivés à l’endroitd’où partaient ces cris, ils furent surpris detrouver une litière posée à terre, et à côté delaquelle était assise une jeune femme riche-ment habillée à la mode juive, tandis qu’unvieillard, dont le bonnet jaune annonçait qu’ilappartenait à la même nation, marchait çà etlà avec des gestes qui exprimaient le plus pro-fond désespoir, et se tordait les mains comme

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accablé sous le poids de quelque étrange dé-sastre.

Aux questions réitérées d’Athelsthane et deCédric, le vieux juif ne put, pendant quelquetemps, répondre qu’en invoquant successive-ment la protection de tous les patriarches del’Ancien Testament, contre les fils d’Ismaël quivenaient, l’épée à la main, pour les frapper, luiet les siens.

Quand il commença à se remettre de cettefolle terreur, Isaac d’York – car c’était notrevieil ami – fut enfin en état d’expliquer qu’ilavait loué une escorte de six hommes à Ashby,ainsi que des mules, pour transporter la litièred’un ami malade. Cette escorte était convenuede le conduire jusqu’à la ville de Doncaster.Ils étaient parvenus en sûreté jusqu’ici ; mais,ayant été informés par un bûcheron qu’il yavait une forte bande d’outlaws embusquéedans les bois devant eux, les mercenaires, ditIsaac, avaient non seulement pris la fuite, mais

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encore ils avaient emmené avec eux les che-vaux qui portaient la litière, et les avaient lais-sés, lui et sa fille, dénués de tous moyens dedéfense et de retraite, en danger d’être pilléset peut-être assassinés par des bandits qu’ilss’attendaient à chaque instant à voir fondre sureux.

— S’il pouvait plaire à Vos Valeurs, ajoutaIsaac d’un ton de profonde humilité, de per-mettre au pauvre juif de voyager sous votresauvegarde, je jure, par les tables de notre loi,que jamais faveur conférée à un enfant d’Is-raël, depuis les jours de notre captivité, n’au-rait été reçue avec plus de reconnaissance.

— Chien de juif ! dit Athelsthane, dont lamémoire était de cette espèce mesquine quiaccumule sans oublier toute sorte de baga-telles, mais surtout les petites offenses, ne terappelles-tu pas comment tu nous as bravésdans la galerie du tournoi ? Combats ou fuis,compose avec les outlaws, si bon te semble,

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mais ne nous demande pas de secours ; et, s’ilsdépouillent des gens comme toi, qui dépouillestout le monde, moi, pour ma part, je les absouscomme de fort honnêtes gens.

Cédric n’approuva pas le refus sévère deson compagnon.

— Nous ferions mieux, dit-il, de leur laisserdeux de nos serviteurs et des chevaux pour lesreconduire au dernier village. Cela ne diminue-ra que peu notre escorte, et, avec votre bonneépée, noble Athelsthane, et l’aide de ceux quiresteront, ce ne sera qu’une besogne facilepour nous de faire face à un de ces vagabonds.

Rowena, un peu alarmée en entendant par-ler d’outlaws réunis en grand nombre et si prèsd’eux, appuya fortement la proposition de sontuteur ; mais Rébecca, quittant soudainementsa position abattue, et se frayant un cheminà travers les serviteurs jusqu’au palefroi de ladame saxonne, s’agenouilla à la mode orientalequand on s’adresse à ses supérieurs, et baisa

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le bas de la robe de Rowena ; puis, se levantet rejetant son voile en arrière, elle l’imploraau nom du grand Dieu qu’elles adoraient l’uneet l’autre, et, par cette révélation de la loi surle mont Sinaï à laquelle elles croyaient toutesdeux, la supplia de les prendre en commiséra-tion, et de leur permettre de voyager sous leurescorte.

— Ce n’est pas pour moi que je demandecette faveur, dit Rébecca, ni même pour cepauvre vieillard. Je sais que dépouiller et in-jurier notre peuple est une faute légère, sinonun mérite aux yeux des chrétiens ; et peu nousimporte que cela soit fait dans la cité, dansle désert ou dans la campagne ; mais c’est aunom de quelqu’un qui est cher à bien des per-sonnes, qui vous est cher à vous-même, que jevous supplie de permettre que l’on transportece malade avec soin et sollicitude sous votreprotection ; car, s’il lui arrivait malheur, vosderniers moments seraient rendus amers par leregret d’avoir repoussé ma prière.

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L’air noble et solennel avec lequel Rébeccafit cette supplication lui donna un double poidsaux yeux de la belle Saxonne.

— Cet homme est vieux et faible, dit-elle àson tuteur, la fille jeune et belle, leur ami ma-lade et en danger de mort ; bien que ce soientdes juifs, nous ne pouvons, comme chrétiens,les abandonner dans cette extrémité. Qu’ondécharge deux de nos mulets et qu’on placeleur bagage en croupe de deux de nos serfs ;les mules pourront transporter la litière, etnous avons des chevaux de main pour levieillard et sa fille.

Cédric consentit de bon cœur à cette pro-position, et Athelsthane n’y ajouta que lacondition qu’ils voyageraient à la queue de latroupe, où Wamba, disait-il, pourrait les proté-ger avec son bouclier de couenne de porc.

— Mon bouclier est resté derrière moi dansla lice, répondit le bouffon ; c’est un sort qui a

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été commun à plus d’un chevalier plus braveque moi.

Athelsthane rougit profondément, car telleavait été sa propre destinée le dernier jour dutournoi, tandis que Rowena, qui en étaitcontente au même degré, pour faire compensa-tion à la plaisanterie grossière de l’insoucieuxAthelsthane, demanda à Rébecca de venir che-vaucher à côté d’elle.

— Il ne serait pas convenable que je le fisse,répondit Rébecca avec une humilité mêlée defierté, puisque ma société serait tenue àdéshonneur à ma protectrice.

On avait déjà opéré à la hâte le changementde bagages, car le seul mot outlaw mettait cha-cun suffisamment en alerte, et l’heure avancéerendait ce mot encore plus significatif.

Au milieu de la confusion, Gurth fut des-cendu de cheval, et, pendant cette opération,il engagea le bouffon à relâcher la corde quilui liait les bras ; ses liens furent rattachés avec

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tant de négligence, et peut-être avec intentionpar Wamba, que Gurth n’eut pas de peine àdébarrasser complètement ses bras de leursentraves ; puis, se glissant dans le taillis, ils’échappa.

La confusion avait été assez grande, et ilse passa quelque temps avant qu’on s’aperçûtde l’absence de Gurth ; car, comme il devait,pendant le reste du voyage, se tenir en croupederrière quelque domestique, chacun suppo-sait que c’était quelque autre compagnon quil’avait sous sa garde ; et, quand on commençaà se dire à l’oreille, les uns aux autres, queGurth avait en effet disparu, on attendait uneattaque si imminente de la part des bandesd’outlaws, qu’on ne jugea pas convenable defaire grande attention à cette circonstance.

Le sentier par lequel la troupe s’avançaitétait devenu si étroit, qu’on ne pouvait passer,sans être incommodé, plus de deux cavaliersde front.

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Ce sentier descendait dans un vallon traver-sé par un ruisseau dont les bords étaient maré-cageux et couverts de petits saules.

Cédric et Athelsthane, qui marchaient entête de l’escorte, virent le danger d’être atta-qués dans cette passe ; mais, comme ilsn’avaient ni l’un ni l’autre beaucoup d’expé-rience de la guerre, il ne leur vint pas à l’espritde meilleur expédient pour prévenir ce dangerque de s’avancer dans le défilé aussi vite quepossible.

Marchant donc sans beaucoup d’ordre, ilsvenaient de traverser le ruisseau avecquelques-uns de leurs serviteurs, quand ilsfurent attaqués par-devant, par-derrière et surles flancs avec une impétuosité à laquelle, dansleur position confuse et non préparée, il étaitimpossible d’offrir une résistance efficace.

Le cri de « Dragon blanc ! dragon blanc !Saint Georges pour la joyeuse Angleterre ! » cride guerre adopté par les assaillants, comme

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appartenant à leur faux rôle d’outlaws saxons,se fit entendre de tous côtés, et de tous côtésaussi parurent les ennemis avec une rapiditéd’attaque qui semblait multiplier leur nombre.

Les deux chefs saxons furent faits prison-niers en même temps, et chacun avec des cir-constances ressortant de leur caractère.

Cédric, au moment où l’ennemi parut, lançale javelot qui lui restait, lequel, mieux dirigéque celui qu’il avait lancé à Fangs, cloual’homme contre un chêne qui se trouvait parhasard derrière lui. Ayant réussi cette fois, Cé-dric poussa son cheval sur un second, en tirantson épée ; puis frappa avec une fureur si ir-réfléchie, que, son arme rencontrant une fortebranche qui pendait au-dessus de sa tête, ilse trouva désarmé par la force de son proprecoup.

Il fut sur-le-champ fait prisonnier et arrachéde son cheval par deux ou trois bandits qui fon-dirent sur lui ; Athelsthane partagea sa capti-

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vité, son cheval ayant été saisi par la bride,et lui-même démonté bien avant qu’il pût tirerson épée et se mettre en état de défense.

Les serviteurs, embarrassés dans les ba-gages, surpris et terrifiés par le sort de leursmaîtres, devinrent une proie facile pour les as-saillants, tandis que lady Rowena, au centre, lejuif et sa fille, à la queue de la cavalcade, su-birent le même sort.

De toute la suite, personne n’échappa, ex-cepté Wamba, qui montra en cette occasionbeaucoup plus de courage que ceux qui se pi-quaient de plus d’esprit. Il s’empara d’une épéeappartenant à l’un des domestiques, qui allaitla tirer d’une main irrésolue, en frappa de touscôtés comme un lion, repoussa plusieurs en-nemis qui s’approchaient de lui, et fit un effortcourageux, quoique inutile, pour secourir sonmaître.

Se trouvant accablé, le bouffon, à la fin,se jeta à bas de son cheval, s’enfonça dans le

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taillis, et, à la faveur de la confusion générale,s’éloigna du théâtre du combat.

Cependant le vaillant bouffon, dès qu’il sevit en sûreté, se demanda plus d’une fois s’il nedevait pas revenir et partager la captivité d’unmaître à qui il était sincèrement attaché.

— J’ai entendu des hommes parler du bon-heur d’être libre, se dit-il en lui-même ; maisje voudrais que quelque sage vînt m’apprendrecomment employer ma liberté, maintenant queje l’ai acquise.

Il prononçait ces mots tout haut ; une voixtrès rapprochée de lui répondit d’un ton bas etmystérieux :

— Wamba !

Et, en même temps, un chien, qu’il recon-nut pour être Fangs, sauta sur lui et le caressa.

— Gurth ! répondit Wamba avec la mêmeprécaution. Et le porcher parut immédiatementdevant lui.

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— Qu’y a-t-il ? demanda celui-ci avec em-pressement. Que signifient ces cris et ce cli-quetis d’épées ?

— C’est seulement un tour de la fortune, ditWamba : ils sont tous prisonniers.

— Qui ça, prisonniers ? s’écria Gurth avecimpétuosité.

— Monseigneur, Madame et Athelsthane,Hundibert et Oswald.

— Au nom de Dieu ! reprit Gurth, commentont-ils été faits prisonniers, et par qui ?

— Notre maître a été trop prompt à sebattre, dit le bouffon, Athelsthane ne l’a pasété assez, et tous les autres ne l’ont pas étédu tout ; de sorte qu’ils sont tous les prison-niers d’habits verts et de masques noirs, ettous couchés pêle-mêle sur le gazon, commeles pommes sauvages que vous faites tomberpour vos cochons. Et, en vérité, j’en rirais vo-

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lontiers, ajouta l’honnête bouffon, si je pouvaism’empêcher d’en pleurer.

Et, là-dessus, il se mit à verser des larmesqui n’étaient pas feintes. La physionomie deGurth s’anima.

— Wamba, dit-il, tu as une arme, et toncœur fut toujours plus fort que ton cerveau ;nous ne sommes que deux, mais une attaquesoudaine de la part de deux hommes résoluspeut faire beaucoup. Suis-moi !

— Où, et dans quelle intention ? dit le bouf-fon.

— À la rescousse de Cédric !

— Mais vous avez renoncé tout à l’heure àson service, dit Wamba.

— C’est parce qu’alors, dit Gurth, il étaitheureux. Suis-moi !

Le bouffon allait obéir, quand un troisièmepersonnage apparut tout à coup et leur ordon-na de ne pas bouger. D’après sa mise et ses

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armes, Wamba conjectura que c’était un de cesoutlaws qui avaient attaqué son maître. Mais,bien qu’il ne portât pas de masque, le baudrierétincelant qui pendait à son épaule et le richecor de chasse qu’il supportait, ainsi que l’ex-pression calme et majestueuse de sa voix et deson maintien, lui fit, malgré l’obscurité, recon-naître Locksley, le yeoman qui avait été vain-queur avec des conditions si désavantageusesdans le concours pour le prix de l’arc.

— Que signifie tout ceci ? dit-il, et qui est-ce qui s’avise de dépouiller, de rançonner et defaire des prisonniers dans cette forêt ?

— Vous pouvez voir leurs habits là-bas, ditWamba, et reconnaître si ce sont ceux de vosenfants ou non ; car ils ressemblent au vôtrecomme une cosse de pois ressemble à uneautre cosse.

— Je veux m’en assurer sur-le-champ, ré-pondit Locksley, et je vous ordonne, au péril devotre vie, de ne pas bouger de l’endroit où vous

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êtes jusqu’à mon retour ; obéissez, cela n’envaudra que mieux pour vous et vos maîtres. At-tendez ! il faut que je me rende aussi semblableque possible à ces hommes.

En disant cela, il déboucla son baudrieravec le cor de chasse, ôta une plume de sonbonnet, et donna le tout à Wamba ; ensuite iltira de sa poche un masque noir, et, leur réité-rant l’ordre de rester tranquilles, il alla mettreà exécution son plan de reconnaissance.

— Faut-il rester ici, Gurth ? dit Wamba, oufaut-il jouer des jambes ? Dans ma folle pen-sée, il avait trop la mine d’un voleur pour êtreun honnête homme.

— Que ce soit le diable, dit Gurth, si ça luiplaît, nous ne perdrons rien à attendre son re-tour. S’il appartient à ces brigands, il leur au-ra déjà donné l’alarme, et nous ne gagnerionsrien à combattre ou à nous sauver. De plus, j’aidernièrement éprouvé par expérience que lesvoleurs fieffés ne sont pas les hommes les plus

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méchants auxquels on puisse avoir affaire ence monde.

Le yeoman revint au bout de quelques mi-nutes.

— Ami Gurth, dit-il, je me suis mêlé parmices hommes, et j’ai appris à qui ils appar-tiennent et où ils vont. Il n’y a pas, je pense,de danger qu’ils en viennent à des violencescontre leurs prisonniers. En ce moment, ce se-rait pure folie à trois hommes de vouloir les at-taquer ; car ce sont de bons hommes de guerre,et, comme tels, ils ont placé des sentinellespour donner l’alarme en cas de surprise. Maisj’espère bientôt réunir une force suffisantepour défier toutes les précautions. Vous êtestous deux des serviteurs, et, comme je lepense, des serviteurs fidèles de Cédric leSaxon, l’ami des droits des Anglais. Les mainsanglaises ne lui feront pas défaut dans cette ex-trémité. Venez donc avec moi jusqu’à ce quej’aie réuni mon monde.

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En disant ces mots, il s’élança au travers dela forêt, suivi du bouffon et du porcher. Wamban’était pas d’humeur à voyager longtemps ensilence.

— Je pense, dit-il en regardant le baudrieret le cor de chasse qu’il portait toujours, quej’ai vu partir la flèche qui a gagné ce prix, et ce-la depuis Noël.

— Et moi, dit Gurth, je pourrais jurer par leCiel que j’ai déjà entendu, pendant la nuit aus-si bien que pendant le jour, la voix du braveyeoman qui l’a gagné, et que la lune n’a pasvieilli de soixante et douze heures depuis cemoment-là.

— Mes honnêtes amis, répliqua le yeoman,il importe peu de savoir qui je suis et ce que jefais ; si je délivre votre maître, vous aurez rai-son de me considérer comme le meilleur amique vous ayez jamais eu ; et, que je sois connusous un nom ou sous un autre, que je sache ti-rer l’arc aussi bien ou mieux qu’un vacher, ou

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que ce soit mon plaisir de me promener au so-leil ou au clair de lune, ce sont là des affairesqui ne vous concernent pas, et dont, par consé-quent, vous n’avez pas besoin de vous occuper.

— Nos têtes sont dans la gueule du lion,dit Wamba tout bas à Gurth, tirons-nous de làcomme nous pourrons.

— Chut ! silence ! dit Gurth, ne l’offense paspar ta folie, et je crois fermement que tout irabien.

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Chapitre XX.

Après trois heures de marche, les domes-tiques de Cédric, avec leur guide mystérieux,arrivèrent dans une petite clairière de la forêt,au centre de laquelle était un chêne gigan-tesque étendant ses branches tortueuses danstoutes les directions.

Au pied de cet arbre, quatre ou cinq yeo-men étaient couchés sur la terre, tandis qu’unautre, placé en sentinelle, marchait çà et làdans le rayon de la lune.

En entendant le bruit des pas qui se rap-prochait, cette sentinelle donna l’alarme, et lesdormeurs se dressèrent aussitôt sur leurs piedset bandèrent leurs arcs. Six flèches placées surla corde furent ajustées vers l’endroit où se

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trouvaient les voyageurs, quand, leur guideayant été reconnu, ils le saluèrent avec tousles signes du respect et de l’attachement ; desorte que toute crainte d’une mauvaise récep-tion disparut aussitôt.

— Où est le meunier ? fut la première ques-tion de Locksley.

— Sur la route de Rotherham.

— Avec combien d’hommes ? demanda lechef, car il paraissait avoir ce titre.

— Avec six hommes et grand espoir de bu-tin, s’il plaît à saint Nicolas.

— Religieusement parlé ! dit Locksley. Oùest Allan-a-Dale ?

— Il marche sur Watling-Street pour sur-veiller le prieur de Jorvaulx.

— Cela est bien avisé aussi, dit le capitaine.Et où est le frère ?

— Dans sa cellule.

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— Je vais m’y rendre, dit Locksley. Disper-sez-vous et rassemblez vos camarades.Réunissez le plus de monde que vous pourrez,car il y a du gibier levé ; il faut le poursuivresans relâche, et il montrera les dents. Atten-dez-moi ici au point du jour. Mais, un moment,ajouta-t-il, j’oublie le plus essentiel. Que deuxd’entre vous prennent vite la route de Torquil-stone, le château de Front-de-Bœuf ; unebande d’étourneaux portant les mêmes habitsque nous y transportent des prisonniers.Veillez bien sur eux, car, même s’ils attei-gnaient le château avant que nous eussionsréuni nos forces, il irait de notre honneur de lespunir, et nous en trouverions bien les moyens.Surveillez-les donc très strictement, et déta-chez un de vos camarades, le plus leste à lacourse, pour apporter des nouvelles des yeo-men qui se trouvent dans le voisinage.

Ils promirent une entière obéissance, etpartirent avec empressement pour exécuterleurs différentes commissions.

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Pendant ce temps, leur chef et ses deuxcompagnons, qui maintenant le regardaientavec infiniment de respect, poursuivirent leurchemin vers la chapelle de Copmanhurst.

Ayant atteint la petite clairière éclairée parla lune, ils eurent devant eux la chapelle révé-rée, quoique en ruine, et le grossier ermitagequi convenait si bien à la dévotion ascétique dumoine qui l’habitait ; alors Wamba dit tout basà Gurth :

— Si c’est ici l’habitation d’un voleur, il jus-tifie le vieux proverbe : « Plus on est près del’église, plus on est loin de Dieu. » Et, par macrête de coq ! ajouta-t-il, je pense qu’il en estainsi. Écoutez seulement ce noir Sanctus qui sechante à l’ermitage.

En effet, l’anachorète et son commensal en-tonnaient, en donnant toute l’extension pos-sible à leurs puissants poumons, une vieillechanson bachique dont voici le refrain :

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Allons, passe-moi le pot brun,Joyeux serviteur !Allons, passe-moi le pot brunÔ joyeux Jenkin !J’aperçois un manant qui s’enivre.Allons, passe-moi le pot brun.

— Ce n’est pas mal chanté, dit Wamba, quiavait risqué quelques notes à lui pour soutenirle chœur ; mais qui, au nom des saints ! seserait jamais attendu à entendre un chant sijoyeux sortir à minuit de la cellule d’un er-mite ?

— Ma foi ! moi, dit Gurth ; car le gentil clercde Copmanhurst est un homme connu : c’estlui qui tue la moitié des daims qu’on braconnedans ces environs. On dit que le garde s’estplaint à son supérieur, et que ce moine sera dé-pouillé de son froc et de sa calotte, s’il ne seconduit pas mieux.

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Tout en parlant ainsi, les coups vigoureuxet réitérés de Locksley finirent par interromprel’anachorète et son convive.

— Par les grains de mon chapelet ! dit l’er-mite s’arrêtant court sur une note très sonore,voici encore des voyageurs attardés qui ar-rivent ; je ne voudrais pas, pour l’honneur demon froc, qu’on me trouvât dans ce bel exer-cice. Tous les hommes ont leurs ennemis,brave sire Fainéant, et il y en a d’assez ma-licieux pour transformer la franche hospitalitéque je vous offre, à vous voyageur fatigué, pen-dant trois petites heures, en ivrognerie et endébauche, vices aussi contraires à mon étatqu’à mon caractère.

— Les vils calomniateurs ! répliqua le che-valier, je voudrais avoir à les châtier. Cepen-dant, pieux clerc, chacun de nous a ses enne-mis, et il y en a dans ce pays même à qui j’ai-merais mieux parler à travers la visière de moncasque que la tête nue.

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— En ce cas, mets ton pot de fer sur ta tête,ami Fainéant, aussi promptement que la naturele permettra, dit l’ermite, pendant que je vaisserrer ces pots d’étain, dont le contenu tra-vaille assez agréablement ma pauvre tête. Et,pour amoindrir ce bruit, car à la vérité je suisquelque peu étourdi, entonne l’air que tu m’en-tendras chanter, sans t’inquiéter des paroles,car je les connais à peine moi-même.

En disant cela, il attaqua d’une voix de ton-nerre le De profundis clamavi, et, à l’aide de cebruit, il put serrer les reliefs de leur banquet ;tandis que le chevalier, riant de grand cœuret s’armant en même temps, accompagnait lechant de son hôte de sa voix, autant que le rirele lui permettait.

— Quelles matines diaboliques dites-vous àcette heure ? dit une voix du dehors.

— Que le Ciel vous pardonne, sire voya-geur ! dit l’ermite, que son propre bruit et peut-être ses libations nocturnes empêchaient de re-

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connaître des accents qui lui étaient familiers ;que le Ciel vous pardonne ! Continuez votrechemin, au nom de Dieu et de saint Dunstan !et n’interrompez pas mes dévotions et cellesde mon saint frère.

— Fou de prêtre, répondit la voix du de-hors, ouvrez à Locksley !

— Tout est bien ! tout est bien ! dit l’ermiteà son compagnon.

— Mais qui est-ce ? dit le chevalier noir. Ilm’importe beaucoup de le savoir.

— Qui c’est ? répondit l’ermite. Je dis quec’est un ami.

— Mais quel ami ? répondit le chevalier. Ilpeut être ton ami et non pas le mien.

— Quel est cet ami ? reprit le clerc. Cela estune question qu’il est plus facile de faire qued’y répondre. Quel ami ? Eh bien ! j’y songe,c’est Edmond, le garde de qui je t’ai parlé toutà l’heure.

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— Garde aussi honnête que tu es pieux er-mite, répliqua le chevalier, je n’en doute pas :mais ouvre-lui la porte avant qu’il fasse sauterles gonds.

Cependant, les chiens, qui avaient aboyé àqui mieux mieux au commencement du bruitextérieur, semblaient maintenant avoir recon-nu la voix de celui qui était dehors ; car, chan-geant tout à coup d’allures, ils se mirent à grat-ter et à gémir à la porte, comme pour solliciterson admission.

L’ermite tira promptement les verrous pourlaisser pénétrer Locksley et ses deux compa-gnons.

— Comment ! ermite, demanda le yeomandès qu’il vit le chevalier, quel bon compagnonas-tu là ?

— C’est un frère de notre ordre, répondit leclerc en secouant la tête ; nous avons passé lanuit à dire nos oraisons.

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— C’est un moine de l’Église militante, jepense, répondit Locksley, et il y en a d’autresdehors. Je te dis, frère, que tu dois déposerle rosaire et prendre le gourdin ; nous auronsbesoin de nos joyeux compagnons, clercs oulaïques. Mais, ajouta-t-il en le prenant à part,es-tu fou de laisser entrer un chevalier qui t’estinconnu ? As-tu oublié nos statuts ?

— Inconnu ? reprit hardiment le frère. Je leconnais aussi bien que le mendiant connaît sonescarcelle.

— Et quel est son nom ? demanda Locksley.

— Son nom ? dit l’ermite. Son nom est sirAntoine de Scrablestone. Est-ce que je boiraisavec un homme sans savoir son nom ?

— Tu as bu plus qu’il ne faut, frère, dit leforestier, et je crains aussi que tu n’aies parléplus qu’il n’aurait convenu.

— Brave yeoman, dit le chevalier allantvers lui, ne te fâche pas contre mon joyeux

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hôte ; il n’a fait que m’offrir une hospitalité queje l’eusse forcé de m’accorder s’il l’eût refusée.

— Toi, me forcer ? dit le frère. Attendsseulement que j’aie échangé cette robe grisecontre un habit vert, et, si je ne fais pas réson-ner douze fois mon bâton sur ton crâne, je nesuis ni vrai clerc, ni bon forestier.

Tout en parlant ainsi, il enleva sa robe, etapparut en pourpoint et en caleçon collant decuir noir, par-dessus lesquels il passa rapide-ment un habit vert et une culotte de la mêmecouleur.

— Aide-moi à boutonner mes pointes, dit-il à Wamba, et tu auras une coupe de vin secpour ta peine.

— Grand merci de ton vin, dit Wamba ;mais crois-tu qu’il me soit permis de métamor-phoser un saint ermite en simple forestier ?

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— Ne crains rien, reprit l’ermite, je n’ai qu’àconfesser les péchés de mon habit vert à monfroc de frère gris, et tout sera bien.

— Amen ! répondit le bouffon. Un pénitenten drap fin doit avoir un confesseur en drapgrossier, et ton froc pourra absoudre monpourpoint bariolé par-dessus le marché.

Ce disant, il prêta aide au frère pour lierle nombre interminable de ses pointes, commeon appelait alors les lacets qui attachaient laculotte au pourpoint.

Tandis qu’ils étaient ainsi occupés, Locks-ley prit le chevalier à part, et lui dit :

— Ne le niez pas, messire chevalier, vousêtes celui qui a décidé la victoire à l’avantagedes Anglais contre les étrangers, le second jourdu tournoi, à Ashby.

— Et que s’ensuit-il, si vous avez devinéjuste, mon brave yeoman ? reprit le chevalier.

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— En ce cas, je pourrais vous considérer,répliqua le yeoman, comme l’ami du parti leplus faible.

— Tel est au moins le devoir d’un vrai che-valier, répondit le Noir fainéant ; et je ne vou-drais pas qu’on eût des raisons de penser au-trement de moi.

— Mais, pour le projet que j’ai en vue, ditle yeoman, vous devez être aussi bon Anglaisque bon chevalier ; car ceux dont j’ai à vousparler doivent certes intéresser tous les hon-nêtes gens, mais plus spécialement un vrai filsde l’Angleterre.

— Vous ne sauriez parler à personne, repritle chevalier, à qui l’Angleterre et la vie de tousles Anglais pussent être plus chères qu’à moi.

— Je voudrais volontiers le croire, dit le fo-restier ; car jamais ce pays n’a eu autant besoind’être soutenu par ceux qui l’aiment. Écoutez-moi, et je vous parlerai d’une entreprise danslaquelle, si vous êtes vraiment ce que vous pa-

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raissez être, vous pourrez prendre une part ho-norable. Une bande de misérables, sous le dé-guisement de gens meilleurs qu’eux, se sontemparés de la personne d’un noble Anglais,appelé Cédric le Saxon, ainsi que de sa pupilleet de son ami Athelsthane de Coningsburg, etles ont transportés dans un château de cette fo-rêt appelé Torquilstone. Je vous demande si,en bon chevalier, en véritable Anglais, vousvoulez nous aider dans leur délivrance.

— Mon vœu m’oblige à le faire, répliqua lechevalier ; mais je désirerais bien savoir quivous êtes, vous qui sollicitez mon secours enleur faveur.

— Je suis, dit le forestier, un homme sansnom ; mais je suis l’ami de mon pays et deceux qui l’aiment. Vous devez, pour le moment,vous contenter de cette explication, d’autantplus que vous-même désirez garder l’incogni-to. Croyez cependant que ma parole, une fois

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engagée, est aussi inviolable que si je portaisdes éperons d’or.

— Je le crois, dit le chevalier ; je suis habi-tué à étudier les hommes, et, sur votre figure,je lis la probité et le courage. Je ne vous ques-tionnerai donc plus, mais je vous aiderai àrendre la liberté à ces captifs opprimés ; et,cela fait, j’espère que nous nous séparerons,nous connaissant mieux et plus satisfaits l’unde l’autre.

— Ainsi, dit Wamba à Gurth, car, après quele clerc eut été entièrement équipé, le bouffons’était approché de l’autre bout de la salle, etavait entendu la fin de la conversation ; ainsi,nous avons trouvé un nouvel allié ? J’espèreque la valeur du chevalier sera d’un métal plusvrai que la religion de l’ermite ou la probité duyeoman ; car ce Locksley a bien la mine d’unfieffé voleur de daims, et le prêtre, celle d’unfranc hypocrite.

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— Retiens ta langue, Wamba, murmuraGurth ; il en est peut-être ainsi que tu le dis ;mais, quand le diable cornu viendrait m’offrirson aide pour rendre à la liberté Cédric et ladyRowena, je crains bien de n’avoir pas assez dereligion pour refuser l’offre du démon, et lui or-donner de s’en aller.

Le clerc était maintenant complètement ac-coutré en yeoman, avec l’épée et le bouclier,l’arc et le carquois, et une grande pertuisanesur l’épaule. Il sortit de sa cellule en précédantles assistants, et, après avoir soigneusementfermé la porte, il déposa le clef sous le seuil.

— Es-tu en état de faire un bon service,frère ? dit Locksley, ou bien la cruche te court-elle encore dans la tête ?

— Il ne faut pour y mettre bon ordre qu’uncoup d’eau à la fontaine de saint Dunstan, ré-pondit le clerc ; il y a un peu d’éblouissementdans ma cervelle et d’incertitude dans mes

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jambes, mais vous allez voir disparaître toutcela.

En achevant ces mots, il marcha vers lebassin de pierre dans lequel les eaux de la fon-taine, en tombant, formaient des globules quiscintillaient au clair de la lune ; il en avala un silong trait, qu’on aurait dit qu’il voulait épuiserla source.

— Quand est-ce que tu as bu un pareil coupd’eau, saint clerc de Copmanhurst ? demandale chevalier noir.

— Pas depuis que mon muid de vin fut misen perce par quelque fraudeur, et laissa coulerla liqueur par cette ouverture, répondit le frère,en ne me laissant ainsi à boire que l’eau de lasource de mon patron.

Puis, plongeant sa tête et ses mains dans lafontaine, il lava et enleva toutes les traces duréveillon nocturne. Ainsi rafraîchi et dégrisé, lejoyeux moine fit tourner en l’air sa lourde per-tuisane au-dessus de sa tête avec trois doigts,

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comme s’il balançait un roseau, s’écriant enmême temps :

— Où sont-ils donc, ces vils ravisseurs quienlèvent les filles contre leur gré ? Que lediable m’emporte si je ne suis pas homme à enassommer douze !

— Tu jures donc, saint clerc ? demanda lechevalier noir.

— Ne me traitez plus de clerc, répliqua lemoine transformé ; par saint Georges et le dra-gon ! je ne suis un tonsuré que tant que j’ai lefroc sur le dos. Quand je suis encaissé dansmon habit vert, je bois, je jure et je courtise lafille, comme le plus gaillard forestier du WestRiding.

— Viens donc, frère bavard, dit Locksley, etne parle pas tant ; tu fais autant de bruit quetout un couvent une nuit de veille, après quele père abbé s’est couché. Venez, vous aussi,mes maîtres, ne restez pas à causer ; venez,vous dis-je ! il nous faut rassembler toutes nos

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forces, et nous n’en aurons que trop peu sinous devons livrer assaut au château de Régi-nald Front-de-Bœuf.

— Comment ! c’est Front-de-Bœuf, dit lechevalier noir, qui a ainsi arrêté sur la voie pu-blique les loyaux sujets du roi ? Est-il devenuvoleur ou oppresseur ?

— Oppresseur, il le fut toujours, dit Locks-ley.

— Et, quant à être voleur, dit le moine, jedoute qu’il ait jamais été de moitié aussi hon-nête homme que bien des voleurs de maconnaissance.

— Avance donc, moine, et tais-toi ! dit leyeoman. Tu ferais mieux de nous guider versl’endroit du rendez-vous, que de dire ce qui nedoit pas être dit, par respect pour la prudenceet le décorum.

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Chapitre XXI.

Pendant qu’on prenait ces mesures en fa-veur de Cédric et de ses compagnons, leshommes armés qui avaient saisi ces derniersentraînaient leurs captifs vers l’endroit fortifiéoù ils comptaient les emprisonner. Mais l’obs-curité se faisait rapidement, et les sentiers dela forêt ne paraissaient qu’imparfaitementconnus des maraudeurs. Ils furent donc obligésde faire plusieurs longues haltes, et de revenirune fois ou deux sur leurs pas pour reprendrela direction qu’ils voulaient suivre.

La nuit s’était écoulée, et l’aube avait paruavant qu’ils se fussent bien assurés qu’ilsétaient dans le bon chemin ; mais la confiance

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revint avec la lumière, et la cavalcade cheminadès lors avec rapidité.

Pendant ce temps, le dialogue suivant eutlieu entre les deux chefs des bandits :

— Il est temps que tu nous quittes, sireMaurice, dit le templier à de Bracy, afin depréparer la seconde partie de l’expédition. Tudois, tu le sais bien, remplir le rôle de chevalierlibérateur.

— J’ai changé d’avis, dit de Bracy, et je nete quitterai pas que l’objet de notre stratagèmene soit mis en sûreté dans le château de Front-de-Bœuf. Là, je paraîtrai devant lady Rowenasous ma forme naturelle, et j’espère qu’elle at-tribuera à la véhémence de ma passion ce qu’ily a eu de violence et de brutalité dans maconduite.

— Et qu’est-ce qui t’a fait changer de plan,de Bracy ? demanda le chevalier du Temple.

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— Cela ne te regarde en rien, répondit soncompagnon.

— J’espère toutefois, sire chevalier, dit letemplier, que ce revirement de projet ne pro-vient d’aucuns soupçons contre mon honneur,ainsi que Fitzurze s’était efforcé de vous enfaire concevoir.

— Mes pensées sont à moi, réponditde Bracy ; le diable rit, dit-on, quand un voleuren vole un autre, et nous savons que, quandmême il lancerait le feu et le soufre, jamais iln’empêcherait un templier de suivre son pen-chant.

— Ou le chef d’une compagnie franche, ré-pondit le templier, de craindre, de la part d’unami et d’un camarade, la mauvaise foi qu’ilpratique envers les autres.

— Ceci est une récrimination stérile et dan-gereuse, répondit de Bracy ; il suffit de dire queje connais les mœurs des chevaliers de l’Ordredu Temple, et je ne veux pas te donner l’oc-

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casion de me duper en t’emparant de la belleproie pour laquelle j’ai couru tant de risques.

— Bah ! répliqua le templier, qu’as-tu àcraindre ? Tu connais les vœux de notre ordre.

— Parfaitement, dit de Bracy, et aussi lamanière dont ils sont observés. Allons, messiretemplier, les lois de la galanterie sont libéra-lement interprétées en Palestine, et, en cetteoccasion, je ne veux rien confier à votreconscience.

— Sache donc la vérité, dit le templier ; jeme soucie peu de ta belle aux yeux bleus ; il yen a, dans ces prisonnières, une autre qui serapour moi une meilleure compagne.

— Quoi ! tu voudrais déroger jusqu’à la sui-vante ? dit de Bracy.

— Non, sire chevalier, reprit le templieravec fierté, je ne m’abaisserai pas jusqu’à lasuivante. J’ai remarqué, parmi les captives,une perle aussi belle que la tienne.

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— Par la messe ! tu veux dire la belle juive ?s’écria de Bracy.

— Et quand ce serait, répondit Bois-Guil-bert, qui s’y opposera ?

— Personne, que je sache, dit de Bracy, àmoins que ce ne soit ton vœu de célibat, oule frein de ta conscience qui t’interdise une in-trigue avec une juive.

— Quant à mon vœu, s’écria le templier,notre grand maître m’a accordé une dispense.Et pour ce qui est de ma conscience, unhomme qui a tué trois cents Sarrasins n’a pasbesoin de raconter toutes ses peccadilles,comme une fille de village se confessant laveille du Vendredi-Saint.

— Tu connais mieux que personne tes pri-vilèges, dit de Bracy ; cependant, j’aurais juréque tes pensées se fussent portées sur les sacsd’argent du vieil usurier plutôt que sur les yeuxnoirs de sa fille.

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— Je puis admirer les uns et les autres, ditle templier ; d’ailleurs, le vieux juif n’est quedemi-bénéfice. Il faut que je partage ses dé-pouilles avec Front-de-Bœuf, qui ne nous prê-tera pas pour rien son château. Non, je veuxquelque chose que je puisse considérer commeexclusivement à moi dans l’escapade que nousfaisons, et j’ai jeté mon dévolu sur la belle juivecomme mon butin exclusif. Ainsi donc, main-tenant que tu connais mon projet, tu vas re-prendre ton premier plan, n’est-ce pas ? car tun’as rien à craindre, tu le vois, de mon inter-vention.

— Non, répliqua de Bracy, je veux resterauprès de ma capture. Ce que tu dis est plusque vrai ; mais je n’aime pas les privilèges quis’acquièrent par la dispense du grand maître, nile mérite qui dérive du massacre de trois centsSarrasins. Vous avez un trop bon droit à la libreabsolution pour vous montrer scrupuleux surles petites fautes.

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Pendant ce dialogue, Cédric cherchait à ar-racher de ceux qui le gardaient un aveu de leurcaractère et de leurs intentions.

— Vous devez être des Anglais, dit-il ; etcependant, juste Ciel ! vous faites une proiede vos compatriotes comme si vous étiez devrais Normands. Vous devez être mes voisins,et, dans ce cas, des amis. Car quels sont mesvoisins Anglais qui aient des raisons pour êtreautre chose que des amis ? Je vous dis, yeo-men, que ceux-là mêmes d’entre vous qui ontété marqués comme outlaws ont été protégéspar moi, car j’ai plaint leur misère et j’ai mauditl’oppression de leurs nobles tyrans. Que vou-lez-vous de moi ? Et en quoi cette violencepeut-elle vous servir ? Dans vos actions, vousêtes pires que des brutes, et vous les imitezjusque par votre mutisme.

Mais ce fut en vain que Cédric interrogeases gardes, qui avaient de trop bonnes raisonsde garder le silence pour être amenés à le

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rompre, soit par la colère de leur prisonnier,soit par ses arguments. Ils continuèrent doncà l’entraîner, voyageant d’un pas rapide, jus-qu’à ce que, au bout d’une avenue de grandsarbres, apparût Torquilstone, le château pou-dreux et antique de Réginald Front-de-Bœuf.C’était une forteresse d’une grandeurmoyenne, qui se composait d’un donjon oud’une tour carrée, grande et élevée, environnéede bâtiments d’une moindre hauteur, autourdesquels il y avait une cour intérieure. Un fosséprofond, rempli d’eau provenant d’un ruisseauvoisin, faisait le tour du mur extérieur. Front-de-Bœuf, à qui son caractère attirait souventdes querelles avec ses ennemis, avait ajoutéconsidérablement à la force de son château enbâtissant des tours sur le mur extérieur, de ma-nière à le flanquer à chaque angle. L’entrée,comme c’était l’ordinaire dans les châteaux decette époque, était pratiquée dans une hautetour, terminée et défendue par une petite tou-relle à chaque coin.

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Cédric ne vit pas plutôt les tourelles du châ-teau de Front-de-Bœuf, élevant leurs créneauxgris et moussus qui brillaient au soleil levantau-dessus des bois d’alentour, qu’il compritsur-le-champ toute la gravité de la situation.

— J’ai été injuste, dit-il, envers les voleurset les outlaws de ces forêts, en supposant queces bandits appartinssent à leur troupe. J’au-rais pu tout aussi bien confondre les renardsde ces broussailles avec les loups dévorantsde la France. Dites-moi, chiens, est-ce ma vieou mes richesses que recherche votre maître ?Est-ce trop que deux Saxons, moi et le nobleAthelsthane, nous possédions des terres dansle pays qui fut autrefois le patrimoine de notrerace ? Mettez-nous donc à mort et complétezvotre attentat en nous prenant la vie, commevous avez commencé par nous ravir la liberté !Si le Saxon Cédric ne peut délivrer l’Angleterre,il veut mourir pour elle. Dites à votre maîtreque je le prie seulement de renvoyer lady Ro-wena en honneur et sûreté ; c’est une femme,

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et il n’a pas besoin de la craindre, car avecnous mourra tout ce qui oserait combattrepour sa cause.

Les gardes restèrent aussi muets à cetteapostrophe qu’à la précédente ; on était arrivédevant la porte du château.

De Bracy sonna du cor à trois reprises, etles archers et arbalétriers, qui avaient paru surle mur à l’approche de la petite troupe, se hâ-tèrent de baisser le pont-levis et de l’intro-duire.

Les prisonniers furent invités, par leursgardes, à mettre pied à terre, et on les condui-sit dans un appartement, où un repas leur futpromptement servi ; mais personne ne se sen-tit le moindre désir d’y toucher, si ce n’estAthelsthane. Au reste, le descendant duConfesseur n’eut guère le temps de faire hon-neur à la bonne chère qu’on avait placée de-vant lui, car les gardes lui donnèrent à en-tendre, ainsi qu’à Cédric, qu’on devait les en-

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fermer dans une chambre éloignée de celle deRowena. La résistance était impossible, et il futobligé de se rendre dans une grande salle dontla voûte reposait sur des colonnes grossièresd’origine saxonne, et qui ressemblait à ces ré-fectoires des chapitres de moines que l’on voitencore dans les parties antiques de nos plusvieux monastères.

Lady Rowena fut ensuite séparée de sesserviteurs et conduite, avec courtoisie il estvrai, mais toujours sans être consultée en rien,dans un appartement écarté. La même distinc-tion alarmante fut accordée à Rébecca, malgréles supplications de son père, qui offrit mêmede l’argent dans cette détresse extrême pourqu’il lui fût permis de rester avec sa fille.

— Vil mécréant ! lui répondit un de sesgardes, quand tu auras vu ton cachot, tu nesouhaiteras plus que ta fille le partage.

Et, sans plus de préambule, le vieux juiffut entraîné rudement dans une direction op-

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posée à celle des autres prisonniers. Les do-mestiques, après avoir été fouillés et désarmésavec soin, furent confinés dans une autre par-tie du château, et Rowena elle-même fut privéede la consolation qu’elle aurait trouvée dans lacompagnie de sa suivante Elgitha.

L’appartement dans lequel les chefs saxonsétaient enfermés – car c’est sur eux d’abordque se fixe notre attention – bien qu’en ce mo-ment converti en une espèce de corps degarde, avait été jadis la grande salle du châ-teau. Cette chambre était maintenant aban-donnée à de plus vils usages, parce que le sei-gneur actuel, entre autres additions à la sécuri-té, à la commodité et à la beauté de sa baron-nie, avait construit une nouvelle et vaste salledont le plafond voûté était soutenu par des co-lonnes plus légères et plus élégantes, et déco-rée avec le goût plus châtié que les Normandsavaient déjà introduit dans leur architecture.

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Cédric parcourut l’appartement de long enlarge, réfléchissant avec indignation sur le pas-sé et le présent, tandis que l’apathie de soncompagnon Athelsthane, remplaçant la pa-tience et la philosophie, servait à le défendrecontre toute chose, même contre les inconvé-nients de la situation ; et il les sentait si peu,que ce furent seulement les plaintes amères etpassionnées de Cédric qui parvinrent à lui tirerquelques paroles de la bouche.

— Oui, dit Cédric parlant moitié à lui-mêmeet moitié à Athelsthane, c’est dans cette sallemême que mon père assista au banquet deTorquil Wolfganger, lorsqu’il reçut le vaillantet malheureux Harold, lequel s’avançait alorscontre les Norvégiens, qui s’étaient unis au re-belle Tostig. C’est dans cette salle que Haroldfit sa magnanime réponse à l’ambassadeur deson frère révolté, j’ai souvent entendu monpère s’animer en racontant cette histoire. L’en-voyé de Tostig fut admis, et cette vaste salleput à peine contenir la foule des nobles chefs

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saxons qui buvaient le vin rouge comme dusang autour de leur monarque.

— J’espère, dit Athelsthane un peu touchépar cette dernière partie du discours de sonami, qu’ils n’oublieront pas de nous envoyerdu vin et des provisions à midi. Nous avonseu à peine le temps de respirer quand nousavons déjeuné, et jamais la nourriture ne meprofite quand je mange immédiatement aprèsêtre descendu de cheval, bien que les médecinsrecommandent ce régime.

Cédric continua son histoire sans faire at-tention à cette observation incidente de sonami.

— L’envoyé de Tostig, dit-il, s’avança dansla salle sans être déconcerté par la contenancemenaçante de tous ceux qui l’entouraient, jus-qu’à ce qu’il vînt s’incliner devant le trône duroi Harold. « Quelles sont les conditions, dit-il, seigneur et roi, que ton frère Tostig doit at-tendre de toi, s’il sollicite la paix et dépose les

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armes en tes mains ? » « L’amour d’un frère,s’écria le généreux Harold, et le beau comté deNorthumberland. » – « Mais, si Tostig accepteces conditions, continua l’envoyé, quelles se-ront les terres que vous assignerez à son fidèleallié Hardrada, roi de Norvège ? » – « Septpieds de terre anglaise, répondit fièrement Ha-rold, ou, comme on dit que Hardrada est ungéant, peut-être lui en accorderons-nous douzepouces de plus. »

La salle retentit d’acclamations, et on rem-plit les coupes et les cornes en l’honneur duNorvégien, en souhaitant qu’il fût prompte-ment en possession de sa terre anglaise.

— J’aurais pu m’adjoindre à ce toste detoute mon âme, s’écria Athelsthane, car malangue s’attache à mon palais.

— L’envoyé éconduit, dit Cédric en pour-suivant son récit avec animation, quoiqu’iln’intéressât pas son interlocuteur, se retirapour porter à Tostig et à son allié la réponse

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menaçante du frère outragé. C’est alors que leschâteaux forts éloignés d’York et les rives san-glantes du Derwent(17) furent témoins de cettelutte terrible où, après avoir déployé une va-leur suprême, le roi de Norvège et Tostig pé-rirent l’un et l’autre avec dix mille de leurs plusbraves guerriers. Qui aurait soupçonné que, lejour même où cette grande bataille fut gagnée,le même vent qui agitait les bannières triom-phantes des Saxons enflait aussi les voiles nor-mandes et les conduisait sur les côtes néfastesde Sussex ? Qui aurait soupçonné que Harold,à peu de jours de là, ne posséderait plus lui-même dans son royaume que la part que, danssa colère, il avait assignée à l’envahisseur nor-végien ? Qui aurait soupçonné que vous, nobleAthelsthane, que vous, issu du sang de Harold,et moi, dont le père n’était pas un des moinsvaillants défenseurs de la Couronne saxonne,nous serions prisonniers d’un vil Normand,dans la salle même où nos ancêtres ont tenucet illustre banquet ?

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— C’est assez triste, reprit Athelsthane ;mais j’espère qu’ils exigeront de nous une ran-çon modérée. Après tout, ils ne peuvent avoirl’intention de nous laisser mourir tout à fait defaim. Et cependant, bien qu’il soit midi, je nevois pas les préparatifs de notre dîner. Regar-dez à la fenêtre, noble Cédric, et jugez, auxrayons du soleil, s’il n’est pas midi.

— Cela se peut, répondit Cédric ; mais jepuis regarder ces vitraux coloriés sans qu’ilsfassent naître chez moi d’autres réflexions quecelles qui s’attachent au moment actuel et à sesprivations. Lorsque cette fenêtre fut construite,mon noble ami, nos pères courageux neconnaissaient ni l’art de fabriquer le verre nicelui de le colorier. Le père de Wolfgang, dansson orgueil, fit venir un artiste de Normandiepour décorer sa grande salle avec cette nou-velle espèce de peinture héraldique qui trans-forme la lumière dorée du jour béni par Dieuen une foule de couleurs capricieuses et fantas-tiques. L’étranger arriva ici pauvre, mendiant,

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obséquieux et rampant, prêt à ôter son bonnetdevant le dernier valet de la maison. Il s’en re-tourna repu et orgueilleux, pour raconter à sesrapaces compatriotes la richesse et la simpli-cité de nos nobles Saxons. Folie, Athelsthane,présagée autrefois et prévue par les succes-seurs de Hengist et par ses tribus hardies quiconservèrent la pureté de leurs mœurs. Nousavons fait de ces étrangers nos amis de cœur,nos serviteurs et nos confidents. Nous avonsemprunté leurs artistes et leurs arts, et méprisél’honnête rusticité et la vigueur avec lesquellesnos braves ancêtres se sont maintenus, et nousnous sommes laissé énerver par le luxe desNormands longtemps avant de tomber sousleurs armes. Ah ! combien nos modestes repas,faits en paix et liberté, étaient supérieurs auxdélicatesses luxueuses dont la passion nous alivrés comme des esclaves aux conquérantsétrangers !

— Je regarderais, répliqua Athelsthane, lerepas le plus modeste comme un luxe en ce

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moment, et je m’étonne, noble Cédric, quevous ayez si exactement présents à la mémoireles faits écoulés, et que vous paraissiez oublierl’heure même du repas.

— C’est perdre son temps, murmura Cédricà part et avec impatience, de lui parler d’autrechose que de ce qui intéresse son appétit.L’âme de Hardi Canute s’est emparée de lui,et il ne connaît d’autre plaisir que de s’emplir,s’enivrer et d’en vouloir encore… Hélas ! conti-nua-t-il en regardant Athelsthane avec com-passion, pourquoi un esprit si inerte se trouve-t-il enfermé dans une forme si belle ! Hélas !faut-il qu’une entreprise aussi grande que cellede la régénération de l’Angleterre doive repo-ser sur un pivot si défectueux ! Uni à Rowena,à la vérité, l’âme de celle-ci, plus généreuseet plus noble, pourra faire éclore de meilleurssentiments qui sommeillent encore dans soncœur. Mais comment cela aura-t-il lieu tantque, Rowena, Athelsthane et moi, nous reste-rons prisonniers de ce pillard brutal ? Et on ne

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nous a peut-être privés de notre liberté que parla conscience des dangers que nous pourrionssusciter à la puissance usurpée sur la nationanglaise !

Pendant que le Saxon était plongé dans cespénibles réflexions, la porte de la prison s’ou-vrit et laissa pénétrer un écuyer tenant à lamain sa baguette blanche. Ce personnage im-portant s’avança dans la salle d’un pas grave,suivi de quatre serviteurs portant une tablecouverte de plats, dont la vue et l’odeur sem-blèrent à Athelsthane une ample et immédiatecompensation de tous les inconvénients qu’ilavait essuyés.

Les personnes qui escortaient le repas por-taient des masques et des manteaux.

— Qu’est-ce que cette momerie ? dit Cé-dric ; pensez-vous que nous ignorions quenous sommes prisonniers lorsque noussommes dans le château de votre maître ?Dites-lui, continua-t-il voulant profiter de cette

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occasion pour entamer une négociation au su-jet de sa liberté, dites à votre maître, RéginaldFront-de-Bœuf, que nous ne pouvons devinerquelle raison il peut avoir de nous priver denotre liberté, si ce n’est son désir illégal des’enrichir à nos dépens. Dites-lui que nous cé-dons à sa rapacité, comme en de pareilles cir-constances nous le ferions envers de véritablesbrigands. Qu’il dise la rançon à laquelle il fixenotre liberté, et elle sera payée, pourvu quecette exaction soit en rapport avec nosmoyens.

L’écuyer, sans faire de réponse, salua de latête.

— Et dites à Réginald Front-de-Bœuf,s’écria Athelsthane, que je lui envoie mon car-tel à mort, et que je le défie au combat à piedou à cheval, en tous lieux assurés, à huit joursde notre délivrance, laquelle, s’il est vérita-blement un chevalier, il n’osera, d’après cettesommation, ni refuser ni retarder.

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— Je transmettrai votre défi à mon maître,dit l’écuyer ; en attendant, je vous laisse àvotre repas.

Ce cartel d’Athelsthane fut proféré d’assezmauvaise grâce, car une énorme bouchée quiexigeait l’exercice simultané des deux mâ-choires, ajoutée à son hésitation habituelle, di-minua considérablement l’effet du défi auda-cieux qu’il contenait. Cependant son discoursfut accueilli par Cédric comme une preuve in-contestable que le courage se ranimait chezson compagnon, dont l’indifférence antérieure,malgré son respect pour la naissance d’Athel-sthane, avait commencé de lasser sa patience.

En ce moment, il lui secoua donc cordiale-ment la main en signe d’approbation ; mais cene fut pas sans douleur qu’il entendit l’obser-vation d’Athelsthane qu’il combattrait douzehommes comme Front-de-Bœuf, pourvu qu’enle faisant il pût hâter son départ d’un donjonoù l’on mettait tant d’ail dans le potage.

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Malgré cette récidive de sensualité, Cédricse plaça vis-à-vis d’Athelsthane et fit voir bien-tôt que, si, chez lui, les malheurs de son payspouvaient bannir le souvenir de la nourrituretant que la table était vide, cependant, du mo-ment que les vivres reparaissaient, avec euxrevenait l’appétit que ses ancêtres saxons luiavaient transmis avec leurs autres qualités.

Les captifs ne jouissaient pas depuis long-temps des plaisirs de la table, lorsque leur at-tention fut distraite de cette sérieuse occupa-tion par le son d’un cor retentissant devant laporte d’entrée. Ce son résonna trois fois avecautant de force que s’il eût retenti devant unchâteau enchanté, sortant de la poitrine duchevalier prédestiné aux ordres duquel lessalles, les tours, les créneaux et les tourelles dece château devaient disparaître comme une va-peur du matin.

Les Saxons s’élancèrent de la table vers lafenêtre ; mais leur curiosité fut désappointée,

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car cette ouverture ne donnait que sur la courdu château, et le son provenait d’au-delà del’enceinte. Néanmoins, la sommation parutavoir de l’importance, car il se manifesta sur-le-champ dans le château une sérieuse agita-tion.

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Chapitre XXII.

Laissons les chefs saxons retourner à leurrepas, dès que leur curiosité mal récompenséeleur permit d’écouter les appels de leur appétità moitié satisfait ; car nous allons pénétrerdans la prison plus sévère d’Isaac d’York.

Le pauvre juif avait été jeté à la hâte dansun cachot de la forteresse, dont le sol étaità une grande profondeur en terre, et très hu-mide, étant plus bas que le fossé même. Laseule lumière qui l’éclairât filtrait à traversdeux soupiraux hors de la portée de la maindu prisonnier. Ces ouvertures n’admettaient,même à midi, qu’un jour faible et incertain, quiétait remplacé par une obscurité complète bien

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avant que le château eût perdu le bienfait dusoleil.

Des chaînes et des fers qui avaient servi àdes captifs précédents, dont on avait redoutéles efforts actifs pour s’échapper, étaient sus-pendus, rouillés et inoccupés, aux murs de laprison, et dans le cercle d’un de ces carcansde fer, il restait encore deux os poudreux quiparaissaient avoir appartenu autrefois à unejambe humaine, comme si le prisonnier, aprèsy avoir péri, avait, toujours enchaîné, passé àl’état de squelette.

À une extrémité de ce réduit horrible étaitun grand gril, au-dessus duquel on voyait plu-sieurs barres de fer croisées que la rouille avaità moitié rongées. Toute l’apparence de ce ca-chot aurait pu épouvanter un cœur plus fermeque celui d’Isaac, qui, néanmoins, se trouvaplus calme sous la pression d’un danger immi-nent, qu’il n’avait paru l’être lorsqu’il était af-

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fecté par des terreurs dont la cause était en-core éloignée et incertaine.

Les amateurs de la chasse prétendent quele lièvre est en proie à une agonie plus terriblependant la poursuite des lévriers que lorsqu’ilse débat entre leurs griffes(18). Il est donc pro-bable que les juifs, par suite de leurs craintesfréquentes en toute occasion, avaient l’espriten quelque sorte préparé à tous les actes detyrannie qu’on pouvait leur infliger ; si bienqu’aucune agression, une fois qu’elle était ac-complie, ne pouvait amener chez eux cette sur-prise qui, de toutes les propriétés de la terreur,est celle qui anéantit le plus. Ce n’était,d’ailleurs, pas la première fois qu’Isaac se trou-vait dans une situation aussi périlleuse. Il avaitdonc l’expérience pour le guider, et il pouvaitespérer que cette fois, comme jadis, il seraitdélivré des mains de ses oppresseurs.

Il possédait surtout l’opiniâtre inflexibilitéde sa nation, et cette résolution constante avec

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laquelle des Israélites se sont soumis si fré-quemment aux maux les plus extrêmes quela tyrannie et la violence aient pu appeler sureux, plutôt que de satisfaire la cupidité de leurstyrans en souscrivant à leurs extorsions.

Dans cette disposition de résistance pas-sive, ayant ses vêtements ramassés sous luipour garantir ses membres de l’humidité, Isaacétait assis dans un coin de son cachot, où,les mains croisées, les cheveux et la barbe endésordre, son manteau fourré et son grandbonnet éclairés par la lumière incertaine dusoupirail, il eût présenté un sujet d’étude àRembrandt, si ce peintre célèbre eût existé àcette époque.

Le juif resta dans la même position pendantprès de trois heures, au bout desquelles onentendit des pas sur les marches de l’escalierconduisant au cachot. Les verrous grincèrent,les gonds gémirent quand le guichet s’ouvrit,et Réginald Front-de-Bœuf, suivi des deux es-

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claves sarrasins du templier, parut dans la pri-son.

Front-de-Bœuf, homme grand et fort, dontla vie s’était passée dans les guerres publiquesou dans les querelles et les disputes particu-lières, et qui n’avait reculé devant aucunmoyen d’étendre son pouvoir féodal, tenait dela nature des traits qui répondaient à son ca-ractère, et qui exprimaient fortement les pas-sions féroces et diaboliques de son âme. Les ci-catrices dont son visage était sillonné eussentexcité, sur des traits d’un plus beau modèle, lasympathie et le respect qui sont dus à la va-leur honorable ; mais, chez un homme commeFront-de-Bœuf, elles ne faisaient qu’ajouter àla férocité de son visage et à la terreur que saprésence inspirait. Ce redoutable baron étaitvêtu d’un pourpoint de cuir collant sur soncorps, et ce pourpoint était usé et souillé parle frottement de sa cuirasse. Il n’avait d’autrearme qu’un poignard fixé à sa ceinture, lequel

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servait de pendant à un trousseau de clefsrouillées attaché de l’autre côté.

Les esclaves noirs qui accompagnaientFront-de-Bœuf s’étaient dépouillés de leurs vê-tements magnifiques et avaient endossé desjaquettes et des pantalons en toile grossière.Les manches retroussées au-dessus du coudecomme des bouchers qui vont entrer en fonc-tion aux abattoirs, chacun d’eux tenait à lamain un petit panier, et, dès qu’on fut entrédans le cachot, ils s’arrêtèrent à la porte jusqu’àce que Front-de-Bœuf l’eût refermée lui-mêmesoigneusement à double tour.

Ayant pris cette précaution, il s’avança len-tement dans le cachot, se dirigeant vers le juif,les yeux fixés sur lui, comme s’il voulait leparalyser de son regard, comme certains ani-maux, dit-on, fascinent leur proie. Il parut eneffet que le regard morne et sombre de Front-de-Bœuf exerçait une partie de cette puissancefascinatrice sur son malheureux captif. Le juif,

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resté accroupi, la bouche béante et les yeuxattachés sur le sauvage baron, éprouvait unsentiment de terreur si réelle, que son corpssemblait littéralement s’affaisser et se rapetis-ser sous le regard fixe et fatal du féroce Nor-mand. Le malheureux Isaac perdit non seule-ment le pouvoir de se lever et de faire le salutque lui conseillait sa terreur, mais il ne putmême ôter son bonnet ni proférer un seul motde supplication, tant son agitation était forte,par la conviction qu’il avait que les tortures etla mort planaient sur sa tête.

D’un autre côté, la stature imposante duNormand semblait se dilater et s’élargir commecelle de l’aigle, qui déploie ses ailes au momentde fondre sur sa proie sans défense. Il s’arrêta àtrois pas de l’angle où le malheureux juif s’étaitpour ainsi dire blotti afin d’occuper le moinsd’espace possible, et il fit signe à l’un des es-claves de s’approcher.

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Le noir satellite s’avança par conséquent,et, tirant de son panier une grande balanceet plusieurs poids, il les déposa aux pieds deFront-de-Bœuf ; puis il se retira à cette dis-tance respectueuse où se tenaient déjà sescompagnons.

Les mouvements de ces hommes étaientlents et solennels, comme si leur âme était agi-tée par quelque pressentiment d’horreur et decruauté.

Front-de-Bœuf ouvrit lui-même le drame ens’adressant ainsi à son captif :

— Très maudit chien d’une race maudite,dit-il réveillant de sa voix creuse et triste lesmornes échos du souterrain, vois-tu cette ba-lance ?

Le malheureux juif répondit par une faibleaffirmation.

— Dans cette même balance, tu vas me pe-ser, dit l’implacable baron, mille livres d’ar-

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gent, selon les justes poids et mesures de latour de Londres.

— Saint Abraham ! répondit le juif recou-vrant sa voix par l’extrémité même de son dan-ger, l’homme a-t-il jamais entendu une pareilledemande ? Qui jamais a entendu, même dansun conte de ménestrel, parler d’une sommecomme mille livres d’argent ? Quel œil humainfut jamais réjoui par la vision d’une telle massede trésors ? Ce n’est pas dans les murs d’York,si tu saccageais ma maison et celles de toutema tribu, que tu trouverais le dixième de cetteénorme somme d’argent dont tu parles.

— Je suis raisonnable, répondit Front-de-Bœuf, et, si l’argent est rare, je ne refuse pasde l’or au taux d’un marc d’or pour chaquesix livres d’argent, et, si tu fais droit à ma de-mande, tu délivreras ta carcasse de mécréantd’un châtiment tel que jamais ton cœur n’auraitpu le concevoir.

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— Ayez pitié de moi, noble chevalier !s’écria Isaac ; je suis vieux, pauvre et sans dé-fense ; il serait indigne de vous de triompher demoi. Ce n’est qu’une misérable action d’écraserun vermisseau.

— Tu peux être vieux, reprit le chevalier ;cela n’accuse que la folie de ceux qui t’ont per-mis de vieillir dans l’usure et la tromperie ; tupeux être faible, car le juif n’a jamais ni cœur niforce ; mais l’on sait bien que tu es riche.

— Je te jure, noble chevalier, dit le juif, partout ce que je crois et par tout ce que nouscroyons en commun…

— Ne te parjure pas, dit le Normand en l’in-terrompant, et prends garde que ton opiniâtre-té ne décide de ton sort avant que tu aies vu etbien considéré le destin qui t’attend. Ne pensepas que je te parle seulement pour exciter taterreur et profiter de la basse couardise que tuas héritée de ta tribu ; je te jure par ce que tune crois pas, par l’Évangile que notre Église

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enseigne, et par les clefs qui lui sont donnéespour lier et délier, que mon dessein est impla-cablement arrêté ; ce cachot n’est pas propreaux plaisanteries. Des captifs dix mille fois plusdistingués que toi sont morts entre ces mu-railles, et jamais leur sort n’a été connu. Mais àtoi l’on réserve une longue et lente agonie, au-près de laquelle la leur était un enivrement.

Ici, il fit de nouveau signe aux esclaves des’approcher, et leur parla à l’écart dans leurpropre langue, car lui aussi avait été en Pales-tine, où peut-être il avait appris son rôle inhu-main. Les Sarrasins tirèrent de leur panier unecertaine quantité de charbon de bois, un souf-flet et une bouteille d’huile. Pendant que l’und’eux battait le briquet et faisait de la lumière,l’autre étala le charbon sur le gril rouillé dontnous avons déjà parlé, et commença de fairejouer le soufflet jusqu’à ce que le combustiblefût devenu une fournaise rougeâtre.

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— Vois-tu, Isaac, continua Front-de-Bœuf,cette rangée de barres de fer au-dessus de cescharbons ardents ? Sur cette couche brûlante,tu seras étendu, dépouillé de tes vêtements,comme si tu allais te reposer sur un lit de du-vet. Un de ces esclaves entretiendra le feu soustoi, tandis que l’autre arrosera tes misérablesmembres avec de l’huile, de peur que ta chairfrémissante ne brûle trop vite. Maintenant,choisis entre ce lit ardent et le paiement demille livres d’argent ; car, par la tête de monpère ! tu n’as pas d’autre alternative !

— C’est impossible ! s’écria le malheureuxjuif ; il est impossible que votre intention soitréelle. Le bon Dieu de la nature n’a jamais crééun cœur capable d’exercer pareille cruauté !

— Ne t’y fie pas, Isaac, dit Front-de-Bœuf ;ce serait là une erreur fatale. Penses-tu que,moi qui ai vu saccager une ville dans laquelledes milliers de mes compatriotes chrétiens ontpéri par l’épée, par l’eau et par le feu, penses-

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tu que je recule devant mon but à cause descris et du vacarme d’un seul misérable juif ?Penses-tu que ces esclaves bronzés, qui neconnaissaient ni loi, ni pays, ni conscience,rien que la volonté de leur maître, ces hommesqui emploient le poison, le bûcher, le poignardou la corde à mon moindre signe, penses-tuqu’ils auront pitié, eux qui ne connaissent pasmême la langue dans laquelle on les implore ?Sois raisonnable, vieillard : décharge-toi d’uneportion de tes richesses superflues ; remetsentre les mains d’un chrétien une partie de ceque tu as acquis par l’usure, que tu as prati-quée sur ceux de sa religion. Ton astuce aurabientôt gonflé de nouveau ta bourse aplatie ;mais ni médecin ni drogues ne pourront réta-blir ta peau et ta chair brûlées, une fois quetu auras été étendu sur ces barres. Compte leprix de ta rançon, te dis-je, et réjouis-toi que,par ce sacrifice, tu puisses te racheter, et sortird’un cachot d’où peu de victimes sont sortiesvivantes pour révéler ses secrets. Je ne veux

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plus perdre mes paroles avec toi ; choisis entreton vil métal et ta chair et ton sang ; il sera faitselon ton choix.

— Qu’Abraham, que Jacob, et que tous lespères de notre peuple me soutiennent ! ditIsaac. Je ne puis faire de choix, parce que jen’ai pas les moyens de satisfaire à votre de-mande exorbitante.

— Saisissez-le, esclaves, et dépouillez-le !dit le chevalier, et que les pères de sa race lesecourent, s’ils le peuvent !

Les Sarrasins, se laissant diriger plutôt parl’œil et le geste, que par la voix du baron,s’avancèrent de nouveau, s’emparèrent du mal-heureux Isaac, l’enlevèrent du sol, et, le tenantentre leurs mains, attendirent un nouveau si-gnal de l’implacable Front-de-Bœuf.

Le malheureux juif suivait des yeux leurs vi-sages et celui de Front-de-Bœuf, afin d’y dé-couvrir quelque trace de compassion ; mais ce-lui du baron ne laissait paraître que le même

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sourire froid, même à moitié ironique, qui avaitpréludé à sa cruauté, et les yeux sauvages desSarrasins, roulant des regards sinistres sousleurs noirs sourcils, et empruntant une expres-sion encore plus menaçante au cercle blanc quientoure la prunelle, trahissaient plutôt le plai-sir secret qu’ils attendaient de la torture immi-nente, que la moindre répugnance à en être lesagents.

Alors le juif regarda la fournaise ardente surlaquelle on allait l’étendre, et, ne voyant au-cune chance de pitié dans son bourreau, sa fer-meté l’abandonna.

— Je paierai, dit-il, les mille livres d’argent ;c’est-à-dire, ajouta-t-il après un moment d’hé-sitation, je les paierai avec le secours de mesfrères ; car il me faudra demander l’aumône,comme un mendiant, à la porte de notre sy-nagogue, avant de compléter une somme aussifabuleuse. Quand et où faudra-t-il que je la pro-duise ?

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— Ici, répliqua Front-de-Bœuf, c’est ici qu’ilfaudra qu’elle soit apportée et pesée ; pesée etcomptée sur les dalles de ce cachot. Penses-tuque je te laisse partir avant que ta rançon soitassurée ?

— Et quelle sera ma garantie, dit le juif,que je serai libre après que cette rançon serapayée ?

— La parole d’un seigneur normand, vilusurier, répondit Front-de-Bœuf, la foi d’unnoble Normand est plus pure que tout l’or etl’argent amassés par toi et par ta tribu.

— Je vous demande pardon, noble sei-gneur, dit Isaac timidement ; mais pourquoidois-je me fier absolument en la parole d’unhomme qui n’a nulle confiance en la mienne ?

— Parce que tu ne peux pas faire autre-ment, juif, dit durement le chevalier ; si tu étaisà cette heure dans ton comptoir, à York, et si,moi, je sollicitais l’emprunt de tes shekels, ceserait à toi à fixer le jour du paiement et sa ga-

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rantie ; c’est ici mon comptoir, à moi ! Ici, j’ail’avantage sur toi, et je ne veux pas m’abaisserà te redire les conditions grâce auxquelles je terends la liberté.

Le juif gémit profondément.

— Accordez-moi, dit-il, au moins, avec mapropre liberté, celle des compagnons avec les-quels j’ai voyagé ; ils m’ont répudié commejuif, cependant ils ont plaint ma désolation ;et parce qu’ils se sont arrêtés en chemin pourme secourir, une partie de mon malheur leurest échu ; de plus, ils pourront contribuer pourquelque chose à ma rançon.

— Si tu veux parler de ces manants saxonsqui sont là-bas, dit Front-de-Bœuf, leur rançondoit reposer sur d’autres conditions que latienne. Songe à tes intérêts personnels, juif (jete donne cet avertissement), et ne te mêle pasde ceux des autres.

— Je dois donc, dit Isaac, être mis en liber-té seul avec mon ami blessé ?

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— Faut-il que je recommande deux fois àun fils d’Israël, dit Front-de-Bœuf, de s’occuperde ses intérêts personnels et d’abandonnerceux des autres ? Puisque tu as choisi, il nereste rien à faire que de payer de ta rançon, età court délai.

— Cependant, écoutez-moi, dit le juif, pourl’amour de cette richesse même que vous vou-driez obtenir aux dépens de votre…

Ici, il s’arrêta, de crainte d’irriter le féroceNormand ; mais Front-de-Bœuf ne fit que rirede cette réticence, et aida lui-même à complé-ter la phrase que le juif avait laissée en sus-pens.

— Aux dépens de ma conscience, n’est-cepas, Isaac ? Parle librement, je suis raison-nable, te dis-je ; je sais endurer des reprochesd’un perdant, lors même que ce perdant est unjuif. Tu étais moins patient, Isaac, quand tu asinvoqué la justice contre Jacques Fitz-Dotterel,parce qu’il t’avait traité d’usurier et de sang-

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sue, quand tes exactions eurent dévoré son pa-trimoine.

— Je jure par le Talmud, s’écria le juif,qu’on a trompé Votre Valeur à ce sujet. Fitz-Dotterel avait tiré son poignard sur moi dansma propre maison, lorsque je le suppliais deme payer mon argent. Le terme du paiementétait échu à Pâques.

— Peu m’importe ce qu’il a fait, repritFront-de-Bœuf ; voici la question : Quand au-rai-je mon paiement ? Quand aurai-je les she-kels, Isaac ?

— Que ma fille Rébecca se rende à York,répondit Isaac, avec votre sauf-conduit, noblechevalier, et, aussi vite qu’homme et chevalpourront revenir, le trésor…

Ici, il poussa un profond gémissement ;mais il ajouta après une interruption dequelques instants :

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— Le trésor sera compté sur les dalles de cecachot.

— Ta fille ! dit Front-de-Bœuf comme unhomme étonné. Par le Ciel ! Isaac, je voudraisl’avoir su plus tôt ! J’ai pensé que cette fille auxyeux noirs était ta concubine, et je l’ai donnéepour servante à Brian de Bois-Guilbert, selonla mode des patriarches et des héros de l’An-tiquité, qui, dans ces choses, nous ont montréun exemple salutaire.

Le rugissement que poussa Isaac à cetteeffroyable révélation fit retentir le cachot etétourdit tellement les deux Sarrasins, qu’ilslaissèrent échapper le juif. Il profita de cette li-berté pour se jeter à terre et saisir les genouxde Front-de-Bœuf.

— Prenez tout ce que vous avez demandé,chevalier, prenez dix fois davantage ; réduisez-moi à la mendicité, à la ruine si vous voulez ;bien plus, percez-moi de votre poignard,grillez-moi sur cette fournaise ; mais épargnez

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ma fille, délivrez-la en sûreté et en honneur !Comme vous êtes né d’une femme, épargnezl’honneur d’une jeune fille inoffensive ; c’estl’image de ma défunte Rachel. J’avais six gagesde son amour, elle est le seul qui me reste. Pri-verez-vous un vieillard isolé de sa seule conso-lation ? réduirez-vous un père à souhaiter queson seul enfant vivant soit à côté de sa mèremorte, couchée dans le tombeau de ses pères ?

— Je voudrais, dit le Normand s’adoucis-sant un peu, l’avoir su plus tôt. Je pensais queta race n’aimait rien que ses sacs d’argent.

— Ne pensez pas si mal de nous, bien quenous soyons juifs, dit Isaac s’empressant deprofiter de ce moment de sympathie appa-rente ; le renard que l’on poursuit, le chat sau-vage que l’on torture aiment leurs petits ; larace méprisée et persécutée d’Abraham aimeaussi ses enfants.

— Soit ! dit Front-de-Bœuf, je le croirai àl’avenir, Isaac, par pitié pour toi ; mais cela ne

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nous sert pas maintenant : je ne puis changerce qui est arrivé ni ce qui doit suivre. Ma paroleest engagée à mon frère d’armes, et je ne vou-drais pas y manquer pour dix juifs et juives. Etpuis pourquoi penses-tu qu’il advienne du malà ta fille, quand même elle serait le butin deBois-Guilbert ?

— Il y en aura ! il faut qu’il y en ait ! s’écriaIsaac en se tordant les mains avec désespoir.Quand est-ce que les templiers ont réservéautre chose que la cruauté aux hommes et ledéshonneur aux femmes ?

— Chien d’infidèle ! s’écria Front-de-Bœufles yeux étincelants et n’étant pas fâché peut-être de saisir un prétexte pour se mettre en co-lère, ne blasphème pas le saint Ordre des tem-pliers de Sion ; mais songe plutôt à me payer larançon que tu m’as promise, ou malheur à toi !

— Scélérat et brigand ! dit le juif renvoyantles insultes à son oppresseur avec une rageque, tout impuissante qu’elle était, il ne pou-

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vait plus contenir ; je ne te paierai rien ! non !pas un penny d’argent, à moins qu’on ne dé-livre ma fille en sûreté et en honneur !

— Est-ce que tu es dans ton bon sens, israé-lite ? demanda fièrement le Normand. Ta chairet ton sang ont-ils un charme contre le fer rou-gi et contre l’huile bouillante ?

— Je m’en moque ! dit le juif poussé à boutpar son affection paternelle. Fais ce que tu vou-dras. Ma fille est ma chair et mon sang ; ellem’est plus précieuse mille fois que cesmembres que ta cruauté menace. Je ne te don-nerai pas d’argent, à moins que je ne le versefondu dans ton gosier avide ! Non, je ne te don-nerai pas un penny d’argent, Nazaréen ! fût-cepour te sauver de cette profonde damnationque toute ta vie a méritée ! Prends ma vie situ veux et va dire que le juif, au milieu de sestourments, a su braver un chrétien !

— Nous verrons cela, dit Front-de-Bœuf ;car, par la croix sainte ! qui est l’abomination

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de ta tribu maudite, tu vas sentir les dernièrestortures du feu et de l’acier. Dépouillez-le, es-claves, et enchaînez-le sur les barres.

Malgré les faibles efforts du vieillard, lesSarrasins lui avaient déjà arraché ses vête-ments supérieurs et allaient le mettre complè-tement à nu, quand le son d’un cor de chasse,répété deux fois en dehors de la forteresse, pé-nétra même jusqu’au fond du cachot, et, uninstant après, de fortes voix se firent entendre,appelant sir Réginald Front-de-Bœuf.

Ne voulant pas qu’on le trouvât au milieude son occupation diabolique, le sauvage ba-ron fit signe aux esclaves de remettre les habitsà Isaac, et, quittant le souterrain avec ses satel-lites, il laissa le juif remercier Dieu de sa déli-vrance ou pleurer sur la captivité et le sort pro-bable de sa fille, selon que ses sentiments per-sonnels ou paternels devaient prévaloir.

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Chapitre XXIII.

L’appartement dans lequel lady Rowenaavait été introduite était décoré avec magnifi-cence, mais sans goût, On pouvait considérerle choix de cette chambre, destinée à la belleSaxonne, comme une marque particulière derespect qu’on n’avait pas eue pour les autresprisonniers.

Mais la femme de Front-de-Bœuf, pour la-quelle elle avait été originellement meublée,était morte depuis longtemps, et la négligenceet la vétusté avaient endommagé le petitnombre d’ornements dont son goût l’avait em-bellie. La tapisserie pendait le long des murs enbeaucoup d’endroits, tandis que, dans d’autres,

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elle était ternie et flétrie par les rayons du so-leil, ou déchirée et fanée par le temps.

Cependant, si délabré qu’il fût, c’était l’ap-partement du château qu’on avait jugé le plusdigne de recevoir l’héritière saxonne, et on lalaissa y méditer sur son sort jusqu’à ce que lesacteurs de ce drame criminel se fussent dis-tribué les différents rôles que chacun d’eux ydevait remplir. Cette distribution avait été ré-glée dans un conseil tenu par Front-de-Bœuf,de Bracy et le templier, où, après une longueet vive discussion relative aux différents avan-tages que chacun voulait se ménager pour sapart individuelle dans cette entreprise auda-cieuse, ils avaient enfin fixé le sort de leursmalheureux prisonniers.

Ce fut donc vers l’heure de midi que de Bra-cy, au profit duquel on avait d’abord organisél’expédition, se présenta, pour poursuivre sesdesseins sur la main et la fortune de lady Ro-wena.

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Tout le temps n’avait pas été entièrementconsacré à tenir ce conseil entre les com-plices ; car de Bracy avait trouvé assez de loisirpour se parer avec toute la mignardise de cetteépoque.

Il s’était défait de son pourpoint vert et deson masque. Ses cheveux longs et abondantsavaient été dressés à tomber en boucles élé-gantes sur un manteau garni de riches four-rures. Sa barbe était fraîchement rasée. Son ha-bit descendait jusqu’à mi-jambe, et la ceinturequi le ceignait, et qui, en même temps, sup-portait sa lourde épée, était brodée en reliefavec des ornements d’or. Nous avons déjà par-lé de la mode excentrique des souliers de cetteépoque ; les pointes de ceux que portait Mau-rice de Bracy auraient pu concourir pour leprix de l’extravagance avec les plus bizarres,car elles étaient tournées et entortilléescomme les cornes d’un bélier. Tel était l’ajuste-ment d’un petit-maître de ce temps-là, et, danscette occasion, cette toilette était encore re-

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haussée par la beauté personnelle et le noblemaintien du chevalier, dont les manières parti-cipaient également de la grâce d’un courtisanet de la franchise d’un soldat.

Il salua Rowena en ôtant sa toque de ve-lours garnie d’une épingle d’or représentantsaint Michel foulant aux pieds le prince du mal,et, du même geste, il indiqua doucement unsiège à la dame. Comme elle persistait à resterdebout, le chevalier déganta sa main droite etfit un mouvement pour l’y conduire. Mais Ro-wena repoussa dédaigneusement l’invitation etdit :

— Si je suis en présence de mon geôlier,messire chevalier, et les circonstances ne mepermettent pas de penser autrement, il siedmieux à une prisonnière de rester debout, jus-qu’à ce qu’elle sache le sort qui l’attend.

— Hélas ! belle Rowena, répondit de Bracy,vous êtes en présence de votre captif et non devotre geôlier ; et c’est de vos beaux yeux que

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de Bracy doit recevoir l’arrêt que vous-mêmevous attendez de lui.

— Je ne vous connais pas, messire, dit ladame se redressant avec toute la fierté du ranget de la beauté offensée ; je ne vous connaispas, et la familiarité insolente avec laquellevous me parlez le langage d’un troubadour nesaurait servir d’excuse à la violence d’un bri-gand.

— Belle Rowena, répondit de Bracy sur lemême ton, c’est à vous, à vos propres charmes,qu’il faut attribuer tout ce que j’ai fait, ce quia pu dépasser le respect qui est dû à celle quej’ai choisie pour souveraine de mon cœur, pourl’aimant de mes yeux.

— Je vous répète, messire chevalier, queje ne vous connais pas, et qu’aucun homme,ayant le droit de porter la chaîne et les épe-rons, ne devrait ainsi offenser par sa présenceune dame sans protection.

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— Que vous ne me connaissiez pas, ditde Bracy, c’est, en effet, un malheur pour moi ;cependant, laissez-moi espérer que le nom dede Bracy a déjà été prononcé devant vous,lorsque les ménestrels ou les hérauts ont eu àlouer les actions de la chevalerie, soit dans lalice, soit sur les champs de bataille.

— Laissez donc le soin de vos louanges auxhérauts et aux ménestrels, messire chevalier,répondit Rowena ; elles conviennent mieux àleur bouche qu’à la vôtre. Dites-moi lequeld’entre eux devra célébrer, dans ses chansonsou dans ses chroniques, la conquête mémo-rable de cette nuit sur un vieillard suivi dequelques paysans timides ; célébrer votre bu-tin : une malheureuse jeune fille transportéecontre son gré au château d’un bandit ?

— Vous êtes injuste, lady Rowena, dit lechevalier en se mordant les lèvres de confusionet en prenant un ton qui lui était plus naturelque celui de cette galanterie affectée qu’il avait

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d’abord adopté ; à l’abri de la passion vous-même, vous ne voulez admettre aucune excusepour le délire de celle d’un autre, bien que cesoit votre beauté qui l’ait causé.

— Je vous prie, messire chevalier, dit Ro-wena, d’abjurer un langage si communémentemployé par les ménestrels vagabonds ; il setrouve déplacé dans la bouche des chevalierset des nobles. Certainement, vous me forcezà m’asseoir, puisque vous entamez un sujet sivulgaire, que le premier venu en a une provi-sion qui pourrait durer jusqu’à Noël.

— Fière damoiselle, dit de Bracy, irrité devoir que son style galant ne lui attirait que dumépris, fière damoiselle, on te rendra orgueilpour orgueil : sache donc que j’ai soutenu mesprétentions à ta main de la manière qui conve-nait le mieux à ton caractère. Mais il paraît quetu préfères être courtisée avec l’arc et la hache,plutôt qu’avec des phrases polies et avec lalangue de la courtoisie.

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— La langue de la courtoisie, reprit Rowe-na, quand on l’emploie pour cacher la grossiè-reté des actions, ressemble à la ceinture d’unchevalier qui ceint la taille d’un vil manant. Jene m’étonne point que la contrainte ait l’air devous gêner ; il vaudrait mieux pour votre hon-neur avoir conservé la voix et le langage d’unbandit, que de voiler vos projets sous l’affec-tation du langage et des manières d’un gentil-homme.

— Vous me donnez un bon conseil, ma-dame, dit le Normand ; et, dans le langage har-di qui justifie le mieux les actions téméraires,je vous dis que vous ne quitterez ce châteauqu’avec le titre de femme de Maurice de Bracy.Je n’ai pas l’habitude d’être déçu dans mes en-treprises, et un seigneur normand n’a pas be-soin de justifier scrupuleusement sa conduiteà la dame saxonne qu’il honore de l’offre desa main. Vous êtes fière, Rowena, et vous n’enêtes que plus digne d’être ma femme. Par quelautre moyen pourriez-vous être portée aux

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honneurs et au premier rang, si ce n’est parmon alliance ? Sans elle, comment sortirez-vous de l’enceinte vulgaire d’une grange où lesSaxons logent avec les pourceaux qui formentleurs richesses, pour prendre votre place, pourêtre honorée comme vous méritez de l’être etcomme vous le serez parmi tout ce qu’il y aen Angleterre de distingué par la beauté ou degrand par la puissance ?

— Messire chevalier, répondit Rowena, lagrange que vous méprisez a été mon abri de-puis l’enfance, et, croyez-moi, quand je la quit-terai, si jamais ce jour arrive, ce sera poursuivre une personne qui n’aura pas appris àmépriser l’habitation et les mœurs dans les-quelles j’ai été élevée.

— Je devine ce que vous voulez dire, ma-dame, reprit de Bracy, bien que vous puissiezpenser que votre langage soit chose trop obs-cure pour mon intelligence. Mais ne vous ber-cez pas de l’espérance que Richard Cœur-de-

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Lion reprenne jamais son trône, et croyez en-core moins que Wilfrid d’Ivanhoé, son favori,vous conduise jamais au pied de ce trône poury être reçue comme sa fiancée. Un autre pré-tendant pourrait ressentir de la jalousie en tou-chant cette corde ; mais ma ferme volonté nesaurait être influencée par une passion puérileet sans espoir. Sachez donc, madame, que cerival est en mon pouvoir, et qu’il ne tient qu’àmoi de trahir le secret de sa présence au châ-teau de Front-de-Bœuf, dont la jalousie lui se-rait plus fatale que la mienne.

— Wilfrid ici ? dit Rowena dédaigneuse-ment. Cela est aussi vrai que Front-de-Bœufest son rival. De Bracy la regarda fixementpendant quelques instants.

— Tu l’ignorais donc ? lui dit-il. Tu ne sa-vais donc pas que Wilfrid d’Ivanhoé a voyagédans la litière du juif ? voiture bien digne, envérité, d’un croisé, dont le bras vaillant devaitconquérir le saint sépulcre !

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Et il se mit à rire dédaigneusement.

— Et, s’il est ici, demanda Rowena s’effor-çant de voiler ses craintes sous un ton d’in-différence, en quoi est-il le rival de Front-de-Bœuf ? ou qu’a-t-il à craindre de plus qu’uncourt emprisonnement et le paiement d’unerançon honorable, selon les lois de la chevale-rie ?

— Rowena, dit de Bracy, toi aussi, serais-tu tombée dans l’erreur commune de ton sexe,qui pense qu’il n’y a d’autre rivalité que cellequi est produite par vos charmes ? Ne sais-tupas qu’il y a la jalousie de l’ambition et de larichesse aussi bien que la jalousie de l’amour,et que Front-de-Bœuf repoussera de son che-min celui qui met obstacle à ses prétentionsà la belle baronnie d’Ivanhoé, aussi vivement,aussi ardemment et avec aussi peu de scrupuleque si cet homme lui était préféré par quelquedemoiselle aux yeux bleus ? Mais daigne seule-ment sourire à mes vœux, lady Rowena, et

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le champion blessé n’aura rien à craindre deFront-de-Bœuf ; sinon, tu pourras le pleurer,car il est entre les mains de celui qui n’a jamaisconnu la compassion.

— Sauvez-le, pour l’amour du Ciel ! dit Ro-wena, dont la fermeté fléchissait sous la terreurqu’elle ressentait pour le sort réservé à sonamant.

— Je le puis, je le veux, c’est mon intention,reprit de Bracy ; car, si Rowena consent à de-venir la fiancée de de Bracy, qui osera porterla main sur son parent, le fils de son tuteur,l’ami de son enfance ? Mais ton amour doit êtrele prix de ma protection. Je ne suis pas as-sez romanesque, assez sot pour contribuer à lafortune ou empêcher le malheur de l’hommequi pourra devenir un obstacle insurmontableentre moi et mes désirs. Emploie ton influencesur moi, dans le but de ton salut, et il est sau-vé ; refuse d’en faire usage, Wilfrid meurt ; toi-

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même, tu n’en seras pas moins privée de la li-berté.

— Ton langage, répondit Rowena, laissepercer, à travers son indifférente franchise, dessentiments qu’on ne peut concilier avec lesmenaces qu’il semble renfermer. Je ne veuxpas croire que ton intention soit aussi mé-chante ou ton pouvoir aussi grand.

— Berce-toi donc de cette croyance, ditde Bracy, jusqu’à ce que le temps en ait prouvéla fausseté. Ton amant gît blessé dans ce châ-teau, ton amant préféré ! Il est une barrièreentre Front-de-Bœuf et cette chose que Front-de-Bœuf préfère à l’ambition et à la beauté.Un coup de poignard ou de javelot suffit pourétouffer à jamais son opposition. Il y a plus : siFront-de-Bœuf craignait de ne pouvoir justifierun crime si manifeste, que le médecin lui admi-nistre seulement une boisson contraire, que levalet ou la garde-malade qui le soigne enlèveseulement l’oreiller de dessous sa tête, et Wil-

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frid, dans son état de santé, périra par une hé-morragie… Cédric aussi…

— Et Cédric aussi ! s’écria Rowena en répé-tant ces paroles ; mon noble, mon généreux tu-teur ! J’ai mérité le mal qui m’arrive pour avoiroublié son sort, même dans celui de son fils.

— Le sort de Cédric dépend aussi de ta dé-termination, dit de Bracy, et je te laisse y réflé-chir.

Jusqu’ici, Rowena avait soutenu son rôlependant cette scène pénible avec un courageinébranlable ; mais elle n’avait pas considéré ledanger comme sérieux et imminent. Son na-turel était celui que les physionomistes attri-buent aux personnes blondes : timide et pai-sible ; mais elle avait été altérée et pour ainsidire endurcie par les vicissitudes de son éduca-tion. Accoutumée à voir les volontés de tous,même celles de Cédric (assez arbitraire avecles autres), céder à ses désirs, elle avait acquiscette espèce de courage, de confiance en soi,

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qui provient de la déférence habituelle etconstante du cercle qui nous entoure.

À peine pouvait-elle concevoir qu’on résis-tât à sa volonté, et bien moins encore qu’on latraitât avec une complète indifférence.

Sa hauteur et son habitude de supérioritéétaient donc un caractère d’emprunt couvrantcelui qui lui était naturel, et qu’elle ne put sou-tenir quand ses yeux s’ouvrirent sur toutel’étendue de son propre danger, ainsi que surcelui de son amant et de son tuteur ; et, quandelle vit que sa volonté, dont la moindre expres-sion avait l’habitude de commander le respectet l’attention, était combattue par celle d’unhomme d’un caractère fort, fier et résolu, quiconnaissait ses avantages et voulait s’en préva-loir, elle se courba devant cet homme.

Après avoir jeté les yeux autour d’elle,comme pour chercher le secours qu’elle netrouvait nulle part, et après quelques exclama-tions entrecoupées, elle leva les mains au ciel,

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et, ne pouvant maîtriser davantage son dépit etson chagrin, elle fondit en larmes.

