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Lucien GOLDMANN[1913-1970]

(1970)

“Problèmes philosophiqueset politiques dans le théâtre

de Jean-Paul Sartre :l'itinéraire d'un penseur.”

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Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi

Courriel : [email protected] Site web pédagogique : http   ://jmt-sociologue.uqac.ca/

à partir du texte de :

Lucien GOLDMANN

“Problèmes philosophiques et politiques dans le théâtre de Jean-Paul Sartre : l'itinéraire d'un penseur.”

Un texte publié dans la revue L'Homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, No 17, juillet-août-septembre 1970. Sociologie et idéologie : marxisme et marxologie. pp. 5-34. Chronique : “études, débats, synthèses”. Persée.

Police de caractères utilisés :pour le texte : Times New Roman, 14 points.pour les citations : Times New Roman 12 points.pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Sous licence Creative Commons

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’

Édition complétée le 27 juin 2019 à Chicoutimi, Québec.

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Lucien GOLDMANN“Problèmes philosophiques et politiques dans le

théâtre de Jean-Paul Sartre : l'itinéraire d'un penseur.”

Un texte publié dans la revue L'Homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, No 17, juillet-août-septembre 1970. Sociologie et idéologie : marxisme et marxologie. pp. 5-34. Chronique : “études, débats, synthèses”. Persée.

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Note pour la version numérique : La numérotation entre crochets [] correspond à la pagination, en début de page, de l'édition d'origine numérisée. JMT. Par exemple, [1] correspond au début de la page 1 de l’édition papier numérisée.

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[5]

Lucien GOLDMANN“Problèmes philosophiques et politiques

dans le théâtre de Jean-Paul Sartre * :l'itinéraire d'un penseur.”

Un texte publié dans la revue L'Homme et la société, revue internationale de recherches et de synthèses sociologiques, No 17, juillet-août-septembre 1970. Sociologie et idéologie : marxisme et marxologie. pp. 5-34. Chronique : “études, débats, synthèses”. Persée.

S'il est vrai, comme je le pense, que tout écrivain important ne saurait être compris de manière valable qu'à partir d'une étude de l'ensemble de son œuvre, et si cela vaut tout particulièrement pour un auteur dont les écrits philosophiques, littéraires, critiques et politiques sont étroitement liés et se complètent mutuellement, un article sur le théâtre de Sartre pose d'emblée un certain nombre de problèmes méthodologiques et doit susciter certaines réserves. En reconnaissant cependant l'insuffisance et le caractère problématique du présent travail, il faut néanmoins ajouter qu'entre le risque de renoncer à une recherche qui, pour ne pas soulever cette objection, aurait demandé des années - dont je ne disposais pas - et celui de publier un texte provisoire j'ai choisi le second en espérant que cette publication constituera malgré tout une contribution à la connaissance de l'œuvre sartrienne et facilitera les recherches à venir.

Cela dit, ma lecture de cette œuvre m'a amené à l'hypothèse qu'au-delà des nombreux changements secondaires - naturels chez un penseur dont le système est centré sur la liberté absolue de l'individu - on rencontre, lorsqu'on étudie la pensée de Sartre, trois

* Ce texte fait partie de l'ouvrage posthume de Lucien Goldmann, Structures mentales et création culturelle, qui doit sortir prochainement aux Editions Anthropos.

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transformations majeures, correspondant à quatre périodes successives parmi lesquelles le théâtre, que je me propose d'étudier aujourd'hui, occupe la plus grande partie de la troisième.

Je commencerai donc par caractériser brièvement ces quatre périodes, dont l'existence - je le répète - n'a pour l'instant pour moi que valeur d'hypothèse.

[6]La première me paraît correspondre à L'Imagination, à

L'Imaginaire, et aux quatre premières nouvelles réunies dans Le Mur. Elle a encore un très grand retentissement dans l’Esquisse d'une théorie des émotions, et correspond aussi au projet, sinon à la réalisation effective de La Nausée. Elle est caractérisée par l'opposition entre le monde de la vie quotidienne immédiate et le monde imaginaire, ainsi que par la valorisation de ce dernier qui, non seulement transforme par son intrusion le monde immédiat, mais surtout est seul à pouvoir donner une signification authentique et même, sous la forme de la création esthétique, une valeur transindividuelle à la vie des hommes.

Depuis les quatre premières nouvelles du Mur (Le Mur - La Chambre - Erostrate - Intimité) jusqu'au refrain de La Nausée 1 et à l'opposition entre l'impossibilité pour Roquentin d'écrire, comme il se le propose, la biographie de Monsieur de Rollebon - personnage qui a réellement existé - et la chance qu'il entrevoit de sauver son existence et de devenir immortel en écrivant un roman, il y a un ensemble d'idées et de valeurs qui caractérisent la pensée de Sartre à cette époque et constituent la première période de sa réflexion philosophique et de sa création littéraire.

Si la plupart des critiques n'ont pas vu de différence entre ces premiers écrits et ceux de la période suivante, c'est peut-être en grande partie parce qu'ils ont trouvé au centre de La Nausée le terme « existence », sans s'apercevoir qu'il a dans cet écrit une signification très différente de celle qu'il acquerra dans L'Etre et le Néant. Alors en effet que dans ce dernier ouvrage l'existence caractérise le pour-soi, l'homme, elle est dans La Nausée le propre des objets, c'est-à-dire de ce qui, dans L'Etre et le Néant, sera l'en-soi : elle est la propriété des

1 Some of these days You’Il miss me honey.

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objets d'être là de manière accidentelle et par conséquent absurde, sans qu'on puisse leur attribuer ni une nécessité ni une rationalité 2.

Ce qui chez l'homme correspond, à cette époque de la pensée sartrienne, à l'existence des choses est précisément la nausée - produite par la prise de conscience de cette absurdité - nausée à laquelle on ne peut échapper que par la mauvaise foi inauthentique ou par le salut authentique de la création imaginaire.

[7]Si les travaux philosophiques de Sartre pendant cette période ne

présentent pas, par rapport à la philosophie universitaire courante, une originalité particulière, si Le Mur est un livre honorable mais qui serait probablement tombé dans l'oubli sans la célébrité ultérieure de son auteur, La Nausée en revanche constitue incontestablement une étape importante, un tournant dans l'histoire du roman français contemporain. C'est le premier roman réellement valable dont la signification centrale est la dissolution du héros.

Seulement la densité de La Nausée provient entre autres de la distorsion entre le projet initial, écrire le Journal de Roquentin, et sa réalisation effective. Au départ, de toute évidence, il s'agissait - dans un ouvrage qui devait s'intituler Mélancholia - de l'histoire de 2 « (...) tout à l'heure, j'ai fait l'expérience de ['absolu : l'absolu ou l'absurde.

Cette racine, il n'y avait rien par rapport à quoi elle ne fût absurde. Oh ! Comment pourrai-je fixer ça avec des mots ? Absurde : par rapport aux cailloux, aux touffes d'herbe jaune, à la boue sèche, à l'arbre, au ciel, aux bancs verts. Absurde, irréductible ; rien - pas même un délire profond et secret de la nature - ne pouvait l'expliquer. Evidemment je ne savais pas tout, je n'avais pas vu le germe se développer ni l'arbre croître. Mais devant cette grosse patte rugueuse, ni l'ignorance ni le savoir n'avaient d'importance : le monde des explications et des raisons n'est pas celui de l'existence. Un cercle n'est pas absurde, il s'explique très bien par la rotation d'un segment de droite autour d'une de ses extrémités. Mais aussi un cercle n'existe pas. Cette racine, au contraire, existait dans la mesure où je ne pouvais pas l'expliquer. Noueuse, inerte, sans nom, elle me fascinait, m'emplissait les yeux, me ramenait sans cesse à sa propre existence. » La Nausée, Gallimard, 1938, p. 164. « Impossible de voir les choses de cette façon-là. Des mollesses, des faiblesses, oui. Les arbres flottaient. Un jaillissement vers le ciel ? Un affalement plutôt ; à chaque instant je m'attendais à voir les troncs se rider comme des verges lasses, se recroqueviller et choir sur le sol en un tas noir et mou avec des plis. Ils n'avaient pas envie d'exister, seulement ils ne pouvaient pas s'en empêcher ; voilà. » (p. 169).

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Roquentin, qui avait espéré donner un sens à sa vie en écrivant la biographie d'un personnage historique - Monsieur de Rollebon - et qui, découvrant la nausée que lui inspire une réalité absurde et simplement existante, sans rationalité et sans nécessité, prendra lentement conscience de ce que, dans la vie, seuls certains instants privilégiés peuvent créer une signification grâce à la médiation de l'imaginaire. Et puisque pour lui, comme pour Annie, ces instants privilégiés et les moments parfaits qu'on pouvait construire à partir d'eux sont définitivement dépassés, puisqu'il se survit, comme il le dit, seule la création esthétique pourrait encore donner à sa vie une signification durable, persistant même au-delà de sa mort. Or, ceci le livre le dit sans doute, mais sur un mode tel que cela perd son importance et passe au second plan, l'essentiel étant l'impossibilité d'établir une relation authentique entre l'individu et le monde extérieur, et la nausée qui accompagne toute prise de conscience de la nature réelle de cette relation. Aussi est-ce, comme cela arrive souvent, non pas Sartre mais un lecteur qualifié - en l'occurrence son éditeur - qui lui a signalé l'inadéquation du titre initial avec le texte et lui a proposé celui qui allait devenir le titre définitif : La Nausée. C'est dire qu'il s'agit d'une œuvre de transition, qui appartient essentiellement, par sa signification effective, à la seconde période de l'œuvre de Sartre, celle que j'appellerai existentialiste.

