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Master 1 – CAPES. Histoire de la littérature du 18 e Cours 3 : Langues, hiéroglyphe et esthétique du tableau Diderot, Entretiens sur le Fils naturel (1757) Dorval s’arrêta ici un moment ; ensuite il dit : J’aimerais bien mieux des tableaux sur la scène où il y en a si peu et où ils produiraient un effet si agréable et si sûr, que ces coups de théâtre qu’on amène d’une manière si forcée, et qui sont fondés sur tant de suppositions singulières, que pour une de ces combinaisons d’événements qui soit heureuse et naturelle, il y en a mille qui doivent déplaire à un homme de goût. Moi. – Mais quelle différence mettez-vous entre un coup de théâtre et un tableau ? Dorval. – J’aurais bien plus tôt fait de vous en donner des exemples que des définitions. Le second acte de la pièce s’ouvre par un tableau, et finit par un coup de théâtre. Moi. – J’entends. Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l’état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau. Dorval. – À peu près. Moi. – Je gagerais presque que, dans la quatrième scène du second acte, il n’y a pas un mot qui ne soit vrai. Elle m’a désolé dans le salon, et j’ai pris un plaisir infini à la lire. Le beau tableau ; car c’en est un, ce me semble, que le malheureux Clairville, renversé sur le sein de son ami, comme dans le seul asile qui lui reste. Dorval. – Vous pensez bien à sa peine, mais vous oubliez la mienne. Que ce moment fut cruel pour moi ! Moi. – Je le sais, je le sais. Je me souviens que, tandis qu’il exhalait sa plainte et sa douleur, vous versiez des larmes sur lui. Ce ne sont pas là de ces circonstances qui s’oublient. Dorval. – Convenez que ce tableau n’aurait point eu lieu sur la scène ; que les deux amis n’auraient osé se regarder en face, tourner le dos au spectateur, se grouper, se séparer, se rejoindre ; et que toute leur action aurait été bien compassée, bien empesée, bien maniérée, et bien froide. Moi. – Je le crois. Dorval. – Est-il possible qu’on ne sentira point que l’effet du malheur est de rapprocher les hommes ; et qu’il est ridicule, surtout dans les moments de tumulte, lorsque les passions sont portées à l’excès, et que l’action est la plus agitée, de se

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Master 1 – CAPES. Histoire de la littérature du 18e Cours 3 : Langues, hiéroglyphe et esthétique du tableau

Diderot, Entretiens sur le Fils naturel (1757)

Dorval s’arrêta ici un moment ; ensuite il dit : J’aimerais bien mieux des tableaux sur la scène où il y en a si peu et où ils produiraient un effet si agréable et si sûr, que ces coups de théâtre qu’on amène d’une manière si forcée, et qui sont fondés sur tant de suppositions singulières, que pour une de ces combinaisons d’événements qui soit heureuse et naturelle, il y en a mille qui doivent déplaire à un homme de goût.Moi. – Mais quelle différence mettez-vous entre un coup de théâtre et un tableau ?Dorval. – J’aurais bien plus tôt fait de vous en donner des exemples que des définitions. Le second acte de la pièce s’ouvre par un tableau, et finit par un coup de théâtre. Moi. – J’entends. Un incident imprévu qui se passe en action, et qui change subitement l’état des personnages, est un coup de théâtre. Une disposition de ces personnages sur la scène, si naturelle et si vraie, que, rendue fidèlement par un peintre, elle me plairait sur la toile, est un tableau. Dorval. – À peu près. Moi. – Je gagerais presque que, dans la quatrième scène du second acte, il n’y a pas un mot qui ne soit vrai. Elle m’a désolé dans le salon, et j’ai pris un plaisir infini à la lire. Le beau tableau ; car c’en est un, ce me semble, que le malheureux Clairville, renversé sur le sein de son ami, comme dans le seul asile qui lui reste. Dorval. – Vous pensez bien à sa peine, mais vous oubliez la mienne. Que ce moment fut cruel pour moi !Moi. – Je le sais, je le sais. Je me souviens que, tandis qu’il exhalait sa plainte et sa douleur, vous versiez des larmes sur lui. Ce ne sont pas là de ces circonstances qui s’oublient.Dorval. – Convenez que ce tableau n’aurait point eu lieu sur la scène ; que les deux amis n’auraient osé se regarder en face, tourner le dos au spectateur, se grouper, se séparer, se rejoindre ; et que toute leur action aurait été bien compassée, bien empesée, bien maniérée, et bien froide. Moi. – Je le crois. Dorval. – Est-il possible qu’on ne sentira point que l’effet du malheur est de rapprocher les hommes ; et qu’il est ridicule, surtout dans les moments de tumulte, lorsque les passions sont portées à l’excès, et que l’action est la plus agitée, de se tenir en rond, séparés, à une certaine distance les uns des autres, et dans un ordre symétrique. Il faut que l’action théâtrale soit bien imparfaite encore, puisqu’on ne voit sur la scène presque aucune situation dont on pût faire une composition supportable en peinture. Quoi donc ! la vérité y est-elle moins essentielle que sur la toile ? Serait-ce une règle, qu’il faut s’éloigner de la chose à mesure que l’art en est plus voisin, et mettre moins de vraisemblance dans une scène vivante, où les hommes mêmes agissent, que dans une scène colorée, où l’on ne voit, pour ainsi dire, que leurs ombres ?Je pense, pour moi, que si un ouvrage dramatique était bien fait et bien représenté, la scène offrirait au spectateur autant de tableaux réels, qu’il y aurait dans l’action de moments favorables au peintre.