Il était impossible de voir une créature sibelle, réduite à une pareille extrémité, sansressentir un vif intérêt, et de Bracy n’y restapas insensible, bien qu’il fût encore plus em-barrassé que touché.

Il s’était à la vérité trop avancé pour re-culer, et cependant, dans l’état où se trouvaitRowena, on ne pouvait plus avoir d’action surelle, ni par des raisonnements, ni par des me-naces. Il parcourut la salle de long en large,tantôt en exhortant vainement la jeune filleterrifiée à se calmer, tantôt hésitant sur laconduite qu’il devait adopter.

« Si, pensait-il en lui-même, je me laissetoucher par les larmes et le chagrin de cetteenfant éplorée, qu’y gagnerai-je, sinon le sa-crifice de ces espérances pour l’accomplisse-ment desquelles j’ai tant risqué, et les railleriesdu prince Jean et celles de ses joyeux amis ?

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Et cependant, ajouta-t-il intérieurement, je saisque je ne suis pas fait pour le rôle que je joue.Je ne puis regarder de sang-froid cette belle fi-gure altérée par la douleur et ses yeux baignésde larmes. Plût à Dieu qu’elle eût persisté danssa fierté première, ou que j’eusse moi-même uncœur plus dur, trois fois trempé comme celuide Front-de-Bœuf ! »

Agité par ces pensées, il ne put que prier lamalheureuse Rowena de se consoler, en l’as-surant qu’elle n’avait aucune raison de s’aban-donner à l’excès de désespoir où elle s’étaitplongée. Mais, au milieu de cet essai de conso-lation, de Bracy fut interrompu par le son ducor, au bruit sonore et retentissant, qui avaiten même temps alarmé les autres habitants duchâteau en interrompant leurs différents pro-jets d’avarice et de licence.

De tous, peut-être, de Bracy fut celui quiregretta le moins cette interruption ; car sonentrevue avec lady Rowena était arrivée à un

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point où il trouvait aussi difficile d’abandonnerson entreprise que de la poursuivre.

Il nous semble qu’il ne sera pas inutile d’of-frir ici quelques preuves plus positives que lesincidents frivoles d’un roman, pour justifier letriste tableau de mœurs que nous venons desoumettre au lecteur.

Il est affligeant de penser que ces vaillantsbarons, dont la ferme résistance contre la Cou-ronne a donné naissance aux libertés de l’An-gleterre, aient été eux-mêmes de si terriblesoppresseurs, et qu’ils soient rendus coupablesd’excès contraires, non seulement aux lois an-glaises, mais aussi à celles de la nature hu-maine.

Mais, hélas ! nous n’avons qu’à extraire del’ouvrage du laborieux historien Henry un deces nombreux passages qu’il a tirés des histo-riens contemporains, pour prouver que la fic-tion elle-même peut à peine atteindre à lasombre réalité des horreurs de l’époque.

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La description, donnée par l’auteur de laChronique saxonne, des cruautés exercées sousle règne du roi Étienne, par les grands baronset les seigneurs des châteaux, qui étaient tousNormands, nous offre une preuve irrésistibledes excès dont ils étaient capables quand leurspassions étaient en jeu.

« Ils opprimèrent horriblement le pauvrepeuple en lui faisant bâtir des châteaux ; et,quand ils furent bâtis, ils les remplirent de mé-chants hommes, ou plutôt de démons, quis’emparaient à la fois des hommes et desfemmes qu’ils croyaient posséder de l’argent,les jetaient en prison et leur faisaient endurerdes tortures plus cruelles que jamais les mar-tyrs n’en supportèrent ; ils étouffaient les unsdans la fange, suspendaient les autres par lespieds, par la tête ou par les pouces, allumantdes brasiers au-dessous d’eux ; ils serraient latête à des malheureux avec des cordes pleinesde nœuds jusqu’à ce qu’ils eussent pénétrédans leur cerveau ; d’autres étaient jetés dans

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des cachots remplis de serpents, de couleuvreset de crapauds »(19)

Mais il serait cruel d’infliger au lecteur lapeine de parcourir le reste de cette description.

Comme un autre exemple de ces fruitsamers de la conquête, et peut-être le plus fortqu’on puisse citer, il faut rappeler que la prin-cesse Mathilde, quoique fille du roi d’Écosse,et plus tard reine d’Angleterre, la princesseMathilde, nièce d’Edgar Atheling et mère del’impératrice d’Allemagne, fille, femme et mèrede monarques, fut obligée, pendant son pre-mier séjour en Angleterre pour y faire son édu-cation, de prendre le voile, comme le seulmoyen d’échapper aux poursuites libertinesdes seigneurs normands. Elle fit valoir cetteexcuse devant un grand concile du clergé d’An-gleterre, comme la seule raison qu’elle avaiteue de prendre l’habit religieux.

Le clergé réuni reconnut la force du plai-doyer, ainsi que la notoriété des circonstances

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sur lesquelles il se fondait ; donnant par là untémoignage incontestable et très remarquablede la réalité de cette honteuse licence dont cesiècle fut souillé.

« C’était un fait reconnu de tout le monde,dit encore la Chronique, que, après la conquêtedu roi Guillaume, ses partisans normands,exaltés par une si grande victoire, neconnurent d’autres lois que leurs passions ef-frénées, et que non seulement ils dépouillèrentles Saxons conquis de leurs terres et de leursbiens, mais qu’ils outragèrent leurs femmes etleurs filles avec la licence la plus brutale. Delà vint l’usage, pour les matrones et les jeunesfilles nobles, de prendre le voile et de se réfu-gier dans les couvents, non pas parce qu’ellesy étaient appelées par la vocation, mais seule-ment pour préserver leur honneur de la mé-chanceté sans frein de l’homme. »

Tels furent ces temps licencieux, dénoncéspar la déclaration publique du clergé réuni,

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rapportée par l’historien Eadmer ; et nousn’avons besoin d’y rien ajouter pour justifier lavraisemblance des scènes dont nous venons dedonner les détails, et à propos desquelles nousallons en donner encore de nouveaux, d’aprèsl’autorité plus apocryphe du manuscrit de War-dour.

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Chapitre XXIV.

Pendant que les scènes que nous venons dedécrire se passaient dans l’autre partie du châ-teau, la juive Rébecca attendait son sort dansune tourelle éloignée et isolée.

Elle y avait été conduite par deux de ses ra-visseurs déguisés ; et, quand on l’eut jetée danssa cellule, elle se trouva en présence d’unevieille sibylle qui grommelait un chant saxon,comme pour battre la mesure de la danse tour-noyante que traçait son fuseau.

La sorcière leva la tête à l’entrée de Rébec-ca, et regarda la belle juive avec cette envieméchante dont la vieillesse et la laideur unies àde mauvais penchants ont coutume de gratifierla jeunesse et la beauté.

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— Il faut te lever et t’en aller, vieux cricri dela maison, dit un des faux archers ; notre noblemaître l’ordonne. Tu vas quitter cette chambrepour faire place à une locataire plus belle.

— Oui, grogna la sorcière, c’est ainsi quel’on récompense les services. J’ai connu letemps où l’une de mes paroles aurait jeté lemeilleur homme d’armes d’entre vous autreshors de selle et hors de service, et maintenantil faut que je me lève et que je m’en aille surl’ordre d’un valet d’écurie comme toi.

— Bonne dame Urfried, dit l’autre homme,ne reste pas ici à discuter, mais lève-toi et pars.Les ordres du maître, il faut les écouter avecune oreille prompte. Tu as eu ton jour, vieilledame ; mais, à présent, ton soleil est couchédepuis longtemps. Tu es maintenant le véri-table emblème d’un vieux cheval de bataillequ’on renvoie à la bruyère. Tu as bondi et ga-lopé jadis ; mais, maintenant, tu es réduite àmarcher au pas. Allons, pars et décampe.

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— Que les mauvais présages vous pour-suivent l’un et l’autre ! dit la vieille dame, etpuissiez-vous mourir dans un chenil ! Puissele vieux démon Zernebock(20) m’arrachermembre par membre si je quitte ma propre cel-lule avant d’avoir filé le chanvre de ma que-nouille !

— Tu en répondras à notre seigneur, alors,vieille diablesse, dit l’homme en se retirant.

Il laissa Rébecca en la société de la vieillefemme, à qui elle avait été ainsi involontaire-ment imposée.

— Quelle action infernale ont-ils méditéecette fois, dit la vieille sorcière marmottantentre ses dents, tout en jetant un regard mé-chant et oblique à Rébecca. Mais il est facilede le deviner : des yeux brillants, des bouclesnoires et une peau blanche comme du papieravant que le prêtre l’ait teint de son onguentnoir ; oui, il est facile de deviner pourquoi onl’envoie à cette tourelle isolée, d’où un cri ne

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serait pas plus entendu que s’il sortait d’unabîme à cinq cents brasses sous terre. Tu aurasles hiboux pour voisins, ma belle, et leurs crisseront tout aussi entendus et tout aussi écou-tés que les tiens. Et c’est une étrangère aussi,ajouta-t-elle en voyant les vêtements et le tur-ban de Rébecca. De quel pays es-tu ? Sarrasineou Égyptienne ? Pourquoi ne réponds-tu pas ?Tu sais pleurer ; ne sais-tu pas parler ?

— Ne vous fâchez pas, bonne mère, dit Ré-becca.

— N’en dis pas davantage, interrompit Ur-fried : on reconnaît un renard à sa queue et unejuive à sa langue.

— Pour l’amour du Ciel ! reprit Rébecca,dites-moi ce que je dois attendre après la vio-lence qui m’a entraînée ici. Est-ce ma vie qu’onveut sacrifier pour me faire expier ma reli-gion ? J’en déposerai joyeusement le fardeau.

— Ta vie, ma mignonne ? répondit la si-bylle ; quel plaisir auraient-ils à te prendre la

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vie ? Crois-moi, ta vie ne court aucun danger.Tu auras le traitement qui fut autrefois jugé as-sez bon pour une noble fille saxonne. Et unejuive comme toi va-t-elle se plaindre, parcequ’elle n’en aura pas un meilleur ? Regarde-moi : j’ai été aussi jeune et deux fois aussi belleque toi, lorsque Front-de-Bœuf, père de ce Ré-ginald, et ses Normands, ont fait l’assaut de cechâteau. Mon père et ses sept fils défendirentleur patrimoine d’étage en étage, de chambreen chambre. Il n’y a pas une salle, pas un degréde l’escalier qui n’ait été teint de leur sang. Ilsmoururent tous, et, avant que leur corps fût re-froidi, avant que leur sang fût séché, j’étais de-venue la proie du vainqueur et l’objet de sonmépris.

— N’y a-t-il pas de secours à espérer ? n’ya-t-il pas quelque moyen de s’échapper ? ditRébecca. Richement, oui, richement, je récom-penserai ton aide.

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— N’y songe pas, dit la sorcière. Pour sortird’ici, il n’y a que les portes de la mort. Et cen’est que tard, trop tard, ajouta-t-elle en se-couant sa tête grise, que ces portes s’ouvrentdevant nous. Mais c’est une consolation depenser que nous laissons derrière nous, sur laterre, des êtres qui seront misérables commenous-mêmes l’avons été. Adieu, juive ! Juiveou chrétienne, ton sort sera le même, car tuas affaire à des hommes qui ne connaissentni scrupules ni pitié. Adieu, te dis-je. Ta tâchen’est pas encore finie.

— Arrête, arrête, pour l’amour du Ciel ! ditRébecca ; reste, quand ce serait pour me mau-dire et m’humilier ; ta présence est encore unesorte de protection.

— La présence de la mère de Dieu ne seraitpas une protection, répondit la vieille mégère ;elle est là, dit-elle en indiquant une image gros-sière de la Vierge Marie ; vois si elle peut dé-tourner le sort qui t’attend.

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En disant ces mots, elle quitta la chambre,les traits contractés par une espèce de rire mo-queur qui lui donna un aspect encore plus hi-deux que de coutume.

Elle ferma la porte à clef derrière elle, etRébecca l’entendit maudire à chaque pas lesmarches de l’escalier de la tourelle qu’elle des-cendait lentement et avec peine.

Rébecca devait donc s’attendre à un sortencore plus terrible que celui réservé à Rowe-na ; car quelle probabilité y avait-il qu’on té-moignât des égards ou de la retenue enversune fille de sa race opprimée, bien qu’on eûtpu en conserver l’ombre envers une héritièresaxonne ? Cependant la juive avait encore cetavantage qu’elle était plus préparée par ses ha-bitudes de réflexion et par sa force d’âme natu-relle à lutter contre le danger auquel elle allaitse trouver en proie.

D’un caractère ferme et observateur, mêmedepuis l’âge le plus tendre, ni la pompe, ni la ri-

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chesse qu’elle voyait régner dans la maison deson père, ni celle qu’elle rencontrait dans lesautres maisons de riches Hébreux, n’avaient pul’aveugler sur les conditions précaires de leuropulence. Comme Damoclès dans son célèbrebanquet, Rébecca voyait toujours, au milieu dece luxe éblouissant, l’épée suspendue par uncheveu sur la tête de son peuple.

Ces réflexions avaient adouci et ramené àun jugement plus sain un caractère qui, dansd’autres circonstances, aurait pu devenir hau-tain, arrogant et opiniâtre.

Rébecca avait appris, par l’exemple et parles injonctions de son père, à se comporteravec politesse envers tous ceux qui l’appro-chaient. Elle ne pouvait, à la vérité, imiter sonextrême abjection, parce qu’elle ne se sentaitpas cette bassesse d’esprit et qu’elle n’avaitpoint les continuelles appréhensions qui dic-taient cette abjection à son père ; mais ellese comportait avec une humilité digne, en se

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soumettant aux mauvaises conditions dans les-quelles elle se trouvait placée comme filled’une race méprisée ; elle avait la consciencequ’elle était digne d’un rang plus élevé que ce-lui auquel le despotisme arbitraire des préjugésreligieux lui permettait d’aspirer.

Préparée de cette manière à rencontrer unefortune adverse, elle avait acquis la fermeténécessaire à cette lutte. Sa situation présenteexigeait toute sa présence d’esprit ; elle l’appe-la donc à son aide.

Son premier soin fut d’examiner l’apparte-ment ; mais il n’offrait que peu d’espoir, soitd’évasion, soit de protection. Il ne contenaitni passages secrets, ni trappes ; et, hormis laporte d’entrée qui donnait sur l’édifice princi-pal, le reste de la salle était entouré par lesmurs de la tourelle.

La porte n’avait intérieurement ni verrousni barre : l’unique fenêtre s’ouvrait sur une pe-tite terrasse surmontant la tourelle, et qui, de

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prime abord, donna à Rébecca quelque espoirde s’échapper ; mais elle vit bientôt qu’elle necommuniquait avec aucune partie des cré-neaux ; ce n’était qu’un balcon isolé, garanticomme à l’ordinaire par un parapet, avec desembrasures près desquelles quelques archerspouvaient se placer pour défendre la tourelle etprotéger de leur tir ce côté du château.

Il n’y avait donc d’autre ressource que lecourage passif et une ferme confiance dans leCiel, naturels aux cœurs grands et généreux.

Rébecca, bien qu’elle n’eût appris qu’à in-terpréter d’une manière erronée les promessesde l’Écriture envers le peuple choisi de Dieu,ne se trompait pas en supposant que l’heureprésente était celle de leurs épreuves ; elle es-pérait que les enfants de Sion seraient un jourappelés indistinctement à partager le bonheurdes gentils. En attendant, tout ce qui l’entouraitannonçait que leur état actuel était celui duchâtiment et de l’épreuve, et qu’il était de leur

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devoir spécial de souffrir sans murmurer. Éle-vée ainsi à se considérer comme la victimedu malheur, Rébecca avait réfléchi de bonneheure sur sa propre condition, et avait forcéson esprit à braver les dangers qu’elle devaitprobablement rencontrer.

La prisonnière trembla toutefois et changeade couleur en entendant retentir un pas surl’escalier, et quand la porte de la tourelle, s’ou-vrant lentement, laissa pénétrer un homme degrande taille, vêtu comme un de ces banditsà qui elle attribuait ses malheurs. Il ferma laporte derrière lui.

Son bonnet, enfoncé jusqu’aux sourcils, ca-chait le haut de son visage, et il tenait son man-teau de manière à en couvrir le reste.

Ainsi déguisé, comme s’il eût médité l’exé-cution de quelque acte dont la seule pensée lerendait honteux, il se tenait debout devant laprisonnière alarmée. Cependant, bien que sonaspect annonçât un bandit, il semblait inca-

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pable d’exprimer dans quel but il était venu ;de sorte que Rébecca, faisant un effort sur elle-même, eut le temps d’aller au-devant de sesexplications.

Elle avait déjà ôté deux superbes braceletset un collier, qu’elle se hâta d’offrir à ce brigandsupposé, pensant naturellement que le moyende s’assurer de sa bonne volonté était de satis-faire sa cupidité.

— Prenez ceci, dit-elle, brave ami, et, pourl’amour de Dieu ! ayez pitié de moi et de monvieux père. Ces ornements sont d’une grandevaleur ; cependant, ce n’est rien auprès de ceque mon père vous donnerait pour obtenirnotre renvoi de ce château sains et saufs.

— Belle fleur de Palestine, répliqua le ban-dit, ces perles viennent de l’Orient ; mais ellesle cèdent en blancheur à vos dents ; les dia-mants sont étincelants ; mais ils ne peuvent secomparer à vos yeux ; et, depuis que j’ai entre-

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pris ce rude métier, j’ai fait vœu de préférer labeauté à la richesse.

— Ne vous faites pas ce tort à vous-même,dit Rébecca ; prenez cette rançon, montrez dela miséricorde ; avec de l’or, vous pouvez ache-ter du plaisir, nos maux ne vous apporteraientque des remords. Mon père satisfera volontiersau moindre de vos désirs, et, si vous agissezsagement, vous pourrez acheter avec ces dé-pouilles votre réhabilitation dans la société ;vous pourrez obtenir le pardon de vos erreurspassées, et être placé pour l’avenir au-dessusdu besoin d’en commettre de nouvelles.

— Bien parlé, répliqua l’outlaw en français,trouvant probablement trop difficile de soute-nir en saxon une conversation que Rébeccaavait entamée en cette langue ; mais sache,beau lis de la vallée de Bacca, que ton père estdéjà entre les mains d’un puissant alchimistequi sait convertir en or et en argent jusqu’auxbarres rouillées d’une grille de cachot. Le vé-

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nérable Isaac est soumis à un alambic qui dis-tillera de son corps tout ce qui est chair, sansqu’il soit besoin ou de mes prières ou de tessupplications. Quant à toi, il faudra que ta ran-çon soit payée en amour et en beauté, car je neveux l’accepter en aucune autre monnaie.

— Tu n’es pas un outlaw, dit Rébecca dansla même langue que celle dont il s’était servi :aucun outlaw n’eût refusé de pareilles offres ;dans ce pays, jamais un outlaw ne se sert del’idiome dans lequel tu viens de me parler. Tun’es pas un outlaw, mais un Normand, noblepeut-être par la naissance. Oh ! sois noble danstes actions, et jette au loin ce masque terriblede l’outrage et de la violence.

— Et toi qui sais si bien deviner, dit Briande Bois-Guilbert en laissant tomber le manteaude sa figure, tu n’es pas une vraie fille d’Israël,mais bien, sauf la jeunesse et la beauté, unemagicienne d’Endor. Non, je ne suis pas unoutlaw, belle rose de Saaron, et je suis un

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homme plus disposé à mettre des perles et desdiamants sur ton cou et tes bras, auxquels ilsconviennent si bien, qu’à te dépouiller de cesornements.

— Que voudrais-tu de moi, dit Rébecca, si-non ma richesse ? Il ne peut y avoir rien decommun entre nous : tu es chrétien, je suisjuive ; notre union serait contraire aux lois à lafois de l’église et de la synagogue.

— Elle le serait, en effet, répliqua le tem-plier en riant. Épouser une juive ! Non ! quandmême ce serait la reine de Saba ; et sache,d’ailleurs, belle fille de Sion, que, si le roi trèschrétien m’offrait sa fille très chrétienne, avecle Languedoc pour douaire, je ne pourraisl’épouser ; c’est contre mon vœu d’aimer unejeune fille autrement que par amour, comme jeveux t’aimer. Je suis templier. Regarde la croixde mon ordre saint.

— Oses-tu y faire appel, dit Rébecca, dansun pareil moment ?

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— Et, si je le fais, reprit le templier, cela nete regarde pas, toi qui ne crois pas en ce signebénit de notre salut.

— Je crois ce que mes pères m’ont appris àcroire, dit Rébecca, et que Dieu me pardonne sima croyance est erronée ! Mais vous, sire che-valier, quelle est la vôtre, vous qui faites ap-pel sans scrupule à ce que vous croyez de plussaint, au moment même où vous allez trans-gresser le plus solennel de vos vœux commechevalier et comme religieux ?

— C’est bien et gravement prêché, ô fillede Sirach ! répondit le templier ; mais, ô douceEcclesiastica, tes préjugés juifs sont étroits ett’empêchent de comprendre nos grands privi-lèges. Le mariage serait un crime irrémissiblede la part d’un templier ; mais les petites foliesque je puis commettre seront vite absoutes àla prochaine assemblée de notre ordre. Le plussage des monarques, et son père lui-même,dont les exemples, tu en conviendras, ont bien

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quelque poids, n’ont jamais obtenu de pluslarges privilèges que ceux que, nous autrespauvres soldats du temple de Sion, nous avonsgagnés par notre zèle à le défendre. Les protec-teurs du temple de Salomon peuvent bien ré-clamer quelque indulgence, d’après l’exemplede Salomon lui-même.

— Si tu ne lis l’Écriture, dit la juive, et l’his-toire des saints hommes qu’afin de justifier taconduite luxurieuse et ton libertinage, tu esaussi criminel que celui qui extrait du poisondes herbes les plus salutaires et les plus utiles.

Les yeux du templier flamboyèrent à ce re-proche.

— Écoute, dit-il, Rébecca, je t’ai jusqu’iciparlé doucement ; mais maintenant mon lan-gage sera celui d’un vainqueur. Tu es la captivede mon arc et de ma lance, sujette à ma vo-lonté par les lois de toutes les nations, et je neveux rabattre rien de mon droit. Je n’hésiterai

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pas à obtenir par la violence ce que tu refusesaux prières ou à la nécessité.

— Arrière ! dit Rébecca, arrière ! et écoute-moi avant de commettre un péché si mortel !Tu pourras, à la vérité, soumettre mes forces,car Dieu a créé la femme faible, et a confié sadéfense à la générosité de l’homme ; mais jeproclamerai ta vilenie, templier, d’un bout del’Europe à l’autre. Je devrai à la superstition detes confrères ce que leur compassion pourraitme refuser. Tous les chapitres de ton ordre ap-prendront que, comme un hérétique, tu as pé-ché avec une juive. Ceux qui ne trembleraientpas devant ton crime te jugeront maudit pouravoir déshonoré la croix que tu portes, au pointd’aimer une fille de ma nation.

— Tu as l’esprit subtil, belle juive, répliquale templier, qui ne pouvait se dissimuler qu’elledisait la vérité et que les règles de son ordrecondamnaient très rigidement une intriguesemblable à celle qu’il poursuivait, et que

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même, en quelques occasions, la dégradationen avait été la suite ; tu as l’esprit subtil, conti-nua-t-il, mais ta voix sera bien forte si tesplaintes sont entendues au-delà des murs defer de ce château. Dans ces murailles, les mur-mures, les lamentations, les appels à la justiceet les cris de la souffrance meurent tous silen-cieusement. Il n’y a qu’une chose qui puisse tesauver,

Rébecca : soumets-toi à ton sort, embrassenotre religion, et tu sortiras d’ici avec tantd’éclat, que beaucoup de dames normandes lecéderont aussi bien en luxe qu’en beauté à lafavorite de la meilleure lance parmi les défen-seurs du Temple.

— Me soumettre à mon sort, dit Rébecca,et, juste Ciel ! à quel sort ! Embrasser ta reli-gion ! et quelle est cette religion qui recèle enson sein un pareil monstre ! Toi, la meilleurelance des templiers, lâche chevalier, prêtreparjure ! Je te crache au visage et te défie ! Le

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Dieu de la promesse d’Abraham a ouvert à safille un chemin de salut, même pour sortir decet abîme d’infamie.

À ces mots, elle ouvrit la fenêtre en treillisqui donnait sur le balcon, et, un moment après,elle se tenait sur le bord même du parapet,suspendue au-dessus de l’immense profondeurde l’abîme. N’étant pas préparé à cet effortdu désespoir, car jusque-là elle s’était tenuecomplètement immobile, Bois-Guilbert n’eut letemps ni de l’arrêter, ni de prévenir son des-sein. Quand il voulut s’avancer, elle s’écria :

— Reste où tu es, orgueilleux templier, ouavance à ton choix ! Encore un pied de plus, etje me précipite dans l’abîme ; mon corps seraécrasé et brisé sur les dalles de la grande courjusqu’à perdre toute forme humaine, avantqu’il devienne la victime de ta brutalité !

Et elle croisa ses mains en les tendant versle ciel, comme si elle implorait sa miséricordepour son âme avant de s’élancer dans l’abîme.

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Le templier hésita, et son audace, quin’avait jamais cédé à la pitié ou à la détresse,fléchit devant l’admiration qu’il ressentit pourun si grand courage.

— Descends, dit-il, fille téméraire ; je jurepar la terre, par la mer et par le ciel, que je neveux te faire aucune insulte !

— Je ne me fierai pas à toi, templier, dit Ré-becca ; tu m’as appris à apprécier les vertus deton ordre. La prochaine préceptorerie t’accor-derait l’annulation d’un serment qui n’intéres-sait que l’honneur ou le déshonneur d’une mi-sérable juive.

— Tu es injuste envers moi, s’écria le tem-plier avec ferveur ; je te jure par le nom que jeporte, par la croix tracée sur ma poitrine, parl’épée suspendue à mon côté, par l’ancien bla-son de mes pères, que je ne te ferai aucun mal !Arrête ! et si ce n’est pas pour toi, du moinspour ton père ; je serai son ami, et, dans cechâteau, il aura besoin d’un ami puissant.

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— Hélas ! dit Rébecca, je ne le sais que tropbien. Mais puis-je me fier à toi ?

— Que mes armes soient renversées et monnom déshonoré, reprit Brian de Bois-Guilbert,si tu as encore lieu de te plaindre de moi. J’aiviolé plus d’une loi, plus d’un commandement,mais jamais ma parole.

— Je veux bien me fier à toi, dit Rébecca,mais dans une faible limite.

Et elle descendit du bord du parapet, touten restant debout près d’une des embrasuresdu mâchicoulis, comme on les appelait alors.

— Ici, dit-elle, je reste sans bouger. Toi,reste où tu es, et, si tu tentes de diminuer d’unseul pas la distance qui nous sépare, tu verrasque la juive aime mieux confier son âme à Dieuque son honneur à un templier.

Pendant que Rébecca parlait ainsi, sa fermerésolution, qui s’alliait si bien avec la beautéexpressive de son visage, prêta à ses traits, à

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son maintien, une dignité qui l’élevait au-des-sus d’une mortelle. Son regard ne faiblit pas, sajoue ne blanchit pas sous la crainte d’un sort sisoudain et si horrible. Au contraire, la penséequ’elle pouvait commander à ce sort, et qu’il nedépendait que d’elle de se soustraire à l’infa-mie par la mort, donna un incarnat encore plusvif à son teint et un éclat encore plus brillant àson œil…

Bois-Guilbert, fier et résolu lui-même, pen-sa n’avoir jamais vu une beauté si animée et simajestueuse.

— Que la paix soit entre nous, Rébecca !dit-il.

— La paix, si tu veux, répondit Rébecca,mais avec cet espace pour nous séparer.

— Tu n’as plus besoin de me craindre, ditBois-Guilbert.

— Je ne te crains pas, répliqua-t-elle, grâceà celui qui a donné à cette tour une si grande

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élévation au-dessus de l’abîme, qu’on ne sau-rait en tomber sans perdre la vie ; grâce à lui etau Dieu d’Isaac, je ne te crains pas !

— Tu es injuste envers moi, dit le templier ;par la terre, la mer et le ciel ! tu es injuste. Jene suis pas habituellement tel que tu m’as vu,dur, égoïste et implacable. C’est une femme quim’a appris la cruauté, et je suis cruel enversles femmes ; mais je ne saurais l’être enversune fille telle que toi. Écoute, Rébecca, jamaischevalier n’a pris la lance en main avec uncœur plus dévoué à la dame de ses penséesque Brian de Bois-Guilbert. C’était la fille d’unpetit baron qui ne possédait pour tout domainequ’une tour en ruine, un vignoble improductif,et quelques lieues de landes arides près deBordeaux. Le nom de celle que j’aimais étaitconnu partout où les beaux faits d’armes s’ac-complissaient, connu plus au loin que celui demainte dame ayant une province pour douaire.Oui, continua-t-il en parcourant la petite plate-forme avec une vivacité qui pouvait faire sup-

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poser qu’il avait oublié la présence de Rébecca,oui, mes actions, mes dangers, mon sang gran-dirent le nom d’Adélaïde de Mortemart, et lerendirent célèbre depuis la Cour de Castillejusqu’à celle de Byzance. Mais quelle fut ma ré-compense ? Quand je revins avec une gloire sichèrement payée, au prix de tant de fatigueset de sang, je la trouvai mariée à un petit sei-gneur gascon dont le nom ne fut jamais citéau-delà des limites de son mesquin domaine.Je l’aimais véritablement, et j’ai châtié amère-ment son manque de foi ; mais ma vengeanceest retombée sur moi. Depuis ce jour, je mesuis détaché de la vie et de ses liens. Monâge viril n’a pas connu le toit domestique, n’apas connu les consolations d’une femme ai-mante ; ma vieillesse ne connaîtra pas les dou-ceurs du foyer. Mon tombeau sera solitaire,et je ne laisserai pas d’enfants pour me sur-vivre et pour porter l’ancien nom de Bois-Guil-bert. Aux pieds de mon supérieur, j’ai déposé ledroit de mon libre arbitre, le privilège de mon

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indépendance. Le templier, qui est un serf entout, sauf le nom, ne peut posséder ni terres nibiens ; il ne vit, n’agit et ne respire que par lavolonté et le bon plaisir d’un autre.

— Hélas ! dit Rébecca, quels avantagespeuvent servir de comparaison à un sacrificeaussi absolu ?

— Le pouvoir de la vengeance, Rébecca, ditle templier, et les perspectives de l’ambition.

— Mauvaise récompense, dit Rébecca,pour remplacer les droits les plus chers à l’hu-manité.

— Ne dites pas cela, jeune fille, répondit letemplier : la vengeance est le plaisir des dieux ;et, s’ils se la sont réservée, comme nous ledisent les prêtres, c’est parce qu’ils la re-gardent comme une jouissance trop précieusepour de simples mortels. Et puis, l’ambition,c’est une passion qui pourrait troubler le reposmême du ciel.

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Il s’arrêta un moment, puis il ajouta :

— Rébecca, celle qui a pu préférer la mortau déshonneur doit avoir une âme fière et puis-sante : il faut que tu m’appartiennes ! Ne tres-saille pas, ajouta-t-il, ce sera de ton plein gré,et aux conditions que tu m’imposeras. Il fautque tu consentes à partager avec moi des es-pérances plus étendues que celles qui peuventnaître sur le trône d’un monarque. Écoute-moiavant de me répondre, et juge avant de refuser.Le templier perd, comme tu l’as dit, ses droitssociaux, son libre arbitre ; mais il fait partie etdevient membre d’un corps puissant devant le-quel les trônes commencent déjà à trembler.Comme la goutte de pluie qui se mêle à la merdevient une portion de cet océan irrésistiblequi mine les rochers et engloutit des flottes,cette ligue formidable est aussi une mer im-mense. Je ne suis pas un membre ordinaire decet ordre puissant ; je suis déjà l’un des princi-paux commandeurs, et peut-être, un jour, au-rais-je le bâton de grand maître. Ce n’est pas

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assez que les pauvres soldats du Templeposent leur pied sur le cou des rois, le moineaux sandales de chanvre en fait autant ; maisnotre pied chaussé de fer montera sur leurstrônes, notre gantelet leur arrachera lessceptres ; le règne du Messie, que vous atten-dez vainement, ne promet pas une si grandepuissance à vos tribus dispersées que mon am-bition n’en voit se dérouler devant elle. Je n’aicherché qu’un courage égal au mien pour fairepartager ce pouvoir, et je l’ai trouvé en toi.

— Est-ce à une fille de mon peuple que tuparles ainsi ? demanda Rébecca. Songe donc…

— Ne me réponds pas, reprit le templier,en alléguant la différence de nos cultes ; dansnos conclaves secrets, nous nous moquons descontes d’enfant. Ne pense pas que nous soyonsrestés longtemps aveuglés sur la folie idiote denos fondateurs, qui abjurèrent toutes les dé-lices de la vie pour le plaisir de mourir martyrsde la faim, de la soif et de la peste, et par le fer

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des sauvages, tandis qu’ils s’efforçaient en vainde défendre un désert aride, qui n’avait de va-leur qu’aux yeux de la superstition. Notre ordreeut bientôt adopté des vues plus larges et plushardies, et découvrit une meilleure compen-sation à ses sacrifices. Nos immenses posses-sions dans tous les empires de l’Europe, notrehaute réputation militaire, qui fait que la fleurde la chevalerie, dans tous les climats chré-tiens, s’est rangée sous nos bannières, voilà lesûr moyen d’atteindre un but que nos pieuxfondateurs n’ont jamais rêvé, et qui est éga-lement caché à ces lâches esprits qui entrentdans notre ordre avec les anciens principes, etdont la superstition fait notre instrument. Maisc’est assez écarter le voile de nos mystères. Leson de ce cor annonce un événement qui pour-rait réclamer ma présence. Songe à ce que jet’ai dit. Adieu. Je ne te dis pas que j’implore lepardon de la violence dont je t’avais menacée,c’était nécessaire pour le déploiement de toncaractère : on ne reconnaît l’or qu’à l’applica-

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tion de la pierre de touche. Je reviendrai bien-tôt pour conférer avec toi.

Il rentra dans la chambre de la tourelle etdescendit l’escalier, laissant Rébecca peut-êtremoins épouvantée encore de la perspective dela mort à laquelle elle venait d’échapper, quede l’ambition furieuse de cet homme audacieuxet méchant, au pouvoir de qui elle se trouvaitmalheureusement tombée.

Quand elle rentra dans la chambre de latourelle, son premier devoir fut de rendre grâceau Dieu de Jacob, pour la protection qu’il luiavait accordée, et d’implorer la continuationde cette protection pour elle et pour son père.

Un autre nom se glissa dans sa prière,c’était celui du chrétien blessé que le sort avaitplacé entre les mains d’hommes sanguinaires,ses ennemis déclarés.

Son cœur, à la vérité, lui reprocha d’avoirmêlé dans ses dévotions le souvenir d’un

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homme avec lequel son sort ne pouvait pasêtre lié, d’un Nazaréen, d’un ennemi de sa foi.

Mais cette prière, elle l’avait déjà proférée,et tous les préjugés étroits de sa secte ne pou-vaient pas obliger Rébecca à la rétracter.

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Chapitre XXV.

Lorsque le templier entra dans la grandesalle du château, de Bracy s’y trouvait déjà.

— Votre amour, dit de Bracy, a été troublé,je le suppose, ainsi que le mien, par cette som-mation fanfaronne ; mais vous êtes revenu devotre entrevue plus tardivement et plus à re-gret, d’où je présume qu’elle a été plus agréableque la mienne.

— Votre déclaration a donc été faite sanssuccès à l’héritière saxonne ? dit le templier.

— Par les reliques de saint Thomas Becket !répondit de Bracy, il faut que lady Rowena aitentendu dire que je ne puis supporter la vued’une femme en pleurs.

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— Bah ! dit le templier, toi un chef de com-pagnie franche, tu te soucies des larmes d’unefemme ! Quelques gouttes d’eau répandues surla torche de l’Amour ne font que raviver l’éclatde sa flamme.

— Grand merci de tes quelques gouttes ! ré-pliqua de Bracy, mais cette damoiselle a verséautant de larmes qu’il en faudrait pour éteindreun phare. On n’a jamais vu des mains se tordrede telle sorte, et verser un tel déluge de larmesdepuis les jours de sainte Niobé(21), dont leprieur Aymer nous a parlé. Le démon des eauxs’est emparé de la belle Saxonne.

— Une légion de démons s’est emparée ducœur de la juive, répliqua le templier ; car jepense qu’un seul démon, quand c’eût été Apol-lon lui-même, n’eût pu inspirer un orgueil etune résolution aussi indomptables. Mais où estFront-de-Bœuf ? Ce cor retentit avec un son deplus en plus perçant.

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— Il s’occupe de ses négociations avec lejuif, je présume, répliqua froidement de Bracy.Il est probable que les hurlements d’Isaac au-ront étouffé le son du cor. Tu dois savoir parexpérience, Brian, qu’un juif qui se défait deses trésors, à des conditions semblables àcelles que notre ami Front-de-Bœuf est ca-pable de lui offrir, doit pousser des lamenta-tions assez bruyantes pour étouffer les fanfaresde vingt cors et de vingt trompettes. Mais nousallons le faire appeler par des vassaux.

Front-de-Bœuf les rejoignit bientôt. Il avaitété interrompu dans sa cruauté tyrannique,ainsi que le lecteur le sait déjà, et n’avait tardéà venir que pour donner quelques ordres indis-pensables.

— Voyons la cause de ce bruit maudit !s’écria Front-de-Bœuf. Voici une lettre, et, si jene me trompe, elle est écrite en saxon.

Il la regarda en la tournant et retournantdans ses mains, et comme s’il avait réellement

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quelque espoir d’arriver à en connaître lecontenu en changeant la position du papier.Puis il la présenta à de Bracy.

— Ce sont, pour ce que j’y comprends, descaractères magiques, dit de Bracy, lequel avaitsa bonne part de l’ignorance qui caractérisaitla chevalerie de l’époque. Notre chapelain avoulu m’enseigner à écrire ; mais toutes meslettres avaient la forme de pointes de lance etde lames d’épée, si bien que le vieux tonsuré fi-nit par renoncer à la tâche.

— Donne-moi cette lettre, s’écria le tem-plier ; nous tenons assez du caractère cléricalpour avoir des connaissances suffisantes pouréclairer Notre Valeur.

— Faites-nous donc profiter de votre trèsrévérend savoir, reprit de Bracy ; que dit cetécrit ?

— C’est une lettre formelle de défi, réponditle templier ; mais, par Notre-Dame de Beth-léem ! si ce n’est pas une sotte plaisanterie,

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c’est le cartel le plus extraordinaire qui ait ja-mais passé le pont-levis d’un château seigneu-rial.

— Plaisanterie ! s’écria Front-de-Bœuf, jevoudrais bien savoir qui oserait plaisanter avecmoi sur cette matière. Lisez, sire Brian.

Le templier, en conséquence, lut ce quisuit :

Moi, Wamba, fils de Witless, bouffon d’unhomme de naissance noble et libre, Cédric de Ro-therwood, dit le Saxon ; et moi, Gurth, fils de Beo-wulph, porcher…

— Tu es fou ! dit Front-de-Bœuf interrom-pant le lecteur.

— Par saint Luc ! c’est écrit en ces termes,répondit le templier. Alors, reprenant sa tâche,il continua :

Moi, Gurth, fils de Beowulph, porcher duditCédric, avec l’assistance de nos alliés et confédé-rés, qui font cause commune avec nous dans notre

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querelle, savoir : le bon chevalier appelé pour lemoment le Noir fainéant, et le brave yeoman, Ro-bert Locksley, surnommé le Fendeur de baguettes ;à toi, Réginald Front-de-Bœuf, et à tous tes alliéset complices, quels qu’ils soient, faisons savoir :Attendu que vous avez, sans motif, sans déclara-tion de guerre, injustement et par force, saisi lapersonne de notre seigneur et maître ledit Cédric,ainsi que celle d’une noble damoiselle de librenaissance, lady Rowena de Hargottstand-Stede,et celle d’un homme de naissance noble et libre,Athelsthane de Coningsburg, ainsi que celle decertains hommes nés libres, leurs cnichts(22), aus-si sur certains serfs, nés leurs esclaves, ainsi quesur un certain juif nommé Isaac d’York, et sur safille, une juive, et certains chevaux et mules ; les-quelles nobles personnes avec leurs cnichts et es-claves, et avec les chevaux et mules, juif et juivedéjà mentionnés, étaient tous en paix avec Sa Ma-jesté, et voyageaient comme de bons sujets sur legrand chemin ; en conséquence, nous exigeons etdemandons que lesdites nobles personnes, savoir :

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Cédric de Rotherwood, Rowena de Hargottstand-Stede, Athelsthane de Coningsburg, avec leurs ser-viteurs, cnichts et partisans, ainsi que les chevauxet les mules, le juif et la juive susnommés, en mêmetemps que tous les biens mobiliers et immobiliersà eux appartenant, nous soient rendus une heureaprès la réception de la présente, à nous ou à ceuxque nous désignerons pour les recevoir, et qu’ilssoient remis intacts corps et biens. Faute de quoi,nous vous faisons savoir que nous vous tenonscomme brigands et traîtres, et nous prenons l’en-gagement, soit de vous combattre en bataille ran-gée, soit d’assiéger votre château, et de faire tousnos efforts pour vous causer préjudice et vous ex-terminer.

Sur ce, que Dieu vous ait en sa sainte garde !

Signé par nous, la veille de Saint-Withold,sous le grand chêne, dans le Hart Hill Walk, le toutétant écrit par un saint homme, prêtre de Dieu, deNotre-Dame et de saint Dunstan, dans la chapellede Copmanhurst.

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Au bas de cette pièce était griffonnée, enpremier lieu, la rude esquisse d’une tête de coqavec sa crête, suivie d’une légende exprimantque cette espèce d’hiéroglyphe était la signa-ture de Wamba, fils de Witless. Sous ce res-pectable emblème était une croix, que l’on in-diquait devoir être la signature de Gurth, filsde Beowulph ; puis on avait écrit en caractèresgrossiers mais hardis les mots de Noir fainéant,et, pour terminer le tout, une flèche assez net-tement dessinée représentait la signature deLocksley.

Les chevaliers écoutèrent la lecture de cedocument extraordinaire d’un bout à l’autre,puis s’entre-regardèrent avec un muet étonne-ment, comme ne pouvant s’expliquer ce quecela pouvait signifier. De Bracy fut le premierqui rompit le silence par un éclat de rire qu’ilne put réprimer, et auquel prit part le templier,bien qu’avec un peu plus de modération ;Front-de-Bœuf, au contraire, paraissait impa-tient de cette hilarité intempestive.

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— Je vous avertis franchement, dit-il, mesbeaux sires, que vous feriez mieux de vousconsulter pour savoir quelle conduite tenir encette occurrence, que de vous abandonner àune gaieté déplacée.

— Front-de-Bœuf n’a pas repris sa bonnehumeur depuis sa récente défaite, dit de Bracyau templier ; il est intimidé à la seule idée d’uncartel, bien que celui-ci nous vienne d’un bouf-fon et d’un porcher.

— Par saint Michel ! répondit Front-de-Bœuf, je voudrais que tu pusses soutenir tout lechoc de cette aventure à toi seul, de Bracy. Cesrustres n’eussent pas osé agir avec une impu-dence aussi inconcevable s’ils ne se sentaientappuyés par quelque forte bande. Il y a danscette forêt assez d’outlaws pour se venger dela protection que j’accorde aux daims. Un jour,j’ai fait lier un des leurs, qu’on avait pris enflagrant délit de braconnage, aux cornes d’uncerf sauvage, qui le perça et le tua en cinq mi-

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nutes, et depuis lors, ils m’ont lancé autant deflèches qu’on en a tiré contre la cible à Ash-by. Ici, drôle, ajouta-t-il en s’adressant à un deses serviteurs ; as-tu envoyé quelque éclaireurpour reconnaître par quelle force ils comptentsoutenir ce beau cartel ?

— Il y a au moins deux cents hommesréunis dans les bois, répondit un écuyer qui setenait près de là.

— Voilà une belle affaire ! dit Front-de-Bœuf, voilà ce qui m’arrive pour vous avoirprêté mon château, à vous qui n’avez pas suconduire vos entreprises assez secrètement,sans attirer ce nid de frelons autour de mesoreilles.

— De frelons ! s’écria de Bracy ; dites plutôtde bourdons sans dard, une bande de drôlesqui courent les bois, détruisent la venaison, aulieu de travailler pour vivre.

— Sans dard ! répliqua Front-de-Bœuf ; desflèches à tête de fourche de trois pieds de long

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et qui ne manquent jamais leur but, ne fût-ilpas plus large qu’une demi couronne, voilà dudard, il me semble.

— Fi donc ! messire chevalier, dit le tem-plier ; convoquons nos gens et faisons une sor-tie contre eux : un chevalier, un seul hommed’armes, ce sera assez pour tenir tête à vingtpaysans de cette espèce.

— Assez, et même trop, dit de Bracy ; j’au-rais honte de braquer ma lance sur eux.

— Vous auriez raison, répondit Front-de-Bœuf, si c’étaient des Turcs ou des Mores,messire templier, ou de timides paysans deFrance, très vaillant de Bracy ; mais ce sont icides yeomen anglais, sur lesquels nous n’auronsd’autres avantages que ceux que nous tenonsde nos armes et de nos chevaux, qui ne nousseront que de peu d’utilité dans les clairièresde la forêt. Faire une sortie, dis-tu ? À peineavons-nous assez d’hommes pour défendre lechâteau. Mes meilleures troupes sont à York.

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Il en est de même de votre bande, de Bracy,et nous n’avons qu’une vingtaine d’hommes,outre ceux qui se trouvaient engagés danscette folle affaire.

— Tu ne crains pas, dit le templier, qu’ils nes’assemblent en force suffisante pour menacerle château ?

— Non pas, sire Brian, répondit Front-de-Bœuf ; ces outlaws ont à la vérité un capitaineaudacieux, mais sans machines, sans échellesde siège et sans chefs expérimentés ; mon châ-teau peut braver leurs efforts.

— Envoie dire à tes voisins, reprit le tem-plier, qu’ils rassemblent leurs gens et qu’ilsviennent en aide à trois chevaliers assiégés parun bouffon et un porcher dans le château sei-gneurial de Réginald Front-de-Bœuf.

— Tu plaisantes, sire chevalier, répondit lebaron. Mais chez qui envoyer ? Malvoisin estdéjà à York avec ses partisans, ainsi que mes

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autres alliés ; j’y serais aussi moi-même sansvotre entreprise infernale.

— Envoie donc un messager à York et rap-pelle nos gens, dit de Bracy. S’ils soutiennentle déploiement de mon étendard ou la vue demes francs compagnons, je les reconnaîtraipour les plus hardis outlaws qui aient jamaisployé l’arc dans la forêt.

— Et qui portera un pareil message ? ditFront-de-Bœuf. Ils vont occuper tous les sen-tiers, et ils s’empareront du messager et de sonmessage. J’ai une idée… C’est cela, ajouta-t-il après un moment de réflexion. Messire tem-plier, tu sais sans doute écrire aussi bien que tusais lire ; et, si nous pouvons seulement trou-ver l’écritoire et la plume de mon chapelain,qui est mort il y a un an, au milieu du festin deNoël…

— S’il vous plaît, dit l’écuyer qui était en-core de service, je crois que la vieille Urfriedles a mis de côté par amour pour le confesseur.

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Ce fut le dernier homme, lui ai-je entendu dire,qui lui ait jamais parlé avec cette courtoisieque les hommes ont l’habitude d’employeravec les femmes et les jeunes filles.

— Va donc les quérir, Engelred, dit Front-de-Bœuf. Et alors, messire templier, tu vas ré-pondre à ce hardi cartel.

— J’aimerais mieux faire cette réponse à lapointe de l’épée qu’à la pointe de la plume, re-prit Bois-Guilbert ; mais qu’il soit fait commevous le désirez.

Il s’assit et écrivit en français une épître ain-si conçue :

Sire Réginald Front-de-Bœuf, avec ses nobleset chevaleresques alliés et compagnons, n’acceptepoint de défi de la part d’esclaves, de serfs ou defugitifs. Si la personne qui se dit le chevalier noira véritablement droit aux honneurs de la chevale-rie, il doit savoir qu’il se dégrade par sa présenteassociation, et qu’il n’a nul droit de demander des

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comptes à des hommes vaillants de noble race.Quant aux prisonniers que nous avons faits, nousvous prions, par charité chrétienne, d’envoyer unprêtre pour recevoir leur confession et les réconci-lier avec Dieu, puisque notre intention immuableest de les exécuter ce matin avant midi ; de sorteque leurs têtes, placées sur les créneaux, montre-ront à tout le monde quel cas nous faisons de ceuxqui se sont occupés de les secourir. Sur ce, commenous l’avons mentionné, nous vous engageons àleur envoyer un prêtre pour les réconcilier avecDieu, et, ce faisant, vous leur rendrez le dernierservice que vous puissiez leur rendre en ce monde.

Cette lettre, étant pliée, fut remise àl’écuyer, lequel la transmit au messager, qui at-tendait au-dehors la réponse à sa missive.

Le yeoman, ayant ainsi accompli sa mis-sion, revint au quartier général des alliés, quiétait en ce moment établi sous un vénérablechêne, à trois portées de flèche environ du châ-teau. C’est là que Wamba, Gurth, leurs alliés, le

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chevalier noir, Locksley et le joyeux ermite, at-tendaient avec impatience une réponse à leursommation.

Autour d’eux, et à quelque distance, onvoyait un grand nombre de braves yeomen,dont l’habit forestier et les figures hâlées indi-quaient assez les occupations habituelles. Onen avait déjà réuni plus de deux cents, etd’autres arrivaient rapidement. Ceux à qui ilsobéissaient comme à leurs chefs ne se distin-guaient des autres que par une plume fixée àleur bonnet ; leurs vêtements, leurs armes etleur équipement étant semblables sous tous lesautres rapports.

Outre ces troupes, une force moins régu-lière et moins bien armée, composée des ha-bitants saxons de la ville voisine et de beau-coup de serfs et de domestiques des vastesdomaines de Cédric, était déjà rassemblée ence lieu pour contribuer à la délivrance de leurmaître.

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Le plus grand nombre n’avait d’autresarmes que ces instruments rustiques que lanécessité convertit quelquefois en armes of-fensives : des épieux à sanglier, des faux, desfléaux et autres instruments semblables étaientleurs armes principales ; car les Normands,avec la politique jalouse des conquérants, nepermettaient pas aux Saxons vaincus la pos-session ou l’emploi d’épées et de lances.

Ces circonstances rendaient l’assistancedes Saxons bien moins redoutable aux assiégésque la vigueur même de ces hommes, leurnombre supérieur et l’animation inspirée par lajustice de leur cause, ne les eût rendus sans cedésavantage.

Ce fut aux chefs de cette armée bigarréeque la lettre du templier fut remise.

On s’en rapporta d’abord au chapelain pouren connaître le contenu.

— Par la houlette de saint Dunstan ! dit cedigne ecclésiastique, par cette houlette qui a

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conduit plus de brebis dans la bergerie quecelle de tout autre saint du paradis, je vous jureque je ne puis vous expliquer ce jargon, quiest indéchiffrable ; je ne puis deviner si c’est dufrançais ou de l’arabe.

Alors il donna la lettre à Gurth, qui, se-couant la tête d’un air rechigné, la passa àWamba.

Le bouffon examina chacun des quatrecoins du papier avec cet air d’intelligence af-fectée que peut prendre un singe en pareilleoccasion ; puis il donna la lettre à Locksley.

— Si les grandes lettres étaient des arcs etles petites des flèches, je pourrais y com-prendre quelque chose, observa l’honnête yeo-man ; mais, dans l’affaire telle qu’elle est, la si-gnification est aussi loin de ma portée que lecerf qui est à quatre lieues de nous.

— Il faut donc que je serve de clerc, s’écriale chevalier noir.

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Et, recevant la lettre de Locksley, il la par-courut d’abord lui-même, et ensuite en expli-qua le sens en saxon à ses confédérés.

— Exécuter le noble Cédric ! s’écria Wam-ba. Par la croix ! il faut que tu te trompes, sirechevalier.

— Non pas, mon digne ami, répliqua le che-valier ; j’ai expliqué les mots tels qu’ils sont icitracés.

— Alors, par saint Thomas de Cantorbéry !répliqua Gurth, il faut nous emparer du châ-teau, quand même nous devrions l’abattre denos mains.

— Nous n’avons point d’autres armes pourl’abattre, reprit Wamba ; seulement, nos mainsne sont guère propres à briser les pierres detaille et le mortier.

— Ce n’est qu’un stratagème pour gagnerdu temps, dit Locksley. Ils n’oseraient pas com-

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mettre un crime dont je tirerais un châtimentépouvantable.

— Je voudrais, dit le chevalier noir, qu’ily eût quelqu’un parmi nous qui pût pénétrerdans le château, et y découvrir ce que veulentles assiégés. Puisqu’ils permettent qu’on leurenvoie un confesseur, il me semble que cesaint ermite pourrait à la fois exercer sa pieusevocation sans délai et nous procurer les rensei-gnements dont nous avons besoin.

— Peste soit de toi et de ton conseil ! s’écriale bon ermite. Je te dis, sire chevalier Fainéant,qu’une fois que j’ai ôté mon froc de moine, maprêtrise, ma sainteté et jusqu’à mon latin, toutpart avec lui, et, lorsque j’ai endossé ma ja-quette verte, j’aime mieux tuer vingt chevreuilsque confesser un seul chrétien.

— Je crains, dit le chevalier noir, je crainsbeaucoup qu’il n’y ait personne ici qui puisseprendre sur lui, momentanément, de jouer lerôle de père confesseur.

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Ils s’entre-regardèrent tous, mais sans ré-pondre.

— Je vois bien, dit Wamba après une courtepause, que le fou doit encore être fou, et passerson cou dans le nœud coulant que les hommessages redoutent. Il faut que vous sachiez, mescousins et mes compatriotes, que j’ai portél’habit de paysan avant de porter l’habit bigar-ré ; que j’ai été élevé pour être moine jusqu’àce qu’une fièvre cérébrale, m’ayant assailli, neme laissât que juste assez d’esprit pour êtrebouffon. J’espère qu’avec l’aide du froc de cebon ermite, et à l’aide surtout de la sainteté etdu savoir qui sont cousus dans mon capuchon,on me jugera apte à administrer les conso-lations temporelles et spirituelles dont ont sigrand besoin notre digne maître Cédric et sescompagnons d’infortune.

— Penses-tu qu’il ait assez de bon senspour jouer son rôle ? demanda le chevalier noiren s’adressant à Gurth.

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— Je n’en sais rien, dit Gurth ; mais, s’il n’ena pas assez, ce sera la première fois qu’il man-quera d’esprit pour tirer parti de sa folie.

— Passe donc le froc, mon brave ami,s’écria le chevalier, et que ton maître nous en-voie le récit de la position des défenseurs duchâteau. Ils ne doivent être que peu nombreux,et on peut parier cinq contre un qu’ils ne sau-ront pas résister à une attaque imprévue et au-dacieuse. Le temps s’écoule, va t’en !

— Et, en attendant, dit Locksley, nous al-lons tellement serrer la place, qu’il n’en sortirapas une mouche pour porter des nouvelles ;de sorte que, mon brave ami, continua-t-il ens’adressant à Wamba, tu pourras déclarer à cestyrans que, quelle que soit la violence qu’ilsexercent, sur la personne de leurs prisonniers,elle leur sera très sévèrement rendue.

— Pax vobiscum ! dit Wamba, qui se trouvaitdéjà affublé de son vêtement religieux.

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Et, ce disant, il imita la pose solennelle etpompeuse d’un moine, et partit pour exécutersa mission.

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Chapitre XXVI.

Lorsque le bouffon, couvert du capuchon etdu froc de l’ermite, ceint d’une corde noueuse,se présenta devant le portail du château deFront-de-Bœuf, la sentinelle lui demanda sonnom et le motif de sa visite.

— Pax vobiscum ! répondit le bouffon. Jesuis un pauvre frère de l’ordre de saint Fran-çois, qui viens remplir les devoirs de monpieux ministère auprès de certains malheureuxprisonniers détenus dans ce château.

— Tu es un frère bien hardi, dit le garde,de te présenter dans un lieu où, hormis notrepropre confesseur, qui est mort depuisquelques mois, un coq de ton plumage n’a ja-mais chanté depuis vingt ans.

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— Cependant, je t’en prie, annonce ma vi-site au seigneur du château, répondit le fauxmoine ; crois-moi, il donnera ordre qu’on mereçoive. Le coq chantera de manière que toutle château l’entende.

— Fort bien, dit le garde ; mais s’il m’arrivemalheur pour avoir quitté mon poste sur taprière, nous verrons si le froc gris d’un moinesaura résister à une flèche empennée avec laplume d’une oie grise.

Il quitta la tour après avoir proféré cettemenace, et alla annoncer à son maître l’étrangenouvelle, qu’un révérend moine demandait sonadmission immédiate dans l’intérieur du châ-teau.

Ce ne fut pas sans un vif étonnement qu’ilreçut l’ordre d’y laisser pénétrer le sainthomme. Et, après avoir, au préalable, fait gar-der l’entrée de la porte pour éviter toute sur-prise, il suivit sans hésiter les ordres qu’il ve-nait de recevoir.

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L’amour-propre insensé qui avait excitéWamba à entreprendre cette dangereuse mis-sion lui suffit à peine pour le soutenir lorsqu’ilse trouva en présence d’un homme aussi ter-rible et aussi redouté que l’était RéginaldFront-de-Bœuf, et il bredouilla son Pax vobis-cum, auquel il se fiait en quelque sorte poursoutenir son caractère, avec plus d’inquiétudeet d’hésitation qu’il n’en avait montré jusque-là. Mais Front-de-Bœuf était accoutumé à voirtrembler devant lui des hommes de tous lesrangs, de sorte que la timidité du prétendumoine ne lui suggéra aucun motif de soupçon.

— Qui es-tu et d’où viens-tu, vénérableprêtre ? demanda-t-il.

— Pax vobiscum ! répéta le bouffon. Je suisun pauvre serviteur de saint François, et, entraversant ces solitudes, je suis tombé entre lesmains des voleurs (comme dit l’Écriture : Qui-dam viator incidit in latrones), lesquels voleursm’ont envoyé dans ce château pour y exercer

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mes fonctions spirituelles auprès de deux per-sonnes condamnées par votre honorable jus-tice.

— Fort bien, répondit Front-de-Bœuf ; etpeux-tu me dire, saint père, le nombre de cesbandits ?

— Vaillant chevalier, répliqua le bouffon,nomen illis legio, leur nom est légion.

— Dis-moi en simples paroles quel est leurnombre, ou bien, prêtre, ton habit et ta cordene te protégeront pas contre ma colère.

— Hélas ! reprit le moine supposé, cormeum eructavit, c’est-à-dire que j’ai failli mourirde terreur. Mais je crois qu’ils sont, tant yeo-men que peuple, au moins cinq cents hommes.

— Comment ! dit le templier, qui en ce mo-ment entrait dans la salle, les guêpes seréunissent-elles ici en essaim si nombreux ?Il est temps d’étouffer cette engeance malfai-sante.

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Puis, prenant Front-de-Bœuf à part, il luidemanda :

— Connais-tu ce prêtre ?

— Je ne le connais pas, répondit Front-de-Bœuf ; il arrive d’un couvent éloigné.

— Alors ne lui confie pas ton dessein devive voix, répondit le templier. Fais-lui porterun ordre écrit à la troupe des francs compa-gnons de de Bracy, afin qu’ils viennent à l’ins-tant au secours de leur maître. Puis, en atten-dant, et pour que le tonsuré ne soupçonne rien,laisse-le aller remplir sa tâche et préparer cesporcs saxons à se rendre à l’abattoir.

— Soit, dit Front-de-Bœuf, je le ferai. Là-dessus, il ordonna à un domestique deconduire Wamba à l’appartement où Cédric etAthelsthane étaient enfermés. L’impatience deCédric avait plutôt augmenté que diminué parcette contrainte. Il parcourait la salle de longen large, avec l’attitude d’un homme quis’avance pour charger l’ennemi ou pour monter

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à l’assaut d’un lieu investi, parlant tantôt àlui-même, tantôt à Athelsthane, qui attendaitbravement et stoïquement la fin de l’aventure,digérant avec beaucoup de tranquillité le co-pieux repas qu’il avait fait à midi, et s’inquié-tant peu de la durée de sa captivité, qu’il ju-geait devoir, ainsi que tous les maux de ce basmonde, se terminer selon le décret du Ciel.

— Pax vobiscum ! s’écria le bouffon en en-trant dans l’appartement ; que la bénédictionde saint Dunstan, de saint Denis, de saint Du-thoc, et de tous les autres saints, descende survous et autour de vous.

— Entre librement, dit Cédric au prétendumoine, et dis-moi dans quelle intention tu esvenu ici.

— Pour vous dire de vous préparer à lamort, répondit le bouffon.

— À la mort ? C’est impossible, réponditCédric en tressaillant ; tout audacieux et mé-

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chants que soient nos ennemis, ils n’oseraientcommettre une aussi grande cruauté.

— Hélas ! reprit le bouffon, vouloir les re-tenir par un sentiment d’humanité, ce seraitvouloir arrêter avec un brin de soie un chevalemporté. Rappelez-vous donc, noble Cédric, etvous aussi, vaillant Athelsthane, quels sont lescrimes que vous avez commis ; car, ce jourmême, vous serez sommés de répondre devantun plus auguste tribunal.

— Entends-tu cela, Athelsthane ? s’écriaCédric. Il faut armer nos cœurs contre cettedernière disgrâce, parce qu’il vaut mieux mou-rir en hommes que de vivre en esclaves !

— Je suis prêt, répondit Athelsthane, à sup-porter tout ce que leur malice peut inventer deplus odieux, et je marcherai à la mort avec au-tant de calme et de sang-froid que si je me ren-dais à un festin.

— Prépare-nous donc à remplir nos saintsdevoirs, mon père, dit Cédric.

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— Attendez encore un moment, mon oncle,dit le bouffon de sa voix naturelle ; il faut re-garder à deux fois avant de faire le saut pé-rilleux.

— Par ma foi ! s’écria Cédric, je connaiscette voix.

— C’est celle de votre fidèle esclave etbouffon, répondit Wamba en rejetant en arrièreson capuchon. Si vous aviez suivi le conseild’un fou, vous ne seriez pas ici. Suivez l’avisd’un fou maintenant, et vous n’y resterez paslongtemps.

— Que veux-tu dire, drôle ? s’écria leSaxon.

— Ceci seulement, reprit Wamba : prenezce froc et cette corde, seuls ordres religieuxque j’aie jamais portés, sortez tranquillementdu château, et laissez-moi votre manteau etvotre ceinture ; je ferai le grand saut à votreplace.

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— Te laisser à ma place ? s’écria Cédric stu-péfait de la proposition. Mais ils te pendraient,mon pauvre fou !

— Ils feront ce que Dieu leur permettra defaire, dit Wamba. J’espère que, sans déroger àvotre dignité, le fils de Witless peut être pen-du au bout d’une chaîne avec autant de gravitéque son ancêtre l’alderman portait sa chaînesuspendue à son cou.

— Eh bien ! Wamba, reprit Cédric, j’accepteton dévouement, mais à une condition, c’estque tu feras cet échange de vêtements aveclord Athelsthane et non avec moi.

— Non, de par saint Dunstan ! réponditWamba, cela serait peu raisonnable. C’est àbon droit que le fils de Witless se sacrifie poursauver le fils d’Hereward ; mais il y aurait peude sagesse à ce qu’il mourût pour le bien d’unhomme dont les pères étaient inconnus dessiens.

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— Vilain ! s’écria Cédric, les pères d’Athel-sthane étaient rois d’Angleterre.

— Cela est possible, répliqua Wamba ; maismon cou est trop solidement attaché à mesépaules pour qu’il se laisse tordre à leur profit.C’est pourquoi, mon bon maître, prenez pourvous-même mon offre de service, ou laissez-moi quitter ce donjon aussi librement que j’ysuis entré.

— Laisse périr le vieil arbre, continua Cé-dric, et que le jeune et majestueux espoir de laforêt soit sauvé ! Sauve le noble Athelsthane,mon fidèle Wamba. C’est le devoir de tous ceuxqui ont du sang saxon dans les veines. Toi etmoi, nous subirons ensemble la dernière ven-geance de nos agresseurs malveillants, tandisque lui, libre et hors de danger, il relèvera lecourage de nos compatriotes et les aidera àvenger notre mort.

— Il n’en sera pas ainsi, père Cédric, s’écriaAthelsthane en serrant les mains du vieillard ;

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car, lorsque quelque circonstance faisait sortirAthelsthane de son apathie habituelle, ses ac-tions et ses sentiments n’étaient pas indignesde sa grande race. Il n’en sera pas ainsi, conti-nua-t-il ; j’aimerais mieux rester dans cettesalle toute une semaine sans autre nourritureque la mince ration de pain du pauvre pri-sonnier, que de profiter, pour échapper à monsort, de la bonté instinctive d’un esclave dé-voué à son maître.

— On vous appelle des hommes sages,messires, dit le bouffon, et, moi, on m’appelleun fou. Mais, oncle Cédric et cousin Athel-sthane, le fou décidera de cette discussionpour vous épargner la peine de ces courtoisiesexagérées. Je suis comme la jument de JohnDuck, qui ne veut porter personne, si ce n’estJohn Duck. Je suis venu pour sauver monmaître, et, s’il n’y veut pas consentir, soit, jem’en irai comme je suis venu. On ne peut sepasser de main en main un bon service commeune balle ou comme un volant. Je ne veux être

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pendu pour homme qui vive, si ce n’est pourcelui qui est né mon maître.

— Acceptez donc, noble Cédric, repritAthelsthane ; ne négligez pas cette occasion.Votre présence au-dehors pourra encouragernos amis à tenter notre délivrance. Si vous res-tez ici, nous serons tous perdus.

— Y a-t-il espoir d’obtenir quelque secoursdu dehors ? demanda Cédric en regardant lebouffon.

— De l’espoir, je le crois bien ! s’écria Wam-ba. Laissez-moi vous dire que, si vous consen-tez à endosser ce froc, vous vous couvrez d’unhabit de général. Cinq cents hommes sont làaux alentours ; ce matin, j’étais moi-même unde leurs principaux chefs. Mon bonnet de foume servait de casque, et ma marotte de bâton.Eh bien ! nous allons voir quel avantage ils au-ront en troquant un fou contre un sage. Mais,à vrai dire, je crois vraiment qu’ils perdront envaleur ce qu’ils pourront gagner en prudence,

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En parlant ainsi, il changeait de vêtementavec Cédric.

— Adieu donc, mon maître ! soyez bonpour le pauvre Gurth et pour son chien Fangs,et faites suspendre ma crête de coq dans lasalle de Rotherwood, en souvenir de ce que,en fou fidèle, j’aurai donné ma vie pour sauvercelle de mon maître.

Cette dernière parole fut dite avec une ex-pression à la fois si attendrissante et si co-mique, que des larmes brillèrent dans les yeuxde Cédric.

— Ta mémoire sera conservée, dit-il, tantque la fidélité et l’affection seront en honneursur la terre. Mais j’espère que je trouverai lemoyen de sauver ma chère Rowena, le nobleAthelsthane, et toi aussi, mon pauvre Wamba ;car ne crois pas que ton maître puisse jamaist’oublier.

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Le changement d’habit fut bientôt opéré ;mais une crainte subite frappa l’esprit de Cé-dric.

— Je ne connais d’autre langue que lamienne, dit-il, sauf quelques mots de leur nor-mand maudit. Comment pourrais-je me fairepasser pour un révérend frère ?

— Le charme se compose de deux mots, ré-pondit Wamba. Pax vobiscum vous servira deréponse à toutes les questions. Que vous alliezou que vous veniez, que vous mangiez ou quevous buviez, que vous bénissiez ou que vousmaudissiez, Pax vobiscum vous aidera à fran-chir tous les obstacles. Cette phrase est aussiutile à un moine que l’est un balai à une sor-cière, ou une baguette à un enchanteur. Pro-noncé seulement d’une voix grave et solen-nelle, le Pax vobiscum est irrésistible. La sen-tinelle et le garde, le chevalier et l’écuyer, lesfantassins et les cavaliers subissent tous soncharme. Je pense que, s’ils me conduisent de-

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main à la potence, ce qui n’est que trop pro-bable, je pourrai éprouver son influence surl’exécuteur des hautes œuvres.

— S’il en est ainsi, reprit son maître, mesinstructions religieuses seront bientôt ap-prises. Pax vobiscum ! j’espère ne pas oublier lemot d’ordre. Adieu, noble Athelsthane ! Adieuaussi, pauvre enfant dont le cœur vaut mieuxque la tête. Je vous sauverai ou je reviendraimourir avec vous. Le sang de nos rois saxonsne sera pas répandu tant qu’une goutte dumien coulera dans mes veines, et il ne tomberapas un cheveu de la tête du pauvre fou qui arisqué sa vie pour sauver celle de son maître,tant que Cédric pourra y mettre obstacle,même au péril de ses jours ; adieu !

— Adieu, noble Cédric ! dit Athelsthane, etsouvenez-vous que, pour jouer au naturel lerôle d’un moine, il faut accepter les rafraîchis-sements qu’on pourra vous offrir.

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— Adieu, mon oncle, ajouta Wamba, et rap-pelez-vous le Pax vobiscum.

Ainsi encouragé, Cédric quitta ses deuxcompagnons, et il ne tarda pas à trouver l’occa-sion de mettre à l’épreuve la vertu du charmeque son bouffon lui avait recommandé commeétant tout-puissant.

Dans un corridor bas, voûté et sombre, oùil cherchait à tâtons le chemin qui conduisaità la salle du château, il fut rencontré par unefemme.

— Pax vobiscum ! dit le faux moine en serangeant de côté pour la laisser passer.

— Et vobiscum quœso, domine reverendis-sime, pro misericordia vestra, répondit une voixdouce.

— Je suis un peu sourd, répondit Cédric enbon saxon.

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Et, se rappelant aussitôt qu’il venait d’em-ployer un idiome suspect, il marmotta en lui-même :

— La peste soit du fou et de son Pax vobis-cum ! J’ai perdu mon javelot du premier jeu.

Ce n’était pas toutefois chose si surprenantepour un prêtre de ces temps-là de rester sourdde son oreille latine, et la personne qui s’étaitadressée à Cédric ne l’ignorait pas.

— Je vous prie en grâce, révérend père, ré-pliqua-t-elle en saxon, de vouloir bien donnerquelques consolations spirituelles à un prison-nier blessé qui se trouve dans ce château. Ac-cordez-lui la pitié que vous inspire votre saintministère, et jamais bonne action n’aura étéplus profitable à votre couvent.

— Ma fille, répondit Cédric très embarras-sé, le peu de temps qui me reste à passer dansce château ne me permet pas d’y exercer lesdevoirs de mon office. Il faut que je sorte im-

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médiatement ; la vie ou la mort d’un chrétiendépend de ma promptitude.

— Permettez-moi cependant, mon père ré-pliqua la suppliante, de vous conjurer de nepas laisser sans conseil et sans secours un mal-heureux qu’on opprime et dont la vie est endanger.

— Que le démon m’emporte et me laisse enIfrin avec les âmes d’Odin et de Thor ! répon-dit Cédric impatienté.

Il allait probablement oublier tout à fait lecaractère religieux dont il était revêtu, lorsquela conversation fut interrompue par la voixrauque d’Urfried, la vieille sorcière de la tou-relle.

— Comment ! ingrate, cria-t-elle à la sollici-teuse, c’est donc ainsi que tu reconnais la bon-té que j’ai eue en te faisant sortir de la prison !Tu obliges un révérend frère à se servir de pa-roles empreintes de colère pour se soustraireaux importunités d’une juive !

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— Une juive ! s’écria Cédric profitant de cetincident pour s’éloigner. Laisse-moi passer,femme !… Ne m’arrête pas, si tu tiens à lavie… Je ne veux pas être souillé par un contactindigne, au moment même où je viens d’offi-cier.

— Viens par ici, mon père, dit la vieille fu-rie ; tu ne connais pas ce château, et tu ne peuxle quitter sans le secours d’un guide. Viens ici,car j’ai à te parler. Et toi, fille d’une race mau-dite, remonte dans la chambre du malade, etsoigne-le jusqu’à mon retour ; et malheur à toisi tu le quittes encore sans ma permission !

Rébecca se retira. À force de supplications,elle était parvenue à obtenir d’Urfried la per-mission de quitter la tourelle, et Urfried avaitemployé ses services à des soins que Rébeccaelle-même aurait été heureuse de prodiguer auchevet d’Ivanhoé blessé.

Avec une intelligence que doublait encorel’imminence du danger, prompte à saisir la

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moindre chance de salut, Rébecca avait conçuquelque espoir en apprenant d’Urfried la pré-sence inaccoutumée d’un religieux dans cechâteau impie. Elle avait donc épié le passagedu prétendu moine dans le but de l’intéresserau sort des prisonniers. Mais le lecteur vientd’apprendre comment elle échoua dans sonprojet.

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Chapitre XXVII.

Lorsque Urfried, à force de clameurs et demenaces, eut renvoyé Rébecca dans l’appar-tement que celle-ci avait quitté, elle se mit àconduire le récalcitrant Cédric dans une petitesalle dont elle ferma ensuite soigneusement laporte ; puis, tirant d’une armoire une cruche devin et deux verres, elle les plaça sur la table,en disant d’un ton plutôt affirmatif qu’interro-gatif :

— Tu es Saxon, mon père ; ne le nie pas,ajouta-t-elle remarquant que Cédric ne se hâ-tait pas de répondre. Le son de ma langue na-tale est doux à mon oreille, bien que je l’en-tende rarement, si ce n’est quand il sort dela bouche de misérables serfs, êtres dégradés

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sur qui ces fiers Normands rejettent le fardeaudes ouvrages les plus vils et les plus pénibles.Tu es un Saxon, mon père ; oui, un Saxon, et,quoique tu sois le serviteur de Dieu, un hommelibre ; ton accent est doux à mon oreille.

— Les prêtres saxons ne visitent donc pasce château ? répliqua Cédric. Il me semblepourtant qu’il serait de leur devoir de consolerles enfants opprimés et repoussés du sol.

— Ils n’y viennent pas, ou, s’ils viennent,ils aiment mieux se réjouir à la table de leursconquérants que d’entendre les lamentationsde leurs compatriotes ; du moins, c’est ainsique la renommée en parle ; car, par moi-même, je ne sais que peu de choses à cetégard-là. Ce château, depuis dix ans, ne s’estouvert pour aucun prêtre, à l’exception du cha-pelain normand et débauché qui partageait lesorgies nocturnes de Front-de-Bœuf, et celui-là, depuis longtemps, est allé rendre compte àDieu de sa conduite. Mais tu es un Saxon, toi,

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un prêtre saxon, et j’ai une question à t’adres-ser, ou, pour mieux dire, une confession à tefaire.

— Je suis Saxon, il est vrai, répondit Cé-dric, mais indigne assurément du nom deprêtre ; laissez-moi continuer mon chemin. Jevous le jure, je reviendrai ou j’enverrai l’un denos frères ; il sera plus digne que moi d’en-tendre votre confession.

— Reste encore un peu, dit Urfried ; les ac-cents de la voix que tu entends maintenant se-ront bientôt étouffés par la froide terre, et je nevoudrais pas descendre au tombeau en indignecréature, telle que j’ai vécu. Mais il faut que levin me donne la force de raconter les horreursde mon histoire.

Urfried se versa une coupe de vin et la vidaavec une avidité qui semblait vouloir extrairela dernière goutte du gobelet.

— Le vin me ranime, dit-elle en levant lesyeux vers le plafond après avoir bu ; mais il ne

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saurait me réjouir. Buvez, mon père, si vousvoulez entendre mon récit sans tomber à larenverse.

Cédric aurait voulu pouvoir repousser cettetriste invitation ; mais le signe qu’elle lui fitexprimait tant d’impatience et un si profonddésespoir, qu’il se rendit à sa prière et avalaune grande coupe de vin. Alors, et comme si lacomplaisance du Saxon eût calmé ses esprits,elle parut plus calme et parla en ces termes :

— Je ne suis pas née, mon père, dit-elle,misérable comme tu me vois aujourd’hui.J’étais libre, j’étais heureuse, j’étais honorée !J’aimais et j’étais aimée ! Je suis maintenantune esclave misérable et dégradée ; j’ai été lejouet des passions de mes maîtres, tant que j’aieu de la beauté ; quand elle s’est flétrie, je suisdevenue l’objet de leur mépris, de leur dédain,de leur haine et de leur dérision. Tu peux êtresurpris, mon père, de la haine que je porte augenre humain, et surtout à la race qui a pro-

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duit en moi cette transformation. Est-ce quela vieille sorcière ridée qui est devant toi, etdont la colère ne peut s’exprimer que par desmalédictions impuissantes, peut oublier qu’ellefut autrefois la fille du noble thane de Torquil-stone, sous le regard duquel tremblaient millevassaux ?

— Toi la fille de Torquil Wolfganger ! s’écriaCédric en reculant de surprise ; toi, toi la fillede ce noble Saxon, l’ami, le compagnond’armes de mon père !

— De ton père ! répéta Urfried ; c’est Cédricdit le Saxon que j’ai devant les yeux ! car lenoble Hereward de Rotherwood n’avait qu’unfils, dont le nom est bien connu parmi ses com-patriotes. Mais, si tu es Cédric de Rotherwood,pourquoi cet habit religieux ? As-tu désespéréde sauver ton pays ? As-tu cherché dansl’ombre d’un cloître un refuge contre la cruautéde son oppresseur ?

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— N’importe qui je suis, répondit Cédric ;continue, malheureuse, ton récit composéd’horreurs et sans doute de crimes.

— Il y a un crime dans ma vie, répondit Ur-fried, un crime profond, noir et damnable, uncrime qui pèse comme un poids sur ma poi-trine, un crime que tous les feux de l’enfer nepourront purifier ; oui, dans ce château teint dusang pur et noble de mon père et de mes frères,avoir vécu pour assouvir et partager les plai-sirs de leur meurtrier, être à la fois son esclaveet sa complice, c’est faire de chaque aspirationque j’empruntais à l’air vital un crime et unemalédiction !

— Malheureuse ! s’écria Cédric ; et, pen-dant que les amis de ton père, pendant quechaque cœur vraiment saxon, en récitant unRequiem pour son âme et pour celles de sesvaillants fils, n’oubliaient pas dans leurs prièresla malheureuse Ulrica ; pendant que tous pleu-raient et honoraient les morts, tu vivais pour

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mériter notre haine et notre exécration, tu vi-vais pour t’unir avec le misérable qui a assas-siné tes parents, qui a répandu le sang de l’en-fance plutôt que de laisser survivre un fils dela noble maison de Torquil Wolfganger, tu vi-vais pour t’unir à lui par les liens d’un illégitimeamour !

— Par des liens illégitimes, à la vérité, maisnon pas ceux de l’amour, répondit la furie :l’amour ira plutôt visiter les régions de la de-meure éternelle que ces voûtes sacrilèges ;non, ce reproche, du moins, je ne puis mel’adresser. Mon âme a été dominée par uneprofonde haine pour Front-de-Bœuf et sa race,même pendant les heures de ses coupablestendresses.

— Vous l’avez haï, et cependant vous avezvécu auprès de lui, répliqua Cédric. Malheu-reuse ! n’y avait-il pas de poignard, de couteau,de poinçon à la portée de tes mains ? C’estheureux pour toi, puisque tu attaches du prix

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à une telle existence, que ces secrets d’un châ-teau normand soient comme ceux de latombe ; car, si j’avais pu seulement soupçon-ner que la fille de Torquil vécût dans une liai-son honteuse avec le lâche assassin de sonpère, l’épée d’un vrai Saxon l’eût frappée dansles bras de son amant.

— Aurais-tu vraiment rendu justice au nomde Torquil ? demanda Ulrica, car nous pouvonsmaintenant mettre de côté son nom d’Urfried.Tu es donc le vrai Saxon, tel que la renomméele dépeint ? Car, même dans ces muraillesmaudites, où, comme tu le dis, le crime s’enve-loppe de mystères impénétrables, ici même lenom de Cédric a retenti, et moi, malheureuseet dégradée, je me suis réjouie à la penséequ’il existait encore un vengeur de notre nationinfortunée. J’ai eu aussi mes heures de ven-geance ; j’ai fomenté des querelles entre nosennemis, j’ai converti l’orgie en disputes et enassassinats, j’ai vu couler leur sang, j’ai enten-du leurs gémissements d’agonie. Regarde-moi,

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Cédric : ne trouves-tu pas encore sur cette fi-gure flétrie et avilie quelques traits qui te rap-pellent le souvenir des Torquil ?

— Ne m’interroge pas, Ulrica, répliqua Cé-dric d’un ton de douleur mêlé de dégoût etde tristesse ; les traces de ressemblance sontcelles qu’on peut trouver sur le cadavre qu’undémon fait sortir du tombeau.

— Soit, répondit Ulrica ; mais ces traitsd’un esprit diabolique étaient couverts d’unmasque représentant ceux d’un ange de lu-mière, quand ils parvinrent à semer la discordeentre le vieux Front-de-Bœuf et son fils Régi-nald. L’obscurité de l’enfer devait cacher ce quis’ensuivit ; mais il faut que la vengeance sou-lève le voile, il faut qu’elle pénètre dans lesfaits mystérieux qui feraient frémir les morts,si on les leur racontait ouvertement. Depuislongtemps couvait le feu étouffé de la discordeentre un père tyran et un fils sauvage ; depuislongtemps j’avais alimenté en secret cette

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haine dénaturée : elle éclata dans un momentd’ivresse et mon oppresseur tomba à sa propretable, frappé par son fils.

Tels sont les secrets cachés sous cesvoûtes. Écroulez-vous, murailles maudites,s’écria-t-elle en levant vers le plafond des yeuxégarés, et engloutissez dans votre chute tousceux qui connaissent ces odieux mystères !

— Et toi, créature criminelle et misérable,dit Cédric, quel fut ton sort après la mort deton ravisseur ?

— Devinez-le, mais ne le demandez pas. Jevécus ici, dans ce château, où je suis restéejusqu’à ce qu’une vieillesse prématurée ait em-preint mon visage de ses traits livides, rebutéeet insultée là où j’étais jadis obéie ; forcée deborner ma vengeance, qui était autrefois illimi-tée, aux proportions mesquines du méconten-tement d’une servante ou aux vaines malédic-tions d’une créature impuissante ; condamnéeà entendre de ma tourelle isolée le bruit des

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plaintes que je partageais autrefois, ou les criset les gémissements de nouvelles victimes.

— Ulrica, reprit Cédric, avec un cœur qui,je le crains bien, regrette encore la carrière decrimes que tu as parcourue, comment oses-tuadresser la parole à un homme qui porte cetterobe ? Femme malheureuse, qu’aurait pu fairepour toi saint Édouard lui-même, s’il était icien corps et en âme ? Le royal confesseur étaitdoué par le Ciel du pouvoir de guérir les ul-cères du corps ; mais Dieu seul peut guérir lalèpre de l’âme.

— Cependant, ne te détourne pas de moi,sévère prophète de la colère, s’écria Ulrica ;mais, si tu le peux, dis-moi où aboutiront cessentiments nouveaux et terribles qui se ré-pandent sur ma solitude. Pourquoi les actescommis depuis si longtemps se dressent-ils de-vant moi comme de nouvelles et irrésistibleshorreurs ? Quel est le destin qui attend au-delàdu tombeau celle à qui Dieu a assigné sur la

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terre un sort d’une misère si épouvantable ?J’aimerais mieux retourner à Woden, Herthaet Zernebock, et à tous les dieux de nos an-cêtres païens, que d’endurer les terreurs anti-cipées dont je suis assaillie toute la journée etqui me poursuivent jusque dans mon sommeil.

— Je ne suis pas prêtre, dit Cédric en se dé-tournant avec dégoût de cette image misérabledu crime, du malheur et du désespoir ; je nesuis pas prêtre, bien que je porte l’habit cléri-cal.

— Prêtre ou laïque, répondit Ulrica, tu esle seul être craignant Dieu que j’aie vu depuisvingt ans. Est-ce que tu me dis que, pour moi,il n’y a plus d’espoir ?

— Je te dis de te repentir, repartit Cédric ;recherche la prière et la pénitence, et puisses-tu trouver la miséricorde céleste ! Mais je nepeux ni veux rester plus longtemps auprès detoi.

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— Reste encore ! dit Ulrica d’un ton deprière ; ne me quitte pas maintenant, fils del’ami de mon père, de peur que le démon, quia dominé ma vie, ne me pousse à me vengerde ton mépris implacable. Penses-tu que, siFront-de-Bœuf trouvait Cédric le Saxon dansson château, sous ce déguisement, ta vie seraitde longue durée ? Déjà son œil s’est fixé sur toicomme celui d’un faucon sur sa proie.

— Eh bien ! répondit Cédric, que ce fauconme déchire de son bec et de ses griffes, quema langue ne dise pas un mot qui ne soit avan-cé par mon cœur, je mourrai en Saxon, fidèleà ma parole, franc dans mes actions. Je t’or-donne de te retirer. Ne me touche pas, ne meretiens pas ! La vue de Front-de-Bœuf lui-même me serait moins odieuse que celle d’unefemme dégradée et avilie comme toi.

— Soit ! reprit Ulrica cessant de retenir Cé-dric ; suis ton chemin et oublie dans l’insolencede ta supériorité que la misérable que tu aban-

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donnes est la fille de l’ami de ton père. Suiston chemin ; si je suis séparée du genre humainpar mes souffrances, séparée de ceux auxquelsje pourrais à plus juste titre demander un ap-pui, je ne veux pas, du moins, être séparéed’eux dans ma vengeance. Nul homme ne m’ai-dera, mais les oreilles de tous les hommes tin-teront au bruit de l’action que j’oserai com-mettre. Adieu ! ton mépris a brisé le dernierlien qui semblait encore m’attacher auxhommes ; il a détruit l’espoir que mes an-goisses pourraient m’attirer la compassion demes compatriotes.

— Ulrica, dit Cédric, que cet appel avaitattendri, as-tu supporté l’existence à traverstant de misères pour t’abandonner au déses-poir, quand tes yeux sont ouverts sur le crimeet que le repentir peut être pour toi une conso-lation ?

— Cédric, répondit Ulrica, tu connais peule cœur humain. Pour agir et penser comme

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je l’ai fait, il a fallu l’amour effréné du plaisirmêlé à une soif ardente de vengeance, et laconscience orgueilleuse de pouvoir la mettreà exécution. Ce sont là des passions trop en-ivrantes pour que le cœur humain les ressenteet conserve la force de les combattre. Cetteforce a succombé depuis longtemps ; lavieillesse n’a pas de plaisirs, les rides n’ont au-cune influence ; la vengeance elle-même s’éva-pore en malédictions impuissantes. Alors vientle remords avec toutes ses vipères, les vainsregrets du passé et le désespoir de l’avenir.Alors, quand toutes les facultés sont suspen-dues, nous devenons semblables aux démonsde l’enfer qui ressentent le remords, mais quiignorent le repentir. Mais tes paroles ont faitnaître en moi une nouvelle âme. Tu as biendit : « Tout est possible à ceux qui osent mou-rir ! » Tu m’as montré les moyens de me ven-ger, et sois certain que j’en ferai usage. Cesentiment n’avait eu sur moi jusqu’ici qu’unempire partagé avec d’autres passions rivales ;

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dorénavant il me remplira tout entière, et tupourras dire toi-même que, quelle qu’ait été lavie d’Ulrica, sa mort fut digne de la fille dunoble Torquil. Il y a une troupe d’hommes au-dehors ; ils assiègent ce château maudit ; hâte-toi de les conduire à l’assaut, et, quand tu ver-ras un drapeau rouge flotter sur la tourelle,à l’angle est du donjon, ordonne l’assaut, at-taque les Normands avec rigueur ; ils aurontassez d’ouvrage dans l’intérieur, et tu pourrasgagner le mur en dépit des flèches et des jave-lots. Pars, je t’en prie ! suis ta destinée et laisse-moi subir la mienne.

Cédric eût désiré pénétrer plus avant dansle dessein d’Ulrica ; mais la voix farouche deFront-de-Bœuf se fit entendre.

— À quoi s’amuse donc ce fainéant deprêtre ? criait-il. Par les coquilles de Compos-telle ! je vais en faire un martyr, s’il reste ici àflâner et à semer la trahison parmi mes domes-tiques.

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— Quel bon prophète qu’une mauvaiseconscience ! dit Ulrica ! Mais ne l’écoute pas ;sors et va rejoindre tes gens. Pousse le crisaxon pour commencer l’attaque, et, si les Nor-mands y répondent par le chant guerrier deRollon, la vengeance se chargera du refrain.

En achevant ces mots, elle disparut par uneporte secrète, et Réginald Front-de-Bœuf entradans l’appartement.

Cédric s’efforça, non sans peine, à saluer lefier baron, qui lui rendit sa politesse par une lé-gère inclination de tête.

— Tes pénitents, mon père, ont fait, il mesemble, une longue confession. Tant mieuxpour eux, puisque c’est la dernière qu’ils ferontjamais. Les as-tu préparés à la mort ?

— Je les ai trouvés, dit Cédric en parlantfrançais le mieux qu’il put, s’attendant à tout,du moment qu’ils ont su entre les mains de quiils étaient tombés.

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— Comment donc, sire moine ! dit Front-de-Bœuf, il me semble que ton discours sentterriblement le saxon.

— J’ai été élevé au couvent de Saint-Wi-thold de Burton, répondit Cédric.

— Oui, dit le baron, il eût mieux valu pourtoi que tu fusses Normand, et pour moi aussi ;mais, dans le besoin, on ne peut choisir sesmessagers. Ce couvent de Saint-Withold deBurton est un nid de hiboux qui vaut la peined’être déniché, et le jour viendra bientôt où lefroc ne protégera pas plus le Saxon que la cottede mailles.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! dit Cé-dric d’une voix tremblante de colère, expres-sion que Front-de-Bœuf imputa à la crainte.

— Je vois, dit le baron, que tu penses déjàque nos hommes d’armes sont dans les réfec-toires et dans les celliers ; mais rends-moi unservice de ton pieux ministère, et advienne quepourra aux autres ! Toi, tu dormiras aussi sû-

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rement dans ta cellule qu’un escargot dans samaison protectrice.

— Donnez-moi vos ordres, s’écria Cédric encomprimant son émotion.

— Suis-moi donc dans ce passage, ditFront-de-Bœuf, afin que je puisse te congédierpar la poterne.

Et, tout en précédant le prétendu moine,Front-de-Bœuf l’instruisit du rôle qu’il voulaitlui faire jouer.

— Tu vois, sire moine, lui dit-il, ce troupeaude porcs saxons qui ont osé entourer mon châ-teau de Torquilstone : dis-leur tout ce qui teplaira de la faiblesse de ce fort, et tout ce quipourra les engager à rester sous ces murs pen-dant vingt-quatre heures. En attendant, portecette missive. Mais doucement, sais-tu lire,sire moine ?

— Pas le moins du monde, répondit Cédric,sauf dans mon bréviaire, dont je connais les

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caractères, parce que je sais par cœur le saintservice ; que Notre-Dame et saint Withold ensoient loués !