Cette période s'est exprimée dans deux des plus importants ouvrages de l'écrivain : le texte philosophique qui l'a rendu célèbre, L'Etre et le Néant, et - comme je viens de le dire - La Nausée. L'existentialisme dans son ensemble est une philosophie de la limite et de l'échec 3. À l'intérieur de [8] cette philosophie, dont les quatre 3 « Le pour-soi dans son être est échec (...) », L'Etre et le Néant, Gallimard,

1943, p. 132. « La réalité humaine est souffrante dans son être, parce qu'elle surgit à l'être comme perpétuellement hantée par une totalité qu'elle est sans pouvoir l'être, puisque justement elle ne pourrait atteindre l'en-soi sans se perdre comme pour-soi. Elle est donc par nature conscience malheureuse, sans dépassement possible de l'état de malheur. » op. cit., p. 134.

J'ai déjà écrit souvent que l'essor de l'existentialisme en Europe Occidentale me paraît lié à la période de crise des sociétés capitalistes avancées, crise qui résultait du dérèglement du marché dans l'économie libérale par le développement des monopoles et des trusts, et qui a duré jusqu'à la mise en place des institutions d'autorégulation de l'économie après 1950. Cette crise s'est manifestée avant tout par la Première Guerre Mondiale ; la crise économique, sociale et politique des années 1918-1923 en Allemagne,

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représentants les plus illustres sont le jeune Lukàcs, Jaspers, Martin Heidegger et Jean-Paul Sartre (et dont les principaux représentants littéraires en France sont, à côté de Sartre, Paul Nizan et André Malraux), le philosophe français occupe une place particulière.

En effet, l'existentialisme allemand est devenu très tôt conservateur. À l'exception de Lukàcs qui devient marxiste dès 1917 et quitte la philosophie existentialiste, Jaspers se situait à droite, Heidegger et Jünger à l'extrême-droite (Heidegger finira même par se rallier au national-socialisme et Jünger n'en sera pas très loin). En France, en revanche, peut-être en partie à cause du Front Populaire, l'existentialisme s'est situé à gauche. C'est le cas de Malraux, de Nizan et, dès qu'il prend position politiquement, celui de Sartre. D'autre part, si tout existentialisme est centré sur l'individu et ses limites, il reste que Heidegger aussi bien que Jaspers essayaient de rattacher cet individu au tout, à l'être, à l'englobant, alors que sur ce point particulièrement important Sartre continue la position cartésienne et reste résolument individualiste.

Le monde, dans L'Etre et le Néant, se divise en en-soi et pour-soi, et l'idée d'une totalité qui les embrasserait l'un et l'autre fait entièrement défaut. C'est l'individu face au monde et à la société, ou le monde et la société face à l'individu : le dualisme est tout aussi radical qu'il l'était au XVIIème siècle chez Descartes (encore celui-ci s'était-il posé le problème de l'union de l'âme et du corps dans l'homme alors que chez Sartre la possibilité d'un fondement commun de l'en-soi et du pour-soi et de leur union dans une totalité structurée n'apparaît nulle part). Ce qui caractérise ce dualisme - et le lie encore davantage à la tradition cartésienne en le séparant de la troisième période de l'œuvre sartrienne - est le fait qu'en dernière instance les positions de Sartre, comme celles de Descartes, sont rigoureusement amorales. La seule valeur explicitement affirmée est celle de l'autonomie de l'individu, du choix libre et conscient de l'orientation fondamentale de l'existence 4. Mais à partir de là, comme l'ont déjà dit des critiques, on peut tout aussi bien choisir librement d'être victime que d'être bourreau, et rien

la crise économique de 1929-1933, l'arrivée au pouvoir du national-socialisme et enfin la Deuxième Guerre Mondiale.

4 « L'ontologie ne saurait formuler elle-même des prescriptions morales. Elle s'occupe uniquement de ce qui est, et il n'est pas possible de tirer des impératifs de ses indicatifs. » L'Etre et le Néant, p. 720.

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dans l'ouvrage ne permet d'établir une hiérarchie ou une opposition différenciée entre ces deux choix, à condition qu'ils aient été faits avec le même degré de conscience et de liberté.

L'échec qui se trouve au bout de toute existence humaine provient précisément de l'impossibilité de l'union entre ego et autrui, entre le sujet et le monde, le pour-soi ne pouvant jamais devenir en-soi tout en gardant son statut de pour-soi. Dans L'Etre et le Néant, le regard - relation fondamentale entre l'individu et l'autre - a toujours un caractère meurtrier car il réduit ce dernier au statut de l'en-soi ; provisoirement, il est vrai, car l'autre peut à n'importe quel instant récupérer son statut de pour-soi en me regardant, et en me réduisant à son tour à l'en-soi ; et cela jusqu'à la mort, réduction définitive du pour-soi au statut de l'en-soi, qui détruit rétrospectivement la valeur et la signification des projets du sujet.

[9]Inutile de dire que cette esquisse schématique des positions de

L'Etre et le Néant est loin d'épuiser la richesse d'un des ouvrages les plus importants de la philosophie française du XXème siècle. Je l'ai formulée ici seulement pour souligner la modification dans le système qu'entraînera le passage à ce que j'ai appelé la troisième période.

Entre L'Etre et le Néant et L'Existentialisme est un Humanisme il y a en effet une différence philosophique fondamentale. Comme l'indique le titre même de ce dernier ouvrage, avec l'entrée dans cette période le problème moral apparaît. À l'amoralisme cartésien de L’Etre et le Néant se substitue une position partiellement Kantienne dans la mesure où l'existentialisme est un humanisme et où le choix n'est libre que s'il implique la liberté de tous ou, au minimum, en ce qui concerne les œuvres littéraires, la liberté de la cité 5.

5 « En effet, il n'est pas un de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être. Choisir d'être ceci ou cela, c'est affirmer en même temps la valeur de ce que nous choisissons, car nous ne pouvons jamais choisir le mal ; ce que nous choisissons, c'est toujours le bien, et rien ne peut être bon pour nous sans l'être pour tous. » L'Existentialisme est un Humanisme, Nagel, 1966, pp. 25-26 « (...) en voulant la liberté, nous découvrons qu'elle dépend entièrement de la liberté des autres, et que la liberté des autres dépend de la nôtre. Certes, la liberté comme définition de l'homme, ne dépend pas d'autrui, mais dès qu'il y a engagement, je suis obligé de

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« Partiellement » kantienne seulement car, si Kant choisit résolument la morale en lui subordonnant tout autre critère et toute autre considération, Sartre reste à mi-chemin entre Descartes, dont il garde l'individualisme et le souci d'efficacité, et Kant, auquel il se rattache maintenant par l'exigence d'une norme universelle. C'est cette situation intermédiaire entre deux positions inconciliables qui lui permet de rester dans le cadre général de l'existentialisme, philosophie centrée essentiellement sur le caractère inéluctable de l'échec.

En fait, dès maintenant et jusqu'à la dernière période - caractérisée par les Mots - le problème central et insoluble de l'œuvre sartrienne sera celui de concilier, à l'intérieur d'une action qui a pour objet autrui en général et la liberté de la cité en particulier, l'individu avec la communauté et les exigences de la morale avec celles de l'efficacité.

Encore faut-il ajouter qu'à l'intérieur du groupe des œuvres théâtrales, ces problèmes sont posés sous deux formes différentes et complémentaires constituant deux cycles successifs : d'abord dans Les Mouches, Morts sans sépulture et même Huis Clos, en mettant l'accent sur le problème de la relation entre le choix libre et son résultat effectif soit entre les individus qui agissent, soit dans la communauté pour laquelle ils se proposent d'agir ; puis, dans Les Mains sales, Le Diable et le Bon Dieu, Les Séquestrés d'Altona et même Les Troyennes, en mettant au premier plan la nécessité pour le héros de choisir entre la morale et l'efficacité. Il se peut - et l'hypothèse me paraît plausible - que l'impossibilité de résoudre ces problèmes sur le plan philosophique [10] soit à l'origine de l'insistance avec laquelle Sartre les a soulevés et traités sur celui de la création littéraire. Philosophiquement, ils se trouvent, entre autres, au centre de l'ouvrage théorique qui correspond à cette troisième période, la Critique de la raison dialectique, où la solution, attendue de chapitre en chapitre, n'apparaît jamais que pour être finalement repoussée à un second volume dont nous attendons encore la parution.

vouloir en même temps que ma liberté la liberté des autres, je ne puis prendre ma liberté pour but, que si je prends également celle des autres pour but. En conséquence, lorsque sur le plan d'authenticité totale, j'ai reconnu que l'homme est un être chez qui l'essence est précédée par l'existence, qu'il est un être libre qui ne peut, dans des circonstances diverses, que vouloir sa liberté, j'ai reconnu en même temps que je ne peux vouloir que la liberté des autres. » (pp. 83-84.)