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Master 1 – CAPES. Histoire de la littérature du 18e Cours 3 : Langues, hiéroglyphe et esthétique du tableau

Moi. – Mais la décence ! la décence !Dorval. – Je n’entends répéter que ce mot. La maîtresse de Barnevelt entre échevelée dans la prison de son amant. Les deux amis s’embrassent et tombent à terre. Philoctète se roulait autrefois à l’entrée de sa caverne. Il y faisait entendre les cris inarticulés de la douleur. Ces cris formaient un vers peu nombreux. Mais les entrailles du spectateur en étaient déchirées. Avons-nous donc plus de délicatesse et plus de génie que les Athéniens ?...

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Arnaud Rykner, L’Envers du Silence. Dramaturgies du silence de l’âge classique à Maeterlinck, Paris, Corti, 1996

Chez Diderot, le cri, l’exclamation non-rhétorique, comme expression d’une spontanéité a le double avantage de désarticuler le discours traditionnel et de traduire mieux que n’importe quel dialogue ce qui fait la vérité des personnages. Avec lui, la nature surgit sous la forme d’une poussée irrésistible qui fait voler en éclat tout l’appareil du langage […]. Le discours éclaté est la forme la plus à même de constituer une expression naturelle des subjectivités en présence dans le drame. Il parle sans raisonner. Il désigne sans commenter. Il s’impose sans passer par la mise en forme du langage. Il est antérieur au logos.

Diderot, Le Fils naturel, Acte II, scène 4. Dorval, Clairville.

Clairville. – Excusez mon impatience. Eh bien ! Dorval…(Dorval est troublé. Il tâche de se remettre, mais il y réussit mal. Clairville, qui cherche à lire sur son visage, s’en aperçoit, se méprend, et dit :) Vous êtes troublé ! vous ne me parlez point ! vos yeux se remplissent de larmes ! je vous entends ; je suis perdu ! (Clairville, en achevant ces mot, se jette dans le sein de son ami. Il y reste un moment en silence. Dorval verse quelques larmes sur lui ; et Clairville dit, sans se déplacer, d’une voix basse et sanglotante :) Qu’a-t-elle dit ? Quel est mon crime ? Ami, de grâce, achevez-moi. Dorval. – Que je l’achève !Clairville. – Elle m’enfonce un poignard dans le sein ! et vous, le seul homme qui pût l’arracher peut-être, vous vous éloignez ! vous m’abandonnez à mon désespoir !... Trahi par ma maîtresse, abandonné de mon ami, que vais-je devenir !Dorval, vous ne me dites rien ?Dorval. – Que vous dirai-je ?... Je crains de parler.Clairville. Je crains bien plus de vous entendre ; parlez pourtant, je changerai du moins de supplice… Votre silence me semble en ce moment le plus cruel de tous. Dorval, en hésitant. – Rosalie…Clairville, en hésitant. – Rosalie…Dorval. – Vous me l’avez bien dit, … ne me paraît plus avoir cet empressement qui vous promettait un bonheur si prochain. Clairville. – Elle a changé !... Que me reproche-t-elle ?Dorval. – Elle n’a pas changé, si vous voulez… Elle ne vous reproche rien… mais son père.Clairville. – Son père a-t-il repris son consentement ?Dorval. – Non ; mais elle attend son retour… Elle craint… Vous savez mieux que moi, qu’une fille bien née craint toujours.