— Tu es un messager d’autant plus conve-nable pour mon dessein. Porte cette lettre auchâteau de Philippe de Malvoisin ; dis-luiqu’elle vient de ma part, mais qu’elle a étéécrite par le templier Brian de Bois-Guilbert,et que je le prie de la faire passer à York avectoute la célérité que le courrier pourra ymettre. Dis-lui qu’il ne redoute rien, qu’il noustrouvera sains et saufs derrière nos créneaux.Quelle honte d’être ainsi forcés de nous cacherdevant cette horde de renégats qui ont l’habi-tude de fuir à la vue de nos bannières et au pié-tinement de nos chevaux !… Je te dis, moine,de trouver le moyen, par quelque tour de ta fa-çon, de retenir ces coquins où ils sont jusqu’àce que nos amis arrivent ici avec leurs lances.Ma vengeance s’est réveillée, et c’est un fauconqui ne se rendort que lorsqu’il est complète-ment repu.

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— Par mon saint patron ! s’écria Cédricavec une énergie plus grande qu’il ne conve-nait à son caractère, et par tous les saints quiont vécu et qui sont morts en Angleterre, vosordres seront exécutés. Pas un Saxon ne s’éloi-gnera de ces murs, si je puis les y retenir parmon savoir ou par mon influence.

— Ah ! s’écria Front-de-Bœuf, tu changesde ton, sire moine, et tes paroles sont préciseset hardies comme si ton cœur se réjouissait ducarnage de la troupe saxonne. Et cependant tues toi-même de la race de ces porcs.

Cédric n’était pas un grand praticien dansl’art de la dissimulation, et en ce moment ilaurait beaucoup gagné s’il eût pu emprunterune idée à la féconde cervelle de Wamba. Maisla nécessité, selon l’ancien proverbe, aiguisel’imagination. Il marmotta quelques mots sousson capuchon, pour dire que les hommes enquestion étaient des outlaws excommuniés à lafois par l’Église et par l’État.

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— Eh ! pardieu ! répondit Front-de-Bœuf, tuas dit l’exacte vérité. J’avais oublié que cesdrôles pouvaient détrousser un gros moinesaxon tout aussi bien que s’il était né au sudde ce canal salé, là-bas. N’est-ce pas l’abbé deSaint-Yves qu’ils ont lié à un chêne et forcé dechanter la messe pendant qu’ils raflaient sonargent et ses effets ? Non, par Notre-Dame !cette plaisanterie a été faite par Gaurtler deMiddelton, un de nos compagnons d’armes.Mais c’étaient des Saxons qui ont dépouillé lachapelle de Saint-Bees de ses coupes, chande-liers et calices, n’est-il pas vrai ?

— C’étaient des hommes impies, réponditCédric.

— Sans doute, et ils ont bu le bon vin etl’ale qui étaient destinés à plus d’une de cesjoyeuses veillées où vous prétendez être occu-pés de prières et de jeûnes ; moine, tu es obligéde venger un pareil sacrilège.

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— Je suis, à la vérité, contraint à la ven-geance, murmura Cédric ; saint Witholdconnaît mon cœur.

Pendant ce temps, Front-de-Bœuf leconduisait vers la poterne ; ils traversèrent lepont sur une seule planche, et gagnèrent unepetite barbacane ou défense extérieure quicommuniquait avec la campagne par une portebien fortifiée.

— Va-t’en donc, et, si tu remplis fidèlementma commission et que tu reviennes ici ensuite,tu y trouveras de la chair de Saxon à meilleurmarché que celle du porc chez les étaliers deSheffield. Écoute, tu me fais l’effet d’un joyeuxconfesseur. Reviens ici après le combat, tu au-ras autant de vin de Malvoisie à boire qu’il enfaudrait pour noyer tout ton monastère.

— Assurément, nous nous reverrons, ré-pondit Cédric.

— En attendant, prends ceci, continua leNormand.

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Et il glissa un besant d’or dans la main deCédric, puis ajouta :

— Rappelle-toi que, si tu manques à ta pa-role, j’enlèverai ton capuchon et la peau qu’ilcouvre.

— Et je te donnerai pleine permission defaire l’un et l’autre, répondit Cédric en sortantde la poterne et s’avançant à grandes enjam-bées dans la plaine, si, lorsque nous nous re-trouverons, je ne mérite pas davantage.

Alors, se tournant vers le château, il jeta lebesant d’or au baron et s’écria :

— Normand hypocrite ! que ton argent pé-risse avec toi !

Front-de-Bœuf n’entendit pas ces paroles ;mais l’action lui fut suspecte.

— Archer, dit-il au garde placé sur le rem-part, envoie-moi une flèche au travers du frocde ce moine. Mais attends, dit-il au momentoù ce serviteur bandait son arc ; il faut nous

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fier à lui, puisque nous n’avons rien de mieuxà faire. Je pense qu’il n’osera pas me trahir. Aupis aller, je pourrai traiter avec ces chiens deSaxons, qui sont ici en sûreté dans leurs che-nils. Holà ! Gilles le geôlier ! qu’on amène de-vant moi Cédric de Rotherwood et l’autre ma-nant son compagnon ; je veux dire celui deConingsburg, cet Athelsthane-là, ou bien com-ment le nomme-t-on ? Leurs noms seuls em-plissent la bouche d’un chevalier normand, etsentent pour ainsi dire le lard. Qu’on me serveun gobelet de vin, comme disait le joyeuxprince Jean, afin que je me rince la bouche.Portez-le dans l’arsenal et conduisez-y les pri-sonniers.

Ces ordres furent exécutés, et, en entrantdans cette salle gothique où se trouvaient sus-pendues bien des dépouilles gagnées par sapropre valeur ou par celle de son père, il trouvaun pot de vin sur la table massive de chêne,et les deux Saxons captifs, sous la garde dequatre de ses gens.

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Front-de-Bœuf but à longs traits, et ensuiteil s’adressa aux prisonniers. La manière dontWamba avait tiré son bonnet sur sa figure, lechangement de costume, l’obscurité de la salleet la connaissance imparfaite qu’avait le barondes traits de Cédric (celui-ci évitait les voisinsnormands et sortait rarement de ses propresdomaines), l’empêchèrent de découvrir que leplus important de ses captifs s’était échappé.

— Vaillants Anglais ! s’écria Front-de-Bœuf,êtes-vous contents de l’accueil qu’on vous afait à Torquilstone ? Savez-vous encore ce queméritent votre surquedy et outrecuidance(23)

pour vous être moqués de la fête d’un princede la maison d’Anjou ? Avez-vous oublié com-ment vous avez reconnu l’hospitalité imméri-tée du loyal Jean ? Par Dieu et par saint De-nis ! si vous ne payez pas une riche rançon, jevous suspendrai par les pieds aux barreaux defer de ces fenêtres, jusqu’à ce que les milans etles corbeaux aient fait de vous des squelettes !Parlez, chiens de Saxons : que m’offrez-vous

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pour vos misérables vies ? Que dites-vous, sirede Rotherwood ?

— Je n’offre pas une obole, moi, réponditle pauvre Wamba ; et, pour ce qui concernema suspension par les pieds, ma cervelle ayantété placée, dit-on, sens dessus dessous depuisque je me coiffe du béguin, si on me renverse,cela la remettra peut-être à la place qui luiconvient.

— Par sainte Geneviève ! s’écria Front-de-Bœuf, qui avons-nous ici ?

Et, d’un revers de la main, il enleva le bon-net de Cédric de la tête du bouffon ; et, ouvrantson collet, il découvrit la marque fatale de laservitude, c’est-à-dire un collier d’argent au-tour de son cou.

— Gilles, Clément, chiens de varlets !s’écria le Normand furieux, qui donc m’avez-vous amené ici ?

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— Je pense pouvoir vous le dire, dit de Bra-cy, qui venait d’entrer dans la salle. C’est lebouffon de Cédric, qui a livré un combat si virilà Isaac d’York sur une question de préséance.

— Je déterminerai cette question pourl’une et l’autre, dit Front-de-Bœuf. Ils serontpendus à la même potence, à moins que sonmaître et ce porc de Coningsburg ne veuillentbien racheter leur vie. Leur richesse est bienla moindre chose qu’ils puissent abandonner. Ilfaut qu’ils emmènent aussi avec eux les bandesqui assiègent le château, qu’ils renoncent àleurs privilèges prétendus, et qu’ils vivent sousnos ordres comme des serfs et des vassaux,trop heureux si, dans l’ère nouvelle qui va s’ou-vrir, nous leur laissons la respiration. Allez, dit-il à deux de ses domestiques, amenez-moi ici levrai Cédric, et, pour cette fois, j’excuserai d’au-tant plus votre méprise, que vous n’avez faitque prendre un fou pour un franklin saxon.

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— Oui ; mais, dit Wamba, Votre Excellencechevaleresque va retrouver qu’il y a plus defous que de franklins parmi nous.

— Que veut dire ce drôle ? demanda Front-de-Bœuf en regardant ses domestiques, qui,lentement et à contrecœur, avouèrent que, sice n’était pas là Cédric, ils ne savaient ce qu’ilétait devenu.

— De par tous les saints du paradis ! s’écriade Bracy, il se sera échappé sous les vêtementsdu moine.

— De par tous les diables d’enfer ! rugitFront-de-Bœuf, c’était donc le porc de Rother-wood que j’ai conduit à la poterne et congédiémoi-même ? Et toi, continua-t-il en s’adressantà Wamba, toi dont la folie a su déjouer la sa-gesse d’idiots encore plus imbéciles que toi,je te donnerai les ordres sacrés, je raserai toncrâne !… Ici ! qu’on lui arrache la peau de latête, et qu’on le lance ensuite par-dessus les

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créneaux. La plaisanterie est donc ton métier !Ose maintenant faire le bouffon ?

— Vous agissez envers moi mieux que jen’osais espérer, sire chevalier, dit en pleurni-chant le pauvre Wamba, dont les habitudesbouffonnes étaient invincibles, même devant laperspective d’une mort immédiate. En me don-nant le bonnet rouge dont vous parlez, d’unsimple moine vous faites un cardinal.

— Le pauvre diable, dit de Bracy, a résolude mourir dans sa profession. Front-de-Bœuf,vous ne le tuerez pas. Donnez-le-moi pour di-vertir mes francs compagnons. Qu’en dis-tu,drôle ? Veux-tu accepter le pardon et m’ac-compagner à la guerre ?

— Oui, avec la permission de mon maître,dit Wamba ; car, voyez-vous cela, ajouta-t-il entouchant son collier, je ne puis le quitter sansson consentement.

— Oh ! une scie normande aura bientôtcoupé un collier saxon, répondit de Bracy.

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— Oui, noble chevalier, dit Wamba, et ainsidit le proverbe : « Scie normande sur le chêneanglais ; joug normand sur le cou anglais ;cuiller normande dans le plat anglais ; l’Angle-terre régie suivant le caprice des Normands. »Adieu le bonheur de l’Angleterre, tant qu’ellene sera pas débarrassée de ces quatre fléaux.

— Tu es bien bon, en vérité, de Bracy,s’écria Front-de-Bœuf, de rester à écouter lejargon d’un fou quand notre ruine se prépare.Ne comprends-tu pas que la manière dont nousavons voulu communiquer avec nos amis dudehors a été déjouée par ce même gentil-homme bigarré dont tu te déclares le protec-teur ?… À quoi pouvons-nous nous attendremaintenant, si ce n’est à un assaut immédiat ?

— Aux créneaux alors ! dit de Bracy. Quandm’as-tu jamais vu plus grave qu’au momentd’une bataille ? Préviens le templier, là-bas, etqu’il se batte seulement à moitié aussi bienpour sa vie qu’il l’a fait pour son ordre. Gagne

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toi-même les murailles ; moi, je vais faire unpetit effort à ma manière, et je te promets queles outlaws saxons pourraient aussi bien tenterd’escalader le ciel que de prendre d’assaut lechâteau de Torquilstone. Au surplus, si tu veuxtraiter avec les bandits, que n’emploies-tu lamédiation de ce digne franklin qui paraîtcontempler avec tant de recueillement ton potde vin ? Tiens, continua-t-il en s’adressant àAthelsthane et en lui présentant une coupepleine de vin, lave ton gosier avec cette nobleliqueur, et prends des forces pour nous dire ceque tu veux faire pour obtenir ta liberté.

— Ce qu’un homme de race, réponditAthelsthane, peut faire sans déshonneur. Ren-voyez-moi libre avec mes compagnons, et jepaierai une rançon de mille marcs.

— Et nous garantis-tu la retraite de cette liede gens qui bourdonnent autour du château,contrairement à la paix de Dieu et du roi ? de-manda Front-de-Bœuf.

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— Je ferai tout ce qui dépendra de moi pourles y déterminer, et je ne doute pas que monpère Cédric ne fasse son possible pour me ve-nir en aide.

— Nous voilà donc d’accord, dit Front-de-Bœuf. Toi et les tiens, vous serez remis en li-berté, et la paix sera rétablie de part et d’autre,moyennant le paiement de mille marcs d’ar-gent. C’est une rançon légère, Saxon, et tu doiste montrer satisfait de notre modération. Maisobserve bien que le traité ne comprend pas lejuif Isaac.

— Ni la fille du juif Isaac, s’écria le templier,qui survint en ce moment.

— Ils n’appartiennent ni l’un ni l’autre à latroupe de ce Saxon, ajouta Front-de-Bœuf.

— Je serais indigne d’être appelé du nomde chrétien, répliqua Athelsthane, s’ils en fai-saient partie. Disposez de ces mécréants àvotre bon plaisir.

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— La rançon ne comprend pas non plus la-dy Rowena, ajouta de Bracy. Il ne sera pas ditqu’on m’enlèvera une si belle prise sans me ladisputer l’épée à la main.

— Notre traité ne concerne pas non plusce misérable bouffon, reprit Front-de-Bœuf. Jeprétends faire un exemple qui frappe de terreurchaque drôle qui voudrait convertir en badi-nage la chose sérieuse.

— Lady Rowena, répondit Athelsthaneavec la plus grande fermeté, est ma fiancée, etje me laisserais écarteler par des chevaux sau-vages avant de consentir à me séparer d’elle.L’esclave Wamba a aujourd’hui sauvé la vie demon père Cédric, et je perdrai la mienne plutôtque de souffrir qu’on fasse tomber un cheveude sa tête.

— Lady Rowena ta fiancée ! la fiancée d’unvassal tel que toi ! s’écria de Bracy. Saxon, turêves que les jours des sept royaumes sont re-venus. Apprends que les princes de la maison

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d’Anjou n’accordent pas leurs pupilles à deshommes d’un lignage tel que le tien.

— Mon lignage, fier Normand, répliquaAthelsthane, sort d’une source plus pure etplus ancienne que celle d’un mendiant françaisqui gagne sa vie en vendant le sang des voleursqu’il a réunis sous son misérable étendard.Mes ancêtres étaient des rois forts dans laguerre et sages dans le conseil ; ils nourris-saient dans leur palais plus de centaines de su-jets loyaux que tu ne comptes d’individus à tesgages ; des rois dont la gloire a été chantéepar les ménestrels, des rois cités dans le Witte-nagemote, des rois dont les ossements ont étéensevelis sous les bénédictions des saints, etau-dessus des tombeaux de qui de magnifiqueséglises se sont élevées.

— Qu’as-tu à répondre, de Bracy ? ditFront-de-Bœuf, très satisfait de la riposte queson compagnon venait de recevoir. Le Saxont’a touché bel et bien.

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— Bel et bien, comme peut frapper un cap-tif, dit de Bracy avec une feinte insouciance ;car celui à qui l’on a lié les mains doit avoir lalangue libre. Mais ta facilité de réplique, ajou-ta-t-il en s’adressant à Athelsthane, n’obtiendrapas la liberté de lady Rowena.

Athelsthane, qui avait déjà fait un discoursplus long qu’il n’avait l’habitude d’en faire surun sujet si intéressant qu’il fût, ne fit pas deréponse à cette dernière insulte. D’ailleurs, laconversation fut interrompue par l’arrivée d’unvalet, qui annonça qu’un moine demandait àêtre admis à la poterne, au nom de saint Ben-net.

— Au nom de saint Bennet, le prince de cesvagabonds ! s’écria Front-de-Bœuf. Est-ce unvéritable moine qui nous arrive cette fois, ouun second imposteur ? Fouillez-le, esclaves ;car, si vous vous laissez tromper encore unefois, je vous ferai arracher les yeux de leur or-

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bite et mettre à leur place des charbons ar-dents.

— Je supporterai toute la rigueur de votrecolère, monseigneur, répondit Gilles, si celui-cin’est pas un véritable tonsuré. Votre écuyer Jo-celyn, qui le connaît bien, vous dira que c’est lefrère Ambroise, moine au service du prieur deJorvaulx.

— Qu’on l’introduise ! dit Front-de-Bœuf. Ilest très probable qu’il nous apporte des nou-velles de son joyeux maître. Il faut que lediable soit en vacances et que les prêtressoient relevés de leurs devoirs, puisqu’ilsrôdent ainsi par le pays. Qu’on éloigne les pri-sonniers, et, quant à toi, Saxon, réfléchis à ceque tu viens d’entendre !

— Je demande, répondit Athelsthane, àêtre honorablement traité dans ma prison, età y recevoir les soins et les attentions quiconviennent à mon rang et à un homme quiest en pourparlers pour sa rançon. En outre, je

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somme celui qui se considère comme le plusbrave d’entre vous de me rendre raison de l’at-tentat commis contre ma liberté. Ce défi t’a dé-jà été apporté par ton écuyer, tu l’as reçu et tudois y répondre ; voici mon gant.

— Je ne réponds pas au cartel de mon pri-sonnier, repartit Front-de-Bœuf, et tu n’y ré-pondras pas non plus, Maurice de Bracy.

» Gilles, continua-t-il, suspends le gant dufranklin à un de ces bois de cerf ; il y resterajusqu’à ce que son maître ait reconquis sa li-berté. Si alors il ose le réclamer, ou s’il soutientqu’il a été fait illégalement mon prisonnier, parle baudrier de saint Christophe ! il aura à parlerà un homme qui n’a jamais refusé de se mesu-rer avec son ennemi, soit à pied, soit à cheval,seul ou à la tête de ses vassaux.

On emmena les prisonniers saxons, et, aumême moment, on introduisit le frère Am-broise, qui paraissait en proie à une grande agi-tation.

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— Voici le vrai Pax vobiscum, dit Wamba enpassant à côté du révérend frère. Les autresn’en étaient que la contrefaçon.

— Sainte Mère ! s’écria le moine en s’adres-sant aux chevaliers assemblés, je suis enfin ensûreté dans une société chrétienne.

— Oui, tu es en sûreté, répliqua de Bracy ;et, quant aux chrétiens devant lesquels tu tetrouves, voici le redoutable baron RéginaldFront-de-Bœuf, qui a les juifs en horreur, et lebon chevalier du Temple Brian de Bois-Guil-bert, dont le métier est de tuer des Sarrasins…Ce sont là de bonnes preuves de chrétienté, etje n’en connais pas de meilleures à offrir.

— Vous êtes les amis et les alliés de notrerévérend père en Dieu Aymer, prieur de Jor-vaulx, dit le moine, sans remarquer le ton dela réponse de de Bracy. Vous lui devez secourset protection par votre foi de chevaliers et parvotre piété chrétienne. Car que dit le grandsaint Augustin, dans son traité De civitate Dei ?

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— Que dit le diable ? interrompit Front-de-Bœuf ; ou plutôt que veux-tu, sire prêtre ?Nous n’avons guère le temps d’écouter les cita-tions tirées des saints pères !

— Sancta Maria ! s’écria le père Ambroise,comme ils sont prompts à la colère, ces laïquesprofanes ! Mais je dois vous faire connaître,braves chevaliers, que certains scélérats, as-sassins, sans égard pour la sainteté de Dieu etsans respect pour son Église, et sans vénéra-tion pour la bulle du Saint-Siège Si quis, sua-dente diabolo…(24)

— Sire moine, s’écria le templier, nous sa-vons tout cela ou nous le devinons. Dis-noussimplement si ton maître le prieur a été fait pri-sonnier et entre quelles mains il se trouve.

— Assurément, dit Ambroise, il est entre lesmains des hommes de Bélial, qui infestent cesbois et qui méprisent le texte sacré : « Ne tou-chez point à l’oint du Seigneur, et ne faites pasde mal à mes prophètes. »

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— Voici un nouvel argument pour nosépées, messires, dit Front-de-Bœuf en se tour-nant vers ses compagnons. Ainsi, au lieu denous envoyer quelques secours, le prieur deJorvaulx nous en demande. Un homme estbien secondé par ces paresseux prélats lors-qu’ils se trouvent eux mêmes dans le danger.Mais parle, moine ! dis-nous une bonne fois ceque ton maître attend de nous.

— Sous votre bon plaisir, monseigneur, ona mis la main sur Sa Révérence notre pieuxprieur, en dépit de la bulle que j’ai déjà citée ;et les hommes de Bélial, ayant pillé ses coffreset ses sacs, l’ont dépouillé de deux cents marcsd’or pur et raffiné. Ils demandent, en outre,une forte somme avant de le laisser sortir deleurs mains infidèles. C’est pourquoi le révé-rend père en Dieu vous prie, comme sesmeilleurs amis, de venir à son aide, soit enpayant la rançon qu’on exige de lui, soit par lavoie des armes, à votre discrétion.

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— Que le diable emporte le prieur ! s’écriaFront-de-Bœuf. Il faut que ses libations du ma-tin aient été fréquentes ! Où ton maître a-t-il vuqu’un baron normand ouvrît sa bourse pour se-courir un prélat dont les sacs sont dix fois pluslourds que ne peuvent l’être les siens ? Et com-ment pourrions-nous le délivrer par la force,nous qui sommes inférieurs en nombre et qui àchaque instant attendons un assaut ?

— Et voilà justement ce que j’allais vousdire, répondit le moine, mais vous êtes tropprompt et ne me donnez pas le temps. QueDieu ait pitié de moi ! Je suis vieux, et la vue deces outlaws suffit pour troubler le cerveau d’unvieillard. Néanmoins, il est vrai qu’ils formentun camp et qu’ils élèvent un retranchementvis-à-vis des murs de ce château.

— Aux remparts ! s’écria de Bracy, etvoyons ce que ces rustres font au-dehors.

En disant ces mots, il ouvrit une fenêtregrillée qui donnait sur une espèce de plate-

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forme ou balcon saillant, et, de là, il cria à ceuxqui étaient dans la salle :

— Par saint Denis ! les nouvelles du vieuxmoine sont vraies. Ils avancent des manteletset des palisses(25), et les archers se groupentsur la lisière du bois comme un sombre nuageavant la tempête.

Réginald Front-de-Bœuf, ayant regardé àson tour dans la campagne, saisit aussitôt soncor de chasse, et, après en avoir tiré un son ai-gu et prolongé, il ordonna à ses hommes de serendre à leur poste sur les remparts.

— De Bracy, veille du côté de l’orient, oùles murailles ont le moins d’élévation. NobleBois-Guilbert, ton métier t’a appris l’art de l’at-taque et de la défense, surveille le côté occi-dental. Quant à moi, je vais me rendre à latourelle. Toutefois, ne bornez pas vos mouve-ments à un seul endroit, mes nobles amis. Au-jourd’hui, il nous faut être partout et nous mul-tiplier autant que possible, de manière à porter

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par notre présence secours et confiance par-tout où l’attaque sera la plus vive. Nous avonspeu de bras ; mais nous pourrons suppléer ànotre petit nombre par l’activité et par le cou-rage, puisque nous n’avons affaire qu’à des ma-nants et à des vagabonds.

— Mais, nobles chevaliers, s’écria le pèreAmbroise, au milieu du fracas et de la confu-sion occasionnés par les préparatifs de la dé-fense, n’y a-t-il personne d’entre vous quiveuille écouter le message du révérend père enDieu Aymer, prieur de Jorvaulx ? Je vous enprie, écoutez-moi, noble sire Réginald !

— Adresse tes prières au Ciel, répondit lefarouche Normand ; car, nous qui sommes surterre, nous n’avons pas le temps de les écouter.

» Holà ! Anselme, aie soin que la poix etl’huile bouillantes soient prêtes à être verséessur la tête de ces audacieux. Veille aussi à ceque les arbalétriers ne manquent pas de vire-tons. Qu’on arbore ma bannière portant la tête

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du vieux taureau. Ces bandits verront bientôt àqui ils ont affaire aujourd’hui.

— Mais, noble sire, continua le moine, per-sévérant dans ses efforts pour attirer l’atten-tion de Réginald, songez à mon vœu d’obéis-sance et laissez-moi m’acquitter de la missionde mon supérieur !

— Emmenez ce bavard ! dit Front-de-Bœuf ; enfermez-le dans la chapelle ; il dira sonrosaire jusqu’à la fin de cette échauffourée. Cesera une chose nouvelle pour les saints de Tor-quilstone d’entendre des Ave et des Pater ; ilsne se seront pas vus à pareille fête, je crois, de-puis qu’ils sont sortis de leur bloc de pierre.

— Ne blasphème pas ces respectablessaints, sire Réginald, dit Bracy ; nous auronsaujourd’hui besoin de leur aide pour venir àbout de cette canaille.

— Je n’attends pas de secours de leur part,répondit Front-de-Bœuf, à moins que nous neles lancions du haut des créneaux sur la tête

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des bandits. Il y a là-bas un vieux saint Chris-tophe hors de service qui suffirait à lui seulpour écraser toute une compagnie.

Pendant cette conversation, le templieravait suivi de l’œil les dispositions des assié-geants avec plus d’attention que le brutalFront-de-Bœuf et que son étourdi compagnon.

— Par la foi de mon ordre ! s’écria-t-il, ceshommes font leurs apprêts avec plus de dis-cipline qu’on n’aurait pu en attendre de leurpart, quelle que soit la source d’où elle leurvienne. Voyez avec quelle adresse ils profitentde chaque abri que leur offrent les arbres etles buissons, pour éviter les coups de nos ar-balétriers. Je ne vois parmi eux ni bannières niétendards, et cependant je gagerais ma chaîned’or qu’ils sont conduits par quelque noble che-valier ou gentilhomme habile dans la tactiquede la guerre.

— Je l’entrevois, s’écria de Bracy ; je voisflotter la crête du casque d’un chevalier et re-

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luire son armure. Regardez cet homme de tailleélevée, en cotte de mailles noire, qui s’occupeà disposer là-bas cette troupe de canaillesd’yeomen. Par saint Denis ! je crois que c’estcelui que nous avons surnommé le Noir fai-néant, et qui t’a désarçonné, Front-de-Bœuf,dans le tournoi d’Ashby.

— Tant mieux ! répliqua Front-de-Bœuf ; ilvient sans doute pour me donner ma revanche.Il faut que ce soit quelque misérable de baslieu, pour n’avoir pas osé réclamer le prix dutournoi que le hasard lui avait fait obtenir. Jel’aurais vainement cherché là où les chevalierset les nobles rencontrent leurs adversaires, etje suis vraiment charmé qu’il se soit montré aumilieu de ces vils yeomen.

Les signes manifestes de l’approche immé-diate de l’ennemi coupèrent court à la conver-sation.

Les chevaliers se rendirent chacun à leurposte, à la tête du petit nombre de combattants

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qu’ils avaient pu réunir, nombre qui n’était pas,à beaucoup près, suffisant pour défendre toutel’étendue des murailles. Ils n’en attendirent pasmoins avec une froide résolution l’assaut dontils étaient menacés.

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Chapitre XXVIII.

Il faut que notre histoire rétrograde dequelques pages, afin d’instruire le lecteur decertains faits importants qui le mettront àmême de comprendre la suite de ce véridiquerécit. Sa propre intelligence lui a sans doutefait soupçonner que, lorsque Ivanhoé, tombédans la lice, semblait abandonné de tout lemonde, ce furent les importunités de Rébeccaqui décidèrent son père à faire transporter cejeune et vaillant guerrier dans la maison queles juifs habitaient provisoirement dans le fau-bourg d’Ashby.

Il n’eût pas été difficile, en toute autre occa-sion, de persuader à Isaac de faire cette bonneaction, car son cœur était celui d’un homme

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doux et humain ; mais il avait aussi les préju-gés et les scrupules de sa race persécutée, etc’était là ce qu’il fallait vaincre.

— Bienheureux Abraham ! s’écria-t-il, c’estun brave jeune homme, et mon cœur saigne devoir le sang couler sur son riche hoqueton bro-dé et sur son corselet d’étoffe précieuse ; maisl’emporter dans notre maison, ma fille, y as-tu bien réfléchi ? C’est un chrétien, et, d’aprèsla loi de Moïse, nous ne devons trafiquer avecl’étranger et les gentils que pour les profits denotre commerce.

— Ne parlez pas ainsi, mon cher père, répli-qua Rébecca ; nous ne devons pas, à la vérité,nous mêler avec eux dans les banquets et dansles fêtes ; mais, quand il est blessé et malheu-reux, le gentil devient le frère du juif.

— Je voudrais savoir ce que le rabbin JacobBen-Tudela en dirait, répondit Isaac ; néan-moins, le brave jeune homme ne doit pas

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perdre tout son sang. Que Seth et Ruben letransportent donc à Ashby.

— Non, qu’on le dépose dans ma litière, ditRébecca ; je monterai sur l’un des palefrois.

— Ce serait t’exposer aux regards indis-crets de ces chiens d’Ismaël et d’Edom, dit àvoix basse Isaac, en lançant un regard de dé-fiance sur la foule de chevaliers et d’écuyersqui les environnait.

Mais Rébecca était déjà occupée à mettreà exécution son projet charitable sans écouterles paroles de son père. Enfin Isaac, saisissantla manche de son manteau, s’écria de nouveaud’une voix troublée :

— Par la barbe d’Aaron ! qu’arrivera-t-il sice jeune homme meurt ? S’il périt entre nosmains, ne serons-nous pas accusés de sa mortet mis en lambeaux par la multitude ?

— Il ne mourra pas, mon père ! s’écria Ré-becca en se dégageant doucement de l’étreinte

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d’Isaac. Il ne mourra pas, à moins que nous nel’abandonnions ; et, si nous le faisions, nous se-rions alors vraiment responsables de son sangenvers Dieu et les hommes.

— Non, dit Isaac lâchant sa fille ; il me faitautant de peine de voir couler son sang que sichaque goutte était un besant d’or tombé dema propre bourse. Je n’ignore pas, d’ailleurs,que les leçons de Myriam, fille du rabbin Ma-nassès, de Byzance, dont l’âme est au ciel, t’ontrendue habile dans l’art de guérir, et que tuconnais les vertus des herbes et la force desélixirs. Par conséquent, fais ce que ton esprit teconseille. Tu es une bonne fille, une bénédic-tion, une couronne de gloire et un cantique deréjouissance pour moi, pour ma maison et pourle peuple de mes pères !

Toutefois les inquiétudes d’Isaac n’étaientpas mal fondées ; la généreuse bienveillance etla reconnaissance de sa fille l’exposèrent, à son

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retour à Ashby, aux regards profanes de Briande Bois-Guilbert.

Le templier passa et repassa plusieurs fois àcôté d’eux sur la route, fixant son regard hardiet ardent sur la belle juive, et nous avons dé-jà vu les conséquences de l’admiration causéepar ses charmes, quand un accident la jeta aupouvoir de ce voluptueux sans principes.

Rébecca ne perdit pas de temps pour fairetransporter le malade dans leur demeure pro-visoire, et se mit à examiner et à bander lesblessures de ses propres mains. Les jeunes lec-teurs de romances et de ballades romantiquesse rappelleront sans peine que, dans cessiècles obscurs, comme on les appelle, lesfemmes étaient initiées aux mystères de la chi-rurgie, et que souvent le vaillant chevalierconfiait le soin de ses blessures à celle dont lesyeux avaient encore plus profondément blesséson cœur.

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Mais les juifs des deux sexes possédaientet pratiquaient la science médicale dans toutesses branches, et les monarques et les puissantsbarons du temps s’abandonnaient fréquem-ment aux soins de quelque personne expéri-mentée de cette race maudite lorsqu’ils étaientblessés ou malades.

Le secours des médecins juifs était recher-ché avec empressement, bien qu’il existât par-mi les chrétiens un soupçon général que lesrabbins juifs étaient profondément versés dansles sciences occultes, et surtout dans l’art ca-balistique, qui tirait son nom et son originedes études des sages d’Israël. De leur côté,les rabbins ne désavouaient pas non plus cetteconnaissance des sciences surnaturelles, quin’ajoutait rien à la haine qu’on portait à leur na-tion, tandis qu’elle avait pour effet de diminuerle mépris qui se mêlait à cette malveillance.

Un magicien juif était peut-être aussi abhor-ré qu’un usurier juif, mais il ne pouvait être

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méprisé au même degré. Il est encore pro-bable, quand on énumère les cures surpre-nantes qu’ils ont, dit-on, opérées, que les juifspossédaient quelques secrets dans l’art de gué-rir qui leur étaient particuliers, et que, avecl’esprit exclusif qui provenait de leur condition,ils avaient grand soin de cacher aux chrétiensparmi lesquels ils vivaient.

La belle Rébecca avait été soigneusementélevée dans toutes les connaissances quiconvenaient à sa tribu, et son esprit actif et sa-gace les avait retenues, méditées et étenduesau-delà de ce qu’on aurait pu attendre de sonâge, de son sexe et même du siècle où elle vi-vait.

Elle tenait ses connaissances dans l’art deguérir d’une vieille juive, Myriam, fille de l’undes plus célèbres docteurs israélites, laquelleaimait Rébecca comme son propre enfant, etqui, à ce qu’on croyait, lui avait communiquédes secrets qu’elle tenait elle-même de son sa-

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vant père. Il est vrai que le sort de Myriamavait été d’être sacrifiée au fanatisme del’époque ; mais ses secrets lui avaient survécudans son habile pupille.

Rébecca, également distinguée par sesconnaissances et par sa beauté, était universel-lement révérée et admirée de sa tribu, qui laregardait presque comme une de ces femmesélues dont parle l’Écriture. Son père lui-même,par un respect pour ses talents qui se mêlait in-volontairement à son affectation sans bornes,laissait à la jeune fille plus de liberté que n’enaccordaient habituellement aux personnes deson sexe les mœurs de son peuple. Il était, ain-si que nous venons de le voir, fréquemmentguidé par l’opinion de sa fille, qu’il suivaitmême de préférence à la sienne.

Lorsque Ivanhoé fut transporté à l’habita-tion d’Isaac, il était encore évanoui, à cause dela grande perte de sang qu’il avait subie pen-dant sa lutte dans la lice.

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Rébecca examina ses blessures, et, luiayant appliqué des remèdes salutaires pres-crits par son art, elle dit à son père que, si onpouvait arrêter la fièvre, qu’elle redoutait fortpeu vu la perte de sang, et si le baume de My-riam conservait sa vertu, il n’y aurait rien àcraindre pour la vie de son hôte, qui serait enétat de partir avec eux pour York le jour sui-vant.

Isaac parut un peu contrarié de cette nou-velle. Sa charité aurait bien désiré s’arrêter àAshby, où il aurait voulu laisser le chrétienblessé, pour qu’on le soignât dans la maisonqu’il habitait, en assurant l’israélite à qui elleappartenait que toutes les dépenses néces-saires lui seraient religieusement remboursées.Mais Rébecca opposa à ce plan plus d’une rai-son ; nous n’en mentionnerons que deux, quifurent d’un grand poids auprès d’Isaac.

La première, c’est qu’elle ne voulait d’au-cune manière confier la fiole de baume pré-

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cieux aux mains d’une autre personne, fût-cemême à une personne de sa propre tribu, depeur que le précieux secret ne fût découvert ;l’autre, c’est que ce chevalier blessé, Wilfridd’Ivanhoé, était un favori de Richard Cœur-de-Lion, et que, dans le cas où le monarque re-viendrait, Isaac, qui avait fourni à son frèreJean le trésor dont il avait eu besoin pour exé-cuter ses desseins de rébellion, aurait grandbesoin d’un protecteur puissant auprès de Ri-chard.

— Tout cela est bien vrai, Rébecca, ditIsaac cédant à la force des arguments ; ce se-rait offenser le Ciel que de trahir les secrets del’honorable Myriam ; car les biens que le Cielnous donne ne doivent pas être prodigués sansmesure aux autres, que ce soient des piècesd’or ou des shekels d’argent, ou les secretsmystérieux d’un savant médecin. Assurément,il faut les conserver à ceux à qui la Providencea daigné les transmettre. Et quant à celui queles Nazaréens d’Angleterre appellent Richard

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Cœur-de-Lion, il vaudrait certes mieux pourmoi que je tombasse entre les griffes d’un lionfurieux d’Idumée, qu’entre les mains de ce Ri-chard, pour peu qu’il ait connaissance de mestrafics avec son frère. C’est pourquoi je prêtel’oreille à ton conseil, et ce jeune homme nousaccompagnera à York. Notre foyer sera le sienjusqu’à ce que ses blessures soient guéries. Et,si l’homme au cœur de lion revient dans cepays, ainsi que l’annonce la rumeur publique,alors ce Wilfrid Ivanhoé sera pour moi commeun mur de défense, lorsque le courroux du roisévira contre son frère. Et, s’il ne revient pas,ce même Wilfrid pourra néanmoins nous rem-bourser nos frais quand il aura gagné des tré-sors par la force de sa lance et de son épée,ainsi qu’il l’a fait hier et aujourd’hui ; car lejeune homme est bon, il est exact dans seséchéances, et il restitue ce qu’il emprunte. Ilsecourt aussi l’israélite, même l’enfant de lamaison de mon père, lorsque celui-ci est en-touré de bandits audacieux et des fils de Bélial.

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Ce ne fut que vers la fin de la soiréequ’Ivanhoé reprit ses sens. Il se réveilla d’unsommeil agité et entrecoupé par les impres-sions confuses qui accompagnent toujours unlong évanouissement.

Il ne put, pendant quelque temps, se rap-peler exactement les circonstances qui avaientprécédé sa chute dans la lice, ou s’expliquer lachaîne des événements dans lesquels il s’étaittrouvé engagé la veille. Aux souffrances que luicausaient ses blessures se mêlait le souvenirde coups donnés et reçus, de coursiers lancésles uns contre les autres, tantôt renversés, tan-tôt renversant, de cris, de cliquetis d’armes, etde tout le tumulte assourdissant d’une batailleconfuse. Il fit avec succès un effort pour ouvrirle rideau de son lit, effort que sa blessure ren-dait douloureux.

À sa grande surprise, il se trouva dans unesalle magnifiquement meublée, mais où, aulieu de chaises, il y avait des coussins ; grâce

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à mille autres détails, les habitudes de la vieorientale dominaient tellement dans cettechambre, qu’il commença à se demander s’iln’avait pas été, pendant son sommeil, trans-porté une seconde fois sur la terre de Palestine.Ce doute devint presque une certitude,lorsque, la tapisserie ayant été soulevée, uneforme féminine, richement vêtue d’un costumequi participait plus du goût oriental que de ce-lui de l’Europe, se glissa par la porte, suivied’un domestique nègre.

Au moment où le chevalier blessé allaits’adresser à cette belle apparition, elle lui im-posa silence en mettant son doigt sur seslèvres vermeilles. Tandis que le serviteur, s’ap-prochant de lui, se mettait à découvrir le côtéd’Ivanhoé, la belle juive s’assura que le ban-dage était à sa place et que la blessure allaitbien.

Elle remplit cet office avec une simplicitégracieuse et une dignité modeste qui, même

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aux temps les plus civilisés, auraient pu enle-ver à cette tâche tout ce qu’elle avait de répu-gnant pour la délicatesse d’une femme. L’idéed’une personne si jeune et si belle, occupéeà soigner un malade ou à panser la blessured’une personne d’un sexe différent, disparut,pour faire place à celle d’un être bienfaisantdispensant les secours pour soulager la dou-leur et détourner le coup de la mort.

Rébecca donna quelques courtes instruc-tions en langue hébraïque au vieux serviteur,et celui-ci, qui l’avait fréquemment assistée enpareille circonstance, lui obéit sans répliquer.

Les accents d’une langue inconnue,quelque discordants qu’ils pussent paraître,produisaient dans la bouche de la belle Rébec-ca l’effet romanesque et délicieux que l’ima-gination attribue aux charmes prononcés parquelque fée bienfaisante.

Ils étaient, à la vérité, inintelligibles àl’oreille ; mais ils touchaient et subjuguaient le

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cœur par la douceur de la prononciation et lesregards bienveillants qui les accompagnaient.

Sans essayer de faire aucune question,Ivanhoé les laissa silencieusement prendre lesmesures qu’ils jugeaient convenables pour as-surer son rétablissement ; et ce ne fut que lors-qu’ils eurent terminé, et que la douce vision futsur le point de disparaître, qu’il céda enfin à sacuriosité.

— Douce jeune fille, dit-il en arabe, car sesvoyages en Orient lui avaient rendu cettelangue familière, et il pensait que cette char-mante femme, ornée du turban et du cafetan,serait plus à même de comprendre cet idiomeque tout autre ; je vous en prie, douce damoi-selle, que votre courtoisie…

Mais il fut interrompu par son aimable mé-decin, et un sourire à peine réprimé dessinadeux fossettes sur un visage dont l’expressionhabituelle était celle de la mélancolie et de lacontemplation.

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— Je suis Anglaise, messire chevalier, et jeparle la langue anglaise, bien que mon cos-tume et ma race appartiennent à un autre cli-mat.

— Noble damoiselle… reprit de nouveau lechevalier Ivanhoé. Et, une seconde fois, Rébec-ca se hâta de l’interrompre.

— Ne me donnez pas, sire chevalier, dit-elle, l’épithète de noble. Il est bon que vous sa-chiez tout de suite que votre servante est unepauvre juive, la fille de cet Isaac d’York pourlequel vous vous êtes tout récemment montréun bon et indulgent seigneur. Il est de son de-voir, et de ceux de sa maison, de vous rendreles soins assidus que réclame impérieusementvotre état actuel.

Je ne sais si la belle Rowena eût été trèssatisfaite de l’espèce d’émotion avec laquelleson chevalier dévoué avait jusqu’alors contem-plé les beaux traits, la taille svelte et les yeuxbrillants de l’aimable Rébecca, yeux dont

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l’éclat était ombragé, et pour ainsi dire adoucipar une bordure de cils longs et soyeux, etqu’un ménestrel eût comparés à l’étoile du soirlançant ses rayons à travers un bocage de jas-mins.

Mais Ivanhoé était trop bon chrétien pourconserver des sentiments de cette nature en-vers une juive. Rébecca avait prévu ce revire-ment, et c’est dans cette intention qu’elle s’étaithâtée de lui faire connaître le nom et la castede son père. Cependant, car la belle et sagefille d’Isaac n’était pas exempte de toute fai-blesse féminine, elle ne put s’empêcher de sou-pirer intérieurement quand le regard d’admira-tion respectueuse, mêlée d’une teinte de ten-dresse, avec lequel jusqu’ici Ivanhoé avaitcontemplé sa bienfaitrice inconnue, eut faitbrusquement place à des manières froides,calmes et recueillies, et qui ne trahissaient quecette reconnaissance que mérite un servicerendu par une personne d’une classe infé-rieure. Ce n’est pas que le premier regard

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d’Ivanhoé eût exprimé plus que cet hommagegénéral que la jeunesse rend toujours à labeauté ; cependant, il était mortifiant pourcette jeune fille, qui n’ignorait certainementpoint ses titres à cet hommage, de voir qu’unseul mot avait suffi pour faire redescendre,comme par un charme, la pauvre Rébecca dansune classe dégradée, où ce respect ne pouvaithonorablement lui être rendu.

Mais, dans la douceur et la candeur de soncaractère, Rébecca ne fit pas un crime à Ivan-hoé de partager les préjugés de son siècle et desa religion.

Au contraire, la belle juive, bien qu’elle sûtque son malade la regardait maintenantcomme une personne réprouvée, avec laquelleil était défendu d’avoir aucune relation, sauf lesplus indispensables, ne cessa pas d’accorder àson malade les mêmes attentions patientes etdévouées.

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Elle l’informa de la nécessité où ils se trou-vaient de se rendre à York, et de la résolutionde son père de l’y transporter et de le soignerdans sa propre maison, jusqu’à ce que sa santéfût rétablie.

Ivanhoé montra pour ce projet une granderépugnance, qu’il fondait sur son désir de nepoint occasionner d’autre embarras à ses bien-faiteurs.

— N’y a-t-il pas, dit-il, à Ashby ou dansles environs, quelque franklin saxon, ou bienquelque fermier opulent qui se chargerait derecevoir chez lui un compatriote blessé, et dele garder jusqu’au moment où il pourrait re-prendre ses armes ? N’y a-t-il pas de couventde fondation saxonne où l’on pourrait me re-cevoir ? Ou bien ne pourrait-on me transporterjusqu’à Burton, où je suis sûr de trouver l’hos-pitalité chez Waltheof, abbé de Saint-Withold,dont je suis le parent ?

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— Le plus misérable abri, s’écria Rébeccaavec un sourire mélancolique, serait indubita-blement plus convenable pour vous que la de-meure d’un juif méprisé. Cependant, messirechevalier, à moins que vous ne vouliez congé-dier votre médecin, vous ne pouvez changerde logement. Notre peuple, vous le savez, saitguérir les blessures, bien que ne les infligeantpas ; et, dans notre famille surtout, il y a dessecrets qui nous ont été transmis depuis lesjours de Salomon, et dont vous ressentez déjàles heureux effets. Aucun Nazaréen, je vous endemande pardon, sire chevalier, aucun méde-cin chrétien, entre les quatre mers de la Bre-tagne, ne pourrait vous mettre à même de re-vêtir votre corselet d’ici à un mois.

— Et combien de temps te faut-il, à toi,pour me mettre en état de le porter ? demandaIvanhoé d’un ton d’impatience.

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— Huit jours, si vous daignez être patientet vous conformer à mes instructions, répliquaRébecca.

— Par Notre-Dame ! s’écria Wilfrid (etqu’elle me pardonne de la nommer en ce lieu),ce n’est pas le moment pour moi, ni pour aucunvrai chevalier, d’être alité ! Et, si tu accomplista promesse, jeune fille, je te donnerai moncasque plein de couronnes, de quelque ma-nière que je les obtienne.

— J’accomplirai ma promesse, répondit Ré-becca, et, le huitième jour, tu endosseras tonarmure, si tu veux seulement m’accorder unegrâce, au lieu de l’argent que tu me promets.

— Si c’est en mon pouvoir, et si c’est unechose qu’un chevalier, un vrai chrétien, puisseaccorder à une personne de ta religion, répon-dit Ivanhoé, je t’accorderai cette grâce avecplaisir et reconnaissance.

— Eh bien ! poursuivit Rébecca, c’est decroire dorénavant qu’un juif peut rendre de

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bons services à un chrétien, sans exiger d’autrerécompense que la bénédiction du Père cé-leste, qui a fait le juif et le gentil.

— Ce serait un péché d’en douter, repritIvanhoé, et je m’en repose entièrement sur tonadresse, sans autre scrupule et sans autre in-terrogation, fermement convaincu que, grâce àta science, je serai en état de porter mes armesdans huit jours. Et maintenant, mon aimablemédecin, dis-moi les nouvelles du dehors. Qu’ya-t-il de nouveau chez le noble Saxon Cédricet dans sa maison ? Que sait-on de la belle la-dy… (Il s’interrompit, comme s’il ne pouvaitpas prononcer le nom de Rowena dans la mai-son d’un juif.) Je veux dire de celle qui fut nom-mée reine du tournoi.

— Et qui fut choisie par vous, sire chevalier,pour exercer cette dignité, choix qui fut admiréautant que votre valeur, reprit Rébecca.

Le sang qu’Ivanhoé avait perdu empêchaune légère rougeur de colorer ses joues, car il

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sentait qu’il avait imprudemment trahi le pro-fond intérêt qu’il portait à Rowena par ses mal-adroits efforts pour le cacher.

— Ce n’est pas tant d’elle que je voulaisparler, dit-il, que du prince Jean, et je désire-rais avoir des nouvelles de mon fidèle écuyer.Pourquoi n’est-il pas ici à me veiller ?

— Permettez-moi d’user de mon autorité demédecin, répondit Rébecca, pour vous en-joindre de garder le silence et d’éviter les ré-flexions émouvantes, pendant que je vous in-formerai de ce que vous désirez savoir. Leprince Jean a suspendu le tournoi, et il estparti en toute hâte pour York, avec les nobles,les chevaliers et les prélats de son parti, aprèsavoir réuni toutes les sommes qu’ils ont pu ar-racher, par de bons ou de mauvais moyens, àceux que l’on citait comme les gens riches dupays. On dit qu’il se propose de mettre sur satête la couronne de son frère.

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— Ce ne sera pas, du moins, sans qu’onrompe une lance pour sa défense, dit Ivanhoéen se soulevant sur sa couche, quand il n’y au-rait plus qu’un seul sujet fidèle en Angleterre !Je me battrai pour les droits de Richard avec lemeilleur d’entre eux, et, s’il le faut, deux contreun.

— Mais, afin que vous, vous puissiez lefaire, dit Rébecca en lui touchant l’épaule de samain, il faut maintenant observer mes recom-mandations et rester tranquille.

— C’est vrai, jeune fille, reprit Ivanhoé, etje resterai aussi tranquille que le permettrontces temps agités. Et que savez-vous de Cédricet de sa famille ?

— Son intendant, répondit la juive, est venuil y a peu de temps, tout essoufflé, demanderà mon père certaine somme pour prix de lalaine provenant de la tonte des troupeaux deCédric, et j’ai appris de lui que Cédric et Athel-sthane de Coningsburg avaient quitté le palais

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du prince Jean profondément irrités, et qu’ilsétaient sur le point de retourner chez eux.

— Est-ce qu’une dame les accompagnait aubanquet ? demanda Wilfrid.

— Lady Rowena, dit Rébecca répondant àla question avec plus de précision qu’ellen’avait été faite, lady Rowena ne s’est pas ren-due au banquet du prince ; et, d’après ce quel’intendant nous a dit, elle s’est remise en routepour Rotherwood avec son tuteur Cédric ;quant à votre fidèle écuyer Gurth…

— Ah ! s’écria le chevalier, tu connais sonnom ? Mais oui, ajouta-t-il sur-le-champ, tu leconnais, et ce n’est pas étonnant, car c’est de tamain, et, j’en suis convaincu maintenant, de tagénéreuse bonté qu’il a reçu cent sequins, pasplus tard qu’hier.

— Ne parlons pas de cela, dit Rébecca enrougissant beaucoup ; je vois combien il est fa-cile à la langue de trahir ce que le cœur veutcacher.

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— Mais cet or, s’écria Ivanhoé gravement,mon honneur est intéressé à le rendre à votrepère !

— Il en sera ce que vous voudrez, dit Ré-becca, quand huit jours se seront écoulés ;mais ne parlez pas de cela maintenant, ni derien qui puisse retarder votre guérison.

— Soit, aimable fille, reprit Ivanhoé : il yaurait de l’ingratitude à transgresser tesordres. Mais un seul mot sur le sort du pauvreGurth, et je cesserai de te questionner.

— Il m’est pénible de vous dire, sire che-valier, répondit la juive, qu’il a été arrêté parordre de Cédric.

Et voyant le chagrin que cette révélationcausait à Wilfrid, elle ajouta aussitôt :

— Mais l’intendant Oswald m’a dit que, siune nouvelle offense ne venait pas raviver leressentiment de son maître contre lui, il étaitcertain que Cédric pardonnerait à Gurth, serf

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fidèle, qui jouissait d’une grande faveur, et quin’avait commis cette erreur que par l’amourqu’il portait au fils de Cédric. Il a dit en outreque, lui et ses camarades, et notamment Wam-ba, le bouffon, étaient résolus à laisser Gurths’évader en route, dans le cas où la colère deCédric contre lui ne se calmerait pas.

— Plaise à Dieu qu’ils persistent dans leurdessein ! s’écria Ivanhoé ; mais il semble que jesois destiné à porter malheur à tous ceux quim’ont témoigné de l’affection. Je suis honoréet distingué par mon roi, et tu vois que celuide ses frères qui lui doit le plus lève la mainpour saisir sa couronne ; mon attachement aporté malheur à la plus accomplie des femmes,et maintenant mon père, dans un accès de co-lère, va tuer ce pauvre serf pour le punir deson affection et de son dévouement à ma per-sonne. Tu vois, jeune fille, à quel être infor-tuné tu prodigues des soins. Sois prudente. etlaisse-moi partir avant que le malheur, qui s’at-

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tache à mes pas comme une meute acharnée,s’acharne également après toi.

— Non, dit Rébecca, votre faiblesse et votresouffrance, sire chevalier, vous font mécon-naître les intentions du Ciel. Vous avez été ren-du à votre pays au moment où il a le plus be-soin du soutien d’un bras fort et d’un cœurhonnête, et vous avez humilié l’orgueil de vosennemis et de ceux de votre roi quand leur ar-rogance était à son comble. Et, pour guérir vosblessures, ne voyez-vous pas que le Ciel vousa envoyé une main secourable et habile dansl’art des pansements, quoiqu’il l’ait choisie par-mi une race méprisée de tout le monde ? Ordonc, ayez bon courage, et soyez convaincuque vous êtes conservé pour faire quelque mi-racle que votre bras accomplira devant tout cepeuple. Adieu ! Et, quand vous aurez pris lamédecine que vous remettra Ruben, reposezen paix, afin d’être en état de supporter levoyage de demain.

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Ivanhoé se laissa convaincre par les rai-sonnements de Rébecca, et obéit à ses recom-mandations. La boisson que Ruben lui présentapossédait des propriétés sédatives et narco-tiques : elle procura au malade un sommeilprofond et calme.

Le lendemain matin, son charmant docteurle trouva complètement débarrassé de touteespèce de fièvre, et en était de braver les fa-tigues d’un voyage.

On le plaça dans la même litière qui l’avaitramené du tournoi, et toutes les précautionsfurent prises pour qu’il voyageât commodé-ment. Il n’y eut qu’un seul point sur lequel lessupplications mêmes de Rébecca ne purent ob-tenir les soins qu’exigeait la position du voya-geur blessé. Isaac, comme le riche voyageur dela dixième satire de Juvénal, avait toujours de-vant les yeux la crainte d’être dépouillé, parcequ’il savait qu’il serait également considérécomme bon gibier, soit par le seigneur nor-

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mand allant en maraude, soit par l’outlawsaxon. Il voyagea donc à grandes journées, nefit que de courtes haltes et des repas encoreplus courts ; de sorte qu’il dépassa Cédric etAthelsthane, qui l’avaient devancé de quelquesheures, mais qui avaient été retardés par le re-pas prolongé qu’ils avaient fait au couvent deSaint-Withold.

Cependant, telle était la vertu du baume deMyriam, ou bien telle était la force de constitu-tion d’Ivanhoé, qu’il n’éprouva de cette courseprécipitée aucun des inconvénients que son ai-mable médecin avait redoutés.

À un autre point de vue, toutefois, la préci-pitation du juif dans ce voyage fut plus exces-sive que sage. La rapidité avec laquelle il vou-lait voyager amena plusieurs querelles entre luiet l’escorte qu’il avait louée pour l’accompa-gner comme sauvegarde. Ces hommes étaientdes Saxons, et ils n’étaient nullement exemptsde cet amour traditionnel pour le bien-être et

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la bonne chère qui distingue leur nation. À l’op-posé de la situation de Shylock, ils avaient ac-cepté cet emploi dans l’espoir d’exploiter le juifopulent et ils furent très vexés en se trouvanttrompés dans leur calcul par la rapidité que lejuif voulut mettre dans son voyage. Ils se plai-gnirent aussi du risque que couraient leurs che-vaux par suite de cette marche forcée.

Enfin il s’éleva entre Isaac et son escorteune dispute fort vive sur la quantité de vinet d’ale qu’on devait allouer à chaque repas.Aussi, lorsque l’alarme fut donnée, et que ledanger qu’Isaac craignait tant, fut sur le pointde fondre sur lui, il se vit abandonné par lesmercenaires mécontents, sur la protection des-quels il avait compté, sans employer toutefoisles moyens nécessaires pour s’assurer leur at-tachement.

C’est dans cet état déplorable que le juif, safille et le malade blessé furent trouvés par Cé-dric, et, ainsi que nous l’avons déjà raconté,

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qu’ils tombèrent bientôt après entre les mainsde de Bracy et de ses confédérés.

On ne fit d’abord que peu d’attention à lalitière, et elle aurait pu être laissée sur le che-min, sans la curiosité de de Bracy, qui l’exami-na, pensant qu’elle pouvait contenir l’objet deson expédition, car lady Rowena avait gardéson voile.

Mais l’étonnement de de Bracy fut aucomble, quand il s’aperçut que la litière ren-fermait un homme blessé qui, s’imaginant êtretombé au pouvoir des outlaws saxons, prèsdesquels son nom serait une sauvegarde pourlui et ses amis, avoua franchement qu’il étaitWilfrid d’Ivanhoé.

Les idées d’honneur chevaleresque, quin’abandonnaient jamais entièrement de Bracyau milieu de ses dérèglements et de sa légère-té, l’empêchèrent de faire aucun mal au che-valier dans sa déplorable position, et lui in-terdirent également de divulguer ce secret à

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Front-de-Bœuf, qui n’aurait eu aucun scrupulede mettre à mort en toute occasion son rival,prétendant au fief d’Ivanhoé.

D’un autre côté, mettre en liberté un pré-tendant préféré au cœur de lady Rowena, ceque les événements du tournoi et l’exil de Wil-frid de la maison paternelle avaient rendu no-toire, c’était là un effort de générosité au-des-sus des forces de de Bracy. Il ne sut trouverqu’un moyen terme entre le bien et le mal, etil ordonna à deux de ses écuyers de rester au-près de la litière et de ne permettre à personnede s’en approcher. Si on les questionnait, leurmaître leur avait ordonné de dire que la litièreappartenait à lady Rowena, et qu’elle était mo-mentanément occupée par un de leurs cama-rades blessé dans l’escarmouche.

En arrivant à Torquilstone, tandis que lechevalier du Temple et le maître du châteauétaient absorbés chacun dans ses propres pro-jets, l’un convoitant les trésors du juif et l’autre

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sa fille, les écuyers de de Bracy portèrent Ivan-hoé, qui passait toujours pour un camaradeblessé, dans un appartement écarté.

Cette explication fut celle qu’ils donnèrentà Front-de-Bœuf, lorsqu’il leur demanda pour-quoi ils ne s’étaient pas rendus sur les créneauxau premier bruit d’alarme.

— Un camarade blessé ! s’écria-t-il étonnéet irrité ; il n’est pas étonnant que des manantset des yeomen deviennent assez présomptueuxpour assiéger nos châteaux, et que les paysanset les porchers envoient des cartels aux sei-gneurs, puisque des hommes d’armes sont de-venus des gardes-malades, et que les francscompagnons se tiennent près du chevet deceux qui meurent, au moment où le châteauva être envahi. Aux créneaux, fainéants et vi-lains ! s’écria-t-il en élevant sa voix de stentor,de manière à faire retentir les voûtes, aux cré-neaux ! ou je vous briserai les os avec ce gour-din.

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Les hommes répondirent en rechignantqu’ils ne demandaient pas mieux que d’alleraux créneaux, pourvu que Front-de-Bœuf vou-lût les excuser auprès de leur maître, qui leuravait commandé de soigner le moribond.

— Le moribond, misérables ! ajouta le ba-ron ; je vous promets que nous serons tous mo-ribonds, si nous ne nous défendons pas coura-geusement jusqu’à la fin. Mais je vais relever lagarde de votre scélérat de camarade ! Ici, Ur-fried ! sorcière ! démon saxon ! ne m’entends-tu pas ? Va soigner cet homme alité, puisqu’illui faut une nourrice, tandis que ces coquinsse serviront de leurs armes. Voici des arba-lètes, camarades, avec leur vindas et leurs vire-tons. Montez à la barbacane, et ayez soin quechaque vireton s’enfonce dans la cervelle d’unSaxon.

Les deux écuyers, comme la plupart deshommes de leur espèce, aimaient les hasardsde la guerre et détestaient l’inaction ; ils se ren-

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dirent joyeusement à ce poste périlleux, ainsiqu’ils en avaient reçu l’ordre, de sorte que lagarde d’Ivanhoé fut confiée à Urfried ou Ulrica.

Mais celle-ci, dont la tête bouillonnait ausouvenir des injures qu’elle avait subies, etdont le cœur ne rêvait que vengeance, se laissafacilement persuader qu’elle ferait bien de cé-der à Rébecca le soin de son malade.

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Chapitre XXIX.

L’heure du péril est aussi l’heure du dévoue-ment. Nous sommes alors entraînés, malgrénous, par l’agitation générale de notre esprit,à trahir la vivacité de sentiments que la pru-dence, dans des temps plus calmes, nous faitdu moins dissimuler si nous ne pouvons entiè-rement les étouffer. En se trouvant encore unefois près d’Ivanhoé, Rébecca fut tout étonnéede la vive émotion de plaisir qu’elle éprouvait,bien que tout ce qui les entourait annonçât ledanger et fût de nature à suggérer le désespoir.En lui tâtant le pouls et en s’informant de sasanté, sa main tremblait et ses accents trou-blés annonçaient un intérêt plus tendre qu’ellen’eût voulu le faire paraître, et ce ne fut quecette question indifférente d’Ivanhoé : « Est-ce

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vous, douce jeune fille ? » qui rappela à elle-même, et lui fit remarquer que le sentimentqu’elle éprouvait n’était pas et ne pouvait pasêtre partagé.

Un soupir lui échappa, mais il fut à peineperceptible, et les questions qu’elle fit au che-valier sur l’état de sa santé lui furent adresséessur le ton calme de l’amitié.

Ivanhoé lui répondit vivement que, sous lerapport de la santé, il se trouvait aussi bien etmieux encore qu’il n’aurait pu l’espérer.

— Grâce, ajouta-t-il, chère Rébecca, à tessoins habiles.

« Il m’appelle chère Rébecca ! dit la jeunefille en elle-même ; mais c’est d’un ton froidet indifférent, qui s’accorde mal avec le mot…Son cheval de bataille, son chien de chasse, luisont plus chers que la juive méprisée. »

— Mon esprit, jeune fille, continua Ivan-hoé, est plus agité par l’anxiété que ne l’est

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mon corps par la douleur. D’après la conver-sation de ces hommes qui, tout à l’heure, megardaient, j’ai appris que je suis prisonnier, et,à en juger par la voix rauque qui les a congé-diés tantôt pour quelque service militaire, jesuis dans le château de Front-de-Bœuf. S’il enest ainsi, quelle sera la fin de cette aventure, etcomment pourrai-je secourir Rowena et monpère ?

« Il ne parle ni du juif ni de la juive ! sedit Rébecca. Mais quels droits avons-nous à sasympathie ? Oh ! combien je suis justement pu-nie par le Ciel d’avoir permis à mes pensées dese fixer sur lui ! »

Après cette courte accusation portée contreelle-même, elle s’empressa de donner à Ivan-hoé tous les renseignements qu’elle avait re-cueillis ; mais ce qu’elle avait à lui apprendrese réduisait à ceci :

Que le templier Bois-Guilbert et le baronFront-de-Bœuf commandaient dans le château,

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et que la forteresse était cernée au-dehors ;mais cernée par qui ? elle l’ignorait. Elle ajoutaqu’il y avait, dans le château, un prêtre chré-tien qui peut-être en savait davantage.

— Un prêtre chrétien, dis-tu ? s’écria vive-ment le chevalier ; amène-le ici, Rébecca, si tule peux. Dis-lui qu’un homme malade désireprofiter de ses conseils spirituels ; dis-lui toutce que tu voudras, mais qu’il vienne ! Il fautque je fasse, il faut du moins que je tentequelque chose : et quelle déterminationprendre si j’ignore ce qui se passe au-dehors ?

Rébecca, pour se conformer aux désirsd’Ivanhoé, fit auprès de Cédric, pour leconduire dans la chambre du chevalier blessé,une tentative qui, ainsi que nous l’avons déjàvu, échoua par l’intervention d’Urfried, la-quelle avait aussi, de son côté, été aux aguetsdu prétendu moine.

Rébecca revint pour communiquer à Ivan-hoé le résultat de sa démarche.

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Ils n’eurent pas le temps de regretter cettesource d’informations ni d’imaginer un moyend’y suppléer, car le bruit dans l’intérieur duchâteau, bruit occasionné par les apprêts de ladéfense, devint plus considérable, et se chan-gea en tumulte et en clameurs de plus en plusassourdissantes.

Les pas lourds et précipités des hommesd’armes traversant la plate-forme de la tourretentissaient dans l’escalier étroit et les cor-ridors tortueux qui conduisaient aux diversesbarbacanes et aux différents points de défense.On entendait la voix des chevaliers animantleurs soldats ou dirigeant les travaux, tandisque leurs ordres étaient étouffés par le clique-tis des armes et les cris assourdissants de ceuxà qui ils s’adressaient. Quelque terribles quefussent ces bruits, rendus plus épouvantablesencore par l’événement funeste qu’ils présa-geaient, il se mêlait cependant à leur horreurun sentiment sublime que l’âme élevée de Ré-becca pouvait apprécier, même dans ce mo-

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ment de terreur. Son œil s’anima, bien que lesang eût quitté ses joues, et c’est avec un mé-lange de terreur et d’enthousiasme qu’elle ré-pétait, moitié à elle-même, moitié à son com-pagnon, ces paroles du texte sacré : « Le car-quois résonne, la lance étincelle, les bouclierss’entrechoquent, on entend le tumulte deschefs et des guerriers. »

Mais Ivanhoé était comme le coursier belli-queux dont parle ce sublime passage de l’Écri-ture, brûlant d’impatience et du désir de seprécipiter au milieu des dangers dont ce bruitétait le prélude.

— Si je pouvais seulement me traîner jus-qu’à la fenêtre, dit-il, afin de voir la lutte qui vas’engager ! Si j’avais seulement un arc pour lan-cer une flèche ou une hache d’armes pour frap-per, ne fût-ce qu’un seul coup, pour notre déli-vrance ! Mais non… vain désirs ! Je suis égale-ment sans force et sans armes.

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— Ne vous tourmentez pas, noble cheva-lier, lui dit Rébecca, le bruit vient de cessertout à coup. Peut-être ne livreront-ils pas la ba-taille.

— Tu n’y comprends rien ! reprit Wilfridavec impatience. Ce lugubre silence annonceseulement que les hommes sont à leur postesur les murailles et qu’ils s’attendent à une at-taque prochaine. Ce que nous avons entendujusqu’ici n’a été que le murmure éloigné de latempête. Elle va éclater dans toute sa fureur.Si je pouvais seulement aller jusqu’à cette fe-nêtre !

— Noble chevalier, vous ne feriez qu’aggra-ver votre mal par cet effort, répliqua la bellegarde-malade.

Mais, en remarquant son ardente inquié-tude, elle ajouta avec fermeté :

— Je me tiendrai moi-même aux barreaux,et je vous redirai de mon mieux tout ce qui sepassera.

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— Gardez-vous-en bien ! s’écria Ivanhoé,gardez-vous-en bien ! Chaque créneau, chaqueouverture sera bientôt un point de mire pourles archers ; un trait lancé au hasard…

— Il sera le bienvenu, murmura Rébecca.

Et, d’un pas ferme, elle monta les deux outrois marches qui conduisaient à la fenêtredont elle avait parlé.

— Rébecca, chère Rébecca ! s’écria le che-valier, ce ne sont pas des jeux de jeune fille !Ne t’expose pas à être blessée ou tuée, et neme rends pas à jamais malheureux d’en être lacause volontaire, ou, du moins, couvre-toi dece vieux bouclier, et ne t’expose que le moinspossible !

Obéissant avec une promptitude surpre-nante aux paroles d’Ivanhoé, et à l’abri dugrand bouclier antique, qu’elle plaça contre lebas de la fenêtre, Rébecca, suffisamment ga-rantie, pouvait apercevoir ce qui se passaithors du château, et dire à Ivanhoé les prépa-

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ratifs que les assiégeants faisaient pour l’as-saut. La position de cette fenêtre était parti-culièrement favorable à ce dessein, parce que,étant placée à l’angle du bâtiment principal,non seulement la jeune fille voyait ce qui sepassait au-delà des limites de la forteresse,mais encore elle dominait les ouvrages avan-cés, contre lesquels il était probable que les as-siégeants dirigeraient leurs premiers efforts.

C’était une fortification extérieure peu éle-vée et peu forte, destinée à couvrir la poternepar laquelle Front-de-Bœuf avait récemmentfait sortir Cédric. Le fossé du château séparaitcet ouvrage avancé du reste de la forteresse, sibien que, si elle venait à être enlevée, il était fa-cile de couper les communications avec le bâ-timent principal en retirant le pont volant.

Dans cet ouvrage avancé, on avait pratiquéune porte de sortie garnie d’une herse corres-pondant à la poterne du château, et le toutétait entouré d’une forte palissade.

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Rébecca pouvait juger, par le nombred’hommes préposés à la défense de ce poste,que les assiégés craignaient d’être attaqués surce point, et, par l’accumulation des assiégeantsvis-à-vis de cet ouvrage, il paraissait évidentqu’on l’avait choisi comme le point le plus vul-nérable de la place.

La jeune juive se hâta de faire connaître cespréparatifs à Ivanhoé, en ajoutant :

— La lisière de la forêt est bordée d’archers,bien qu’un petit nombre seulement soient sor-tis de son épais feuillage.

— Quelle bannière ont-ils arborée ? deman-da Ivanhoé.

— Je ne puis reconnaître leur insigne deguerre, répondit Rébecca.

— C’est étrange ! murmura le chevalier :vouloir livrer l’assaut à un pareil château sansdéployer ni drapeau ni bannière, c’est une nou-

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veauté qui me surprend. Vois-tu ceux quiagissent comme chefs ?

— Le plus remarquable est un jeune cheva-lier couvert d’une armure noire, dit la juive ;lui seul est armé de pied en cap, et sembleprendre la direction suprême sur tous ceux quil’entourent.

— Quelle devise porte son bouclier ? repritIvanhoé.

— Quelque chose qui ressemble à une barrede fer, et un cadenas peint en bleu sur un fondnoir, dit Rébecca.

— Des chaînes et un cadenas d’azur ? ditIvanhoé. J’ignore qui peut porter cette devise ;mais elle pourrait être la mienne à cetteheure… Ne pourrais-tu lire l’inscription ?

— C’est à peine si je vois la devise elle-même à cette distance, répondit Rébecca ;mais, lorsque le soleil frappe sur le bouclier, jevois ce que je viens de vous dire.

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— Paraît-il y avoir d’autres chefs ? dit lechevalier avec anxiété.

— Je ne puis remarquer d’ici personne por-tant de marque de distinction, dit Rébecca ;mais sans doute que, de l’autre côté, le châteauest également assailli. Ils semblent se prépareren ce moment à s’avancer. Dieu de Sion, pro-tège-nous ! Quel terrible spectacle ! Ceux quimarchent en tête portent de grands bouclierset poussent devant eux un mur fait deplanches ; les autres suivent, bandant leursarcs en cheminant. Voilà qu’ils lèvent leursarcs. Dieu de Moïse, pardonne à tes créatures !

Sa description fut tout à coup interrompuepar le son aigu d’un cor ; c’était le signal de l’at-taque, auquel répondit sur-le-champ une fan-fare de trompettes normandes partie des cré-neaux ; ce bruit, mêlé au tintement métalliqueet bruyant des nacaires (sorte de timbales), ri-postait par des notes de défi à la provocationde l’ennemi. Les cris poussés des deux côtés

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augmentèrent cet épouvantable fracas, les as-saillants s’écriant : « Saint Georges, pour lajoyeuse Angleterre ! » et les Normands y ré-pondant par « En avant de Bracy ! Beauséant !Beauséant ! Front-de-Bœuf à la rescousse ! »suivant les cris de guerre de leurs différentschefs.

Ce n’était pas toutefois par des clameursque la lutte devait se vider, et les efforts déses-pérés des assaillants rencontrèrent une dé-fense également vigoureuse de la part des as-siégés. Les archers, rompus à l’exercice de l’arcpar l’usage habituel de cette arme dans la forêt,décochaient leurs flèches avec tant d’adresse,d’ensemble et de précision, que partout où undéfenseur découvrait la moindre partie de sapersonne, il n’échappait point à leurs traits.Chaque flèche avait son but individuel ; on leslançait par vingtaines contre chaque embra-sure des parapets ou contre chaque ouvertureou fenêtre où l’on soupçonnait un défenseur ;cette décharge terrible, bien soutenue et drue

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comme la grêle, tua deux ou trois hommes dela garnison et en blessa plusieurs autres.

Mais, pleins de confiance dans leurs ar-mures à l’épreuve, et sous l’abri que leur don-nait leur position, les soldats de Front-de-Bœufet de ses alliés firent bonne contenance etmontrèrent autant d’opiniâtreté dans la dé-fense que l’ennemi montrait de fureur dans l’at-taque. Ils répondirent donc par une déchargede leurs grandes arbalètes, de leurs arcs, deleurs frondes et autres armes. Et, comme lesassaillants étaient nécessairement mal abrités,les assiégés leur causèrent infiniment plus dedommage qu’ils n’en reçurent d’eux.

Le sifflement des traits et des projectiles,de l’un et de l’autre côté, n’était interrompuque par les cris qui s’élevaient, lorsque quelqueperte notable était subie par l’un des deux par-tis.

— Faut-il donc que je reste ici couchécomme un moine fainéant, s’écria Ivanhoé,

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tandis que le combat, qui doit décider de ma li-berté ou de ma mort, se livre par la main desautres ? Regarde à la fenêtre encore une fois,aimable jeune fille ; mais prends garde d’êtreaperçue par les archers du dehors. Regarde denouveau, et dis-moi s’ils reviennent à l’assaut.

Rébecca, avec un courage viril, fortifiée en-core par les prières qu’elle venait de faire, seporta de nouveau à la grille, s’abritant toutefoisde manière à ne pas être vue du dehors.

— Que vois-tu, Rébecca ? demanda encoreune fois le chevalier blessé.

— Je ne vois rien, dit-elle, qu’un nuage deflèches si épais, qu’elles éblouissent mes yeuxet cachent à ma vue même les archers qui leslancent.

— Cela ne peut durer, dit Ivanhoé. S’ils nemarchent pas en masse droit sur le châteaupour l’emporter de force, leurs flèches n’arri-veront à rien et se briseront contre des mursde pierre et des remparts… Tâche de découvrir

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le chevalier au cadenas, belle Rébecca, et voiscomment il se comporte ; car tel chef, tels sol-dats.

— Je ne le vois pas, dit Rébecca.

— Vil poltron ! s’écria Ivanhoé, lâcherait-ille gouvernail au moment où la tempête rugit leplus fort ?

— Il ne le lâche pas, dit Rébecca. Je le voisà présent… Il conduit une troupe d’hommesjuste au bas de la barrière extérieure de la lu-nette…(26) Ils abattent les pieux et les palis-sades… Ils renversent les barrières à coups dehache. La grande plume noire du chef planeau-dessus de la foule comme un corbeau planeau-dessus du champ des morts… Ils ont pra-tiqué une brèche à la barrière… ils s’y pré-cipitent… on les repousse… Front-de-Bœufcommande les défenseurs ; sa taille gigan-tesque domine la multitude. Ils encombrent labrèche, et ce passage est disputé corps à corps,homme à homme. Dieu de Jacob ! c’est la ren-

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contre de deux flots puissants, le choc de deuxocéans agités par des vents contraires.

Elle détourna la tête de la grille, comme sielle ne pouvait plus supporter un pareil spec-tacle.

— Regarde encore, Rébecca ! dit Ivanhoése méprenant sur la cause de sa retraite ; le tirdoit en quelque sorte être suspendu, puisquemaintenant on en est aux mains. Regarde en-core ! le danger est bien diminué à présent.

Rébecca regarda donc, et s’écria presqueaussitôt :

— Saint prophète de la loi ! Front-de-Bœufet le chevalier noir se mesurent ensemble surla brèche, au milieu des rugissements de leurssoldats, qui suivent la marche de ce combat.Que le Ciel fasse triompher la cause de l’oppri-mé et du captif !

Puis elle poussa un cri aigu et s’écria :

— Il est tombé ! il est tombé !

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— Qui est tombé ? s’écria Ivanhoé ; pourl’amour de Notre-Dame ! dis-moi qui est tom-bé.

— Le chevalier noir ! répondit Rébeccad’une voix faible.

Puis aussitôt elle s’écria de nouveau avecune joie empressée :

— Mais non, mais non ! Béni soit le Dieudes armées ! il est encore debout… il se batcomme si son bras avait la force de vingt guer-riers… Son épée s’est brisée… il saisit unehache des mains d’un yeoman… il presseFront-de-Bœuf à coups redoublés… Le géantse courbe et chancelle comme un chêne sousla cognée du bûcheron… Il tombe ! il tombe !

— Qui ? Front-de-Bœuf ? s’écria Ivanhoé.

— Oui, Front-de-Bœuf ! dit la juive. Seshommes reviennent à la charge, conduits parle fier templier… La réunion de leurs forcesoblige le chevalier noir à s’arrêter… Ils en-

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traînent Front-de-Bœuf dans l’intérieur du châ-teau.

— Les assiégeants ont envahi la barrière,n’est-ce pas ? demanda Ivanhoé.

— Oui, ils s’en sont rendus maîtres, et ilsserrent vivement les assiégés sur le mur exté-rieur. Les uns plantent des échelles, d’autresfourmillent comme des abeilles et tâchent degrimper sur les épaules les uns des autres. Etvoilà des pierres, des poutres, des troncsd’arbre qu’on fait tomber sur leur tête, et, dèsqu’on a emporté les blessés, de nouveaux com-battants les remplacent à l’assaut. Grand Dieu !as-tu donné aux hommes ton image pourqu’elle soit ainsi cruellement défigurée par lamain de leurs frères ?

— Ne songe pas à cela, dit Ivanhoé ; cen’est pas le moment de se livrer à de telles pen-sées. Quel est le parti qui cède ? qui a l’avan-tage ?

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— Les échelles sont renversées, répliquaRébecca en frissonnant ; les soldats gisentrampants sous elles comme des reptiles écra-sés… Les assiégés ont le dessus.

— Que saint Georges nous soit en aide ! ditle chevalier. Est-ce que les traîtres yeomen flé-chissent ?

— Non, s’écria Rébecca, ils se conduisenten vrais yeomen. Le chevalier noir s’approchede la poterne avec sa lourde hache. Écoutezles coups foudroyants qu’il porte ; vous pouvezles entendre au-dessus du fracas de la batailleet des cris des soldats. On fait pleuvoir sur cevaillant champion des pierres et des poutres ;mais il ne s’en émeut pas plus que si c’étaientdes plumes ou du duvet de chardons.

— Par Saint-Jean-d’Acre ! s’écria Ivanhoése dressant joyeusement sur sa couche, il mesemblait qu’il n’y avait qu’un seul homme enAngleterre capable d’un pareil fait d’armes.

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— La poterne s’ébranle, continua Rébecca ;elle cède, elle vole en éclats sous ses coups…Les yeomen s’élancent… Les ouvrages exté-rieurs sont emportés par eux… Dieu ! ils pré-cipitent les défenseurs du haut des rempartsdans le fossé. Ô hommes ! si vous êtes véri-tablement des hommes, épargnez ceux qui nepeuvent plus se défendre !

— Et le pont, le pont qui communique avecle château, sont-ils également maîtres de cepassage ? s’écria Ivanhoé.

— Non, dit Rébecca, le templier a détruitles planches sur lesquelles on passait. Bien peude défenseurs sont rentrés avec lui dans le châ-teau. Les cris et les hurlements que vous en-tendez expliquent le sort des autres. Hélas ! jevois qu’il est encore plus pénible de regarder lavictoire que de suivre la bataille.

— Que font-ils maintenant, jeune fille ? de-manda Ivanhoé. Regarde encore, regarde de

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nouveau. Ce n’est pas le moment de s’apitoyerà la vue du sang.

— C’est fini pour l’instant, répondit Rébec-ca. Nos amis accumulent leurs forces dans lesouvrages extérieurs, dont ils se sont emparés,et ils y sont si bien à l’abri des traits de l’enne-mi, que la garnison ne leur lance que quelquesviretons de loin en loin, comme s’ils voulaientplutôt les inquiéter que leur faire un mal réel.

— Nos amis, dit Wilfrid, n’abandonnerontcertainement pas une entreprise si glorieuse-ment commencée et si heureusement poursui-vie. Oh ! non, je me fie au bon chevalier dontla hache d’armes a brisé les nœuds de chêne etles barres de fer… C’est étrange, murmura-t-ilde nouveau, qu’il y ait ici des hommes douésde tant de courage et de tant d’audace ! Deschaînes et un cadenas sur un fond noir, qu’est-ce que cela peut signifier ? Ne vois-tu rien en-core qui puisse faire reconnaître le chevaliernoir ?

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— Non, rien, répondit la juive ; toute sonarmure est noire comme l’aile de la corneillenocturne, et je n’aperçois aucun indice quipuisse le désigner davantage. Mais, l’ayant vuune fois déployer sa force dans la bataille, il mesemble que je le reconnaîtrais entre mille guer-riers. Il s’élance au combat comme s’il allaits’asseoir à un banquet. Il y a en lui plus que laforce du corps ; on dirait que toute l’âme, toutel’énergie du champion s’épanchent à chaquecoup qu’il porte à ses ennemis. Que Dieu luipardonne le sang qu’il a versé ! C’est un spec-tacle bien terrible, mais sublime, de contem-pler ce bras et de voir comment le cœur d’unseul homme peut triompher d’une armée en-tière.

— Rébecca, reprit Ivanhoé, tu viens depeindre un héros. Certainement les assaillantsne prennent un peu de repos que pour réparerleurs forces, ou pour se procurer les moyens defranchir le fossé. Sous un chef tel que ce che-valier, il n’y a point de lâches frayeurs, point

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de froides hésitations ; ils n’abandonneront pasune vaillante entreprise, puisque les obstaclesqui la rendent si pénible la rendent aussi glo-rieuse. Par l’honneur de ma maison ! par lenom éclatant de la dame de mes pensées ! jeconsentirais à souffrir dix ans de captivité pourcombattre un jour à côté de ce bon chevalier,en faveur d’une cause aussi juste.

— Hélas ! dit Rébecca en se retirant de lafenêtre et en s’approchant du lit du chevalierblessé, ce désir ardent de gloire, cette lutte etces murmures contre votre faiblesse actuelle,tout cela ne peut que retarder votre guérison.Comment songer à faire des blessures avantque la vôtre soit fermée ?

— Rébecca, dit-il, tu ignores combien il estamer, pour un homme nourri dans les prin-cipes de la chevalerie, de rester inactif commeun prêtre ou comme une femme pendant qu’onaccomplit autour de lui des actions d’éclat.L’amour du combat est la nourriture dont nous

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vivons ; la poussière de la mêlée est notre at-mosphère ; nous ne vivons, nous ne désironsvivre longtemps que vainqueurs et renommés.Telles sont, jeune fille, les lois de la chevalerie,que nous avons jurées et auxquelles nous sa-crifions tout ce qui nous est cher.

— Hélas ! dit la belle juive, et qu’est-ce quecela, noble chevalier, sinon un sacrifice au dé-mon de l’orgueil, une offrande au père de Mo-loch ? Que vous reste-t-il pour prix de tout lesang que vous avez répandu, de toutes les fa-tigues et de toutes les douleurs que vous avezendurées, de toutes les larmes que vostriomphes ont fait couler, lorsque la mort vientbriser la lance du fort et arrêter l’essort de soncheval de bataille ?

— Ce qui reste ? s’écria Ivanhoé. La gloire,jeune fille, la gloire qui dore notre sépulcre etembaume un souvenir.

— La gloire ! répondit Rébecca. Hélas ! est-ce que la cotte de mailles rouillée, qui reste

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suspendue au-dessus de la tombe sombre etpoudreuse du guerrier, est-ce que les carac-tères effacés de l’inscription que le moine igno-rant ne lit qu’avec peine au pèlerin curieux,sont des récompenses suffisantes pour le sa-crifice de toutes les affections douces, pourune vie passée misérablement à faire des mi-sérables ? La rude poésie d’une bande errantepeut-elle vous faire sacrifier l’amour du foyer,la tendre amitié, le repos et le bonheur, pourdevenir le héros de ces ballades que les ménes-trels vagabonds chantent à des manants ivres,buvant leur ale du soir ?

— Par l’âme d’Hereward ! s’écria le cheva-lier avec impatience, tu parles, jeune fille, dece que tu ignores. Tu éteindrais la pure lumièrede la chevalerie, qui seule distingue les noblesdes vilains, le chevalier du manant et du sau-vage ; qui nous fait mettre la vie bien au-des-sous de notre honneur ; qui nous fait vaincre ladouleur, la fatigue et la souffrance, et qui nousenseigne à ne craindre d’autre mal que la dé-

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faite ! Tu n’es pas chrétienne, Rébecca, et tu neconnais pas ces sentiments élevés qui gonflentle sein d’une noble jeune fille quand son amanta fait quelque action d’éclat qui sanctionne saflamme… La chevalerie ! sais-tu, jeune fille,que c’est l’aliment des affections pures etgrandes, le soutien des opprimés, le redresseurdes torts et le frein de la puissance des tyrans ?Sans elle, la noblesse ne serait qu’un vain nom,et c’est dans sa lance, dans son épée que la li-berté trouve son plus sûr appui.

— Je suis, à la vérité, dit Rébecca, issued’une race qui a montré du courage dans ladéfense de son propre pays, mais qui, mêmelorsqu’elle était encore comptée parmi les na-tions, n’a fait la guerre que sur l’ordre de Dieuou pour repousser l’oppression. Mais Juda nese réveille plus au son de la trompette ; et sesenfants répudiés ne sont plus que les victimespassives de la tyrannie civile et militaire…Vous avez raison, messire chevalier, jusqu’à ceque le Dieu de Jacob suscite du milieu de son

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peuple un autre Gédéon ou un nouveau Mac-chabée, il sied mal à la jeune juive de parler debatailles et de guerres.

La généreuse jeune fille termina son dis-cours d’une voix chagrine, qui exprimait pro-fondément sa conviction de la décadence desa race ; réflexion rendue encore plus amèrepour elle par l’idée qu’Ivanhoé la considéraitcomme n’ayant pas le droit d’intervenir dansune question d’honneur ou d’exprimer des sen-timents nobles et généreux.

« Oh ! qu’il le connaît peu, ce cœur, se dit-elle, s’il croit que la lâcheté ou la bassessed’âme doivent nécessairement l’habiter, parceque j’ai blâmé la chevalerie fantasque des Na-zaréens ! Plût au Ciel que le sacrifice de monpropre sang, versé goutte à goutte, pût rache-ter la captivité de Juda ! Plût à Dieu que, parce sacrifice, je pusse rendre la liberté à monpère et à ce jeune homme, mon bienfaiteur,et briser leurs chaînes ! Le fier chrétien verrait

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alors si la fille du peuple élu de Dieu ne sauraitpas affronter la mort avec autant de courageque la plus fière des jeunes filles nazaréennes,glorieuse de descendre de quelque chef deshordes barbares du Nord. »

Puis elle tourna les yeux vers la couche duchevalier blessé.

« Il dort, dit-elle ; la nature, épuisée par lessouffrances du corps et de l’esprit, par la pertedu sang et par l’effet de tant de commotionsdiverses, profite du premier moment de calmepour s’affaisser dans le sommeil. Hélas ! est-ceun crime de le regarder, peut-être pour la der-nière fois ? Il est possible que, dans quelquesinstants, ses beaux traits ne soient plus animésde cette ardeur vaillante qui ne les abandonnejamais, même dans le sommeil, lorsque, lesnarines gonflées, la bouche ouverte, les yeuxfixes et injectés de sang, ce fier et noble che-valier sera peut-être foulé aux pieds par le der-nier varlet de ce château maudit, et ne bougera

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plus même quand le talon sera levé sur sa tête !Etmon père ? Ô mon père ! le mal habite avecta fille, puisque tes cheveux gris sont oubliéspour la blonde chevelure du jeune homme !Que sais-je si tous ces maux ne sont pas lesprécurseurs de la colère de Jéhovah contre ladénaturée qui songe à la captivité d’un étran-ger plutôt qu’à celle de son père ; qui oublie ladésolation de Juda pour s’occuper de la beautéd’un gentil et d’un inconnu ? Ah ! j’arracheraicette faiblesse de mon cœur, dût chaque fibreen saigner ! »

Alors elle s’enveloppa complètement de sonvoile, et s’assit à quelque distance du lit du che-valier blessé, en lui tournant le dos, fortifiant,ou du moins essayant de fortifier son âme nonseulement contre les dangers imminents quimenaçaient du dehors, mais aussi contre lessentiments intérieurs qui assaillaient son cœurmalgré elle.

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Chapitre XXX.

Dans l’intervalle de repos qui suivit les pre-miers succès des assiégeants, tandis qu’un par-ti se disposait à poursuivre son avantage etque l’autre multipliant ses moyens de défense,le templier et de Bracy tinrent à la hâte unconseil dans la salle du château.

— Où est Front-de-Bœuf ? demanda ce der-nier, qui avait dirigé la défense de la forteressede l’autre côté du château. On dit qu’il a ététué !

— Il vit, répondit froidement le templier, ilvit encore ; mais, aurait-il la tête de taureauqu’il porte sur ses armes et dix plaques de ferpar-dessus pour le protéger, il lui aurait fallufléchir sous le dernier coup de hache qu’il a re-

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çu. Encore quelques heures, et Front-de-Bœufaura rejoint ses ancêtres. C’est un membrepuissant à retrancher du parti du prince Jean.

— Et une bonne acquisition pour leroyaume de Satan, dit de Bracy. Voilà ce quiarrive quand on se moque des saints et desanges, et qu’on ordonne de jeter leurs statuesdu haut des murs sur la tête de ses ennemis.

— Tais-toi ! tu es un sot, dit le templier ; tasuperstition ne vaut pas mieux que l’impiété deFront-de-Bœuf : aucun de vous n’est en état dedonner la raison de sa croyance ou de son in-crédulité.

— Benedicite, messire templier ! répliquade Bracy ; je vous prie de garder plus de me-sure dans vos paroles, quand il vous plaît deparler de moi. Par la mère du Christ ! je suismeilleur chrétien que vous et que votre confré-rie ; car il court le bruit, assez fondé, que letrès saint Ordre du Temple de Sion nourrit bon

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nombre d’hérétiques dans son sein, et queBrian de Bois-Guilbert en fait partie.

— Ne fais pas attention à ces rumeurs, ré-pliqua froidement le templier, et songeons à ladéfense du château. Comment se sont compor-tés ces vils yeomen, de ton côté ?

— Comme des démons incarnés ! s’écriade Bracy ; ils sont arrivés en fourmilière toutcontre les murs, conduits, comme je le pense,par ce drôle qui a gagné le prix de l’arc ; car j’aireconnu son cor et son baudrier. Voilà la po-litique tant vantée de Fitzurze, qui encourageces insolents à se révolter contre nous ! Si jen’eusse porté une armure à l’épreuve, ce scélé-rat m’eût abattu avec aussi peu de remords quesi j’eusse été un chevreuil dans la saison deschasses. Il a su atteindre tous les joints de monarmure du fer de ses flèches, qui ont frappémes côtes avec aussi peu de miséricorde que simes os étaient de fer. Sans la cotte de mailles

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espagnole que je portais par-dessous ma cui-rasse j’étais expédié tout de bon.

— Mais tu as tenu ferme dans ton poste,dit le templier, tandis que, de notre côté, nousavons perdu la barbacane extérieure.

— Voilà une perte sérieuse, dit de Bracy ;ces coquins vont y trouver un abri pour atta-quer le château de plus près, et ils pourront,si on ne les surveille attentivement, gagnerquelque coin négligé, et pénétrer jusqu’à nous.Nos hommes ne sont pas assez nombreux pourdéfendre tous les côtés à la fois, et ils seplaignent de ce qu’ils ne peuvent se montrernulle part sans devenir le point de mire d’unegrêle de flèches. Front-de-Bœuf se meurt ;nous n’avons plus de secours à attendre desa tête énorme et de sa force brutale. Il mesemble donc, sire Brian, que nous devons fairede nécessité vertu, et traiter avec ces rustresen leur rendant nos prisonniers.