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Il serait important pour l'histoire des idées sartriennes de savoir ce qui a provoqué les passages entre les différentes périodes. Je n'ai, je l'avoue, aucune hypothèse spécifique pour le premier de ces passages. Au fond les deux positions, la première, assez courante dans la philosophie universitaire, la seconde, existentialiste, coexistaient à l'époque en Europe occidentale, et la question fait partie d'une problématique plus vaste, celle de la pénétration de la phénoménologie et de l'existentialisme d'Allemagne en France, et des modifications qu'ils y ont subies. En revanche, il me paraît hautement probable que le passage de la seconde à la troisième période a un fondement historique et social, à savoir : la guerre, l'occupation et la Résistance. Il suffit de lire les trois premiers textes de cette troisième période, L'Existentialisme est un Humanisme, Les Chemins de la Liberté et surtout Les Mouches dont la situation générale (Argos et la cérémonie du remords) est une transposition à peine voilée de la France sous Pétain, pour s'en rendre compte. Les événements historiques ont amené Sartre à renoncer à l'amoralisme cartésien de L'Etre et le Néant, et à introduire les problèmes de la cité ainsi que la distinction entre le Bien et le Mal - philosophiquement la problématique de Kant, Hegel et Marx - dans le cadre général de sa philosophie.

** *

Les Mouches est la première pièce du premier cycle. C'est le deuxième épisode de l’Orestie d'Eschyle : le meurtre d'Egisthe et de Clytemnestre par Oreste, fils d'Agamemnon qui, protégé par Apollon dans la tragédie grecque, venge l'assassinat de son père. Inutile de dire que Sartre a profondément modifié la structure et la signification de l'action, ne gardant le cadre traditionnel que de manière tout à fait extérieure. Argos-je l'ai déjà dit - est une transposition à peine voilée de la France pétainiste. Le roi Egisthe y préconise et développe un culte permanent des morts, un repentir continuel des crimes passés. Le jour de la fête des morts, ce repentir atteint son apogée : on ouvre la grotte sacrée d'où les morts sont censés revenir passer une journée parmi les vivants et se venger du tort que ceux-ci leur ont fait. Argos est oppressée, dominée par les mouches, sortes d'envoyées des morts qui tourmentent les vivants pendant l'année. Il semble n'y avoir aucun

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espoir, aucune énergie, aucune révolte, et en tout cas aucune joie de vivre.

Le rideau se lève au moment où Oreste est revenu à Argos. Mais, bien entendu, ce n'est pas l'Oreste tel que nous le connaissons par l’Orestie. C'est un Oreste moderne. Il a fait ses études à la Sorbonne, dans la pièce chez un esclave philosophe sceptique, qui lui a transmis une culture extrêmement vaste faisant de lui un homme.

[11]

« (...) jeune, riche et beau, avisé comme un vieillard, affranchi de toutes les servitudes et de toutes les croyances, sans famille, sans patrie, sans religion, sans métier, libre pour tous les engagements et sachant qu'il ne faut jamais s'engager, un homme supérieur enfin, capable par surcroît d'enseigner la philosophie ou l'architecture dans une grande ville universitaire... » 6.

Cet enseignement l'a libéré des croyances traditionnelles : il n'a plus l'intention de venger le meurtre de son père, ni d'obéir aux exigences de préjugés auxquels il ne voit plus aucune justification. Seulement cela a fait de lui, comme de son maître, une sorte de « touriste », un spectateur qui connaît beaucoup de choses, qui a visité des centaines de lieux et de palais, mais qui n'a aucun enracinement, qui n'est nulle part chez lui. Ayant pris conscience et souffrant de cette situation, Oreste, qui ne saurait plus se contenter de la philosophie que lui a enseignée son maître mais ignore encore comment la dépasser, a décidé - poussé par une sorte d'intuition vague - de revenir sous le nom de Philèbe dans sa ville natale, espérant y trouver un chemin quelconque pour s'enraciner, pour cesser d'être « léger », pour trouver enfin un poids propre, une existence authentique.

Pour des motifs différents, deux personnages l'ont accompagné dans son voyage. L'un est son professeur de philosophie, Le Pédagogue ; il craint que, revenu à Argos, Oreste ne retombe dans les vieux préjugés abandonnant tout ce qu'il lui avait enseigné jusqu'alors. Lorsque Oreste, se sentant totalement étranger à la ville, décide de repartir, Le Pédagogue réjoui (car il ne comprend décidément rien à ce

6 Les mouches, in J. P. Sartre, Théâtre, Gallimard, 1947, p. 26.

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qui se passe) lui avoue ses craintes qu'il croit maintenant sans fondement.

Oreste (...) : Allons-nous-en, Pédagogue ; est-ce que tu ne comprends pas que nous sommes en train de croupir dans la chaleur des autres ?

Le pédagogue : Ah ! Seigneur, que vous me rassurez. Ces derniers mois – pour être exact, depuis que je vous ai révélé votre naissance-je vous voyais changer de jour en jour, et je ne dormais plus. Je craignais...

Oreste : Quoi ?

Le pédagogue : Mais vous allez vous fâcher.

Oreste : Non. Parle.

Le pédagogue : Je craignais - on a beau s'être entraîné de bonne heure à l'ironie sceptique, il vous vient parfois de sottes idées - bref, je me demandais si vous ne méditiez pas de chasser Egisthe et de prendre sa place.

Oreste, lentement : Chasser Egisthe ? (Un temps !) Tu peux te rassurer, bonhomme, il est trop tard. Ce n'est pas l'envie qui me manque, de saisir par la barbe ce ruffian de sacristie et de l'arracher du trône de mon père. Mais quoi ? qu'ai-je à faire avec ces gens ? Je n'ai pas vu naître un seul de leurs enfants, ni assisté aux noces de leurs filles, je ne partage pas leurs remords et je ne connais pas un seul de leurs noms. C'est le barbu qui a raison : un roi doit avoir les mêmes souvenirs que ses sujets. Laissons-les, bonhomme. Allons-nous-en. Sur la pointe des pieds. Ah ! s'il était un acte, vois-tu, un acte qui me donnât droit de [12] cité parmi eux ; si je pouvais m'emparer, fût-ce par un crime, de leurs mémoires, de leur terreur et de leurs espérances pour combler le vide de mon cœur, dussé-je tuer ma propre mère...

Le pédagogue : Seigneur !

Oreste : Oui. Ce sont des songes. Partons. Vois si l'on pourra nous procurer des chevaux, et nous pousserons jusqu'à Sparte, où j'ai des amis. (pp. 28-29)

Le second personnage, bien plus intelligent, est « le barbu » Jupiter lui-même ; conscient du danger que comporte pour lui ce voyage, il a pris forme humaine pour essayer d'y faire face : il sait en effet qu'il n'y a aucun espoir pour qu'Oreste revienne aux croyances et aux traditions de ses ancêtres, qui sont le fondement même du règne des dieux, de son règne dont jadis Agamemnon, maintenant Egisthe, et tous les

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gouvernements de la terre sont les agents et, partiellement, les dépositaires. Mais, si la philosophie du pédagogue et la pseudo-libération intellectuelle qu'elle prétendait accomplir ne menaçaient en rien les pouvoirs établis, le risque est considérable qu'en retournant à Argos Oreste ne découvre ce qui seul peut mettre en question le pouvoir des dieux et des tyrans : la liberté de l'homme, sa propre liberté.

Au début, Oreste ne trouve aucun contact avec Argos où toutes les portes sont fermées et où il n'arrive à parler qu'avec l'idiot du village. À la satisfaction du pédagogue, et aussi de Jupiter tout prêt à l'aider à repartir, il décide de quitter la ville lorsqu'il rencontre Electre, sa sœur. Seule dans Argos Electre garde le souvenir d'Agamemnon et attend le retour d'Oreste pour qu'il tue Egisthe et Clytemnestre et venge leur père. Pour l'instant, refusant d'accepter l'ordre établi par Egisthe, elle vit en servante, en esclave même. Contrainte de vider les ordures du palais, elle vient comme tous les jours les jeter devant la statue de Jupiter qu'elle hait. Oreste est touché et ébranlé par la situation d'Electre : il lui explique que toutes ses haines n'ont pas de sens, qu'à Corinthe et dans les autres villes de Grèce on peut vivre libre et gai en se réjouissant de la vie et en se promenant au soleil. Ce disant, il se présente encore à sa sœur comme Philèbe, un jeune voyageur qui vient précisément de Corinthe.

Le second acte nous montre la cérémonie du retour des morts. La ville est en contrition. Egisthe arrive en retard car il a attendu Electre qui ne s'est pas jointe à la famille royale. Elle arrive enfin, gaie et en robe blanche, refusant d'accepter le remords et annonçant aux habitants la possibilité de vivre naturellement et sans problème. Se sachant unie à l'esprit de son père assassiné, elle réclame le témoignage des morts :

« O mes chers morts, Iphigénie, ma sœur aînée, Agamemnon, mon père et mon seul roi, écoutez ma prière. Si je suis sacrilège, si j'offense vos mânes douloureux, faites un signe, faites-moi vite un signe, afin que je le sache. Mais si vous m'approuvez, mes chéris, alors taisez-vous, je vous en prie, que pas une feuille ne bouge, pas un brin d'herbe, que pas un bruit ne vienne troubler ma danse sacrée : car je danse pour la joie, je danse pour la paix des hommes, je danse pour le bonheur et pour la vie. 0 mes morts, je réclame votre silence, afin que les hommes qui m'entourent sachent que votre cœur est avec moi. » (p. 59).

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[13]Egisthe la traite de criminelle, mais le peuple est ébranlé et se

demande si Electre n'a pas raison. Pour sauver le tyran menacé, Jupiter intervient et fait rouler contre les marches du temple la pierre qui obstruait la caverne des morts. Effrayée, la foule se regroupe autour d'Egisthe, l'ordre est rétabli et Electre sera punie. Jupiter s'adresse alors à Oreste :

« Eh bien, mon maître ? Etes-vous édifié ? Voilà une histoire morale, ou je me trompe fort : les méchants ont été punis et les bons récompensés. (Désignant Electre.) Cette femme... »

mais la réponse arrive, qu'il prévoyait et craignait tout à la fois :

« Cette femme est ma sœur, bonhomme ! Va-t'en, je veux lui parler. » (p. 61.)