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— Comment ! s’écria le templier, rendrenos prisonniers, et devenir à la fois un objetde ridicule et d’exécration ? Oh ! les illustresguerriers qui ont eu juste assez d’audace pourse rendre maîtres, dans une attaque nocturne,d’une troupe de voyageurs sans défense, maisqui n’ont pu se maintenir dans un châteaucontre une bande d’outlaws vagabonds,conduite par des porchers, par des bouffons,par le rebut du genre humain !… Fi du conseil,Maurice de Bracy ! les ruines de ce château en-seveliront mon corps et ma honte avant que jeconsente à une capitulation si vile et si désho-norante.

— Rendons-nous alors aux murs, ditde Bracy avec nonchalance ; jamais il n’a exis-té d’homme, soit Turc, soit templier, qui fîtmoins de cas de la vie que moi ; mais je croisqu’il n’y a pas de honte à regretter de ne pasavoir ici quelque vingtaine de mes vaillantsfrancs compagnons. Ô mes braves lances ! sivous saviez seulement dans quelle passe se

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trouve aujourd’hui votre capitaine, comme jeverrais bientôt flotter ma bannière en tête de lamasse serrée de vos piques, et avec quelle vi-tesse cette canaille de manants lâcherait pied àvotre approche !

— Appelle de tes souhaits qui tu voudras,s’écria le templier, mais défendons-nouscomme nous le pouvons avec les soldats quinous restent. Ce sont pour la plupart deshommes de Front-de-Bœuf, détestés par lesAnglais pour des milliers d’actes d’insolence etde tyrannie.

— Tant mieux ! dit de Bracy, ces grossiersesclaves se défendront jusqu’à la dernièregoutte de leur sang, plutôt que de s’exposer àla vengeance des rustres qui nous attaquent.À l’œuvre donc, Brian de Bois-Guilbert ! et,mort ou vivant, vous verrez aujourd’hui Mau-rice de Bracy se comporter en gentilhomme dehaute valeur et de noble lignage !

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— Aux murailles ! aux murailles ! s’écria letemplier. Et tous deux montèrent sur les rem-parts, afin de tenter pour la défense de la placetout ce que l’adresse pouvait inspirer, tout ceque le courage pouvait accomplir. Ils recon-nurent aisément que le point le plus menacéétait celui qui faisait face à la fortificationavancée dont les assaillants s’étaient rendusmaîtres. Le château, à la vérité, était séparé decette barbacane par le fossé, et il n’était paspossible aux assiégeants d’attaquer la poternedu fort, située en face de celle de la redoute.Mais le templier et de Bracy pensèrent tousdeux que les assiégeants, s’ils étaient conduitsavec autant d’habileté qu’à l’attaque précé-dente, s’efforceraient, par un assaut formi-dable, d’attirer principalement sur ce point l’at-tention des défenseurs de la place, pendantqu’ils chercheraient à surprendre quelqueautre point moins bien gardé. Pour se mettreen garde contre cette ruse, le nombre des dé-fenseurs étant, comme on sait, fort restreint,

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les chevaliers placèrent, de distance en dis-tance, sur les murailles, des sentinelles com-muniquant les unes avec les autres, en leurenjoignant de donner l’alarme à la moindreapparence de danger. En attendant, il fut ré-solu que de Bracy se chargerait de défendrela poterne, et que le templier garderait prèsde lui une vingtaine d’hommes, comme corpsde réserve, et avec lesquels il serait prêt à seporter sur tous les points qui pourraient êtresoudainement menacés. La perte de la bar-bacane avait eu encore ce fâcheux résultat,que, malgré la hauteur supérieure des mursdu château, les assiégés ne pouvaient voir, deces murs, avec la même sûreté de coup d’œilles opérations de l’ennemi ; car un taillis clair-semé s’avançait si près de la porte de sortiede cet ouvrage, que les assiégeants pouvaienty introduire les forces qu’il leur plaisait, nonseulement sans danger, mais sans même êtreaperçus des assiégés. Dans la complète incer-titude du point sur lequel l’orage allait éclater,

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de Bracy et son compagnon furent obligés depourvoir à tous les événements possibles, etleurs partisans, quelque braves qu’ils fussent,éprouvèrent cet abattement et cette inquiétudeque doivent ressentir des hommes entourésd’ennemis qui peuvent choisir à leur gré le mo-ment et le genre d’attaque.

Pendant ce temps-là, le seigneur du châteaugisait sur un lit, en proie à la douleur physiqueet à une agonie morale. Il n’avait pas la res-source ordinaire des dévots de cette époquesuperstitieuse, dont la plupart expiaient, pardes largesses faites aux Églises, les crimes dontils s’étaient rendus coupables, amortissant decette manière leurs terreurs par l’idée de l’ex-piation et du pardon ; et, bien que le calmeobtenu ainsi ne ressemblât pas plus à la tran-quillité d’âme qui suit le repentir sincère quela douceur stupéfiante de l’opium ne ressembleau sommeil sain et naturel, c’était toujours unétat d’esprit préférable aux agonies du remordsravivé.

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Mais, de tous les vices de Front-de-Bœuf,homme dur et cupide, l’avarice était le viceprédominant, et il aimait mieux braver l’Égliseet les prêtres, que d’acheter de leurs mains lepardon et l’absolution au prix de ses richesseset de ses manoirs.

Le templier, qui était un impie d’une autretrempe, n’avait pas caractérisé avec justesseson associé, en disant que Front-de-Bœuf n’au-rait pu assigner aucune cause à son incrédulitéet à son mépris pour la foi générale ; car le ba-ron aurait allégué que l’Église vendait ses in-dulgences trop cher, et que la liberté spirituellequ’elle mettait en vente ne pouvait être ache-tée que, comme celle du commandant en chefde Jérusalem, avec une forte somme ; et Front-de-Bœuf aimait mieux contester la vertu du re-mède que de payer les frais du médecin.

Mais le moment était arrivé où la terre ettous ses trésors allaient s’évanouir devant sesyeux, et où le cœur de granit du sauvage baron

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allait enfin connaître l’épouvante, alors que sesregards plongeaient sur le sombre abîme de lavie future. La fièvre qui brûlait son sang ajou-tait à l’impatience et à l’agonie de son esprit,et son lit de mort offrait le spectacle d’unelutte horrible entre les sensations de terreurqui s’éveillaient pour la première fois en lui etdes passions invétérées qui cherchaient encoreà les écarter.

C’était un marasme horrible auquel on nepourrait trouver d’équivalent que dans ces ré-gions affreuses où l’on rencontre les plaintessans espérance, les remords sans repentir, lesentiment redoutable d’une douleur présente,et une certitude que cette agonie n’aura ni fin,ni soulagement.

— Où sont ces chiens de prêtres mainte-nant, hurla le baron, qui ont estimé si hautleurs momeries spirituelles ? Où sont cescarmes déchaussés pour lesquels le vieuxFront-de-Bœuf a fondé le couvent de Sainte-

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Anne, dépouillant son héritier de maints bonsarpents de prairies et de maints champs et clo-series ? Où sont-ils maintenant, ces chiensavides ? Ils se vautrent dans l’ale, j’en suis sûr,ou grimacent leurs jongleries au chevet du litde quelque paysan avare. Moi l’héritier de leurfondateur, moi pour qui ils sont tenus de prierpar leurs statuts de fondation, moi, monstresingrats qu’ils sont ! ils me laissent mourircomme le chien vagabond et traqué, sans meconfesser ni m’administrer. Dites au templierde venir ici. Il est prêtre, lui, et pourra fairequelque chose. Mais non ; autant vaudrait meconfesser au diable qu’à Brian de Bois-Guil-bert, qui n’a souci ni du ciel ni de l’enfer ! J’aientendu des vieillards parler de prières, deprières faites par soi-même ; ceux-là n’ont pasbesoin de courtiser ou de suborner de fauxprêtres… Mais je n’ose…

— Réginald Front-de-Bœuf, dit une voixcassée et aiguë à côté de son lit, vit-il donc

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pour dire qu’il existe quelque chose qu’il n’osefaire ?

La conscience bourrelée et les nerfs ébran-lés, Front-de-Bœuf crut entendre, dans cetteétrange interruption de son monologue, la voixde l’un de ces démons qui, suivant les idéessuperstitieuses de l’époque, hantaient les litsdes mourants pour distraire leurs pensées etles détourner des méditations qui intéressaientleur salut éternel. Il frissonna, et ses membresse couvrirent d’une sueur froide ; mais, rappe-lant presque aussitôt son courage habituel, ils’écria :

— Qui est là ? Qui es-tu ? Qui ose répétermes paroles d’un ton semblable au croasse-ment du corbeau nocturne ? Parais devant macouche, afin que je te voie !

— Je suis ton mauvais ange, RéginaldFront-de-Bœuf, répliqua la voix.

— Prends une forme qui te rende visible àmes yeux, dit le chevalier mourant, et ne crois

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pas que ta vue puisse m’intimider. Par la prisonéternelle ! si je pouvais seulement lutter avecles horribles images qui planent autour de moi,ainsi que je l’ai fait avec les dangers de la terre,ni le ciel ni l’enfer ne diraient que j’ai refusé lecombat.

— Pense à tes crimes, Réginald Front-de-Bœuf ! reprit la voix presque surnaturelle ;pense à ta rébellion, à tes rapines, à tesmeurtres ! Qui a poussé le licencieux princeJean à se révolter contre les cheveux blancs deson père, contre son généreux frère ?

— Qui que tu sois, furie, prêtre ou démon,répondit Front-de-Bœuf, tu mens par la gorge !Ce n’est pas moi seul qui ai poussé le prince àla révolte ; nous étions cinquante chevaliers etbarons, la fleur des comtés des provinces cen-trales, les hommes les plus braves qui aient ja-mais mis une lance en arrêt. Dois-je répondredes fautes de tous ? Esprit infernal, je te défie !Retire-toi, et n’approche plus de ma couche ; si

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tu es un être mortel, laisse-moi mourir en paix,et, si tu es un démon, ton heure n’est pas en-core venue.

— Tu ne mourras pas en paix, répéta lavoix ; même à ton lit de mort, tu te représente-ras tes meurtres, les gémissements qui ont re-tenti dans ce château et le sang qui en rougitencore les murs.

— Tu ne pourras m’intimider par de vainsmots, répondit Front-de-Bœuf avec un rire hor-rible. Le juif infidèle, c’était œuvre pie auxyeux du Ciel de le traiter comme je l’ai fait ; si-non pourquoi canoniserait-on des hommes quiont trempé leurs mains dans le sang des Sarra-sins ? Les porcs saxons que j’ai tués étaient lesennemis de mon pays, de ma race et de monseigneur lige. Oh ! tu vois qu’il n’y a pas de dé-faut à mon armure. As-tu fini ? es-tu réduit ausilence ?

— Non, parricide vil et impur, répliqua lavoix ; pense à ton père, pense à sa mort ! pense

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à cette salle de festins inondée de son sang, dece sang répandu par la main d’un fils !

— Ah ! répondit le baron après une longuepause, si tu sais cela, tu es en effet l’esprit dumal, et, comme le disent les moines, tu as l’om-niscience. Je croyais ce secret enseveli dansmon propre sein et dans celui d’une femme,l’instigatrice, la complice de mon crime. Va,laisse-moi, démon ! va chercher la sorcièresaxonne Ulrica, qui seule a pu te dire ce dontelle et moi avons été seuls témoins. Va, te dis-je, vers elle, qui a lavé les blessures et redresséle cadavre, qui a su donner à l’homme assas-siné l’apparence d’un homme mort naturelle-ment et suivant les lois de la création. Va latrouver : elle a été ma tentatrice, ma vile pro-vocatrice, et la récompense encore plus vilede l’action ; qu’elle subisse comme moi les tor-tures qui préludent à l’enfer !

— Elle les ressent déjà ! s’écria Ulrica enouvrant les rideaux et en se montrant devant

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le lit de Front-de-Bœuf. Depuis longtemps, ellea bu à cette coupe ; mais elle la trouve moinsamère en voyant que tu la partages. Ne grincepas des dents, Front-de-Bœuf ; ne roule pasainsi les yeux, ne ferme pas le poing et nele lève pas vers moi d’un air menaçant !… Lamain qui aurait pu, comme celle de ton célèbreaïeul, qui le premier reçut le nom que tu portes,briser d’un seul coup le crâne d’un taureaude la montagne, est maintenant, comme lamienne, énervée et impuissante.

— Vile sorcière ! détestable scélérate ! hi-deuse orfraie ! s’écria Front-de-Bœuf, c’estdonc toi qui viens jouir de la vue de mon déses-poir, qui viens faire entendre tes cris de joie surles ruines qui sont ton ouvrage ?…

— Oui, Réginald Front-de-Bœuf, répondit-elle, c’est Ulrica, c’est la fille de Torquil Wolf-ganger que tu as assassiné, c’est la sœur de sesfils massacrés, c’est elle qui vient redemander,à toi et à la maison de ton père, son père et ses

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parents, son nom et son honneur, tout ce quela main des Front-de-Bœuf lui a fait perdre !Pense aux outrages que j’ai reçus, Front-de-Bœuf, et réponds-moi si je ne dis pas vrai. Tuas été mon âme damnée ; je dois être la tienne,et mes malédictions t’accompagneront jusqu’àton dernier soupir.

— Détestable furie ! hurla Front-de-Bœuf,tu ne seras pas témoin de ce moment ! Holà !Gilles, Clément, Eustache, Saint-Maur,Étienne, saisissez cette damnée sorcière, etlancez-la la tête en bas du haut des remparts !Elle nous a livrés aux Saxons ! Holà ! Saint-Maur, Clément ! Scélérats, traîtres, me répon-drez-vous ?

— Appelle-les encore, vaillant baron, conti-nua la sorcière avec un sourire d’affreuse iro-nie, appelle tes vassaux autour de toi,condamne ceux qui tardent aux étrivières et aucachot ; mais sache, puissant capitaine, reprit-elle en changeant subitement de ton, que tu

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n’as ni réponse, ni secours, ni obéissance à at-tendre d’eux… Écoute ces bruits horribles, carle tumulte de l’assaut et de la défense retentis-sait derechef dans tout le château ; ces cris deguerre annoncent la chute de ta maison ; l’édi-fice de la puissance des Front-de-Bœuf, cimen-té par le sang, s’ébranle jusque dans ses fonde-ments devant les ennemis qu’il a le plus mépri-sés. Le Saxon, Réginald, le Saxon attaque tesmurailles. Pourquoi restes-tu couché commeun paysan perclus, tandis que le Saxon em-porte d’assaut ta forteresse ?

— Ciel et enfer ! vociféra le chevalier bles-sé. Oh ! encore quelques instants de force, queje puisse me traîner jusqu’à la mêlée et y trou-ver une mort digne d’un homme de mon rang !

— N’y pense pas, vaillant guerrier ! dit Ul-rica ; tu ne mourras pas de la mort du soldat ;tu périras comme le renard dans sa tanière,lorsque les paysans ont mis le feu à la paillehumide.

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— Tu mens, affreuse mégère !… s’écriaFront-de-Bœuf. Mes gens se comportent bra-vement, mes murailles sont fortes et élevées,et mes deux amis ne craindraient pas une ar-mée entière de Saxons, quand elle aurait pourchefs Hengist et Horsa. Le cri de guerre dutemplier et des francs compagnons se fait en-tendre au-dessus du combat, et, sur mon hon-neur ! le feu de joie que nous allumerons pourcélébrer notre victoire consumera jusqu’à tesos ; je vivrai assez pour savoir que tu es passéedes feux terrestres dans ceux de l’enfer, qui n’ajamais vomi sur la terre un démon plus malfai-sant que toi.

— Conserve cette espérance jusqu’à cequ’elle se réalise, répondit Ulrica avec un sou-pir infernal ; mais non, ajouta-t-elle en s’inter-rompant, tu connaîtras dès à présent le sortque ni ton pouvoir, ni ta force, ni ton couragene peuvent conjurer, et ce sort, ce sont cesfaibles mains qui l’ont préparé. Ne remarques-tu pas cette vapeur suffocante et sans issue

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qui déjà tournoie en spirales noires autour decette chambre ? Crois-tu que ce soient seule-ment tes yeux qui s’obscurcissent et ta respira-tion qui devient difficile ? Non, Front-de-Bœuf,il y a une autre cause. Tu n’as pas oublié l’amasde combustibles accumulés sous cet apparte-ment ?

— Femme, s’écria le chevalier avec fureur,tu n’y as pas mis le feu ?… Mais si, par le Ciel !tu l’as fait, et le château est livré aux flammes !

— Du moins, elles ne tarderont pas à s’éle-ver dans les airs, répondit Ulrica avec un calmeeffrayant, et un signal va avertir les assiégeantsde presser vivement ceux qui chercheraient àles éteindre. Adieu, Front-de-Bœuf ; puissentMista, Skogula et Zernebock, les dieux des an-ciens Saxons, les démons, ainsi que les prêtresd’aujourd’hui les appellent, te servir de conso-lateurs autour de ton lit de mort, car Ulricat’abandonne ! Mais sache, si toutefois cela peute consoler, qu’Ulrica va partir en même temps

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que toi pour le rivage obscur ; elle sera la com-pagne de ton châtiment comme elle a été cellede ton crime. Et maintenant, parricide, adieu !adieu pour jamais ! Puisse chaque pierre decette voûte trouver une langue pour répétercette flétrissure à ton oreille !

En disant ces mots, elle quitta la chambre,et Front-de-Bœuf entendit le grincement de laclef massive. La Saxonne fermait la porte àdouble tour et lui enlevait ainsi toute chanced’évasion.

Dans son extrême agonie, il appela à sonaide ses domestiques et ses alliés.

— Étienne ! Saint-Maur ! Clément ! Gilles !je brûle ici sans secours !… À l’aide ! à l’aide !Brave Bois-Guilbert, vaillant de Bracy ! c’estFront-de-Bœuf qui appelle !… Traîtresécuyers, c’est votre maître ! c’est votre allié,votre frère d’armes, chevaliers parjures et in-fidèles ! Que toutes les malédictions dues auxtraîtres descendent sur vos têtes coupables !

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Est-ce que vous me laisserez périr aussi mi-sérablement ? Ils ne m’entendent pas, ils nepeuvent pas m’entendre… ma voix se perddans le fracas de la bataille… la fumée devientde plus en plus épaisse… la flamme atteint dé-jà le dessous de ce plancher ! Oh ! un souffled’air, fût-ce au prix d’une mort immédiate !

Dans la folle frénésie de son désespoir, lemalheureux mêlait ses cris à ceux des combat-tants ; puis il proférait des malédictions sur lui,sur le genre humain, contre le ciel même.

— La flamme rougeâtre perce la fuméeépaisse, s’écria-t-il ; le démon marche vers moisous la bannière de son propre élément. Ar-rière, esprit malfaisant ! je ne vais pas avec toisans mes compagnons ! Tout ce qui est dansces murs t’appartient. Penses-tu que Front-de-Bœuf s’en aille tout seul ? Non ; le templier infi-dèle, le luxurieux de Bracy, Ulrica, la vile pros-tituée, l’abominable meurtrière, les hommesd’armes qui m’ont aidé dans mes entreprises,

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les chiens saxons et les juifs damnés qui sontmes prisonniers, tous, tous doivent me suivre !Jamais plus joyeuse confrérie n’aura pris lechemin des sombres lieux… Ah ! ah ! ah !ah !…

Et, dans son délire, il poussa des éclats derire qui firent résonner la voûte.

— Qui rit ici ? s’écria Front-de-Bœuf d’unevoix altérée, car le bruit du combat n’empêchapas l’écho de son rire forcené de revenir frap-per son oreille ; qui rit ici ? Est-ce toi, Ulrica ?Parle, parle, furie lascive, et je te pardonne ;car il n’y a que toi ou le démon de l’enfer lui-même qui puisse rire dans un pareil moment !Arrière ! arrière !

Mais ce serait une impiété de nous arrêterplus longtemps auprès du lit de mort du blas-phémateur et du parricide.

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Chapitre XXXI.

Quoique Cédric n’eût pas une grandeconfiance en UIrica, il n’oublia pas de faire partde ce qu’elle lui avait dit au chevalier noir et àLocksley. Ceux-ci furent charmés d’apprendrequ’ils avaient dans la place un ami qui pourrait,au moment critique, faciliter leur entrée dansle fort.

Ils tombèrent donc facilement d’accordavec le Saxon qu’un assaut, quels que fussentles désavantages qu’il présentait, devait êtretenté comme seul moyen de délivrer les pri-sonniers qui se trouvaient au pouvoir du cruelFront-de-Bœuf.

— Le sang royal d’Alfred est en danger !s’écria Cédric.

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— L’honneur d’une noble dame est en pé-ril ! dit le chevalier noir.

— Et, par le saint Christophe dont l’imageest sur mon baudrier, ajouta le brave yeoman,n’y aurait-il d’autre motif que la sûreté de cepauvre varlet, de ce fidèle Wamba, je risqueraisun de mes membres plutôt que de laisser tou-cher à un cheveu de sa tête.

— Et moi de même ! s’écria le moine. Oui,messire, je crois bien qu’un fou (je veux dire,voyez-vous, un fou qui se conduit avec tantd’adresse et de présence d’esprit, et dont lacompagnie ferait paraître un verre de vin aussibon et aussi agréable qu’une tranche dumeilleur jambon), je dis donc, mes frères,qu’un tel fou ne manquera jamais d’un sageclerc qui prie ou se batte pour lui dans un casépineux, tant que je pourrai dire une messe oumanier une pertuisane.

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En parlant ainsi, il fit tourner sa lourde hal-lebarde pardessus sa tête, avec autant de faci-lité que l’eût fait un berger avec sa houlette.

— C’est vrai, pieux clerc, reprit le chevaliernoir, vrai comme si saint Dunstan lui-mêmel’avait dit ; et maintenant, brave Locksley, neserait-il pas bien que le noble Cédric se char-geât de diriger l’assaut ?

— Non, sur ma foi ! répondit Cédric, je n’aijamais étudié l’art d’attaquer ou de défendreles repaires du pouvoir tyrannique que les Nor-mands ont élevés dans ce malheureux pays.Je combattrai au premier rang ; mais mes hon-nêtes voisins savent bien que je ne suis pas unsoldat habile dans les règles de la guerre, nidans l’attaque des forteresses.

— Puisqu’il en est ainsi, noble Cédric, ditLocksley, je veux bien prendre sur moi la di-rection des archers, et je consens que vous mependiez au chêne qui nous sert de cible si nouspermettons aux défenseurs de se montrer sur

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les murailles sans être percés d’autant de traitsqu’il y a de gousses d’ail dans un jambon lejour de Noël.

— Bien parlé, hardi yeoman ! répondit lechevalier noir ; et, si l’on me juge digne deprendre un commandement, et qu’il se trouveici quelques soldats disposés à suivre un véri-table Anglais, car je puis assurément me don-ner ce titre, je suis prêt à employer pour votrecause mon expérience, à les conduire à l’at-taque de ces murailles.

Les rôles ainsi distribués entre les chefs, onlivra le premier assaut, dont le lecteur a déjàvu le résultat.

Après la prise de la barbacane, le chevaliernoir envoya à Locksley la nouvelle de cet heu-reux événement, lui recommandant en mêmetemps de surveiller attentivement le château,afin d’empêcher les défenseurs de réunir leursforces pour faire une sortie soudaine et de se

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remettre en possession de l’ouvrage avancéqu’ils avaient perdu.

Le chevalier désirait vivement éviter d’êtreattaqué, sachant bien que les hommes qu’ilconduisait, étant des volontaires non exercés,imparfaitement armés et peu habitués à la dis-cipline, auraient, dans une attaque soudaine,un grand désavantage en face des vieux sol-dats des chevaliers normands : ces vétéransétaient pourvus d’armes offensives et défen-sives, et, pour résister à l’ardeur et à la grandeénergie des assiégeants, ils avaient ce sang-froid qui provient d’une discipline parfaite etde l’usage habituel des armes.

Le chevalier employa l’intervalle des deuxattaques à faire construire une espèce de pontflottant, ou long radeau, au moyen duquel il es-pérait traverser le fossé, en dépit des efforts del’ennemi. Ce fut un travail de quelque durée ;mais les chefs le regrettèrent d’autant moins,qu’il donnait à Ulrica le temps d’exécuter son

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plan de diversion en leur faveur, quel qu’il pûtêtre.

Quand ce radeau fut terminé, le chevaliernoir s’adressa ainsi aux assiégeants :

— Nous ne gagnons rien à rester ici, mesamis ; le soleil se couche à l’occident, et j’ai surles bras une affaire qui ne me permettra pasde rester avec vous un jour de plus ; et puis cesera un miracle si les cavaliers n’arrivent pasd’York au secours des assiégés : il nous fautdonc accomplir promptement notre dessein.Qu’un de vous aille dire à Locksley de faire unedécharge de flèches de l’autre côté du château,et de se porter en avant comme pour monterà l’assaut. Quant à vous, mes vaillants Anglais,tenez-vous près de moi et préparez-vous à lan-cer le radeau sur le fossé, dès que la poternede notre côté sera ouverte. Suivez-moi hardi-ment dans ce passage, et aidez-moi à enfoncercette porte de sortie pratiquée dans la grandemuraille du château ; que ceux d’entre vous qui

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répugneraient à ce service ou qui ne sont passuffisamment armés pour le faire garnissent lesommet de la barbacane. Tirez les cordes devotre arc jusqu’à vos oreilles, et abattez de vostraits tous ceux qui paraîtront sur le rempart.Noble Cédric, veux-tu prendre le commande-ment de ceux qui resteront ici ?

— Non, ma foi ! par l’âme d’Hereward !s’écria le Saxon, je ne me pique pas deconduire les autres ; mais que la postérité memaudisse dans ma tombe, si je ne suis pas undes premiers à te suivre partout où tu iras.Cette querelle est la mienne, et il est conve-nable que je sois en tête des combattants.

— Cependant, réfléchis, noble Saxon, dit lechevalier ; tu n’as ni haubert, ni corselet, ni rienque ce léger heaume, un bouclier et une épée.

— Tant mieux ! répondit Cédric, je seraiplus leste pour escalader ces murs, et par-donne-moi cette vanterie, sire chevalier, tuverras aujourd’hui un Saxon se présenter au

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combat, la poitrine découverte, aussi hardi-ment que l’ait jamais fait un Normand revêtude son corselet d’acier.

— Eh bien ! donc, au nom de Dieu ! dit lechevalier, ouvrez la porte et lancez le radeau !

Le passage qui conduisait de la muraille in-térieure de la barbacane au fossé, et qui cor-respondait à une poterne faite dans le mur duchâteau, s’ouvrit brusquement ; le pont volantfut lancé, et bientôt il flotta sur les eaux, s’éten-dant entre le château et l’ouvrage avancé, etformant un passage glissant et dangereux pourdeux hommes de front.

Sentant toute l’importance d’une attaqueprompte, le chevalier noir, suivi de près parCédric, s’élança sur le pont et gagna la rive op-posée. Armé de sa hache, il assaillit la poterneà coups redoublés, protégé en partie contre lestraits et les pierres lancés des remparts par lesdécombres du premier pont-levis, que le tem-plier avait démoli en abandonnant la barba-

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cane, laissant le contrepoids encore fixé à lapartie supérieure de l’entrée.

Les compagnons du chevalier n’avaient pasd’abri semblable. Deux d’entre eux furent àl’instant tués par des viretons, quelques-unstombèrent dans le fossé, les autres se retirèrentprécipitamment dans la redoute.

La situation dans laquelle se trouvaient lechevalier noir et Cédric était devenue vraimentdangereuse, et elle l’eût été davantage encoresi les archers restés dans la barbacanen’eussent tiré constamment sur tous leshommes d’armes qui se montraient sur lesremparts, distrayant ainsi leur attention, et of-frant, par là, un répit à leurs chefs contre lagrêle d’armes de jet qui les auraient extermi-nés.

Mais leur position n’en était pas moins ex-trêmement périlleuse, et elle s’aggravait àchaque instant.

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— Honte à vous tous ! s’écria de Bracy auxsoldats qui l’entouraient ; vous vous donnez letitre d’archers et vous laissez ces deux chiensmaintenir leur poste sous les murs du château !Jetez bas les pierres de couronnement du rem-part, si vous ne pouvez mieux faire. Vite, despioches et des leviers ! poussez cette grandecorniche !

Et il indiqua une pierre énorme qui se pro-jetait en dehors du parapet.

En ce moment, les assiégeants virent flotterun drapeau rouge sur l’angle de la tourellequ’Ulrica avait désignée à Cédric.

Le brave yeoman Locksley fut le premierqui l’aperçut, et il gagna en toute hâte l’ou-vrage avancé, impatient d’assister à l’assaut.

— Saint Georges ! s’écria-t-il, le joyeuxsaint Georges pour l’Angleterre ! À la charge,hardis yeomen ! laisserez-vous le bon chevalieret le noble Cédric attaquer seuls cette po-terne ? En avant donc, moine enragé, et

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montre-nous que tu sais combattre pour tonrosaire ! Et vous, braves yeomen, en avant ! lechâteau est à nous, nous avons des amis dansl’intérieur ; voyez ce drapeau, c’est le signalconvenu ! Torquilstone est à nous ; songez àl’honneur, songez au butin ; encore un effort etla place est à nous !

En même temps, il banda son bon arc, ettraversa d’un trait la poitrine d’un des hommesd’armes qui, sous la direction de de Bracy, tra-vaillaient à détacher un fragment du couron-nement pour le précipiter sur la tête de Cédricet du chevalier noir. Un second soldat saisitla pince de fer des mains du mourant, et déjàil avait ébranlé la corniche, quand une flèchel’atteignit à la tête et le renversa mort dans lefossé. Les hommes d’armes furent frappés decrainte ; nulle armure ne semblait à l’épreuvedu tir de ce terrible archer.

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— Reculerez-vous, lâches ?… cria de Bra-cy. Montjoie et saint Denis ! donnez-moi ce le-vier.

Et, saisissant l’épieu, il attaqua à son tour lacorniche ébranlée. Elle était de taille, si on l’eûtprécipitée, non seulement à détruire le reste dupont-levis, mais encore à engloutir le grossierplancher sur lequel le chevalier noir et Cédricavaient traversé le fossé.

Tous virent le danger, et les plus audacieux,jusqu’au vaillant moine lui-même, hésitèrent àmettre le pied sur le pont volant. Trois foisLocksley lança son trait sur de Bracy, et troisfois la flèche rebondit sur l’impénétrable ar-mure du chevalier normand.

— Maudite soit ta cotte de mailles espa-gnole ! s’écria Locksley ; si elle eût été fabri-quée par un forgeron anglais, ces flèchesl’eussent traversée aussi aisément qu’une cottede soie ou de toile.

Puis il se mit à crier de toutes ses forces :

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— Camarades, amis, noble Cédric, arrière !une pierre énorme va tomber !

Son avertissement ne fut pas entendu, carle bruit retentissant que le chevalier noir faisaiten frappant sur la poterne eût absorbé le sonde vingt trompettes de guerre.

En ce moment, le fidèle Gurth s’élança surle radeau pour avertir Cédric du danger qui lemenaçait, ou pour le partager avec lui. Maisson avis fût arrivé trop tard, la corniche mas-sive était déjà ébranlée, et de Bracy, qui redou-blait d’efforts, était sur le point d’accomplir sondessein, lorsque la voix du templier retentit àson oreille.

— Tout est perdu, de Bracy, le château esten feu !

— Tu es fou de parler ainsi, répliqua le che-valier.

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— Les flammes ont enveloppé le côté del’occident, reprit le templier ; je me suis vaine-ment efforcé de l’éteindre.

Brian de Bois-Guilbert donnait ce terribleavis avec le sang-froid qui faisait le fond de soncaractère ; mais il ne fut pas reçu aussi tran-quillement par son compagnon étonné.

— Saints du paradis ! s’écria de Bracy,qu’allons-nous devenir ? je fais vœu d’offrir àsaint Nicolas de Limoges un chandelier d’orpur…

— Épargne tes vœux, répondit le chevalier,et écoute-moi. Descends avec tes hommescomme pour opérer une sortie, ouvre la po-terne toute grande, il n’y a là que deuxhommes qui aient passé le radeau, rejette-lesdans le fossé, et cours à ta barbacane. Je vaisfaire une sortie par l’entrée principale, et j’atta-querai la lunette du côté opposé ; si nous pou-vons regagner ce poste, sois sûr que nous nousy maintiendrons jusqu’à ce que nous soyons

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secourus, ou du moins jusqu’à ce qu’on nousaccorde une capitulation honorable.

— J’approuve cette idée, s’écria de Bracy ;je remplirai fidèlement le rôle que tu me des-tines. Templier, tu ne m’abandonneras pas ?

— Foi de chevalier, non ! répondit Brian deBois-Guilbert ; mais, au nom du Ciel, hâte-toi !De Bracy s’empressa de réunir ses hommes, etse précipita vers la poterne, qu’il fit ouvrir àl’instant.

À peine cela fut-il fait, que, par une forcesurhumaine, le chevalier noir se fraya un che-min ; malgré les efforts de de Bracy et de seshommes, il pénétra dans l’intérieur. Deux desplus avancés tombèrent aussitôt sous sescoups ; les autres reculèrent en dépit des ef-forts que faisait de Bracy pour les retenir.

— Chiens ! s’écria de Bracy, souffrirez-vousque deux hommes s’emparent de notre seulevoie de salut ?

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— C’est le diable ! dit un vieux vétéran touten reculant devant les coups de leur noir anta-goniste.

— Et quand ce serait le diable, repritde Bracy, reculerez-vous devant lui jusquedans la gueule de l’enfer ? Le château brûlederrière nous, infâmes poltrons ! que le déses-poir vous donne du courage, ou faites-moiplace ; je veux me mesurer avec ce redoutablechampion.

De Bracy soutint en cette rencontre la re-nommée qu’il s’était acquise dans les guerresciviles de cette terrible époque.

Le couloir voûté dans lequel la poternedonnait entrée, et où ces deux redoutableschampions combattaient maintenant corps àcorps, retentissait des coups furieux qu’ils seportaient, de Bracy avec son épée, et le che-valier noir avec sa hache gigantesque. Enfin leNormand reçut un coup dont la violence fut enpartie amortie par son bouclier, car, sans ce-

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la, de Bracy ne s’en fût jamais relevé, mais quinéanmoins descendit sur son cimier avec unetelle violence, qu’il tomba de tout son long surle sol.

— Rends-toi, de Bracy ! dit le chevalier noiren se penchant sur lui et présentant aux barresde sa visière le fatal poignard avec lequel leschevaliers achevaient leurs ennemis abattus, etque l’on appelait le poignard de miséricorde.Rends-toi, Maurice de Bracy, secouru ou nonsecouru, sinon tu es un homme mort.

— Je ne veux pas me rendre, répliquade Bracy d’une voix faible, à un vainqueur in-connu ; dis-moi ton nom ou dispose de ma vie ;il ne sera jamais dit que Maurice de Bracy a étéle prisonnier d’un rustre sans nom.

Le chevalier dit quelques mots à l’oreille duvaincu.

— Je me rends ; secouru ou non secouru, jesuis votre prisonnier, répondit le Normand enfaisant succéder à un ton d’opiniâtreté fière et

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résolue celui d’une soumission forcée mais res-pectueuse.

— Rends-toi à la barbacane, dit le vain-queur d’un ton d’autorité, et attends-y mesordres.

— Permettez-moi d’abord de vous ap-prendre, dit de Bracy, ce qu’il vous importe desavoir. Wilfrid d’Ivanhoé est ici blessé et pri-sonnier ; il périra dans l’incendie s’il n’est se-couru à l’instant.

— Wilfrid d’Ivanhoé ! s’écria le chevaliernoir, prisonnier et en danger de périr ! La viede tous les habitants du château me répondrade la sienne. Où est-il ? où est son cachot ?

— Montez par cet escalier tournant, ditde Bracy ; il conduit à l’appartement qu’il oc-cupe. Voulez-vous m’accepter pour guide ?ajouta-t-il d’une voix soumise.

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— Non, va attendre mes ordres dans la re-doute ; je ne me fie pas à toi, de Bracy, ajoutale chevalier noir.

Pendant ce combat et le court dialogue quil’avait suivi, Cédric, à la tête d’un corps decombattants qui avaient traversé le pont dèsqu’ils avaient vu s’ouvrir la poterne, et parmilesquels se faisait remarquer le moine, pour-suivait les soldats abattus et désespérés dede Bracy ; les uns demandaient grâce, lesautres tentaient une vaine résistance ; mais laplus grande partie cherchait un refuge dans lagrande cour du château. De Bracy se releva deterre et jeta sur son vainqueur un regard humi-lié.

— Il ne se fie pas à moi, répéta-t-il ; mais ai-je mérité sa confiance ?

Alors il ramassa son épée, ôta son casqueen signe de soumission, se rendit à la barba-cane et remit son épée à Locksley, qu’il ren-contra sur son chemin.

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Le feu augmentant de violence, les progrèsen devinrent visibles dans la salle où Wilfridreposait sous la garde attentive de la juive Ré-becca. Il avait été réveillé de son court som-meil par le bruit de la bataille ; et Rébecca, àson instante prière, s’était de nouveau placée àla fenêtre pour suivre et lui raconter le résul-tat de l’attaque. Pendant quelque temps, la vuedes combattants lui fut interceptée par l’ac-croissement d’une fumée étouffante qui tour-billonnait dans l’appartement. Les cris « del’eau ! de l’eau ! » qui dominaient même le fra-cas de la bataille, leur firent comprendre lenouveau danger qui les menaçait.

— Le château est en feu, dit Rébecca, ilbrûle ! Que faire pour nous sauver ?

— Fuyez, Rébecca ! mettez votre vie en sû-reté, dit Ivanhoé, car nul secours humain nepeut sauver la mienne.

— Je ne fuirai pas, répondit Rébecca ; nousserons sauvés ou nous périrons ensemble ! Et

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cependant, grand Dieu ! mon père ! mon père !quel sera son destin ?

En ce moment, la porte de la salle s’ouvrit,et le templier se présenta. Son aspect était ef-frayant : son armure dorée était brisée et cou-verte de sang, et les plumes qui surmontaientson casque étaient en partie arrachées ou à de-mi brûlées.

— Je t’ai donc trouvée, dit-il à Rébecca ; tuvas voir que je tiendrai ma promesse de par-tager avec toi ma bonne ou ma mauvaise for-tune. Il ne reste plus qu’une voie de salut, jeme suis frayé un chemin à travers mille dan-gers pour te l’indiquer ; lève-toi et suis-moi àl’instant(27).

— Seule, répondit Rébecca, je ne veux paste suivre. Si tu es né d’une femme, s’il y a en toiseulement un peu de charité humaine, si toncœur n’est pas aussi dur que ta cuirasse, sauvemon vieux père, sauve ce chevalier blessé !

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— Un chevalier, répondit le templier avecson calme caractéristique, un chevalier, Rébec-ca, doit savoir supporter la mort, qu’elle se pré-sente à lui sous la forme de l’épée ou sous cellede la flamme ; et qui se soucie du sort d’unjuif ?

— Sauvage guerrier, reprit Rébecca, je pé-rirai plutôt dans les flammes que d’accepter lavie de tes mains.

— Tu n’auras pas à choisir, Rébecca ; unefois, tu l’as emporté sur moi, mais jamais au-cun mortel ne m’a bravé deux fois.

En disant ces mots, il saisit dans ses brasla jeune fille terrifiée, qui remplissait l’air deses cris, et l’emporta hors de la chambre mal-gré ses lamentations, et sans avoir égard auxmenaces et au défi qu’Ivanhoé fulminait contrelui.

— Chien du Temple ! opprobre de tonordre ! laisse cette jeune fille ! Traître de Bois-

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Guilbert, c’est Ivanhoé qui te l’ordonne. Scélé-rat ! je répandrai tout le sang de ton cœur !

— Sans tes cris, Wilfrid, je ne t’aurais ja-mais trouvé, dit le chevalier noir, qui, en cemoment, entrait dans la chambre.

— Si tu es un véritable chevalier, dit Wil-frid, ne pense pas à moi ; suis ce ravisseur,sauve lady Rowena, sauve le noble Cédric.

— Chacun aura son tour, répondit le cheva-lier au cadenas ; mais à toi, d’abord !

Et, s’emparant d’Ivanhoé, il l’emporta avecautant d’aisance que le templier avait enlevéRébecca, s’élança avec lui vers la poterne, et,là, ayant confié son fardeau aux soins de deuxyeomen, il rentra dans le château pour aider àsauver les autres prisonniers.

Une des tours était déjà la proie desflammes, qui s’élançaient avec fureur partoutes les fenêtres et les meurtrières. Mais,dans les autres parties de l’édifice, la grande

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épaisseur des murs et des voûtes résistait auprogrès des flammes, et la fureur de l’hommel’emportait sur la fureur du terrible élément.Les vainqueurs poursuivaient, de chambre enchambre, les défenseurs du château, assouvis-sant dans leur sang la vengeance qui, depuis silongtemps, les animait contre les soldats du ty-ran Front-de-Bœuf.

La plupart des assiégés résistèrent jusqu’audernier moment ; peu d’entre eux deman-dèrent quartier, nul ne l’obtint.

L’air était rempli des gémissements et ducliquetis des armes, les planchers ruisselaientdu sang des malheureux qui expiraient dansdes transports de rage.

Au milieu de cette scène de désordre, Cé-dric s’élança à la recherche de Rowena, tandisque le fidèle Gurth le suivait de près à traversla mêlée, négligeant son propre salut et détour-nant les coups que l’on portait à son maître.Le noble Saxon fut assez heureux pour gagner

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l’appartement de sa pupille, au moment où ellevenait d’abandonner tout espoir, et tenait avecangoisse un crucifix sur son sein, s’attendant àune mort immédiate.

Il la confia à Gurth pour la conduire en sû-reté jusqu’à la barbacane, dont la route étaitmaintenant débarrassée d’ennemis, et encore àl’abri des flammes.

Ce premier devoir accompli, le loyal Cédricse hâta de courir à la recherche de son amiAthelsthane, décidé à tous les sacrifices per-sonnels pour sauver le dernier rejeton de laroyauté saxonne. Mais, avant que Cédric fûtparvenu jusqu’à l’antique salle dans laquelleil avait été lui-même retenu captif, le génieinventif de Wamba avait trouvé moyen des’échapper avec son compagnon d’infortune.Lorsque le bruit et le tumulte annoncèrentqu’on était au plus fort du combat, le bouffonse mit à crier de toute la force de ses pou-mons :

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— Saint Georges et le dragon ! le bon saintGeorges pour la joyeuse Angleterre ! Le châ-teau est à nous !

Et, pour rendre ses cris encore plus ter-ribles, il heurtait l’une contre l’autre des ar-mures rouillées qu’il avait trouvées éparsesdans la salle.

La sentinelle qu’on avait placée dans l’anti-chambre et dont l’esprit était déjà ébranlé parla terreur, en entendant le bruit fait par Wam-ba, fut saisie d’épouvante, et, sans songer à fer-mer la porte de la salle, courut dire au templierque l’ennemi avait pénétré dans les apparte-ments du château.

Pendant ce temps, les prisonniers, dont rienn’arrêtait la fuite, s’échappèrent par l’anti-chambre, et, de là, gagnèrent la cour du châ-teau, qui était en ce moment le théâtre d’unedernière lutte.

Là se trouvait le fier templier, monté surson coursier et entouré de plusieurs soldats de

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la garnison tant à pied qu’à cheval, qui avaientréuni leurs efforts à ceux de ce chef renommé,afin d’assurer la dernière chance de retraite quileur restât.

Par son ordre, le pont-levis avait été abais-sé ; mais le passage en était barré par l’en-nemi ; car les archers qui, jusque-là, avaientseulement surveillé le château de ce côté,n’eurent pas plutôt vu les flammes éclater et lepont se baisser, qu’ils se portèrent en foule surce point, aussi bien pour mettre obstacle à lafuite de la garnison que pour assurer leur partdu butin avant que le château fût brûlé. D’unautre côté, une partie des assiégeants entréspar la poterne se portaient en ce moment versla grande cour et attaquaient avec furie le restedes défenseurs, qui se trouvaient ainsi assaillisde deux côtés à la fois.

Animés par le désespoir et soutenus parl’exemple de leur chef indomptable, cette poi-gnée de soldats se défendit avec la plus grande

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valeur ; bien armés d’ailleurs, ils réussirentplus d’une fois à repousser les assaillants,quoiqu’ils leur fussent très inférieurs ennombre.

Rébecca, placée à cheval devant un des es-claves sarrasins du templier, était au centrede ce petit groupe, et Bois-Guilbert, malgré laconfusion de cette lutte sanglante, veillait avecle plus grand soin à sa sûreté. Il revenait sou-vent près d’elle, et, négligeant sa propre dé-fense, lui faisait un rempart de son bouclier tri-angulaire à plaques d’acier ; puis, par un mou-vement rapide, il s’élançait en proférant son cride guerre, assommait les plus avancés des as-saillants, et presque aussitôt reparaissait à labride du cheval de la juive.

Athelsthane, comme le lecteur le sait, étaitnonchalant, mais non dépourvu de courage ;en voyant la femme voilée que le templier pro-tégeait avec tant de sollicitude, il ne doutapoint que ce ne fût Rowena, que le chevalier

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voulait enlever, malgré toute la résistancequ’on pourrait lui opposer.

— Par l’âme de saint Édouard ! s’écria-t-il,je l’arracherai à cet orgueilleux chevalier, et ilmourra de ma main !

— Prenez garde à ce que vous allez faire,s’écria Wamba ; main trop prompte prend unegrenouille pour un poisson. Par ma marotte !ce n’est point là lady Rowena. Voyez seulementces longues tresses noires ; oui-da ! si vous nesavez pas distinguer le noir du blanc, vous pou-vez y aller ; mais, moi, je ne vous suivrai pas.Je ne veux pas risquer mes os sans savoir pourqui ; et vous qui êtes sans armure encore ! Ré-fléchissez donc ! un bonnet de soie ne sauraitarrêter une lame d’acier. Si l’entêté veut allerà l’eau, il faut bien qu’il se mouille. Deus vo-biscum ! très vaillant Athelsthane, ajouta-t-il endernier lieu, lâchant la tunique du Saxon, qu’ilavait tenue jusque-là.

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Saisir une masse d’armes que venait de lais-ser tomber la main d’un mourant, s’élancer surla troupe du templier, et, frappant avec unegrande rapidité à droite et à gauche, renver-sant à chaque coup un guerrier, ce fut, pour laforce herculéenne d’Athelsthane, animé alorsd’une fureur peu commune, l’ouvrage d’un seulinstant. Il se trouva bientôt à deux pas de Bois-Guilbert, qu’il défia de sa voix la plus forte.

— Détourne-toi, mécréant de templier !laisse en liberté celle que tu es indigne de tou-cher ; détourne-toi, membre d’une bande debrigands, d’assassins et d’hypocrites !

— Chien ! s’écria le templier en grinçantdes dents, je t’apprendrai à blasphémer le saintordre du Temple de Sion.

En disant ces mots, il fit faire demi-volte àson cheval, et se dressa sur les étriers de ma-nière à profiter de tout l’avantage de sa posi-tion, et il assena un coup terrible sur la têted’Athelsthane.

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Wamba avait eu raison de dire qu’un bon-net de soie ne garantissait pas d’une lamed’acier. L’arme du templier était si bien affilée,qu’elle trancha comme si c’eût été une branchede saule le manche fort et ferré de la massed’armes que l’infortuné Saxon avait levée pourparer le coup, et, descendant sur sa tête, éten-dit le géant aux pieds de son ennemi.

— Beauséant ! Bauséant ! s’écria Bois-Guil-bert d’une voix de tonnerre ; périssent ainsitous les détracteurs des chevaliers du Temple !

Profitant de la terreur que la chute d’Athel-sthane avait répandue parmi les Saxons, il criaà haute voix :

— Que ceux qui veulent se sauver mesuivent ! Puis il poussa son cheval vers le pont-levis, et dispersa les archers qui voulaient enintercepter le passage. Il fut suivi par ses Sarra-sins, et cinq ou six hommes d’armes à cheval.La retraite du templier fut rendue périlleusepar la quantité de flèches dirigées contre lui

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et sa petite troupe ; mais cela ne l’empêchapas de gagner au galop la barbacane, dont, se-lon son premier projet, il jugeait possible quede Bracy fût encore resté maître.

— De Bracy ! de Bracy ! s’écria-t-il en ap-prochant, es-tu là ?

— Je suis ici, répondit de Bracy, mais pri-sonnier.

— Puis-je te secourir ?

— Non, répliqua de Bracy, je me suis rendu,secouru ou non secouru, et je veux garder maparole. Sauve-toi, les éperviers sont lâchés !mets la mer entre l’Angleterre et toi. Je ne puist’en dire davantage.

— Eh bien ! dit le templier, puisque tu veuxrester là, souviens-toi que j’ai dégagé ma pa-role. Que les éperviers soient où bon leursemble, peu m’importe ! je crois que les mursde la commanderie de Templestowe m’offri-

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ront contre eux un abri suffisant, et le héronpourra braver leurs serres.

À ces mots, il partit au galop suivi de seshommes. Ceux des défenseurs du château quin’avaient pu se procurer des chevaux conti-nuèrent, après le départ du templier, une luttedésespérée, moins dans l’espoir de se sauverque de vendre chèrement leur vie. Le feu s’étaitrapidement étendu dans toutes les parties duchâteau, lorsque celle qui avait allumé l’incen-die parut au sommet d’une tour, costuméecomme une des anciennes furies de la my-thologie scandinave, et hurlant des chants deguerre qu’avaient l’habitude d’entonner sur leschamps de bataille les scaldes des Saxons en-core païens. Sa longue chevelure grise tombaiten désordre de sa tête découverte. Les délicesenivrantes d’une vengeance satisfaite brillaientdans ses yeux, égarés par la folie. Elle bran-dissait la quenouille qu’elle tenait à la main,comme si elle eût été une des fatales sœurs qui

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filent et tranchent le cours des destinées hu-maines.

La tradition a conservé quelques-unes desstrophes sauvages de l’hymne barbare qu’ellechantait avec une sorte de frénésie au milieude cette scène de feu et de carnage(28) :

I

Aiguisez le brillant acier,Fils du dragon blanc ;Allume la torche,Fille d’Hengist !L’acier ne brille pas pour découper les viandes du

banquet ;Il est d’une trempe ferme et dure, il est bien aiguisé.La torche n’est pas destinée à la chambre nuptiale.Sa flamme sulfureuse a des éclairs bleuâtres.Aiguisez l’acier, les corbeaux croassent ;Allumez la torche, Zernebock rugit ;Aiguisez l’acier, fils du dragon ;Allume la torche, fille d’Hengist.

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II

Le noir nuage est descendu jusque sur le châteaudu thane ;

L’aigle crie ; il est en croupe sur le nuage.Ne crie pas, sombre cavalier du sombre nuage,Ton festin se prépare.Les vierges de Walhala regardent ce qui se passe ;La race d’Hengist va leur envoyer des hôtes.Secouez vos tresses noires, vierges de Walhala !Et frappez en signe de joie vos tambours retentis-

sants ;Bien des pas orgueilleux iront frapper à vos de-

meures,Bien des têtes couronnées d’un casque !

III

Le soir s’assied triste sur le château du thane,Les noirs nuages s’amoncellent alentour ;Bientôt ils seront aussi rouges que le sang d’un

preux.Le destructeur des forêts dressera vers eux sa rouge

crête,Celui qui en brillant consume les palais

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Et qui développe sa bannière embrasée,Rouge, vaste et sombre,Au-dessus de la lutte des vaillants :Sa joie est dans le cliquetis des épées et des bou-

cliers rompus ;Il aime à lécher le sang fumant qui s’échappe des

blessures.

IV

Tous doivent périr !L’épée fend les casques,La robuste armure est transpercée par la lance,Le feu dévore le palais des princes,Les machines renversent les défenseurs du camp.Tout doit périr !La race d’Hengist a disparu,Le nom d’Horsa a disparu.Ne reculez donc pas devant votre destin, fils de

l’épée ;Que vos épées boivent le sang comme si c’était du

vin ;Repaissez-vous dans ce festin de carnage,À la lueur de vos palais embrasés !

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Que vos épées ne faiblissent pas tant que votre sangcoulera ;

N’épargnez personne par crainte ou par pitié,Car la vengeance n’a qu’une heure.La haine la plus invétérée doit s’éteindre,Et moi aussi, je dois disparaître.

Déjà les flammes gigantesques avaient sur-monté tous les obstacles et s’élevaient dans lecrépuscule, semblables à un fanal immense quiéclairait au loin le pays environnant. Chaquetour s’affaissait l’une après l’autre, ainsi queles toitures avec leurs poutres en flammes, etles combattants furent enfin contraints d’aban-donner la grande cour. Les vaincus, dont ilrestait un très petit nombre, se dispersèrentet s’enfuirent dans la forêt voisine. Les vain-queurs, rassemblés en bandes nombreuses, re-gardèrent, avec un étonnement mêlé decrainte, les flammes qui projetaient sur leursarmes un reflet d’un rouge foncé.

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La forme fantastique et sauvage de laSaxonne Ulrica resta visible pendant long-temps sur le point élevé qu’elle avait choisi,agitant ses bras dans l’espace avec une exal-tation furieuse, comme si elle se fût sentie lareine de l’incendie qu’elle avait allumé.

Enfin, dans un écroulement terrible, toutela tour s’effondra, et elle périt dans les flammesqui avaient consumé son tyran.

Un long silence d’horreur régna parmi lesspectateurs de cette épouvantable scène, et,pendant plusieurs minutes, ils n’agitèrent leursmains que pour faire le signe de la croix.

La voix de Locksley se fit alors entendre :

— Réjouissez-vous, yeomen : la tanière destyrans n’existe plus ! Que chacun de vous ailledéposer son butin au lieu ordinaire de nos ren-dez-vous, sous le grand chêne de l’Arc, dans leHart Hill Walk ; c’est là qu’à la pointe du journous ferons un juste partage entre nos com-

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pagnons et nos dignes alliés du produit de cegrand acte de vengeance.

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Chapitre XXXII.

Le jour commençait à poindre sur les clai-rières de la forêt, chaque feuille rayonnaitd’une perle de rosée, la biche conduisait sonfaon de l’abri des hautes bruyères jusqu’auxendroits plus découverts du bois, et le chasseurn’y était pas encore à l’affût du cerf majestueuxmarchant à la tête de sa jeune famille.

Les outlaws étaient tous assemblés autourdu chêne de l’Arc, dans le Hart Hill Walk, oùils avaient passé la nuit à se remettre des fa-tigues du siège, les uns en recourant au vin, lesautres au sommeil, beaucoup en faisant le récitdes événements du jour et en calculant le prixdu monceau de butin que la victoire avait misà la disposition de leur chef.

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Les dépouilles, en effet, étaient très consi-dérables ; car, bien que le feu eût beaucoup dé-truit, une grande quantité de vaisselle d’or etd’argent, de riches armures et de magnifiquesvêtements avaient été sauvés par les effortsdes intrépides outlaws, insensibles à tous lesdangers lorsque de pareilles dépouilles étaientleur récompense.

Telle était cependant la rigueur de leurslois, que pas un d’entre eux n’avait osé s’appro-prier la moindre partie du butin ; tout fut entas-sé en un seul monceau pour que le chef en fîtlui-même la distribution.

Le lieu du rendez-vous était un vieuxchêne ; mais ce n’était pas le même arbre souslequel Locksley avait précédemment conduitGurth et Wamba. Cet arbre était situé au centred’un amphithéâtre boisé, à un demi-mille duchâteau détruit de Torquilstone.

Ce fut là que Locksley prit place sur untrône de gazon, construit sous les branches

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touffues du chêne gigantesque, et tous sescompagnons forestiers se groupèrent autourde lui. Il assigna au chevalier noir une place àsa droite et fit asseoir Cédric à sa gauche.

— Pardonnez-moi ma liberté, nobles sires,leur dit-il, mais, dans ces clairières, je suis roi ;elles forment mon royaume, et mes rudes su-jets, que vous voyez, respecteraient peu monpouvoir, si, dans mes domaines, je cédais lapréséance à qui que ce fût. Maintenant, ar-chers, qui a vu notre chapelain ? où est notrejoyeux ermite ? Une messe commence bien lajournée.

Personne n’avait vu le clerc de Copman-hurst.

— Dieu nous protège ! dit le chef des out-laws, j’espère que ce joyeux prêtre n’aura étéretenu que par l’attrait de la bouteille. Quel-qu’un l’aurait-il vu depuis la prise du château ?

— Moi ! s’écria le meunier ; je l’ai vu rôdantautour de la porte d’un cellier, et jurant par

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tous les saints du calendrier qu’il saurait legoût du vin de Gascogne de Front-de-Bœuf.

— Alors, fassent les saints qu’il n’ait pas vi-dé trop de bouteilles et qu’il n’ait été ensevelisous les décombres du château ! Va, meunier,prends avec toi assez d’hommes, fouille laplace où tu l’as vu la dernière fois, jette l’eau dufossé sur les ruines brûlantes : je les retourne-rais pierre à pierre pour retrouver mon bravechapelain.

Le grand nombre d’archers qui se précipi-tèrent pour accomplir ce devoir, au moment oùla distribution du butin allait avoir lieu, prou-va combien la troupe avait à cœur la sûreté deson père spirituel.

— En attendant, continuons notre affaire,dit Locksley ; car, lorsque cette action auda-cieuse aura été ébruitée, les bandes de de Bra-cy, de Malvoisin, et des autres alliés de Front-de-Bœuf se mettront en marche contre nous, et

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nous ferons bien, pour notre sécurité, de nouséloigner d’ici.

» Noble Cédric, continua-t-il en se tournantvers le Saxon, nous avons partagé ce butinen deux portions égales ; choisis celle qui teconvient pour la distribuer parmi ceux de tesvassaux qui nous ont secondés dans cette en-treprise.

— Brave yeoman, répondit Cédric, moncœur est chargé de tristesse ; le noble Athel-sthane de Coningsburg, le dernier descendantdu saint Confesseur, n’est plus ! Avec lui, nosespérances sont perdues sans retour ; l’étin-celle qui vient de s’éteindre dans son sang nepeut être rallumée par aucun effort humain.Mes gens, sauf le petit nombre qui m’entoureen ce moment, n’attendent que ma présencepour transporter ses restes honorés à leur der-nière demeure. Lady Rowena désire retournerà Rotherwood, et il faut qu’elle soit escortéepar une force suffisante. J’aurais donc déjà

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quitté ces lieux, si je n’avais attendu, non lepartage du butin, car, s’il plaît à Dieu et à saintWithold, ni moi ni aucun des miens nous netoucherons la valeur d’un penny ; si je n’avaisattendu pour te faire mes remerciements, à toiet à tes braves yeomen, d’avoir sauvé la vie etl’honneur à ma noble pupille.

— Non, non, dit le chef outlaw, nousn’avons fait tout au plus que la moitié de la be-sogne ; prends dans ce butin ce qu’il faut pourrécompenser tes voisins et tes serviteurs.

— Je suis assez riche pour les récompenserde mes propres biens, répondit Cédric.

— Et quelques-uns d’entre eux, dit Wamba,ont été assez sages pour se récompenser eux-mêmes. Tous ne sont pas partis les mainsvides, nous ne portons pas tous la marotte.

— Ils en étaient les maîtres, dit Locksley ;nos lois ne sont obligatoires que pour nous-mêmes.

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— Mais, toi, mon pauvre varlet, dit Cédricen se retournant pour embrasser le bouffon,comment pourrai-je te récompenser, toi quin’as pas craint d’affronter les chaînes et la mortpour te mettre à ma place ? Tous m’abandon-naient et le pauvre fou resta seul fidèle.

Une larme brilla dans l’œil du vieux thanetandis qu’il parlait, marque de sympathie quela mort même d’Athelsthane ne lui avait pas ar-rachée ; mais il y avait, dans l’attachement àmoitié instinctif de son bouffon, quelque chosequi secouait sa nature d’une manière plus éner-gique que la douleur même.

— Eh ! mais, dit le bouffon en s’arrachantaux étreintes de son maître, si vous payez monservice avec l’eau de vos yeux, il faudra que lebouffon pleure de compagnie, et alors que de-viendront ses fonctions ? Tenez, mon oncle, sivous voulez vraiment me faire plaisir, je vousprie de pardonner à mon camarade Gurth, qui

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a dérobé une semaine à votre service pour ladonner à votre fils.

— Lui pardonner ?… s’écria Cédric. Nonseulement je lui pardonne, mais encore je le ré-compense. Agenouille-toi Gurth.

Le porcher fut en un instant aux pieds deson maître.

— Theow and esne (ni serf ni esclave) tun’es plus, reprit Cédric le touchant d’une ba-guette ; folk free sacless (homme libre et dansla loi) tu es, dans la ville et hors de la ville,dans les champs comme hors de la forêt. Je tefais don de quarante arpents de terre dans mesdomaines de Walbrugham, que je cède, pourmoi et les miens, à toi et aux tiens, à jamaiset pour toujours ; et que la malédiction du Cieldescende sur la tête de celui qui révoquerait cedon !

Ravi d’être sorti de servage, enchanté de setrouver homme libre et propriétaire, Gurth sau-

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ta sur ses pieds et bondit deux fois presque à lahauteur de sa tête.

— Un forgeron et une lime ! cria-t-il, pourenlever ce collier du cou d’un homme libre.Mon noble maître, votre don a doublé maforce, et je me battrai pour vous avec undouble courage ; il y a un cœur libre dans mapoitrine. Je me sens tout changé et tout changepour moi. Ah ! Fangs, ajouta-t-il, te voilà (car lefidèle animal, en voyant son maître ainsi trans-porté, s’était mis à sauter sur lui pour lui ex-primer sa sympathie) ; connais-tu encore tonmaître ?

— Oui, dit Wamba, Fangs et moi, nous teconnaissons encore, Gurth, quoique nous por-tions toujours le collier ; c’est toi qui sansdoute nous oublieras bientôt et t’oublieras toi-même.

— Je m’oublierai en effet moi-même avantde t’oublier, bon camarade, répondit Gurth, et,

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si la liberté te convenait, Wamba, ton maître tela donnerait.

— Non, non, dit Wamba, je ne te porteraijamais envie, frère Gurth ; le serf reste assisau coin du feu pendant que l’homme franc estobligé d’aller à la guerre. Que dit Oldhelm deMalmesbury : « Mieux vaut un fou dans un fes-tin qu’un sage dans une escarmouche. »

Un piétinement de chevaux se fit alors en-tendre, et lady Rowena parut, entourée de plu-sieurs cavaliers et d’une troupe encore plusnombreuse de fantassins, agitant leurs piqueset faisant résonner leurs haches en signe dejoie pour sa délivrance.

La belle Saxonne elle-même, richement vê-tue et montée sur un palefroi d’un brun foncé,avait repris toute la distinction de ses ma-nières. Une pâleur inaccoutumée révélait seulece qu’elle avait souffert ; son front délicat,quoique assombri encore, paraissait animé àla fois par une pensée d’espérance et par un

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sentiment de gratitude. On lui avait apprisqu’Ivanhoé vivait et qu’Athelsthane était mort.La première nouvelle avait rempli son cœurdu plus sincère ravissement, et, si la secondene l’avait pas profondément affligée, on peutlui pardonner en songeant que, par là, elle sevoyait affranchie de la seule contradiction quelui eût jamais fait éprouver son tuteur Cédric.

Lorsque Rowena dirigea son cheval vers letrône de Locksley, le vaillant yeoman et tousses archers se levèrent pour la recevoir,comme par un instinct naturel de courtoisie ;le sang afflua à ses joues lorsque, saluant de lamain et inclinant la tête si bas que ses bellestresses pendantes se mêlèrent pour un mo-ment à la crinière flottante de son palefroi,elle exprima en peu de mots, mais en termesflatteurs, sa reconnaissance envers Locksley etses autres libérateurs.

— Que Dieu vous bénisse, hommes braves !ajouta-t-elle, que Dieu et Notre-Dame vous bé-

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nissent et vous récompensent de vous être sivaillamment exposés pour la cause des oppri-més ! Si jamais quelqu’un de vous a faim, sou-venez-vous que Rowena peut le nourrir ; sivous avez soif, qu’elle a maints muids de vinet d’ale brune ; et, si les Normands vous ex-pulsent de ces forêts, Rowena a aussi des fo-rêts où ses vaillants défenseurs pourront erreren pleine liberté sans qu’aucun garde viennejamais leur demander quelle flèche a abattu ledaim.

— Bien des grâces, noble lady ! réponditLocksley ; je vous remercie pour mes compa-gnons et pour moi ; mais c’est déjà une récom-pense que de vous avoir sauvée ; nous qui er-rons sous la feuillée, nous avons plus d’unechose à nous reprocher, mais la délivrance delady Rowena sera peut-être admise là-hautcomme expiation.

Rowena, les ayant salués de nouveau, sedisposait à prendre congé d’eux ; mais, s’étant

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arrêtée un instant pendant que Cédric, qui de-vait l’accompagner, faisait aussi ses adieux,elle se trouva inopinément près du prisonnierde Bracy.

Il était debout sous un arbre, absorbé dansune profonde rêverie, les bras croisés sur sapoitrine, et Rowena espérait pouvoir passerdevant lui inaperçue ; mais il leva les yeux, et,à la vue de la noble Saxonne, le rouge de lahonte lui monta au visage ; un instant il de-meura irrésolu ; puis, s’avançant vers elle, ilsaisit les rênes de son palefroi et plia un genouen terre.

— Lady Rowena daignera-t-elle jeter lesyeux sur un chevalier captif, sur un soldatdéshonoré ?

— Messire chevalier, répondit Rowena,dans des entreprises telles que les vôtres, ledéshonneur se trouve dans le succès et nondans la défaite.

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— Le triomphe, madame, doit adoucir lecœur, répondit de Bracy. Que j’apprenne seule-ment que lady Rowena pardonne la violenceoccasionnée par une passion funeste, et elleverra bientôt que de Bracy sait la servir plusnoblement.

— Comme chrétienne, je vous pardonne,sire chevalier, dit Rowena.

— Ce qui signifie, insinua Wamba, qu’ellene lui pardonne pas du tout.

— Mais, continua Rowena, je ne pourrai ja-mais oublier les malheurs et la désolation quisont résultés de votre folie.

— Lâche la bride du cheval de cette dame !s’écria Cédric en accourant vers eux. Par le so-leil qui nous éclaire ! sans la honte qui me re-tient, je te clouerais en terre avec mon javelot ;mais sois bien assuré, Maurice de Bracy, que tuporteras la peine de la part que tu as prise àcette infâme action.

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— Il menace sans danger, celui qui menaceun prisonnier, dit de Bracy ; mais quand unSaxon connut-il jamais un sentiment de cour-toisie !

Puis, se retirant de quelques pas en arrière,il laissa passer Rowena.

Cédric, avant de s’éloigner, témoigna sa re-connaissance particulière au chevalier noir, etle pria vivement de les accompagner à Rother-wood.

— Je sais, dit-il, que vous autres, chevalierserrants, vous aimez à porter votre fortune aubout de votre lance, et que vous ne vous sou-ciez guère des terres ni des biens ; mais laguerre est une maîtresse inconstante, et, mêmepour le champion dont le métier est d’errerçà et là, un foyer est quelquefois désirable.Tu en as un dans les salles de Rotherwood,noble chevalier. Cédric est assez riche pour ré-parer les torts de la fortune, et tout ce qu’ilpossède est à la disposition de son libérateur.

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Viens donc à Rotherwood, non comme un hôteétranger, mais comme un fils ou comme unfrère.

— Cédric m’a déjà rendu riche, répondit lechevalier : il m’a appris à connaître le prix de lavaleur saxonne. J’irai certainement à Rother-wood, brave Saxon, j’irai avant peu ; mais ence moment, des affaires pressantes et impor-tantes m’éloignent de ta demeure. Au surplus,quand j’y viendrai, il se peut que je te demandeun sacrifice qui mette ta générosité à l’épreuve.

— Il est accordé d’avance, s’écria Cédricen frappant de sa main ouverte sur la paumegantelée du chevalier noir ; il est accordéd’avance, dût-il exiger la moitié de ma fortune !

— N’engage pas ta parole si légèrement, re-prit le chevalier au cadenas ; cependant, j’es-père bien obtenir le don que je demanderai. Enattendant, adieu !

— Il me reste à te dire, ajouta le Saxon, que,pendant les funérailles du noble Athelsthane,

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je résiderai dans les murs de son château deConingsburg. Il sera ouvert à tous ceux quivoudront prendre part au banquet mortuaire,et je parle au nom de la noble Édith, mère dumalheureux prince… Le château de Coning-sburg ne sera jamais fermé à celui qui s’est ef-forcé si courageusement, quoique sans succès,de délivrer son fils du fer et du joug des Nor-mands.

— Oui, sire, s’écria Wamba, qui avait reprisson poste auprès de son maître, il y aura làun grand festin. C’est dommage que le nobleAthelsthane ne puisse assister au banquet deses funérailles ; mais, continua le bouffon enlevant gravement les yeux vers le ciel, il soupece soir dans le paradis, et, sans doute, il y faithonneur à la bonne chère.

— Tais-toi et va-t-en ! dit Cédric, dont lacolère, à cette plaisanterie inopportune, futtempérée par le souvenir des services récentsde Wamba.

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Rowena salua gracieusement le chevalierau cadenas en signe d’adieu ; le Saxon invoquapour lui la bénédiction de Dieu ; puis il se miten route à travers une large clairière de la fo-rêt.

À peine les avait-on perdus de vue, qu’uncortège se montra tout à coup dans le boisvert, fit lentement le tour de l’amphithéâtrechampêtre, et suivit la même direction que Ro-wena et sa suite.

C’étaient les moines d’un couvent voisin,qui, dans l’espérance de la généreuse donation,ou sout seat, que Cédric avait promise, sui-vaient d’un pas lugubre et mesuré, et en chan-tant des hymnes, le catafalque où le corpsd’Athelsthane avait été placé, et que des vas-saux portaient sur leurs épaules au château deConingsburg, où il devait être déposé dans letombeau d’Hengist, dont le défunt terminait lalongue descendance.

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Un grand nombre de ses vassaux s’étaientréunis à la nouvelle de sa mort, et suivaient labière avec toutes les marques au moins exté-rieures de l’abattement et de la douleur.

Les outlaws se levèrent une seconde fois,et spontanément rendirent à la mort le mêmehommage qu’ils venaient de rendre à la jeu-nesse et à la beauté. Le chant solennel et le paslugubre des prêtres rappelèrent à leur souvenirceux de leurs camarades qui avaient succom-bé dans le combat de la veille. Mais ces souve-nirs sont fugitifs chez ceux qui mènent une vied’aventures et de périls, et, avant que le son dece chant funèbre eût cessé de se faire entendre,les outlaws s’étaient remis à la distribution dubutin.

— Vaillant champion, dit Locksley au che-valier noir, toi, sans le grand cœur et le brasfort duquel notre entreprise eût entièrementéchoué, te plairait-il de prendre dans cettemasse de dépouilles ce qui te conviendra le

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mieux, afin de rappeler à ton souvenir le chênede l’Arc ?

— J’accepte ton offre aussi franchementqu’elle est faite, répliqua le chevalier, et je tedemande la permission de disposer de sir Mau-rice de Bracy selon mon bon plaisir.

— Il t’appartient, reprit Locksley, et bien luien prend ; sans cela, l’oppresseur eût orné laplus haute branche de ce chêne, avec autant deses francs compagnons que nous en aurions purassembler, et que nous aurions suspendus au-tour de lui aussi pressés que des glands ; maisil est ton prisonnier, et sa vie est en sûreté, eût-il même tué mon père !

— De Bracy, dit alors le chevalier, tu eslibre, tu peux partir ; celui dont tu es le pri-sonnier dédaigne une basse vengeance du pas-sé ; mais prends garde à l’avenir, il pourrait tedevenir funeste ! Maurice de Bracy, je te le ré-pète, prends garde !

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De Bracy s’inclina profondément sans ré-pondre, et il allait se retirer quand les yeomenfirent pleuvoir sur lui une grêle de malédictionset de sarcasmes.

Le fier chevalier s’arrêta tout à coup, se re-tourna vers eux, et, se redressant de toute sahauteur en croisant les bras, il s’écria :

— Silence, ô chiens glapissants ! vous quiaboyez sur le cerf, mais qui n’oseriez l’appro-cher quand il est aux abois ; de Bracy méprisevos injures, comme il dédaignait vos éloges.Allez-vous blottir derrière vos broussailles etdans vos souterrains, bandits hors la loi ! Vousdevriez garder le silence quand quelque chosede chevaleresque ou de noble se dit, fût-ce àune lieue de vos tanières.

Ce défi maladroit aurait valu à de Bracy unevolée de flèches, sans l’intervention prompteet impérative du chef des outlaws.

Pendant ce temps, le chevalier saisit uncheval par la bride, car plusieurs de ceux qu’on

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avait pris dans les écuries de Front-de-Bœuf,et qui formaient une partie précieuse du butin,étaient à paître aux alentours, couverts encorede leurs harnais. Il se jeta en selle et s’enfonçaau galop dans le bois.

Lorsque la confusion causée par cet inci-dent se fut un peu apaisée, le chef des outlawsdétacha de son cou le cor de chasse et le bau-drier qu’il avait récemment gagnés au tird’Ashby.

— Noble guerrier, dit-il au chevalier noir,si vous ne dédaignez pas d’accepter ce cor dechasse, qu’un yeoman anglais a porté sur lui,je vous prie de garder celui-ci en souvenir devotre vaillante conduite ; et, si jamais, commeil peut arriver au plus brave chevalier, vousvous trouviez rudement serré dans quelque fo-rêt entre le Trent et le Tees, sonnez troismots(29) ainsi : Wa-sa-hoa ! et il se pourra faireque vous trouviez des auxiliaires et du secours.

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Il souffla alors dans le cor, et répéta à plu-sieurs reprises l’appel qu’il venait de faire, pourgraver dans la mémoire du chevalier les sonsqu’il indiquait.

— Grand merci de ton cadeau, brave yeo-man, dit le chevalier noir ; dans un dangerpressant, je ne demanderai jamais un meilleursoutien que toi et tes braves archers.

Puis, à son tour, il emboucha le cor et fit re-tentir la forêt des mêmes sons d’appel.

— Bien et clairement sonné ! dit le yeo-man ; ma foi, je veux être damné si tu neconnais pas aussi bien le métier des forêts quecelui de la guerre ; je parie que tu as été danston temps un rude abatteur de daims… Cama-rades, continua-t-il en s’adressant aux archers,souvenez-vous de ces trois mots ; c’est l’appeldu chevalier au cadenas, et celui qui l’enten-drait, et qui ne se hâterait pas de courir à sonaide, serait fustigé avec la corde de son proprearc, et chassé de notre compagnie.

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— Vive notre chef ! s’écrièrent les yeomen,et vive le chevalier noir au cadenas ! Puisse-t-il nous fournir bientôt l’occasion de lui prouvercombien nous désirons lui être utiles !

Locksley procéda alors à la distribution desdépouilles, et s’en acquitta avec la plus louableimpartialité. La dixième partie du butin futmise de côté pour l’Église et pour de pieuxusages ; une portion fut ensuite consignée àune espèce de trésor public ; une troisièmepartie fut assignée aux veuves et aux enfantsde ceux qui avaient péri, ou bien à faire diredes messes pour l’âme de ceux qui ne lais-saient pas de famille après eux. Le reste futpartagé entre les outlaws, selon le rang et lemérite de chacun, et le jugement du chef surtoutes les questions douteuses qui se présen-tèrent fut rendu avec beaucoup de sagacité, etreçu avec une soumission parfaite.

Le chevalier noir ne fut pas médiocrementsurpris de voir que des hommes vivant ainsi en

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rébellion contre les lois de la société se gouver-nassent entre eux d’une manière si régulière etsi équitable, et tout ce qu’il observa ajouta en-core à la bonne opinion qu’il avait conçue de lajustice et du bon sens de leur capitaine.

Lorsque chacun eut pris la part de butin quilui était dévolue, et tandis que le trésorier, ai-dé de quatre vigoureux yeomen, se mettait endevoir de transporter en lieu sûr ce qui appar-tenait à la société, la portion réservée à l’Égliseétait restée sans maître.

— Je voudrais, dit le chef, avoir des nou-velles de notre joyeux chapelain ; jamais il nes’est absenté au moment de bénir un festinou de partager des dépouilles, et c’est à luide prendre soin de cette dîme de notre heu-reuse expédition. Peut-être ces fonctions ont-elles servi à couvrir quelques-unes de ses irré-gularités canoniques ; j’ai, d’ailleurs, non loind’ici, un saint frère de son ordre, qui est notreprisonnier, et je voudrais que le moine fût ici

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pour m’aider à le traiter d’une manière conve-nable ; mais je crains fort de ne plus revoirnotre belliqueux chapelain.

— J’en serais très fâché, dit le chevalier aucadenas, car je lui suis redevable de la joyeusehospitalité d’une nuit passée dans sa cellule.Rendons-nous aux ruines du château, peut-être aurons-nous là plus promptement de sesnouvelles.

Tandis qu’il parlait ainsi, une grande cla-meur parmi les yeomen annonça l’arrivée decelui pour lequel ils craignaient, et on n’en putdouter en entendant la voix de stentor dumoine, longtemps avant l’apparition du repletpersonnage.

— Place, joyeux camarades ! s’écria-t-il,place à votre père spirituel et à son prisonnier !Acclamez encore une fois notre bienvenue. Jeviens, noble capitaine, comme un aigle, avecma proie dans mes griffes.

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Puis, se frayant un chemin à travers lecercle, au milieu du rire de tous les assistants,il apparut d’un air de majestueux triomphe, te-nant d’une main sa lourde pertuisane, et del’autre une corde dont une extrémité était atta-chée au cou du malheureux Isaac d’York, qui,courbé sous le chagrin et la terreur, se laissaittraîner par le prêtre victorieux, criant à pleinspoumons :

— Où est Allan-a-Dale, pour composer enmon honneur une ballade ou une chanson ?Par saint Hermangild ! ce mauvais ménestrelest toujours absent quand il se présente uneoccasion de célébrer la valeur.

— Brave ermite, dit le capitaine, je voisque, quoiqu’il soit de bonne heure, tu as assistéce matin à une messe humide ; mais, au nomde saint Nicolas ! quel gibier nous amènes-tulà ?

— Un captif dû à ma lance et à mon épée,répliqua le clerc de Copmanhurst ; je devrais

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plutôt dire à mon arc et à ma hallebarde, et ce-pendant je l’ai délivré, par mes saintes instruc-tions, d’une captivité plus sérieuse. Parle, juif,ne t’ai je pas racheté des griffes de Satan ? Net’ai-je pas enseigné ton Credo, ton Pater et tonAve Maria ? N’ai-je pas passé la nuit entière àboire à ta conversion et à t’expliquer les mys-tères ?

— Pour l’amour du Ciel ! s’écria le pauvrejuif, personne ne me tirera-t-il des mains de cefou… je veux dire de ce saint homme ?

— Que dis-tu là, juif ? s’écria le moine avecun regard menaçant. Est-ce que tu te ré-tractes ? Réfléchis ; car, si tu retombes danston infidélité, bien que tu ne sois pas aussitendre qu’un cochon de lait… plût à Dieu quej’en eusse un pour mon déjeuner !… tu n’es pasassez coriace pour ne pas être rôti. Reste fi-dèle, Isaac ; répète avec moi ton Ave Maria.

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— Allons, point de profanations, prêtre en-ragé ! dit Locksley ; dis-nous plutôt où tu astrouvé ton prisonnier.

— Par saint Dunstan ! répondit le moine, jel’ai trouvé où je cherchais meilleure marchan-dise. J’étais descendu dans les caves pour voirce qu’on en pouvait sauver ; car, quoique unecoupe de vin chaud avec des épices soit uneboisson nocturne digne d’un empereur, il mesemblait qu’il y aurait gaspillage à en faire tantchauffer à la fois. J’avais saisi un petit baril desCanaries, et je me disposais à appeler à monaide quelques-uns de ces drôles de paresseux,qu’il faut toujours chercher lorsqu’il y a unebonne œuvre à faire, quand j’avisai une porteassez solide. « Ah ! ah ! pensai-je, c’est là sansdoute que sont les vins de choix, et le coquinde sommelier, dérangé dans ses occupations,a laissé la clef sur la porte. » J’entrai donc, ettout ce que je trouvai fut un amas de chaînesrouillées et ce chien de juif, qui se rendit aus-sitôt mon prisonnier, secouru ou non secou-

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ru. Je n’avais eu que le temps de me rafraîchir,avec ce mécréant, d’une coupe pétillante devin des Canaries, et j’allais emmener ma cap-ture, quand tout à coup un bruit terrible se fitentendre, les briques d’une tour extérieure des-cendirent et barrèrent le passage ; que le diableenlève ceux qui ne l’ont pas faite plus solide !Le fracas d’une tour croulante fut suivi du fra-cas d’une autre chute. Je perdis tout espoir dela vie, et, considérant que ce serait un déshon-neur pour un homme de ma profession de quit-ter ce monde dans la société d’un juif, je le-vai ma hallebarde pour lui casser la tête ; maisj’eus pitié de ses cheveux gris, et je pensai qu’ilvalait mieux déposer ma pertuisane et me ser-vir, pour tenter sa conversion, de mes armesspirituelles ; et, en effet, par la bénédiction desaint Dunstan, la semence est tombée dans unbon terrain ; seulement, je me sens la tête fati-guée de lui avoir expliqué nos saints mystèrespendant toute la nuit, cela à peu près à jeun(car on ne saurait compter les quelques gor-

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gées de vin des Canaries dont je me rafraîchis-sais de temps à autre le gosier). Ma tête estassez étourdie, je l’avoue. Guilbert et Wibbaldsavent très bien dans quel état ils m’ont trou-vé, tout à fait épuisé.

— Nous pouvons rendre témoignage, ditGuilbert, que, lorsque nous avons eu déblayéles ruines, dégagé l’escalier du donjon, avec lesecours de saint Dunstan, nous avons trouvé lebaril des Canaries à moitié vide, le juif à moitiémort, et le père plus d’à moitié épuisé, commeil dit.

— Vous êtes des drôles, vous mentez ! ré-pliqua le moine offensé ; c’est vous et vos com-pagnons gloutons qui avez vidé le baril des Ca-naries, en l’appelant votre coup du matin. Jeveux être païen si je ne le destinais pas pourl’usage de notre capitaine ! Mais, au surplus,qu’importe ! le juif est converti, et il comprendtout ce que je lui ai dit presque aussi bien, si-non tout à fait aussi bien que moi-même.

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— Juif, demanda le capitaine, est-ce vrai ?As-tu abjuré ta croyance ?

— Puissé-je trouver miséricorde à vosyeux, répondit le juif, comme il est vrai queje n’ai pas compris un mot de tout ce que cerévérend prélat m’a dit pendant cette terriblenuit. Hélas ! j’étais tellement troublé par lesangoisses de la crainte et de la douleur, que,si notre vénérable père Abraham lui-même fûtvenu m’exhorter, il m’aurait trouvé sourd à savoix.

— Tu mens, juif, tu le sais bien, dit lemoine, je ne veux te rappeler qu’un seul motde notre conférence : tu as promis de donnertous tes biens à notre saint ordre.

— Que tous les patriarches me soient enaide, mes bons seigneurs ! dit Isaac encoreplus alarmé qu’auparavant, aucune parole dece genre n’est sortie de ma bouche. Hélas ! jesuis un pauvre vieillard réduit à la misère. Je

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viens peut-être de perdre ma fille unique. Ayezpitié de moi et laissez-moi partir !

— Non pas, s’écria le moine ; si tu rétractesdes vœux faits en faveur de la sainte Église, ilfaut que tu fasses pénitence.

Et, levant sa lourde hallebarde, il allait enappliquer rudement le manche sur les épaulesdu juif, lorsque le chevalier noir l’arrêta ; ce quiattira sur lui la colère du fougueux ermite.

— Par saint Thomas de Kent ! dit-il, si jem’y mets, sire Fainéant, je t’apprendrai, malgréton habit de fer, à te mêler de tes propres af-faires.

— Ne te fâche pas contre moi, dit le cheva-lier ; tu sais que je suis ton ami juré et ton ca-marade.

— Je ne sais rien de tout cela, répondit lemoine, et je te défie comme un intrus vantard.

— Mais, dit le chevalier, qui semblaitprendre plaisir à provoquer son hôte de

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l’avant-veille, as-tu oublié comment, paramour pour moi (car je ne dis rien de la tenta-tion de la cruche et du pâté), tu as rompu tonvœu de jeûne et de veille ?

— En vérité, dit le père en serrant son poingénorme, je vais t’octroyer un horion(30).

— Je n’accepte pas de pareils présents, ditle chevalier ; je me contenterai de prendre tonsoufflet comme un prêt, mais je te le rendraiavec des intérêts tels que jamais ton prisonnierle juif n’en a extorqué dans son trafic.

— C’est ce dont je veux avoir la preuve àl’instant même, dit le moine.

— Holà ! s’écria le capitaine, que fais-tudonc, prêtre enragé ? Une querelle sous notregrand chêne !

— Ce n’est pas une querelle, reprit le che-valier, ce n’est qu’un échange amical de cour-toisie. Moine, frappe si tu l’oses, je supporteraiton coup si tu consens à supporter le mien.

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— Tu as l’avantage avec ce pot de fer sur latête, dit le moine, mais voici pour toi. Tu vastomber, fusses-tu Goliath avec son casque d’ai-rain.

Le frère mit à nu jusqu’au coude son brasmusculeux, et, employant toute sa force, il por-ta au chevalier un coup de poing qui aurait puassommer un bœuf.

Mais son adversaire resta ferme comme unroc. Un cri immense éclata parmi tous les yeo-men rassemblés ; car le coup de poing du clercétait passé chez eux en proverbe, et il y enavait peu d’entre eux qui, au sérieux ou en plai-santerie, n’eussent eu l’occasion d’en connaîtrela vigueur.

— Maintenant, prêtre, dit le chevalier enôtant son gantelet, ma tête a un avantage, monbras n’en aura pas. Tiens-toi ferme, comme unhomme de cœur.

— Genam meam dedi vapulatori, j’ai donnéma joue au souffleteur, dit le prêtre ; si tu as

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la force de me faire broncher, mon drôle, je tedonnerai pour rien la rançon du juif.

Ainsi parla le prêtre athlétique, en prenantde son côté un air de grand défi. Mais quel estl’homme qui peut lutter contre sa destinée ? Lecoup de poing du chevalier fut donné avec tantde force et de si bon cœur, que le moine rou-la sur l’herbe, au grand étonnement de tous lesspectateurs ; mais il se releva sans montrer niconfusion ni colère.

— Frère, dit-il au chevalier, tu aurais dûuser de ta force avec plus de ménagement.J’aurais bredouillé la messe si tu m’avais briséla mâchoire, car celui-là chante mal qui n’a pastoutes ses dents. Néanmoins, voici ma main entémoignage amical que je ne veux plus échan-ger de coups de poing avec toi, ayant perdumon pari. Trêve à toute inimitié ! mettons lejuif à rançon, puisque le léopard ne change pasde peau et qu’il persiste à rester juif.

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— Le prêtre gaillard, dit Clément, a perdula moitié de sa confiance dans la conversiondu juif, depuis qu’il a reçu un bon coup sur lesoreilles.

— Chut, rustre !… Que parles-tu de conver-sion ? dit le moine. N’y a-t-il donc plus de res-pect ici ? N’y a-t-il plus que des maîtres etpoint de serviteurs ? Je dis, drôle, que j’étaisun peu fatigué quand j’ai reçu le horion du bonchevalier ; sans quoi, j’eusse tenu bon. Mais, situ en rabâches un mot de plus, je t’apprendraique je donne toujours autant que je reçois.

— Silence, tous ! cria le capitaine ; et toi,juif, songe à ta rançon. Je n’ai pas besoin dete dire que ta race passe pour maudite danstoutes les communautés chrétiennes, et, crois-moi, nous ne pouvons tolérer ta présence par-mi nous. Réfléchis donc à l’offre que tu veuxfaire, pendant que je vais interroger un autreprisonnier.

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— A-t-on pris un grand nombre de soldatsde Front-de-Bœuf ? demanda le chevalier noir.

— Pas un d’assez notable pour être rançon-né, répondit le capitaine. Il y en avaitquelques-uns de bas étage, que nous avonscongédiés pour qu’ils se cherchent un nouveaumaître ; nous avions assez fait pour la ven-geance et pour le profit ; toute la troupe nevalait pas un quart d’écu ; mais le prisonnierdont je parle est une tout autre prise. C’est unjoyeux moine chevauchant pour aller rendrevisite à sa belle, à en juger par le harnache-ment de son cheval, et par ses beaux habits.Voici venir le digne prélat, aussi pimpant qu’uncourtisan.

Et l’on vit paraître devant le trône du chefdes archers notre ancien ami le prieur de Jor-vaulx.

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Chapitre XXXIII.

Les traits de l’abbé captif et ses manièresoffraient un mélange fantasque d’orgueil bles-sé, de fatuité chiffonnée et de terreur évidente.

— Eh bien ! qu’est-ce donc, mes maîtres,dit-il d’un ton de voix où l’on reconnaissaitces diverses émotions, que signifie une telleconduite ? Êtes-vous des Turcs, êtes-vous deschrétiens, vous qui traitez ainsi un hommed’Église ? Savez-vous ce que c’est que de ma-nus imponere in servos Domini ?(31) Vous avezpillé tous mes coffres, déchiré ma chape dedentelles brodées, qui était digne d’un cardi-nal. Tout autre à ma place aurait déjà eu re-cours à son excommunico vos(32) ; mais je suisclément, et, si vous me rendez mes palefrois,

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si vous relâchez mes frères, que vous restituiezmes coffres, si vous vous hâtez d’envoyer unecentaine de couronnes pour être dépensées enmesses au maître-autel de l’abbaye de Jor-vaulx, et que vous fassiez vœu de ne pas man-ger de venaison jusqu’à la Pentecôte pro-chaine, il pourra se faire que vous ne m’enten-diez plus parler de cette folle espièglerie.

— Révérend père, dit le chef des outlaws,j’apprends avec peine que vous avez subi, de lapart de mes hommes, un traitement qui méritevos réprimandes paternelles.

— Un traitement ! répéta le prêtre enhardipar le ton doucereux du capitaine forestier ; cetraitement ne conviendrait pas à un chien debonne race, bien moins à un chrétien, à plusforte raison à un prêtre, et par-dessus tout auprieur de la sainte communauté de Jorvaulx.Voici un ménestrel ivre et profane, qu’on ap-pelle Allan-a-Dale, nebulo quidam, qui m’a me-nacé d’un châtiment corporel, bien plus, de la

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mort même, si je ne payais pas quatre centscouronnes de rançon en sus de tous les trésorsqu’il m’a déjà dérobés, des chaînes d’or et desbagues d’une valeur inconnue, sans compterce qui a été brisé et gâté par des mains gros-sières, entre autres ma boîte et mes fers à friseren argent.

— Il est impossible qu’Allan-a-Dale ait trai-té de la sorte un homme de votre importance,répondit le capitaine.

— C’est pourtant aussi vrai que l’Évangilede saint Nicodème, répondit le prieur. Il a juré,avec maints affreux serments de votre pays duNord, qu’il me suspendrait à l’arbre le plus éle-vé de la forêt.

— A-t-il vraiment dit cela ? reprit Locksley.En ce cas, mon révérend père, je vous conseillede vous rendre à ses instances ; car Allan-a-Dale est homme à tenir sa parole quand il l’aainsi engagée(33).

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— Vous voulez plaisanter, dit le prieur in-terdit en s’efforçant de rire, et j’aime de toutmon cœur les bonnes plaisanteries… Ah ! ah !ah ! Mais, quand la gaieté a duré toute la nuit,il faut redevenir grave le matin.

— Et je suis aussi grave qu’un père confes-seur, répliqua l’outlaw. Il faut que vous payiezune grosse rançon, sire prieur, ou bien votrecouvent devra faire une nouvelle élection, caron ne vous y reverra plus.

— Êtes-vous chrétiens, demanda le prieur,vous qui tenez ce langage à un membre duclergé ?

— Chrétiens ! oui certes, nous le sommes,et, qui plus est, nous avons un prêtre parminous, répondit l’outlaw. Que notre jovial cha-pelain vienne ici, il expliquera au révérendpère les textes qui se rapportent au cas actuel.

Le frère, à moitié ivre, s’était affublé d’unfroc de moine passé par-dessus son habit vert,et, appelant à son aide tous les lambeaux

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d’érudition qu’il avait appris par cœur dans sajeunesse :

— Saint père, dit-il, Deus faciat salvam Beni-gnitatem Vestram : vous êtes le bienvenu dansla forêt.

— Quelle est cette momerie profane ?s’écria le prieur. Ami, si tu appartiens réelle-ment à l’Église, tu ferais mieux de m’indiquerun moyen de sortir des mains de ces hommesque de faire devant moi des contorsions et desgrimaces comme un baladin.

— Vraiment ! révérend père, dit le moine, jene connais qu’une voie de salut pour toi : c’estaujourd’hui chez nous la fête de saint André, etnous prélevons nos dîmes.

— Mais vous ne les prélevez pas surl’Église, j’espère, mon bon père ? dit le prieur.

— Sur le clergé comme sur les laïques, ré-pondit le moine ; et, par conséquent, sire pré-lat, facite vobis amicos de Mammone iniquitatis,

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faites-vous des amis du Mammon d’iniquité,c’est la seule amitié qui puisse vous tirer d’af-faire.

— J’aime de tout mon cœur les bons fores-tiers, dit le prieur en adoucissant sa voix ; al-lons, ne soyez pas trop exigeants envers moi ;je m’entends aussi aux exercices de la chasseet je sais sonner du cor clairement et brave-ment, et crier à faire retentir la forêt de mesairs de hallali. Allons, il ne faut pas agir tropsévèrement avec moi.

— Donnez-lui un cor, s’écria Locksley ;nous allons juger de l’adresse dont il se vante.

Le prieur Aymer prit le cor et sonna unefanfare. Le capitaine secoua la tête :

— Sire prieur, dit-il, tu nous souffles unenote joviale, mais cela ne saurait t’acquitter.Nous ne pouvons consentir, comme le dit la lé-gende du bouclier d’un bon chevalier, à t’élar-gir pour un coup de vent. Tu es de ceux qui,par les nouvelles grâces françaises et les tra li

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ra, déplacent les anciennes notes du cor an-glais. Prieur, ta fanfare du rappel a augmentéta rançon de cinquante couronnes ; car tu ascorrompu la simplicité et la vigueur des vieuxsons de vénerie.

— Mon ami, répondit aigrement l’abbé, tues difficile en vénerie ; mais, je t’en prie, soisplus équitable dans l’affaire de ma rançon. Enun mot, puisqu’il faut, pour une fois, que jetienne la chandelle du diable, quelle sommedois-je payer pour pouvoir parcourir WatlingStreet sans avoir cinquante hommes à mestrousses ?

— Ne serait-il pas convenable, dit à demi-voix le lieutenant de la bande à l’oreille du ca-pitaine, que la rançon du prieur fût fixée par lejuif, et celle du juif par le prieur ?

— Tu es un fou gaillard, dit le capitaine,mais ton idée est superbe. Allons, juif, avance ;regarde ce saint père Aymer, prieur de la richeabbaye de Jorvaulx, et dis-nous à quelle ran-

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çon nous devons l’imposer. Je garantis que tuconnais les revenus de son couvent.

— Oh ! assurément, répondit Isaac ; j’ai tra-fiqué avec les bons pères, et je leur ai achetédu froment, de l’orge, des fruits de la terre et degrandes quantités de laine. Ah ! c’est une richeabbaye ; on y fait bonne chère, et ils boiventles meilleurs vins, ces bons pères de Jorvaulx.Ah ! si un pauvre proscrit comme moi avait unepareille maison en perspective et de pareils re-venus annuels et mensuels, je donnerais beau-coup d’or et d’argent pour me racheter de lacaptivité.

— Chien de juif ! s’écria le prieur, personnene sait mieux que ton maudit individu quenotre sainte maison de Dieu s’est endettéepour l’achèvement de notre chœur…

— Et pour l’approvisionnement de voscaves, l’année dernière, en vins de Gascogne,interrompit le juif ; mais c’est peu de chose, ce-la.

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— Entendez-vous ce chien d’infidèle !s’écria le prélat ; il voudrait faire croire quenotre sainte communauté s’est endettée pourl’acquisition des vins que nous avons obtenu lalicence de boire, propter necessitatem, ad frigusdepellendum(34). Le vilain circoncis blasphèmela sainte Église, et des chrétiens peuvent l’en-tendre sans le punir !

— Tout cela est inutile à l’affaire, dit le chef.Isaac, dis-nous quelle somme il peut payersans lui enlever cuir et cheveux.

— Une somme de six cents couronnes, ditIsaac, et le bon prieur n’en sera pas moinsdouillettement assis dans sa stalle.

— Six cents couronnes, dit gravement lechef, soit, je m’en contenterai ; tu as bien parlé,Isaac. Six cents couronnes, c’est mon juge-ment, sire prieur.

— Un jugement ! un jugement ! crièrent lesarchers. Salomon n’en eût pas rendu unmeilleur.

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— Tu as entendu ta condamnation, prieur,dit le capitaine.

— Vous êtes fous, mes maîtres, reprit celui-ci. Où trouverai-je une pareille somme ? Mêmeen vendant jusqu’au ciboire et aux chandeliersde l’autel de Jorvaulx, je pourrais à peineréunir la moitié de la somme, et il sera né-cessaire pour cela que j’aille moi-même à Jor-vaulx. Vous garderez mes deux prêtres enotage.

— Ce ne serait là qu’un dépôt illusoire, ditl’outlaw ; nous te garderons ici, prieur, et nousles enverrons chercher ta rançon. Tu ne man-queras, en attendant leur retour, ni d’unecoupe de vin ni d’une tranche de venaison, et,si tu aimes la vénerie, tu verras des chassestelles que tes voisins du Nord n’en connaissentpas.

— Ou bien, si cela vous plaît, reprit Isaac,voulant se concilier les bonnes grâces des out-laws, je puis envoyer à York chercher les six

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cents couronnes, à prendre sur certainesomme déposée entre mes mains, pourvu quele révérend prieur veuille bien m’en donnerquittance à valoir.

— Il te donnera tout ce que tu voudras,Isaac, dit le capitaine, et tu nous compteras larançon du prieur en même temps que la tienne.

— La mienne ! dit le juif. Ô vaillants fores-tiers ! je suis un homme ruiné et désespéré ; unbâton de mendiant serait tout ce qui me reste-rait si je vous payais seulement cinquante cou-ronnes.

— Le prieur en jugera, reprit le capitaine.Qu’en dites-vous, révérend prélat ? le juif peut-il payer une bonne rançon ?

— S’il peut payer une rançon ! répondit leprieur ; n’est-il pas Isaac d’York, dont les ri-chesses suffiraient pour racheter de la captivitéles dix tribus d’Israël qui furent emmenées enservitude dans l’Assyrie ? Je le connais peumoi-même ; mais notre sommelier et notre tré-

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sorier ont fait beaucoup d’affaires avec lui, et,selon les on-dit, sa maison d’York est si pleined’or et d’argent, que cela fait honte à voir dansun pays chrétien. Tous les cœurs fidèles gé-missent que ces sangsues rongeuses soient au-torisées à dévorer les entrailles de l’État et dela sainte Église elle-même par leur vile avariceet par leurs extorsions.

— Un moment, prieur, dit le juif, calmezvotre colère ; je prie Votre Révérence de sesouvenir que je ne force personne à acceptermon argent ; mais, lorsque les clercs et leslaïques, les princes et les prieurs, les chevalierset les prêtres viennent frapper à la ported’Isaac, ce n’est pas avec ces expressions mal-honnêtes qu’ils sollicitent ses shekels ; alorsc’est : « Ami Isaac, voulez-vous nous obligerdans cette circonstance ? Je serai exact au jourdu remboursement. Que Dieu nous traite selonnos œuvres ! » Ou bien : « Bon Isaac, si jamaisvous avez rendu service à votre prochain,montrez-vous notre ami dans cette occur-

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rence. » Et, quand le jour arrive et que je ré-clame mon bien, alors qu’entends-je, si cen’est : « Juif damné ! que la malédiction del’Égypte soit sur ta tribu ! » Toutes les invec-tives qui peuvent ameuter la sauvage et gros-sière populace contre les pauvres étrangers.

— Prieur, dit le capitaine, tout juif qu’il est,il a dit vrai cette fois. C’est donc à toi de fixersa rançon, ainsi qu’il a fixé la tienne, sansd’autres mauvais propos.

— Personne, si ce n’est un latro famosus(35),paroles dont je vous donnerai une autre foisl’interprétation, ajouta le prieur, personnen’eût placé un prélat chrétien sur le même bancqu’un juif non baptisé ; mais, puisque vous exi-gez que je taxe la rançon de ce pendard, jevous dirai franchement que vous vous feriez dutort à vous-mêmes si vous receviez de lui unpenny de moins que mille couronnes.

— C’est mon jugement ! mon jugement !s’écria le chef des outlaws.

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— C’est un jugement ! un bon jugement !répétèrent les archers ; le chrétien a fait preuved’un grand savoir-vivre, il s’est conduit avecnon moins de générosité que le juif.

— Dieu de mes pères, venez à mon aide !s’écria le juif. Voulez-vous écraser une créatureruinée ? Je suis aujourd’hui sans enfant : m’en-lèverez-vous tout moyen d’existence ?

— Tu auras moins de charge si tu es sansenfant, dit Aymer.

— Hélas ! monseigneur, répliqua Isaac,votre loi ne vous permet pas de savoir combienl’enfant de notre sang est enlacé dans les fibresde notre cœur. Ô Rébecca, fille de ma bien-ai-mée Rachel ! si chaque feuille de cet arbre étaitun sequin, que chacun de ces sequins m’ap-partînt, je donnerais de bon cœur toute cettemasse de richesses pour savoir si tu vis et si tuas échappé aux mains du Nazaréen.

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— Est-ce que ta fille n’avait pas les cheveuxnoirs ? demanda un des outlaws, et ne portait-elle pas un voile de laine fine brodé d’argent ?

— Oui, oui, s’écria le vieillard tremblantd’impatience comme il l’était auparavant decrainte. Que la bénédiction de Jacob t’accom-pagne ! Peux-tu m’apprendre ce qu’elle est de-venue ?

— C’était donc elle, continua le yeoman,qui était enlevée par le fier templier quand il atraversé nos rangs, hier au soir. J’avais bandémon arc pour lui envoyer une flèche ; mais jel’ai épargné à cause de la jeune fille, que montrait aurait pu atteindre.

— Oh ! répondit le juif, plût à Dieu que tueusses tiré, lors même que ta flèche lui eût per-cé le sein ! Plutôt la tombe de ses pères que lacouche déshonorante du libertin et féroce tem-plier ! Ichabod ! la gloire de ma maison s’estéteinte !

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— Mes amis, dit le chef en regardant autourde lui, ce vieillard n’est qu’un juif, néanmoinssa douleur me touche. Comporte-toi franche-ment avec nous, Isaac : dis-moi, le paiementd’une rançon de mille couronnes te laissera-t-iltout à fait sans ressources ?

Isaac, rappelé tout à coup à la pensée deses biens terrestres, dont l’amour, par la forced’une habitude invétérée, balançait même sonaffection paternelle, pâlit, balbutia, et ne putnier qu’il lui resterait encore quelque petitechose.

— Eh bien ! quand même il te resteraitquelque chose, dit l’outlaw, nous ne voulonspas y regarder de trop près. Tu pourrais aussibien espérer d’arracher ton enfant des griffesde ce Brian de Bois-Guilbert sans payer rançonque de percer un cerf royal avec une flèchesans pointe ; tu nous donneras la même rançonque le prieur Aymer, ou plutôt cent couronnesde moins ; et, afin que cette perte ne pèse pas

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sur notre honnête confrérie, je prends pourmon compte le sacrifice de ces cent couronnes.De cette manière, nous éviterons le péché detaxer un marchand juif à un prix aussi élevéqu’un prélat chrétien, et il te restera cinq centscouronnes pour traiter de la rançon de ta fille.Les templiers aiment l’éclat des shekels d’ar-gent autant que celui de deux beaux yeuxnoirs. Hâte-toi de faire sonner tes couronnesà l’oreille de Bois-Guilbert, avant qu’il ait faitpis ; tu le trouveras, à ce que m’ont dit noséclaireurs, à la prochaine commanderie de sonordre. M’approuvez-vous, mes joyeux compa-gnons ?

Les yeomen exprimèrent, comme de cou-tume, leur assentiment à l’avis de leur chef, etIsaac, soulagé de la moitié de ses craintes enapprenant que sa fille vivait et qu’elle pourraitêtre rachetée, se jeta aux pieds du généreuxoutlaw, et, frottant sa barbe contre ses brode-quins, il cherchait à baiser le pan de sa casaqueverte.

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Le capitaine se recula pour se dégager del’étreinte du juif, non sans quelques marquesde mépris.

— Allons, malepeste ! relève-toi, vieillard ;je suis Anglais et je n’aime pas ces proster-nations avilissantes de l’Orient. Agenouille-toidevant Dieu et non devant un pauvre pêcheurcomme moi.

— Oui, juif, interrompit le prieur Aymer,agenouille-toi devant Dieu, représenté par le fi-dèle serviteur de ses autels ; et qui sait si, parton sincère repentir et des donations conve-nables à l’autel de saint Robert, tu n’obtiendraspas grâce pour toi et pour ta fille Rébecca ?Je m’intéresse à cette jeune fille, car elle a lafigure belle et agréable ; je l’ai vue à la jouted’Ashby. Brian de Bois-Guilbert est un hommesur qui j’ai quelque influence ; songe donc àmériter mon appui auprès de lui.

— Hélas ! hélas ! s’écria le juif, de tous cô-tés les spoliateurs se lèvent contre moi ; je suis

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donné en pâture aux Assyriens et aux enfantsde l’Égypte.

— Et quel autre lot ta race maudite a-t-ellemérité ? répondit le prieur. Que dit la sainteÉcriture ? Verbum Domini projecerunt, et sapien-tia est nulla in eis ; ils ont rejeté la Parole deDieu, et la sagesse n’habite pas chez eux ;Propterea dabo mulieres eorum exteris ; je don-nerai leurs femmes aux étrangers (c’est, dansle cas actuel, aux templiers), et thesauros eorumhœ redibus alienis ; et leurs trésors passeront end’autres mains (comme, dans le cas présent, àces honnêtes forestiers).

Isaac poussa un profond soupir, se torditles mains, et retomba dans son état de désola-tion et de désespoir. Mais le chef des yeomenle prit à part :

— Réfléchis bien, Isaac, lui dit-il, à la façondont tu vas agir en cette circonstance. Je teconseille de te faire un ami de ce prêtre ; ilest aussi vain qu’il est cupide, et il lui faut

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beaucoup d’argent pour subvenir à ses profu-sions. Tu peux facilement satisfaire son ava-rice, car ne pense pas que je sois la dupe de taprétendue pauvreté ; je connais même, Isaac,jusqu’au coffre-fort en fer où tu entasses tessacs d’argent ; bien plus, ne connais-je pas lagrande pierre qui est sous le pommier, danston jardin, à York, et qui couvre un petit esca-lier par où l’on descend dans un caveau voûté ?

Le juif devint pâle comme un mort.

— Mais ne crains rien de moi, continua leyeoman ; car nous sommes de vieilles connais-sances. Ne te rappelles-tu pas le yeoman ma-lade que ta jolie fille Rébecca racheta des fersà York, et qu’elle recueillit dans ta maison jus-qu’à ce que sa santé fût rétablie, et à qui tudonnas, en le congédiant, une pièce d’argent ?Tout usurier que tu es, tu n’as jamais placé tesécus à meilleur intérêt que ne l’a été ce pauvremarc d’argent ; car il t’a valu aujourd’hui cinqcents couronnes.

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— Tu es donc celui qu’on appelle RichardBande-l’Arc, dit Isaac ; il me semblait bien quele son de ta voix ne m’était pas inconnu.

— Oui, je suis Bande-l’Arc, dit le capitaine,je suis Locksley, et j’ai encore un autre nom.

— Mais tu es dans l’erreur, dit Isaac, monbrave Bande-l’Arc, relativement à ce caveauvoûté ; je prends le Ciel à témoin qu’il n’y a làque quelques marchandises que je te donneraisavec joie : cent yards de drap vert de Lincolnpour faire des pourpoints à tes hommes, unecentaine de bâtons d’if d’Espagne pour fairedes arcs, et une centaine de cordes d’arc ensoie, fortes, rondes et bien égales. Je te les en-verrai par amitié, honnête Richard ! si tu veuxbien ne pas parler du caveau qui se trouve sousle pommier, mon brave Richard !

— Je serais muet comme un loir, dit le ca-pitaine, et sois persuadé que je suis affligé dumalheur de ta fille ; mais je n’y puis rien, leslances des templiers sont trop fortes en rase

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campagne pour mes archers ; ils nous disper-seraient comme poussière. Si seulement j’avaisété informé de l’enlèvement de Rébecca, j’au-rais pu faire quelque chose ; mais à présent ilfaut que tu agisses de politique. Allons, veux-tu que je traite pour toi avec le prieur ?

— Au nom de Dieu ! si tu le peux, monbrave Richard, aide-moi à recouvrer la fille demon cœur, dit le juif.

— Ne viens pas te jeter à la traverse de mesefforts avec ta funeste avarice, dit le capitaine,et je traiterai avec lui à ton avantage.

Alors l’outlaw s’éloigna du juif, qui néan-moins le suivit comme son ombre.

— Prieur Aymer, dit le capitaine, viens avecmoi sous cet arbre. On dit que tu aimes le vinet les sourires des dames plus qu’il ne sied àton ordre, sire prêtre ; mais cela ne me regardepas. J’ai ouï dire aussi que tu aimes une couplede bons chiens et un cheval rapide, et il peut sefaire que, aimant des choses aussi coûteuses,

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tu ne détestes pas une bourse pleine d’or ; d’unautre côté, je n’ai jamais appris que tu te fussesmontré cruel ou oppresseur. Or, voici Isaac quiconsent à te donner le moyen de fournir à tesplaisirs et à tes passe-temps ; il te remettra unsac de cent marcs d’argent, si ton interventionauprès de ton ami le templier lui fait obtenir laliberté de sa fille.

— Libre et pure comme elle m’a été enle-vée, dit le juif ; sans cela, point de marché.

— Chut, Isaac ! reprit l’outlaw, ou j’aban-donne ta cause. Que dis-tu de cette proposi-tion, prieur Aymer ?

— La chose est assez embarrassante, fit ob-server le prieur ; car, si, d’une part, je fais unebonne action, d’un autre côté, c’est à l’avan-tage d’un juif, et ceci est contre maconscience ; cependant, si l’israélite veut ser-vir l’Église en me donnant quelque chose deplus pour la construction de notre dortoir, je

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prendrai sur ma conscience de le servir au su-jet de sa fille.

— Ce n’est pas une vingtaine de marcs pourconstruire le dortoir… dit le capitaine – tais-toi, Isaac… – ou des chandeliers d’argent pourl’autel, qui nous empêcheront de conclure l’af-faire.

— Mais, mon bon Richard Bande-l’Arc…s’écria Isaac, cherchant à intervenir.

— Mon bon juif, mon bon animal, mon bonver de terre ! s’écria le yeoman en perdant pa-tience, si tu continues de cette sorte à mettredes objections sordides dans la balance avec lavie et l’honneur de ta fille, de par le Ciel ! je tejure qu’avant trois jours, je t’aurai dépouillé deton dernier penny.

Isaac baissa la tête et garda le silence.

— Mais quelle garantie aurai-je pour toutce que vous me promettez ? demanda le prieur.

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— Quand Isaac reviendra après avoir réussipar votre médiation, dit l’outlaw, je jure, parsaint Hubert ! que s’il ne vous payait pas lasomme en bon argent, il aurait un tel compteà me rendre, que mieux vaudrait pour lui qu’ill’eût payée vingt fois.

— Eh bien ! donc, juif, dit Aymer, puisqu’ilfaut absolument que je me mêle de cette af-faire, prête-moi tes tablettes. Mais attends…plutôt que de me servir de ta plume, j’aimeraismieux jeûner pendant vingt-quatre heures ;mais où en trouver une autre ?

— Si tes saints scrupules peuvent condes-cendre à l’emploi des tablettes du juif, je mecharge de trouver la plume, dit le yeoman.

Et, bandant son arc, il envoya une flècheà une oie sauvage qui planait au-dessus deleur tête, avant-garde d’une phalange de sescompagnes qui se dirigeaient vers les maraislointains et solitaires de Holderness ; l’oiseau

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s’abattit en tournoyant, transpercé par laflèche.

— Là ! révérend prieur, s’écria le capitaine,voilà assez de plumes pour en fournir à tous lesmoines de Jorvaulx pendant cent ans, à moinsqu’ils ne se mettent à écrire des chroniques.

Le prieur s’assit et rédigea à son aise uneépître à Brian de Bois-Guilbert, et, ayant soi-gneusement scellé les tablettes, il les donna aujuif en lui disant :

— Ceci sera ton sauf-conduit près de lacommanderie de Templestowe, et je pense quecette lettre contribuera à te faire rendre tafille ; de ton côté, demande-la avec des ma-nières convenables ; car, sache-le bien, le bonchevalier de Bois-Guilbert appartient à unordre qui ne fait rien pour rien.

— Maintenant, prieur, s’écria le capitaine,je ne te retiendrai ici que le temps de donnerau juif une quittance pour les cinq cents cou-ronnes auxquelles sa rançon est taxée. Je l’ac-

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cepte pour banquier ; mais, si j’apprends qu’onait fait la moindre difficulté de lui tenir comptede cette somme payée par lui, que la sainteVierge m’abandonne si je ne brûle pas le mo-nastère, dussé-je être pendu dix ans plus tôt !

Avec bien moins de bonne grâce qu’iln’avait rédigé la lettre à Bois-Guilbert, le prieurécrivit une quittance déchargeant Isaac d’Yorkde cinq cents couronnes à lui avancées pourl’acquit de sa rançon, et il promit sur sa foi delui tenir fidèlement compte de cette somme.

— Et maintenant, dit le prieur Aymer, jevous demanderai de me faire la restitution demes mules et de mes palefrois, et la mise enliberté des révérends pères qui m’accom-pagnent, et de me remettre les bagues, les bi-joux et les riches vêtements dont j’ai été dé-pouillé, puisque ma rançon est acquittée.

— Quant à vos frères, prieur, répliquaLocksley, ils seront élargis sur-le-champ, car ilserait injuste de les retenir ; quant à vos che-

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vaux et à vos mules, ils vous seront égalementrendus avec une somme suffisante pour gagnerYork ; car il serait cruel de vous priver desmoyens de voyager. Mais, en ce qui concerneles bagues, les bijoux, les chaînes et autres ob-jets semblables, il faut que vous compreniezque nous sommes des hommes de trop deconscience pour laisser à un homme aussi vé-nérable, mort comme vous devez l’être aux va-nités de ce monde, la forte tentation de violerles règles de son ordre en portant des bagues,des chaînes et autres objets mondains.

— Songez à ce que vous faites, mesmaîtres, répondit le prieur, avant de porter lesmains sur le patrimoine de l’Église ; ces chosessont inter res sacras(36), et je ne sais ce quipourrait s’ensuivre si elles étaient souillées pardes mains profanes.

— Soyez tranquille à cet égard-là, révérendprieur, dit l’ermite de Copmanhurst, c’est moiqui me chargerai de ce soin.

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— Ami ou frère, répondit le prieur, fort peusatisfait de cette manière de résoudre ses scru-pules, si tu as réellement reçu les ordres reli-gieux, je te prie de réfléchir au compte que tuauras à rendre à ton supérieur pour la part quetu as prise à ce qui s’est passé aujourd’hui.

— Ami prieur, répliqua l’ermite, il faut quevous sachiez que j’appartiens à un petit dio-cèse dont je suis en même temps l’évêque, etque je me soucie aussi peu de celui de York quede l’abbé de Jorvaulx et de tout son couvent.

— Tu es absolument hors de la voie, dit leprieur ; tu es un de ces hommes désordonnésqui, se revêtant du caractère sacré sans auto-risation, profanent les rites du culte et mettenten péril les âmes de ceux qui se fient à leursconseils, lapides pro pane condonantes eis, leurdonnant des pierres au lieu de pain, comme ditla Vulgate.

— Non, dit le frère, si ma cervelle s’étaitrompue au latin, elle n’eût pas tenu bon si long-

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temps. Je maintiens que c’est un acte légitimeque de soulager un tas de prêtres arrogantscomme toi de leurs bijoux, de leurs vains ori-peaux.

— Tu es un hedge priest(37), dit le prieur encolère, Excommunicabo vos, je vous frapperaid’excommunication.

— Tu ressembles bien plus que moi à unvoleur et à un hérétique, dit le moine égale-ment irrité ; je ne veux pas qu’on m’insulte de-vant mes ouailles, ainsi que tu n’as pas hontede le faire, bien que je doive être pour toi unfrère révérend. Ossa ejus perfringam, je briseraites os, comme dit la Vulgate.

— Holà ! cria le capitaine, des frères révé-rends peuvent-ils en venir aux injures ? Restezen paix, fous de moines ! Sire prieur, si tu n’espas en parfait état de grâce, ne provoque pasdavantage le frère, et toi, ermite, laisse le révé-rend père s’en aller en paix comme un hommequi a payé sa rançon.

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Les yeomen séparèrent les prêtres irrités,qui continuaient à élever la voix, s’apostro-phant l’un l’autre en mauvais latin, que leprieur débitait plus couramment et l’ermiteavec plus de véhémence ; enfin l’abbé revintassez à lui pour sentir qu’il compromettait sadignité en ergotant ainsi avec un prêtre de l’es-pèce du chapelain des outlaws, et, sa suiteétant venue le rejoindre, il se mit en route avecbeaucoup moins de pompe et dans un état bienplus apostolique, quant aux dehors mondains,que lorsqu’il était arrivé.

Il ne restait plus qu’à demander au juifquelque garantie pour la rançon qu’il avait àpayer pour le compte de l’abbé, ainsi que pourle sien. Il donna, en conséquence, un ordrescellé de son cachet, adressé à un frère de satribu à York, le chargeant de payer au porteurla somme de mille couronnes et de lui délivrercertaines marchandises qui se trouvaient spé-cifiées dans la note.

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— Mon frère Sheva, ajouta-t-il avec un pro-fond gémissement, a la clef de mes magasins.

— Et celle du caveau voûté ? demandaLocksley à voix basse.

— Non, non, à Dieu ne plaise ! s’écriaIsaac ; maudite soit l’heure qui t’a faitconnaître ce secret !

— Il est en sûreté avec moi, répondit lecapitaine, aussi vrai que ce chiffon de papiervaut la somme qui y est mentionnée. Mais qu’ya-t-il, Isaac ? es-tu anéanti ? le paiement demille couronnes te fait-il oublier le danger deta fille ?

Le juif se dressa sur ses pieds.

— Non, bon Richard, non, dit-il, je pars àl’instant ; adieu, toi que je ne puis appeler hon-nête, mais dont je n’ose ni ne veux dire du mal.

Toutefois, avant le départ d’Isaac, le chefdes outlaws lui donna ce dernier avis :

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— Sois libéral dans tes offres, Isaac, etn’épargne pas ta bourse pour l’amour de tafille ; crois-moi, l’or que tes lésineries t’empê-cheront de donner dans l’intérêt de son sort tecausera autant d’angoisses dans l’avenir que sion te le versait fondu dans le gosier.

Isaac poussa un profond gémissement, etpartit accompagné de deux gigantesques fores-tiers, qui devaient lui servir à la fois de guideset de protecteurs à travers la forêt.

Le chevalier noir, qui avait suivi avec beau-coup d’intérêt ces divers incidents, prit alorscongé des outlaws ; mais il ne put s’empêcherd’exprimer son étonnement de voir tant derègles administratives parmi des gens privésde la protection des lois et qui en avaient se-coué le joug.

— Le bon fruit, messire chevalier, dit leyeoman, croît quelquefois sur un mauvaisarbre, et des temps mauvais ne produisent pastoujours un mal sans mélange. Au nombre de

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ceux qui sont entraînés dans cet état d’insu-bordination, il y en a sans doute beaucoup quiveulent apporter quelque modération jusquedans leur licence, et d’autres peut-être qui re-grettent d’être forcés de poursuivre un pareilmétier.

— Et, si je ne me trompe, je parle mainte-nant à un de ces derniers, dit le chevalier noir.

— Sire chevalier, reprit l’outlaw, chacun denous deux a son secret. Vous êtes libre de vousformer un jugement sur moi, et, moi, je puisfaire des conjectures à votre égard, bien quele trait de chacun de nous n’atteigne peut-êtrepas le but ; mais, comme je n’ai pas cherché àpénétrer votre secret, ne vous offensez pas dece que je garde le mien.

— Je vous demande pardon, brave outlaw,répliqua le chevalier, votre reproche est juste ;mais il se pourra que nous nous rencontrionspar la suite avec moins de mystères de part et

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d’autre. En attendant, nous nous quittons amis,n’est-ce pas ?

— Voici ma main, s’écria Locksley, et j’osedire la main d’un loyal Anglais, bien que, pourle moment, elle soit celle d’un outlaw.

— Et voici la mienne, répondit le chevalier,et je la tiens honorée d’être serrée par la vôtre ;car celui qui fait le bien, ayant le pouvoir illi-mité de faire le mal, mérite nos louanges, nonseulement pour le bien qu’il accomplit, maisencore pour le mal qu’il s’abstient de faire.Adieu, vaillant outlaw !

Ainsi se séparèrent ces deux loyaux amis ;et le chevalier au cadenas, montant sur songrand cheval de guerre, se dirigea vers l’issuede la forêt.

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Chapitre XXXIV.

Il y avait une grande fête au château d’York,où le prince Jean avait invité les nobles, lesprélats et les chefs sur l’assistance desquels ilcomptait pour la réussite de ses projets ambi-tieux à l’endroit du trône de son frère.

Waldemar Fitzurze, son agent politique,homme habile, les travaillait tous en secret, etcherchait à leur inspirer le degré de couragequi leur était nécessaire pour déclarer ouver-tement leurs sentiments. Mais leur entrepriseétait retardée par l’absence de plusieurs desprincipaux membres de la confédération. Lecourage inflexible et audacieux, bien que bru-tal, de Front-de-Bœuf, l’énergique vivacité et lemaintien résolu de de Bracy, la sagacité, l’ex-

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périence martiale et la valeur renommée deBrian de Bois-Guilbert, étaient des élémentsimportants pour le succès de leur conspiration.Mais, tout en maudissant en secret leur ab-sence dont ils ne pouvaient concevoir le motif,ni Jean ni son ministre n’osaient agir sans eux.

Isaac le juif semblait aussi s’être évanoui, etavec lui l’espoir de certaines sommes d’argentformant les subsides pour lesquels le princeJean avait fait un traité avec cet israélite et sesfrères.

Or, dans une situation si critique, lemanque d’argent pouvait jeter dans de grandsembarras.

Ce fut dans la matinée qui suivit la chute deTorquilstone qu’une rumeur confuse commen-ça à se répandre dans la ville d’York, disant quede Bracy et Bois-Guilbert, avec leur allié Front-de-Bœuf, avaient été pris ou tués.

Waldemar en apporta la nouvelle au princeJean, ajoutant qu’il craignait qu’elle ne fût

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vraie, d’autant plus qu’ils étaient partis avecune suite peu nombreuse, dans le dessein d’at-taquer le Saxon Cédric et son cortège. En touteautre occasion, le prince eût regardé cet actede violence comme une bonne plaisanterie ;mais, en ce moment, il traversait ses plans etil nuisait à ses projets ; il s’emporta contre lescoupables, parla de lois enfreintes, de pertur-bation de l’ordre public et de violation de lapropriété privée, d’un ton qui aurait convenuau grand Alfred.

— Maraudeurs effrénés ! s’écria-t-il, si ja-mais je deviens roi d’Angleterre, je pendrai cespillards aux ponts-levis de leurs propres châ-teaux.

— Mais, pour devenir roi d’Angleterre, ditfroidement son Achitophel, il est nécessaire,non seulement que Votre Grâce supporte lepillage de ces maraudeurs effrénés, mais en-core qu’elle leur accorde sa protection, en dé-pit de son zèle fort louable pour le maintien des

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lois qu’ils ont l’habitude d’enfreindre. Nous se-rions dans une belle position si ces rustres deSaxons avaient réalisé l’idée de Votre Grâce,en convertissant en gibets ces ponts-levis féo-daux ! Et cet audacieux Cédric me paraît unhomme à l’esprit duquel une telle imaginationpeut se présenter. Votre Grâce sait combien ilserait dangereux de faire un mouvement sansFront-de-Bœuf, de Bracy et le templier, et ce-pendant nous nous sommes trop avancés pourpouvoir reculer sans péril.

Le prince Jean se frappa le front avec impa-tience, puis il se mit à arpenter l’appartement.

— Les traîtres ! dit-il, les misérablestraîtres ! M’abandonner dans une crise pa-reille !

— Dites plutôt les étourdis à la tête écerve-lée, s’écria Waldemar, qui s’amusent à des fo-lies quand des affaires si urgentes pèsent surnos bras !

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— Que faut-il faire ? demanda le prince ens’arrêtant court devant Waldemar.

— Je ne crois pas que nous puissions faireautre chose que ce que j’ai ordonné, réponditle conseiller. Je ne suis pas venu déplorer cemalheur avec Votre Grâce sans m’être efforcéd’y trouver un remède.

— Tu es toujours mon bon ange, Waldemar,s’écria le prince, et, avec un chancelier tel quetoi dans mes conseils, le règne de Jean de-viendra célèbre dans nos annales. Mais quellessont les mesures que tu as prises ?

— J’ai ordonné à Louis Winkelbrand, lelieutenant de de Bracy, de faire sonner leboute-selle, de déployer sa bannière et de serendre immédiatement au château de Front-de-Bœuf, afin de faire tout ce qui sera possiblepour secourir nos amis.

La figure du prince Jean rougit de colère,comme celle d’un enfant gâté qui croit avoirreçu un affront.

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— Par la face de Dieu ! dit-il, Waldemar Fit-zurze, tu as pris là beaucoup sur toi ; tu es partrop présomptueux de faire sonner de la trom-pette ou lever la bannière, dans une ville oùnous nous trouvons, sans commandement ex-près.

— Je demande pardon à Votre Grâce, ditFitzurze tout en maudissant intérieurement lasotte vanité de son maître ; mais, comme letemps pressait et que la perte de quelques mi-nutes pouvait nous devenir fatale, j’ai cru de-voir prendre cela sur moi en une occurrencequi importe si fort aux intérêts de Votre Grâce.

— Tu es pardonné, Fitzurze, reprit le princegravement. L’intention excuse ta folle témérité.Mais qui nous arrive ici ? Par la croix ! c’estde Bracy lui-même, et il vient à nous dans unétrange équipage.

C’était véritablement de Bracy, couvert dela tête aux pieds de boue et de poussière, et levisage enflammé par la rapidité de sa course.

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Son armure portait tous les indices d’un com-bat récent. Elle était brisée et souillée de sangdepuis le cimier jusqu’à l’éperon. Il ôta soncasque, le plaça sur la table, et resta un mo-ment à reprendre haleine.

— De Bracy, s’écria le prince Jean, que si-gnifie tout ceci ? Parle, je te l’ordonne ! LesSaxons sont-ils révoltés ?

— Parle, de Bracy ! dit Fitzurze presque enmême temps que son maître. Tu avais coutumed’être un homme. Où est le templier ? où estFront-de-Bœuf ?

— Le templier est en fuite, répondit de Bra-cy ; Front-de-Bœuf, vous ne le verrez plus. Il atrouvé une tombe de feu sous les poutres em-brasées de son propre château, et je crois queje suis seul échappé au désastre pour vous enapporter la nouvelle.

— Cette nouvelle nous glace d’effroi, ditWaldemar ; elle est en effet bien désastreuse !

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— Je ne vous ai pas encore appris la plusmauvaise de ces nouvelles, répondit de Bracy.

Et, s’approchant du prince Jean, il continuad’un ton lent et solennel :

— Richard est en Angleterre. Je l’ai vu et jelui ai parlé.

Le prince Jean devint pâle, chancela et sai-sit pour se soutenir le dossier d’un banc dechêne, semblable à un homme frappé inopiné-ment d’une flèche meurtrière.

— Tu es fou, de Bracy, dit Fitzurze, cela nepeut être.

— C’est pourtant la vérité, répliqua de Bra-cy. J’ai été son prisonnier et je lui ai parlé.

— Tu as parlé à Richard Plantagenet, dis-tu ? reprit Fitzurze.

— À Richard Plantagenet, répliqua de Bra-cy, à Richard Cœur-de-Lion, à Richard d’Angle-terre !

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— Tu as été son prisonnier ? continua Wal-demar ; il est donc à la tête d’une force mili-taire ?

— Non. Quelques yeomen hors la loi setrouvaient auprès de lui, et ceux-ci ne leconnaissaient pas. Je lui ai entendu dire qu’ilétait sur le point de se séparer d’eux. Il ne s’estjoint à leur bande que pour les assister dans lesiège de Torquilstone.

— Oui, dit Fitzurze, c’est un trait digne deRichard, d’un véritable chevalier errant à la re-cherche des aventures, se fiant à la force deson bras, comme un nouveau Guy ou un sir Be-wis(38), tandis qu’il néglige les affaires de sonroyaume et le soin de sa propre sûreté. Et quecomptes-tu faire, de Bracy ?

— Moi ? répondit le malheureux Normand.J’ai offert à Richard le service de mes lances,et il les a refusées ; je vais les conduire à Hull,m’emparer d’un vaisseau et m’embarquer pourla Flandre ; grâce à ce temps d’agitation, un

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homme d’action trouve toujours de l’emploi.Et toi, Waldemar, veux-tu prendre la lance etl’épée ? mettras-tu de côté tes intrigues poli-tiques, et viendras-tu partager le sort que Dieunous enverra ?

— Je suis trop vieux, Maurice ; et j’ai unefille, répondit Waldemar.

— Donne-la-moi, Fitzurze, et je la ferai ho-norer selon son rang, avec le secours de malance,

— Non, non, répondit Fitzurze, je me réfu-gierai dans la sainte église de Saint-Pierre. L’ar-chevêque m’a juré foi et amitié.

Pendant ce discours, le prince Jean étaitpeu à peu sorti de la stupeur dans laquellel’avait plongé cette nouvelle inattendue, et ilavait écouté avec attention la conversation deses deux courtisans.

« Ils se détachent de moi, pensa-t-il ; ils netiennent pas plus à ma personne qu’une feuille

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desséchée ne tient à la branche quand la brised’automne souffle sur elle. Enfer et démons !ne puis-je trouver de ressources en moi-même,quand ces lâches me délaissent ? »

Il s’arrêta, et une expression diabolique vintanimer le rire contraint par lequel il interrom-pit leur conversation.

— Ah ! ah ! ah ! mes bons seigneurs ! dit-il,par l’auréole de Notre-Dame ! je vous croyaisdes hommes sages, des hommes hardis, deshommes d’un esprit prompt, et cependant vousabandonnez richesses, honneurs, plaisirs, etvous renoncez à la noble partie où vous êtesengagés, au moment même où un coup hardipeut vous la faire gagner.

— Je ne vous comprends pas, dit de Bracy.Dès que la nouvelle du retour de Richard sesera répandue, nous le verrons à la tête d’unearmée, et, pour nous, tout sera fini. Je vousconseille, monseigneur, ou de vous réfugier en

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France, ou de recourir à la protection de lareine mère.

— Ce n’est pas pour moi que je crains, re-partit le prince Jean avec hauteur. Pour masûreté personnelle, il ne m’en coûterait qu’unmot à dire à mon frère. Mais, quoique voussoyez si prompts à m’abandonner, de Bracy, etvous aussi, Waldemar Fitzurze, je ne verraispas avec plaisir vos têtes se dessécher là-bassur la porte de Clifford(39). Penses-tu, Walde-mar, que l’astucieux archevêque ne te laisseraitpas enlever des marches mêmes de l’autel, s’ilfaisait par là la paix avec le roi Richard ? Ettoi, de Bracy, oublies-tu que Robert d’Estou-teville se trouve avec toutes ses forces entretoi et la ville de Hull, et que le comte d’Essexrassemble les siennes ? Même avant le retourde Richard, nous avions quelque raison decraindre ces levées. Penses-tu qu’on puisseavoir à présent quelques doutes sur le parti queprendront leurs chefs ? Crois bien que d’Estou-

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teville seul est assez puissant pour jeter dansl’Humber toutes tes compagnies franches.

Waldemar Fitzurze et de Bracy se regar-dèrent l’un l’autre d’un air déconcerté.

— Il n’y a qu’une voie de salut pour noussauver tous, ajouta le prince, et son front de-vint sombre comme la nuit. L’objet de notreterreur voyage seul, il faut marcher à sa ren-contre.

— Ce ne sera pas moi, reprit vivementde Bracy. J’ai été son prisonnier, et il a eu com-passion de moi ; je ne toucherai pas à uneplume de son cimier.

— Qui parle de le toucher, répondit leprince Jean avec un rire sinistre. Le drôle vadire tout à l’heure que je lui ai donné l’ordre detuer mon frère ! Non, une prison vaut mieux. Etqu’importe que ce soit en Bretagne ou en Au-triche ? Les choses seront seulement au pointoù elles en étaient. Quand nous avons com-mencé notre entreprise, elle était fondée sur

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l’espérance que Richard resterait captif en Al-lemagne ; eh bien ! notre oncle Robert ne mou-rut-il pas détenu au château de Cardiff ?

— Il est vrai, répondit Waldemar ; maisvotre aïeul Henri était un peu plus solidementassis sur son trône que ne l’est Votre Grâce.Moi, je dis que la meilleure prison est celle quecreuse le fossoyeur. Il n’y a pas de donjon quivaille le caveau d’une église. J’ai dit ma pen-sée.

— Que ce soit une prison ou une tombe, re-prit de Bracy, je m’en lave les mains.

— Lâche ! s’écria le prince courroucé, vou-drais-tu nous trahir ?

— Je n’ai jamais trahi personne, dit de Bra-cy avec hauteur, et l’épithète de lâche ne doitpoint m’être adressée.

— Paix ! sire chevalier, dit Waldemar. Etvous, monseigneur, pardonnez aux scrupules

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du vaillant de Bracy ; j’espère que bientôt il lesaura surmontés.

— Ceci est au-dessus de votre éloquence,Fitzurze, répondit le chevalier.

— Mon bon Maurice, ajouta le rusé poli-tique, ne te cabre pas, comme un cheval ef-frayé, sans examiner du moins l’objet de ta ter-reur. Hier encore, ton plus grand désir était derencontrer ce Richard face à face dans la ba-taille. Je te l’ai entendu dire cent fois ?

— Oui, répliqua de Bracy ; mais c’était,comme tu dis, face à face, sur un champ debataille. Tu ne m’as jamais entendu émettre lapensée de l’assaillir quand il serait seul et dansune forêt.

— Tu n’es pas un bon chevalier, si un telscrupule t’arrête, dit Waldemar. Est-ce sur deschamps de bataille que Lancelot du Lac et sirTristam ont acquis leur renom ? Ne fut-ce pasplutôt en attaquant de gigantesques chevaliers

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sous l’ombrage de forêts sombres et incon-nues ?

— Oui ; mais je te garantis, reprit de Bracy,que ni Tristam ni Lancelot n’eussent été de pairseul à seul avec Richard Plantagenet, et je necrois pas que ce fût dans leurs habitudes de semettre à la tête d’une compagnie pour aller at-taquer un homme seul.

— Tu es fou, de Bracy, dit Waldemar. Quete proposons-nous donc, à toi capitaine salariéet engagé des compagnies franches, et dontl’épée est au service du prince Jean ? On temontre l’ennemi, et tu fais des objectionsquand la fortune de ton maître, celle de tesamis, la tienne, et la vie et l’honneur de chacunde nous sont en jeu.

— Je te dis, répondit de Bracy d’un air dé-terminé, qu’il m’a donné la vie. Il est vrai qu’ilm’a éloigné de sa présence et qu’il a refusémon hommage ; par conséquent, je ne lui dois

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ni amitié ni allégeance ; mais je ne veux pas le-ver la main contre lui.

— Cela n’est pas nécessaire, dit Waldemar ;envoie Louis Winkelbrand et une vingtaine detes lances.

— Tu as assez de coquins à ta dispositionpour accomplir cet exploit. Pas un de meshommes n’y prendra part.

— Tu es bien opiniâtre, de Bracy, dit leprince Jean. Veux-tu donc m’abandonner aprèstant de protestations de zèle et de dévoue-ment ?

— Je n’en ai pas l’intention, répliqua le che-valier. Je vous soutiendrai en tout ce quiconvient à un chevalier, soit dans les lices, soitdans la mêlée ; mais ces expédients de grandchemin ne font point partie de mes devoirs.

— Approche, Waldemar, dit le prince Jean ;ne suis-je pas un prince malheureux ? Monpère, le roi Henri, avait des serviteurs fidèles ;

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il n’eut qu’un mot à dire et se vit débarrasséd’un prêtre factieux, et le sang de Thomas Be-cket, tout saint qu’il était, rougit les marchesde son propre autel. Tracy, Morville, Bri-ton(40), braves et loyaux sujets, votre courageentreprenant est éteint comme votre nom ! Et,quoique Réginald Fitzurze ait laissé un fils, cefils a dérogé de la fidélité et du courage de sonpère.

— Il a hérité de l’une et de l’autre, s’écriaWaldemar Fitzurze ; et, puisque nous ne pou-vons mieux faire, je prendrai sur moi laconduite de cette périlleuse entreprise. Cepen-dant, mon père paya cher le titre d’ami zélé,et les preuves de fidélité qu’il donna à Henriétaient bien loin d’égaler la tâche que je vaisentreprendre ; car j’aimerais mieux attaquertous les saints du calendrier que de lever malance contre Richard Cœur-de-Lion. De Bracy,je te confie le devoir de ranimer les esprits va-cillants, et de protéger la personne du princeJean ; si tu reçois des nouvelles telles que j’ai

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l’espoir de t’en envoyer, notre entreprise aurabientôt changé d’aspect.

» Page, ajouta-t-il, cours chez moi, et pré-viens mon écuyer qu’il ait à tenir mes armesprêtes. Dis à Étienne Wetheral, à Broad Tho-resby et aux trois lances de Spyinglaw de venirme trouver sur-le-champ ; que le chef deséclaireurs, Hugh Bardon, se tienne prêt à rece-voir mes ordres. Adieu, mon prince, jusqu’à untemps meilleur.

En disant ces mots, il sortit de l’apparte-ment.

— Il part pour arrêter mon frère, dit leprince Jean à de Bracy, avec aussi peu de re-mords que s’il ne se fût agi que de la libertéd’un franklin saxon. J’espère qu’il suivra nosordres et qu’il aura pour la personne de notrecher frère Richard tout le respect convenable.

De Bracy ne répondit que par un sourire.

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— Par l’auréole de Notre-Dame ! s’écria leprince Jean, nos ordres à cet égard ont été for-mels, quoique peut-être tu ne les aies pas en-tendus, les ayant donnés à l’écart, dans l’em-brasure de la fenêtre. Nos recommandationsde respecter la vie de Richard sont très claireset très positives, et malheur à la tête de Walde-mar s’il les transgresse !

— Je ferais bien alors de me rendre chezlui, dit de Bracy, et de lui réitérer plus positi-vement le désir de Votre Grâce ; car, puisquecette instruction a complètement échappé àmon oreille, il se pourrait qu’elle ne fût pas par-venue non plus à celle de Waldemar.

— Non, non, dit le prince Jean avec im-patience, je te promets qu’il m’a entendu ;d’ailleurs, j’ai d’autres occupations à te confier.Viens, Maurice, laisse-moi m’appuyer sur tonépaule.

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Ils firent un tour par la salle dans cette atti-tude familière, et le prince Jean, avec un air dela plus intime confidence, ajouta :

— Que penses-tu de ce Waldemar Fitzurze,mon cher de Bracy ? Il s’attend à être notrechancelier ; certainement, nous ferons plusd’une réflexion avant de donner un emploi desi haute importance à un homme qui montreévidemment combien il respecte notre sang,par son empressement à se charger de cetteentreprise contre Richard. Tu penses, j’en suiscertain, que tu as perdu quelque peu de nosbonnes grâces en ayant refusé si hardimentcette tâche désagréable ; mais non, Maurice,je t’honore davantage pour ta vertueuse résis-tance. Il est des choses qu’il nous importe devoir exécutées, mais dont nous ne pouvons niaimer ni honorer l’exécuteur, et certains refusde nous servir placent haut dans notre estimeceux qui ont eu le courage de le faire. L’arres-tation de mon malheureux frère n’offre pas unaussi bon titre à la haute dignité de chancelier

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que ton refus chevaleresque et courageux aubâton de grand maréchal. Songes-y, de Bracy,et commence dès aujourd’hui à en remplir lesfonctions.

— Tyran inconstant, murmura de Bracy ens’éloignant du prince, malheur à ceux qui sefient à toi ! Ton chancelier, vraiment ! Celui quiaura la garde de ta conscience n’aura pas, jele pense, une tâche difficile ; mais grand maré-chal d’Angleterre ! ceci, ajouta-t-il en étendantson bras comme pour saisir le bâton du com-mandement, et se donnant une démarche plushautaine dans l’antichambre, ceci est, en effet,un prix qui vaut qu’on le dispute.

De Bracy eut à peine quitté l’appartement,que le prince Jean appela.

— Dites à Hughes Bardon, le chef des éclai-reurs, de venir ici dès qu’il aura parlé à Walde-mar Fitzurze.

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Le chef des batteurs d’estrade arriva aprèsun court délai, que Jean avait employé à ar-penter la salle d’un pas égal et agité.

— Bardon, lui dit-il, que t’a demandé Wal-demar ?

— Deux hommes résolus, connaissant par-faitement les landes du nord, et habiles àsuivre les pas de l’homme et du cheval.

— Et tu les lui as donnés ?

— Votre Grâce peut s’en rapporter à moi,répondit le maître des éclaireurs : l’un d’euxvient du Hexahmshire, il est habitué à suivre lapiste des voleurs du Tynedale et du Teviotdale,comme le limier suit la trace du daim blessé ;l’autre, né dans le Yorkshire, a souvent fait vi-brer la corde de son arc dans la forêt joyeusede Sherwood ; il connaît toutes les clairièreset tous les vallons, tous les taillis et tous lesgrands bois entre York et Richemont.

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— C’est bien, dit le prince, Waldemar part-ilavec eux ?

— À l’instant même, dit Bardon.

— Quelle suite prend-il avec lui ? demandaJean nonchalamment.

— Le trapu Thoresby, homme d’une har-diesse à toute épreuve ; Wetheral, que sacruauté a fait surnommer Étienne Cœur-d’Acier, et trois hommes d’armes venus dunord, qui faisaient partie de la bande de RalphMiddleton, et qu’on appelle les braves deSpyinglaw.

— C’est bien, répondit le prince Jean. Puis,après un moment de silence, il ajouta :

— Bardon, il est essentiel pour notre ser-vice que tu surveilles de près Maurice de Bra-cy, de manière pourtant qu’il ne s’en aperçoivepas ; tu me feras connaître de temps en tempsses démarches, les gens qu’il voit, et ce qu’il se

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propose de faire. N’y manque pas, car tu en se-ras responsable.

Hugh Bardon fit un salut respectueux et seretira.

— Si Maurice me trahit, ainsi que saconduite me le fait craindre, j’aurai sa tête,quand même Richard frapperait aux portesd’York.

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Chapitre XXXV.

Revenons maintenant à Isaac d’York.

Monté sur une mule, présent de l’outlaw, etaccompagné des deux yeomen destinés à luiservir de guides et à le protéger, le juif étaitparti pour la commanderie de Templestowe,afin de négocier la rançon de sa fille.

La commanderie n’était située qu’à unejournée de marche du château en ruine de Tor-quilstone, et le juif avait l’espoir d’y arriveravant la nuit. En conséquence, ayant congédiéses guides au sortir du bois, et les ayant grati-fiés d’une pièce d’argent, il se mit à presser samarche avec toute la diligence que lui permet-taient ses précédentes fatigues ; mais les forceslui manquèrent tout à fait à environ quatre

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milles de la demeure des templiers. Il ressentitdes douleurs aiguës dans tous les membres,douleurs que les angoisses de son esprit ren-daient plus vives encore, et il fut contraint des’arrêter à un petit bourg où demeurait un rab-bin juif de sa tribu, expert en médecine, et dontil était bien connu.

Nathan Ben-Israël accueillit son compa-triote souffrant avec cette bonté que la loi pres-crivait, et que les juifs exerçaient les uns en-vers les autres. Il insista pour qu’Isaac prît durepos, et employa ses remèdes les plus effi-caces pour ralentir le progrès de la fièvre quela terreur, la fatigue, les mauvais traitements etle chagrin avaient attirée au pauvre juif.

Le lendemain, quand Isaac se disposa à selever et à continuer sa route, Nathan s’opposaà son dessein, non seulement comme hôte,mais encore comme médecin.

— Cela pourrait vous coûter la vie, disait-il.Mais Isaac répondit :

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— Il y va pour moi plus que de la vie à ac-complir mon voyage à Templestowe.

— À Templestowe ! s’écria son hôte avecsurprise.

Il lui tâta le pouls une seconde fois, puis ilmurmura en lui-même :

— Sa fièvre s’est calmée, cependant sa rai-son semble l’abandonner.

— Et pourquoi n’irais-je pas à Temples-towe ? répondit le malade. J’en conviens avectoi, Nathan, là habitent des hommes pour quiles enfants méprisés de la Terre promise sontun objet de rebut et d’abomination. Cependanttu n’ignores pas que les affaires pressantes ducommerce nous poussent quelquefois parmices soldats nazaréens altérés de sang, et quenous visitons les commanderies des templiersaussi bien que celles des hospitaliers, ainsiqu’on les nomme.

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— Je sais tout cela, répondit Nathan ; mais,toi, ignores-tu que Lucas de Beaumanoir, lechef de leur ordre, ou, comme ils l’appellent,le grand maître de l’ordre, est en ce moment àTemplestowe ?

— Je l’ignorais, dit Isaac ; les dernièreslettres de nos frères de Paris annoncent qu’ilétait dans cette capitale, implorant de Philippedes secours contre le sultan Saladin.

— Il est arrivé en Angleterre sans que sesfrères l’attendissent, dit Ben-Israël, et il vientparmi eux plein de courroux et le bras étendupour les corriger et les châtier. Il est enflamméde colère contre ceux qui ont violé leurs vœux,et la crainte de ces fils de Bélial est grande. Tudois avoir entendu parler de lui.

— Il est bien connu, dit Isaac ; les gentilsreprésentent ce Lucas de Beaumanoir commeun homme zélé pour tout ce qui touche lagloire nazaréenne, et nos frères l’ont nommé le

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destructeur des Sarrasins, et le tyran des en-fants de la promesse.

— Et ils l’ont bien nommé, reprit le méde-cin ; les autres templiers se laissent détournerdu devoir par le plaisir, ou corrompre et subor-ner par l’or et l’argent ; mais Beaumanoir estun homme d’une autre trempe. Il hait la sen-sualité, il méprise la richesse, et brûle de ga-gner ce qu’ils appellent la couronne du mar-tyre. Puisse le Dieu de Jacob la lui envoyerpromptement, à lui et à eux tous. Cet hommeorgueilleux fait surtout peser sa main sur lesenfants de Juda, comme David fit peser lasienne sur Edom, regardant l’assassinat d’unjuif comme une offrande aussi agréable à Dieuque celui d’un Sarrasin. Il a vomi des faussetéscontre les vertus de nos médicaments, commesi c’étaient des inventions de Satan. Que lamain du Seigneur le châtie !

— À tout prix, s’écria Isaac, il faut que jeme présente à Templestowe, sa colère dût-elle

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s’enflammer comme une fournaise sept foischauffée.

Alors il fit connaître à Nathan le motif deson voyage. Celui-ci lui témoigna sa sympa-thie, et, selon la coutume de son peuple, en dé-chirant ses vêtements, et en s’écriant :

— Ah ! pauvre fille ! ah ! pauvre fille !… Hé-las ! qu’est devenue la beauté de Sion ! Hélas !Israël est captif !

— Tu vois, reprit Isaac, que je ne puis res-ter ; la présence de ce Lucas de Beaumanoir,leur chef, pourra peut-être détourner Brian deBois-Guilbert du mal qu’il médite, et peut-êtreme rendra-t-il ma fille chérie Rébecca.

— Eh bien ! pars ! dit Nathan Ben-Israël ;mais sois prudent, car la sagesse préserva Da-niel dans la fosse aux lions, et elle pourra éga-lement t’être utile et réaliser les désirs de toncœur. Cependant, si tu le peux, évite la pré-sence du grand maître ; car sa plus grande sa-tisfaction, du matin au soir, c’est de traiter

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notre peuple avec mépris. Peut-être que, si tupouvais parler en particulier à Bois-Guilbert,tu réussirais mieux avec lui ; car on dit queces maudits Nazaréens ne sont pas tous d’ac-cord entre eux dans la commanderie. Que Dieuconfonde leurs projets et les couvre de honte !Mais, je t’en conjure, frère, reviens ici, commetu reviendrais à la maison de ton père, pourm’instruire du résultat de ta démarche. J’es-père que tu ramèneras avec toi Rébecca, cettedigne élève de la sage Myriam, dont les gentilsont calomnié les cures médicales en les attri-buant à la sorcellerie.

Isaac prit congé de son ami, et, après unecourse d’une heure à cheval, il se trouva de-vant la commanderie de Templestowe.

Cet établissement des templiers était situéau milieu des belles prairies et des pâturagesdont la dévotion du dernier commandeur avaitgratifié leur ordre. Il était vaste et bien fortifié,précaution qui ne fut jamais négligée par ces

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chevaliers, et que les troubles d’Angleterre ren-daient surtout nécessaire. Deux hallebardiersvêtus de noir gardaient le pont-levis, tandisque d’autres, portant aussi ce triste uniforme,se promenaient sur les remparts d’un pas lu-gubre, ressemblant plutôt à des spectres qu’àdes soldats. Les officiers subalternes de l’ordreportaient le même costume noir, depuis quel’usage des vêtements blancs, pareils à ceuxdes chevaliers et des écuyers, avait été usurpé,dans les montagnes de la Palestine, par unecongrégation de faux frères se disant templierset jetant par leurs brigandages un granddéshonneur sur l’ordre. De temps en temps, onvoyait un chevalier traverser la cour, envelop-pé de son grand manteau blanc, la tête pen-chée sur la poitrine, et les bras croisés. Quandils se rencontraient par hasard dans la cour, ilspassaient les uns devant les autres, se faisantun salut lent, solennel et muet ; car telle étaitla règle de l’ordre, suivant cette maxime destextes sacrés : « Ce n’est pas le moyen d’évi-

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ter le péché que de parler beaucoup ; la vieet la mort sont au pouvoir de la langue. » Enun mot, la rigueur ascétique de la disciplinedu Temple, qui depuis si longtemps avait faitplace à la licence et au libertinage, semblaittout à coup revivre à Templestowe, sous l’œilrigide de Lucas de Beaumanoir.

Isaac s’arrêta devant la porte pour réfléchiraux moyens de se procurer l’entrée du château,et à la manière d’être favorablement écouté ;car il n’ignorait pas que, pour sa race malheu-reuse, le fanatisme de l’ordre n’était pas moinsdangereux que la luxure effrénée, et que sa re-ligion deviendrait le prétexte de la haine et dela persécution, dans ce cas, aussi bien que sarichesse l’exposait, dans l’autre, aux extorsionsd’une rapacité implacable.

En ce moment, Lucas de Beaumanoir sepromenait dans un petit jardin appartenant à lacommanderie, faisant partie de la fortificationextérieure ; il avait une triste et confidentielle

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conversation avec un frère de son ordre qu’ilavait amené de la Palestine. Le grand maîtreétait un homme d’un âge avancé, comme leprouvaient sa longue barbe blanche et sessourcils déjà grisonnants. Ces sourcils, néan-moins, ombrageaient des yeux dont les annéesn’avaient pu éteindre le feu. Guerrier redou-table, bigot ascétique, ses traits maigres et sé-vères conservaient l’expression farouche dusoldat, et ils étaient également remarquablespar la maigreur, fruit de l’abstinence, et parl’orgueil religieux du dévot satisfait de lui-même. Cependant, malgré toute la sévérité deson aspect, on découvrait en Lucas de Beau-manoir quelque chose d’imposant et de noble,qui, sans doute, était dû aux fonctions que sahaute dignité l’appelait à remplir auprès desmonarques et des princes, et à l’exercice ha-bituel de l’autorité suprême sur les chevaliersvaillants et aristocratiques rangés sous la règlede l’ordre. Sa taille était élevée, et sa pres-tance, que l’âge et la fatigue avaient respectée,

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était droite et majestueuse. Son manteau blancétait d’un modèle régulier et sévère, et coupéselon la règle même de saint Bernard. Il étaitfait de ce qu’on appelait alors drap de bure, etcollait exactement sur sa taille, laissant voir,cousue sur l’épaule gauche, la croix à huitbranches en drap rouge, particulière à cetordre. Ni vair ni hermine n’ornaient ce vête-ment ; mais, en raison de son âge, le grandmaître portait un pourpoint doublé et bordéde peau douce d’agneau, la laine en dehors,ainsi que la règle le permettait ; et c’était toutce qu’elle autorisait en fait de fourrure, qui, àcette époque, était un objet de toilette du plusgrand luxe. Il tenait à la main ce singulier aba-cus, ou bâton de commandement, avec lequelon représente souvent les templiers. Ce bâtonavait à son extrémité supérieure une plaquecirculaire sur laquelle était gravée la croix del’ordre entourée d’un cercle ou orle, comme di-saient les hérauts.

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Le chevalier qui accompagnait ce grandpersonnage portait à peu près le même cos-tume que lui ; mais l’extrême déférence qu’ilmontrait envers son supérieur faisait voirqu’aucune autre égalité n’existait entre eux. Lecommandeur, car tel était son rang, ne mar-chait pas de front avec le grand maître, mais unpeu en arrière, pas assez loin cependant pourque Beaumanoir fût obligé de tourner la tête enlui parlant.

— Conrad, disait le grand maître, cher com-pagnon de mes combats et de mes fatigues, toncœur fidèle est le seul où je puisse déposer meschagrins. À toi seul je puis dire combien defois, depuis mon arrivée dans ce royaume, j’aidésiré mourir et reposer avec les justes. Il n’ya pas dans toute l’Angleterre un seul objet surlequel mes yeux aient pu se reposer avec plai-sir, hormis les tombeaux de nos frères situéssous les voûtes massives de l’église du Temple,dans son orgueilleuse capitale. « Ô vaillant Ro-bert de Ros ! me suis-je écrié en moi-même en

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contemplant ces braves soldats de la croix gi-sant sculptés sur leurs sépultures, ô excellentGuillaume de Mareschal ! ouvrez vos cellulesde marbre et laissez partager votre repos à unfrère fatigué, qui aimerait mieux avoir à com-battre cent mille païens que d’être témoin de ladécadence de notre ordre sacré ! »

— Il n’est que trop vrai, répondit ConradMontfichet ; il n’est que trop vrai, et les dérè-glements de nos frères d’Angleterre sont en-core plus graves que ceux de nos frères deFrance.

— Parce qu’ils sont plus riches, répondit legrand maître. Pardonne un peu de vanité, moncher frère. Tu sais la vie que j’ai menée, ob-servant religieusement tous les statuts de monordre, luttant contre les démons visibles et in-visibles, terrassant le lion mugissant quicherche qui il pourra dévorer, et le faisant enbon chevalier et en prêtre dévot partout oùje l’ai rencontré, ainsi que nous l’a prescrit le

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bienheureux Bernard dans le XLVe chapitre denos règlements, ut leo semper feriatur(41). Mais,par le saint Temple, par le zèle qui a dévoréma substance et ma vie, qui a consumé jusqu’àmes nerfs et à la moelle même de mes os ! parce Temple sacré, je te jure que, excepté toi etun petit nombre de mes frères qui conserventencore l’ancienne austérité de notre ordre, jen’en vois aucun digne de ce saint nom ! Quedisent nos statuts ? et comment nos frères lesobservent-ils ? Ils ne devraient porter aucunornement mondain, ni panache sur leurcasque, ni éperons d’or, ni brides dorées, et ce-pendant, qui se pare plus splendidement queces pauvres soldats du Temple ? Par nos sta-tuts, il leur est défendu de se servir d’un oiseaupour prendre un autre oiseau, de chasser à l’arcou à l’arbalète, de sonner du cor ou de pour-suivre le gibier à cheval. Mais, aujourd’hui, lachasse, la fauconnerie, la vénerie, la pêche,qui est plus enclin à toutes ces folles vanitésque les templiers ? Il leur est défendu de lire

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d’autres livres que ceux que leur supérieur au-torise, ou d’écouter aucune lecture si ce n’estcelle des saintes Écritures pendant les heuresdes repas ; mais voilà que leurs oreilles sontouvertes à tous les ménestrels vagabonds, etque leurs yeux étudient leurs vaines ro-mances ! Il leur a été enjoint d’extirper la ma-gie et l’hérésie, et voilà qu’on les accuse d’étu-dier les secrets cabalistiques des juifs et la ma-gie païenne des Sarrasins ! On leur a prescritla frugalité dans les repas, l’usage de la viandeseulement trois fois par semaine, parce quel’abus de cette nourriture engendre une cor-ruption honteuse du corps, et voici que leurstables plient sous le poids d’une nourriture dé-licate et recherchée ! L’eau pure devait êtreleur seule boisson, et maintenant tout hommequi veut passer pour un joyeux compagnon sevante de boire comme un templier ! Ce jar-din même, tout rempli qu’il est de plantes pré-cieuses et d’arbres curieux transplantés des cli-mats de l’Orient, conviendrait mieux au harem

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d’un émir infidèle qu’à un couvent où desmoines chrétiens ne devraient cultiver que demodestes légumes. Encore, mon cher Conrad,si le relâchement de la discipline s’arrêtait là !Tu le sais, on nous a défendu de recevoir cesfemmes dévotes qui, dans l’origine, étaientagrégées comme sœurs de notre ordre, parceque, dit le XLVIe chapitre, « le vieil ennemi,par le moyen de la fréquentation de la femme,a su détourner bien des âmes du bon chemindu paradis ». Bien plus, le dernier chapitre, quiest, pour ainsi dire, la clef de voûte que notrevénérable fondateur a placée comme couron-nement de sa doctrine pure et immaculée,nous défend de donner même à nos sœurs et ànos mères le baiser d’affection, ut omnium mu-lierum fugiantur oscula. Mais, j’ai honte de ledire, j’ai honte d’y penser, la corruption nousa inondés comme un déluge. Les âmes de noschastes fondateurs, celles de Hugh de Payen,de Godefroi de Saint-Omer et de ces sept saintsqui se sont réunis les premiers pour le service

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du Temple sont troublées même dans les joiescélestes du paradis. Je les ai vus, Conrad, dansmes visions de la nuit ; leurs yeux sacrés ver-saient des larmes sur les péchés et les folies deleurs frères, et sur leur luxe honteux et leur li-bertinage effréné. « Beaumanoir, m’ont-ils dit,tu dors ; réveille-toi ! Il y a une flétrissure quisouille le sanctuaire du Temple, flétrissure pro-fonde et avilissante comme celle que laissentles sillons de la lèpre sur les murs des maisonsinfectées des enfants de l’Égypte(42). Les sol-dats de la croix, qui devaient fuir le regard dela femme comme l’œil du basilic, vivent pu-bliquement dans le péché, non pas seulementavec les filles de leur propre culte, mais avecles filles maudites des païens et des juifs, plusmaudits encore. Beaumanoir, tu dors, lève-toiet venge-nous ! Tue les pécheurs, hommes etfemmes ! »

» La vision s’est envolée, Conrad ; mais, enme réveillant, j’entendais encore le froissementdes cottes de mailles, et je voyais onduler les

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manteaux blancs de nos saints. Oui, je veuxobéir à leur commandement, je veux purifier lesanctuaire du Temple, et les pierres impures etpestiférées, je les arracherai et les jetterai loinde l’édifice.

— Songes-y bien, cependant, révérendpère, dit Montfichet, cette flétrissure s’est in-vétérée par le temps et l’habitude. Que ta ré-forme soit prudente comme elle est sage etjuste.

— Non, Montfichet, répondit le vieillard, ilfaut qu’elle soit rapide et radicale. Notre ordretouche à une crise funeste. La sobriété, le dé-vouement et la piété de nos prédécesseursnous avaient gagné de puissants amis ; notreprésomption, notre richesse et notre luxurenous ont suscité de formidables ennemis. Ilfaudra que nous nous dépouillions de ces ri-chesses, qui offrent une tentation aux princes ;il faudra humilier cet orgueil qui les offense ; ilfaudra refréner cette licence de mœurs, qui est

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un scandale pour toute la chrétienté. Rappelle-toi mes paroles : l’Ordre du Temple, sans cetteréforme, sera complètement détruit, et la placemême qu’il occupait ne sera plus connue desnations que comme une ruine.

— Que Dieu détourne de nous une pareillecalamité ! s’écria le commandeur.

— Amen ! répondit le grand maître d’un tonsolennel. Mais il faut nous efforcer de mériterson secours. Je te dis, Conrad, que ni les puis-sances célestes, ni les puissances terrestres,ne peuvent supporter plus longtemps la per-versité de cette génération. Mes informationssont positives : le terrain sur lequel notre édi-fice est bâti est déjà miné, et chaque pierre quenous ajoutons au monument de notre grandeurne fera que l’entraîner plus tôt dans l’abîme.Il faut retourner sur nos pas, et nous montrerles champions fidèles de la croix, en lui sacri-fiant non seulement notre sang et notre vie,non seulement nos voluptés et nos vices, mais

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même notre bien-être, notre aisance et nos af-fections naturelles. Enfin, nous devons agircomme des hommes convaincus que bien desplaisirs, légitimes pour les autres, sont crimi-nels pour les soldats du Temple.

En ce moment, un écuyer, vêtu d’un man-teau noir râpé (car, dans cet ordre sacré, lesaspirants, pendant leur noviciat, portaient lesvieux vêtements des chevaliers), entra dans lejardin, et, s’inclinant profondément devant legrand maître, garda le silence, n’osant prendresur lui de s’acquitter de la commission avantd’y être autorisé.

— N’est-il pas plus convenable, dit le grandmaître, de voir ce Damien, vêtu d’habits quirespirent l’humilité chrétienne, se tenant dansun silence révérencieux devant son supérieur,que de le voir dans le costume qu’il portaitil n’y a que deux jours, alors que le vaniteuxs’était affublé d’un habit de couleur et babillaitavec autant d’insolence et d’orgueil qu’un fat ?

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» Parle, Damien, nous te le permettons. Dequoi s’agit-il ?

— Un juif s’est présenté à la porte, révérendpère, dit l’écuyer. Il désire parler au frère Briande Bois-Guilbert.

— Tu as bien fait de m’en donner connais-sance, dit le grand maître. En notre présence,un commandeur n’est qu’un simple membre denotre ordre, et doit marcher non pas selon savolonté, mais selon celle de son maître, confor-mément au texte : « Il m’a entendu, et il m’aobéi. » Il nous importe surtout de connaître laconduite de ce Bois-Guilbert, continua-t-il ense retournant vers son compagnon.

— La renommée le proclame brave etvaillant chevalier, reprit Conrad.

— La renommée ne se trompe pas, conti-nua le grand maître. Il n’y a que pour la valeurque nous n’ayons pas dégénéré ; mais le frèreBrian est entré dans notre ordre par caprice etdésappointement, entraîné, je n’en doute pas, à

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prononcer nos vœux et à renoncer au monde,non par la sincérité d’une vocation sincère,mais comme un homme qu’un mécontente-ment léger aurait poussé vers la pénitence. De-puis, il s’est toujours montré agitateur actif etdangereux raisonneur, chef enfin de tous ceuxqui discutent notre autorité, oubliant que larègle est tracée au grand maître par le symboledu bâton et de la verge : le bâton pour soutenirle faible, et la verge pour châtier le coupable.

» Damien, continua-t-il, amène le juif ennotre présence.

L’écuyer se retira en saluant profondément,et revint au bout de quelques minutes, suivid’Isaac d’York. Jamais esclave conduit devantun prince puissant n’approcha du siège de sonjuge avec plus de respect et de terreur que lejuif en s’approchant du grand maître. Quand ilfut arrivé à une distance de trois pas, Beau-manoir lui fit signe avec son bâton de ne pasavancer davantage. Le juif s’agenouilla sur le

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sol, qu’il baisa en signe de respect ; puis, se le-vant, il se tint devant les deux templiers, lesmains croisées sur sa poitrine, la tête penchéesur son sein, avec toute la soumission d’un es-clave d’Orient.

— Damien, dit le grand maître, retire-toi ;que quelques gardes se tiennent prêts à ré-pondre à notre appel, et que personne n’entredans le jardin avant que nous l’ayons quitté.

L’écuyer salua et se retira en s’inclinant.

— Juif, continua le hautain vieillard,écoute-moi : il ne sied pas à notre dignitéd’avoir avec toi un long entretien, et nous neprodiguons à personne ni nos paroles ni notretemps ; sois donc succinct dans les réponsesaux questions que je vais te poser, et que tesparoles soient sincères ; car, si ta languecherche à me tromper, je te la ferai arracher.

Le juif se disposait à répondre ; mais legrand maître poursuivit :

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— Tais-toi, infidèle ! pas un mot en notreprésence, si ce n’est pour répondre à nos ques-tions. Quelle est l’affaire pendante entre toi etnotre frère Brian de Bois-Guilbert ?

Isaac soupira de terreur et d’incertitude :raconter son histoire, n’était-ce pas être unecause de scandale pour l’ordre ? Cependant,s’il ne la racontait pas, quel espoir pouvait-il conserver encore d’obtenir la liberté de safille ? Beaumanoir vit son appréhension mor-telle et daigna le rassurer.

— Ne crains rien, lui dit-il, pour ta misé-rable personne, juif, pourvu que tu agissesavec droiture. Je te demande de nouveau deme dire quelle affaire te conduit vers Brian deBois-Guilbert ?

— Je suis porteur d’une lettre, balbutia lejuif, sous le bon plaisir de Votre Révérente Va-leur, pour ce bon chevalier, de la part d’Aymer,prieur de l’abbaye de Jorvaulx.

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— Ne te disais-je pas que nous vivions dansun temps pervers, Conrad ? demanda le grandmaître. Un prieur de l’ordre de Cîteaux envoieune lettre à un soldat du Temple, et ne peuttrouver de messager plus convenable qu’un juifinfidèle !

» Donne-moi cette lettre. Isaac, d’une maintremblante, ouvrit les plis de son bonnet armé-nien, où il avait déposé la lettre du prieur pourplus de sûreté ; il allait s’approcher, la maintendue et le corps penché pour la mettre à por-tée de son sinistre interrogateur.

— Arrière, chien ! s’écria le grand maître ;je ne touche les mécréants qu’avec mon épée.Conrad, prends la lettre du juif, et donne-la-moi.

Beaumanoir, ayant reçu la lettre des mainsde Montfichet, en examina l’enveloppe avecsoin ; puis il se mit à délier les fils qui l’entou-raient.

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— Révérend père, dit Conrad en l’arrêtantquoique avec beaucoup de déférence, est-ceque vous romprez le cachet ?

— Et pourquoi non ? dit Beaumanoir enfronçant le sourcil ; n’est-il pas écrit aux XLIIe

chapitre, De lectione litterarum, qu’un templierne recevra pas de lettre, fût-ce même de sonpère, sans en donner communication au grandmaître, et sans la lire en sa présence ?

Alors il parcourut la lettre à la hâte, avecune expression de surprise et d’horreur ; il larelut ensuite plus lentement ; puis, l’offrant àConrad d’une main et la frappant légèrementde l’autre, il s’écria :

— Voilà de singulières choses qu’un chré-tien écrit à un chrétien, et tous deux sontmembres, et membres distingués de corpora-tions religieuses ! Ô Christ ! ajouta-t-il avec so-lennité et en levant les yeux au ciel, quandviendras-tu avec les vanneurs pour séparerl’ivraie du bon grain ?

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Montfichet prit la lettre de son supérieur etallait la parcourir.

— Lis-la tout haut, Conrad, dit le grandmaître, et toi, juif, sois bien attentif ; car nouste questionnerons relativement à cette lettre.

Conrad lut la lettre, qui était conçue en cestermes :

Aymer, par la divine grâce, prieur de la mai-son de Cîteaux de Sainte-Marie de Jorvaulx, à sireBrian de Bois-Guilbert, chevalier du saint ordre duTemple, souhaite joie et santé, accompagnées detous les dons et faveurs du roi Bacchus et de dameVénus.

Quant à nous, cher frère, nous sommes captifentre les mains d’hommes proscrits, sans loi ni reli-gion, qui n’ont pas craint de retenir notre personneet de nous mettre à rançon ; par eux, nous avonsappris tout à la fois le funeste destin de Front-de-Bœuf, et ta fuite avec cette belle sorcière juivedont les yeux noirs t’ont ensorcelé. Nous nous ré-

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jouissons beaucoup de te savoir en sûreté ; néan-moins, nous te prions d’être sur tes gardes relati-vement à cette nouvelle magicienne d’Endor, carnous avons appris secrètement que votre grandmaître, qui ne donnerait pas un fétu de toutes lesjoues roses et de tous les yeux noirs du monde, ar-rive de Normandie pour mettre des bornes à votrevie joyeuse et faire cesser vos infractions à la règle.Or, nous te prions cordialement de prendre garde,et de veiller, comme dit le saint texte, invenian-tur vigilitantes. Le juif opulent, père de ta Ré-becca, Isaac d’York, m’ayant demandé une lettrede recommandation, nous lui avons donné celle-ci ; nous te conseillons ardemment et te supplionsd’accepter la rançon qu’il doit t’offrir pour la de-moiselle ; car il peut te donner de quoi acheter cin-quante jeunes filles à des conditions plus sûres.J’espère bien en avoir ma part quand nous fes-toierons ensemble, en vrais frères, sans oublier lacoupe ; car le texte ne dit-il pas : Vinum laetificatcor hominis, et encore : Rex delectabitur pul-chritudine tua ?

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Jusqu’à cette joyeuse rencontre, nous te disonsadieu.

Donné dans un antre de brigands, vers l’heuredes matines.

AYMER, Pr. S.-M. Jorvolaensis.

P. S. – En vérité, ta chaîne d’or n’est pas restéelongtemps en ma possession ; elle servira mainte-nant à suspendre, autour du cou d’un outlaw vo-leur de daims, le sifflet avec lequel il appelle seschiens.

— Qu’en dis-tu, Conrad ? demanda le grandmaître. Une caverne de voleurs, c’est un séjourtrès convenable pour un pareil abbé ! Il ne fautplus s’étonner si la main de Dieu s’appesantitsur nous, si, dans la Terre sainte, nous perdonsville à ville, et si nous reculons pied à pied de-vant les infidèles, quand nous avons des ec-clésiastiques tels que ce prieur Aymer. Maisque veut-il dire par cette nouvelle magicienne

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d’Endor ? demanda-t-il à demi-voix à sonconfident.

Conrad connaissait mieux que son supé-rieur, grâce peut-être à la pratique, le jargonde la galanterie. Il expliqua le passage qui em-barrassait le grand maître ; il lui dit que c’étaitune sorte de langage employé par des hommesmondains, à l’égard des femmes qu’ils aimaientd’amour ; mais cette explication ne satisfît pasl’austère Beaumanoir.

— Il y en a plus que tu ne devines, Conrad,reprit le grand maître ; la simplicité de toncœur ne peut sonder ce profond abîme de mé-chanceté. Cette Rébecca d’York est une élèvede cette Myriam dont tu as entendu parler ; tuvas voir que le juif ne tardera pas à en convenirlui-même.

Puis, se tournant vers Isaac, il lui dit à hautevoix :

— Ta fille est donc la prisonnière de Briande Bois-Guilbert ?

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— Oui, révérend père, balbutia le juifIsaac ; et tout ce qu’un pauvre homme peut of-frir pour sa rançon…

— Tais-toi, interrompit le grand maître. Tafille a pratiqué l’art de guérir, n’est-ce pas ?

— Oui, gracieux seigneur, répondit le juifavec plus de confiance ; et chevaliers et pay-sans, nobles et vassaux peuvent tous bénir cedon heureux que le Ciel a daigné lui accorder.Bien des gens peuvent témoigner qu’elle les arétablis par son art, quand tout autre remèdehumain avait échoué ; mais la bénédiction duDieu de Jacob était sur elle.

Beaumanoir se tourna vers Montfichet avecun sourire amer.

— Vois, mon frère, dit-il, les ruses de l’en-nemi qui nous dévore ! Voilà les amorces aveclesquelles il pêche les âmes ! Il donne un courtespace de vie sur la terre en échange du bon-heur éternel. Notre règle sainte dit vrai : Sem-per percutiatur leo devorans ; frappons le lion,

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frappons le destructeur ! s’écria-t-il en brandis-sant son abacus mystique, comme pour défierles puissances des ténèbres. Ta fille opère desguérisons, je n’en doute pas, dit-il en s’adres-sant encore au juif, au moyen de paroles ma-giques, d’amulettes enchantées et autres mys-tères cabalistiques ?

— Non, révérend et brave chevalier, répon-dit Isaac ; c’est principalement à l’aide d’unbaume d’une vertu merveilleuse.

— De qui tient-elle son secret ? demandaBeaumanoir.

— Il lui a été transmis, répondit Isaac, parMyriam, une sage matrone de notre tribu.

— Ah ! juif imposteur ! n’est-ce pas cettemême sorcière Myriam dont les abominablesmaléfices sont connus de toute la chrétienté ?s’écria le grand maître en faisant le signe de lacroix. Son corps fut brûlé sur les bûchers et sescendres furent jetées aux quatre vents. Puisse-t-il m’en arriver autant, à moi et à tous les

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membres de l’ordre, si je ne traite pas de mêmeet plus sévèrement encore son élève. Je lui ap-prendrai à jeter des sorts sur les soldats duTemple. Allez, Damien, jetez ce juif à la porte ;tuez-le s’il fait résistance. Quant à sa fille, nousagirons envers elle comme la loi chrétienne etnos devoirs spéciaux nous en donnent le droit.

Le pauvre Isaac fut entraîné et expulsé dela commanderie ; ni ses supplications, ni sesoffres même ne furent écoutées. Il ne vit riende mieux à faire que de retourner à la maisondu rabbin, pour prendre ses conseils dans cetteaffreuse position ; car, jusqu’alors, il avaitcraint pour l’honneur de sa fille, et maintenantil devait trembler pour sa vie. De son côté, legrand maître ordonna que l’on fît venir devantlui le commandeur de Templestowe.

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Chapitre XXXVI.

Albert de Malvoisin, président ou, en lan-gage de l’ordre, précepteur de l’établissementde Templestowe, était le frère de ce Philippe deMalvoisin dont nous avons déjà parlé plusieursfois dans le cours de cette histoire, et, ainsi quece baron, il était étroitement lié avec Brian deBois-Guilbert.

Parmi les hommes dissolus et sans prin-cipes déjà trop nombreux dans l’ordre duTemple, on pouvait distinguer Albert ; mais dif-férant en cela de l’audacieux Bois-Guilbert,qu’il savait étendre sur son ambition le voile del’hypocrisie, et remplacer son manque de reli-gion par une apparence de fanatisme supersti-tieux.

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Lors même que l’arrivée du grand maîtren’eût pas été si soudaine et si inattendue, il n’yaurait rien eu à Templestowe qui eût décelé unrelâchement de discipline, et même, quoiquepris à l’improviste et jusqu’à un certain pointdécouvert, Albert de Malvoisin écoutait avectant de respect et de contrition apparente lesréprimandes de son supérieur, il mettait un telempressement à réformer tout ce qui avait en-couru sa censure, en un mot, il réussissait sibien à donner un aspect de dévotion ascétiqueà une société adonnée à la licence et au plaisir,que Lucas de Beaumanoir commença à conce-voir une opinion plus élevée des mœurs ducommandeur que celle qu’il en avait eue aupremier moment.

Mais les sentiments favorables du grandmaître furent considérablement altérés quandil apprit qu’Albert avait reçu dans une maisonreligieuse une juive captive, et, ce qui était àcraindre, la maîtresse d’un chevalier de l’ordre.

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Quand Albert se présenta devant lui, Beauma-noir le regarda avec sévérité.

— J’apprends, dit-il, que, dans cette mai-son, consacrée à Dieu et au saint ordre duTemple, une femme juive a été amenée par unfrère en religion, et vous avez souffert qu’elle yfût introduite, sire commandeur ?

Albert de Malvoisin resta confus et interdit ;car la malheureuse Rébecca avait été enferméedans une partie du bâtiment reculée et secrète,et toutes les précautions avaient été prisespour y dissimuler sa présence. Il lut dans lesregards de Beaumanoir sa ruine, ainsi que cellede Bois-Guilbert, s’il ne trouvait quelquemoyen de détourner l’orage.

— Pourquoi gardez-vous le silence ? conti-nua le grand maître.

— M’est-il permis de répondre ? demandale précepteur d’un ton de voix empreint de laplus grande humilité, bien que, par cette ques-

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tion, il n’eût voulu que gagner un instant pourmettre de l’ordre dans ses idées.

— Parlez, je vous le permets, dit le grandmaître. Parlez, et dites-moi si vous connaissezle chapitre de nos règles : De commilitionibusTempli, in sancta Civitate, qui cum miserrimis mu-lieribus versantur, propter oblectationem carnis ?

— Assurément, très révérend père, reprit leprécepteur, je n’ai pu atteindre à cet office dansnotre ordre sans connaître une de ses défensesles plus sérieuses.

— D’où vient donc, je le demande encoreune fois, que tu aies souffert qu’un de nosfrères introduisît ici une maîtresse, et qui plusest, une sorcière juive, pour la souillure decette demeure ?

— Une sorcière juive ! s’écria Albert deMalvoisin. Que les bons anges veillent surnous !

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— Oui, mon frère, une sorcière juive, dit legrand maître sévèrement, je l’ai dit. Ose nierque cette Rébecca, la fille de ce vil usurierIsaac d’York, et l’élève de cette sorcière impureMyriam, soit en cet instant… quelle honte de lepenser et de le dire ! soit logée dans l’enceintede cette préceptorerie qui t’est confiée !

— Votre Sagesse, mon révérend père, ré-pondit le précepteur, a effacé les ténèbres demon intelligence. Aussi étais-je grandementétonné qu’un si bon chevalier que Brian deBois-Guilbert semblât si follement subjuguépar les charmes de cette femme, que je n’ai re-çue dans cette maison que pour être à mêmede mettre un obstacle à leur intimité toujourscroissante, qui, sans cela, eût pu être cimentéeaux dépens du salut de notre vaillant frère enreligion.

— Rien ne s’est donc encore passé entreeux ? demanda le grand maître.

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— Quoi ! sous ce toit ? reprit le précepteuren se signant. Que sainte Madeleine et les onzemille vierges nous en préservent ! Non ! si j’aipéché en la recevant ici, ç’a été dans la trom-peuse pensée que je pourrais ainsi arrêter lefuneste entraînement de notre frère pour cettejuive, entraînement qui me semblait si étrangeet si fatal, que je ne pouvais l’attribuer qu’àun léger dérèglement de l’esprit, plus digneencore de pitié que de blâme. Mais, puisqueVotre Révérente Sagesse a découvert que cettecoupable juive est une sorcière, peut-être cecipeut-il expliquer la cause de cet étrange atta-chement.

— Cela l’explique, dit Beaumanoir. Voyez,mon frère Conrad, le danger de céder aux pre-miers artifices, aux premières fascinations deSatan ! Nous arrêtons nos regards sur unefemme seulement pour satisfaire le plaisir desyeux et pour contempler ce que les hommesappellent la beauté, et le vieil ennemi, le liondévorant, obtient par là un avantage sur nous,

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pour compléter, par charmes et par talismans,une œuvre qui n’a été commencée que par l’oi-siveté et la folie. Il peut se faire que notre frèreBois-Guilbert mérite en ceci plutôt la pitié quele châtiment, plutôt le soutien du bâton que lescoups de la verge, et que nos avertissements etnos prières puissent le faire revenir de sa fai-blesse et le rendre à ses frères.

— Il serait bien dommage, dit ConradMontfichet, que l’ordre des templiers fît le sa-crifice d’une de ses meilleures lances lorsquela sainte communauté doit réclamer le secoursde tous ses fils. Ce Brian de Bois-Guilbert a tuéde sa propre main plus de trois cents Sarrasins.

— Le sang de ces chiens maudits, dit legrand maître, sera une offrande agréable etdouce aux saints et aux anges qu’ils méprisentet qu’ils blasphèment, et dont le secours nousaidera à rompre les charmes et les sortilègesoù notre frère se trouve enlacé comme dans unfilet. Il rompra les liens de cette Dalila, comme

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Samson a rompu les deux cordes neuves aveclesquelles les Philistins l’avaient attaché, et iltaillera en pièces des monceaux d’infidèles.Quant à cette vile sorcière qui a jeté ses sorti-lèges sur un frère du saint Temple, assurémentelle sera mise à mort.

— Mais les lois de l’Angleterre, dit le pré-cepteur, qui, bien que charmé que le ressenti-ment du grand maître, ainsi heureusement dé-tourné de Bois-Guilbert et de lui-même, eûtpris une autre direction, commençait mainte-nant à craindre qu’il ne fût porté trop loin.

— Les lois de l’Angleterre, interrompitBeaumanoir, permettent et enjoignent àchaque juge de rendre la justice dans les li-mites de sa juridiction. Le moindre baron peutarrêter, juger et condamner une sorcière trou-vée sur ses domaines. Ce pouvoir sera-t-ilcontesté au grand maître du Temple dans lapréceptorerie de son ordre ? Non. Nous juge-rons et condamnerons. La sorcière ne souillera

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plus la terre, et la vertu de ses sortilèges finiraavec elle. Commandeur, faites préparer lagrande salle du château pour le jugement de lasorcière.

Albert de Malvoisin salua et se retira. Cen’était pas, comme on doit bien le penser, pourexécuter les ordres du grand maître, mais pourchercher Bois-Guilbert et s’entendre avec luisur les suites probables de cette affaire qu’Al-bert se retira avec tant d’empressement. Iltrouva le templier dans un transport de colèrecausé par un nouveau refus qu’il venait d’es-suyer de la part de la belle juive.