En fait, dès ce moment les dés sont jetés : Oreste a trouvé l'enracinement à Argos, non pas celui du fils revenu venger le meurtre de son père, mais celui du frère, de l'homme qui s'engage pour tuer le tyran et libérer sa sœur de l'esclavage ; sa sœur de manière immédiate - pour respecter la légende des Atrides - en réalité ses frères et ses soeurs qui sont tous les opprimés d'Egisthe, tous les esclaves de la cité d'Argos.

La scène suivante nous montre comment se fait le passage. Electre reproche à Philèbe d'avoir éveillé en elle l'espoir trompeur d'une vie libre, sans engagement et sans violence. Philèbe lui propose de fuir, mais elle lui répond que c'est ici seulement qu'elle est chez elle, qu'elle ne veut pas aller ailleurs où elle serait étrangère, que c'est à Argos que se joue le destin des Atrides. C'est alors que Philèbe prend son vrai visage et dévoile son identité : il est Oreste, il jouera lui aussi sa destinée à Argos. Pour savoir ce qu'il doit faire, plus exactement pour savoir s'il doit tuer Egisthe ou accepter l'ordre existant, il s'adresse aux dieux, en l'occurrence à Jupiter, à qui il demande un signe. Celui-ci n'a bien entendu aucune difficulté à le lui donner :

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« Mais comment donc : à ton service ! Abraxas, abraxas, tsé-tsé ! »

La lumière fuse autour de la pierre, (p. 69.)

Devant cette réponse, Oreste comprend et trouve enfin son véritable chemin : celui de l'engagement.

Electre se met à rire : Ha ! ha ! Il pleut des miracles aujourd'hui ! Vois, pieux Philèbe, vois ce qu'on gagne à consulter les Dieux ! (Elle est prise d'un fou rire)

Le bon jeune homme... le pieux Philèbe : « Fais-moi signe, Zeus, fais-moi signe ! » Et voilà la lumière qui fuse autour de la pierre sacrée. Va-t'en ! À Corinthe ! À Corinthe ! Va-t'en !

Oreste, regardant la pierre  : Alors... c'est çà le Bien ? (Un temps, il regarde toujours la pierre.) Filer doux. Tout doux. Dire toujours « Pardon » et

« Merci »... c'est çà ?

(Un temps, il regarde toujours la pierre.) Le Bien. Leur Bien...

(Un temps.) Electre !

[14]Electre : Va vite. Ne déçois pas cette sage nourrice qui se penche sur toi du haut de l'Olympe. (Elle s'arrête, interdite.) Qu'as-tu ?

Oreste, d'une voix changée : Il y a un autre chemin, (pp. 69-70.)

Comme dans la légende grecque, Oreste tuera Egisthe et Clytemnestre, mais ses raisons sont bien différentes : il ne s'agit plus pour lui de venger son père, mais d'affirmer sa liberté en tuant le tyran et en assurant la libération de sa sœur et de ses frères, d'Electre et des habitants d'Argos.

Une dernière tentative de Jupiter pour prévenir Egisthe échoue. Lorsque ce dernier lui demande pourquoi il ne foudroie pas lui-même Oreste, Jupiter répond :

« Pour le foudroyer ? (Un temps. Las et voûté.) Egisthe, les Dieux ont un autre secret...

Egisthe : Que vas-tu me dire ?

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Jupiter : Quand une fois la liberté a explosé dans une âme d'homme, les Dieux ne peuvent plus rien contre cet homme-là. Car c'est une affaire d'hommes, et c'est aux autres hommes - à eux seuls - qu'il appartient de le laisser courir ou de l'étrangler, (p. 86.)

Il est trop tard pour qu'Egisthe puisse encore prendre des mesures pour se protéger, le meurtre du tyran et de Clytemnestre s'accomplira.

Jusqu'ici, la pièce a pu paraître simplement révolutionnaire, affirmant la nécessité de s'engager dans la lutte contre la tyrannie et l'oppression. C'est à partir de l'Acte III qu'apparaît la problématique de l'individualisme existentialiste. Oreste a enfin trouvé le sens de sa vie, il est devenu un homme libre en s'engageant dans la lutte pour la libération d'Argos, mais son acte ne saurait en aucun cas libérer que lui-même. Si en effet la liberté des autres est le seul objet de l'acte libre d'un homme, les autres ne sauraient jamais être libérés par procuration, par un acte ou une série d'actes qu'ils n'auraient pas accomplis eux-mêmes. Oreste - qui refuse l'offre de Jupiter de prendre la succession des tyrans morts, d'Agamemnon et d'Egisthe - est libre, mais les habitants d'Argos et Electre qui n'ont pas agi restent sujets aux remords, aux préjugés, aux rêves et s'abritent sous l'ombre protectrice de Jupiter. Toute la deuxième partie de la pièce, beaucoup moins dramatique que la première, où il n'y a presque plus d'action, est consacrée aux discussions autour de ce problème.

Lorsque la fin approche, Oreste reste seul, contre Jupiter, contre Electre, en proie à l'hostilité des Erinnyes et des habitants d'Argos qui lui reprochent d'avoir tué leur roi : bien qu'autrui soit l'objet de son action, l'homme libre reste pour toujours et éternellement solitaire. J'ai dit « Lorsque la fin approche » car, là aussi, apparaît une autre idée essentielle de la pensée existentialiste : pour l'individu, aucun engagement, aucun acte ne saurait assurer plus qu'une liberté provisoire, nécessairement bornée par la limite infranchissable, la mort. Plus tôt ou plus tard, tout pour-soi, même le plus conscient et le plus libre, se transforme en en-soi.

La tradition grecque ne parlait pas de la mort d'Oreste mais offrait à Sartre une métaphore de la mort : la folie du héros. Aussi la pièce se [15] termine-t-elle par le départ d'Oreste qui, perdant sa lucidité,

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croit qu'en quittant solitaire la ville qui lui reste étrangère il l'a néanmoins libérée et emporte les mouches avec lui.

« Écoutez encore ceci : un été, Scyros fut infestée par les rats. C'était une horrible lèpre, Us rongeaient tout ; les habitants de la ville crurent en mourir. Mais, un jour, vint un joueur de flûte. Il se dressa au cœur de la ville — comme ceci. (Il se met debout.) Il se mit à jouer de la flûte et tous les rats vinrent se presser autour de lui. Puis il se mit en marche à longues enjambées, comme ceci, (il descend du piédestal) en criant aux gens de Scyros : « Ecartez-vous ! » (La foule s'écarte.) Et tous les rats dressèrent la tête en hésitant — comme font les mouches. Regardez ! Regardez les mouches ! Et puis tout d'un coup ils se précipitèrent sur ses traces. Et le joueur de flûte avec ses rats disparut pour toujours. Comme ceci

Il sort ; Les Erinnyes se jettent en hurlant derrière lui.(pp. 120-121)

Les deux pièces suivantes, Huis Clos et Morts sans sépulture, sont également centrées autour de ce même problème.

Huis clos nous présente un univers dans lequel il est impossible de s'engager et de donner encore un sens à sa vie. Le véritable enfer, selon Sartre, n'est pas un lieu de tortures, physiques ou morales, des damnés, c'est la situation dans laquelle l'homme n'est pas capable de choisir sa liberté et par cela même - nous le savons depuis Les Mouches - de se dresser solitaire face aux autres qui ne peuvent participer ni à son engagement ni à son acte.

On trouve cependant entre L'Etre et le Néant et Huis Clos une différence fondamentale. Le schéma de L'Etre et le Néant était dualiste : le pour-soi et l'en-soi, l'être conscient qui choisit, et les autres dont le regard le transforme en en-soi, en objet étranger à tout projet et à toute authenticité. Avec le passage à ce que j'ai appelé le mi-kantianisme, le schème dualiste se transforme en schème triangulaire 7. Les autres ont une double fonction : d'une part, ils sont l'objet du désir et de l'aspiration du sujet, et d'autre part ils sont ceux dont le regard transforme le sujet en objet et l'empêche d'atteindre à la communauté qui seule peut donner un sens à sa vie. Les trois

7 Le tiers apparaissait déjà dans L'Etre et le Néant dans les chapitres consacrés au Nous, mais, comme le concept de sujet transindividuel lui-même, il n'y tenait qu'une place en dernière instance secondaire.

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personnages de Huis Clos jouent alternativement chacun de ces rôles : Inès aime Estelle qui aime Garcin, lequel a besoin du jugement d'Inès. Aucun couple ne peut se former à cause de la présence du tiers qui regarde. Tant qu'aucun d'entre eux ne réussira à s'arracher aux deux autres ce sera l'enfer pour l'éternité.

Il faut encore spécifier que la pièce se situe sur deux plans différents et complémentaires. D'une part elle raconte la vie de trois individus morts, plus ou moins criminels, qui ne peuvent plus en aucune manière changer le sens de leur vie par un comportement actuel. Ce qu'ils ont été et ce qu'ils ont fait, le sens de leur vie dépend de l'interprétation qu'en feront les survivants. L'idée [16] de Sartre - que nous retrouverons par la suite - est que tout acte une fois accompli peut recevoir plusieurs significations qui dépendent de ce que son auteur ou bien, si cet auteur est mort, les survivants en feront par la suite. D'autre part, la pièce veut aussi nous dire que le sens de notre existence dépend de nous-mêmes et du courage que nous avons de nous libérer - comme l'a fait Oreste - de la pression du social et des préjugés, des autres, de ce que par la suite Sartre appellera le pratico-inerte. Cette deuxième dimension ne serait pas assez visible dans la pièce si nous avions simplement affaire à trois morts qui n'ont matériellement plus aucun moyen de quitter les autres et de choisir la liberté. C'est pourquoi, à un certain moment de l'action, la porte s'ouvre, donnant à chacun la possibilité de quitter l'enfer. Mais Estelle a trop besoin de Garcin, Garcin d'Inès et Inès d'Estelle pour qu'aucun d'entre eux puisse jamais s'en aller. Ce sont, au fond, trois êtres faibles, condamnés à vivre éternellement avec les autres, sans s'engager : c'est la nausée, l'enfer qui continuera indéfiniment.

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Inès : (...) Et nous sommes ensemble pour toujours.

Elle rit.

Estelle, éclatant de rire : Pour toujours, mon Dieu que c'est drôle ! Pour toujours !

Garcin rit en les regardant toutes deux : Pour toujours !

Ils tombent assis, chacun sur son canapé. Un long silence. Ils cessent de rire et se regardent. Garcin se lève.

Garcin : Eh bien ! continuons. 8

C'est encore le problème des rapports entre l'individu et la communauté qui se trouve au centre de Morts sans sépulture, la pièce sans doute la plus faible de Sartre. La raison de cette faiblesse me paraît résider dans la disproportion entre la complexité du projet et le schématisme de la réalisation.

Le théâtre de Jean-Paul Sartre est dans l'ensemble un théâtre à thèse, non pas politique mais philosophique, un théâtre qui pose directement des problèmes conceptuels. À l'exception de ceux de Huis Clos et de La Putain respectueuse, les personnages sont mûrs par des idées et par l'effort de comprendre la réalité. Ce statut admis, il me paraît incontestable que Sartre est un très bon écrivain dramatique et que ses pièces sont des œuvres qui pourront pendant longtemps encore capter l'intérêt et agir sur la conscience des spectateurs. Il n'en reste pas moins que ce genre d'œuvres demande précisément, à cause de son caractère relativement intellectuel, une concentration autour d'un seul problème ou d'un très petit nombre de problèmes étroitement reliés. Les Mouches posait celui de l'engagement et de la solitude qui résulte de cet engagement ; Huis Clos celui du caractère insupportable et [17] inauthentique de l'existence au moment où toute possibilité de choix et d'engagement est supprimée. Morts sans sépulture, en revanche, pose successivement trois problèmes différents, entre lesquels la relation n'est pas immédiate et, par cela même, donne l'impression d'une sorte de dissertation philosophique assez artificiellement transposée sur le plan de personnages individuels. Au fond, deux - ou même trois - pièces différentes s'y succèdent.

8 Huis Clos, in J.-P. Sartre, Théâtre, Gallimard, 1947, p. 182.

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Le rideau se lève sur une situation assez proche, par certains côtés, de celle de Huis Clos. Un groupe de résistants, arrêtés après avoir accompli une action qui leur a été commandée mais dont ils n'arrivent pas à décider si elle était réellement utile ou si ce n'était qu'une erreur ayant entraîné non seulement leur arrestation mais la destruction de tout un village, sont enfermés dans la même chambre et s'attendent à être torturés d'un instant à l'autre par les miliciens qui veulent obtenir des informations. Malheureusement, leur comportement sous la torture n'a aucune importance car ils n'ont aucune information à donner et, qu'ils soient courageux ou lâches, forts ou faibles, cela ne saurait se traduire par aucune alternative réelle dans leur comportement. Leur seule relation avec le monde extérieur est le souvenir de Jean, qui est pour eux tous le chef de leur groupe dans la Résistance et pour Lucie, en outre, l'homme qu'elle aime profondément. À travers la différenciation des personnages, depuis le jeune François, un enfant, qui découvre brusquement dans quelle entreprise grave et dangereuse il est entré sans s'en rendre compte jusqu'à Canoris, le militant communiste conscient, le problème de leur relation avec Jean et avec la Résistance, de la validité que peut encore avoir cette relation au moment où, pour eux, elle ne saurait plus se traduire en action, est posé sous plusieurs aspects.

C'est à ce moment que la situation se trouve radicalement modifiée. Jean arrive lui-même sur scène, arrêté accidentellement par la milice sans que celle-ci connaisse son identité. Pour les cinq résistants arrêtés, le problème de l'engagement et de l'acte se pose alors à nouveau dans toute son acuité. Car maintenant ils savent quelque chose : l'identité de Jean, qu'il s'agit de ne pas dévoiler aux miliciens sous la torture. Un d'entre eux se jette par la fenêtre pour ne pas parler. Peu assurés du silence du petit François, les trois autres - y compris sa sœur - le tuent pour lui éviter la déchéance de la délation. Entre les cinq résistants une solidarité s'est installée : il y a - pour la seule fois peut-être dans l'œuvre de Sartre - un acte collectif, un sujet non individuel. Mais — et la pièce le souligne nettement - cette solidarité ne saurait se créer que dans l'action immédiate, et non pas au niveau général et abstrait. Entre Lucie et Jean se reproduit le conflit que nous avons déjà rencontré dans Les Mouches, la problématique des relations entre Oreste et Electre. Avant d'être violée et torturée, Lucie était convaincue que son union avec Jean était ce qu'elle avait

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de plus fondamental et de plus précieux, de plus inébranlable au monde ; après, elle constate que cette union a disparu, que la solidarité qui l'unit aux autres a mis entre elle et lui une barrière infranchissable : le fait que Jean, auquel elle n'était liée que par son amour et la solidarité du combat général de la Résistance, ne participe pas au combat actuel et concret dont il n'est que l'objet.

[18]Après le départ de Jean, la situation change à nouveau, et nous

nous trouvons devant une problématique nouvelle, devant ce que j'ai appelé un troisième embryon de pièce. Les résistants ont gagné : aucun d'entre eux n'a parlé. Jean est en sécurité et leur a laissé des indications de ce qu'ils pourraient avouer ; il prendra des mesures pour faire confirmer en apparence un faux témoignage. Le problème qui se pose est celui de savoir s'ils vont accepter de sauver leur vie en proférant ces mensonges sans importance - ce qui leur ferait néanmoins perdre la face devant leurs tortionnaires - ou si au contraire, engagés dans un combat immédiat contre ces derniers, ils préféreront refuser de parler - acceptant ainsi une mort certaine - uniquement pour ne pas s'humilier devant leurs adversaires. Canoris, le communiste, invoque l'éventualité de participer, s'ils sont libérés, au combat général de la Résistance ; mais les deux autres n'acceptent pas, ils sont entièrement engagés dans le conflit immédiat. A la fin ils cèdent cependant, non par conviction mais par faiblesse, devant la pluie que Lucie voit par la fenêtre et qui lui rappelle le monde extérieur ; c'est le dénouement des Mouches, la faiblesse finale des héros, quels que soient leur choix et leur engagement. Le pari ne réussit d'ailleurs pas : malgré les faux aveux - que les miliciens prennent pour authentiques - ils seront fusillés par ces derniers.

Cette pièce, dont la valeur littéraire - je l'ai dit - est faible, présente néanmoins pour celui qui s'intéresse à l'évolution de la pensée de Sartre un intérêt particulier. C'est à ma connaissance la seule dans l'ensemble de l'œuvre qui admette l'existence d'un sujet transindividuel ; mais elle ne l'admet qu'au niveau d'un petit nombre de gens engagés dans une action localisée et immédiate, au niveau de ce que Sartre avait déjà envisagé, dans L'Etre et le Néant, sous le terme d'« équipe ». Dans le chapitre consacré à Hegel, Husserl et Heidegger, il nous présente ce dernier, contrairement à la réalité philologique, comme le philosophe de l'être-avec, le philosophe de

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l'équipe ; et l'ensemble du paragraphe essaie de montrer que, même à ce niveau, tout dépassement du sujet individuel est irrémédiablement et radicalement impossible.

En fait, Heidegger n'avait jamais développé l'idée d'une communauté authentique dans le cadre de l'équipe : toutes les analyses de l'être-avec dans Sein und Zeit le montrent comme une forme inauthentique d'être-là, d'existence. Néanmoins Sartre n'avait pas complètement tort. A cette époque, en effet, il ne connaissait pas l'œuvre de Lukàcs. Or, dans sa négation de toute possibilité de communauté authentique, Heidegger avait développé sa démonstration dans une polémique permanente et continuelle contre la philosophie du sujet collectif, contre la philosophie de Lukàcs qu'il ne nommait pas. Il me semble vraiment remarquable que, sans en avoir aucune information explicite, Sartre ait senti en filigrane, dans le texte heideggérien, la possibilité de la philosophie de ce partenaire et adversaire non nommé, même s'il en a attribué la paternité à Heidegger.

Cela dit, il est significatif que les deux fois où Sartre envisage la possibilité d'un sujet transindividuel (une fois pour la refuser dans L'Etre et le Néant, l'autre fois pour l'admettre dans Morts sans sépulture), il ne soit [19] jamais allé plus loin que le petit groupe d'individus se trouvant en contact direct, engagés dans une action immédiate, sans même envisager comme possible un sujet transindividuel plus vaste, et notamment le plus important d'entre eux : la classe sociale.