— L’insensée ! criait-il, l’ingrate ! méprisercelui qui, au milieu du sang et des flammes,a sauvé sa vie au péril de la sienne ! Par leCiel ! Malvoisin, je suis resté là jusqu’à ce queles planchers et les poutres s’écroulassent au-tour de moi. J’étais devenu le but d’une cen-taine de flèches, qui résonnaient sur mon ar-mure comme la grêle sur les vitres d’une croi-

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sée, et je ne me servais de mon bouclier quepour la défendre. Voilà ce que j’ai souffert pourelle ; et maintenant cette fille opiniâtre me re-proche de ne pas l’avoir laissée périr ; elle merefuse non seulement la plus légère preuve desa reconnaissance, mais encore la moindre es-pérance que jamais elle consentira à m’écou-ter. Le diable, qui a créé l’opiniâtreté pour sonsexe, en a concentré toute la force dans saseule personne !

— Je crois, répondit le précepteur, que lediable vous possède l’un et l’autre. Combiende fois vous ai-je recommandé la prudence, si-non la chasteté ? Ne vous ai-je pas dit que voustrouveriez assez de demoiselles chrétiennes,qui regarderaient comme un péché de refuser àun si brave chevalier le don d’amoureuse merci ;et, malgré mon avis, vous donnez votre affec-tion à une juive obstinée et volontaire. Par lamesse ! je crois que le vieux Lucas de Beauma-noir a bien deviné juste, quand il affirme qu’ellea jeté un charme sur vous.

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— Lucas de Beaumanoir ! s’écria Bois-Guil-bert d’un ton de reproche ; sont-ce là vos pré-cautions, Malvoisin ? Tu as donc souffert quele vieux radoteur apprît la présence de Rébec-ca dans la préceptorerie ?

— Comment aurais-je pu l’empêcher ? de-manda le précepteur. Je n’ai rien négligé pourlui cacher ce secret ; mais il a été trahi ; parqui ? c’est ce que le diable seul peut dire. Ce-pendant j’ai arrangé la chose avec autantd’adresse que possible ; vous êtes sauvé, sivous renoncez à Rébecca. On vous plaintcomme la victime d’une illusion magique ;quant à elle, c’est une sorcière, elle doit mourircomme telle.

— Elle ne mourra pas. Je le jure par le Ciel !reprit Bois-Guilbert.

— Par le Ciel ! elle mourra, car il le faut,dit Malvoisin. Ni vous, ni moi, ni personne nepourrait la sauver. Lucas de Beaumanoir a dé-cidé que la mort de la juive serait une offrande

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suffisante pour expier toutes les fautes amou-reuses des chevaliers du Temple ; et vous sa-vez qu’il a non seulement le pouvoir, mais lavolonté d’exécuter un dessein si raisonnable etsi pieux.

— Les siècles futurs croiront-ils jamaisqu’un fanatisme si stupide ait jamais existé !s’écria Bois-Guilbert arpentant la chambre àgrands pas.

— Je ne sais ce qu’ils pourront croire, repritdoucement Malvoisin ; mais je sais bien que,de notre temps, le clergé et les laïques, aunombre de quatre-vingt-dix-neuf sur cent, crie-ront amen à la sentence du grand maître.

— Albert, tu es mon ami, n’est-ce pas ?s’écria Bois-Guilbert ; tu te prêteras à sa fuite,et je la transporterai en quelque endroit plussûr et plus secret que cette maison.

— Je ne le puis, quand même je le voudrais,répondit le précepteur ; cet établissement estrempli de serviteurs du grand maître et de gens

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qui lui sont dévoués ; et, pour être franc avecvous, mon frère, je ne m’embarquerais pas vo-lontiers dans cette affaire, alors même que j’au-rais l’espoir de réussir. J’ai déjà assez risquépour l’amour de vous. Je ne veux pas encourirla sentence de la dégradation, ni même perdremon office pour l’amour d’une poupée juive. Etvous, si vous voulez suivre mon conseil, vousabandonnerez cette chasse frivole pour lâchervotre faucon sur une autre proie. Songez, Bois-Guilbert, que votre rang actuel, vos honneursfuturs, tout enfin dépend de votre place dansl’ordre. Si vous persistez follement dans votrefolle passion pour Rébecca, vous donnerez àBeaumanoir le pouvoir de vous bannir, et il nele laissera pas échapper. Il est jaloux du bâ-ton de commandement qu’il tient dans sa maintremblante, et il sait bien que votre poing vi-goureux est là pour l’étreindre. N’en doutezpas, il sera votre ruine. si vous lui fournissezun aussi bon prétexte que la protection dontvous couvririez une sorcière juive. Laissez-lui

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le champ libre en cette occasion, car vous nepouvez l’emporter sur lui ; quand le bâton seradans vos mains, vous pourrez caresser ou brû-ler les filles de Judée selon votre bon plaisir.

— Malvoisin, répondit Bois-Guilbert, cesang-froid est celui d’un…

— D’un ami, dit le précepteur se hâtant deremplir la lacune dans laquelle Bois-Guilbertaurait placé un mot beaucoup moins doux.Oui, j’ai le sang-froid d’un ami, et, par consé-quent, je suis propre à vous donner un bonconseil ; je vous dis encore une fois que vousne pouvez sauver Rébecca ; vous ne pourrezque vous perdre avec elle ; hâtez-vous d’allertrouver le grand maître, jetez-vous à ses pieds,et dites-lui…

— Ce n’est pas à ses pieds, par le Ciel ! c’està la barbe du radoteur que je dirai…

— Dites-lui donc à sa barbe, reprit froide-ment Malvoisin, que vous aimez cette juivecaptive jusqu’à la folie ; et plus vous vous éten-

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drez sur votre passion, plus il se hâtera de laterminer par la mort de la belle enchanteresse ;et vous, pris en flagrant délit par l’aveu d’uncrime contraire à votre serment, vous ne pour-rez pas espérer l’appui de vos frères, et serezobligé peut-être de renoncer à tous les rêvesbrillants de l’ambition et du pouvoir, pour allerlever une lance mercenaire dans quelquesmesquines querelles entre la Flandre et laBourgogne.

— Vous dites la vérité, Malvoisin, repritBrian de Bois-Guilbert après un instant de ré-flexion. Je ne veux pas donner à ce vieux fana-tique un avantage sur moi. Quant à Rébecca,elle n’a pas mérité de ma part que je risquemon sang et mon honneur pour elle. Je l’aban-donne. Oui, je la livre à son destin ; à moinsque…

— Ne modifiez pas cette résolution si sageet si indispensable, reprit Malvoisin ; lesfemmes ne sont que des jouets qui servent à

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amuser nos heures de plaisir. L’ambition estl’occupation sérieuse de la vie. Périssent millepoupées aussi fragiles que cette juive, plutôtque de voir votre pied viril s’arrêter dans labrillante carrière qui s’étend devant vous ! Pourle moment, séparons-nous ; car il ne faut pasqu’on nous voie conférer ensemble. Je vaisfaire disposer la salle pour le jugement.

— Quoi ! si promptement ? s’écria Bois-Guilbert.

— Oui, répondit le précepteur, un procèsn’est pas long lorsque le juge a prononcéd’avance la sentence.

« Rébecca, se dit Bois-Guilbert, lorsqu’il setrouva seul, tu vas sans doute me coûter cher ;pourrais-je t’abandonner à ton sort, comme lerecommande ce froid et souple hypocrite ? Jeferai un effort pour te sauver ; mais malheur àtoi si tu te montres encore ingrate ! Car, si j’es-suie de nouveaux dédains, ma vengeance éga-lera mon amour. Il ne faut pas que Bois-Guil-

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bert expose au hasard sa vie et son honneur, sile mépris et les reproches sont sa seule récom-pense. »

À peine le précepteur eut-il donné lesordres nécessaires, qu’il fut rejoint par ConradMontfichet, qui l’informa de la résolution dugrand maître de mettre la juive en jugementsans délai, pour cause de sorcellerie.

— Tout cela me semble un rêve, dit le pré-cepteur ; nous avons assez de médecins juifsqui font des cures merveilleuses sans qu’on lesregarde comme sorciers.

— Le grand maître pense autrement, repritMontfichet, et, Albert, pour te parler franche-ment, sorcière ou non, il vaut mieux que cettemisérable fille meure que de voir Bois-Guilbertperdu pour l’ordre des templiers, ou l’ordre di-visé par des dissensions intestines. Tu connaisson rang élevé, sa renommée à la guerre ; tuconnais le zèle et le dévouement qu’il inspireà un grand nombre de nos frères ; mais rien

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de tout cela n’aurait d’influence sur le grandmaître, s’il fallait considérer Brian comme lecomplice et non la victime de cette juive.Réunirait-elle dans sa personne les âmes desdouze tribus, il vaut mieux qu’elle périsse seuleque d’entraîner dans sa ruine Brian de Bois-Guilbert.

— Je viens de l’engager à faire le sacrificede cette jeune fille, ajouta Malvoisin ; mais jene sais si les preuves sont assez fortes pourcondamner Rébecca comme sorcière ? Est-ceque le grand maître ne reviendra pas sur sondessein, quand il ne trouvera que d’aussifaibles preuves ?

— Il faut leur donner plus de force, Albert,répliqua Montfichet, il faut leur donner plus deforce ; me comprends-tu ?

— Je te comprends, dit le précepteur, etje n’hésite pas à agir pour le bien et pour ladignité de l’ordre ; mais nous avons bien peu

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de temps pour trouver les instruments conve-nables.

— Malvoisin, il faut les trouver, dit Conrad,et ce sera un immense avantage pour l’ordre etpour toi. Ce Templestowe n’est qu’une pauvrepréceptorerie, celle de Maison-Dieu a deux foissa valeur ; tu connais mon influence sur notrevieux chef. Si tu trouves ceux qui peuvent me-ner cette affaire à bien, tu seras précepteurde Maison-Dieu, dans le fertile pays de Kent.Qu’en dis-tu ?

— Parmi les gens de la suite de Bois-Guil-bert, répondit Malvoisin, il y a deux hommesque je connais bien : ils ont été les serviteursde mon frère Philippe de Malvoisin, et, en lequittant, ils sont entrés au service de Front-de-Bœuf. Il peut se faire qu’ils sachent quelquechose des sorcelleries de cette femme.

— Va les chercher à l’instant… Ah ! écoute,si un ou deux besants d’or peuvent aider leurmémoire, offre-les-leur.

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— Pour un sequin, ils jureront que la mèrequi les a nourris était une sorcière, répondit leprécepteur.

— Va donc, reprit Montfichet ; à midi, cetteaffaire commence. Je n’ai jamais vu notre chefs’occuper de préparatifs avec plus d’empresse-ment depuis qu’il a condamné au poteau Ha-mel Alfagi, musulman converti, qui était re-tombé dans la foi de Mahomet.

L’énorme cloche du château venait de son-ner midi, lorsque Rébecca entendit un piéti-nement sur l’escalier dérobé conduisant à lachambre qui lui servait de prison.

Ce bruit annonçait l’arrivée de plusieurspersonnes, et elle ressentit un peu de joie decette circonstance, car elle était plus effrayéedes visites solitaires du violent et féroce Bois-Guilbert que de tout autre mal qui pût lui arri-ver.

La porte de sa chambre s’ouvrit. Conradet le précepteur Malvoisin entrèrent, suivis de

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quatre gardes vêtus de noir et armés de halle-bardes.

— Fille d’une race maudite, dit le précep-teur, lève-toi et suis-nous !

— Où m’allez-vous conduire ? demanda Ré-becca.

— Juive, répondit Conrad, ce n’est pas àtoi de questionner, mais d’obéir ; sache, néan-moins, que tu vas être conduite devant le tri-bunal du grand maître de notre saint ordre, oùtu auras à répondre de tes crimes.

— Que le Dieu d’Abraham soit loué ! s’écriaRébecca en croisant ses mains avec dévotion.Le nom d’un juge, bien qu’il soit l’ennemi demon peuple, est pour moi comme le nom d’unprotecteur. Je vous suis de grand cœur ; per-mettez-moi seulement de m’envelopper demon voile.

Ils descendirent l’escalier d’un pas lent etsolennel, traversèrent une longue galerie, et,

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par deux portes battantes placées à l’extrémi-té, ils entrèrent dans la grande salle où le grandmaître avait pour l’occasion établi sa cour dejustice.

La partie basse de ce vaste appartementétait remplie d’écuyers et de yeomen qui firentplace, non sans difficulté, à Rébecca, accompa-gnée du précepteur et de Montfichet, et suiviede la garde des hallebardiers ; et elle marchadroit à la place qui lui était réservée.

Comme elle passait à travers la foule lesbras croisés et la tête penchée, un chiffon depapier fut glissé dans sa main ; elle le reçutpresque sans s’en apercevoir, et elle continuade le tenir sans en examiner le contenu. Lacertitude qu’elle possédait quelques amis danscette assemblée auguste lui donna le couragede regarder autour d’elle et d’examiner les per-sonnes parmi lesquelles elle avait été conduite.Elle porta donc ses regards sur la scène que

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nous allons tâcher de décrire dans le chapitresuivant.

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Chapitre XXXVII.

Le tribunal érigé pour le jugement de l’inno-cente et malheureuse Rébecca occupait le daisou la partie élevée de l’extrémité supérieure dela grande salle, espèce de plate-forme que nousavons déjà décrite, comme la place d’honneurréservée aux habitants ou aux convives lesplus distingués d’un château du temps de Ri-chard.

Sur un siège élevé, directement en face del’accusée, était assis le grand maître duTemple, couvert de son grand manteau blancet tenant à la main le bâton mystique où étaitgravé le symbole de l’ordre. À ses pieds setrouvait une table occupée par deux écrivains,chapelains de l’ordre, dont le devoir était de

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rédiger un rapport formel des événements dujour.

Les vêtements noirs, les têtes tonsurées, lesregards austères de ces ecclésiastiques of-fraient un grand contraste avec l’apparenceguerrière des chevaliers siégeant au tribunal,soit qu’ils demeurassent dans la préceptorerieou qu’ils y vinssent pour y assister le grandmaître.

Les précepteurs, dont quatre étaient pré-sents, occupaient des sièges plus bas et placésen arrière de celui de leur supérieur, et lessimples chevaliers, qui ne jouissaient pas d’unrang aussi élevé dans l’ordre, étaient assis surdes bancs encore plus bas, et qui étaient àla même distance des précepteurs que ceux-cil’étaient du grand maître.

Derrière eux, mais toujours sur le dais ouestrade de la salle, se tenaient les écuyers del’ordre, vêtus aussi d’habits blancs, mais d’uneétoffe plus grossière.

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Toute l’assemblée offrait l’aspect de la gra-vité la plus profonde, et, sur la figure des che-valiers, on remarquait les signes de l’audacemilitaire en même temps que l’air solennel quiconvenait à des hommes religieux, et qu’ils nepouvaient manquer de prendre en présence deleur grand maître.

Le reste de la salle, c’est-à-dire la partie in-férieure, était remplie de gardes armés de per-tuisanes, et de tous ceux que la curiosité avaitamenés là pour voir en même temps un grandmaître et une sorcière juive.

La majeure partie de ces personnages in-férieurs étaient à un degré quelconque atta-chés à l’ordre, et, en conséquence, se distin-guaient par leur costume noir. Mais l’entrée,cependant, n’avait pas été refusée aux paysansdes cantons voisins ; car Beaumanoir avait prisà cœur de donner la plus grande publicité auspectacle édifiant de la justice qu’il adminis-trait. Ses grands yeux bleus semblaient se dila-

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ter à mesure qu’il regardait autour de l’assem-blée, et sa contenance paraissait exaltée par ladignité consciencieuse et le mérite imaginairedu rôle qu’il allait remplir. Un psaume, qu’il ac-compagnait lui-même d’une voix grave et onc-tueuse, et que l’âge n’avait pas affaiblie, com-mença la procédure du jour ; les mots sacra-mentels : Venite, exultemus Domino, si souventchantés par les templiers au moment d’atta-quer leurs ennemis terrestres, furent jugés parLucas convenables pour célébrer le triompheprochain qu’il allait remporter sur les puis-sances des ténèbres. Les sons graves et prolon-gés, dans lesquels s’unissaient en chœur centvoix masculines habituées à ces chants, mon-tèrent jusqu’à la voûte de la salle et se dérou-lèrent sous ses arceaux, avec le bruit terribleet solennel des eaux puissantes qui se heurtentdans un lit profond.

Lorsque les chants eurent cessé, le grandmaître promena lentement ses regards sur le

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cercle qui l’entourait, et s’aperçut que le sièged’un des précepteurs était vacant.

Brian de Bois-Guilbert, qui devait l’occuper,avait quitté sa place et se tenait debout à l’ex-trémité de l’un des bancs destinés aux com-pagnons du chevalier du Temple ; d’une main,il étendait son long manteau de manière enquelque sorte à cacher sa figure, tandis que,de l’autre, il tenait son épée, avec la pointe delaquelle, quoiqu’elle ne fût pas sortie du four-reau, il traçait lentement des caractères sur leparquet en chêne.

— Le malheureux ! dit le grand maîtreaprès avoir regardé Brian d’un air de compas-sion. Tu vois, Conrad, quel effet ce spectacleimposant produit sur lui. Le regard léger de lafemme aidée par le prince des puissances in-fernales peut-il réduire à cet état un brave etdigne chevalier ! Tu le vois, il n’ose nous re-garder, il n’ose envisager Rébecca ; qui sait parquelle impulsion de la part de son tourmen-

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teur sa main trace ces lignes cabalistiques surle parquet ! Il se peut que notre vie soit ainsimenacée ; mais nous méprisons ce vil ennemiet nous le défions. Semper leo percutiatur !

Ces observations furent communiquées àvoix basse, par Beaumanoir, à son homme deconfiance Conrad Montfichet. Puis il éleva lavoix, et, s’adressant à l’assemblée.

— Révérends et vaillants hommes, cheva-liers, précepteurs et compagnons du saintordre, mes frères et mes enfants ; vous aussi,nobles et pieux écuyers qui aspirez à portercette sainte croix ; et vous aussi frères chré-tiens de tous les États, sachez que ce n’estpas le manque de pouvoir en notre personnequi nous a déterminé à réunir la congrégation ;car, quelle que soit notre infériorité person-nelle, nous avons reçu, avec ce bâton, le pleinpouvoir de juger et de prononcer dans toutce qui concerne le bien-être de ce saint ordre.Le bienheureux saint Bernard, dans la règle de

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notre ordre chevaleresque et religieux, a dit,dans le LIXe chapitre(43), que les frères ne se-raient réunis en conseil que par la volonté etl’ordre exprès du grand maître, nous laissantla liberté, ainsi qu’aux dignes pères qui nousont précédés dans cet office, d’apprécier la né-cessité aussi bien que le temps et le lieu d’uneconvocation, soit partielle, soit générale, del’ordre réuni en chapitre. Ainsi, dans tous leschapitres de cette sorte, il est de notre devoird’écouter les avis de nos frères et de nous pro-noncer selon notre bon plaisir ; mais, quandle loup affamé attaque le troupeau et emporteune des brebis, c’est le devoir du bon pasteurde réunir ses compagnons, afin que, avec leursarcs et leurs frondes, ils puissent attaquer l’en-vahisseur, selon notre règle bien connue qu’ilfaut toujours assommer le lion. Nous avonsdonc sommé de comparaître devant nous unefemme juive, du nom de Rébecca, fille d’Isaacd’York, femme infâme pour ses sortilèges et sessorcelleries, au moyen desquels elle a égaré

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les sens et perverti la raison, non d’un simplemanant, mais d’un chevalier ; non d’un simplechevalier, mais d’un chevalier consacré à ladéfense du saint Temple ; non d’un chevaliercompagnon, mais d’un précepteur de notreordre, le premier en honneur comme en di-gnité. Notre frère Brian de Bois-Guilbert nousest bien connu, ainsi qu’à tous ceux qui m’en-tendent, comme un véritable et zélé championde la croix, dont le bras a fait des prodigesde valeur dans la Terre sainte et a purifié lessaints lieux par le sang des infidèles dont laprésence les souillait. La réputation de saga-cité et de prudence de notre frère n’est pasmoindre parmi nous que celle que lui ont valuesa valeur et son savoir ; de telle sorte que leschevaliers, tant des contrées de l’Orient que dupays de l’Occident, ont cité le nom de Bois-Guilbert comme celui d’un homme que l’onpeut admettre au concours pour l’héritage dece bâton, quand il plaira au Ciel de nous dé-charger de ce fardeau. Si nous apprenions que

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cet homme, si honoré et si honorable, se dé-pouillant tout à coup de tout respect pour soncaractère, ses vœux, ses frères et ses espé-rances, a rapproché de lui une fille juive ; qu’ila erré dans cette société lubrique, et parcourudans cette compagnie impure des lieux soli-taires ; a défendu sa personne au mépris mêmede sa propre vie, et, enfin, poussé l’aveugle-ment et la folie jusqu’à l’introduire dans une denos préceptoreries, que pourrions-nous dire, sice n’est que le noble chevalier était possédépar quelque démon malin ou influencé parquelque sortilège sinistre ? Si nous pouvionssupposer qu’il en fût autrement, croyez, mesfrères, que ni le rang, ni la valeur, ni la hauteréputation, ni aucune considération terrestrene pourraient nous empêcher d’appeler sur luile châtiment, afin que l’iniquité soit écartée, se-lon le texte Auferte malum à vobis ; car ils sont àla fois nombreux et atroces, ces actes de trans-gression contre la règle de notre ordre béni quicomposent cette histoire lamentable :

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1° il a marché, selon sa propre volonté,contrairement au chapitre XXXIII : Quod nullusjuxta propriam voluntatem incedat ;

2° il a été en communication avec une per-sonne excommuniée, ch. LVII : Ut fratres nonparticipent cum excommunicatis, et, par consé-quent, il s’est attiré une part de l’anathema ma-ranatha ;

3° il a eu commerce avec des femmes étran-gères, contrairement au chapitre Ut fratres nonconversentur cum extraneis mulieribus ;

4° il n’a pas évité, de plus, nous devonscroire qu’il a sollicité le baiser de la femme, parlequel, selon la dernière règle de notre ordrerenommé, ut fugiantur oscula. les soldats de lacroix sont conduits au piège. Pour des fautessi odieuses et si multipliées, Brian de Bois-Guilbert serait retranché et expulsé de notrecongrégation, en serait-il même l’œil droit et lamain droite.

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Le grand maître s’arrêta ; un sourd bour-donnement parcourut l’assemblée. Quelques-uns des plus jeunes frères, qui avaient souriaux statuts de Osculis fugiendis, reprirent unegravité convenable et attendirent avec inquié-tude ce que le grand maître allait ajouter.

— Voilà, dit-il, à la vérité, quel serait legrand châtiment d’un chevalier du Temple quiaurait péché volontairement contre les règlesde son ordre dans ces matières importantes ;mais, si, au moyen de charmes et de sortilèges,Satan a tendu son pouvoir sur le chevalier,peut-être parce que ses regards se seront ar-rêtés avec trop de complaisance sur la beautéd’une jeune fille, nous avons alors plutôt àplaindre qu’à châtier sa faute ; et, tout en luiimposant une pénitence qui puisse le purifierde son iniquité, nous tournons le tranchant ai-gu de notre indignation sur le maudit instru-ment qui a failli entraîner sa perte absolue.Avancez donc et portez témoignage, vous quiavez connaissance de ces déplorables faits,

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afin que nous puissions voir si notre justicepeut être apaisée par la punition de cettefemme infidèle, ou si nous devons, avec uncœur navré, procéder à des mesures plus ri-goureuses contre notre frère.

Plusieurs témoins furent appelés pour prou-ver les périls auxquels Bois-Guilbert s’était ex-posé en cherchant à sauver Rébecca du châ-teau enflammé, et la manière dont il l’avait en-suite protégée au péril de ses jours.

Ils donnèrent ces détails avec toute l’exa-gération à laquelle se livrent en général les es-prits vulgaires, lorsqu’ils ont été fortement im-pressionnés par quelque événement extraordi-naire, et leur penchant naturel pour le mer-veilleux se trouva stimulé par l’air de satisfac-tion avec lequel l’éminent personnage qui pré-sidait l’assemblée écoutait leur récit.

De cette manière, les dangers que Bois-Guilbert avait affrontés, assez grands déjà pareux-mêmes, devinrent merveilleux dans leur

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narration. Le dévouement du chevalier, pourla défense de Rébecca, fut exagéré au-delà detoutes les limites, non seulement de la pru-dence, mais encore du zèle chevaleresque leplus frénétique ; et sa déférence pour tout cequ’elle disait, quoiqu’elle lui adressât souventdes paroles pleines de reproche, fut représen-tée comme ayant été poussée à un excès qui,dans un homme altier et impérieux, semblaitpresque surnaturel.

Le précepteur de Templestowe fut ensuitesommé de déposer de quelle manière Bois-Guilbert et la juive étaient arrivés à la pré-ceptorerie ; la déposition de Malvoisin fut faiteavec beaucoup d’adresse ; mais, tout en s’étu-diant à ménager les sentiments de Bois-Guil-bert, il laissait échapper de temps en tempsdes insinuations qui paraissaient faire suppo-ser qu’il avait agi sous l’empire d’une aliéna-tion mentale passagère, tant il semblait amou-reux de la jeune fille dont il était accompagné.Avec des soupirs de contrition, le précepteur

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avoua le repentir dont il était pénétré pouravoir ouvert les portes de la préceptorerie àRébecca et à son amant.

— Mais, ajouta-t-il en terminant, maconfession a été faite à notre très révérendpère le grand maître ; il sait que mes intentionsétaient pures, bien que ma conduite puisseavoir été irrégulière. Je me soumettrai doncavec joie à toute pénitence qu’il jugera à pro-pos de m’imposer.

— Tu as bien parlé, frère Albert, dit Beau-manoir ; tes intentions étaient pures, puisquetu as cru par là pouvoir arrêter ton frère égarédans la carrière de la perdition où le précipitaitsa folie. Mais ta conduite a été blâmable,comme celle d’un homme qui, pour arrêter uncoursier fougueux, s’attacherait à l’étrier aulieu de le saisir par la bride, se nuirait à lui-même sans réussir dans son projet. Treize Pa-ter Noster sont prescrits par notre pieux fonda-teur pour les matines et neuf pour les vêpres ;

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tu en réciteras le double. Les templiers ont lapermission de manger de la chair trois fois parsemaine ; tu jeûneras pendant les sept jours.Continue ce régime pendant six semaines, et tapénitence sera accomplie.

Avec les dehors hypocrites de la plus pro-fonde soumission, le précepteur de Temples-towe s’inclina jusqu’à terre devant son supé-rieur, et reprit sa place.

— Ne serait-il pas bon, mes frères, deman-da le grand maître, d’examiner un peu la viepassée et les actions de cette femme, en vuesurtout de nous assurer si elle n’a jamais faitusage de charmes magiques et de sortilèges,puisque les témoignages que nous venonsd’entendre pourraient nous porter à croire que,dans cette malheureuse affaire, notre frère aété entraîné par des agaceries et des illusionsinfernales ?

Hermann de Goodalricke était le quatrièmeprécepteur présent à la séance ; les trois autres

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étaient Conrad, Malvoisin et Bois-Guilbert lui-même.

Hermann était un ancien guerrier dont la fi-gure était labourée de cicatrices, de balafres,suite des blessures que lui avait faites le sabredes Musulmans. Cet homme avait un rang éle-vé, et jouissait d’une grande considération par-mi ses frères. Il se leva et salua le grand maître,qui, à l’instant, lui accorda la permission deparler.

— Très révérend père, dit-il, je voudrais sa-voir, de notre vaillant frère Brian de Bois-Guil-bert lui-même, ce qu’il a à répondre à ces ac-cusations prodigieuses, et de quel œil il voitmaintenant ses malheureuses relations aveccette jeune juive ?

— Brian de Bois-Guilbert, dit le grandmaître, tu as entendu la question de notre frèreGoodalricke ; je t’ordonne d’y répondre.

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Bois-Guilbert, s’entendant interpeller par legrand maître, tourna la tête vers lui, et garda lesilence.

— Il est possédé par quelque diable muet,reprit le grand maître ; retire-toi, Satan ! retire-toi, esprit malin !… Parle, Brian de Bois-Guil-bert, je t’en conjure par ce symbole de notreordre sacré.

Bois-Guilbert fit un effort sur lui-mêmepour cacher le mépris et l’indignation qui l’ani-maient, et dont il sentait que la manifestationn’aurait pu que lui être nuisible.

— Brian de Bois-Guilbert, dit-il enfin, ne ré-pond pas, très révérend père, à des accusationsaussi vagues et aussi imaginaires. Si son hon-neur est attaqué, il le défendra de son corps etde cette épée, qui a combattu pour la chrétien-té.

— Nous te pardonnons, frère Brian, repritle grand maître, quoique te vanter ainsi devantnous de tes actions guerrières soit un acte d’or-

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gueil et une nouvelle faute que nous attribuonsà l’ennemi qui s’est emparé de toi. Cependant,nous te pardonnons, parce que nous jugeonsque tu parles moins d’après ton propre mouve-ment que sous l’impulsion de celui que, avec lapermission du Ciel, nous subjuguerons et chas-serons de notre assemblée.

Un regard de dédain brilla dans les yeuxnoirs et orgueilleux de Bois-Guilbert ; mais ilne répondit rien.

— Et maintenant, reprit le grand maître,puisque la question de notre frère Goodalricken’a reçu qu’une réponse si peu satisfaisante,continuons notre enquête, mes frères, et, avecle secours et l’appui de notre patron, nousfouillerons jusqu’au fond de cette iniquité mys-térieuse. En attendant, que ceux qui saventquelque chose sur la vie et sur les actions decette femme juive comparaissent devant nous.

Il se fit un mouvement dans la partie bassede la salle, et, le grand maître en ayant deman-

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dé la cause, on lui répondit qu’il y avait dans lafoule un homme perclus, auquel la prisonnièreavait rendu l’usage complet de ses membres aumoyen d’un baume miraculeux.

Un pauvre paysan, de nation saxonne, futen quelque sorte traîné jusqu’à la barre, trem-blant de frayeur d’avoir encouru quelque châ-timent pour le crime qu’il avait commis en sefaisant guérir de la paralysie par une jeune fillejuive. Il n’était pas, à la vérité, absolument gué-ri, car il s’avança appuyé sur deux béquillespour faire sa déposition.

Ce ne fut pas sans une grande répugnanceet sans verser beaucoup de larmes qu’il fit sadéposition ; mais il avoua pourtant que, deuxans auparavant, résidant à York et y travaillant,pour le riche juif Isaac, de son métier de me-nuisier, il avait été tout à coup attaqué d’uneparalysie qui l’avait cloué dans son lit jusqu’àce que des remèdes appliqués selon les pres-criptions de Rébecca, et principalement un

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baume excitant et qui sentait l’épice, luieussent rendu en quelque sorte l’usage de sesmembres.

De plus, ajouta-t-il, Rébecca lui avait donnéun pot de cet onguent précieux, et l’avait grati-fié, en outre, d’une pièce de monnaie pour l’ai-der à revenir chez son père, près de Temples-towe.

— Et, s’il plaît à Votre Grandeur, ajoutal’homme, je ne puis croire que la jeune filleait voulu me nuire, bien qu’elle ait le malheurd’être juive ; car, au moment même d’employerson remède, je disais un Pater et un Credo, etjamais le médicament n’a moins bien opéré.

— Silence, esclave ! s’écria le grand maître,et retire-toi. Il convient bien à des brutes tellesque toi de venir vanter des remèdes infernauxet de louer leurs bras à une race exécrée. Jete dis que le démon a l’art d’imposer des ma-ladies, dans le seul dessein de les faire dispa-raître, afin de mettre en crédit quelque genre

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de cure diabolique. As-tu cet onguent dont tuparles ?

Le manant, fouillant dans son sac d’unemain tremblante, en retira une petite boîte, surle couvercle de laquelle étaient gravésquelques caractères hébreux, preuve certaine,pour la plupart des spectateurs, qu’elle sortaitde la pharmacie du diable.

Après avoir fait le signe de la croix, Beau-manoir prit la boîte dans sa main, et, commeles langues orientales lui étaient familières, illut facilement cette inscription gravée sur lecouvercle :

Le lion de la tribu de Juda a vaincu.

— Singulière puissance de Satan ! s’écria legrand maître, qui peut changer les saintes Écri-tures en blasphème, et faire un poison de cequi doit être notre nourriture journalière ! N’ya-t-il aucun médecin qui puisse nous dire quelssont les ingrédients qui composent cet onguentmystique ?

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Deux praticiens (comme ils s’en donnaientle titre), l’un moine et l’autre barbier, s’avan-cèrent et avouèrent qu’ils ne connaissaient rienà la composition de cet onguent, si ce n’estqu’il exhalait une odeur de myrrhe et decamphre, qu’ils prirent pour des herbes orien-tales. Mais, avec cette malignité qu’inspire leurprofession contre ceux qui y obtiennent dessuccès sans y être légalement agrégés, ils don-nèrent à entendre que ce remède devait né-cessairement provenir d’une pharmacopée ma-gique et illicite, puisque eux, versés danstoutes les branches de l’art de guérir, en tantqu’elles étaient compatibles avec la conscienced’un chrétien, ils ne le connaissaient pas.

Lorsque cette discussion médicale fut ter-minée, le paysan saxon demanda humblementqu’on lui restituât le remède qui lui avait étési salutaire ; mais, à cette requête, le grandmaître le regarda sévèrement :

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— Quel est ton nom, drôle ? dit-il au per-clus.

— Higg, fils de Snell, répondit le paysan.

— Eh bien ! Higg, fils de Snell, reprit legrand maître, apprends qu’il vaut mieux resterparalytique que de devoir le bienfait de sa gué-rison au secours de mécréants qui tiennent dudémon le pouvoir de dire : « Lève-toi etmarche ! » Apprends qu’il vaut mieux dé-pouiller les infidèles de leur trésor par la forceque d’accepter les dons de leur bienveillance,ou de les servir pour un salaire… Retire-toi, etfais comme j’ai dit.

— Hélas ! répondit le paysan, si Votre Gran-deur ne s’offense pas de l’observation, cette le-çon vient trop tard pour moi, car je ne suisqu’un homme impotent ; mais je dirai à mesdeux frères, qui sont au service de Nathan Ben-Samuel le Riche, que Votre Seigneurie a ditqu’il est plus légitime de le voler que de le ser-vir fidèlement.

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— Qu’on fasse retirer ce misérable bavard !s’écria Beaumanoir, qui n’était pas préparé àréfuter cette application pratique de samaxime générale.

Higg, fils de Snell, rentra dans la foule ;mais, s’intéressant au destin de sa bienfaitrice,il resta dans la salle, au risque d’attirer de nou-veau le regard de ce juge sévère dont la vue leglaçait d’effroi.

En ce moment, le grand maître ordonnaà Rébecca de lever son voile. Ouvrant alorsla bouche pour la première fois, elle réponditdoucement et avec dignité :

— Ce n’est pas la coutume des filles de monpeuple de se découvrir le visage lorsqu’elles setrouvent seules dans une assemblée étrangère.

Les tons suaves de sa voix, et la douceurde sa réponse, éveillèrent dans l’auditoire unsentiment de pitié et de sympathie. Mais Beau-manoir, qui regardait comme un acte de vertude réprimer tout sentiment d’humanité qui eût

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pu s’interposer entre lui et son devoir imagi-naire, répéta ses ordres. Les gardes allaientdonc écarter le voile de Rébecca, lorsqu’ellese leva, et, s’adressant au grand maître et auxchevaliers qui l’entouraient :

— Pour l’amour de vos filles !… s’écria-t-elle. Hélas ! j’oubliais que vous n’avez point defilles ! Mais, par le souvenir de vos mères, pourl’amour de vos sœurs et au nom de la décence !ne souffrez pas que je sois maltraitée en votreprésence, et dépouillée de mon voile par lamain grossière de ces hommes. Je vous obéi-rai, ajouta-t-elle avec une expression de tris-tesse qui attendrit presque le cœur de Beauma-noir lui-même ; vous êtes un peuple religieux ;à votre commandement, je découvrirai devantvous les traits d’une malheureuse jeune fille.

Elle retira son voile et laissa voir un visageoù la dignité le disputait à la timide modestie ;son extrême beauté excita un murmure d’éton-nement, et les plus jeunes chevaliers, se regar-

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dant les uns les autres, se dirent, dans le lan-gage muet des yeux, que ses attraits étaient lemeilleur sortilège qu’elle eût pu employer pourgagner le cœur de Bois-Guilbert. Mais Higg, filsde Snell, éprouva plus profondément que tousles autres l’effet que produisit la figure de sabienfaitrice.

— Laissez-moi sortir ! dit-il aux gardes quise tenaient aux portes de la salle ; laissez-moisortir ! Si je la regardais encore une fois, jemourrais ; car, moi aussi, j’ai contribué à saperte.

— Paix, pauvre homme ! dit Rébecca aprèsavoir entendu son exclamation ; tu n’as pu menuire en disant la vérité, et tu ne peux mesecourir par tes plaintes et tes lamentations.Paix, je t’en prie ! retire-toi et mets-toi en sûre-té.

Higg allait être expulsé par les gardes, quicraignaient que sa douleur bruyante n’attirâtsur eux les reproches et sur lui le châtiment ;

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mais il promit de garder le silence, et on luipermit de rester.

Les deux hommes d’armes avec lesquels Al-bert Malvoisin avait eu besoin de s’entendrepour concerter leur déposition furent sommésde comparaître. Quoiqu’ils fussent l’un etl’autre des scélérats endurcis, la vue de la cap-tive et sa beauté radieuse parurent les interdireun instant ; mais un regard expressif du pré-cepteur de Templestowe les rendit à leur in-sensibilité bourrue, et ils déposèrent, avec uneprécision qui aurait paru suspecte à des jugesplus impartiaux, des faits tout à fait faux ou aumoins insignifiants et des plus naturels, maisqui se produisirent escortés du soupçon par lamanière exagérée dont ils étaient racontés, etpar les commentaires sinistres dont ils étaientaccompagnés.

Les détails de leur déposition eussent été,de nos jours, divisés en deux classes, savoir :celle qui était insignifiante, et celle qui était

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physiquement impossible. Mais, dans cestemps d’ignorance et de superstition, ces ac-cusations étaient facilement admises commedes preuves de culpabilité. On aurait rangé,dans la première, ce qu’ils dirent, qu’on en-tendait Rébecca se parler à elle-même dansune langue inconnue ; que les chansons qu’ellechantait parfois étaient d’une douceur singu-lière qui charmait les oreilles et faisait battrele cœur ; qu’en se parlant quelquefois à elle-même, elle semblait attendre une réponse ;que ses vêtements étaient d’une forme étrangeet mystique, tout à fait différents de ceux queportaient les femmes honnêtes ; qu’elle avaitdes bagues où étaient gravées des devises ca-balistiques, et que des caractères inconnusétaient brodés sur son voile. Toutes ces cir-constances, si simples et si insignifiantes,furent écoutées gravement et comme autant depreuves, ou du moins comme fournissant ma-tière à de forts soupçons que Rébecca entrete-

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nait une correspondance illicite avec des êtresmystérieux.

Vint ensuite un témoignage non moinséquivoque, que la crédulité du plus grandnombre des assistants recueillit avec avidité,tout incroyable qu’il était.

Un des soldats l’avait vue opérer une curemerveilleuse sur un homme blessé, qu’ilsavaient conduit avec eux au château de Tor-quilstone ; elle avait, dit-il, fait certains signessur sa blessure en prononçant des mots mys-térieux, lesquels, Dieu soit loué ! il n’avait pascompris ; après quoi, le fer d’un trait d’arbalèteétait de lui-même sorti de la plaie, le sangs’était arrêté, la blessure s’était fermée, et, aubout d’un quart d’heure, on avait vu le blessémarcher sur les remparts, aidant le témoin àmanœuvrer une mangonelle (machine à lancerde grosses pierres).

Cette histoire était probablement basée surle fait que Rébecca avait soigné Ivanhoé blessé

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pendant leur séjour au château de Torquil-stone. La véracité de ce témoin était d’autantplus difficile à mettre en doute, que, voulantproduire une preuve incontestable pour soute-nir sa déposition verbale, il tira de sa pochele fer même de l’arbalète, qui, selon son récit,avait été miraculeusement extrait de la bles-sure ; et, comme le fer pesait une once pourle moins, cela confirma complètement l’alléga-tion, si prodigieuse qu’elle parût.

Son camarade avait été témoin, d’un cré-neau voisin, de la scène qui avait eu lieu entreRébecca et Bois-Guilbert, lorsque la juive avaitété sur le point de se précipiter du haut dela tour. Pour ne le céder en rien à son cama-rade, ce drôle prétendit qu’il avait vu Rébec-ca se percher sur le parapet de la tour, sous laforme d’un cygne blanc de lait, et, sous cetteforme, voltiger trois fois autour du château deTorquilstone, puis se replacer sur la tour etreprendre la forme d’une femme. Il n’auraitpas fallu la moitié de cet imposant témoignage

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pour convaincre de sorcellerie une vieillefemme pauvre et laide, quand bien même ellen’eût pas été juive. Réunie à cette circonstancefatale, la masse de preuves devenait trop acca-blante pour que la jeunesse de Rébecca et sabeauté exquise pussent produire quelque im-pression en sa faveur.

Le grand maître avait recueilli les suffrageset demandait à Rébecca d’un ton solennel cequ’elle avait à dire contre la sentence decondamnation qu’il allait prononcer.

— Invoquer votre pitié, répondit la bellejuive, d’une voix que l’émotion faisait trembler,serait, je le sens bien, aussi inutile qu’avilis-sant ; vous dire que soulager les malades etles blessés d’une religion autre que la miennene peut déplaire au fondateur reconnu de nosdeux croyances, ne me servirait pas davan-tage : vous assurer que beaucoup de chosesque ces hommes (puisse le Ciel leur pardon-ner !) ont rapportées contre moi sont impos-

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sibles, ne me profiterait nullement, puisquevous croyez à leur possibilité, et je gagneraisencore moins à vous expliquer que mon cos-tume, mon langage et mes manières sont ceuxde mon peuple ; j’allais dire de mon pays, mais,hélas ! nous n’avons pas de pays, et je ne veuxpas même non plus me justifier aux dépens demon oppresseur, qui est là et qui écoute lesfictions calomnieuses qui paraissent convertirle tyran en victime. Que Dieu juge entre lui etmoi ! et j’aimerais mieux me soumettre dix foisà la mort que vous me préparez, plutôt qued’écouter volontairement les propositions quecet homme de Bélial m’a forcée d’entendre,moi, sans ami, sans défense et sa prisonnière.Mais il est de votre foi, et sa plus légère affir-mation l’emporte sur les protestations les plussolennelles de la malheureuse juive. Je ne veuxdonc pas rejeter sur lui l’accusation portéecontre moi. Mais c’est à lui-même oui, Brian deBois-Guilbert, à toi-même – que j’en appelle ;ces accusations ne sont-elles pas fausses ? ne

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sont-elles pas aussi monstrueuses et aussi ca-lomnieuses qu’elles sont ridicules ?

Elle s’arrêta un moment ; tous les yeux setournèrent vers Bois-Guilbert ; il garda le si-lence.

— Parle, reprit-elle, si tu es homme, si tues chrétien ; parle, je t’en conjure, par l’habitque tu portes, par le nom que tu as reçu de tesaïeux, par la chevalerie dont tu te glorifies, parl’honneur de ta mère, par la tombe et les osse-ments de ton père ! dis-le, je t’en conjure, ceschoses sont-elles vraies ?

— Réponds-lui, mon frère, dit le grandmaître, si l’ennemi contre lequel tu luttes veutt’en donner la force.

Dans le fait, Bois-Guilbert paraissait agitépar des passions opposées qui bouleversaientses traits, et ce fut d’une voix très sourde qu’àla fin il répliqua en regardant Rébecca :

— Le papier ! le papier !

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— Enfin, reprit Beaumanoir, voici un témoi-gnage véritable ! La victime de ces sorcelleriesne peut que nommer le papier fatal sur lequelsans doute est tracé le charme qui lacondamne au silence.

Mais Rébecca comprit d’une autre manièreles mots arrachés pour ainsi dire à Bois-Guil-bert, et, jetant un coup d’œil sur le petit par-chemin qu’elle continuait à tenir, elle y lut encaractères arabes :

Demandez un champion.

Les rumeurs diverses qui parcoururent l’as-semblée à l’étrange réponse de Bois-Guilbertfournirent à Rébecca le loisir de lire, puis dedéchirer le billet sans être observée.

Dès que le silence se fut rétabli, le grandmaître dit :

— Rébecca, tu ne peux retirer aucun avan-tage du témoignage de ce malheureux cheva-lier, sur lequel, comme nous nous en aperce-

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vons trop bien, l’ennemi est encore tout-puis-sant. As-tu quelque chose de plus à dire ?

— Il me reste encore une chance de salut,dit Rébecca, même selon l’esprit de vos lois fé-roces ; ma vie a été misérable, surtout depuisquelque temps ; mais je ne veux pas sacrifier ledon de Dieu tant qu’il m’offre le moyen de ledéfendre : je nie la vérité de votre accusation,j’affirme que je suis innocente. Je réclame leprivilège du jugement par les armes, où je se-rais représentée par mon champion.

— Qui donc, Rébecca, répliqua le grandmaître, mettra sa lance en arrêt pour une sor-cière ? qui sera le champion d’une juive ?

— Dieu m’enverra un champion, reprit Ré-becca ; il est impossible que, dans la noble An-gleterre, dans ce pays hospitalier, généreux etlibre, où tant de chevaliers sont disposés à ris-quer leur vie pour l’honneur, il ne se trouve pasun homme qui veuille combattre pour la jus-

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tice ; mais il suffit que je réclame l’épreuve desarmes : voici mon gage !

Elle retira de sa main un de ses gants bro-dés, et le jeta devant le grand maître avec unmélange de simplicité et de noblesse qui excitaun mouvement général de surprise et d’admi-ration.

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Chapitre XXXVIII.

Lucas de Beaumanoir lui-même fut touchéde la manière pleine de noblesse dont Rébeccavenait de faire ce dernier appel.

Cet homme n’était naturellement ni dur nicruel ; mais, ayant toujours été étranger auxpassions mondaines, et dominé par le senti-ment du devoir le plus rigide, son âme s’étaitendurcie par la vie ascétique qu’il menait, parla puissance suprême dont il jouissait, et parl’obligation qu’il s’imposait de subjuguer les in-fidèles et d’extirper l’hérésie. Ses traits se dé-tendirent, et leur sévérité habituelle se radou-cit à la vue de la belle créature qui se tenait de-vant lui, seule, sans ami, et se défendait elle-même avec tant de fermeté et de courage. Il se

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signa deux fois comme un homme qui se mé-fie de l’amollissement inaccoutumé d’un cœurqui, en de telles occasions, ressemblait en du-reté à l’acier de son épée.

— Jeune fille, dit-il enfin, si la compassionque je ressens pour toi est produite parquelque artifice de ton art pernicieux, ta fauteest grande. Mais j’aime mieux la regardercomme un sentiment naturel à mon cœur, quigémit de voir une créature si gracieuse devenirun vase de perdition. Repens-toi, ma fille,avoue tes sorcelleries, abandonne ta fausse re-ligion ; embrasse ce saint emblème, et tu pour-ras encore être heureuse en ce monde et dansl’autre. Placée dans quelque maison religieusede l’ordre le plus austère, tu auras le temps deprier et de faire une pénitence convenable, etjamais ce repentir ne te coûtera un regret ; re-çois la vie à ces conditions. Qu’a jamais faitpour toi la loi de Moïse, que tu veuilles mourirpour elle ?

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— C’est la loi de mes pères, répondit Ré-becca ; elle leur a été donnée au milieu desfoudres de la tempête, sur le mont Sinaï, dansla nue et dans le feu. Vous le croyez vous-même, si vous êtes chrétien ; seulement, vousprétendez qu’elle n’est plus pratiquée ; maisceux qui me l’ont enseignée ne m’ont jamaisappris qu’elle fût révoquée.

— Qu’on fasse avancer notre chapelain, re-prit Beaumanoir, et qu’il explique à cette infi-dèle opiniâtre…

— Pardonnez-moi, dit Rébecca avec dou-ceur, si je vous interromps ; je ne suis qu’unejeune fille incapable d’argumenter sur les véri-tés de ma religion, mais je saurai mourir pourelle, si telle est la volonté de Dieu. Souffrez queje sollicite une réponse à la demande que j’aifaite d’un champion.

— Donnez-moi son gant, dit Beaumanoir.Voilà, en vérité, continua-t-il en regardant letissu léger, voilà un gage bien fragile pour une

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demande aussi terrible que celle d’un combatà outrance. Vois-tu, Rébecca, autant ce gantmince et délicat diffère de nos lourds ganteletsde fer, autant ta cause est au-dessous de celledu Temple ; car c’est notre ordre que tu as dé-fié.

— Mettez mon innocence dans le plateau,reprit Rébecca, et le gant de soie l’emporterasur le gant de fer.

— Tu persistes donc dans ton refus deconfesser tes crimes, et tu maintiens le cartelhardi que tu as porté ?

— J’y persiste, seigneur, répondit la juive.

— Qu’il soit donc fait ainsi, au nom du Ciel !reprit le grand maître, et que Dieu défende lebon droit !

— Amen ! répondirent les précepteurs pla-cés autour du grand maître, et le mot fut répétésolennellement par toute l’assistance.

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— Mes frères, dit Beaumanoir, vous savezque nous aurions pu refuser à cette femme lafaveur de l’épreuve par le combat ; mais, bienqu’elle soit juive et infidèle, elle est aussi étran-gère et sans protecteur, et à Dieu ne plaisequ’elle ait réclamé de nous sans l’avoir obtenuela protection de nos lois tutélaires. Noussommes, d’ailleurs, chevaliers et soldats aussibien que prêtres, et ce serait pour nous unehonte de refuser, sous aucun prétexte, un com-bat qui nous est offert. Voici donc, mes frères,l’état de l’affaire. Rébecca, fille d’Isaac d’York,est accusée, sur maintes circonstances plusque suspectes, d’avoir employé des sorcelle-ries contre la personne d’un noble chevalier denotre ordre sacré, et elle réclame le combatpour prouver son innocence. À qui, mes frèresrévérends, êtes-vous d’avis que nous délivrionsle gage du combat, le désignant en mêmetemps pour notre champion sur le champclos ?

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— À Brian de Bois-Guilbert, que la causeintéresse principalement, dit le précepteur deGoodalricke, et qui toutefois sait mieux quepersonne où est la vérité dans cette affaire.

— Mais, s’écria le grand maître, si notrefrère Brian est sous l’influence d’un charmeou d’un sortilège ? Nous faisons cette observa-tion seulement par prudence, car il n’y a per-sonne au bras duquel nous puissions confieravec plus d’assurance cette cause, ou touteautre plus importante.

— Mon révérend père, répondit le précep-teur de Goodalricke, il n’y a pas de charme quipuisse affecter le champion qui s’offre à com-battre pour le jugement de Dieu.

— Tu parles bien, mon frère, dit le grandmaître. Albert de Malvoisin, donne le gage debataille à Brian de Bois-Guilbert. Nous te char-geons, mon frère, continua-t-il en s’adressantà Bois-Guilbert, de te battre vaillamment, etnous ne doutons pas que la bonne cause ne

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triomphe. Et toi, Rébecca, fais attention. Noust’accordons trois jours, à compter d’au-jourd’hui, pour trouver un champion.

— C’est un délai bien court, répondit Ré-becca, pour qu’une étrangère, qui est d’une foidifférente, puisse trouver un homme qui veuillecombattre pour sa cause et hasarder sa vie etson honneur contre un chevalier qui a la répu-tation d’un soldat à toute épreuve.

— Nous ne pouvons le prolonger, reprit legrand maître ; il faut que le combat se livreen notre présence, et plusieurs raisons impor-tantes nous obligent à partir le quatrième jour.

— Que la volonté de Dieu soit faite ! répon-dit Rébecca ; je me fie à celui à qui, pour mesauver, un instant peut suffire aussi bien quetout un siècle.

— Tu as bien parlé, jeune fille, s’écria legrand maître ; mais nous savons qui peutprendre l’apparence d’un ange de lumière. Il nereste qu’à désigner la place du combat et de

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l’exécution, s’il y a lieu. Où est le précepteur decette maison ?

Albert de Malvoisin, tenant toujours le gantde Rébecca à la main, parlait à Bois-Guilberttrès vivement, mais à voix basse.

— Eh quoi ! s’écria le grand maître, il neveut pas recevoir le gage ?

— Il le recevra. Il l’a reçu, très révérendpère, reprit Malvoisin en glissant le gant sousson manteau ; et, quant au lieu du combat, jeregarde comme le plus convenable la lice deSaint-Georges, appartenant à cette préceptore-rie, et dont nous nous servons pour nos exer-cices militaires.

— Fort bien, dit le grand maître. Rébecca,c’est en ce champ clos que tu devras présenterton champion, et, si personne ne se présente,ou si ton champion succombe dans le juge-ment de Dieu, tu mourras de la mort d’unesorcière : telle est notre sentence. Que notrejugement soit inscrit sur nos registres et lu à

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haute voix, afin que personne ne puisse prétex-ter cause d’ignorance.

Un des chapelains qui servaient de commisau chapitre, grossoya immédiatement cetordre dans un gros volume qui contenait lesprocès-verbaux des chevaliers du Temple, lors-qu’ils étaient en séance solennelle ; puis,quand il eut fini d’écrire, un autre lut à hautevoix la sentence du grand maître, qui, traduitedu français-normand, était conçue en cestermes :

Rébecca, juive, fille d’Isaac d’York, ayant étéaccusée de sorcellerie, de séduction et autres ma-nœuvres damnables, dirigées sur un chevalier dutrès saint Ordre du Temple de Sion, a nié cette ac-cusation et dit que le témoignage délivré contreelle en ce jour est faux, méchant et déloyal ; etallègue que, par légitime essoine(44) de sa per-sonne, comme étant incapable de combattre danssa propre cause, elle offre de soutenir son dire,représentée par un champion qui fera loyalement

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son devoir avec telles armes que choisira le por-teur du gage de bataille, et cela à ses risques et pé-rils.

Elle a donné son gage, et le gage ayant été re-mis au noble seigneur et chevalier Brian de Bois-Guilbert du saint Ordre du Temple de Sion, celui-ci a reçu la mission d’engager le combat commedéfenseur de son ordre et de lui-même, commeayant été injurié et endommagé par les ma-nœuvres et les artifices de la demanderesse.

C’est pourquoi le très révérend père et puissantseigneur Lucas, marquis de Beaumanoir, a permisledit cartel et le remplacement de la demande-resse, et a assigné le troisième jour pour ledit com-bat, l’endroit désigné étant l’enclos appelé la licede Saint-Georges, près de la préceptorerie de Tem-plestowe ; et le grand maître ordonne que la de-manderesse y comparaisse par son champion souspeine de mort, comme personne convaincue desortilège ou séduction ; et aussi arrête que le dé-fendant comparaisse, sous peine d’être tenu pour

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lâche et condamné par défaut ; et le noble sei-gneur et très révérend père a voulu que le combatait lieu en sa propre présence, et selon l’usage enpareil cas, et que Dieu aide la bonne cause !

— Amen ! dit le grand maître. Et le mot futrépété par tous les assistants.

Rébecca ne dit rien, mais elle leva les yeuxvers le ciel, et, croisant les mains, elle restadans cette attitude pendant plus d’une minute.Puis elle rappela modestement au grand maîtrequ’il devait lui être accordé quelque facilitéde communiquer librement avec ses amis pourpouvoir leur faire connaître sa position et seprocurer, si la chose était possible, un cham-pion qui embrassât sa cause.

— La demande est juste et légale, réponditle grand maître. Choisis un messager deconfiance, et il communiquera librement avectoi dans ta prison.

— Y a-t-il ici quelqu’un, s’écria Rébecca,qui, soit par amour pour une bonne cause, ou

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pour une riche récompense, veuille se chargerde rendre service à une personne malheu-reuse ?

Nul ne répondit ; car personne ne jugeaitsans danger, en présence du grand maître, detémoigner de l’intérêt à la prisonnière calom-niée, dans la crainte d’être soupçonné d’unpenchant vers le judaïsme. Bien moins encoreun sentiment de compassion ou l’appât d’unerécompense put maîtriser cette crainte. Rébec-ca resta quelques instants dans une inquiétudemortelle.

— Est-il possible, s’écria-t-elle enfin, que cesoit dans ce pays d’Angleterre que je me voieprivée de la faible chance de salut qui me reste,faute d’un acte de charité qu’on ne refuseraitpas au plus grand criminel !

Enfin Higg, fils de Snell, répliqua :

— Je ne suis qu’un malheureux impotent ;mais, si j’ai encore un peu l’usage de mesmembres, c’est à son assistance charitable que

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je le dois. Je ferai ta commission, ajouta-t-il setournant vers Rébecca, aussi bien qu’il me serapossible. Plût à Dieu que mes membres fussentassez alertes pour réparer le mal qu’a fait malangue ; hélas ! quand j’ai loué ta charité, je neme doutais guère que je t’exposais au péril.

— Dieu, dit Rébecca, est le dispensateur detout ; il peut mettre fin à la captivité de Juda,même en employant l’instrument le plus faible.Pour exécuter ses messages, le limaçon est unmessager aussi rapide que le faucon. ChercheIsaac d’York ; voici de quoi payer ton cheval ;donne-lui cet écrit. Je ne sais pas si c’est un es-prit céleste qui m’inspire, mais j’ai l’assuranceque je ne mourrai pas de cette mort et qu’unchampion se présentera pour moi. Adieu ! mavie ou ma mort dépend de ta promptitude.

Le paysan prit le billet, qui ne contenait quequelques lignes en langue hébraïque.

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Plusieurs des assistants voulaient le dissua-der de toucher à un document si suspect ; maisHigg avait résolu de servir sa bienfaitrice.

— Elle m’a sauvé le corps, dit-il, et je suisconvaincu qu’elle ne peut pas mettre mon âmeen péril. Je m’en vais, ajouta-t-il, emprunterle bon cheval de Buthan, mon voisin, et jeserai à York aussi promptement que le pour-ront homme et bête.

Par un heureux hasard, il n’eut pas besoind’aller si loin, car, à un quart de mille de laporte de la préceptorerie, il fit la rencontre dedeux cavaliers, qu’à leurs habits et leurs grandsbonnets jaunes il reconnut pour juifs. En s’ap-prochant davantage, il s’aperçut que l’un d’euxétait son ancien maître, Isaac d’York. L’autrecavalier était le rabbin Ben-Samuel ; et tousdeux, à la nouvelle que le grand maître avaitréuni un chapitre pour le jugement d’une sor-cière, s’étaient rapprochés de la préceptorerieautant qu’ils l’avaient osé.

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— Frère Ben-Samuel, disait Isaac, mon âmeest troublée, et je ne sais pourquoi. Cette ac-cusation de nécromancie est trop souvent miseen usage pour ne pas couvrir de mauvais des-seins contre notre race.

— Prends courage, mon frère, dit le mé-decin ; tu peux traiter avec les Nazaréens etacheter par là toute immunité : l’intérêt gou-verne les esprits sauvages de ces hommes im-pies comme, dit-on, le sceau du puissant Sa-lomon commandait aux mauvais génies. Maisquel est ce pauvre diable qui vient vers noussur des béquilles et qui cherche, il me semble,à nous parler ? Ami, continua le médecin ens’adressant à Higg, fils de Snell, je ne te refusepas le secours de mon art ; mais je ne donnepas un liard à ceux qui demandent l’aumônesur la grande route. Fi donc ! As-tu la paralysiedans les jambes ? Alors, que tes mains tra-vaillent pour te procurer l’existence ; car, bienque tu sois incapable de servir de courrier, deberger ou de soldat, ou même de te mettre au

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service d’un maître impatient, il te reste encored’autres métiers pour t’occuper.

» Qu’as-tu donc, mon frère ? dit-il, inter-rompant sa harangue pour regarder Isaac, qui,ayant jeté un regard sur le billet que lui présen-tait Higg, laissa échapper un profond gémis-sement, glissa de sa mule comme un hommequi se meurt et resta quelques instants sansconnaissance.

Le rabbin, alarmé, sauta à bas de sa mon-ture, et employa avec empressement les re-mèdes que son art lui suggérait pour rappelerson compagnon à la vie. Il avait même sortide sa poche une lancette et allait le saigner,quand le juif se ranima tout à coup ; mais cene fut que pour jeter son bonnet loin de luiet répandre de la poussière sur ses cheveuxgris. Le médecin attribua d’abord cet accès su-bit de violente émotion à une aberration d’es-prit, et, revenant à son premier dessein, il dis-

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posait de nouveau ses instruments ; mais Isaacle convainquit bientôt de son erreur.

— Fille de ma douleur, s’écria-t-il, on auraitdû te nommer Benoni et non Rébecca ! Puissema mort précéder la tienne, de peur que, dansl’amertume de mon cœur, je ne maudisse Dieuet ne perde mon âme !

— Frère, dit le rabbin très étonné, est-ce àtoi, fils d’Israël de proférer de semblables pa-roles ? J’espère que l’enfant de ta maison vitencore ?

— Elle vit, reprit Isaac ; mais c’est commeDaniel, qui fut appelé Belteshazzar (Balthazar)quand il fut jeté dans la fosse aux lions. Elleest captive parmi ces hommes de Bélial, et ilsvont exercer leur cruauté sur elle, sans pitiépour sa jeunesse et pour sa beauté. Oh ! elleétait comme une couronne de palmes vertessur mes cheveux blancs ; et on la verra se flé-trir dans une nuit comme le fruit de Jonas ! En-fant de ma vieillesse, enfant de mon amour, ô

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Rébecca, fille de ma Rachel, les ténèbres de lamort t’environnent !

— Mais lis le billet, reprit le rabbin ; peut-être trouverons-nous encore une voie de déli-vrance.

— Lis toi-même, répondit Isaac, car mesyeux sont obscurcis par les larmes. Le médecinlut les mots suivants dans la langue israélite :

À Isaac, fils d’Adonikam, que les gentils ap-pellent Isaac d’York.

Que la paix et la bénédiction de la promesse serépandent sur toi !

Mon père, je suis pour ainsi dire condamnéeà mourir pour un crime que mon âme ne connaîtpas, c’est-à-dire pour le crime de sorcellerie. Sion peut trouver un homme courageux qui veuillecombattre pour ma cause avec l’épée et la lance,dans la lice de Templestowe, à trois jours d’ici,peut-être que le Dieu de nos pères lui donnera laforce de défendre l’innocente qui n’a que ce se-

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cours dans son malheur. Mais, si on ne peut letrouver, que nos vierges d’Israël pleurent sur moicomme sur une de leurs compagnes qui n’existeplus, comme sur la biche frappée par le chasseur,comme sur la fleur abattue par la faux du mois-sonneur.

Voyez donc ce que vous pouvez faire et où vouspouvez trouver quelque secours. Il y a bien unguerrier nazaréen qui prendrait les armes pour medéfendre ; c’est Wilfrid, fils de Cédric, que les gen-tils appellent Ivanhoé ; mais peut-être qu’il ne peutpas encore soutenir le poids de son armure. Néan-moins, fais-lui savoir ce qui se passe, mon père ;car il est considéré parmi les hommes puissants deson peuple, et, comme il a été notre compagnondans le malheur, il trouvera peut-être quelqu’unqui combattra pour ma cause. Et dis-lui, dis à Wil-frid, fils de Cédric, que, soit que Rebecca vive ousoit que Rebecca meure, elle est entièrement inno-cente du crime dont on l’accuse. Et si c’est la vo-lonté de Dieu que tu sois privé de ta fille, ne reste

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pas plus longtemps sur cette terre de carnage et decruauté. Pars pour Cordoue, où ton frère habite ensûreté à l’ombre du trône de Boabdil le Sarrasin ;car les cruautés exercées par les Mores contre larace de Jacob sont moins sanglantes que celles desNazaréens d’Angleterre.

Isaac écouta avec assez de calme la lecturede cette lettre ; puis il recommença ses criset ses lamentations, déchirant ses vêtements,couvrant sa tête de poussière, et s’écriant :

— Ma fille ! ma fille ! chair de ma chair, osde mes os !

— Reprends courage, lui dit le rabbin, carcette douleur est inutile. Redresse-toi, et vachercher ce Wilfrid, fils de Cédric ; qui sait s’ilne pourra te secourir de son conseil ou de sonbras ! car ce jeune homme est aimé de Richard,que les Nazaréens nomment Cœur-de-Lion, etla nouvelle se répand qu’il est de retour dansson royaume. Peut-être pourra-t-il obtenir delui une lettre et son sceau défendant à ces

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hommes de sang, qui déshonorent le Templeauquel ils empruntent leur nom, de mettre àexécution leur jugement inique.

— Je le chercherai, reprit Isaac ; car c’estun bon jeune homme, qui sympathise avec lesexilés de Jacob ; mais il ne peut supporter sonarmure, et quel autre chrétien voudra prendreles armes pour les opprimés de Sion ?

— Il me semble, dit le rabbin, que tu parlescomme un homme qui ne connaît pas les gen-tils. Avec de l’or, tu achèteras leur valeur,comme avec de l’or tu achèteras ta propre sé-curité. Aie bon courage, et mets-toi en routepour découvrir ce Wilfrid d’Ivanhoé ; j’agiraiaussi de mon côté, car ce serait un grand péchéde t’abandonner dans cette calamité. Je vaisme rendre à York, où un grand nombre de guer-riers et d’hommes forts se sont réunis, et soiscertain que j’y trouverai quelqu’un qui com-battra pour toi ; car l’or est leur dieu, et ceshommes sont toujours prêts à engager leur vie

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pour de l’or, aussi bien que pour des terres.Mon frère, tu ne manqueras pas d’accomplirles promesses que je pourrai faire en ton nom ?

— Assurément, mon frère, répondit Isaac,et béni soit le Ciel qui m’a envoyé un consola-teur dans ma misère ! Cependant n’accède pastout de suite à leur demande ; car la qualité re-connue de ce peuple maudit est de commencerpar exiger des livres et de finir par accepter desonces. Au surplus, fais comme tu voudras, carcette affaire me bouleverse l’esprit ; et à quoime servirait mon or si l’enfant de mon amourétait arrachée de mes bras ?

— Adieu, dit le médecin, et que les désirsde ton cœur soient exaucés !

Ils s’embrassèrent, et chacun d’eux prit laroute qu’il devait suivre. Le paysan perclus de-meura quelque temps à les suivre des yeux.

— Ces chiens de juifs, s’écria-t-il enfin, ilsne font pas plus d’attention à moi que si j’étaisun esclave ou un Turc ! Ils auraient bien pu me

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jeter un sequin ou deux ! Je n’étais pas obligéde leur apporter ce billet, au risque d’être en-sorcelé, comme beaucoup de gens me l’ont dit.Et que m’importe la pièce d’or que la jeune fillem’a donnée si je suis réprimandé par le prêtrele jour de Pâques, et si je dois lui donner deuxfois autant pour me mettre bien avec lui, et,par dessus le marché, si je suis appelé pendanttoute ma vie « le courrier des juifs, » commecela pourra bien m’arriver. Je crois que j’aiété véritablement ensorcelé quand je me suisapproché de cette fille ! Mais il en a toujoursété ainsi pour tous ceux qui se sont approchésd’elle. Personne ne peut rien lui refuser, et en-core à présent je donnerais de grand cœur maboutique et mes outils pour lui sauver la vie.

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Chapitre XXXIX.

Au crépuscule du jour qui suivit celui oùfut prononcé le jugement de Rébecca, si onpeut nommer jugement cet acte inique, un lé-ger coup se fit entendre à la porte de lachambre qui lui servait de prison. Absorbéepar la prière du soir que sa religion recom-mande, elle y prêta peu d’attention ; après saprière, elle chanta une hymne que nous noussommes hasardé à traduire ainsi :

« Lorsque Israël, aimé du Seigneur, sortit de laterre d’esclavage, le Dieu de ses pères marcha devantlui, guide redoutable, environné de vapeurs et deflammes. Pendant le jour, la colonne de feu glissaitlentement au-dessus des nations étonnées ; pendant la

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nuit, les sables empourprés de l’Arabie reflétaient sonéclat imposant.

L’hymne d’actions de grâces s’élevait au ciel ; à lavoix des chœurs se joignaient les sons éclatants destambourins et des trompettes, et les filles de Sion mê-laient leurs saints cantiques aux accents du lévite et duguerrier. Nul prodige aujourd’hui ne vient confondrenos ennemis. Israël abandonné erre au loin solitaire.Nos pères méconnurent tes voies, ô mon Dieu ! et tu lesas livrés aux méchants.

Mais tu es toujours présent, quoique maintenantinvisible ; quand brilleront des jours prospères, que tonsouvenir soit pour nous un voile protecteur contre unéclat décevant ; et, quand d’une nuit orageuse les té-nèbres descendront sur le chemin de Juda, sois lent àfrapper, ô flambeau qui resplendis et qui consumes !

Nous avons laissé nos harpes près des fleuves deBabylone, jouet des tyrans, mépris des gentils. L’encensne brûle plus sur nos autels ; nos harpes, nos tambou-rins et nos trompettes sont muets. Mais tu as dit : « Lesang des boucs, la chair des béliers n’auront pas de prixà mes yeux, un cœur contrit, une humble pensée, voilàl’offrande que j’aime. »

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Quand les derniers sons de l’hymne pieusede Rébecca eurent cessé de se faire entendre,on heurta de nouveau légèrement à la porte.

— Entrez, dit-elle, si vous êtes ami ; et, sivous êtes un ennemi, je ne puis vous refuserl’entrée.

— Je serai un ami ou un ennemi, Rébecca,dit Brian de Bois-Guilbert en entrant dans lachambre, selon ce qui adviendra de notre en-tretien.

Alarmée à la vue de cet homme, dont elleconsidérait la passion effrénée comme la causede tous ses malheurs, Rébecca se recula d’unair surpris plutôt que craintif dans l’angle leplus éloigné de l’appartement ; elle semblaitvouloir fuir aussi loin que possible, mais déter-minée à se défendre avec courage quand la re-traite deviendrait impossible. Elle se redressaet prit une attitude, non de défiance, mais derésolution ; on voyait qu’elle ne défiait pas l’at-

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taque mais qu’une fois commencée, elle étaitsérieusement résolue à la repousser.

— Vous n’avez aucun sujet de me craindre,Rébecca, dit le templier, ou, s’il faut que j’ap-puie sur cette expression, vous n’avez mainte-nant nul sujet de me craindre.

— Je ne vous crains pas, sire chevalier, ré-pondit Rébecca ; mais sa voix entrecoupéesemblait contredire ce qu’il y avait d’héroïquedans ses paroles. J’ai mis en Dieu toute maconfiance, et il est le maître de m’accorder sonsecours.

— Vous n’en avez pas besoin contre moi,reprit gravement Bois-Guilbert. Mes tentativespassées étaient folles ; elles ne sont plus à re-douter. À portée de votre voix sont des gardessur lesquels je n’ai aucune autorité. Ils sont làpour vous conduire à la mort, Rébecca, et ce-pendant ils ne vous laisseraient pas insulter,même par moi, si mon délire me poussaitjusque-là.

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— Que le Ciel en soit loué ! s’écria la juive ;la mort est la moindre de mes craintes danscette tanière du crime.

— Sans doute, répliqua le templier, l’idéede la mort est reçue sans répugnance lorsquela voie qui y conduit est courte et directe. Uncoup de lance ou d’épée pour moi, pour vousune chute du haut d’une tour élevée ou lapointe d’une dague tranchante n’auraient rienqui nous effrayât, en comparaison de ce quevous et moi regarderions comme le déshon-neur. Écoutez-moi ; il se peut bien que mesidées d’honneur, Rébecca, ne soient pas moinsimaginaires que les vôtres ; mais tous deuxnous saurions également mourir pour elles.

— Malheureux ! dit la juive, êtes-vous donccontraint à exposer votre vie pour des prin-cipes dont votre sain jugement ne reconnaîtpas la force ? Assurément, c’est donner un tré-sor pour ce qui ne peut se convertir en pain ;mais ne croyez pas qu’il en soit ainsi de moi.

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Votre résolution peut varier au gré des vaguesagitées et capricieuses de l’opinion humaine ;la mienne est ancrée sur le rocher immuabledes siècles.

— Silence, jeune fille ! reprit le templier, depareils discours sont maintenant hors de sai-son. Vous êtes condamnée à mourir, non d’unemort soudaine et facile, telle que la misère lachoisit et que le désespoir la recherche, maisd’une mort lente, terrible, accompagnée decruelles tortures réservées à ce qu’une super-stition infernale appelle votre crime.

— Et à qui, si tel est mon destin, à qui ledevrais-je ? répondit Rébecca ; n’est-ce pas àcelui-là seul dont l’égoïsme brutal m’a traînéeici, et qui maintenant, dans un but que j’ignore,cherche à m’épouvanter en me faisant l’hor-rible tableau du sort misérable auquel il m’a ex-posée ?

— Ne croyez pas, dit le templier, que jevous aie livrée volontairement ; je vous garan-

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tirais aujourd’hui encore de tout danger avecautant d’empressement que j’en ai mis à vouscouvrir de mon bouclier contre les traits qu’onnous lançait dans la cour du château de Tor-quilstone.

— Si votre dessein avait été d’accorder uneprotection honorable à une malheureuse fille,reprit la juive, je vous devrais de la recon-naissance ; au lieu de cela, vous avez tant defois cherché à vous en faire un mérite, queje vous dirai que, connaissant vos sentimentspour moi, j’aurais mieux aimé perdre la vie quede me trouver entre vos mains.

— Trêve de reproches, Rébecca, réponditBois-Guilbert. J’ai aussi mes chagrins, et je nepuis souffrir que vous cherchiez à les aggraverencore.

— Quel est donc votre dessein, sire cheva-lier ? demanda la juive ; faites-moi connaîtreen peu de mots si vous avez quelque autre butque de contempler la misère que vous avez

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causée. Hâtez-vous de m’en instruire et de melaisser à moi même. Le passage de la vie àl’éternité est court mais terrible ; il ne me resteque bien peu d’instants pour me préparer à lamort.

— Je m’aperçois, Rébecca, dit Bois-Guil-bert, que vous persistez à m’accuser de mal-heurs que je voudrais avoir pu prévenir.

— Sire chevalier, répliqua Rébecca, je vou-drais vous épargner mes reproches ; maisn’est-il pas évident que je ne dois la mort qu’àvotre passion criminelle ?

— Vous êtes dans l’erreur, vous vous trom-pez, s’écria le templier avec emportement, sivous m’imputez un mal que je n’ai pu ni prévoirni empêcher. Pouvais-je deviner l’arrivée in-attendue de ce radoteur, que quelques éclairsde valeur fanatique et les louanges donnéespar des sots aux souffrances d’un anachorèteont élevé pour le moment bien au-dessus deses mérites, au-dessus du sens commun, de

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moi et de cent autres chevaliers du Temple ?Et cependant, loin de partager ses opinions etses actions fantasques, nous repoussons tousces sots préjugés pour penser et pour sentircomme il convient à des hommes libres.

— Cependant, reprit Rébecca, vous étiezassis parmi mes juges. Et, moi dont l’innocencevous est bien connue, vous m’avez condamnéeaussi bien que vos collègues ; et, si j’ai biencompris, c’est vous-même qui devez soutenirla justice de cet arrêt les armes à la main et as-surer mon châtiment.

— Patience, jeune fille, répliqua le tem-plier : il n’y a pas de peuple qui sache aussibien que vos tribus se soumettre au temps, etdiriger son vaisseau de manière à tirer partimême des vents contraires.

— Regrettée soit l’heure, dit Rébecca, quiapprit cet art à la maison d’Israël ! Mais l’ad-versité fait plier le cœur comme le feu assouplitl’acier rebelle, et ceux qui ne sont plus leurs

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propres maîtres et qui ont cessé d’être les habi-tants d’un État libre et indépendant sont obli-gés de s’humilier devant des étrangers. C’estune malédiction qui pèse sur nous, chevalier,malédiction méritée sans doute par nospropres méfaits et ceux de nos pères. Maisvous, vous qui vous glorifiez de la libertécomme d’un droit d’aînesse, combien votredisgrâce est plus grande, lorsque vous vousavilissez au point d’agir contrairement à vosconvictions, pour vous soumettre à des préju-gés que vous ne partagez pas !

— Vos paroles sont amères, Rébecca, ditBois-Guilbert en arpentant la chambre d’un aird’impatience ; mais je ne suis pas venu ici pourlutter de reproches avec vous. Sachez bien queBois-Guilbert ne plie devant aucun homme vi-vant, quoique des circonstances puissent l’obli-ger pour un temps à changer ses plans ; savolonté est le torrent qui descend des mon-tagnes : on peut, il est vrai, en détourner lecours, mais il faut qu’il se rende à l’océan. D’où

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pensez-vous que soit venu cet écrit qui vous aconseillé de demander un champion, si ce n’estde Bois-Guilbert ? Quel autre que lui aurait puprendre à vous le même intérêt ?

— Un court répit qui éloigne de quelquesheures une mort inévitable, s’écria Rébecca,est-ce là tout ce que vous avez pu faire pourune femme sur la tête de laquelle vous avezaccumulé tant de douleurs, et que vous avezconduite aux portes du tombeau ?

— Non, jeune fille, reprit Bois-Guilbert, cen’est pas tout ce que je m’étais proposé. Sansl’intervention maudite de ce radoteur fana-tique et de ce sot Goodalricke, qui, dans sonexcès de zèle, affecte de penser et de juger se-lon les règles ordinaires de l’humanité, le rôlede champion défenseur était dévolu, non à unprécepteur, mais à un compagnon de l’ordre.C’est alors que moi-même, tel était mon des-sein, au premier son de la trompette, j’appa-raissais dans la lice comme votre champion,

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sous le déguisement d’un chevalier errant quicherche des aventures pour illustrer son bou-clier et sa lance, et alors Beaumanoir aurait pufaire choix, non pas d’un, mais de deux ou troisde mes confrères, et il n’en est pas un que jen’eusse démonté à la première rencontre. C’estainsi, Rébecca, que votre innocence eût été re-connue, et c’est à votre reconnaissance que jeme serais fié pour me récompenser de ma vic-toire.

— Chevalier, reprit Rébecca, tout cela n’estque fanfaronnade et vain exposé de ce quevous auriez fait si vous n’aviez jugé convenabled’agir autrement. Vous avez reçu mon gant, etil faudra que mon champion, si une fille aus-si délaissée peut en trouver un, croise sa lancecontre la vôtre. Et cependant vous voudriezencore prendre le masque d’un ami et d’unprotecteur !

— Oui, votre ami et votre protecteur, ditgravement le templier ; mais faites attention à

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quel risque je m’expose, ou plutôt à quelle cer-titude de déshonneur, et ne me blâmez pas sije fais mes conditions avant de sacrifier toutce que jusqu’ici j’avais eu de plus cher, afin desauver la vie d’une juive.

— Parlez, répondit Rébecca ; je ne vouscomprends pas.

— Eh bien ! reprit Bois-Guilbert, je parleraiavec autant de franchise que jamais le fit unepénitente crédule à son père spirituel, auconfessionnal. Rébecca, si je ne me montre pasdans cette lice, je perds ma renommée et monrang ; je perds ce qui est le souffle de ma vie,l’estime de mes frères et l’espoir d’être un jourinvesti de la puissante autorité dont jouit main-tenant ce vieux Lucas de Beaumanoir, et dontje ferais un tout autre emploi. Tel est le sortqui m’attend, sort inévitable, si je ne paraisen armes contre votre cause. Maudit soit ceGoodalricke, qui m’a pris dans un tel piège ! etdeux fois maudit soit cet Albert de Malvoisin,

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qui m’a empêché de jeter votre gant à la facedu radoteur superstitieux qui avait écouté de siabsurdes accusations contre une créature dontl’âme est aussi élevée que sa figure est intéres-sante et belle !

— À quoi bon maintenant ces flatteries ex-travagantes ? demanda Rébecca. Votre choixest fait, et vous avez préféré répandre le sangd’une femme innocente plutôt que de mettreen péril votre rang élevé et vos espérances ter-restres. À quoi bon tous vos calculs à cetteheure ? Votre choix est irrévocablement fait.

— Non, répondit le chevalier ; mon choixn’est pas fait ; de plus, ce choix dépend devous-même. Si je me montre dans la lice, il fautque je soutienne l’honneur de mon nom, et,dans ce cas, que vous ayez ou non un cham-pion, vous mourrez par le feu ; car nul cheva-lier vivant n’a combattu avec moi à chanceségales ou avec avantage, si ce n’est RichardCœur-de-Lion et son ami Ivanhoé. Vous savez

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qu’Ivanhoé est hors d’état de supporter son ar-mure, et que Richard est captif sur une terreétrangère. Si je parais, vous devez mourir,alors même que vos charmes exciteraientquelque jeune téméraire à prendre votre dé-fense.

— À quoi bon me répéter cela si souvent ?demanda la juive.

— Parce qu’il est important que vous vousaccoutumiez à regarder votre sort sous toutesses faces, répliqua Bois-Guilbert.

— Eh bien ! donc, retournez la tapisserie,reprit Rébecca, et montrez-moi le côté opposé.

— Si je me présente dans la fatale lice, re-prit le templier, vous mourrez d’une mort lenteet cruelle, dans ces tourments qu’on prétendréservés aux coupables après leur mort ; mais,si je ne m’y présente pas, je suis un chevalierdégradé et déshonoré, accusé de sorcellerieet de communion avec les infidèles. Le nomillustre que je porte, et auquel j’ai su donner le

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plus grand éclat, devient un titre de honte et dereproche ; je perds ma renommée, mon hon-neur et même la perspective d’une grandeurque les empereurs ont peine à atteindre ; je sa-crifie une puissante ambition ; je détruis desdesseins qui me portaient aussi haut que lesmontagnes qui ont servi, suivant les païens, àescalader le ciel. Et cependant, Rébecca, ajou-ta-t-il se jetant à ses pieds, cette grandeur, jesuis prêt à la sacrifier ; cette renommée, j’yrenonce ; cette puissance, je l’abdique, au-jourd’hui même que je la sens presque entremes mains, si vous voulez seulement me dire :« Bois-Guilbert, sois mon amant. »

— Ne songez pas à de pareilles frivolités,chevalier, répondit Rébecca ; mais allez trou-ver le régent, la reine mère, le prince Jean :ils ne pourront, pour l’honneur de la Couronned’Angleterre, laisser exécuter le jugement devotre grand maître. De cette manière, vousm’aurez protégée sans faire de sacrifice ou

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sans exiger de moi une récompense impos-sible.

— Je n’ai rien à démêler avec eux, conti-nua-t-il en saisissant le bas de sa robe ; c’est àvous seule que je m’adresse ; et qu’y a-t-il quipuisse servir de contrepoids à votre décision ?Songez-y bien ; quand je serais un démon, jeserais encore préférable au trépas, et c’est letrépas qui est mon rival.

— Je ne suis pas dans une situation d’esprità examiner tout cela, répondit la juive crai-gnant de provoquer le fougueux chevalier, etcependant bien résolue à ne plus lui laisserle moindre espoir. Soyez homme ! soyez chré-tien ! Si votre foi vous recommande vraimentcette miséricorde, que vos paroles plutôt quevos actions attestent, sauvez-moi de cette mortaffreuse sans demander une récompense quitransformerait votre grandeur d’âme en un vilmarché.

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— Non, Rébecca, s’écria le fier templier seredressant, vous ne m’en imposerez pas ainsi !Si je renonce à ma renommée actuelle et àmon ambition pour l’avenir, j’y renoncerai paramour pour vous, et vous serez la compagnede ma fuite. Écoutez-moi, Rébecca, continua-t-il en radoucissant de nouveau sa voix ; l’An-gleterre, l’Europe ne sont pas tout l’univers ; ily a des sphères qui nous sont ouvertes, assezvastes même pour mon ambition. Nous ironsen Palestine, où est Conrad, marquis de Mont-ferrat, mon ami, ami aussi dépourvu que moide ces scrupules extravagants qui entraventl’indépendance de notre raison. Nous nous li-guerons avec Saladin, plutôt que de supporterle dédain de ces fanatiques que nous mépri-sons. Je formerai de nouveaux plans, continua-t-il en arpentant de nouveau la chambre à pasprécipités ; l’Europe entendra retentir le passonore de l’homme qu’elle aura chassé de sonsein ! Les millions de croisés qu’elle envoie aucarnage ne peuvent faire autant pour la dé-

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fense de la Palestine ; les sabres de milliers deSarrasins ne peuvent s’ouvrir une voie aussilarge dans cette terre pour laquelle les peuplesluttent entre eux que le feront la valeur et lapolitique de Bois-Guilbert et de ses frères, qui,en dépit de ce vieux bigot, me resteront fidèlesdans le bien comme dans le mal. Tu serasreine, Rébecca. Sur le mont Carmel, nous élè-verons le trône que mon bras aura conquispour toi, et j’échangerai contre un sceptre lebâton de commandement que j’ai si longtempsdésiré.

— C’est un rêve, reprit Rébecca, un rêve fri-vole de la nuit ; mais, quand ce serait une réa-lité, ma résolution n’en serait pas moins ferme.Il me suffit de vous dire que jamais je ne par-tagerai cette puissance avec vous. Je ne tienspas si peu aux liens de ma nation et à ma foireligieuse que je puisse estimer l’homme quiconsentirait à se parjurer et à répudier les de-voirs de l’ordre dont il est membre, afin depouvoir satisfaire une passion désordonnée

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pour la fille d’un autre peuple. Ne mettez pasun prix à ma délivrance, sire chevalier. Ne ven-dez pas une action généreuse ; protégez l’op-primée par esprit de charité et non pas parun sentiment d’égoïsme. Courez au pied dutrône d’Angleterre ; Richard écoutera mon ap-pel contre ces hommes sanglants.

— Jamais, Rébecca ! s’écria le templier fiè-rement ; si je renonce à mon ordre, ce serapour toi seule. L’ambition me restera si tu re-pousses mon amour ; je n’aurai pas tout à re-gretter à la fois. Baisser la tête devant Ri-chard ? demander une grâce à ce cœur or-gueilleux ? Jamais, Rébecca, jamais je ne met-trai dans ma personne l’Ordre du Temple à sespieds ! Je puis abandonner mon ordre, mais jene veux ni le dégrader ni le trahir.

— Que Dieu me vienne en aide, alors,s’écria Rébecca, puisque le secours del’homme est impossible à espérer !

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— C’est la vérité, reprit le templier, car,tout orgueilleuse que tu es, tu as trouvé enmoi ton égal. Si j’entre dans la lice, la lanceen arrêt, ne pense pas qu’aucune considérationhumaine puisse m’empêcher de déployer maforce, et songe alors à ton destin : mourir de lamort effroyable du dernier des criminels, êtreconsumée dans un bûcher en flammes, êtrerendue aux éléments dont nos corps sont simystérieusement composés. Il ne restera pasun atome de ce corps gracieux pour que nouspuissions dire : « C’est ici que fut la vie et lemouvement ! » Rébecca, ce n’est pas au cœurde la femme à soutenir un pareil tableau. Tu terendras à mes prières.

— Bois-Guilbert, répondit la juive, tu neconnais pas le cœur des femmes ; jusqu’ici, tun’en as jamais connu d’autres que celles quiont perdu tes meilleurs sentiments ; je te dis,orgueilleux templier, que, dans les plus san-glantes batailles, tu n’as jamais déployé plus decourage que n’en ont montré les femmes dé-

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vouées à la souffrance par l’affection ou par ledevoir. Je suis moi-même une femme délicate-ment élevée, faible, craintive et épouvantée dela douleur ; cependant, quand nous entreronsdans les lices fatales, vous pour combattre etmoi pour souffrir, je suis fermement convain-cue que mon courage s’élèvera plus haut quele vôtre. Adieu ! je n’échangerai plus avec vousde paroles inutiles ; le temps qui reste sur cetteterre à la fille de Jacob doit être autrementemployé. Il faut qu’elle cherche le consolateurqui cache son visage à son peuple, mais quiouvre toujours l’oreille aux cris de ceux quil’implorent avec sincérité et confiance.

— Eh quoi ! faut-il donc nous séparer ainsi !s’écria le templier après un moment de silence.Plût au Ciel que nous ne nous fussions jamaisrencontrés, ou que tu eusses été noble de nais-sance, et de religion chrétienne ! Juste Ciel !quand je te regarde et que je songe où nous de-vons encore nous rencontrer, je me laisse al-ler au désir d’être un fils de ta nation dégradée,

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de ne connaître que les lingots et les shekelsau lieu de la lance et du bouclier, la tête cour-bée devant le dernier des seigneurs, et n’ayantle regard terrible que pour le débiteur qui nepourrait me payer. Oui, Rébecca, je voudraisêtre juif, pour vivre près de toi et pour échap-per à l’horrible part que je dois prendre à tamort.

— Vous venez de peindre le juif, reprit Ré-becca, tel que l’a fait la persécution de ceuxqui vous ressemblent. Le Ciel, dans sa colère,l’a chassé de son pays ; mais l’industrie lui aouvert le seul chemin à l’opulence et au pou-voir que l’oppression n’ait pu lui fermer. Lisezl’histoire passée du peuple de Dieu, et dites-moi si ceux par qui Jéhovah a fait tant de mi-racles parmi les nations étaient alors un peupled’avares et d’usuriers ? Sachez aussi, or-gueilleux chevalier, que nous comptons parminous des noms glorieux près desquels la no-blesse du Nord est comme l’humble courgecomparée au cèdre ; des noms qui remontent à

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ces temps radieux où la présence divine faisaittrembler le siège de la miséricorde entre leschérubins. La splendeur de ces noms illustresne tire son origine d’aucun prince terrestre,mais de cette voix auguste qui a ordonné àleurs pères de s’approcher de la vision céleste.Tels étaient les princes de la maison de Jacob.

La figure de Rébecca brillait d’un feu divin,tandis qu’elle exaltait ainsi l’ancienne gloire desa race ; mais elle pâlit en ajoutant avec unsoupir :

— Tels étaient les princes de Juda, maistels ils ne sont plus ! Ils sont foulés aux piedscomme le gazon fauché et mêlé avec la fangedes grandes routes. Et cependant il s’en trouveencore parmi eux qui ne démentent en rienleur illustre origine, et telle sera la fille d’Isaac,fils d’Adonikam. Adieu ! je n’envie pas vos hon-neurs achetés au prix du sang ; je n’envie pasvos ancêtres barbares, ces païens du Nord ;je n’envie pas votre foi, qui est constamment

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dans votre bouche, mais jamais dans votrecœur ni dans vos actions.

— De par le Ciel ! il y a un sort sur moi,s’écria Bois-Guilbert, et je suis presque tentéde croire que cet imbécile de Beaumanoir a ditla vérité ! Il y a quelque chose de surnatureldans la répugnance que j’éprouve à me séparerde toi, charmante fille, ajouta-t-il en se rappro-chant d’elle d’un air respectueux, si jeune, sibelle, si indifférente à la mort, et cependantcondamnée à mourir dans les tortures et l’in-famie ! Qui pourrait ne pas déplorer ton sort ?Les larmes que ces paupières n’avaient passenties depuis vingt ans inondent mes yeuxlorsque je te contemple. Mais c’en est fait, rienne peut maintenant te sauver la vie. Toi et moi,nous ne sommes que les instruments aveuglesd’une fatalité irrésistible qui nous entraînecomme deux vaisseaux poussés l’un versl’autre par la tempête, qui se heurtent, sebrisent et périssent. Pardonne-moi du moins,et séparons-nous comme se séparent des amis.

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J’ai vainement essayé de fléchir ta résolu-tion, et la mienne est inébranlable comme unarrêt du destin.

— C’est ainsi, reprit Rébecca, que leshommes rejettent sur le destin les suites deleurs passions et de leurs fautes. N’importe !je vous pardonne, Bois-Guilbert, bien que voussoyez l’auteur de ma mort prématurée. Votreesprit était élevé et capable de nobles choses ;mais c’est le jardin du paresseux : les mau-vaises herbes l’ont envahi et y ont étouffé labelle fleur si vitale et si salutaire.