L'autre cycle de pièces, à thèse philosophique lui aussi, constitué par Les Mains sales, Le Diable et le Bon Dieu et Les Séquestrés d'Altona, n'est plus centré autour du problème de la communauté et du sujet transindividuel. On considère comme acquis que l'engagement est celui d'un individu : Hugo, Gœtz ou Frantz von Gerlach. Dans les deux premières pièces il est admis aussi que l'engagement efficace doit avoir un caractère révolutionnaire opposé à la tyrannie et implique l'adhésion respectivement au parti communiste ou à l'organisation des paysans révolutionnaires (qui n'est, au fond, qu'une métaphore du premier). Le problème autour duquel tournent les trois pièces est celui de l'impossibilité de concilier les exigences également inexorables de l'efficacité et de la morale.

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« Egalement inexorables », encore ce terme a-t-il besoin d'être précisé. Si cette égalité était rigoureuse, la philosophie et la littérature de Sartre aboutiraient à une structure tragique, telle que nous la trouvons chez Pascal, Racine et Kant où les exigences respectives de la raison et de la passion, de la pensée expérimentale et de l'impératif catégorique ne permettent aucun choix et aucune solution. Sartre, en revanche, propose par deux fois un choix, tout en insistant beaucoup plus longuement sur ce à quoi le héros renonce que sur ce à quoi il s'engage. Les choix de Hugo et de Gœtz se font dans les toutes dernières scènes, alors que les pièces tout entières insistent précisément sur les valeurs auxquelles ils vont renoncer ; Les Séquestrés d'Altona se termine sur un suicide mais pour une raison très différente de celle qui amène la mort dans la tragédie : il ne s'agit pas en effet de l'impossibilité de choisir, mais du caractère illusoire et insuffisant de tout choix de chacun des éléments de l'alternative.

La situation des Mouches était inspirée par la situation de la France sous l'occupation ; de même, l'anecdote sur laquelle se développe Les Mains sales est inspirée par l'assassinat de Trotski. Un dirigeant communiste, Hoederer, en désaccord avec une fraction gauchiste de la direction du parti, est assassiné par un agent provocateur de cette dernière, qui s'est introduit chez lui en qualité de secrétaire. L'apparente disparité qui peut apparaître au premier abord entre le fait que, dans la pièce, c'est un groupe gauchiste sectaire qui organise l'assassinat d'un dirigeant préconisant le Front Populaire, n'est pas entièrement valable. En effet, Trotski a représenté sans doute dans l'ensemble une aile gauche du mouvement communiste par rapport à Staline, mais entre 1928 et 1934 les staliniens préconisaient une politique ultra-gauchiste, les sociaux-démocrates - qu'on appelait social-fascistes - étant considérés comme tout aussi dangereux que les fascistes proprement dits (notamment que le mouvement hitlérien). Or, à la politique stalinienne de cette période, Trotski opposait un programme d'union de toutes les forces socialistes et même, si possible, de Front Populaire anti-fasciste. La seule différence - introduite pour les nécessités de l'action - est le fait que Trotski a été assassiné en [20] 1940, après l'entrée des troupes allemandes en France, et surtout du parti communiste, alors que Sartre situe l'assassinat avant cette modification.

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Si je laisse de côté les problèmes et les personnages en dernière instance secondaires, l'axe central de l'action se situe autour de la relation entre la morale et la politique, et de l'impossibilité de les concilier. Encore faut-il ajouter qu'il y a dans la pièce deux morales et deux politiques : la morale et la politique dogmatiques, inauthentiques et fausses et la morale et la politique valables, entre lesquelles le véritable engagement est obligé de choisir. La politique fausse, mauvaise, étrangère à toute réflexion propre, se contentant de suivre les directives reçues jusqu'au moment où elles seront explicitement modifiées, est incarnée par Louis et Olga ; la politique valable, fondée sur une analyse sérieuse et indépendante de la situation, par Hoederer. La fausse morale, qui confond l'éthique et la politique et se limite, elle aussi, à une admiration aveugle pour l'autorité, est incarnée par Hugo tout au long de la pièce ; la morale authentique par ce même Hugo dans la toute dernière scène. Cette distribution crée un certain déséquilibre - important et significatif d'ailleurs - entre la thèse philosophique de la pièce : le choix de la morale contre la politique, et la présence extrêmement réduite du personnage qui incarne ce choix, par rapport à la figure de Hoederer dont la présence domine l'œuvre. C'est pourquoi Les Mains sales a été reçue par beaucoup de gens comme une apologie du communisme, alors qu'elle est en réalité une reconnaissance de la validité de celui-ci sur le plan politique et social, mais en même temps son refus au nom de la morale.

Dans un pays occupé par les Allemands, à la veille de leur défaite et de l'arrivée des armées russes, une scission se produit dans l'organisation révolutionnaire entre la fraction dirigée par Louis et Olga, qui espèrent que l'arrivée des Russes leur permettra de prendre seuls le pouvoir, et celle dirigée par Hoederer, qui propose la formation d'un gouvernement de coalition à minorité révolutionnaire, dirigé par un comité où, au contraire, les révolutionnaires seraient à parité, pour faciliter la transition, épargner les vies humaines, et surtout préparer une prise de pouvoir durable à l'avenir. À une séance du comité de direction, Hoederer a obtenu l'autorisation de prendre des contacts avec le gouvernement qui avait collaboré avec les Allemands, et avec la résistance nationaliste qui avait farouchement combattu jusqu'ici les révolutionnaires. Pour empêcher le succès de la politique de Hoederer, le groupe de Louis et Olga décide de l'assassiner. Grâce à l'intervention d'Olga, qui l'aime, Hugo est chargé

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de cette mission. Fils de bourgeois hautement préoccupé de lui-même, plein de complexes et de sentiments d'infériorité, il est assoiffé d'action directe. Il arrive donc chez Hoederer avec sa femme, Jessica.

Il faut ajouter que Jessica est un des personnages centraux de la pièce - et du théâtre de Sartre en général - le personnage qui incarne l'absolu, les valeurs, le personnage qui sait tout et qui juge. J'ai rappelé que, dans Huis Clos, Garcin ne pouvait vivre sans le jugement d'Inès qui, dominée par sa passion pour Estelle, refusait d'accepter ce rôle. Dans le cycle des trois pièces dont je parle maintenant, il y a chaque fois un personnage féminin, plus ou moins extérieur à l'action proprement dite, qui détient sur le plan [21] immanent ce que les hommes, et surtout les oppresseurs, avaient faussement attribué à Dieu : le pouvoir de dire la vérité, à la fois sur les plans humain, politique et moral. Dans la pièce, Jessica est en apparence une jeune bourgeoise qui ne sait rien, n'est pas membre du parti, ignore tout de la politique, et que tout le monde traite en enfant. En réalité, elle ne se trompe jamais. Mariée à Hugo, elle ne l'a jamais aimé et ne peut le prendre au sérieux car elle connaît ses faiblesses et sait qu'il n'est pas un homme ; elle le quittera d'ailleurs dès qu'il aura tué Hoederer. Mise en présence de celui-ci, non seulement elle tombe amoureuse de lui en comprenant d'emblée qu'elle se trouve devant un homme authentique, mais elle se rend compte également qu'il a raison sur le plan politique. De même, elle jugera clairement la nature des convictions et de l'amour d'Olga. En ce qui concerne Hugo, bien qu'elle n'ait pas été informée de ses projets, elle découvre le revolver dans la valise, le cache spontanément avant l'entrée des deux gardes du corps de Hoederer venus fouiller leur chambre et formule même deux fois prophétiquement l'avenir en indiquant que le revolver partira tout seul : « Je te dis que le revolver va partir ! » - « Attention ! Attention ! Le revolver va partir ! » 9. En laissant de côté les très nombreuses intuitions justes de Jessica qui se succèdent dans la pièce, je mentionnerai seulement le moment où elle dit à Hugo :

« (...) je sais quelle est ta maîtresse, ta princesse, ton impératrice. Ca n'est pas moi, ça n'est pas la louve, c'est toi mon chéri, c'est toi-même. » (p. 69).

9 Les Mains sales, Gallimard, 1948, p. 70 et p. 121.

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Il faut encore ajouter que si elle protège Hugo par des interventions presque miraculeuses tant qu'elle se rend compte qu'il n'y a pas de risque sérieux que l'assassinat s'accomplisse, elle sentira immédiatement le moment où le danger devient réel et préviendra Hoederer.

Quant à l'action elle-même, elle est assez simple. Hugo, sous l'influence de la personnalité de Hoederer, hésite quelque temps à accomplir sa mission. Jessica, qui perçoit ses hésitations, va jusqu'à lui porter le revolver dans la chambre de Hoederer pour les renforcer et l'obliger à en prendre conscience. Mais voilà qu'à l'extérieur Louis et ses amis, impatients, soupçonnent Hugo de les avoir trahis et d'avoir renoncé à son projet. Pour le sauver, Olga escalade elle-même le mur et jette un pétard qui ne tue cependant personne. L'humiliation pour Hugo est si forte qu'il est sur le point de se trahir en parlant devant les gardes de ses responsabilités et de la méfiance de ses amis. Jessica leur fait croire qu'elle est enceinte, et que Hugo parle d'elle et de l'enfant à venir ; mais elle comprend aussi que l'humiliation de Hugo a créé un danger réel et provoque tout d'abord une explication politique entre lui et Hoederer, après laquelle elle fera comprendre à son mari que non seulement Hoederer a raison sur le plan politique mais que lui-même en est de plus en plus convaincu. Finalement, elle prévient Hoederer et celui-ci, assumant le risque de se faire tuer, désarme Hugo et réussit à renverser complètement les [22] positions de celui-ci. Hugo décide d'abandonner son projet de tuer Hoederer qu'il admire, et de travailler avec lui. Bouleversé, il sort dans le jardin alors que Hoederer donne l'ordre aux gardes de le laisser revenir sans frapper. C'est à ce moment qu'arrive Jessica. Elle fait comprendre à Hoederer qu'elle l'aime, et celui-ci l'embrasse. Hugo, qui revient, les trouve dans les bras l'un de l'autre, remet brusquement ses convictions en doute, croit avoir été joué par sa femme et son amant, prend le revolver posé sur la table et tue Hoederer.