— Oui, répondit le templier, je suis tel quetu m’as dépeint : ignorant, indomptable et fier ;mais c’est ce qui m’a élevé parmi une foule desots et de bigots et m’a fait atteindre le carac-tère éminent qui me place au-dessus d’eux. J’aiété depuis mon berceau un enfant des com-bats, ambitieux dans mes vues, d’uneconstance inflexible à les poursuivre. Tel je se-rai toujours : fier, inflexible et constant, et le

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monde en verra des preuves ! Mais me par-donnes-tu, Rébecca ?

— Aussi volontiers que jamais victime aitpardonné à son bourreau.

— Adieu donc ! dit le templier. Et il se pré-cipita hors de l’appartement. Le précepteur Al-bert attendait impatiemment dans unechambre voisine le retour de Bois-Guilbert.

— Tu as tardé longtemps ! s’écria-t-il ;j’étais comme étendu sur un lit de fer rouge. Sile grand maître ou son espion Conrad étaientvenus ici, j’aurais payé cher ma complaisance.Mais qu’as-tu, mon frère ? Ton pas chancelle,ton front est aussi sombre que la nuit. Es-tubien portant, Bois-Guilbert ?

— Oui, répondit le templier, aussi bien quele misérable qui est condamné à mourir dansune heure. Mais non, je ne suis pas à moitiéaussi bien ; car il y a des gens qui dans cet étatdéposent la vie comme un vêtement usé. Par leCiel ! Malvoisin, cette fille m’a presque désar-

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mé. Je suis presque résolu à aller trouver legrand maître, à abjurer l’ordre à sa barbe et àrefuser de remplir le rôle brutal que sa tyranniem’impose.

— Tu es fou, répondit Malvoisin ; tu nepourras que te perdre sans avoir une seulechance de sauver la vie à cette juive qui paraîtt’être si précieuse. Beaumanoir nommera unautre templier pour te remplacer, et l’accuséepérira aussi sûrement que si tu avais accepté ledevoir qui t’était prescrit.

— C’est faux ! Je prendrai les armes poursa défense, répondit le templier avec orgueil ;et, si je le fais, je pense, Malvoisin, que tu neconnais personne dans l’ordre capable de gar-der la selle sous la pointe de ma lance.

— Soit ! Mais tu oublies, dit le prudentconseiller, que tu n’auras ni le loisir ni l’occa-sion d’exécuter ce projet insensé. Va trouverLucas de Beaumanoir, et dis-lui que tu as re-noncé à ton vœu d’obéissance, tu verras com-

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bien d’heures de liberté te laissera le vieux des-pote. De telles paroles seront à peine sortiesde tes lèvres, que tu seras jeté à cent piedssous terre, dans le donjon de la préceptorerie,en attendant que tu sois jugé comme chevalierapostat. Ou bien, s’il persiste à te croire pos-sédé, tu auras en partage la paille, les chaîneset les ténèbres dans quelque couvent éloigné,tu seras étourdi d’exorcismes et trempé d’eaubénite afin de chasser le malin esprit qui te do-mine. Tu dois paraître dans la lice, Brian ; sansquoi, tu es un homme perdu et déshonoré.

— Je fuirai sans parler au grand maître,s’écria Bois-Guilbert ; je gagnerai quelque payslointain où la folie et le fanatisme n’aient pasencore pénétré. Pas une goutte de sang decette intéressante créature ne sera répanduede mon aveu.

— Tu ne peux plus fuir ! s’écria le précep-teur ; tes emportements ont excité les soup-çons, et l’on ne te permettra pas de sortir de la

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préceptorerie. Va en faire l’essai. Présente-toià la porte de sortie, ordonne que le pont soitbaissé, et vois quelle réponse tu recevras. Tuparais surpris et offensé ; mais n’est-ce pas cequi pouvait être fait de mieux pour toi ? Suppo-sons que tu parviennes à prendre la fuite. Ques’ensuivrait-il, sinon ta dégradation de cheva-lier, le déshonneur de tes ancêtres et la pertede ton rang ? Songes-y, mon ami, où tes vieuxcompagnons d’armes cacheront-ils leur frontquand Brian de Bois-Guilbert, la meilleurelance des templiers, aura été proclamé lâche etfélon au milieu des huées du peuple assemblé ?Quel deuil pour la Cour de France ! Avec quellejoie l’altier Richard apprendrait la nouvelle quele chevalier qui a osé lui résister en Palestine,et qui a presque obscurci sa renommée, a sa-crifié son nom et son honneur pour une juivequ’il n’a pas même sauvée par ce sacrifice.

— Malvoisin, dit le chevalier, je te remer-cie, tu viens de toucher la corde qui fait vibrermon cœur le plus aisément ! Advienne que

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pourra ! On n’accolera jamais les épithètes defélon et de déloyal au nom de Bois-Guilbert.Plût à Dieu que Richard ou quelqu’un de sesfavoris anglais si vantés parût dans ces lices !Mais elles resteront vides, personne ne voudrarisquer de rompre une lance pour une fille in-nocente et abandonnée !

— Tant mieux pour toi s’il en est ainsi, re-prit le précepteur ; si aucun champion ne seprésente, ce ne sera pas par toi que la mal-heureuse fille mourra, mais par la sentence dugrand maître, qui seul sera répréhensible, etqui se fera gloire de cet événement commed’une action louable et digne d’admiration.

— C’est vrai, répondit Bois-Guilbert ; si au-cun champion ne se présente, je ne suis plusqu’une partie du spectacle, à cheval il est vraidans les lices, mais n’ayant aucune part à cequi devra suivre.

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— Pas la moindre, continua Malvoisin, pasplus que l’image de saint Georges, quand ellefait partie d’une procession.

— Eh bien ! je reprends ma résolution, ré-pliqua l’orgueilleux templier. Elle m’a méprisé,repoussé, outragé ; pourquoi lui sacrifierais-jel’estime dont je jouis dans l’opinion de mesconfrères ? Malvoisin, j’apparaîtrai dans la lice.

À ces mots, il sortit de l’appartement, suividu précepteur, qui voulait le surveiller et lefortifier dans sa résolution ; car il prenait unvif intérêt à la renommée de Bois-Guilbert. Ils’attendait bien à faire son profit de la pro-motion du chevalier à la dignité suprême del’ordre, sans compter l’avancement dont Mont-fichet lui avait donné l’espoir, sous la conditionqu’il contribuerait à la condamnation de lamalheureuse Rébecca. Cependant, quoique encombattant les sentiments de compassion aux-quels son ami était près de céder, il eut sur luitout l’avantage que possède un caractère as-

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tucieux, posé et égoïste, sur un homme agitépar des passions violentes et opposées. Il falluttout l’artifice de Malvoisin pour maintenirBois-Guilbert dans le parti qu’il venait deprendre. Il fut obligé de le garder de près pourl’empêcher de renouveler ses projets de fuite,et pour intercepter toute communication entrele grand maître et lui, de peur qu’il ne s’ensuivîtun éclat scandaleux. Il fut encore obligé de ré-itérer de temps en temps tous les argumentsdont il s’était servi pour prouver que, en se pré-sentant comme champion dans cette occasion,Bois-Guilbert suivait la seule voie par laquelleil pût se sauver de la dégradation et de la hontesans influer en aucune manière sur le destin deRébecca.

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Chapitre XL.

Quand le chevalier noir, car il faut re-prendre la suite de ses aventures, eut quitté leTrysting tree(45) du généreux outlaw, il se ren-dit à une maison religieuse des environs, ap-pelée le monastère de Saint-Botolph, où Ivan-hoé blessé avait été transporté après la prisedu château, sous la conduite du fidèle Gurth etdu magnanime Wamba. Il n’est pas nécessaire,quant à présent, de dire ce qui se passa dansl’intervalle entre Wilfrid et son libérateur ; ilnous suffit de dire que, après une longue etgrave conférence, des courriers furent dépê-chés par le prieur dans plusieurs directions ;que, le lendemain matin, le chevalier noir sedisposa à se remettre en route, accompagné dubouffon Wamba, qui devait lui servir de guide.

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— Nous nous retrouverons, dit-il à Ivanhoé,à Coningsburg, au château d’Athelsthane,puisque c’est là que ton père Cédric se proposede tenir le banquet funèbre pour son noble pa-rent. Je désire voir réunis tes amis saxons, sireWilfrid, afin de les connaître mieux que je nel’ai fait jusqu’à présent ; tu m’y rejoindras, et jeprendrai sur moi la tâche de te réconcilier avecton père.

Ce disant, il fit des adieux affectueux àIvanhoé, qui exprima le désir le plus ardent desuivre son libérateur. Mais le chevalier noir nevoulut point y consentir.

— Repose-toi aujourd’hui ; à peine auras-tuassez de force pour te mettre en route demain.Je ne veux d’autre guide que le fidèle Wamba,qui jouera près de moi le rôle de prêtre ou debouffon, selon l’humeur où je me trouverai.

— Moi, dit Wamba, je vous suivrai de toutmon cœur. Je suis curieux de voir le banquetdes funérailles d’Athelsthane ; car, si ce ban-

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quet n’est pas complet, il sortira de la tombepour gronder le cuisinier, le maître d’hôtel etl’échanson, et ce serait un spectacle digned’être vu. Je me reposerai toujours, messirechevalier, sur Votre Valeur pour faire mes ex-cuses auprès de mon maître Cédric, dans le casoù mon esprit me ferait défaut.

— Et comment voudrais-tu, sire bouffon,que ma valeur réussît, lorsque ton esprit resteen route ? Réponds à cette question, dit le che-valier.

— L’esprit, sire chevalier, répliqua le bouf-fon, peut faire beaucoup. C’est un drôle vif, in-telligent, qui voit le côté faible de son voisin, etqui sait bien se mettre à l’abri du vent lorsqueles passions soufflent avec violence. Mais lavaleur est une gaillarde qui renverse tout de-vant elle ; qui rame contre le vent et contre lamarée et va droit au but. Ainsi donc, digne etbon chevalier, tandis que je profiterai du beautemps qui donne un caractère débonnaire à

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mon maître et seigneur, je m’en rapporterai àvous pour venir à mon aide en cas de tempête.

— Sire chevalier du cadenas, puisque c’estvotre bon plaisir de vous appeler ainsi, ditIvanhoé, je crains que vous n’ayez choisi un sotjaseur et importun pour vous servir de guide.Mais il connaît tous les sentiers de la forêtaussi bien que le meilleur chasseur qui la fré-quente ; et le pauvre fou, comme vous avez pule voir, est fidèle comme l’acier.

— Eh mais ! s’écria le chevalier, s’il a l’in-telligence de me montrer ma route, je ne luien voudrai pas de chercher à l’égayer. Porte-toibien, gentil Wilfrid ; je te conseille de ne pasessayer de te mettre en route avant demain auplus tôt.

À ces mots, il présenta sa main à Ivanhoé,qui la pressa sur ses lèvres ; puis il prit congédu prieur, monta à cheval, et sortit du monas-tère avec Wamba pour son compagnon. Ivan-hoé les suivit des yeux jusqu’à ce qu’ils eussent

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disparu sous les ombres de la forêt environ-nante, puis il rentra dans le couvent.

Mais on venait à peine de chanter matines,qu’il fit demander à voir le prieur. Le vieillardaccourut en toute hâte et s’enquit anxieuse-ment de l’état de sa santé.

— Elle est meilleure, répondit le convales-cent, que ma plus douce espérance n’auraitpu le prévoir ; il faut ou que ma blessure aitété plus légère que l’effusion du sang ne mele fait supposer, ou que ce baume ait produitune guérison miraculeuse. Il me semble queje pourrais revêtir mon corselet, et c’est à magrande joie ; car dans mon esprit surgissentdes pensées qui ne me permettent pas de res-ter ici dans une plus longue oisiveté.

— Que les saints nous préservent, réponditle prieur, de voir le fils du Saxon Cédric quitternotre couvent avant que ses blessures soientparfaitement cicatrisées ! Ce serait la honte denotre monastère, si je le permettais.

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— Et, de mon côté, je n’aurais aucun désirde quitter votre toit hospitalier, mon vénérablepère, ajouta Ivanhoé, si je ne me sentais enétat de supporter les fatigues du voyage, et sije n’étais forcé de me mettre en route sur-le-champ.

— Et qui peut nécessiter un départ aussiprompt ? demanda le prieur.

— N’avez-vous jamais, révérend père, ré-pondit le chevalier, senti comme une appré-hension d’un malheur prochain et dont vouscherchiez vainement à vous expliquer lacause ? Votre esprit, comme un paysage quele soleil éclaire, ne s’est-il jamais voilé tout àcoup d’obscurs nuages, précurseurs d’une tem-pête prochaine ? Et ne pensez-vous pas queces pressentiments de l’âme méritent notre at-tention comme des avis qui proviennent de nosanges tutélaires ?

— Je ne puis nier, répondit le prieur, que depareilles choses ne soient arrivées et qu’elles

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ne viennent du Ciel ; mais, en ce cas, ces ins-pirations avaient un but utile et évident. Mais,toi, blessé comme tu l’es, à quoi te servirait desuivre les pas de celui que tu ne pourrais se-courir, dans le cas où il serait attaqué ?

— Prieur, dit Ivanhoé, tu te trompes ; jesuis assez fort pour échanger un coup de lanceavec quiconque me défierait à un tel jeu. Mais,quand il en serait autrement, ne saurais-je paslui venir en aide dans son danger par d’autresmoyens que la force des armes ? Il n’est quetrop certain que les Saxons n’aiment pas larace normande ; et qui sait ce qui peut arrivers’il se présente parmi eux quand leurs cœurssont irrités par la mort d’Athelsthane, et leurstêtes échauffées par les excès auxquels ils vonts’abandonner ? Je regarde son arrivée au mi-lieu d’eux, dans un tel moment, comme trèsdangereuse, et je suis résolu à partager ou àdétourner le péril ; c’est pourquoi je te deman-derai de me procurer quelque palefroi qui ait lepas plus doux que celui de mon destrier.

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— Bon ! bon ! répondit le digne ecclésias-tique, vous aurez ma propre mule ; elle esthabituée à l’amble, et je voudrais qu’elle eûtle pas aussi doux que le genet de l’abbé deSaint-Alban. Je puis dire, pour rendre justice àMalkin, car c’est ainsi que je l’appelle, que, àmoins que vous ne chevauchiez sur le chevaldu jongleur qui danse parmi les œufs, vousne pourriez faire un voyage sur une créatureplus douce et plus gentille. J’ai composé surson dos plus d’une homélie pour l’édificationde mes frères du couvent et de beaucoup depauvres âmes chrétiennes.

— Je vous prie, révérend père, ajouta Ivan-hoé, de donner l’ordre que Malkin soit à l’ins-tant préparée, et faites dire à Gurth de m’ap-porter mes armes.

— Pourtant, gentil chevalier, dit le prieur,je vous prie de vous souvenir que Malkin neconnaît pas plus les armes que son maître,et que je ne garantis pas qu’elle supporte la

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vue de votre armure. Oh ! Malkin, je vous lepromets, est une bête prudente, qui refuserade porter un poids exorbitant. Je me rappellequ’une fois j’avais emprunté le Fructus tempo-rum au prieur de Saint-Bess : elle ne voulut pasbouger de la porte, jusqu’à ce que j’eusse rem-placé cet énorme livre par mon petit bréviaire.

— Fiez-vous à moi, mon père, reprit Ivan-hoé, je ne veux pas la surcharger d’un poidstrop lourd, et, si elle s’avise de lutter avec moi,elle n’y gagnera rien.

Cette réplique fut faite, pendant que Gurthfixait sur les talons du chevalier une paire delongs éperons dorés, capables de convaincretout cheval rétif que le meilleur parti était de sesoumettre à la volonté de son cavalier.

Les mollettes profondes et aiguës dont lestalons d’Ivanhoé étaient maintenant armésfirent repentir le digne prieur de sa complai-sance, et il s’écria :

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— Gentil chevalier, j’y pense maintenant.Malkin ne supporte pas l’éperon ; vous feriezmieux d’attendre la jument de notre pour-voyeur, qui est là-bas à la grange, et qu’onpourrait avoir dans une heure au plus tard ; ellesera plus traitable, vu qu’elle a l’habitude decharrier notre bois d’hiver et qu’elle ne mangejamais de grain.

— Je vous remercie, mon révérend père,mais je m’en tiendrai à votre première offre,d’autant plus que j’aperçois Malkin à la porte.Gurth portera mon armure, et, quant au reste,comptez que, comme je ne surchargerai pas ledos de Malkin, elle ne vaincra pas ma patience.Et maintenant, adieu !

Ivanhoé descendit les escaliers plus promp-tement et plus facilement que ne le promettaitsa blessure, et se jeta sur le genet, impatientd’échapper aux importunités du prieur, qui lesuivait d’aussi près que le permettaient son âgeet son obésité, tantôt chantant les louanges de

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Malkin, et tantôt recommandant au chevalierde la traiter avec douceur.

— Cette bête est à l’âge le plus dangereux,tant pour les jeunes filles que pour les juments,s’écria le vieillard en riant de sa plaisanterie,car elle entre à peine dans sa quinzième année.

Ivanhoé, qui avait autre chose à faire quede discuter les mérites d’un palefroi, ne prêtaqu’une oreille distraite aux conseils et aux plai-santeries facétieuses du prieur ; il sauta sur sajument et ordonna à son écuyer (car Gurth senommait déjà ainsi) de se tenir à côté de lui.Il suivit la trace du chevalier noir dans la fo-rêt, pendant que le prieur se tenait à la portedu couvent et s’écriait :

— Sainte Marie ! comme ces hommes deguerre sont prompts et impétueux ! Je suis fâ-ché de lui avoir confié Malkin, car, percluscomme je le suis par les rhumatismes, je seraisbien embarrassé s’il lui arrivait malheur. Et ce-pendant, dit-il par un retour sur lui-même,

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comme je n’épargnerais pas mes membrespour la bonne cause de la vieille Angleterre,il faut bien que Malkin coure aussi ses risquesdans la même aventure, et il se pourra plustard qu’on juge notre pauvre maison digne dequelque magnifique récompense. Peut-être en-verront-ils au vieux prieur un petit bidet à al-lure douce. Et, s’ils ne font rien de tout cela, carles grands seigneurs oublient souvent les ser-vices des petits, je m’estimerai encore assez ré-compensé d’avoir fait ce qui est bien. Mais voi-ci l’heure d’appeler les frères au réfectoire pourdéjeuner. Ah ! je sais bien qu’ils entendent cetappel plus joyeusement que celui des prières etdes matines…

Le prieur de Saint-Botolph rentra aussi toutclopinant au réfectoire, afin de présider à ladistribution de la morue et de l’ale qui devaientcomposer le déjeuner des frères.

Il se mit à table d’un air important, laissaéchapper plus d’un mot obscur sur les béné-

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fices que le couvent pouvait espérer et sur lesgrands services rendus par lui-même àd’illustres personnages. Ces insinuations àtoute autre heure n’auraient pas manqué d’atti-rer l’attention ; mais la morue était très salée,l’ale assez bonne et les mâchoires des frèresétaient trop occupées pour qu’ils se servissentde leurs oreilles, de sorte qu’aucun desmembres de la confrérie ne se laissa cha-touiller par les insinuations mystérieuses deson supérieur, si ce n’est le père Diggory, qui,pris d’un violent mal de dents, ne pouvait man-ger que d’un côté de la bouche. Pendant cetemps le chevalier noir et son joyeux guides’avançaient à loisir dans les replis de la forêt ;tantôt le bon chevalier fredonnait en lui-mêmela chanson de quelque troubadour amoureux,et tantôt il excitait par ses questions le babil deson guide ; de sorte que leur dialogue se com-posait d’un mélange bizarre de chansons et debadinages, dont nous voudrions pouvoir don-ner une idée à nos lecteurs.

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Qu’on se représente donc ce chevalier telque nous l’avons déjà dépeint : vigoureux desa personne, ayant la taille haute, les épaulestrès larges, les os très développés, monté surun cheval de bataille noir et robuste, qui pa-raissait fait exprès pour porter son poids, tantson allure était aisée. La visière de son casqueétait levée pour faciliter sa respiration, mais lamentonnière en était fermée ; de sorte que sestraits ne pouvaient se distinguer qu’imparfaite-ment. On voyait pourtant ses joues pleines etvermeilles, quoique brunies par le soleil, et sesgrands yeux bleus et étincelants qui brillaientsous l’ombre obscure de sa visière ; l’extérieurdu champion exprimait dans l’ensemble de sesgestes et de son maintien une gaieté insou-ciante, un esprit aussi peu porté à craindrele danger que prompt à le défier quand il seprésentait, et pour lequel cependant le dangerétait une pensée familière, puisque la guerre etles aventures composaient sa profession.

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Le bouffon portait comme d’habitude sonhabit fantasque ; mais les événements récentslui avaient fait adopter une flamberge tran-chante au lieu d’une épée de bois, avec un petitbouclier pour sa défense. Malgré sa professionpaisible, il s’était montré maître habile dansl’usage de chacune de ces armes pendant lesiège de Torquilstone.

À la vérité, ce qu’on remarquait de faibledans le cerveau de Wamba se composait prin-cipalement d’une sorte d’irritation nerveusequi ne lui permettait pas de rester longtempsdans la même place ou de s’attacher à une séried’idées fixes, quoiqu’il eût toute l’aptitude dé-sirable pour s’acquitter d’une tâche de peu dedurée ou pour saisir et comprendre ce qui frap-pait son attention.

Or, pendant qu’il se tenait à cheval, on levoyait constamment se balancer en avant et enarrière, tantôt sur le cou de l’animal, tantôt sursa croupe ; tantôt s’asseyant les deux jambes

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d’un côté, et tantôt se mettant la figure contrela queue, rêvant, faisant la moue, mille gesteset mille singeries, jusqu’à ce que son palefroiprît ses caprices tellement à cœur, qu’il l’abat-tit tout de son long sur le gazon, accident quiamusa beaucoup le chevalier, mais qui forçason compagnon à chevaucher avec plus deprudence. Au moment où nous revenons à eux,ce couple joyeux s’était mis à chanter un virelaidans lequel le bouffon soutenait le refrain, pen-dant que le chevalier au cadenas récitait lescouplets.

Voici les paroles de la chansonnette :

LE CHEVALIER

Anna-Marie, mon amour, le soleil est levé. Anna-Marie, mon amour, le matin commence, le brouillardse dissipe et les oiseaux chantent. Anna-Marie, monamour, la matinée commence ; le chasseur tire de soncor des sons joyeux que répètent les échos de nos bois

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et de nos montagnes. Voici l’heure de se lever, Anna-Marie, mon amour.

WAMBA

Ô Tybalt, mon amour, ne m’éveille pas encore, tan-dis qu’autour de ma couche si douce, des songes plusdoux voltigent, qui sont les joies de la vie auprès deces visions du sommeil, ô Tybalt, mon amour ! Que lesoiseaux saluent de leurs chants le soleil qui perce lesbrouillards ; que le chasseur fasse résonner sur la col-line les sons aigus du cor, des sons plus doux, de plusdoux plaisirs animent mon sommeil. Mais ne crois pasque je rêve de toi, ô Tybalt, mon amour !

— Voilà une chanson charmante ! s’écriaWamba, aussitôt qu’ils eurent fini le derniercouplet, et je jure par ma marotte que la mo-rale en est jolie. J’avais coutume de la chanteravec Gurth, qui était mon compagnon de plai-sirs avant que, par la grâce de Dieu et de notremaître, il fût devenu rien de moins qu’unhomme libre. Un jour, on nous donna du bâton

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pour nous être tellement laissé aller au charmede cet air, que nous étions restés au lit deuxheures après le lever du soleil. Rien qu’en ysongeant, les os me font encore mal. Néan-moins, j’ai chanté la partie d’Anna-Marie pourvous être agréable, sire chevalier.

Le bouffon entonna ensuite un autre lai,une sorte de chanson comique, dans laquelle lechevalier, reprenant l’air, répondait en accom-pagnant Wamba.

LE CHEVALIER ET WAMBA

Trois joyeux compagnons sont arrivés du sud, del’ouest et du nord. Mes amis, chantons à la ronde, pourconquérir la veuve de Wycombe. Où est la veuve quipourrait leur dire non ?

Le premier était un chevalier, et il venait de Ty-nedale ; mes amis, chantons à la ronde ; et ses aïeuxétaient gens de grande renommée. Où est la veuve quipourrait lui dire non ?

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De son père le laird, de son oncle le squire, il van-tait le renom dans ses chansons et dans ses rondes ;mais elle le renvoie à son feu de tourbe, car elle est laveuve qui lui dira non.

WAMBA

L’autre qui vient après affirme en jurant… Gaie-ment chantons à la ronde… qu’il est gentilhomme,Dieu le sait, et que son lignage est de Galles ; et où estla veuve qui pourrait lui dire non ?

Sir David ap Morgem ap Grifith ap Tado ap Rice.Tous ces noms entrent dans sa ronde. « Ah ! tant denoms, dit-elle, c’est trop peu pour une veuve… » Et leGallois reprit le chemin de ses montagnes.

Alors vint un fermier, un gros fermier de Kent.Joyeusement chantons à la ronde. Il parla à la veuvede bestiaux et de rentes. Où est la veuve qui pourraitlui dire non ?

ENSEMBLE

Ainsi le chevalier et le squire sont tous deux laissésà la porte pour y chanter leur ronde. Pour un fermier

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de Kent et une rente annuelle, une veuve jamais nepourra dire non.

— Je voudrais, Wamba, s’écria le chevalier,que notre hôte du Trysting tree, ou le joyeuxfrère son chapelain, pût entendre ta chanson-nette à la louange du franc yeoman de Kent.

— Et moi, je ne le voudrais pas, dit Wamba,sans le cor qui est suspendu à votre baudrier.

— Oui, reprit le chevalier, c’est un gage dela bonne amitié de Locksley, quoique je douteen avoir besoin. Trois sons sur ce cor, m’a-t-ilassuré, feraient accourir autour de nous une jo-lie bande de ces honnêtes yeomen.

— Je serais tenté de dire que le Ciel nous endéfende, s’écria le bouffon, si je ne voyais quece beau présent est un gage qu’ils nous laisse-ront passer tranquillement.

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— Comment ! que veux-tu dire ? s’écria lechevalier ; penses-tu que, sans ce gage d’ami-tié, ils pourraient nous assaillir ?

— Quant à moi, je ne dis rien, répliquaWamba ; car les arbres verts ont des oreillesaussi bien que les murailles de pierre. Mais,dites-moi, sire chevalier, pouvez-vous me ré-pondre à ceci : Quand vaut-il mieux avoir sacruche à vin et sa bourse vides que pleines ?

— Ma foi ! jamais, je pense, répondit le che-valier.

— Vous mériteriez de n’avoir jamais ni l’uneni l’autre pleines en mains, pour avoir fait uneréponse aussi ingénue ! Il vaut mieux vidervotre cruche avant de la passer à un Saxon, etlaisser votre argent chez vous avant de voya-ger dans la forêt.

— Vous tenez donc nos amis pour des ban-dits ? demanda le chevalier au cadenas.

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— Je ne vous dis pas cela, gentil chevalier,reprit Wamba ; on peut soulager le cheval d’unpauvre homme en ôtant la cotte de maillesde son cavalier quand il a un long voyage àfaire ; et certainement on peut faire du bien àl’âme d’un homme en l’allégeant de ce qui estla source de tous les maux. Par conséquent, jene veux pas donner de nom injurieux à ceuxqui rendent de pareils services. Seulement, j’ai-merais mieux que ma cotte de mailles fût chezmoi et ma bourse dans ma chambre, quand jefais la rencontre de ces braves gens, parce quecela pourrait leur épargner quelque peine.

— Il est de notre devoir de prier pour eux,mon ami, malgré la belle réputation que tu leurfais.

— Je prierai pour eux de tout mon cœur, ré-pondit Wamba, mais au logis et non dans lesbois, comme l’abbé de Saint-Bees, qu’ils ontforcé de dire son bréviaire dans un arbre creuxen guise de stalle.

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— Dis ce que tu voudras, Wamba, répliquale chevalier, mais ces yeomen ont rendu à tonmaître Cédric un grand service à Torquilstone.

— Oui vraiment, répondit Wamba, maisc’était à la mode de leur trafic avec le Ciel.

— Leur trafic, Wamba ! qu’entends-tu parlà ? lui demanda son compagnon.

— Voici ce que j’entends, dit le bouffon ;ils établissent avec le Ciel une balance decomptes, comme notre vieux sommelier le fai-sait dans ses écritures, balance de comptesaussi juste que celle d’Isaac le juif avec ses dé-biteurs : comme lui, ils font de petites avanceset se font rendre de fortes sommes, supportantsans doute pour balance en leur faveur cetteusure sept fois multipliée que le texte sacré apermis aux prêts charitables.

— Expliquez ce que vous voulez dire par unexemple, répondit le chevalier ; je ne connaisrien aux chiffres ni aux intérêts.

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— Eh bien ! dit Wamba, puisque Votre Va-leur a l’entendement si dur, vous saurez queces honnêtes gens font la balance d’une bonneœuvre par une œuvre qui n’est pas tout à faitaussi louable. Ils donnent, par exemple, unecouronne à un frère mendiant contre cent be-sants dont ils ont dépouillé un gros abbé ; etils soulagent une pauvre veuve pour faire com-pensation d’une jeune fille avec laquelle ils ontbadiné dans la forêt.

— Laquelle de ces actions est la bonne ? la-quelle est la mauvaise ? interrompit le cheva-lier.

— Bonne plaisanterie, bonne plaisanterie !s’écria Wamba ; rien ne donne de l’espritcomme la compagnie de ceux qui en ont. Vousn’avez rien dit de si bon, vaillant chevalier,j’en suis sûr, quand vous chantiez vos vêpresbachiques avec ce gros ermite. Mais je conti-nue. Les joyeux enfants de la forêt bâtissentune chaumière, mais ils brûlent un château ;

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ils couvrent de chaume une petite chapelle etdépouillent une église ; ils délivrent un pauvreprisonnier et assassinent un shérif orgueilleux ;ou, pour ce qui nous regarde de plus près,ils donnent la liberté à un franklin saxon etbrûlent vif un Normand. Bref, ce sont de gentilsvoleurs et des brigands courtois ; cependant lebon moment pour les rencontrer, c’est quandleur balance n’est pas de niveau.

— Comment cela, Wamba ? demanda lechevalier.

— Parce qu’alors ils ont tant soit peu de re-mords de conscience et cherchent à se rac-commoder avec le Ciel. Mais, quand leurcompte est en règle, Dieu garde les premiersqu’ils rencontrent ! Je ne voudrais pas êtredans la peau du premier voyageur qui leurtombera sous la main ; après leur bonne actionde Torquilstone, il serait écorché sans pitié. Etcependant, ajouta Wamba s’approchant tout àfait du chevalier, il y a des compagnons qui

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sont bien plus dangereux encore pour les voya-geurs que la rencontre de nos outlaws.

— De qui voulez-vous parler ? car il n’y a niours ni loups dans ces alentours, dit le cheva-lier.

— Ma foi ! il y a les hommes d’armes deMalvoisin, s’écria Wamba ; et laissez-moi vousdire que, dans un temps de guerre civile, unedizaine de ces coquins vaut bien une bande deloups. C’est maintenant leur saison de récolte,et ils se trouvent renforcés des soldats qui sesont échappés de Torquilstone, de sorte que, sinous faisons la rencontre d’une bande de cesvauriens, il nous faudra payer pour nos faitsd’armes. Or, je vous le demande, gentil che-valier, que feriez-vous si nous en rencontrionsdeux ?

— Je clouerais les bandits contre terre avecma lance, Wamba, s’ils étaient assez hardispour nous attaquer.

— Mais s’ils étaient quatre ?

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— Ils auraient à boire à la même coupe, ré-pondit le chevalier.

— Mais encore, s’il y en avait six, continuaWamba, et que nous fussions, comme nous lesommes, deux hommes à peine, ne vous sou-viendriez-vous pas du cor de Locksley ?

— Quoi ! s’écria le chevalier, en sonnerpour demander du secours contre une ving-taine de ces racailles qu’un seul bon chevalierchasserait devant lui comme le vent chasse lesfeuilles desséchées !

— Eh bien ! alors, reprit Wamba, permet-tez-moi de regarder de plus près ce même cordont le souffle est si puissant.

Le chevalier ouvrit l’agrafe du baudrier etoffrit le cor à son compagnon, qui le suspenditaussitôt à son cou.

— Tra lira la, dit-il, tirant des sons de l’ins-trument, je connais ma gamme aussi bienqu’un autre.

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— Que veux-tu dire, drôle ? répondit lechevalier. Rends-moi le cor de chasse.

— Ne craignez rien, beau chevalier, il serabien gardé. Quand la valeur et la folie voyagentensemble, c’est à la folie de porter le cor, parceque c’est elle qui en sonne le mieux.

— Wamba, s’écria le chevalier noir, ceci dé-passe la permission. Garde-toi d’abuser de mapatience.

— Ne me poussez pas à bout non plus avecvos emportements, beau chevalier, reprit lebouffon en s’éloignant de quelques pas duchampion irrité ; sans quoi, la folie vous mon-trera les talons et laissera la valeur chercherson chemin par ces bois du mieux qu’il lui serapossible.

— Allons, tu as frappé juste, s’écria le che-valier, et, à vrai dire, je n’ai guère le temps deme disputer avec toi. Garde le cor si tu veux,mais continuons notre route.

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— Vous me promettez de ne pas me mal-traiter ? demanda Wamba.

— Je te le promets.

— Donnez-m’en votre parole de chevalier,continua Wamba se rapprochant avec beau-coup de précaution.

— Je t’en donne ma parole de chevalier, fouque tu es ! seulement, ne perdons pas de tempset avançons.

— C’est bien ; en ce cas, la valeur et la foliesont encore une fois bons compagnons, dit lebouffon en revenant franchement aux côtés duchevalier. Mais, en vérité, je n’aimerais pas uncoup de poing comme celui que vous avez don-né au moine gaillard et qui a fait rouler SaSainteté sur la prairie comme le roi des neufquilles ; et, maintenant que la folie porte le cor,je conseille à la valeur de se réveiller et de se-couer sa crinière ; car, si je ne me trompe pas,il y a là-bas, dans les broussailles, de la compa-gnie qui nous attend.

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— À quoi juges-tu cela ? demanda le cheva-lier.

— C’est que j’ai remarqué à deux ou troisreprises l’éclat d’un casque au milieu desfeuilles vertes ; si c’étaient d’honnêtes gens, ilseussent suivi le sentier ; mais ce taillis-là estune chapelle très convenable pour les clercs desaint Nicolas(46).

— Par ma foi ! dit le chevalier en fermant savisière, je crois que tu as raison.

Il était temps qu’il prît cette précaution, cartrois flèches partirent au même instant de l’en-droit suspect et le frappèrent à la tête et à lapoitrine ; l’une d’elles lui aurait percé le frontsi elle n’eût été détournée par la visière d’acier.Les deux autres furent arrêtées par son gorge-rin et par le bouclier suspendu à son cou.

— Merci, ma bonne armure ! s’écria le che-valier. Wamba, en avant sur eux ! Et il piquadroit au taillis.

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Six ou sept hommes d’armes s’élancèrent àsa rencontre, lance baissée. Trois des lancesle touchèrent et volèrent en éclats comme sielles eussent rencontré une tour d’airain. Lesyeux du chevalier noir semblaient lancer dufeu par les ouvertures de sa visière ; il se levasur ses étriers d’un air de dignité inexprimableet s’écria :

— Que signifie ceci, mes maîtres ?

Pour toute réponse, les hommes d’armes ti-rèrent leurs épées et l’attaquèrent de toutesparts en s’écriant :

— Mort au tyran !

— Ah ! saint Édouard ! ah ! saint Georges !s’écria le chevalier noir abattant un hommeà chaque invocation, avons-nous donc destraîtres ici ?

Ses adversaires, tout furieux qu’ils étaient,reculèrent devant un bras qui portait la mort àchaque coup, et la terreur qu’il inspirait sem-

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blait devoir suffire pour les mettre en fuite,quand un chevalier vêtu d’une armure bleue,qui jusque-là s’était tenu derrière les autres as-saillants, s’avança avec sa lance, et, dirigeantson coup, non contre le cavalier, mais contre lecheval, blessa mortellement le noble animal.

— Voilà un coup traîtreusement porté !s’écria le chevalier noir. Et, en même temps, lecoursier tomba à terre, entraînant son cavalieravec lui.

Ce fut dans ce moment même que Wambafit sonner le cor de chasse ; car tout ceci s’étaitpassé si rapidement, qu’il n’avait pas eu letemps de le faire plus tôt. Ce son inattendu fitencore reculer les assassins, et Wamba, toutimparfaitement armé qu’il était, n’hésita pas àaccourir vers le chevalier noir pour l’aider à serelever.

— Lâches et traîtres que vous êtes ! s’écriale cavalier aux armes bleues, qui semblait le

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chef des assaillants, fuirez-vous au seul sond’un cor sonné par un bouffon ?

Ranimés par ces paroles, les meurtriers seruèrent une seconde fois sur le chevalier noir,qui n’eut d’autre ressource que de s’adossercontre un chêne et de se défendre l’épée à lamain.

Le chevalier félon, qui avait pris une autrelance, épia le moment où son formidable anta-goniste se trouvait le plus vivement pressé, ets’élança sur lui dans l’espoir de le clouer contrel’arbre avec sa lance ; mais Wamba fit échouerson projet. Le bouffon, compensant par sonagilité la force qui lui manquait, et à peine ob-servé par les hommes d’armes acharnés sur unennemi plus important, réussit à arrêter le che-valier bleu dans sa carrière en coupant les jar-rets de son cheval d’un coup de revers de soncouteau de chasse. Homme et cheval roulèrentà terre. Mais la situation du chevalier au cade-nas n’en était pas moins précaire, serré de près

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comme il l’était par plusieurs hommes bien ar-més ; il commençait à se sentir fatigué par lesviolents efforts qu’il lui fallait faire pour se dé-fendre presque au même instant sur tant depoints, quand tout à coup une flèche étendità terre un de ses plus formidables assaillants,et une bande de yeomen sortit de la clairière,conduite par Locksley et le joyeux frère. Ceux-ci prirent immédiatement une part active dansla lutte et firent main basse sur tous les scélé-rats, qui jonchèrent bientôt la terre, morts oublessés mortellement.

Le chevalier noir rendit grâce à ses libéra-teurs avec une dignité qu’ils n’avaient pas re-marquée en lui lors de leur première rencontre,où ses manières leur avaient paru celles d’unrude soldat plutôt que d’un homme d’un rangsupérieur.

— Il m’importe beaucoup, dit-il, mêmeavant d’exprimer toute ma reconnaissance àmes bons amis, de découvrir, s’il est possible,

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quels ennemis m’ont ainsi assailli sans provo-cation. Ouvrez la visière de ce chevalier bleu,Wamba ; c’est, ce me semble, le chef de ces co-quins.

Le bouffon courut au chef des assassins,qui, meurtri par sa chute et embarrassé sousson coursier blessé, gisait sur le sol hors d’étatde fuir ou de résister.

— Allons, mon vaillant seigneur, dit Wam-ba, il faut que je sois votre armurier après avoirété votre écuyer. Je vous ai aidé à descendrede cheval ; maintenant, je vais vous débarras-ser de votre casque.

En parlant ainsi, il dénouait les attachessans grande cérémonie, et le casque du che-valier bleu roula sur l’herbe, laissant voir sousdes cheveux gris un visage que le chevalier aucadenas ne s’attendait pas à rencontrer en untel moment.

— Waldemar Fitzurze ! s’écria-t-il étonné,qui a pu exciter un seigneur de ton rang et de

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ton mérite à conduire une entreprise aussi in-fâme ?

— Richard, répondit le chevalier captif enlevant les yeux vers lui, tu connais peu l’espècehumaine si tu ne sais pas à quels excès l’ambi-tion et la vengeance peuvent conduire les filsd’Adam.

— La vengeance ! répondit le chevaliernoir. T’ai-je jamais offensé ? Qu’as-tu à vengersur moi ?

— Et ma fille, Richard, dont tu as dédaignéla main, n’est ce pas là une injure cruelle pourun Normand dont le sang est aussi noble que letien ?

— Ta fille ! répliqua le chevalier noir, ta fillecause d’une inimitié qui a eu une si sanglanteissue ! Reculez-vous, mes amis, je désire luiparler seul. Et maintenant, Waldemar Fitzurze,dis-moi la vérité. Qui t’a porté à ce forfait ?

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— Le fils de ton père, répondit Waldemar ;et, en agissant ainsi, il ne faisait que venger cepère de ta désobéissance envers lui.

Les yeux de Richard étincelèrent d’indigna-tion, mais son bon naturel maîtrisa ce mouve-ment. Il porta la main à son front et demeuraun instant à contempler la figure du baron bles-sé, dans les traits duquel on voyait la lutte del’orgueil et de l’humiliation.

— Tu ne me demandes pas grâce de la vie,Waldemar ? demanda le roi.

— Celui qui est sous la griffe du lion, répon-dit Fitzurze, sait qu’il n’a pas de merci à at-tendre.

— Reçois-la donc sans l’avoir demandée ;le lion ne se repaît pas des cadavres qu’il ren-contre. Je te donne la vie, mais à la conditionque, sous trois jours, tu auras quitté l’Angle-terre ; que tu iras cacher ton infamie dans tonchâteau normand, et que jamais un mot de tabouche ne révélera la part que Jean d’Anjou

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a pu avoir à cette trahison. Si tu es trouvésur le sol de l’Angleterre après le délai queje t’accorde, tu seras puni de mort ; ou si ja-mais tu dis un mot qui puisse porter atteinteà l’honneur de ma maison, je le jure par saintGeorges ! l’autel lui-même ne te sera pas unrefuge ; je te ferai pendre sur la tour de tonchâteau pour servir de pâture aux corbeaux.Donne un cheval à ce seigneur, mon braveLocksley ; car je vois que tes archers ont prisceux qui étaient restés sans maîtres, et laisse-le partir sain et sauf.

— Si je ne pensais pas que j’entends unevoix dont il ne faut pas disputer les ordres, ré-pondit le yeoman, j’enverrais une flèche à cescélérat, et elle lui épargnerait la fatigue d’unlong voyage.

— Tu portes un cœur anglais, Locksley, ditle chevalier noir, et c’est à ton bon droit quetu juges qu’il est de ton devoir d’obéir à mesordres. Je suis Richard d’Angleterre.

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À ces mots, prononcés d’un ton de voix ma-jestueux qui convenait au rang élevé et au ca-ractère non moins distingué de Cœur-de-Lion,tous les yeomen s’agenouillèrent devant lui,prêtèrent serment de fidélité, et implorèrent lepardon de leurs offenses.

— Levez-vous, mes amis, leur dit Richardd’un ton gracieux, en les regardant d’un air quiprouvait que sa bonne humeur habituelle avaitdéjà dompté la violence de son emportement.

Ses traits ne conservaient plus aucunemarque de la lutte désespérée et si récentequ’il venait de soutenir, sauf la rougeur pro-duite par la fatigue.

— Relevez-vous, continua-t-il, mes amis ;vos méfaits, soit dans la forêt, soit dans la cam-pagne, ont été expiés par les services loyauxque vous avez rendus à mes sujets oppriméssous les murs de Torquilstone, et par le secoursque vous avez apporté aujourd’hui à votre sou-verain. Levez-vous, mes vassaux, et soyez à

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l’avenir de loyaux sujets. Et quant à toi, braveLocksley…

— Ne me nommez plus Locksley, monsei-gneur ; je dois me faire connaître sous le nomque la renommée aura, je le crains, trop large-ment répandu pour n’avoir pas été porté mêmejusqu’à votre oreille royale. Je suis RobinHood, de la forêt de Sherwood.

— Le roi des outlaws, le prince des bonscompagnons ! s’écria Richard. Qui n’a pas en-tendu citer un nom qui a été porté jusqu’en Pa-lestine ? Mais sois assuré, brave outlaw, qu’au-cune action commise pendant notre absence etpendant les temps de troubles qui en ont été lasuite ne sera rappelée contre toi.

— C’est ce que dit le proverbe, s’écria Wam-ba, qui plaçait partout son mot, mais dont leton, cette fois, était moins pétulant que de cou-tume :

Lorsque les chats sont partis,C’est la fête des souris.

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— Eh quoi ! Wamba, tu es là ? dit Richard. Ily a si longtemps que je n’avais entendu ta voix,que je pensais que tu avais pris la fuite.

— Moi, prendre la fuite ! s’écria Wamba ;quand voit-on jamais la folie se séparer de lavaleur ? Voilà le trophée de mon épée, ce bravehongre gris, que je serais bien content de re-voir sur ses jambes, à condition que son maîtreeût les jarrets coupés à sa place. Il est vraique j’ai d’abord pris un peu de terrain, car unejaquette bigarrée ne soutient pas aussi bienles pointes de lance qu’une armure d’acier ;mais, si je n’ai pas combattu à la pointe del’épée, vous avouerez que j’ai bravement sonnéla charge.

— Et tu l’as fait fort à propos, honnêteWamba, répliqua le roi ; ton bon service ne se-ra pas oublié.

— Confiteor ! confiteor ! s’écria d’un tonplein de soumission une autre voix près du roi ;je suis au bout de mon latin ; mais je reconnais

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ma trahison capitale, et j’implore l’absolutionavant d’être mené à la potence !

Richard tourna les yeux et aperçut, à ge-noux, le joyeux frère disant son rosaire, tandisque son bâton à deux bouts, qui n’était pas res-té oisif pendant l’escarmouche, était près de luisur le gazon. Il avait tâché de donner à sa phy-sionomie l’expression qu’il avait crue la pluspropre à exprimer, selon lui, un profond re-pentir, ses yeux étant relevés et les coins desa bouche rabattus, selon le mot de Wamba,comme les glands à l’ouverture d’une bourse.Cependant cette gravité extérieure et cette af-fectation d’extrême repentir se trouvaient sin-gulièrement contredites par une expressionnarquoise qui se nichait dans ses gros traits etqui semblait dire que ses craintes et son humi-lité étaient également hypocrites.

— Pourquoi cet air abattu, fou prêtre que tues ? demanda Richard ; as-tu peur que ton dio-césain n’apprenne avec quelle fidélité tu sers

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Notre-Dame et saint Dunstan ? Allons, bravehomme, ne crains rien ; Richard d’Angleterrene trahit pas le secret confié par-dessus lacruche.

— Non, mon très gracieux souverain, ré-pondit l’ermite (bien connu dans l’histoire deRobin Hood sous le nom de frère Tuck) ; cen’est pas la crosse que je crains, c’est lesceptre. Hélas ! faut-il que mon poignet sacri-lège ait jamais été appliqué sur l’oreille del’oint du Seigneur !

— Ah ! ah ! reprit Richard, tu penses encoreà cela ? En vérité, j’avais oublié la gourmade,bien que mon oreille en ait ressenti de la cha-leur pendant tout un jour. Mais, si le coup aété donné de bonne grâce, j’en appelle auxbraves qui m’entourent, il n’a pas été moinsbien rendu ; ou si tu crois que je te doive en-core quelque chose, et si tu veux recevoir unsecond compliment…

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— Nullement, nullement, répliqua le frèreTuck, vous m’avez rendu le mien avec usure.Puisse Votre Majesté payer toujours ses dettesaussi amplement !

— Si je le pouvais faire avec des gour-mades, dit le roi, mes créanciers n’auraient paslieu de voir la caisse vide.

— Et cependant, continua le frère repre-nant son visage d’une gravité empruntée, je nesais quelle pénitence je devrai subir pour cecoup sacrilège.

— Ne parle plus de cela, mon frère, dit leroi ; après avoir soutenu tant de coups de lapart des païens et des infidèles, ce serait pourmoi une folie de me révolter contre la gour-made d’un clerc aussi saint que celui de Cop-manhurst. Cependant, mon excellent frère, jecrois que pour ton bien et celui de l’Église, jedevrais te défroquer, en te donnant une placedans notre garde et en te confiant le soin de

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notre personne au lieu de celui de l’autel desaint Dunstan.

— Monseigneur, s’écria le frère, je vous de-mande humblement pardon, et vous m’excuse-riez facilement si vous saviez seulement com-bien le péché de paresse m’obsède. Saint Duns-tan (puisse-t-il vous être favorable !) n’en restepas moins tranquille dans sa niche quand j’ou-blie mes oraisons pour aller expédier quelquedaim. Maintes fois je passe la nuit hors de macellule à je ne sais quoi faire ; jamais saintDunstan ne se plaint. C’est le maître le plustranquille et le plus doux qu’on ait jamais faiten bois. Or, si j’étais un des gardes de monsouverain, ce qui serait un grand honneur sansdoute, qu’arriverait-il si j’allais consoler uneveuve dans un coin ou tuer un daim dans unautre ?

« Où est ce chien de prêtre ? » dirait l’un.« Qui a vu ce maudit Tuck ? » dirait l’autre.« Ce maroufle défroqué détruit plus de venai-

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son que la moitié de la province ! » s’écrieraitle garde.

» Enfin, mon bon seigneur, je vous prie deme laisser tel que vous m’avez trouvé, ou, sivous voulez en quelque chose me faire jouirde votre bienveillance, considérez-moi commele pauvre clerc de la cellule de saint Dunstanà Copmanhurst, qui recevra avec reconnais-sance le moindre de vos dons.

— Je te comprends, dit le roi, et le saintclerc aura le droit de chasse dans mes forêts deWarncliffe. Fais bien attention pourtant que jene te permets de tuer que trois daims par sai-son ; mais, si cette permission ne te sert pasd’excuse pour en tuer trente, je ne suis ni bonroi ni chevalier chrétien.

— Votre Grâce peut être bien sûre, réponditle frère, qu’avec la bénédiction de saint Duns-tan, je trouverai moyen de multiplier votre lar-gesse.

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— Je n’en doute pas, mon bon frère, repritle roi, et, comme la venaison toute seule estune nourriture qui altère, notre sommelier aural’ordre de te livrer tous les ans un muid de vindes Canaries, une caque de vin de Malvoisie ettrois barriques d’ale de la première qualité. Sicela ne te suffit pas pour étancher ta soif, tuviendras à ma cour et tu lieras connaissanceavec mon sommelier.

— Et pour saint Dunstan ? demanda lefrère.

— Une chape, une étole, une nappe d’autelte seront données, ajouta le roi en se signant.Mais ne poussons pas nos plaisanteries si loin,de peur que Dieu ne nous punisse de penserbien plus à nos folies qu’à son culte et à sonhonneur.

— Je réponds de mon patron, dit le prêtrejoyeusement.

— Réponds de toi-même, frère, ajouta le roiRichard un peu sévèrement.

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Mais, aussitôt après, il tendit sa main à l’er-mite. Ce dernier, quelque peu humilié, plia legenou et la baisa.

— Tu fais moins d’honneur à ma main éten-due qu’à mon poing fermé, dit le monarque enriant. Tu t’agenouilles seulement devant l’une,mais tu t’es prosterné devant l’autre.

Cette fois, le frère, craignant d’offenser leroi en continuant l’entretien sur un ton trop fa-milier, faute dont doivent bien se garder ceuxqui conversent avec les rois, salua profondé-ment et se retira à l’écart.

En ce moment, deux nouveaux person-nages parurent sur la scène.

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Chapitre XLI.

Les nouveaux arrivants étaient Wilfridd’Ivanhoé, sur le palefroi du prieur de SaintBotolph, et Gurth, qui le suivait sur le chevalde bataille même du chevalier. L’étonnementd’Ivanhoé fut extrême quand il vit le roi cou-vert de sang, et six ou sept cadavres gisant au-tour de lui dans la petite clairière où le combatavait eu lieu. Il ne fut pas moins surpris de voirRichard entouré d’un si grand nombre de ser-viteurs forestiers qui paraissaient être les out-laws du voisinage, formant par conséquent uncortège périlleux pour un prince. Il hésita uninstant s’il devait s’adresser au roi en cette qua-lité ou lui parler encore comme au chevaliernoir.

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Richard s’aperçut de son embarras.

— Ne crains pas, Wilfrid, dit-il, de t’adres-ser à Richard Plantagenet, puisque tu le voisdans la compagnie de tant de vrais et vaillantscœurs anglais, quoiqu’ils aient pu s’écarter dubon chemin, entraînés par le sang vif de leurrace.

— Messire Wilfrid d’Ivanhoé, dit le chef desoutlaws s’avançant vers lui, mes assurances nepeuvent rien ajouter à celles de notre souve-rain ; cependant, permettez-moi de vous direavec quelque orgueil que, de tous ses sujets quiont souffert, il n’en est pas de plus fidèles queceux qui l’entourent en ce moment.

— Je n’en puis douter, brave archer, repritWilfrid puisque tu es de ce nombre. Mais quesignifient ces signes de mort et de danger, ceshommes tués, et l’armure sanglante de monprince ?

— La trahison s’est approchée de nous,Ivanhoé, dit le roi ; mais, grâce à ces braves

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gens, la trahison a été punie. Mais, à présentque j’y pense, toi aussi, tu es un traître, ajoutaRichard en souriant, un traître des plus déso-béissants ; car nos ordres étaient positifs : tudevais demeurer dans la maison de Saint-Bo-tolph jusqu’à ce que ta blessure fût guérie.

— Elle est guérie, répondit Ivanhoé ; ellen’a pas maintenant plus d’importance quel’égratignure d’un poinçon ; mais pourquoi,mon noble prince, voulez-vous ainsi torturerles cœurs de vos serviteurs fidèles, exposervotre vie précieuse dans des voyages isolés etde folles aventures, comme si elle n’avait pasplus de prix que celle d’un chevalier errant quin’a que la cape et l’épée ?

— Eh ! Richard Plantagenet, repartit le roi,ne désire pas d’autre renommée que celle quepeuvent lui faire acquérir sa lance et son épée.Richard Plantagenet est plus fier de mener àfin une aventure sans autre aide que sa bonne

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épée et la vigueur de son bras, que de conduireau combat une armée de cent mille soldats.

— Mais votre royaume, monseigneur, ré-pliqua Ivanhoé, votre royaume est menacé dedissolution et de guerre civile, et vos sujets detoute sorte de maux s’ils perdaient leur souve-rain dans quelqu’un de ces dangers que chaquejour vous vous plaisez à braver, et à l’un des-quels vous venez en ce moment mêmed’échapper si miraculeusement.

— Oh ! oh ! mon royaume et mes sujets ?répondit Richard avec importance. Je te dis,messire Wilfrid, que les meilleurs d’entre euxsont tout disposés à payer mes folies en mêmemonnaie. Par exemple, mon très fidèle servi-teur Wilfrid d’Ivanhoé ne veut pas obéir à mesordres positifs, et cependant il vient réciter unehomélie à son roi parce que son roi ne se serapas conduit exactement d’après son conseil.Lequel de nous a le plus de raison de fairedes reproches à l’autre ? Cependant pardonne-

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moi, mon fidèle Wilfrid ; le temps que j’ai passéet que je veux passer encore incognito était,comme je te l’ai expliqué au monastère deSaint-Botolph, nécessaire pour donner à mesamis et à ma noblesse le temps de réunir leurstroupes, afin que, lorsque le retour de Richardsera annoncé, il se trouve à la tête d’une forceassez imposante pour faire trembler ses enne-mis en face, et comprimer ainsi la trahison mé-ditée sans même avoir besoin de tirer l’épée.Les forces avec lesquelles Estouteville et Bo-hun doivent marcher sur York ne seront prêtesque dans vingt-quatre heures. J’attends desnouvelles de Salisbury dans le sud, de Beau-champ dans le comté de Warwick, de Malton etde Percy dans le nord. Le chancelier doit s’as-surer de Londres ; c’est mon apparition tropsoudaine qui m’eût exposé à des périls dontn’auraient pu me tirer ni ma lance ni mon épée,quoique secondées par l’arc du hardi RobinHood, par le bâton à deux bouts de notre

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joyeux frère Tuck, et par le cor du sage Wam-ba.

Wilfrid s’inclina d’un air respectueux, sa-chant parfaitement qu’il était inutile de luttercontre l’indomptable esprit de chevalerie quipoussait si souvent son maître dans des périlsqu’il eût facilement évités, ou plutôt qu’il luiétait impardonnable de chercher. Le jeune che-valier soupira en silence, tandis que Richard,content d’avoir fait taire son conseiller,quoique, au fond de son cœur, il reconnût lajustice de l’accusation portée contre lui, conti-nua sa conversation avec Robin Hood.

— Roi des outlaws, lui dit-il, n’avez-vouspas quelques rafraîchissements à offrir à votrefrère en royauté ? Ces coquins que nous avonsexpédiés m’ont donné à la fois de l’exercice etde l’appétit.

— À la vérité, répliqua le capitaine, car jene puis mentir à Votre Grâce, notre buffet est

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principalement fourni de… Il s’arrêta, l’air em-barrassé.

— De venaison, je le suppose ? reprit Ri-chard gaiement. C’est, dans un moment pres-sant, la meilleure chère, et vraiment, quand unroi ne reste pas chez lui pour tuer son propregibier, il me semble qu’il n’a pas à crier trophaut de ce qu’on l’aura tué pour lui.

— Donc, Votre Grâce, ajouta Robin, veutencore honorer de sa présence un des lieux derendez-vous de Robin Hood. La venaison nefera pas défaut ; il y aura encore une cruched’ale, et peut-être une bouteille de vin pas-sable.

En conséquence, l’outlaw prit les devants,suivi du joyeux monarque, plus heureux proba-blement de cette rencontre fortuite avec RobinHood et ses forestiers qu’il ne l’eût été de re-prendre sa place sur son siège royal et de pré-sider une assemblée splendide de pairs et deseigneurs. Tout ce qui était nouveau, tout ce

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qui sentait l’aventure avait des charmes pourRichard Cœur-de-Lion, et un danger qu’il avaitbravé et surmonté ne faisait qu’en augmenterle prix à ses yeux. Dans ce roi courageux et té-méraire, le caractère brillant mais inutile d’unchevalier de roman se trouvait en quelquesorte renouvelé et réalisé, et la gloire person-nelle qu’il devait obtenir par ses propres faitsd’armes était bien autrement chère à son ima-gination exaltée que ne l’eût été l’éclat d’ungouvernement de politique et de sagesse.

Aussi son règne fut-il comme le cours d’unmétéore rapide et étincelant qui parcourt leciel, répandant autour de lui une lumièreéblouissante, mais inutile, que remplace aus-sitôt une obscurité profonde. Ces hauts faitschevaleresques fournirent des sujets de chantsaux bardes et aux ménestrels, mais ne lais-sèrent à son pays aucun de ces bienfaits du-rables sur lesquels l’histoire aime à s’arrêter etqu’elle présente comme un exemple à la posté-rité.

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Dans sa société actuelle, Richard se mon-trait avec tous ses avantages. Il était gai, debonne humeur et passionné pour la bravoure,n’importe dans quelle classe il la rencontrait.

Le repas champêtre fut disposé à la hâtesous un grand chêne, où le roi d’Angleterres’assit environné d’hommes proscrits par songouvernement et qui formaient maintenant sacour et sa garde. Quant la cruche eut circulé àla ronde, les rudes forestiers oublièrent bientôtce respect auguste qu’impose la présence de lamajesté royale.

La chanson et les quolibets passèrent debouche en bouche, chacun raconta les histoiresde ses hauts faits ; puis enfin, tandis que tousse vantaient de quelque heureuse infractionaux lois, personne ne se souvint qu’il parlait enprésence de leur gardien naturel.

Le roi débonnaire, se souciant aussi peude sa dignité que ses compagnons de table,

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riait, buvait et badinait au milieu de la bandejoyeuse.

Le bon sens naturel et rude de Robin Hoodlui fit désirer que la scène se terminât avantque rien vînt en troubler l’harmonie, d’autantplus qu’il voyait le front d’Ivanhoé assombripar l’inquiétude.

— Nous sommes honorés, dit-il à Ivanhoéà voix basse, par la présence de notre coura-geux souverain ; cependant je serais fâché dele voir perdre ici un temps que les affaires deson royaume peuvent rendre précieux.

— C’est parler avec prudence et sagesse,brave Robin Hood, répondit Wilfrid. Vous de-vez savoir, d’ailleurs, que plaisanter avec unroi, même dans ses moments d’abandon, c’estjouer avec un lion qui, à la moindre provoca-tion, se sert de ses dents et de ses griffes.

— Vous avez touché la vraie cause de macrainte, ajouta l’outlaw. Mes hommes sontgrossiers par nature et par habitude, le roi est

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aussi impétueux qu’enjoué ; qui sait si bientôtun motif d’irritation ne surviendra pas ? Il esttemps d’interrompre ce repas.

— Tâchez alors de trouver quelque moyen,brave yeoman, dit Ivanhoé ; car chaque insi-nuation que j’ai hasardée à ce sujet semblel’avoir décidé à prolonger la séance.

— Dois-je si vite abuser du pardon et de lafaveur de mon souverain ? dit Robin Hood enréfléchissant un moment. Oui, par saint Chris-tophe ! il le faut. Je ne serais pas digne de safaveur si je ne risquais pas de la perdre pour tâ-cher de lui rendre service. Holà ! Scathlock, vate cacher derrière ce taillis et entonne-moi unefanfare normande sur ton cor de chasse, et faiscela sans perdre un instant.

Scathlock obéit à son capitaine, et, au boutde cinq minutes, le son du cor fit tressaillir lesconvives.

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— C’est le cor de Malvoisin, s’écria le meu-nier se redressant sur ses pieds et saisissantson arc.

Le frère Tuck lâcha le flacon qu’il tenait ence moment et saisit son bâton à deux bouts.

Wamba s’arrêta au milieu d’une plaisante-rie, et reprit sa targe et son épée.

Tous les autres assistants ramassèrent leursarmes.

Les hommes qui mènent une vie précairepassent facilement de la table au combat, et,pour Richard, l’échange ne paraissait qu’unesuccession de nouveaux plaisirs. Il demandason casque et les parties les plus lourdes deson armure dont il s’était dépouillé, et, tandisque Gurth les lui rattachait, il défendit à Wil-frid, sous peine d’encourir tout son déplaisir,de s’engager dans l’escarmouche qu’il suppo-sait imminente.

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— Tu as combattu cent fois pour moi, Wil-frid, et je n’étais que spectateur. Aujourd’hui,regarde à ton tour, et tu verras de quelle ma-nière Richard combattra pour son ami et son fi-dèle sujet.

Sur ces entrefaites, Robin Hood avait dé-pêché plusieurs de ses hommes de différentscôtés, comme pour reconnaître l’ennemi, et,lorsqu’il vit la réunion absolument dissoute, ils’approcha de Richard, qui était déjà complè-tement armé, et, mettant un genou en terre, ilimplora le pardon de son souverain.

— Quel pardon, bon yeoman ? demanda Ri-chard avec impatience. Ne t’avons-nous pasdéjà accordé un plein pardon de toutes tesfautes ? Penses-tu que notre parole soit uneplume que le vent emporte tantôt d’un côté,tantôt de l’autre ? Tu n’as pas eu le temps decommettre une nouvelle offense depuis cetterémission.

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— Je l’ai fait, répliqua le capitaine, si c’estune offense de tromper mon prince dans sonintérêt. Le cor que vous venez d’entendren’était pas celui de Malvoisin ; c’est par mesordres qu’on en a sonné pour interrompre lebanquet, de peur qu’il n’empiétât sur desheures trop précieuses pour être dissipées ain-si.

Puis il se releva, croisa les bras sur sa poi-trine, et, avec une contenance plutôt respec-tueuse que craintive, il attendit la réponse deson roi, comme un homme qui sent qu’il peutavoir commis une faute, mais qui se repose surla droiture de son intention. La colère fit mon-ter le sang au visage de Richard, mais ce ne futqu’une émotion passagère. Le sentiment de lajustice la réprima aussitôt.

— Le roi de Sherwood, dit-il, craint-il quele roi d’Angleterre ne fasse une trop grandebrèche à sa venaison et à ses cruches de vin ?C’est bien, hardi Robin ; mais, quand tu vien-

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dras me voir dans ma joyeuse ville de Londres,tu me trouveras un hôte plus généreux. Tu asbien fait cependant, bon camarade ; à chevaldonc, et en route ! il y a une heure que Wil-frid s’impatiente. Dis-moi, hardi Robin, as-tujamais eu dans ta bande un ami qui, ne se bor-nant pas à te donner des conseils, prétende di-riger tes mouvements et paraisse malheureuxquand tu marches à ta volonté et non à lasienne ?

— Oui, sire, reprit Robin ; tel est mon lieu-tenant Petitjean, qui est en ce moment en ex-pédition sur les frontières d’Écosse. Et j’avoue-rai à Votre Majesté que je suis souvent froissépar la franchise de ses conseils. Mais, quand j’ysonge deux fois, je ne puis être longtemps fâ-ché contre un homme qui ne peut avoir d’autremotif que son zèle pour le service de sonmaître.

— Tu as raison, brave yeoman, répondit Ri-chard, et, si j’avais Ivanhoé d’un côté pour me

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donner de sages conseils appuyés de la sé-rieuse tristesse de son front, et toi de l’autrepour me mener par la ruse à ce que tu croismon intérêt, je serais le roi le moins libre dela chrétienté. Mais allons, mes amis, mettons-nous en route pour Coningsburg, et n’y pen-sons plus.

Robin Hood lui dit qu’il avait déjà fait partirune troupe de ses gens du côté de la routequ’ils avaient à traverser. L’homme qui la com-mandait ne manquerait pas de découvrir touteembuscade secrète.

Il ne doutait pas, ajouta-t-il, qu’ils ne trou-vassent les chemins sûrs ; mais, au cascontraire, ils recevraient à temps un avertis-sement du danger ; cela les mettrait à mêmede se replier sur une troupe d’archers avec la-quelle il se proposait de les suivre à distance.

Ces sages et prudentes précautions prisespour sa sûreté touchèrent le cœur de Richardet achevèrent de dissiper le léger ressentiment

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qu’avait fait naître en lui l’innocente tromperiedu chef des outlaws. Il tendit encore une fois lamain à Robin Hood, l’assura de son entier par-don et de sa faveur à venir, aussi bien que de sarésolution inébranlable de modérer la rigueurtyrannique des règlements de chasse, ainsi quedes autres lois oppressives par lesquelles tantde yeomen anglais étaient réduits à un état derébellion.

Les bonnes intentions de Richard envers legrand outlaw restèrent sans résultat, par suitede la mort prématurée du roi, et la charte fores-tière fut, au contraire, arrachée au prince Jean,lorsqu’il eut succédé sur le trône à son valeu-reux frère.

Quant au reste de l’histoire de Robin Hoodet à la trahison qui fut cause de sa mort, on lestrouvera dans ces petits livres gothiques qu’onvendait autrefois un sou, mais qu’on croit au-jourd’hui payer bon marché en les couvrantd’or.

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L’opinion de l’outlaw était bien fondée. Leroi, accompagné d’Ivanhoé, de Gurth et deWamba, arriva sans accident en vue du châ-teau de Coningsburg avant que le soleil eûtquitté l’horizon.

Il existe en Angleterre peu de paysages aus-si beaux et aussi pittoresques que les alentoursde cette vieille forteresse saxonne. La douceet gentille rivière de Don coule à travers unamphithéâtre où les terres cultivées se mêlentavec les pays boisés ; et sur une colline dontla rivière baigne le pied, et que défendent desmurs et des fossés, s’élève ce vieil édifice, qui,avant la conquête, avait été, comme l’indiqueson nom saxon, une des habitations royalesdes monarques d’Angleterre. Les murs exté-rieurs ont été probablement ajoutés par lesNormands, mais le donjon intérieur présenteles indices d’une très grande antiquité. Ce don-jon est situé sur une élévation, à un des anglesde la cour intérieure, et forme un cercle ré-gulier d’environ vingt-cinq pieds de diamètre.

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Les murs ont une épaisseur prodigieuse ; sixgros arcs-boutants extérieurs saillent du pour-tour et montent contre les côtés de la tourcomme pour la fortifier ou lui servir d’appui.Ces arcs-boutants massifs sont creux à partirde quelques pieds du sol, et se terminent parune sorte de tourelle qui communique avecl’intérieur du donjon. Dans le lointain, l’aspectde cette vaste bâtisse avec ses singulières dé-pendances n’est pas moins intéressant pour lesamateurs de pittoresque que ne l’est l’intérieurmême du château pour l’ardent antiquaire,dont, à cet aspect, l’imagination se reporte auxtemps de l’heptarchie.

On montre dans le voisinage du châteauune éminence considérable comme étant latombe du fameux Hengist ; et divers monu-ments très curieux et très antiques se voientaussi dans le cimetière voisin.

Lorsque Richard Cœur-de-Lion et son cor-tège arrivèrent à ce bâtiment d’une architec-

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ture grossière mais d’un effet imposant, iln’était pas, comme aujourd’hui, entouré de for-tifications. L’architecte saxon avait épuisé sonart à rendre le principal donjon imprenable, etla seule circonvallation qu’on y vît était unebarrière en palissades grossièrementconstruites.

Une grande bannière noire flottant au hautde la tour annonçait les obsèques du dernierpropriétaire du manoir. Ce drapeau ne portaitaucun emblème indiquant la naissance et lerang du défunt ; car les armoiries, qui étaientencore une nouveauté parmi les chevaliersnormands eux-mêmes, étaient totalement in-connues aux Saxons. Mais au-dessus de laporte d’entrée était suspendue une autre ban-nière, sur laquelle le portrait d’un cheval blancgrossièrement peint, symbole bien connud’Hengist et des guerriers saxons, indiquait lanation et le rang du défunt.

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Tout autour du château, il y avait un mou-vement confus et plein d’agitation, car de telsbanquets funéraires étaient des occasionsd’une hospitalité générale et abondante, à la-quelle étaient appelées toutes les personnesayant le moindre rapport avec le défunt ; tousles voyageurs de passage étaient encore invi-tés à partager ces fêtes. Les richesses et le rangd’Athelsthane avaient fait observer cette cou-tume dans toute son étendue.

On voyait donc des troupes nombreuses,les unes montant, les autres descendant la col-line sur laquelle le château était situé, et,lorsque le roi Richard et sa suite eurent franchila porte ouverte et non gardée de la premièrebarrière, l’enceinte où ils se trouvaient leur of-frit une scène qu’il était difficile de concilieravec le sujet mélancolique de la réunion.

D’un côté, des cuisiniers faisaient rôtir enplein air des bœufs énormes et des moutonsgras et des veaux ; d’un autre côté, on défon-

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çait des tonneaux d’ale qui étaient placés làpour être vidés au gré de tous les assistants ;des groupes de toute sorte dévoraient la nour-riture et avalaient la bière ainsi livrée à leurdiscrétion. Là, le serf saxon au corps nu noyaitle souvenir de six mois de faim et de soif en unjour de gloutonnerie et d’ivresse ; là aussi, lebourgeois replet et le commerçant joufflu man-geaient le morceau qu’ils croyaient le plus dé-licat, et louaient ou critiquaient la qualité del’ale et l’habileté du brasseur.

Un petit nombre de seigneurs normands sevoyaient aussi, aisément reconnaissables àleur menton rasé et à leur manteau court ;ceux-ci se tenaient ensemble à l’écart, regar-dant avec un grand dédain la cérémonie, touten profitant de la bonne chère qu’on dispensaitsi libéralement.

Il va sans dire que les mendiants étaient làpar centaines, ainsi que les soldats vagabondsrevenus de Palestine (ils le disaient du moins).

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Les colporteurs étalaient leurs marchandises,les ouvriers ambulants cherchaient de l’emploi,des pèlerins errants, des prêtres des mon-tagnes, des ménestrels saxons, des bardes gal-lois marmottaient des prières et déchiraient lesoreilles avec leurs instruments et leur musiquediscordante. L’un célébrait les louangesd’Athelsthane dans un panégyrique lugubre ;un autre redisait, dans un poème généalogiqueen langue saxonne, les noms étrangement durset sauvages de ses nobles ancêtres.

Il ne manquait dans cette foule bigarrée nide bouffons ni de jongleurs, et dans cette fu-nèbre occasion l’assemblée les suivait des yeuxsans voir dans l’exercice de leur profession riend’indécent ni d’intempestif.

À la vérité, les idées des Saxons, en detelles occurrences, étaient aussi naïves qu’ellesétaient grossières. Si la douleur avait soif, il fal-lait lui donner à boire ; si elle avait faim, il fal-lait lui donner à manger ; si elle attristait les

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cœurs, il fallait recourir aux moyens de se ré-jouir ou tout au moins de se distraire. Aussiles assistants ne manquaient-ils pas de profi-ter de ces diverses consolations qu’ils avaientsous la main, bien que, de temps en temps,comme s’ils se fussent souvenus tout à coupde la cause qui les avait réunis, les hommesse prissent à gémir de concert, tandis que lesfemmes, dont le nombre était grand, élevaientla voix et remplissaient l’air de cris lamen-tables.

Telle était la scène bizarre qui se passaitdans la cour du château de Coningsburglorsque Richard et sa suite y pénétrèrent. L’in-tendant ne daignait pas faire attention augroupe de gens inférieurs qui entraient et sor-taient continuellement, si ce n’est pour lemaintien de l’ordre ; mais il fut frappé de labonne mine du monarque, et d’Ivanhoé sur-tout, croyant reconnaître les traits de ce der-nier.

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De plus, l’approche de deux cavaliers, qu’onreconnaissait bien pour tels à leur costume,était un événement rare dans une solennitésaxonne, et fut nécessairement regardé commeun honneur rendu au défunt et à sa famille.

Vêtu de noir et tenant à la main la baguetteblanche de son office, ce personnage importantouvrit un passage à travers la foule des visi-teurs, et conduisit Richard et Ivanhoé jusqu’àl’entrée de la tour.

Gurth et Wamba trouvèrent bientôt desconnaissances dans la cour, et ils se tinrent àl’écart, n’osant se présenter avant d’être appe-lés par leurs maîtres.

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Chapitre XLII.

La manière de pénétrer dans la grande tourdu château de Coningsburg est toute particu-lière et se ressent de la rude simplicité destemps primitifs de sa construction. Un perronétroit et rapide conduit à une porte basse si-tuée du côté du midi de la tour, par où l’an-tiquaire audacieux peut encore, ou du moinspouvait, il y a quelques années, gagner un petitescalier pratiqué dans la grande muraille de latour et conduisant au troisième étage de la bâ-tisse.

Les deux étages inférieurs sont des caveauxqui ne reçoivent ni air ni lumière, sauf parun soupirail carré percé au troisième étage,avec lequel ils semblent avoir communiqué par

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une échelle. On parvenait aux appartementssupérieurs de la tour, qui comprenait en toutquatre étages, par des escaliers ménagés dansles arcs-boutants extérieurs.

C’est par cette entrée difficile et compliquéeque le bon roi Richard, suivi de son fidèle Ivan-hoé, fut conduit dans l’appartement circulairequi occupe tout le troisième étage. Wilfrid pro-fita des difficultés de la montée pour s’enve-lopper la figure dans son manteau, précautionqu’il crut devoir prendre pour n’être aperçu deson père qu’au moment où le roi lui donneraitle signal de se montrer à lui.

Ils trouvèrent dans cet appartement, assisautour d’une grande table de chêne, une dou-zaine des représentants les plus distingués desfamilles saxonnes appartenant aux provincesvoisines. C’étaient tous des vieillards ou dumoins des hommes mûrs ; car la nouvelle gé-nération, au grand déplaisir des anciens, avait,comme Ivanhoé, franchi une partie des bar-

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rières, qui, depuis un demi-siècle, séparaientles Normands vainqueurs des Saxons vaincus.

Les regards abattus et pleins de tristesse deces hommes vénérables, leur silence et leur at-titude même formaient un contraste frappantavec la scène bruyante que présentait la courdu château. Leurs cheveux gris, leur barbelongue, ainsi que leurs tuniques sévères etleurs manteaux noirs, cadraient bien avec lasimplicité grossière de l’appartement dans le-quel ils étaient réunis. Ils offraient l’aspectd’une troupe d’adorateurs de l’ancien Woden,rappelés à la vie pour pleurer la décadencede leur gloire nationale. Cédric, quoique assissur un siège de même hauteur que ses conci-toyens, et sans distinction apparente, parais-sait cependant agir avec l’assentiment généralcomme chef de l’assemblée.

À l’entrée de Richard, qu’il ne connaissaitencore que comme le vaillant chevalier au ca-denas, il se leva gravement et lui donna la

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bienvenue par la salutation usuelle Waes haël,portant en même temps un gobelet à la hauteurde ses lèvres. Le roi, nullement étranger auxcoutumes de ses sujets anglais, rendit le com-pliment en se servant des mots habituels :Drinck haël, et prit une coupe qui lui fut présen-tée par l’échanson. La même politesse fut faiteà Ivanhoé, qui fit raison à son père sans parler,inclinant seulement la tête, de peur que sa voixne le fît reconnaître. Quand cette première cé-rémonie fut terminée, Cédric se leva, et, pré-sentant la main à Richard, il le conduisit dansune petite chapelle assez grossièrement tailléedans un des arcs-boutants extérieurs.

Comme il ne s’y trouvait d’autre ouverturequ’une étroite meurtrière, cette enceinte eûtété presque totalement obscure sans l’emploide deux flambeaux ou torches, dont la lumièrerouge et enfumée permettait de distinguer letoit arqué, les murailles nues, l’autel de pierreet un crucifix de même matière.

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Devant cet autel était une bière, à chaquecôté de laquelle trois prêtres agenouillés, leurrosaire à la main, disaient des prières à demi-voix avec tous les signes de la plus grande dé-votion ; une offrande splendide avait été payéepour ce service au couvent de Saint-Edmond,par la mère du défunt, et, pour le célébrer plusdignement, la confrérie tout entière, à l’excep-tion du sacristain boiteux, s’était rendue à Co-ningsburg, où, tandis que six prêtres accom-plissaient constamment les rites funérairesprès du corps d’Athelsthane, les autres ne man-quaient pas de prendre leur part des rafraîchis-sements et des amusements que l’on distribuaitau château.

Les bons moines qui montaient cette pieusegarde avaient bien soin de ne pas interrompreleurs chants pendant un seul instant, de peurque Zernebock, l’ancien démon saxon, ne mîtses griffes sur le défunt Athelsthane. Ilsn’étaient pas moins attentifs à empêcher qu’au-cun laïque sacrilège ne touchât au poêle qui

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couvrait la bière ; c’était celui qui avait serviaux funérailles de saint Edmond, et auquel lecontact d’un profane eût pu faire perdre la ver-tu qu’il tenait de cette consécration. Si ces at-tentions pouvaient être de quelque utilité audéfunt, il avait bien le droit de les attendrede la confrérie de Saint-Edmond, car, indépen-damment des cent pièces d’or données commela rançon de l’âme, la mère d’Athelsthane avaitannoncé que son intention était de léguer aucouvent la plus grande partie de ses terres, afind’obtenir des prières perpétuelles pour le reposde son âme, et pour le repos de celle de son filset de son mari défunts.

Richard et Wilfrid suivirent Cédric le Saxondans la chambre mortuaire, et, imitant leurguide, qui, d’un air solennel, leur désignait labière d’Athelsthane, ils se signèrent dévote-ment, et murmurèrent une courte prière pourle salut du trépassé.

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Après cette action de pieuse charité, Cédricleur fit de nouveau signe de le suivre, et, d’unpas muet, gravissant quelques degrés depierre, il ouvrit avec beaucoup de précaution laporte d’un petit oratoire contigu à la chapelle.Il était de huit pieds carrés environ, pratiqué,ainsi que la chapelle, dans l’épaisseur de la mu-raille. L’espèce de meurtrière qui éclairait cetoratoire, et qui, extérieurement fort étroite, ets’élargissant considérablement à l’intérieur, re-cevait en ce moment les rayons du soleil cou-chant, laissait voir une femme d’un extérieurtrès distingué, dont la figure conservait encoreles restes remarquables d’une beauté majes-tueuse. Sa longue robe de deuil et sa guimpeflottante de crêpe noir rehaussaient la blan-cheur de sa peau et la beauté de ses tressesblondes que le temps avait respectées ; sa fi-gure exprimait la plus profonde tristesse et unepieuse résignation. Devant elle, sur une tablede pierre, était placé un crucifix d’ivoire, prèsduquel était posé un missel dont les pages

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étaient richement enluminées, et qui se fermaitavec des agrafes d’or.

— Noble Édith, lui dit Cédric après avoirgardé le silence pendant un instant, commepour donner à Richard et à Wilfrid le tempsde contempler la châtelaine, ce sont de dignesétrangers qui viennent prendre part à tes cha-grins ; et celui-ci, ajouta-t-il, est le vaillant che-valier qui a combattu avec tant de bravourepour la délivrance de celui que nous pleuronsaujourd’hui.

— Sa bravoure mérite mes remerciements,répondit la dame, bien que ce soit la volontédu Ciel qu’elle n’ait pu être utile à ma maison.Je le remercie aussi, de même que son com-pagnon, de la courtoisie qui les a conduits iciprès de la veuve d’Adeling, de la mère d’Athel-sthane, dans cette heure de tristesse et de la-mentations. Je les confie à vos soins, mondigne parent, certaine qu’ils ne manqueront

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pas de l’hospitalité que ces tristes murspeuvent encore leur offrir.

Les deux chevaliers s’inclinèrent profondé-ment devant la mère éplorée, et se retirèrentavec leur guide.

Un autre escalier tournant les conduisit àune salle de même grandeur que celle où ilsavaient été reçus d’abord, et qui occupaitl’étage supérieur. Avant que la porte en fût ou-verte, ils entendirent sortir de cette chambreles accents d’un chant lent et mélancolique.Lorsqu’ils furent entrés, ils se trouvèrent enprésence d’une vingtaine de matrones et dejeunes filles de nobles familles saxonnes.Quatre jeunes filles, parmi lesquelles se trou-vait Rowena, conduisaient le chœur, élevantau ciel pour l’âme du défunt, une hymne dontnous n’avons pu retrouver que deux ou troisstances.

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Sorti de la poussière, l’homme doit retourner à lapoussière ; sa forme passagère et périssable est revenueà la terre et aux vers ; la corruption réclame la corrup-tion.

Son âme voltige sur des routes inconnues, cher-chant le royaume de douleur où la flamme et les tour-ments effaceront la trace des souillures d’ici-bas.

Fais, ô Vierge Marie ! qu’il sorte bientôt de ce sé-jour de larmes ; que les aumônes, les prières et desaints cantiques délivrent son âme captive !

Tandis que le chœur des jeunes filles mo-dulait cette hymne d’une voix basse et mélan-colique, les autres femmes étaient occupées àorner d’une broderie, où elles mettaient toutleur goût et toute leur adresse, un grand drapde soie destiné à recouvrir le cercueil d’Athel-sthane, ou à choisir dans des corbeilles defleurs placées devant elles des guirlandesqu’elles destinaient au même emploi lugubre.Le maintien des jeunes filles était décent, sinonempreint d’une affliction profonde ; mais, de

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temps en temps, un murmure ou un sourireprovoquait la censure des plus sévères ma-trones, et, çà et là, on voyait une jeune filleplus occupée d’examiner si sa robe de deuil luiallait bien que de la triste cérémonie pour la-quelle elle se préparait. Et même, si nous de-vons confesser la vérité, ce penchant à la dis-traction ne fut nullement diminué par l’arrivéedes deux chevaliers étrangers, arrivée qui fitlever les yeux, regarder à la dérobée et chucho-ter. Rowena seule, trop fière pour être vaine,accueillit son libérateur avec une courtoisiegracieuse. Sa physionomie était sérieuse sansêtre abattue ; et il est permis de douter que lapensée d’Ivanhoé et l’incertitude de son sortn’eussent pas à réclamer, dans cette gravitémélancolique, une part aussi grande au moinsque la mort de son parent. Pour Cédric toute-fois, qui, comme nous l’avons observé, n’étaitpas très clairvoyant, la tristesse de sa pupillelui parut tellement profonde, qu’il jugea conve-nable de dire qu’elle était la fiancée du noble

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Athelsthane. On peut penser si cette commu-nication fut de nature à accroître la dispositionde Wilfrid à partager le deuil de Coningsburg.

Après avoir introduit les deux chevaliersdans les différentes chambres où les funéraillesd’Athelsthane étaient l’objet de soins divers,Cédric les conduisit dans un petit parloir des-tiné, à ce qu’il leur dit, à l’usage exclusif deshôtes de distinction, à qui une liaison moins in-time avec le défunt ne permettait pas de s’unirà la douleur plus vive de ceux qui avaient étépersonnellement frappés par ce triste événe-ment. Il les assura que rien ne leur manquerait,et se disposait à les quitter lorsque le chevaliernoir le prit par la main.

— Permettez-moi de rappeler à votre sou-venir, noble thane, dit-il, que, lorsque nousnous séparâmes, vous me permîtes, en recon-naissance du service que j’ai eu le bonheur devous rendre, de m’accorder une grâce.

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— Elle vous est accordée d’avance, noblechevalier, répondit Cédric ; cependant, dans cemoment de douleur…

— J’y ai songé aussi, interrompit le roi ;mais le temps me presse, et il me sembleconvenable d’ailleurs, alors que la tombe va sefermer sur le noble Athelsthane, que nous dé-posions certains préjugés et certaines opinionspréconçues…

— Chevalier au cadenas, reprit Cédric enrougissant et en interrompant le roi à son tour,j’espère que votre demande ne se rapporte qu’àvous et non à d’autres ; car, en ce qui concernel’honneur de ma maison, il serait peu conve-nable qu’un étranger voulût intervenir.

— Aussi, ne veux-je le faire, répondit le roiavec douceur, qu’autant que vous reconnaîtrezvous-même l’intérêt qui m’y porte. Jusqu’à cemoment, vous n’avez vu en moi que le cheva-lier noir au cadenas, connaissez maintenant Ri-chard Plantagenet.

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— Richard d’Anjou ! s’écria Cédric en recu-lant de surprise.

— Non, noble Cédric, Richard d’Angleterre,dont le plus cher intérêt, le plus profond désirest de voir tous ses enfants unis ensemble sansdistinction de race. Eh bien ! noble thane, tongenou ne pliera-t-il pas devant ton roi ?

— Il n’a jamais plié devant le sang nor-mand, répondit Cédric.

— Réserve donc ton hommage, dit le mo-narque, jusqu’à ce que j’aie prouvé que j’en suisdigne, en protégeant également les Normandset les Anglais.

— Prince, répondit Cédric. J’ai toujoursrendu justice à ta bravoure et à ton mérite. Jen’ignore pas tes droits à la couronne, commedescendant de Mathilde, nièce d’Edgar Athe-ling et fille de Malcolm d’Écosse… Mais Ma-thilde, quoique de sang royal, n’était pas héri-tière de la monarchie saxonne.

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— Je ne veux pas discuter ici mes droits,noble thane, dit Richard avec calme ; mais je tedirai de regarder autour de toi, et de voir quelautre titre tu trouveras à opposer au mien.

— Est-ce pour de tels discours, prince, quetu es venu ici ? continua Cédric ; est-ce pourme rappeler la ruine de ma race avant mêmeque la tombe se soit fermée sur le dernier reje-ton de la royauté saxonne ?

Son visage s’assombrit en prononçant cesparoles.

— C’est un acte d’audace, ajouta-t-il, et detémérité.

— Non pas, de par la sainte croix ! répliquale roi. J’ai agi avec la confiance et la franchisequ’un brave homme doit mettre dans un autre.

— Tu as raison, messire roi ; car j’avoueque tu es roi et que tu le seras en dépit dema faible opposition. Je n’ose recourir au seul

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moyen de l’empêcher, bien que tu aies placécette forte tentation à portée de ma main.

— Et maintenant revenons à ma demande,dit le roi, et je te la réclame avec autant deconfiance que si tu n’avais pas refusé de recon-naître ma souveraineté légitime. Ce que j’exigede toi comme homme de parole et d’honneur,à peine d’être reconnu sans foi, parjure et in-fâme, c’est de pardonner et de rendre ton af-fection paternelle au brave chevalier Wilfridd’Ivanhoé. Tu avoueras que, dans cette récon-ciliation, j’ai un intérêt : le bonheur de mon amiet le désir de voir toute dissension s’éteindreentre mes fidèles sujets.

— C’est donc Wilfrid qui t’accompagne ?demanda Cédric en montrant son fils.

— Mon père ! mon père ! s’écria Ivanhoé ense prosternant aux pieds de Cédric, accorde-moi ton pardon !

— Tu l’as obtenu, mon fils, reprit Cédric enle relevant. Le fils de Hereward respecte sa pa-

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role, même quand elle a été donnée à un Nor-mand. Mais que je te voie reprendre le cos-tume de tes ancêtres anglais ; pas de manteaucourt, pas de bonnet pimpant, pas de plumagefantasque dans ma modeste maison. Celui quiveut être le fils de Cédric, continua le Saxon,doit se montrer digne des Saxons ses ancêtres.Tu veux parler, ajouta-t-il sévèrement ; mais jesais d’avance ce que tu as à me dire. Lady Ro-wena doit porter deux ans le deuil en mémoirede celui qui devait être son époux. Tous nosancêtres saxons nous désavoueraient si noussongions à une nouvelle union pour elle, tandisque la tombe de celui qu’elle devait épouser,de celui qui, par sa naissance et ses aïeux, étaitplus que nul autre digne de sa main, est à peinefermée. Le spectre d’Athelsthane lui-même sedépouillerait de son linceul, et se présenteraitdevant nous pour prévenir un tel déshonneur àsa mémoire.

On eût dit que les paroles de Cédric avaientconjuré un spectre ; car à peine eut-il prononcé

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ces paroles, que la porte s’ouvrit d’elle-même,et qu’Athelsthane, couvert de son linceul, parutdevant eux, pâle et les yeux hagards, sem-blable à un esprit de l’autre monde(47).

L’effet produit par cette apparition sur lesspectateurs fut épouvantable. Cédric recula deterreur jusqu’au mur de l’appartement, et s’yappuya comme un homme incapable de sesoutenir, regardant son ami avec des yeux quiparaissaient fixes et la bouche entrouverte.

Ivanhoé se signa en récitant des prières la-tines, saxonnes ou anglo-normandes, selonqu’elles se présentaient à sa mémoire, tandisque Richard s’écriait alternativement en latinou en français : Benedicite ! et Mort de ma vie !

En même temps, un tapage effroyable se fitentendre au bas de l’escalier, les uns criant :

— Qu’on arrête les moines perfides !

D’autres :

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— Qu’on les descende au caveau ! D’autresenfin :

— Qu’on les lance des créneaux les plusélevés !

— Au nom du Ciel ! s’écria Cédric ens’adressant à ce qui lui paraissait être lespectre de son ami décédé, si tu es un êtremortel, parle ! Si tu es un esprit, dis-nousquelle cause t’amène auprès de nous, et ce queje peux faire pour le repos de ton âme ? Vivantou mort, noble Athelsthane, parle à Cédric !

— C’est ce que je ferai, répondit le spectretrès tranquillement, lorsque j’aurai repris ha-leine et que vous m’en aurez donné le temps.Vivant, demandes-tu ? Je suis aussi vivant quepeut l’être un homme qui s’est nourri de painet d’eau pendant trois jours qui m’ont parutrois siècles ; oui, de pain et d’eau, Cédric ! Parle Ciel et tous les saints du paradis ! je n’aipas goûté une meilleure nourriture depuis trois

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mortels jours, et c’est par un miracle de Dieuque je suis maintenant ici pour le dire.

— Comment ! noble Athelsthane, s’écria lechevalier noir, je vous ai vu renversé par le fé-roce templier vers la fin de l’assaut de Torsquil-stone, et Wamba, qui n’était pas loin de vous,nous a dit que vous aviez eu la tête fendue jus-qu’aux dents !

— Vous avez mal vu, messire chevalier, re-prit Athelsthane, et Wamba a menti. Mes dentssont en bon état, et je vous le prouverai toutà l’heure en soupant. Ce n’est cependant pasla faute du templier : son épée tourna dans sesmains, de sorte que je ne reçus qu’un coup duplat de la lame, amorti par le manche de mabonne masse d’armes avec lequel je l’avais pa-ré. Si j’avais eu mon casque d’acier, je m’en se-rais moqué, et je lui aurais rendu un coup quieût retardé sa retraite. Tel que j’étais, je tom-bai à terre, étourdi à la vérité, mais non blessé.D’autres combattants des deux côtés furent as-

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sommés et massacrés sur moi, de sorte que jene repris mes sens que pour me trouver dansun cercueil (par bonheur, il était ouvert !) pla-cé devant l’autel de l’église de Saint-Edmond.J’éternuai plusieurs fois, je gémis, puis enfin jerevins tout à fait à moi ; et je voulais me le-ver, quand le sacristain et l’abbé, pleins de ter-reur, accoururent au bruit, surpris sans douteet loin d’être contents de trouver encore vivantl’homme dont ils se proposaient d’être les héri-tiers. Je demandai du vin ; ils m’en donnèrent ;mais il était sans doute fortement drogué, carje dormis encore plus profondément qu’aupa-ravant, et ne me réveillai qu’au bout de je nesais combien d’heures. Cette fois, je me trouvailes bras emmaillotés, les pieds liés par tant deforce, que mes chevilles me brûlent encore rienque d’y penser. L’endroit où je fus déposé étaitcomplètement obscur : c’était, je crois, les ou-bliettes de leur couvent maudit, et je jugeai,par l’odeur étouffante et humide qui s’exha-lait, que ce devait être un lieu de sépulture.

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J’avais des idées confuses de ce qui m’étaitarrivé, lorsque la porte de mon cachot cria,et deux coquins de moines entrèrent. Ils vou-laient me persuader que j’étais en purgatoire ;mais je reconnus trop bien la voix poussive etcourte d’haleine du père abbé. Par saint Jéré-mie ! ce n’était plus le ton dont il me deman-dait jadis une seconde tranche de venaison ; lechien avait dîné à ma table depuis Noël jusqu’àla fête des Rois.

— Remettez-vous, noble Athelsthane, dit leroi ; respirez un peu, contez votre histoire à loi-sir. Par ma foi ! une pareille histoire est aussicurieuse à entendre qu’un roman.

— Oui, mais, par la croix de Bronholme ! iln’y a pas de roman dans l’affaire, s’écria Athel-sthane. Un pain d’orge et une cruche d’eau,voilà ce qu’ils m’ont donné, les traîtres ! euxque mon père et moi avons enrichis, quandleur meilleure ressource était des tranches delard et des mesures de blé qu’ils obtenaient

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à force de cajoleries des pauvres serfs et es-claves, en échange de leurs prières ! Quel nidde vipères sales et ingrates ! Donner du paind’orge et de l’eau de ruisseau à un patroncomme je l’avais été ! Je les enfumerai dansleur repaire infect, dussé-je être excommunié !

— Mais, au nom de Notre-Dame ! nobleAthelsthane, s’écria Cédric en saisissant lamain de son ami, comment as-tu fait pouréchapper à ce péril imminent ? Leurs cœurs sesont-ils amollis ?

— Leurs cœurs s’amollir ! répéta Athel-sthane. Est-ce que les rochers fondent au so-leil ? J’y serais encore si quelque mouvementdans le couvent n’eût fait quitter à ce tas decoquins leur tanière. Je viens d’apprendre quec’était leur procession qui se dirigeait vers cechâteau pour manger mon repas des funé-railles, quand ils savaient bien où et commentj’étais enterré vivant. Je les entendais psalmo-dier leurs prières des morts, ne pensant guère

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qu’elles fussent chantées pour le salut de monâme par ceux qui affamaient ainsi mon corps.Ils étaient partis cependant, et j’avais long-temps attendu ma nourriture, ce qui n’est pasétonnant ; le sacristain goutteux était trop oc-cupé de sa propre pâture pour songer à lamienne. Enfin il descendit d’un pas chancelant,et toute sa personne exhalait une forte odeurde vin épicé. La bonne chère avait attendri soncœur, car il me laissa une bonne tranche depâté et une petite bouteille de vin, au lieu dema pitance ordinaire. Alors je mangeai, je buset je repris des forces ; puis, pour surcroît debonheur, le sacristain, trop étourdi pour bienremplir son devoir de guichetier, ferma les ver-rous en dehors de leur gâche, de manière quela porte resta entrebâillée. La lumière, la nour-riture et le vin firent travailler mon imagina-tion ; l’anneau auquel mes chaînes étaient atta-chées était plus rouillé que le coquin d’abbé nel’avait supposé ; le fer même ne pouvait résis-ter à l’humidité de ce cachot infernal.

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— Respire un moment, noble Athelsthane,dit Richard, et prends quelques rafraîchisse-ments avant de continuer une histoire si ter-rible.

— Voilà cinq fois de suite que je me res-taure aujourd’hui ! s’écria Athelsthane ; et ce-pendant une tranche de ce jambon savoureuxne saurait être la malvenue, et je vous prie,brave chevalier, de me faire raison avec unecoupe de vin.

Bien qu’ils ne fussent pas encore revenusde leur étonnement, les chevaliers obéirent auchâtelain ressuscité, qui continua son histoire.Il avait, à la vérité, maintenant, un plus grandnombre d’auditeurs que ceux qui l’avaientécouté d’abord ; car Édith, sa mère, ayant don-né les ordres nécessaires dans le château, avaitsuivi le mort vivant dans l’appartement destinéaux étrangers, accompagnée de toutes les per-sonnes qui avaient pu pénétrer dans cetteétroite chambre ; tandis que d’autres, pressés

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sur les escaliers, avaient imparfaitement saisil’histoire, qu’ils avaient transmise à ceux quise tenaient au-dessous, et ceux-ci la transmet-taient aux manants du dehors sous une formetout à fait différente du récit primitif. Athel-sthane, toutefois, continua comme il suit lereste de sa narration :

— Quand je me vis dégagé de l’anneau dema chaîne, je montai l’escalier aussi lestementque pouvait le faire un homme chargé de ferset affaibli par trois jours de jeûne ; et, aprèsavoir bien tâtonné, je fus enfin dirigé, par lessons d’un joyeux rondeau, vers un apparte-ment où le digne sacristain disait une messeau diable en compagnie d’un grand frère à laface renfrognée, aux larges épaules, et portantl’habit gris et le capuchon ; il ressemblait beau-coup plus à un voleur qu’à un prêtre. Je fondissur eux, et la vue de mon linceul, aussi bienque le bruit de mes chaînes, me donnant plutôtl’air d’un habitant de l’autre monde que de ce-lui-ci, tous les deux restèrent pétrifiés ; mais,

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quand j’eus renversé d’un coup de poing le sa-cristain, l’autre maraud, son camarade de bou-teille, me porta un coup avec son gros bâton.

— Je parierais la rançon d’un comte quec’était notre frère Tuck, s’écria Richard se tour-nant vers Ivanhoé.

— Que ce soit le diable ou un moine, peum’importe ! dit Athelsthane. Heureusement, ilmanqua son coup ; et, quand il me vit appro-cher pour en venir aux prises, il s’enfuit àtoutes jambes. Mon premier soin fut de rendrela liberté aux miennes, au moyen de la clefaux entraves, qui se trouvait suspendue avecd’autres au ceinturon du sacristain. J’eusmême la pensée de fendre la tête à ce scélératavec son trousseau de clefs ; mais le souvenirdu morceau de pâté et de la petite bouteillede vin dont il avait adouci ma captivité metoucha le cœur. De sorte que je me contentaid’une couple de bons coups de pied, et je lelaissai étendu sur le plancher ; et, après avoir

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expédié à la hâte une tranche de viande etune bouteille de vin qui formaient le festin desdeux vénérables frères, je courus à l’écurie,où je retrouvai mon meilleur palefroi, qui sansdoute avait été choisi pour l’usage du père ab-bé lui-même. Je galopai jusqu’ici de toute lavitesse de l’animal ; chacun fuyait devant moià mesure que j’avançais, me prenant pour unspectre, d’autant plus que, pour ne pas être re-connu, je m’étais en partie couvert la figurede mon linceul. Je ne sais même si j’auraispu pénétrer dans mon propre château si l’onne m’avait pris pour l’aide du jongleur qui estdans la grande cour et qui a trouvé le moyend’égayer mes gens, réunis pour célébrer les fu-nérailles de leur seigneur. L’intendant a cruque mon costume faisait partie de la masca-rade d’un saltimbanque, et j’ai pu ainsi péné-trer dans l’intérieur, où je n’ai eu que le tempsd’embrasser ma mère et de manger un mor-ceau avant de me mettre en quête de vous,mon noble ami.

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— Et vous me retrouvez, dit Cédric, prêt àreprendre, dès demain, nos projets pour l’hon-neur et la liberté ! Jamais il ne se lèvera un so-leil plus propice à la délivrance de la noble racesaxonne !

— Ne me parlez plus de délivrance ! repritAthelsthane ; c’est assez de m’être délivré moi-même ! Je ne songe à présent qu’à punir cegrand coquin d’abbé. Il sera pendu au sommetde ce château de Coningsburg, dans sa chapeet son étole ; et, si les escaliers sont trop étroitspour laisser passer son énorme carcasse, je leferai hisser du dehors au moyen d’une poulie.

— Mais, mon fils, fit observer Édith, fais at-tention à son saint caractère !

— Faites attention, ma mère, à mes troisjours de jeûne, répliqua Athelsthane ; je veuxqu’ils périssent tous ! Front-de-Bœuf a été brû-lé vif pour une faute bien moins grave ; car iltenait bonne table pour ses prisonniers ; seule-ment, on avait mis trop d’ail dans les ragoûts.

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Mais ces fripons hypocrites et ingrats, qui sisouvent sont venus, sans invitation, me flatterà ma table, ne m’ont pas même donné de ra-goût à l’ail ; aussi ils mourront, je le jure parl’âme de Hengist !

— Mais vous oubliez le pape, mon nobleami ! reprit Cédric.

— En dépit du pape, en dépit du diable,reprit Athelsthane, ils mourront ; n’en parlonsplus. Quand ce seraient les meilleurs moinesde la terre, le monde saura s’en passer.

— Fi donc ! illustre Athelsthane, poursuivitCédric ; oubliez de pareils misérables quandune carrière si glorieuse se déroule devantvous ; dites à ce prince normand que, tout cou-rageux qu’il est, il n’occupera pas sans contes-tation le trône d’Alfred tant qu’il existera undescendant du saint Confesseur pour le lui dis-puter.

— Quoi ! s’écria Athelsthane, est-ce là lenoble roi Richard ?

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— C’est Richard Plantagenet lui-même, ré-pondit Cédric ; mais je n’ai pas besoin de vousrappeler que, venu ici librement, nous ne pou-vons le maltraiter ni en faire notre prisonnier ;vous savez ce que vous devez à votre hôte ?

— Oui, certainement ! s’écria Athelsthane ;et je sais aussi quel est mon devoir de sujet, carje lui offre ici mon fidèle hommage, mon cœuret mon épée.

— Mon fils, dit Édith, songe à tes droitsroyaux !

— Songez à la liberté de l’Angleterre, princedégénéré ! s’écria Cédric.

— Mère et ami, reprit Athelsthane, trêve àvos exhortations. Le pain, l’eau et le cachotservent à mortifier l’ambition d’une manièremerveilleuse ; je sors de la tombe en hommeplus sage que je n’y suis descendu. Une partiede ces folles vanités a été versée dans monoreille par ce perfide abbé Wolfram, et vouspouvez juger maintenant si c’est un conseiller

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auquel on puisse se fier. Depuis que ces com-plots s’agitent, je ne sais où je suis ; j’éprouvedes indigestions ; je ne reçois que des coupset des contusions, et je vois que tout cela nepourra se terminer que par la disette, l’empri-sonnement et le meurtre de plusieurs milliersde gens tranquilles. Je vous dis que je ne veuxêtre roi que dans mes propres domaines et nonailleurs, et que mon premier acte d’autorité se-ra de faire pendre l’abbé.

— Et ma pupille Rowena, demanda Cédric,j’espère que vous ne voulez pas l’abandonner ?

— Mon père Cédric, répondit Athelsthane,soyez raisonnable. Lady Rowena se soucie peude moi ; elle préfère à toute ma personne le pe-tit doigt du gant de mon cousin Wilfrid. Elle estlà pour le reconnaître. Allons, ne rougissez pas,ma belle parente ! il n’y a rien de répréhensibleà ce que vous aimiez mieux un chevalier ga-lant qu’un seigneur de province. Ne riez pasnon plus, Rowena, car un linceul et un visage

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maigre ne sont pas, Dieu le sait, un sujet degaieté ! Mais, si vous voulez rire absolument,je vous en donnerai un meilleur sujet. Donnez-moi votre main, ou plutôt prêtez-la moi, carje ne vous la demande que par amitié. Bien !Maintenant, cousin Wilfrid d’Ivanhoé, conti-nua-t-il, approche. Je renonce à cette main enfaveur… Eh ! par saint Dunstan, notre cousinWilfrid a disparu !… Cependant, à moins quemes yeux ne soient troublés par le jeûne quej’ai enduré, je l’ai vu là debout il n’y a qu’un ins-tant.

Tout le monde se retourna, et chacun cher-cha Ivanhoé ; mais il avait disparu. On appritenfin qu’un juif était venu le demander, et que,après un très court entretien avec lui, il avaitdemandé Gurth et son armure, et qu’il avaitquitté le château.

— Belle cousine, dit Athelsthane à Rowena,si j’avais lieu de penser que cette disparition

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subite d’Ivanhoé ne provînt pas de quelquemotif très sérieux, je reprendrais les droits…

Mais il n’eut pas plutôt abandonné sa mainen apprenant la disparition d’Ivanhoé, que Ro-wena, qui sentait tout l’embarras de sa posi-tion, avait saisi cette occasion de s’échapper dela chambre.

— Assurément, dit Athelsthane, les femmessont de tous les animaux les derniers auxquelson puisse se fier ; j’en excepte pourtant lesmoines et les abbés. Je veux être un païen sije ne m’attendais pas à recevoir d’elle un re-merciement, et peut-être un baiser. Il faut quece maudit linceul soit ensorcelé ; tout le mondesemble me fuir. Je reviens donc à vous, nobleroi Richard, vous offrant de nouveau la foi etl’hommage que, comme votre fidèle sujet…

Mais le roi Richard avait aussi disparu, etpersonne ne savait où il était allé.

Enfin, on apprit qu’il s’était rendu en toutehâte dans la grande cour, qu’il avait fait venir

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le juif qui avait parlé à Ivanhoé, et qu’aprèsdeux minutes d’entretien, il s’était jeté sur uncheval, avait forcé le juif à monter sur un autre,et était parti d’un train qui, selon Wamba, met-tait la peau du mécréant dans un si grand péril,qu’il n’y avait plus à y compter.

— Ma foi ! s’écria Athelsthane, il est évidentque Zernebock s’est emparé de mon châteaupendant mon absence ! Je reviens couvert d’unlinceul, gage de la victoire que j’ai remportéesur le tombeau, et tous ceux à qui j’adressela parole semblent s’évanouir au son de mavoix ; mais à quoi bon s’en plaindre ! Venez,mes amis. Que ceux d’entre vous qui restentencore me suivent à la grande salle du ban-quet, de peur que d’autres ne disparaissentaussi. La table, j’espère, sera garnie commeil convient aux obsèques d’un ancien noblesaxon ; mais hâtons-nous, car qui sait si lediable n’emporterait pas aussi le souper !

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Chapitre XLIII.

Notre histoire nous oblige maintenant derevenir à l’extérieur du château ou préceptore-rie de Templestowe, vers l’heure où allait êtrejeté le sanglant coup de dé qui devait déciderde la vie ou de la mort de Rébecca.

C’était une scène de bruit et de mouvement,comme si tous les alentours avaient réuni leurshabitants à une assemblée de village ou à unefête champêtre ; mais le plaisir inhumain queproduit la vue du sang et de la mort, n’appar-tient pas exclusivement à ces temps d’igno-rance, quoique alors on fût habitué à voir lesarènes de la chevalerie fréquemment ensan-glantées, soit par les combats singuliers, soitpar les combats généraux. Même de nos jours,

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où les principes de la morale sont mieux com-pris, une exécution capitale, un combat deboxeurs, une émeute ou une assemblée de ré-formateurs radicaux attire toujours la foule, etréunit à leurs risques et périls une multitude despectateurs qui, pour la plupart, n’ont d’autreintérêt à l’événement que de voir comment leschoses se passeront et si les héros du joursont, pour employer le langage des tailleurs enémeute, des coqs ou des canards. Une fouleconsidérable avait les yeux fixés sur la portede la préceptorerie de Templestowe, dans lebut de contempler la procession, tandis qu’unpeuple encore plus nombreux entourait déjà lechamp clos attenant à cet établissement.

Cet enclos se composait d’un plateau deterrain contigu à la préceptorerie, qu’on avaitnivelé soigneusement pour le rendre propreaux jeux chevaleresques et aux exercices mi-litaires. Ce champ clos occupait le bord d’unecolline douce et facile, et était entouré de palis-sades ; et, comme les templiers appelaient vo-

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lontiers des spectateurs pour être témoins deleur adresse dans les exercices de chevalerie,l’enclos était amplement garni de galeries et debancs à leur usage.

Dans l’occasion actuelle, on avait érigé untrône à l’extrémité orientale pour le grandmaître, entouré de sièges d’honneur pour lesprécepteurs et les chevaliers de l’ordre ; au-dessus de ces sièges flottait l’étendard sacré,appelé le Beauséant, qui était l’enseigne destempliers, et dont le nom leur servait de cri deguerre.

À l’autre extrémité de la lice était dressé untas de fagots rangés autour d’un poteau fixéfortement en terre. La victime devait être ame-née sur ce fatal bûcher pour être enchaînée aupoteau par des entraves qui y restaient suspen-dues pour cet emploi. Près de ce terrible appa-reil se tenaient quatre esclaves noirs, dont leteint et les traits africains, alors si peu connusen Angleterre, effrayaient le peuple, qui les re-

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gardait comme des démons employés à leursfonctions infernales ; ils étaient complètementimmobiles, si ce n’est que, de temps à autre,ils faisaient un mouvement pour attiser et re-nouveler le combustible. Ils ne jetaient pas lesyeux sur la foule ; ils semblaient insensibles àtout ce qui les entourait, sauf à l’accomplis-sement de leur horrible devoir ; et quand, separlant les uns aux autres, ils ouvraient leurslèvres épaisses et découvraient leurs dentsblanches comme s’ils eussent souri d’avanceà la scène tragique qu’ils attendaient, la po-pulace épouvantée ne pouvait s’empêcher decroire que ce fussent là, en effet, ces espritssurnaturels avec lesquels la sorcière s’était en-tretenue, et qui, à l’expiration du temps quileur avait été accordé sur terre, venaient as-sister à son terrible châtiment. Les assistantsse parlaient à l’oreille et se communiquaienttous les faits que Satan avait accomplis pen-dant cette époque d’agitation et de malheur,

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ne manquant pas nécessairement de donner audiable un peu plus que ce qui lui était dû.

— Avez-vous entendu dire, père Dennet,demanda un jeune paysan à un vieillard, quele diable a emporté le corps du grand thanesaxon Athelsthane de Coningsburg ?

— Oui ; mais il l’a ensuite rapporté, grâce àDieu et à saint Dunstan.

— Comment cela ? demanda un jeunehomme bien découplé, habillé d’une tuniqueverte brodée d’or, et ayant à ses trousses ungars vigoureux qui portait sur son dos uneharpe, indice de la profession de son maître, le-quel ne paraissait pas un ménestrel d’un rangvulgaire, car, outre la splendeur de son pour-point richement brodé, il portait à son cou unechaîne d’argent à laquelle était suspendue laclef dont il se servait pour accorder sa harpe ;une plaque d’argent était attachée à son brasdroit ; mais, au lieu de porter, comme à l’ordi-naire, l’enseigne de quelque baron à la famille

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duquel il aurait pu appartenir, on y lisait seule-ment le mot Sherwood.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda legalant ménestrel en se mêlant à la conversa-tion des paysans. Je suis venu chercher ici unsujet de ballade, et, ma foi ! je serais contentd’en trouver deux.

— Il est bien entendu, dit l’aîné des pay-sans, qu’après qu’Athelsthane de Coningsburgait été mort pendant quatre semaines…

— Cela est impossible, s’écria le ménestrel ;je l’ai vu bien vivant à la passe d’armes d’Ash-by-de-la-Zouche.

— Il était mort cependant, disparu dumonde, dit le jeune paysan ; car j’ai entendules moines de Saint-Edmond chanter pour luil’hymne des morts, et, de plus, il y a eu unsomptueux banquet funèbre au château de Co-ningsburg, comme de juste, et j’y serais bienallé, moi, sans Mabel Parkens, qui…

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— Oui, Athelsthane était mort, dit levieillard en secouant la tête, et c’est granddommage, car le vieux sang saxon…

— Mais votre histoire, mes maîtres, votrehistoire ? dit le ménestrel avec quelque impa-tience.

— Oui, oui, contez-nous l’histoire, dit à sontour un gros frère qui se tenait près d’eux ap-puyé sur un bâton ; contez-nous votre histoire,s’écria le robuste prêtre, et ne consumez pas lajournée, nous n’avons pas de temps à perdre.

— S’il plaît à Votre Révérence, ajouta Den-net, un prêtre ivre était venu rendre visite ausacristain de Saint-Edmond…

— Il ne plaît pas à Ma Révérence, réponditl’ecclésiastique, qu’il y ait eu là un animal telqu’un prêtre ivre, ou, s’il y en a eu, qu’un laïquele dépeigne comme tel. Sois poli, mon ami, etconclus de là que ce saint homme était abîmédans une méditation qui rendait sa vue troubleet ses pieds chancelants comme s’il se fût gor-

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gé de vin nouveau. Cela peut arriver, je le saispar expérience.

— Eh bien ! donc, répondit le père Dennet,un saint frère vint visiter le sacristain à Saint-Edmond ; ce visiteur était une espèce de prêtrechampêtre qui tue à lui seul une moitié desdaims qu’on vole dans la forêt ; qui préfèrele glouglou de la pinte de bière au son de lacloche de son ermitage, et qui estime qu’unetranche de lard vaut dix pages de son bré-viaire ; du reste, un bon gaillard, qui sait ma-nier un bâton, tirer un arc et danser une rondeaussi bien que le meilleur homme du comtéd’York.

— Cette dernière phrase, Dennet, lui dit leménestrel à demi-voix, t’a sauvé plus d’unecôte.

— Bah ! bah ! je ne le crains pas, l’ami, re-prit Dennet ; je suis un peu vieux et mesmembres sont roides ; mais quand j’ai combat-tu, à Doncaster, pour le bélier et la cloche…

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— Mais l’histoire, l’histoire, mon ami ? ditencore une fois le ménestrel.

— Eh bien ! voici en deux mots ce que l’onraconte : Athelsthane de Coningsburg était en-terré au couvent de Saint-Edmond…

— C’est un mensonge, un mensonge in-signe ! dit le frère ; car je l’ai vu porter à sonchâteau de Coningsburg.

— Eh bien ! si vous savez l’histoire, contez-la vous-même, mon maître, dit Dennet en setournant d’un air d’humeur vers son contradic-teur obstiné.

Et ce ne fut pas sans peine que le rustreconsentit à continuer son récit, à la prière duménestrel.

— Ces deux sobres frères, dit-il enfin,puisque ce révérend veut qu’ils soient sobres,avaient continué de piquer leur bonne ale, leurvin et des liqueurs pendant presque tout unjour d’été, lorsqu’ils furent réveillés par un pro-

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fond gémissement et un bruit de chaînes ; puisl’ombre d’Athelsthane pénétra dans l’apparte-ment en leur criant : « Misérables pas-teurs !… »

— Cela est faux ! s’écria le frère vivement ;il n’a pas prononcé un mot.

— Oh ! oh ! frère Tuck, dit le ménestrel enle tirant à l’écart, tu laisses donc prendre lelièvre au gîte ? Tu t’es vendu toi-même.

— Je t’assure, Allan-a-Dale, reprit l’ermite,que j’ai vu Athelsthane de Coningsburg aussibien que jamais yeux du corps ont pu voir unhomme vivant. Il portait son linceul et répan-dait autour de lui une odeur de sépulcre. Unmuid de vin des Canaries ne l’effacerait pas dema mémoire.

— Bah ! répondit le ménestrel, tu plai-santes.

— Qu’on ne croie jamais un mot de moi, ditle frère, si je ne lui allongeai pas un coup de

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mon bâton qui aurait suffi pour assommer unbœuf, et si le coup ne lui glissa pas à traversle corps comme si c’eût été une colonne de fu-mée.

— Par saint Hubert, reprit le ménestrel,c’est un conte merveilleux et digne d’être misen vers sur l’ancien air : La tristesse visita levieux frère.

— Ris, si tu veux, dit le frère Tuck ; mais,si tu m’attrapes jamais à chanter sur un pareilsujet, que le premier spectre ou diable venum’enlève sans tarder ! Non, non, j’ai pris sur-le-champ la résolution d’aider à quelque bonneœuvre, comme à la grillade d’une sorcière, àun combat judiciaire ou à quelque service pa-reil, et voilà pourquoi je suis ici.

Comme ils parlaient de la sorte, la lourdecloche de l’église de Saint-Michel de Temples-towe, vénérable édifice qui s’élevait à quelquedistance de la préceptorerie, vint couper courtà leur contestation. Leurs oreilles furent suc-

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cessivement frappées par ces mornes vibra-tions, ne laissant que juste l’espace qu’il fallaità chacune d’elles pour se perdre dans le loin-tain avant que l’oreille se sentît remplie denouveau par la répercussion du glas de l’airain.Ces sons lugubres, signal de la cérémonie at-tendue, glacèrent d’épouvante les cœurs de lafoule assemblée, dont les yeux se fixèrent surla préceptorerie, d’où allaient sortir le grandmaître, le champion et la criminelle.

Enfin le pont-levis s’abaissa, les portes s’ou-vrirent, et un chevalier, portant le grand éten-dard de l’ordre, sortit du château, précédé desix trompettes et suivi des chevaliers précep-teurs marchant deux à deux ; le grand maîtrearriva le dernier, monté sur un coursier magni-fique, mais dont le harnachement était des plussimples.

Ensuite venait Brian de Bois-Guilbert, arméde pied en cap d’une brillante armure ; ses

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deux écuyers portaient derrière lui sa lance,son écu et son bouclier.

Sa figure, quoique en partie cachée par unlong panache flottant sur son casque, annon-çait une agitation violente où l’orgueil semblaitlutter avec l’irrésolution. Il était d’une pâleurmortelle, comme s’il eût passé plusieurs nuitssans fermer l’œil, et cependant il modérait lespiaffements de son cheval de bataille avec lafacilité et la grâce habituelles à la meilleurelance de l’Ordre du Temple. Il avait l’air fieret imposant ; mais, en le regardant avec atten-tion, on voyait dans ses traits sombres une ex-pression qui forçait à en détourner les yeux.

À ses côtés étaient Conrad de Montfichet etAlbert de Malvoisin, qui remplissaient les fonc-tions de parrains du champion. Ils portaient levêtement de paix, la robe blanche de l’ordre.

Après ceux-ci, venaient les autres cheva-liers du Temple, avec un long cortèged’écuyers et de pages vêtus de noir, qui, à leur

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tour, aspiraient à l’honneur de devenir les che-valiers de l’ordre. À la suite de ces néophytess’avançait une escorte de gardes à pied, au mi-lieu desquels on distinguait la pâle figure del’accusée, qui marchait, d’un pas lent mais as-suré, vers le lieu où allait se décider son destin.

On avait dépouillé Rébecca de ses orne-ments, de crainte qu’il ne s’y trouvât quelques-unes de ces amulettes que Satan, à ce qu’onsupposait, donnait à ses victimes pour les pri-ver du pouvoir de faire des aveux, même sousla force de la torture. Ses vêtements orientauxavaient fait place à une robe blanche de laforme la plus simple ; cependant il y avait unmélange si exquis de courage et de résignationdans son regard, que, même sous cet habit, etsans autre ornement que ses longues tressesnoires, tous les yeux pleuraient en la regar-dant, et le fanatique le plus endurci déploraitle sort qui convertissait une fille si aimable enun instrument nuisible et en une esclave du dé-mon.

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La marche était fermée par un groupe depersonnages d’un rang subalterne appartenantà la préceptorerie, marchant dans un ordreparfait, les bras croisés et les regards baissésvers la terre.

Cette procession monta la pente douce ausommet de laquelle se trouvait le champ clos,et entra dans la lice, dont elle fit le tour dedroite à gauche. Quand il eut parcouru lecercle entier, le cortège fit halte. Il y eut alorsun moment d’agitation, tandis que le grandmaître et toute sa suite, à l’exception du cham-pion et de ses parrains, mettaient pied à terreet que leurs chevaux étaient emmenés hors del’enceinte par les écuyers.

La malheureuse Rébecca fut conduite à unechaise peinte en noir, placée auprès du bûcher.En jetant le premier regard sur les préparatifsqu’on avait faits pour une mort aussi épou-vantable à l’esprit qu’elle était douloureuse aucorps, on la vit frémir et fermer les yeux en

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priant sans doute intérieurement, car sa lèvreremuait, bien qu’aucun son ne sortît de sabouche.

Au bout d’une minute, elle rouvrit les yeux,regarda fixement le bûcher comme pour fa-miliariser son esprit avec cette vue ; puis, parun mouvement lent et naturel, elle détourna lavue.

Cependant le grand maître s’était assis ; et,lorsque les chevaliers de son ordre furent pla-cés autour de lui, chacun selon son rang, unefanfare de trompettes, bruyante et prolongée,annonça que la cour siégeait pour le jugement.Alors Malvoisin, comme parrain du champion,s’avança et déposa aux pieds du grand maîtrele gant de la juive, gage du combat.

— Vaillant seigneur et révérend père, dit-il,voici le brave chevalier Brian de Bois-Guilbert,chevalier précepteur de l’Ordre du Temple,qui, en recevant le gage de bataille déposé auxpieds de Votre Révérence, s’est engagé à faire

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son devoir dans le combat d’aujourd’hui, pourmaintenir que cette fille juive, nommée Ré-becca, a justement mérité la sentence renduecontre elle par un chapitre du très saint Ordredu Temple de Sion, la condamnant à mourircomme sorcière ; le voici, dis-je, prêt à soute-nir le combat honorablement et en brave che-valier, si telle est votre sainte et noble volonté.

— A-t-il prêté serment, demanda le grandmaître, que sa cause est juste et honorable ?Faites apporter le crucifix et le Te igitur.

— Très révérend père, dit Malvoisin vive-ment, notre frère a déjà affirmé par serment lavérité de l’accusation entre les mains du bravechevalier Conrad de Montfichet, et il n’est pastenu de prêter d’autre serment, son adversaireétant une infidèle qui ne pourrait être admise àprêter serment à son tour.

Cette explication parut suffire à Beauma-noir, à la grande joie d’Albert, car l’astucieuxchevalier avait prévu la grande difficulté ou

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plutôt l’impossibilité de déterminer Brian deBois-Guilbert à faire un pareil serment en facede l’assemblée, et il avait imaginé ce subter-fuge pour le soustraire à cette nécessité.

Le grand maître, ayant déclaré que la for-malité du serment avait été remplie, ordonna àun héraut d’armes de s’avancer et de faire sondevoir.

Les trompettes sonnèrent de nouveau, et unhéraut d’armes, venant se placer au milieu deslices, proclama à haute voix :

— Oyez, oyez, oyez ! Voici le brave cheva-lier Brian de Bois-Guilbert prêt à combattrecontre tout chevalier de naissance noble quivoudra soutenir la cause de la jeune Rébecca, àqui il a été permis, en légitime essoine, de com-battre par champion, auquel champion le révé-rend et valeureux grand maître, ici présent, ac-cordera un bon champ et un partage égal ausoleil et au vent, et tout ce qui peut assurerl’égalité des armes.

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Le son des trompettes retentit de nouveau,et un silence solennel régna pendant quelquesminutes.

— Nul champion ne se présente pour l’ap-pelante ? dit le grand maître. Héraut, allez luidemander si elle attend quelqu’un pour com-battre pour elle !

Le héraut s’avança vers la chaise sur la-quelle Rébecca était assise, Bois-Guilbert, diri-geant soudainement son cheval vers cette ex-trémité des lices, en dépit des observationsde Malvoisin et de Montfichet, se trouva prèsde Rébecca en même temps que le hérautd’armes.

— Cela est-il régulier et conforme à la loi ducombat ? demanda Malvoisin en s’adressant augrand maître.

— Oui, Albert de Malvoisin, répondit Beau-manoir ; car, dans cet appel au jugement deDieu, on ne doit point empêcher les parties in-téressées d’avoir, l’une avec l’autre, des com-

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munications qui peuvent tendre à la manifesta-tion de la vérité.

Cependant le héraut s’adressait en cestermes à Rébecca :

— Damoiselle, notre honorable et révérendgrand maître demande si tu as un championpour livrer bataille aujourd’hui à ta place etpour ta cause, ou si tu te reconnais justementet légalement condamnée à mort.

— Dites au grand maître, répondit Rébecca,que je maintiens mon innocence, et que je nereconnais pas la justice de la sentence qui m’acondamnée, ne voulant pas que mon sang re-tombe sur ma tête. Dites-lui que je demandetel délai que ses lois permettent de m’accorder,afin de voir si Dieu, dont la bonté suprêmevient souvent à notre secours au dernier mo-ment, me suscitera un libérateur. À l’expirationde ce délai, que sa sainte volonté soit faite !

Le héraut porta cette réponse au grandmaître.

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— À Dieu ne plaise, répondit Lucas deBeaumanoir, que juif ou païen eût à nous ac-cuser d’injustice ! Jusqu’à ce que les ombresdescendent de l’occident à l’orient, nous atten-drons pour voir s’il se présentera un championpour cette femme malheureuse. Passé ce délai,qu’elle se prépare à la mort.

Le héraut redit à Rébecca les paroles dugrand maître ; elle inclina la tête en signe desoumission, croisa les mains sur sa poitrine, et,les yeux levés au ciel, semblait attendre de làun secours qu’elle ne pouvait guère espérer deshommes.

En ce moment de terrible attente, la voix deBois-Guilbert vint frapper son oreille. Ce n’étaitqu’un murmure, et cependant cette voix la fittressaillir plus que ne l’avait fait la sommationdu héraut.

— Rébecca, dit le templier, m’entends-tu ?

— Je n’ai rien à entendre de vous, hommecruel et farouche, répondit la jeune fille.

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— Tu m’entends cependant, et le son de mavoix m’épouvante moi-même. Je sais à peineoù nous sommes, ou dans quel dessein on nousa conduits ici. Ce champ clos, cette chaise fu-nèbre, ce fatal bûcher !… Je connais leur em-ploi, et cependant tout cela m’apparaît commeun rêve, comme le tableau terrible d’une visionqui épouvante mes sens, mais qui ne peutconvaincre ma raison.

— Mon esprit et mes sens sont égalementconvaincus, répondit Rébecca. Ils me disentque ce bûcher est destiné à consumer ma dé-pouille mortelle et à m’ouvrir un chemin dou-loureux, mais court, vers un monde meilleur.

— Ce sont là des illusions, Rébecca, repritle templier, de vagues rêveries que rejettentmême tes sages sadducéens. Écoute-moi, Ré-becca, dit-il d’un ton plus animé ; la vie et laliberté sont encore entre tes mains. Monte encroupe sur mon coursier, sur Zamor, le vaillantcheval qui jamais ne fit défaut à son cavalier.

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Je l’ai conquis en combat singulier contre lesultan de Trébizonde. Monte, te dis-je, et enpeu d’instants nous serons à l’abri de toutepoursuite. Un nouveau monde de plaisirs s’ou-vrira pour toi ; pour moi, une nouvelle carrièrede renommée. Qu’ils prononcent leur sen-tence, je la méprise ; qu’ils effacent le nom deBois-Guilbert de leurs listes d’esclaves monas-tiques, je laverai dans le sang la tache qu’ilsoseront faire à mon écusson.

— Retire-toi, tentateur, dit Rébecca ; retire-toi ! même dans cette extrémité, tu ne me feraspas faire un pas vers toi. De tous mes oppres-seurs, c’est toi que je regarde comme le pluscruel. Arrière, au nom du Dieu vivant !

Albert de Malvoisin, impatient et alarmé dela durée de leur conférence, s’avançait en cemoment pour l’interrompre.

— La jeune fille a-t-elle confessé son crime,demanda-t-il à Bois-Guilbert, ou est-elle tou-jours résolue à le nier ?

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— Elle est résolue en effet, répondit Bois-Guilbert.

— Reviens donc, mon noble frère, repritMalvoisin, reprendre ta place pour attendrel’événement. L’ombre s’avance sur le cercle desheures… Viens, brave Bois-Guilbert ! viens,l’espoir de notre saint ordre et bientôt sonchef !

Tout en parlant de ce ton consolateur, ilporta la main à la bride de Zamar, comme pourle reconduire à sa place.

— Misérable hypocrite ! s’écria Brian en fu-reur, comment oses-tu porter la main sur lesrênes de mon cheval ?

Et, repoussant son compagnon de manièreà lui faire lâcher prise, il regagna au galopl’autre extrémité des lices,

— Il ne manque pas de chaleur, dit Malvoi-sin à demi-voix à Montfichet, si elle était bien

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dirigée ; mais, comme le feu grégeois, il brûletout ce qu’il touche.

Les juges étaient déjà depuis deux heuresdans les lices, attendant vainement l’arrivéed’un champion.

— Il y a de bonnes raisons pour cela, ditle frère Tuck à un de ses voisins, c’est qu’elleest juive ; et cependant, par mon ordre ! c’estdommage qu’une fille si jeune et si belle pé-risse sans qu’un seul coup soit donné pour lasauver ! Serait-elle dix fois sorcière, si elle étaittant soit peu chrétienne, mon bâton sonneraitmidi sur le casque d’acier de ce farouche tem-plier avant qu’il l’emportât ainsi.

Cependant l’opinion générale était que per-sonne ne pouvait ni ne voulait paraître poursoutenir la cause d’une juive accusée de sor-cellerie, et les chevaliers, à l’instigation deMalvoisin, se disaient tous bas les uns auxautres qu’il était temps de déclarer que Rébec-ca n’avait pas racheté son gage.

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En ce moment, un chevalier, poussant soncheval à toute bride, parut dans la plaine, se di-rigeant vers le champ clos. Aussitôt cent voixs’écrient :

— C’est un champion ! c’est un champion !

Et, en dépit des préventions et des préjugésde la multitude, il fut accueilli par des acclama-tions unanimes lorsqu’il pénétra dans les lices.

Mais le second coup d’œil détruisit l’espoirque son arrivée avait fait naître. Son cheval,qui venait de faire plusieurs lieues à francétrier, paraissait chanceler de fatigue, et le ca-valier, malgré l’audace avec laquelle il se pré-sentait dans la lice, soit faiblesse, soit fatigue,soit par ces causes réunies, semblait à peinecapable de se soutenir en selle.

À la sommation du héraut, qui lui demandason nom, son rang et la cause de sa présencedans les lices, le cavalier étranger répondit vi-vement avec hardiesse :

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— Je suis noble et bon chevalier, et je viensici soutenir par la lance et l’épée la cause justeet légale de cette damoiselle Rébecca, filled’Isaac d’York ; déclarer la sentence pronon-cée contre elle fausse et calomnieuse, et défiersire Brian de Bois-Guilbert, comme traître,meurtrier et menteur, ainsi que je le prouveraien combattant corps contre corps avec lui, àl’aide de Dieu, de Notre-Dame et de Mgr saintGeorges le bon chevalier.

— Il faut avant tout, dit Malvoisin, quel’étranger justifie qu’il est bon chevalier et denoble lignage. Le Temple ne laisse pas com-battre ses champions contre des hommes sansnom.

— Mon nom, s’écria le chevalier en levantla visière de son casque, est mieux connu, monlignage plus pur que le tien, Malvoisin. Je suisWilfrid d’Ivanhoé.

— Je ne combattrai point en ce momentcontre toi, dit le templier d’une voix sombre et

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altérée ; va faire guérir tes blessures, procure-toi un meilleur cheval, et peut-être alors dai-gnerai-je consentir à châtier tes puériles bra-vades.

— Ah ! fier templier, dit Ivanhoé, as-tudonc oublié que deux fois tu as succombé souscette lance ? Souviens-toi des lices d’Acre, sou-viens-toi de la passe d’armes d’Ashby, sou-viens-toi de tes orgueilleuses vanteries dans lasalle de Rotherwood, et du gage que tu as dé-posé, ta chaîne d’or contre mon reliquaire, quetu combattrais contre Wilfrid d’Ivanhoé pourrecouvrer ton honneur perdu. Par ce reliquaireet par la sainte relique qu’il renferme, je jurede te proclamer lâche dans toutes les cours del’Europe, dans toutes les préceptoreries de tonordre, si tu ne te mesures avec moi à l’instantmême.

Bois-Guilbert se tourna d’abord vers Rébec-ca d’un air irrésolu ; puis il s’écria en regardantIvanhoé d’un air farouche :

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— Chien de Saxon ! saisis ta lance et pré-pare-toi à la mort.

— Le grand maître m’accorde-t-il le com-bat ? demanda Ivanhoé.

— Je ne puis vous le refuser, répondit legrand maître, si cette jeune fille vous acceptepour champion. Cependant, je voudrais vousvoir plus en état de combattre. Vous avez tou-jours été un ennemi de notre ordre ; néan-moins je désire agir honorablement avec vous.

— Je demande le combat à l’instant, répon-dit Ivanhoé, c’est le jugement de Dieu. Je meconfie à sa bonne garde. Rébecca, continua-t-il en s’approchant de la chaise fatale, m’ac-ceptes-tu pour champion ?

— Oui, oui, dit-elle agitée par une émotionque la crainte de la mort n’avait pu produire enelle, je t’accepte comme le champion qui m’estenvoyé par le Ciel. Mais non, non ; tes bles-sures ne sont pas guéries ; ne combats pas cethomme cruel ; pourquoi périr avec moi ?

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Mais déjà Ivanhoé était à son poste ; il avaitfermé sa visière et saisi sa lance. Bois-Guilberten fit autant, et son écuyer remarqua, en at-tachant sa visière, que son visage, qui duranttoute la matinée avait été couvert d’une pâleurmortelle s’était subitement couvert d’un rougesanglant.

Le héraut, voyant les deux champions enplace, éleva la voix et répéta trois fois :

— Faites votre devoir, preux chevaliers !Après le troisième cri, il se retira sur un descôtés de la lice, et proclama de nouveau quepersonne, sous peine de mort, n’osât, par desparoles, par des cris ou par des gestes, in-terrompre ou déranger le combat. Le grandmaître, qui tenait en main le gage de la bataille,le gant de Rébecca, le jeta dans l’arène, et pro-

nonça le fatal signal :

— Laissez aller ! Les trompettes sonnèrent,et les chevaliers s’élancèrent l’un contrel’autre. Le cheval épuisé d’Ivanhoé et son ca-

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valier non moins épuisé par la fatigue nepurent résister à la lance bien dirigée du tem-plier et à la vigueur de son coursier. Les assis-tants avaient prévu ce résultat ; mais, quoiquela lance d’Ivanhoé eût à peine atteint le bou-clier de Bois-Guilbert, celui-ci, au grand éton-nement de tous, chancela sur sa selle, perditles étriers et roula dans l’arène.

Ivanhoé se releva sur-le-champ et mitl’épée à la main ; mais son adversaire ne se re-leva pas. Le pied sur la poitrine et la pointe deson épée sur la gorge, Wilfrid lui ordonna dese rendre s’il ne voulait recevoir le coup de lamort.

Mais Bois-Guilbert ne répondit pas.

— Ne le tuez pas sans confession, sire che-valier, cria le grand maître ; ne faites pas périrà la fois son corps et son âme ! Nous le décla-rons vaincu.

Il descendit dans la lice et ordonna de dé-nouer le casque du champion terrassé. Ses

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yeux étaient fermés et le sang affluait encore àson visage. Les spectateurs, qui contemplaientBois-Guilbert avec étonnement, virent sesyeux se rouvrir, mais ils restèrent fixes etternes. Le sang se retira tout à coup et fit placeà la pâleur de la mort.

Sans être touché par la lance de son enne-mi, il était mort victime de la violence de sespassions.

— C’est véritablement le jugement de Dieu,dit le grand maître en levant les yeux au ciel.Fiat voluntas tua !

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Chapitre XLIV.

Après le premier moment de surprise, Wil-frid d’Ivanhoé demanda au grand maîtrecomme juge du champ clos, s’il avait fait sondevoir dans le combat en chevalier loyal etcourtois.

— Tu t’es conduit avec vaillance et loyauté,répondit le grand maître. Je déclare la jeunefille libre et innocente. Les armes et le corps duchevalier décédé sont à la disposition du vain-queur.

— Je ne veux pas le dépouiller de sesarmes, dit le chevalier d’Ivanhoé, ni condam-ner son corps à l’infamie. Il a combattu pourla chrétienté ; c’est le bras de Dieu et non lamain de l’homme qui l’a frappé aujourd’hui.

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Mais que ses obsèques soient simples commedoivent l’être celles d’un homme qui est mortpour une cause injuste. Et quant à cette jeunefille…

Il fut interrompu par le bruit d’une troupenombreuse de cavaliers, avançant avec unetelle rapidité, que le sol était ébranlé sous lespas de leurs chevaux ; puis le chevalier noir en-tra à toute bride dans les lices. Il était suivid’une bande nombreuse d’hommes d’armes etde plusieurs chevaliers armés de pied en cap.

— J’arrive trop tard, dit-il en regardant au-tour de lui. Je m’étais réservé Bois-Guilbert.Ivanhoé, était-ce bien de t’exposer à un pareildanger, étant incapable même de rester enselle ?

— Le Ciel, mon prince, reprit Ivanhoé, s’estchargé du châtiment de cet homme or-gueilleux. Il ne méritait pas la mort honorableque vous lui destiniez.

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— Que la paix soit avec lui ! s’écria Richarden fixant ses yeux sur le cadavre. C’était unvaillant champion ; il est mort en chevalier,couvert de ses vêtements d’acier. Mais nousn’avons pas de temps à perdre ; Bohun, fais tondevoir.

Un chevalier se détacha de la suite du roi,et, mettant la main sur l’épaule d’Albert deMalvoisin, il lui dit :

— Je vous arrête comme coupable de hautetrahison. Le grand maître, qui, jusque-là, étaitresté muet d’étonnement à l’apparition d’un sigrand nombre de guerriers, prit enfin la parole.

— Qui ose arrêter un chevalier du Templede Sion dans l’enceinte de sa propre précep-torerie et en présence du grand maître ? Parquelle autorité commet-on cet audacieux ou-trage ?

— C’est moi qui fais cette arrestation, ré-pliqua le chevalier ; moi, Henri Bohun, comted’Essex, lord grand connétable d’Angleterre.

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— Et il arrête Malvoisin, s’écria le roi en le-vant sa visière, par les ordres de Richard Plan-tagenet, ici présent. Conrad Montfichet, il estheureux pour toi que tu ne sois pas né mon su-jet. Mais, quant à toi, Malvoisin, tu mourras,ainsi que ton frère Philippe, avant que lemonde ait vieilli d’une semaine.

— Je résisterai à cette sentence ! s’écria legrand maître.

— Fier templier, dit le roi, tu n’en as plus lepouvoir. Lève les yeux, et vois le royal éten-dard d’Angleterre flotter sur les tours de Tem-plestowe au lieu de la bannière du Temple !Sois prudent, Beaumanoir, et ne fais pas unerésistance inutile ; ta main est dans la gueuledu lion.

— J’en appellerai à Rome contre toi, répon-dit le grand maître, pour usurpation sur les im-munités et privilèges de notre ordre.

— Soit ! reprit Richard ; mais, par amourpour toi-même, ne me traite pas maintenant

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d’usurpateur. Dissous ton chapitre et retire-toiavec tes compagnons dans une autre précepto-rerie, si tu peux en trouver une qui n’ait pas étéle théâtre d’une conspiration perfide contre leroi d’Angleterre, ou, si tu le préfères, reste icicomme hôte de Richard et sois témoin de notrejustice.

— Recevoir l’hospitalité dans un lieu où j’aidroit de commander ? dit le templier. Jamais !

» Chapelains, entonnez le psaume Quarefremuerunt gentes ! Chevaliers, écuyers et servi-teurs du saint Temple, préparez-vous à suivrela bannière de Beauséant !

Le grand maître prononça ces paroles avecun ton de dignité qui semblait le placer au ni-veau du roi d’Angleterre et qui releva le cou-rage de ses chevaliers, surpris et terrifiés. Ilsse pressèrent autour de lui comme les moutonsautour du chien de garde lorsqu’ils entendentles hurlements du loup.

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Mais ces hommes intrépides ne témoi-gnèrent pas les craintes du troupeau alarmé.Leur front audacieux se levait d’un air de défiet leurs regards exprimaient des menaces quen’osait proférer leur bouche. Ils se réunirent etformèrent une sombre ligne de lances sur la-quelle les manteaux blancs des chevaliers sedétachaient, au milieu des vêtements sombresdes gens de leur suite, comme les bords lumi-neux d’un nuage obscur.

Le peuple, qui avait poussé un cri bruyantet réprobateur, s’arrêta et contempla en silencece corps formidable de guerriers éprouvés qu’iltrembla d’avoir irrités, et s’écarta devant eux.

Quand le comte d’Essex vit ces dispositionshostiles, il plongea les molettes de ses éperonsdans les flancs de son cheval et galopa de longen large pour réunir ses soldats et les mettre enordre de défense.

Richard seul, comme s’il se fût complu dansle danger que provoquait sa présence, parcou-

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rait lentement le front des templiers et leurcriait :

— Eh bien ! messires, parmi tant devaillants chevaliers, n’y en a-t-il pas un quiveuille rompre une lance avec Richard ? Mes-sires du Temple, vos dames ont le teint bienbrûlé par le soleil si elles ne valent pas unelance rompue en leur honneur.

— Les frères du Temple, dit le grand maître,ne combattent point pour des causes aussi oi-seuses et aussi profanes, et pas un templier necroisera la lance avec toi, Richard d’Angleterre.Le pape et les princes de l’Europe prononce-ront entre nous ; ils jugeront si un prince chré-tien devait agir comme tu as agi aujourd’hui.Si l’on ne nous attaque pas, nous nous retire-rons sans attaquer personne. Nous confions àton honneur les armes et les biens de l’ordre,que nous abandonnons ici, et nous mettons surta conscience le scandale et l’offense que tu ascausés en ce jour au monde chrétien.

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En achevant ces mots, et sans attendre deréponse, le grand maître donna le signal du dé-part, et les trompettes sonnèrent une marched’un caractère oriental, qui était le signal deroute ordinaire des templiers.

Ils rompirent alors leur ligne et se rangèrenten colonne ; puis ils partirent au petit pas,comme pour montrer que c’était seulement lavolonté de leur grand maître et non la crainted’une force supérieure qui les obligeait à se re-tirer.

— Par l’éclat du front de Notre-Dame !s’écria le roi Richard, il est fâcheux que cestempliers ne soient pas aussi fidèles qu’ils sontvaillants et bien disciplinés.

Semblable au chien timide qui attend pouraboyer que l’objet de son défi ait tourné le dos,la foule poussa un faible cri au moment où lesderniers rangs de la colonne sortaient de l’en-ceinte.

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Pendant le tumulte qui suivit la retraite destempliers, Rébecca ne vit et n’entendit rien.Elle était serrée dans les bras de son vieuxpère, étourdie et presque sans connaissancesous l’influence des incidents qui se succé-daient si rapidement. Mais un mot d’Isaac larappela enfin à elle-même.

— Allons, dit-il, allons, ma chère fille, tré-sor qui vient de m’être rendu, allons nous jeteraux pieds de ce brave jeune homme !

— Non, dit Rébecca ; oh ! non, non, non ; jen’ose pas lui parler en ce moment. Hélas ! je luien dirais plus que… Non, mon père ; quittons àl’instant ces lieux funestes.

— Mais, ma fille, dit Isaac, quitter ainsi ce-lui qui est venu comme un homme fort, arméde sa lance et de son bouclier, pour te délivrerau mépris de sa vie, toi, la fille d’un peupleétranger au sien ! C’est un service auquel nousdevons toute notre reconnaissance.

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— Elle lui est acquise, mon père, elle lui estacquise à jamais, répondit Rébecca ; mon âmeen est pénétrée ; mais pas à présent… Pourl’amour de ta Rachel bien-aimée, mon père,cède à ma prière, pas à présent !

— Mais, reprit Isaac persistant toujours, ondira que nous ne sommes pas plus reconnais-sants que des chiens.

— Ne vois-tu pas, mon cher père, que le roiRichard est ici, et que…

— C’est vrai, ma très bonne, ma très pru-dente Rébecca. Sortons d’ici, sortons d’ici ! Ilaura besoin d’argent, car il vient d’arriver de laPalestine, et même il sort de prison, dit-on, etil trouverait facilement une excuse pour m’endemander, s’il lui en fallait une, dans les rela-tions que j’ai eues avec son frère Jean. Allons,allons, quittons ces lieux !

Et, entraînant sa fille à son tour, il laconduisit hors de la lice et la fit transporter ensûreté chez le rabbin Nathan Ben-Samuel.

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Quoique cette journée eût dû son principalintérêt à la situation critique où s’était trouvéela belle juive, elle se retira sans être remar-quée. Le peuple portait toute son attention surle chevalier noir ; il remplissait l’air des cris de« Vive Richard Cœur-de-Lion ! À bas les tem-pliers usurpateurs ! »

— Malgré tout cet étalage de loyauté, ditIvanhoé au comte d’Essex, il est fort heureuxque le roi ait eu la précaution de t’emmeneravec lui, ainsi que tant de ses braves soldats.

Le comte sourit et secoua la tête.

— Vaillant Ivanhoé, répondit Essex,connais-tu assez peu notre maître pour lui at-tribuer une précaution si sage ? Je m’avançaisvers York, ayant appris que le prince Jean s’yfortifiait, quand j’ai rencontré le roi Richard ac-courant ici en véritable chevalier errant, pourmettre fin en personne à cette aventure dutemplier et de la juive. Je t’ai escorté avec matroupe presque malgré lui.

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— Et quelle nouvelle apportes-tu d’York,brave comte ? demanda Ivanhoé ; les rebellesnous y attendront-ils ?

— Pas plus que la neige de décembre n’at-tend le soleil de juillet, dit le comte ; ils sont enpleine dispersion. Et qui crois-tu qui vint nousen porter la nouvelle ? Jean lui-même !

— Le traître ! le traître insolent ! l’ingrat !s’écria Ivanhoé. Richard ne l’a-t-il pas fait arrê-ter ?

— Oh ! il l’a reçu, répondit le comte,comme s’ils se fussent rencontrés après unepartie de chasse ; et il a dit en me montrant,ainsi que mes hommes d’armes : « Tu vois,frère, que j’ai autour de moi quelques hommesirrités ; tu ferais bien d’aller vers notre mère,de lui porter mes hommages affectueux, et dedemeurer près d’elle jusqu’à ce que les espritssoient calmés. »

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— Et c’est là tout ? Ne pourrait-on pas direque ce prince appelle la trahison par sa clé-mence ?

— De même, répondit le comte, qu’onpourrait dire d’un autre homme qu’il appelle lamort lorsqu’il entreprend de livrer un combatavant que ses blessures soient cicatrisées.

— Je te pardonne ta plaisanterie, seigneurcomte, dit Ivanhoé ; mais fait attention que jene hasardais que ma vie ; Richard compromet-tait la sûreté de son royaume.

— Ceux qui ont peu de souci de leur propresûreté sont rarement bien attentifs à celle desautres. Mais hâtons-nous de nous rendre auchâteau, car Richard songe sérieusement à pu-nir certains membres subalternes de cetteconspiration, bien qu’il ait fait grâce au plusgrand coupable.

D’après les informations judiciaires quieurent lieu en cette occasion et qui sont rap-portées dans le manuscrit de Wardour, il paraît

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que Maurice de Bracy passa la mer et entra auservice de Philippe de France, tandis que Phi-lippe de Malvoisin et son frère Albert, précep-teur de Templestowe, furent exécutés, quoiqueWaldemar Fitzurze, l’âme de la conspiration,eût seulement été banni, et que le prince Jean,au profit de qui elle était faite, n’eût pas mêmereçu un reproche de son frère. Personne cepen-dant ne plaignit le sort des deux Malvoisin, quine firent que subir une mort qu’ils avaient bienméritée par une foule d’actes de déloyauté, decruauté et d’oppression.

Peu de temps après le combat de Temples-towe, Cédric le Saxon fut appelé à la cour deRichard, qui alors était à York, occupé à paci-fier les provinces que l’ambition de son frèreavait troublées.

Cédric fit d’abord quelques objections à cetordre ; cependant il ne tarda pas à y obéir.Dans le fait, le retour de Richard avait détruittout espoir de restauration de la dynastie

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saxonne en Angleterre ; car, quelques forcesque les Saxons eussent pu réunir en cas deguerre civile, il était évident que rien ne pou-vait être entrepris sous la domination incontes-tée de Richard, populaire comme il l’était deve-nu par ses grandes qualités personnelles et parsa renommée militaire, quoiqu’il tînt les rênesdu gouvernement avec une sorte d’insouciancequi tendait tantôt à l’indulgence et tantôt audespotisme. D’ailleurs, Cédric avait reconnu,bien à regret, que son projet de cimenter entreles Saxons une union parfaite, par le mariagede Rowena et d’Athelsthane, était absolumentrenversé par le refus mutuel des deux parties.

C’était là un événement que, dans son zèlepour la cause saxonne, il n’avait pu prévoir, etmême, quand il ne fut plus permis de mettre endoute l’éloignement réciproque des deux fian-cés, il avait encore peine à croire que deuxSaxons de race pussent refuser, pour des mo-tifs personnels, de contracter une alliance sinécessaire au bien de la nation.

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La chose était cependant certaine. Rowenaavait toujours témoigné pour Athelsthane uneaversion insurmontable, et maintenant Athel-sthane proclamait hautement et d’une manièrepositive qu’il renonçait à lady Rowena. La na-ture opiniâtre de Cédric dut fléchir devant detels obstacles. Toutefois, il tenta une dernièreet vigoureuse attaque contre Athelsthane ;mais il trouva ce rejeton ressuscité de la royau-té saxonne occupé, comme les petits seigneurscampagnards de nos jours, à livrer une guerrefurieuse au clergé.

Il paraît que, après toutes ses menaces san-glantes contre l’abbé de Saint-Edmond, grâceà la bonté de son caractère et de son naturelindolent, grâce aux prières de sa mère Édith,qui, comme presque toutes les dames de cetteépoque, était fort attachée au clergé, la colèred’Athelsthane s’était affaiblie. Tout ce qu’il fitpour satisfaire sa vengeance fut d’enfermerl’abbé et les moines dans les cachots de Co-

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ningsburg et de les y retenir pendant trois joursau pain et à l’eau.

Pour cette atrocité, l’abbé le menaça de lefaire excommunier, et dressa une liste épou-vantable des maux d’entrailles et d’estomacque ses moines et lui avaient soufferts par suitede cet emprisonnement injuste et tyrannique.Occupé de cette controverse et des moyensqu’il fallait employer pour résister à cette per-sécution ecclésiastique, Athelsthane se montratout à fait insensible aux arguments de Cédric,et, lorsque le nom de Rowena fut prononcé, lenoble Saxon vida un grand gobelet à sa santéet à sa prompte union avec son parent Wilfrid.C’était donc un cas désespéré. Il était évidentqu’il n’y avait plus rien à faire d’Athelsthane ;comme le disait Wamba dans une phrasesaxonne, c’était un coq qui refusait le combat.

Deux obstacles seulement s’opposaient en-core au consentement que les deux amantsdésiraient obtenir de Cédric : son opiniâtreté

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et son aversion pour la dynastie normande.Le premier de ces deux obstacles céda peu àpeu aux caresses de sa pupille et à l’orgueilque la renommée de son fils lui faisait ressen-tir. De plus, il n’était pas insensible à l’hon-neur d’allier sa race à celle du grand Alfred,maintenant que les titres au trône du descen-dant d’Édouard le Confesseur étaient à jamaisabandonnés. La haine de Cédric pour la racedes rois normands était en outre très affaiblie,d’abord par l’impossibilité de débarrasser l’An-gleterre de la nouvelle dynastie, pensée quitendait à le rendre sujet loyal envers le roi defacto ; en second lieu, par les attentions per-sonnelles du roi Richard, à qui plaisait l’hu-meur franche de Cédric ; et, selon le manuscritde Wardour, le roi se conduisit si bien enversle noble Saxon, qu’une semaine à peine s’étaitécoulée depuis son arrivée à la Cour, que déjàil avait donné son consentement au mariage desa pupille Rowena avec son fils Wilfrid d’Ivan-hoé.

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Le mariage de notre héros, ayant ainsi obte-nu l’assentiment de son père, fut célébré dansle plus auguste des temples, la belle cathédraled’York. Le roi lui-même y assista, et les égardsqu’il témoigna en cette occasion et en plu-sieurs autres aux malheureux Saxons, jusque-là opprimés et dégradés, leur donna un espoirplus certain d’obtenir l’exercice de leurs droitslégitimes que celui qu’auraient pu leur pro-mettre les chances précaires d’une guerre ci-vile. Cette cérémonie fut célébrée avec toute lapompe que l’Église romaine sait donner à sessolennités.

Gurth, superbement paré, accompagnaitcomme écuyer le jeune maître qu’il avait sifidèlement servi ; près d’eux était le magna-nime Wamba, décoré d’un nouveau bonnet etde la plus magnifique garniture de clochettes.Ils avaient partagé les dangers et la mauvaisefortune de Wilfrid, ils restèrent près de lui pourpartager sa prospérité, comme ils avaient ledroit de l’attendre.

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Outre cette suite de domestiques, on vitparaître à ces noces somptueuses les plusillustres Normands et les plus nobles Saxons.Le peuple célébra ce mariage par des réjouis-sances universelles, car le tiers état regardaitcette union comme une garantie de paix et debon accord entre les deux races, qui depuislors se sont si bien mêlées et dont la distinctions’est complètement effacée. Cédric vécut assezpour voir cette fusion en partie opérée ; car, àmesure que les deux nations se rapprochèrentet formèrent des mariages entre elles, les Nor-mands perdirent de leur orgueil et les Saxonsde leur rusticité.

Ce ne fut cependant que sous le règned’Édouard III que le nouvel idiome, auquel estresté le nom d’anglais, fut parlé à la Cour deLondres ; c’est alors aussi que la distinctionhostile de Normand et de Saxon semble avoirentièrement disparu.

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Ce fut le surlendemain de cet heureux ma-riage que la suivante Elgitha vint annoncer àlady Rowena qu’une jeune fille désirait paraîtredevant elle et lui parler sans témoin.

Rowena fut surprise ; elle hésita d’abord ;mais la curiosité l’emporta, et, en ordonnant àElgitha d’introduire la jeune fille, elle comman-da à ses suivantes de se retirer.

C’était une femme d’un aspect noble et im-posant. Le long voile blanc dont elle était en-veloppée couvrait, sans les cacher, l’éléganceet la majesté de sa taille. Son maintien étaitrespectueux, sans aucun mélange de crainteou d’obséquiosité. Rowena était toujours prêteà accueillir les demandes et à compatir auxpeines des autres. Elle se leva, et se disposait àconduire sa belle visiteuse vers un siège ; maisl’étrangère, en jetant un regard sur Elgitha, ex-prima de nouveau le désir de s’entretenir seuleavec lady Rowena.

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Dès qu’Elgitha se fut retirée, la jeune fillefléchit le genou, porta la main à son front etbaissa la tête jusqu’à terre, et, malgré la résis-tance de Rowena, baisa le bord de sa tuniquebrodée.

— Que veut dire cela ? demanda la belleSaxonne, pourquoi me rendez-vous unemarque de respect si extraordinaire ?

— Parce qu’à vous, dame d’Ivanhoé, répon-dit Rébecca en se relevant et reprenant la di-gnité calme de sa manière habituelle, je peuxà juste titre, et sans m’exposer aux reproches,payer la dette de gratitude que j’ai contractéeenvers Wilfrid d’Ivanhoé. Je suis, pardonnez lahardiesse de mon hommage, je suis la malheu-reuse juive pour laquelle votre époux a exposéses jours, dans une lutte si inégale, au champclos de Templestowe.

— Damoiselle, répondit Rowena, Wilfridd’Ivanhoé, en ce jour mémorable, n’a faitqu’acquitter faiblement la dette de gratitude

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que vos soins charitables lui avaient faitcontracter. Parlez, y a-t-il quelque chose enquoi lui et moi puissions vous être utiles ?

— Rien, dit Rébecca avec calme, à moinsque vous ne lui transmettiez mes adieux etl’expression de ma reconnaissance.

— Quittez-vous donc l’Angleterre ? deman-da Rowena, à peine remise de l’étonnementque lui avait causé cette visite extraordinaire.

— Je l’aurai quittée, noble dame, avant quela lune ait accompli sa phase. Mon père a unfrère qui est très en faveur auprès de Moham-med Boabdil, roi de Grenade ; c’est là que nousnous retirons, assurés d’y trouver le repos et laprotection, moyennant la rançon que les mu-sulmans exigent de notre peuple.

— Ne serez-vous donc pas aussi bien pro-tégée en Angleterre ? demanda Rowena. Monépoux jouit de la faveur du roi, et Richard estjuste et généreux.

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— Je n’en doute pas, noble dame ; mais lepeuple d’Angleterre est une race fière, querel-leuse et toujours prête aux troubles intérieurs ;un tel pays n’offre pas un asile sûr aux enfantsde mon peuple. Ephraïm est une colombe ti-mide ; Issacahr est un serviteur trop surchargé,qui succombe sous un double fardeau. Ce n’estpas dans une terre de sang et de carnage, en-tourée de voisins hostiles et déchirée de fac-tions intestines qu’Israël peut espérer de trou-ver le repos pendant qu’il erre d’un pays àl’autre.

— Mais vous, jeune fille, dit Rowena, vousn’avez assurément rien à craindre ; celle qui asoigné Ivanhoé pendant sa maladie, ajouta-t-elle avec enthousiasme, ne doit rien craindreen Angleterre, où Saxons et Normands se dis-puteront l’honneur de la servir.

— Votre langage est bienveillant, nobledame, dit Rébecca, et votre intention meilleureencore. Mais cela est impossible, il y a un

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gouffre entre nous ; notre éducation, notreculte nous défendent également de le franchir.Adieu ! Cependant, avant que je parte, accor-dez-moi une faveur. Le voile de l’hymen cachevotre figure ; daignez le lever et laissez-moivoir des traits dont la renommée parle avectant d’éloges.

— Ils ne méritent pas d’arrêter les regards,dit Rowena ; mais je ne m’y refuserai point, àcondition que vous m’accorderez la même fa-veur.

Toutes deux levèrent leur voile en ce mo-ment. Soit par timidité, soit par le sentiment in-time de ses charmes, Rowena sentit ses joues,sont front, son cou et son sein se couvrir d’unevive rougeur. Rébecca rougit aussi ; mais ce futune émotion passagère, dominée par des sen-timents plus élevés ; cette rougeur se dissipacomme s’efface le nuage empourpré quand lesoleil qui le colore plonge sous l’horizon.

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— Noble dame, dit-elle, le visage que vousavez daigné me montrer restera longtempsgravé dans mon souvenir ; la douceur et labonté y sont empreintes, et, si une teinte desvanités ou de la fierté du monde vient se mêlerà une expression si pure, comment se plaindreque ce qui est terrestre garde quelque chose deson origine ? Je me rappellerai longtemps vostraits, et je bénirai Dieu de laisser mon noblelibérateur uni à…

Elle s’arrêta tout à coup. Ses yeux se rem-plirent de larmes ; elle se hâta de les essuyer,et répondit aux questions anxieuses de Rowe-na :

— Je suis bien, noble dame, très bien ; maismon cœur se gonfle quand je pense à Torquil-stone et aux lices de Templestowe… Adieu !Mais il me reste une dernière prière à vousfaire : acceptez cette cassette et ne dédaignezpas de porter ce qu’elle contient.

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Rowena ouvrit la petite cassette ornée deciselures d’argent que lui présentait Rébecca.Elle contenait un collier et des bouclesd’oreilles en diamant qui évidemment étaientd’un très grand prix.

— Il est impossible, s’écria-t-elle en rendantla cassette, que j’accepte un don de cette va-leur !

— Gardez-le, noble dame, reprit Rébecca ;vous avez la puissance, le rang, l’autorité, l’in-fluence ; nous avons la richesse, source à lafois de notre force et de notre faiblesse. La va-leur de ces bijoux dix fois multipliée n’égaleraitpas la puissance de votre plus léger désir. Pourvous donc, ce présent est de peu de valeur, et,pour moi, il en a moins encore. Ne me laissezpas croire que vous partagez les injustes pré-jugés de votre nation à l’égard de la mienne.Croyez-vous que j’estime ces pierreries étince-lantes plus que ma liberté, ou que mon père yattache plus de prix qu’à la vie et à l’honneur

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de son enfant ? Acceptez-les, noble Rowena :pour moi, elles sont inutiles, je ne veux plusporter de bijoux.

— Vous êtes donc malheureuse ? demandaRowena frappée du ton avec lequel Rebeccaavait prononcé ces derniers mots. Oh ! restezavec nous ; les conseils de nos hommes pieuxvous arracheront à votre fausse croyance, et jeserai pour vous une sœur.

— Non, répondit Rébecca, dont la voix etles traits conservaient la même expression mé-lancolique, cela ne peut pas être ; je ne puispas changer la foi de mes pères comme un vê-tement qui ne convient plus au climat sous le-quel je cherche une nouvelle demeure ; non, jene serai pas malheureuse, noble dame ; celuià qui je consacrerai ma vie sera mon consola-teur, si j’accomplis sa volonté.

— Vous avez donc des couvents, et vousvoulez vous y retirer ? demanda Rowena.

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— Non, noble dame, dit la juive ; mais, par-mi notre peuple, depuis le temps d’Abrahamjusqu’à nos jours, il y a eu des femmes qui vontvoué leurs pensées au Ciel et leurs actions auxœuvres de charité, soignant les malades, nour-rissant les pauvres et soulageant les malheu-reux. C’est parmi elles que l’on comptera Ré-becca. Dites cela à votre noble époux, s’il luiarrive de s’informer du destin de celle dont il asauvé la vie.

Il y avait un tremblement involontaire dansla voix de cette noble femme et une expressionde tendresse dans son accent qui peut-être eûttrahi ce qu’elle ne voulait pas exprimer. Elle sehâta de prendre congé de Rowena.

— Adieu, lui dit-elle. Puisse le père com-mun des juifs et des chrétiens répandre survous ses bontés les plus douces ! Le vaisseauqui doit nous transporter sera sous voile avantque nous ayons gagné le port.

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Elle sortit de la chambre, laissant Rowenainterdite comme si une apparition avait passédevant elle. La belle Saxonne rendit compte àson époux de cette étrange conférence, et ellefit sur l’esprit d’Ivanhoé une profonde impres-sion. Il vécut longtemps et heureux auprès deRowena, car ils étaient attachés l’un à l’autrepar les liens d’une affection d’enfance, et ilss’aimaient d’autant plus qu’ils se rappelaientles obstacles qui avaient retardé leur union.

Cependant ce serait porter la curiosité troploin que de demander si le souvenir de la beau-té et de la grandeur d’âme de Rébecca ne re-venaient pas à l’esprit d’Ivanhoé plus souventque la belle descendante d’Alfred ne l’aurait dé-siré.

Ivanhoé se distingua au service de Richard.Il fut honoré de nouvelles preuves de la faveurroyale ; il aurait pu s’élever encore plus hautsans la mort prématurée de ce héros au cœur

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de lion devant le château de Chalus, près de Li-moges.

Avec la vie de ce monarque généreux, maistéméraire et romanesque, s’évanouirent tousles projets que son ambition et sa générositéavaient formés. On peut appliquer à Richard,avec un léger changement, les vers composéspar Johnson pour Charles de Suède :

Son destin devait s’accomplir sur une terreétrangère. Il reçut la mort au pied d’une humbleforteresse, et d’une main vulgaire. Son nom, quifit trembler le monde, est resté comme un exemplemoral, et comme celui d’un héros propre à ornerles pages d’un roman.

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en juillet 2017.

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Ont participé à l’élaboration de ce livre nu-mérique : Jean-Éric (ELG), Coolmicro (ELG),Fred (ELG), Isabelle, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principale-ment d’après la numérisation du Groupe desebooks libres et gratuits de septembre 2005.

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Merci pour cette mise à disposition. D’autreséditions ont été consultées en vue de l’établis-sement du présent texte. L’illustration de pre-mière page, Rébecca enlevée par le templier, aété peinte par Eugène Delacroix en 1858, inspi-ré par le roman d'Ivanhoé (Musée du Louvres).

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Ce livre numérique – basé sur un texte librede droit – est à votre disposition. Vous pouvezl’utiliser librement, sans le modifier, mais vousne pouvez en utiliser la partie d’édition spéci-fique (notes de la BNR, présentation éditeur,photos et maquettes, etc.) à des fins commer-ciales et professionnelles sans l’autorisation dela Bibliothèque numérique romande. Mercid’en indiquer la source en cas de reproduction.Tout lien vers notre site est bienvenu…

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Nous sommes des bénévoles, passionnésde littérature. Nous faisons de notre mieuxmais cette édition peut toutefois être entachée

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d’erreurs et l’intégrité parfaite du texte par rap-port à l’original n’est pas garantie. Nos moyenssont limités et votre aide nous est indispen-sable ! Aidez-nous à réaliser ces livres et àles faire connaître…

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1 Sheffield, aujourd’hui encore, est renommépour sa coutellerie; c’est le Châtellerault de l’Angle-terre.

2 Un des griefs les plus graves de ces tempsd’oppression étaient les lois forestières; ces statutsoppressifs furent le produit de la conquête nor-mande, car les lois saxonnes à l’endroit de lachasse étaient douces et humaines, tandis quecelles de Guillaume, qui était fort attaché à cetexercice, ainsi qu’à ses droits, furent tyranniquesau dernier point. La création de la new forest té-moigne de sa passion pour la chasse; car, pour ar-river à cette création, un grand nombre de villagesfurent réduits à l’état de celui dont le souvenir aété célébré par mon ami M. William Stewart Rose.« Au milieu des ruines de l’église, le corbeau noc-turne trouve un mélancolique asile; l’impitoyableconquérant, que son crime soit puni! renverse cettepetite cité pour agrandir sa chasse. » La mutilationdes chiens qui pouvaient être à la garde des trou-peaux, et qui avait pour but de les empêcher decourre le daim, s’appelait lawing et était d’un usagegénéral. La charte de la forêt, destinée à amoindrir

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ces maux, déclare que l’inquisition ou l’examen demutilation des chiens sera faite une fois tous lestrois ans, et qu’elle sera faite alors sous les yeuxet l’attestation des magistrats et non autrement, etque ceux dont les chiens seront trouvés en contra-vention auront à payer trois schellings d’amende;et qu’à l’avenir le boeuf d’aucun homme ne serasaisi pour la lawing, c’est-à-dire pour la mutilation.Cette lawing ou mutilation serait accomplie dans laforme ordinaire, qui est que trois griffes seront cou-pées à l’extérieur du pied droit. Voyez à ce sujetl’Essai historique sur la grande charte du roi Jean (unfort beau volume), par Richard Thompson.

3 Cette plaisanterie, que nous devons nousborner à faire comprendre sans la rendre littérale-ment, est l’exemple de ce que dit plus haut WalterScott de l’introduction des mots normands dans lalangue saxonne. Ox et beef veulent dire tous lesdeux boeuf. Seulement, ox est le mot saxon, et beefle mot normand.

4 Esclaves nègres. – Quelques critiques, d’uneexactitude un peu trop sévère peut-être, ont trouvématière à contestation, dans le teint des esclaves

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de Brian de Bois-Guilbert, comme complètementcontraire au costume et aux habitudes. Je me rap-pelle qu’une pareille objection a été faite, à l’égardde certains fonctionnaires noirs que mon ami MatLewis introduisit comme gardes et satellites du mé-chant baron, dans son roman intitulé Le Spectredu Château. Mat a traité cette objection avec unprofond mépris, et soutenu, pour toute réponse,qu’il avait rendu les esclaves noirs afin d’obtenirun contraste frappant, et que, s’il eût pu obtenir unavantage semblable en faisant son héroïne bleue,son héroïne eût été bleue.

Je ne prétends pas plaider les immunités demon oeuvre aussi audacieusement que l’a fait pourla sienne mon ami Mat; mais je ne veux pas ad-mettre non plus que le moderne auteur d’un romanancien soit tenu de se limiter à la représentationseulement de choses dont on ne peut prouverl’existence au temps qu’il décrit, pourvu qu’il nesorte ni du possible ni du naturel, et ne fasse pasd’anachronisme flagrant. Sous ce point de vue, quepeut-il y avoir de plus naturel que de voir les tem-pliers, qui, nous le savons, imitaient exactementle luxe des guerriers asiatiques contre lesquels ils

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combattaient, se servir des Africains prisonniersque le sort de la guerre avait fait passer d’un escla-vage dans un autre? Je suis certain que, si nous nepossédons pas des preuves qu’ils l’ont fait, il n’y arien, de l’autre côté, qui nous oblige positivement àen conclure qu’ils ne l’ont pas fait. De plus, un ro-man nous en fournit un exemple :

« Jean de Rampayne, excellent jongleur et mé-nestrel, entreprit d’effectuer l’évasion d’un certainAudulfe de Bracy, en se présentant déguisé à lacour du roi qui le tenait prisonnier. Dans cette in-tention, il teignit ses cheveux et toute sa personned’un noir de jais, de sorte qu’il ne lui resta de blancque les dents; et il réussit à s’imposer au roi commeun ménestrel éthiopien. »

Il effectua par ce stratagème l’évasion du pri-sonnier.

Il faut donc que les nègres aient été connus enAngleterre pendant les siècles obscurs, (Disserta-tion sur les romans et les ménestrels, mise en têtedes anciens romans en vers de Riton, p, 187.)

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5 Titre correspondant à celui de gentilhommecampagnard.

6 Ces boissons étaient en usage chez lesSaxons, comme nous le dit M. Turner. Le morat secomposait de miel, assaisonné de jus de mûre. Lepigment était une liqueur douce et riche composéede vin très épicé et adouci par le miel. Les autresliqueurs n’ont pas besoin d’explication.

7 Il n’y avait point de langage que les Nor-mands distinguassent plus formellement de lalangue ordinaire que les termes de chasse; les ob-jets de leur poursuite, soit oiseaux, soit quadru-pèdes, changeaient de nom tous les ans, et il y avaitcent termes conventionnels que l’on pouvait igno-rer sans être dépourvu pour cela des marques dis-tinctives de l’aristocratie. Le lecteur peut consultersur ce point le livre de Mme Juliana Berner; l’ori-gine de cette science fut attribuée à sir Tristrem,fameux par ses aventures tragiques avec la belleIsault. Comme les Normands se réservaient stricte-ment le plaisir de la chasse, les termes de ce jar-gon spécial étaient tous empruntés à la langue fran-çaise.

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8 À cette époque, les juifs étaient soumis àun échiquier consacré spécialement à cet objet, etqui leur imposait les contributions les plus exorbi-tantes.

9 Guillaume le Roux n’a pas eu d’enfant.

10 Ces lignes font partie d’un poème inédit deColeridge, dont la muse nous taquine si souventavec des fragments qui indiquent sa puissance, tan-dis que la manière dont elle les prodigue trahitson caprice; cependant, ces esquisses inachevéesprouvent plus de talent que les chefs-d’oeuvre desautres.

11 Ce terme de chevalerie, transmis à la loi,nous a donné l’expression d’être atteint de trahison.

12 Bauséant était le nom de la bannière destempliers, qui était moitié blanche, moitié noire,pour indiquer, dit-on, qu’ils étaient justes et can-dides envers les chrétiens, mais noirs et terriblesenvers les infidèles.

13 Il n’y avait rien parmi les Saxons de si igno-minieux que de s’attirer cette épithète injurieuse.Guillaume le Conquérant, si haï qu’il fût de ce

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peuple, continua à rallier des forces nombreusesd’Anglo-Saxons autour de son étendard, en mena-çant de stigmatiser ceux qui resteraient chez euxdu nom de niderings.

14 Tous nos lecteurs, si peu versés qu’ils soientdans les vieilles chroniques, reconnaîtront facile-ment, dans le clerc de Copmanhurst, le frère Tuck,ce confesseur jovial de la troupe de Robin Hood, lefrère tonsuré de l’abbé de Fountain’s-Abbey.

15 Tralala. Il faut rappeler au lecteur que le re-frain de derry down passe pour être aussi anciennon seulement que l’époque de l’heptarchie, maisque celle des druides, et l’on dit que le même re-frain a été employé par ces vénérables personnagesdans leurs hymnes lorsqu’ils allaient dans la forêtcueillir le gui sacré.

16 Un arrière-souper, ou second souper, étaitun repas de nuit, ou quelquefois une collation don-née à une heure avancée, après le souper ordinaire.

17 Une grande erreur topographique se trouveici dans les premières éditions. La bataille san-glante dont parle le texte, qui fut livrée par le roi

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Harold et gagnée par lui sur son frère Tostig lerebelle, et sur un corps auxiliaire de Danois ouhommes du Nord, a été rapportée dans le texteet dans une note correspondante comme ayant eulieu à Stamford, dans le Leicestershire, et sur la ri-vière de Welland. Ceci est une erreur dans laquellel’auteur a été conduit en se fiant à sa mémoire eten confondant ainsi deux places du même nom.Le Stamford, Strangford ou Staneford, où la ba-taille fut réellement livrée, est un gué de la rivièrede Derwent, à une distance d’environ sept millesd’York, et située dans le vaste et opulent comtéde ce nom. Un grand pont de bois sur le Derwent,dont on montre la position au voyageur curieuxpar un arc-boutant encore debout, fut énergique-ment disputé. Un Norvégien le défendit longtempsseul et fut à la fin percé d’un coup de lance, qui luifut poussé, à travers les planches du pont, par deshommes placés dans un bateau au-dessous.

Les environs de Stamford, sur le Derwent,offrent encore quelques indices de la bataille. Ony retrouve souvent des fers de cheval, des épées,des pointes de hallebarde; un endroit porte le nom

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de Danes well (puits des Danois), un autre celui deBattle plain (plaine de la bataille).

D’après une tradition que l’arme qui servit àtuer le champion norvégien ressemblait à unepoire, ou, comme d’autres disent, parce que le ba-teau dans lequel se trouvait le soldat qui frappa lecoup avait cette forme, les gens du pays ont l’habi-tude d’ouvrir le grand marché qui se tient à Stam-ford par une cérémonie qu’on désigne sous le nomde Pear pie feast (fête du pâté de poires); ce quin’est peut-être qu’une corruption de Spear pie feast(fête du pâté de la lance). On peut recourir, pourd’autres détails, à l’Histoire d’York, par Drake. L’er-reur de l’auteur lui a été signalée de la manière laplus obligeante par M. Robert Best, Esq., de Bossal-house. La bataille eut lieu en 1066.

18 Nous ne garantissons nullement l’exactitudede ce trait d’histoire naturelle, que nous rapportonssur l’autorité du manuscrit Wardour. W. S.

19 Henry’s Hist. Ed. 1805, vol. VII, p. 346.

20 Le démon des anciens Saxons.

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21 Je voudrais que le prieur leur eût apprisaussi dans quel temps Niobé fut canonisée. Ce futsans doute à cette époque éclairée où le dieu Pan aprêté à Moïse sa flûte païenne.

22 Les Saxons semblent avoir désigné par cenom une classe de serviteurs militaires, quelque-fois libres, quelquefois serfs, mais dont le rang étaitau-dessus de celui de domestiques ordinaires, soitdans la maison royale, soit chez les aldermen etthanes. Mais le mot cnicht, qui maintenant s’écritknigt, ayant été reçu dans la langue anglaisecomme l’équivalent du mot normand chevalier, j’aieu soin de ne pas m’en servir dans la première si-gnification, pour éviter la confusion.

23 Surquedy et outrecuidance, insolence et pré-somption.

24 Si quelqu’un, inspiré par le démon…

25 Les mantelets étaient des défenses provi-soires et locomobiles composées de planches àl’abri desquelles les assiégeants s’avançaient pourattaquer les places fortes. – Les palisses étaient

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de grands boucliers qui couvraient tout le corps etdont on se servait dans la même occasion.

26 Les châteaux et villes gothiques avaient, au-delà des murs extérieurs, une fortification compo-sée de palissades, appelée barrière, qui était sou-vent le théâtre de combats acharnés, puisqu’il fal-lait nécessairement les enlever avant de s’appro-cher des murs. Beaucoup de ces vaillants faitsd’armes qui ornent les pages chevaleresques deFroissard eurent lieu aux barrières des places as-siégées.

27 L’auteur a quelque soupçon que ce passageest imité de l’apparition de Philidaspès devant ladivine Mandane, quand la cité de Babylone est enfeu et qu’il lui propose de l’enlever à travers lesflammes. Mais ce larcin, si c’en est un, serait unpeu trop sévèrement puni par la pénitence d’avoirà rechercher le passage original dans les intermi-nables volumes du Grand Cyrus.

28 L’antiquaire comprendra sans peine qu’on avoulu imiter dans ces vers la poésie antique desscaldes, les ménestrels des anciens Scandinaves,

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cette race si heureusement dépeinte par le poètelauréat :

Sévères à punir et opiniâtres à souffrir;Qui sourirent à la mort.

La poésie des Anglo-Saxons, dans les tempsplus civilisés qui suivirent leur conversion, fut d’uncaractère différent et plus doux; mais, dans les cir-constances où se trouve Ulrica, on peut naturel-lement supposer qu’elle revienne aux accents sau-vages qui avaient animé ses ancêtres au temps dupaganisme et de leur indomptable férocité.

29 Les notes du cor de chasse étaient autrefoisappelées mots, et on les rend, dans les anciens trai-tés de chasse, par des paroles écrites et non par desnotes musicales. W. S.

30 L’échange d’un coup de poing avec le prêtrepétulant n’est pas entièrement contraire au carac-tère de Richard Ier, s’il faut en croire les romans.Dans un de ces livres très curieux, ayant trait à sesaventures dans la Terre sainte et à son retour deces contrées lointaines, on rapporte qu’il eut affairede pugilat à peu près dans le même genre pendant

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sa captivité en Allemagne. Son adversaire était lefils du principal geôlier, qui avait eu l’imprudencede lui porter un défi pour cet échange de coups depoing. Le roi s’avança comme un homme ferme, etreçut un coup qui l’ébranla. Par compensation, etayant à l’avance enduit sa main de cire, pratique in-connue, je crois, aux experts modernes de la boxe,il rendit le coup sur l’oreille avec tant d’usure, qu’iltua sur place son adversaire. (Voyez, dans les ex-traits des romans anglais d’Ellis, celui de Coeur-de-Lion.)

31 Mettre la main sur les serviteurs de Dieu.

32 Je vous excommunie.

33 On rapporte qu’un commissaire a reçu uneconsolation semblable de la part d’un certain géné-ral en chef à qui il était venu se plaindre qu’un of-ficier général avait employé envers lui une menacedu genre de celle d’Allan-a-Dale.

34 Par nécessité, et pour chasser le froid.

35 Fameux voleur.

36 Au nombre des choses sacrées.

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37 Il est curieux d’observer que, dans tous lesétats de la société, une sorte de consolation spi-rituelle reste aux membres de la communauté,quoique ceux qui la composent se trouvent réunispour des objets tout à fait opposés à la religion.Une bande de mendiants a son patrice, et les ban-dits des Apennins ont parmi eux des hommes quiremplissent les fonctions de moines et de prêtres,qui les confessent et leur disent la messe. Il va sansdire que ces révérends personnages sont obligés,dans une pareille société, d’assortir leurs manièreset leurs moeurs à l’esprit de la communauté danslaquelle ils vivent, et que, si, de temps en temps,ils obtiennent une sorte de respect pour les donsspirituels qu’on leur attribue, ils sont généralementchargés de ridicule, parce que leur caractère est endésaccord avec tout ce qui les entoure.

De là sont venus le prêtre belliqueux dans lavieille comédie de sir John Oldcastle, et le célèbrefrère de la bande de Robin Hood. De tels caractèresn’étaient pas tous imaginaires. Il existe un moni-toire de l’évêque de Durham contre des clercs ir-réguliers de cette catégorie qui avaient l’habitudede s’associer avec les brigands des frontières, et qui

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profanaient les plus saints offices des fonctions ec-clésiastiques en les célébrant pour le bien des vo-leurs, des brigands et des assassins, au milieu desruines et dans les cavernes, sans égard pour lesformes canoniques, avec des ornements déchirés etsalis, et en tronquant les rites d’une façon tout à faitinconvenante.

38 Champions fameux dans les ballades popu-laires d’Angleterre.

39 Nom d’une des portes de la ville d’York.

40 Réginald Fitzurze, William de Tracy, Hughde Morville et Richard Briton furent les gentils-hommes de la maison de Henri II qui, excités parquelques violentes expressions échappées à leursouverain, tuèrent le célèbre Thomas Becket.

41 Dans les ordonnances des chevaliers duTemple, cette phrase se trouve sous plusieursformes, et se rencontre dans presque tous les cha-pitres, comme si c’était le mot d’ordre de la confré-rie; cela peut expliquer peut-être pourquoi il re-vient si souvent dans la bouche du grand maître.

42 Voyez le XIIIe chapitre du Lévitique. W. S.

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43 Il faut encore renvoyer le lecteur aux règlesde la pauvre confrérie militaire du Temple, qui setrouve dans les oeuvres de saint Bernard. W. S.

44 Ce mot signifie exemption, excuse, et ici ilse rapporte au privilège de l’appelante de compa-roir par son champion au lieu et place d’elle-même,à raison de son sexe.

45 Arbre du rendez-vous.

46 Saint Nicolas est, dit-on, le patron des vo-leurs.

47 La résurrection d’Athelstane a été souventcritiquée comme outrepassant les règles de la vrai-semblance, même dans un ouvrage aussi roma-nesque. C’est un tour de force auquel l’auteur a étéobligé d’avoir recours, vaincu par les supplicationsvéhémentes de son éditeur et ami, qui ne pouvaitse consoler de la mort d’Athelsthane. W. S.

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Table des matières

Chapitre I.Chapitre II.Chapitre III.Chapitre IV.Chapitre V.Chapitre VI.Chapitre VII.Chapitre VIII.Chapitre IX.Chapitre X.Chapitre XI.Chapitre XII.Chapitre XIII.Chapitre XIV.Chapitre XV.Chapitre XVI.Chapitre XVII.

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Chapitre XVIII.Chapitre XIX.Chapitre XX.Chapitre XXI.Chapitre XXII.Chapitre XXIII.Chapitre XXIV.Chapitre XXV.Chapitre XXVI.Chapitre XXVII.Chapitre XXVIII.Chapitre XXIX.Chapitre XXX.Chapitre XXXI.Chapitre XXXII.Chapitre XXXIII.Chapitre XXXIV.Chapitre XXXV.Chapitre XXXVI.

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Chapitre XXXVII.Chapitre XXXVIII.Chapitre XXXIX.Chapitre XL.Chapitre XLI.Chapitre XLII.Chapitre XLIII.Chapitre XLIV.Ce livre numérique

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