Le premier tableau de la pièce et le tableau final, qui encadrent le récit, se passent deux ans plus tard. La guerre est finie, les armées russes sont entrées dans le pays et ont propose aux révolutionnaires une politique nouvelle : précisément celle qu'avait jadis préconisée Hoederer, et que Louis avait combattue tant qu'il n'avait pas encore reçu de directives, en sens contraire ; maintenant c'est lui, devenu chef du parti, qui préconise et réalise cette politique. Dans ces conditions,

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l'acte de Hugo, le meurtre de Hoederer, constitue un souvenir gênant. Hoederer, devenu une gloire du parti, ne doit à aucun prix avoir été assassiné par ce dernier. On a essayé de tuer Hugo dans sa prison en lui envoyant des chocolats empoisonnés ; mais il a évité le piège et vient d'être libéré. Les hommes de Louis sont sur ses traces pour le tuer. Lorsqu'il arrive chez Olga, celle-ci obtient un sursis jusqu'à minuit pour essayer de le « récupérer ». Elle informe Hugo du changement de la ligne du parti et lui propose d'admettre que la jalousie a été le mobile du crime, de renier son acte donc, de changer de nom (pendant la résistance il s'appelait Raskolnikoff), et de ne plus jamais en parler. C'est à ce moment que Hugo devient un homme authentique et comprend réellement l'alternative devant laquelle il se trouve. Il lui est impossible de dire objectivement s'il a tué Hoederer par jalousie, ou pour des raisons politiques ; le sens de ce meurtre, c'est maintenant qu'il le donnera, par ce qu'il va faire dans l'instant même. La solution politique - celle qu'aurait certainement préconisée Hoederer - est de se soumettre au parti, de tout faire pour effacer le souvenir d'un simple meurtre passionnel, et de rejoindre sa place parmi les combattants qui luttent maintenant pour la réalisation des idées défendues par l'homme qu'il a tué. Mais cette attitude, qui se situe - je le répète - dans la ligne politique de Hoederer, implique le fait de fausser la vérité, de renier la figure humaine du mort, de réduire celui-ci à un cadavre anonyme :

« Vous avez fait d'Hoederer un grand homme. Mais je l'ai aimé plus que vous ne l'aimerez jamais. Si je reniais mon acte, il deviendrait un cadavre anonyme, un déchet du parti : (L'auto s'arrête) Tué par hasard. Tué pour une femme.

Olga : Va-t'en.

Hugo : Un type comme Hoederer ne meurt pas par hasard. Il meurt pour ses idées, pour sa politique ; il est responsable de sa mort. Si je revendique mon crime devant tous, si je réclame mon nom de Raskolnikoff et si j'accepte de payer le prix qu'il faut, alors il aura eu la mort qui lui convient.

On frappe à la porte.

Olga : Hugo, je...

[23]

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Hugo, marchant vers la porte : Je n'ai pas encore tué Hoederer, Olga. Pas encore. C'est à présent que je vais le tuer et moi avec. (p. 259.)

Entre la politique et la morale, Hugo choisit cette dernière, bien qu'il soit parfaitement conscient que ce choix ne lui permet pas de vivre. Sachant que les meurtriers attendent derrière la porte pour savoir s'il va réintégrer le parti ou s'il doit être éliminé, il l'ouvre d'un coup de pied et crie : « Non récupérable » (p. 260).

Dans Les Mains sales, Sartre choisit la morale contre la politique. Mais j'ai déjà dit que la prédominance de la présence scénique de Hoederer par rapport au Hugo de la fin indique l'importance capitale - et peut-être déjà inconsciemment prépondérante - qu'il accorde à la politique. Par la suite il a, on le sait, rejoint d'assez près le parti communiste (sans en devenir membre), et rédigé un texte jadis célèbre intitulé Les communistes et la paix.

C'est dans cette perspective que s'insère Le Diable et le Bon Dieu, pièce centrée autour du même problème que Les Mains sales, mais qui se termine par le choix opposé : celui de la politique contre la morale. Il est cependant significatif et important de souligner que si, au moment où Sartre préconisait le choix moral, le personnage politique de Hoederer prenait tant d'importance dans la pièce, maintenant qu'il préconise le choix politique c'est au contraire le héros obsédé par la morale (le Hugo de la fin des Mains sales) - dans le cas précis Gœtz - qui occupe la plus grande part de l'action. Par ailleurs, comme le choix moral dans Les Mains sales, le choix politique dans Le Diable et le Bon Dieu ne se présente que très brièvement dans la scène finale.

La pièce est l'histoire de Gœtz, l'homme qui agit non pour ses semblables mais pour un seul et unique juge, Dieu, et qui, en procès avec ce dernier, n'agit que de manière absolue et par lois générales. Cette tentative, il la fait successivement de trois manières différentes : tout d'abord en essayant de faire toujours le mal ; ensuite en essayant de faire toujours le bien ; enfin en essayant de s'abstenir de toute action. Ce faisant, il est obligé de constater que le résultat est toujours différent de celui qu'il voulait atteindre, et qu'en agissant de manière absolue et par lois générales il crée simplement le désordre et favorise les riches et les possédants. Il finira par reconnaître l'impossibilité de ce type d'action et l'inexistence du procès avec Dieu, comprenant que

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le seul procès authentique dans lequel on peut s'engager est le procès à normes et à sentences relatives et plein de compromis avec les autres hommes : la lutte des classes, la politique. Il acceptera alors de s'enrôler dans l'organisation révolutionnaire des paysans que dirige Nasty le boulanger, et qui est de toute évidence l'équivalent du parti communiste.

En ce qui concerne les personnages, il y a tout d'abord bien entendu Gœtz le moraliste, et son double, sa conscience, incarné sur scène par le prêtre bâtard et ambigu, Heinrich. Comme Gœtz, bâtard d'une aristocrate et d'un manant, qui trahit son frère Conrad, l'Archevêque, les Barons et le peuple, Heinrich est un bâtard du peuple et de l'Église, toujours balloté entre l'un et l'autre, qui ne peut jamais prendre une décision sans la regretter aussitôt. À leur première rencontre, Gœtz le reconnaît d'ailleurs :

[24]

« J'ai eu cette gueule de faux-jeton. C'est toi que je regarde et c'est de moi que j'ai pitié : nous sommes de la même espèce. » 10

« Salut, petit frère ! salut en bâtardise ! Car toi aussi tu es bâtard ! Pour t'engendrer, le clergé a couché avec Misère ; quelle maussade volupté ! » (p. 64).

Ce à quoi Heinrich avait déjà rétorqué :

« Tu n'existes pas. Tes paroles sont mortes avant d'entrer dans mes oreilles, ton visage n'est pas de ceux qu'on rencontre en plein jour. Je sais tout ce que tu diras, je prévois tous les gestes. Tu es ma créature, et je te souffle tes pensées. Je rêve, tout est mort et l'air a le goût de sommeil ». (p. 60.)

Nasty le politique correspond - bien que beaucoup moins présent - au personnage de Hoederer des Mains Sales. Et enfin nous retrouvons le personnage de la femme-juge, dédoublé ici : Catherine dans la première et la seconde parties de la pièce, et Hilda, qui reprend son âme et la continue après sa mort.

10 Le Diable et le Bon Dieu, Gallimard, 1951, p. 57.

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Dans la première partie, Gœtz est en procès avec Dieu :

« (...) que me font les hommes. Dieu m'entend, c'est à Dieu que je casse les oreilles et ça me suffit, car c'est le seul ennemi qui soit digne de moi. Il y a Dieu, moi et les fantômes. » (p. 105.)

Il a décidé de faire le mai toujours et partout. Après avoir trahi son frère Conrad il assiège Worms, en révolte contre son archevêque, avec la ferme intention de la détruire et de tuer tous ses habitants. Pour faire face à la fois aux citoyens insurgés et à Conrad, l'archevêque a fait alliance avec Gœtz. Conrad est vaincu et tué. Le Banquier craint que l'archevêque ne punisse trop sévèrement la ville, principale source de ses revenus, et vient plaider l'indulgence auprès de lui, mais il apprend que l'archevêque n'a aucune autorité sur Gœtz. Dans la ville, où le peuple a arrêté les prêtres, les riches bourgeois s'apprêtent à négocier avec Gœtz. Nasty, qui voit le danger, décide de les compromettre définitivement en poussant le peuple, tant qu'il en est temps encore, à un acte irrémédiable : le meurtre d'un évêque. Heinrich, seul prêtre libre - il n'a pas été arrêté à cause de sa sympathie pour le peuple - se trouve en porte-à-faux, déchiré entre son amitié pour les pauvres et son appartenance à l'Église. En lui indiquant qu'il devra la remettre à Gœtz en échange de la vie sauve pour les prêtres prisonniers, l'évêque agonisant — en partie pour se venger de lui - lui confie la clé d'un souterrain qui devrait permettre à Gœtz d'entrer dans la ville.

Le troisième tableau se passe au camp de Gœtz qui assiège Worms et où arrivent Heinrich et Nasty. Le premier oscille en permanence entre donner ou ne pas donner la clé : il la remettra finalement à Gœtz, pour s'en repentir immédiatement et espérer qu'un miracle se produira qui l'empêchera de l'utiliser. Le second lui demande de rallier les paysans révolutionnaires. Sont [25] présents aussi Catherine, qui aime Gœtz mais n'ose le lui avouer car il ne veut pas être aimé ; et le Banquier qui essaie en vain de le convaincre, soit en lui offrant de l'argent, soit en faisant appel aux « principes ». Gœtz ne veut rien entendre : il va détruire la ville, tuer Nasty et Heinrich, et abandonner Catherine aux soldats. Cependant, au cours du dialogue, il apprend de Nasty et d'Heinrich que faire le mal n'est pas un exploit si difficile :

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beaucoup de gens le font avec moins de prétention et de bruit ; qu'en agissant comme il le fait, il crée simplement un désordre qui favorise les possédants ; et qu'en revanche le bien est extrêmement difficile à faire. C’est alors que se produit le miracle. Gœtz engage avec Heinrich le pari de faire le bien :

« Tu as tort ; tu m'apprends que le Bien est impossible, je parie donc que je ferai le Bien : c'est encore la meilleure manière d'être seul. J'étais criminel, je me change : je retourne ma veste et je parie d'être un saint.

Heinrich : Qui en jugera ?

Gœtz : Toi, dans un an et un jour. Tu n'as qu'à parier.

Heinrich : Si tu paries, tu as perdu d'avance, imbécile ! Tu feras le Bien pour gagner un pari.

Gœtz : Juste ! Eh bien, jouons aux dés. Si je gagne, c'est le Mal qui triomphe. Si je perds. Ah ! Si je perds, je ne me doute même pas de ce que je ferai. » (pp. 119-120.)

Il joue aux dés et perd, non par hasard mais parce qu'il a triché. Il décide de lever le siège de Worms ; Nasty et Heinrich ont la vie sauve, Catherine une bourse d'argent pour partir.

Gœtz aborde seul la deuxième partie de sa vie. Il est maintenant décidé à faire le bien et commence par distribuer ses terres aux paysans. Il se heurte cependant non seulement à l'opposition de certains nobles qui voient dans cet acte un exemple dangereux et une incitation à la révolte pour leurs propres paysans, mais aussi à l'hostilité du gauchiste Karl qui ne veut rien accepter d'un noble, et enfin aux paysans eux-mêmes qui ne comprennent rien à son geste et ne songent nullement à quitter leurs anciennes croyances et leur ancienne mentalité : au programme novateur de Gœtz et à son hostilité vis-à-vis des mensonges de l'Église, ils préfèrent les indulgences que leur vend le moine Tetzel ; même le lépreux les préfère au baiser sur la bouche que lui donne courageusement Gœtz pour lui témoigner sa solidarité. Mais, ce qui est beaucoup plus grave, Nasty, le dirigeant de l'organisation révolutionnaire, partant de la même analyse que les seigneurs, lui demande de renoncer à son projet car la distribution des terres déclencherait un mouvement révolutionnaire prématuré parmi les paysans qui aboutirait à un massacre. Il lui explique qu'il a besoin

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de sept ans de répit, pendant lesquels les terres de Gœtz - si celui-ci ne les distribue pas - pourraient abriter l'organisation. Malgré ces résistances, Gœtz persiste.

Mais voilà qu'il rencontre déjà les conséquences de sa nouvelle attitude sur le plan de sa vie personnelle. Tant qu'il avait gardé Catherine de force près de lui et l'avait traitée en putain, il lui avait inspiré un amour profond et l'avait rendue heureuse. En lui donnant de l'argent et en la quittant pour se [26] consacrer au bien, il l'a au contraire rendue profondément malheureuse, tourmentée de remords pour sa vie passée, et poussée aux dernières extrémités. Il apprend par Heinrich qu'elle se meurt sur ses propres terres, mais celui-ci ne voulant pas lui dire où, il part à sa recherche. D'autre part Heinrich, tourmenté lui aussi de remords, propose à Nasty de supprimer les offices divins dans toutes les églises afin d'effrayer les paysans et d'empêcher l'explosion révolutionnaire. Ceux-ci s'enferment dans une église sans prêtre, terrorisés par l'absence d'espoir. Nasty, qui a accepté en désespoir de cause et pour des raisons d'efficacité le projet d'Heinrich, est profondément déprimé de briser leur dignité d'homme. Au milieu d'eux vit Hilda qu'ils aiment profondément et à qui ils font confiance car ils sentent sa solidarité avec les pauvres et les opprimés. Elle a veillé Catherine et, à travers l'esprit de celle-ci, qui l'a pénétrée, elle a appris à connaître Gœtz et à l'aimer. Heinrich et Nasty amènent dans l'église Catherine mourante, en proie au remords et désespérée de ne pas avoir trouvé de prêtre pour lui donner l'absolution. Préfiguration de la fin de la pièce, pour réparer le mal qu'a causé sa nouvelle attitude, Gœtz est obligé d'accepter ce qu'il a le plus combattu, le recours au mensonge et à l'imposture : il va se blesser, prétendre faussement qu'il a les stigmates, que Dieu lui a accordé la prêtrise, pour permettre à Catherine de mourir apaisée et heureuse dans ses bras.

Sur le plan social cependant, Gœtz poursuit ses projets. Il va construire la Cité du Soleil : un village de paysans émasculés, pacifique, s'isolant volontairement de l'ensemble des luttes sociales, développant une sorte d'amour mutuel égoïste et fermé sur eux-mêmes qu'ils veulent présenter en exemple au reste du pays. Bien qu'aimant Gœtz, Hilda lés désapprouve. Nasty vient annoncer que la création de ce village a finalement déclenché la révolte des paysans, que ceux-ci se sont fait massacrer dans une première bataille, mais que la guerre

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n'est pas encore finie. Il demande à Gœtz, qui est le plus grand capitaine d'Allemagne, de prendre la direction des combats. Gœtz, qui refuse la violence par principe, lui propose d'essayer de convaincre les paysans d'arrêter le combat. Hilda, par amour pour lui, reste à la Cité du Soleil. En s'adressant aux paysans, Gœtz se heurte à Karl, l'extrémiste qui veut continuer le combat et qui, usant du mensonge et de l'imposture, obtient la confiance de la foule. L'échec de Gœtz oblige Nasty - qui avait d'abord soutenu Gœtz - à se rallier à Karl :

« Va-t'en, Gœtz ; va-t'en vite !

Gœtz : Nasty ! Nasty ! pourquoi m'as-tu abandonné ?

Nasty : Parce que tu as échoué.

Gœtz : Nasty, ce sont des loups. Comment peux-tu rester avec eux ?

Nasty : Tout l'amour de la terre est en eux. (pp. 223-224.)

Entre-temps les paysans révoltés, furieux contre Gœtz, ont détruit la Cité du Soleil, réunissant tous les habitants dans une maison à laquelle ils ont mis le feu. Seule Hilda - qui voulait encore de toutes ses forces revoir Gœtz - a réussi à s'échapper.

[27]Sur le plan individuel (dans l'épisode Catherine), comme sur le

plan social (avec la Cité du Soleil), l'échec de Gœtz est total. Il va se retirer dans la solitude, renonçant à toute activité dans le monde et essayant seulement de se mépriser et de se détruire lui-même. Hilda, qui le désapprouve encore, le suit néanmoins pour l'empêcher de pousser à bout son projet.

Le délai d'un an convenu avec Heinrich arrive à expiration. Celui-ci se présente pour juger l'action de Gœtz, le procès contre Dieu. C'est au cours de cette discussion que Gœtz découvre qu'il n'y a pas de procès, que tout son comportement était illusoire, car Dieu n'existe pas, et que le seul procès dans lequel on est réellement engagé est celui avec les hommes, dans le combat non pas éthique mais politique, plein de mensonges et de compromis, contre l'oppression, pour la liberté. D'accord cette fois avec Hilda, il attend les paysans qui, furieux de son refus de les aider, veulent le tuer, pour leur annoncer sa décision d'adhérer à leur organisation et de combattre avec eux :

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« J'ai besoin de vous. {Un temps) Je veux être un homme parmi les hommes.

Nasty : Rien que ça ?

Gœtz : Je sais : c'est le plus difficile. C'est pour cela que je dois commencer par le commencement.

Nasty : Quel est le commencement ?

Gœtz : Le crime. Les hommes d'aujourd'hui naissent criminels, il faut que je revendique ma part de leur amour et de leurs vertus. Je voulais l'amour pur : niaiserie ; s'aimer, c'est haïr le même ennemi : j'épouserai donc votre haine. Je voulais le Bien : sottise ; sur cette terre et dans ce temps, le Bien et le Mauvais sont inséparables : j'accepte d'être mauvais pour devenir bon. » (pp. 275-276.)

Mais Nasty n'a pas besoin d'un simple soldat à une époque où chaque jour il en perd cinquante. Il demande, il ordonne même à Gœtz, en tant que chef politique, de prendre le commandement des armées. Celui-ci accepte en commettant son premier acte d'homme politique : un meurtre. Il poignarde un chef qui refuse de lui obéir.

« Voilà le règne de l'homme qui commence. Beau début. Allons, Nasty, je serai bourreau et boucher.

Il a une brève défaillance.

Nasty, lui mettant la main sur l'épaule : Gœtz...

Gœtz : N'aie pas peur, je ne flancherai pas. Je leur ferai horreur puisque je n'ai pas d'autre manière d'obéir, je resterai seul avec ce ciel vide au-dessus de ma tête, puisque je n'ai pas d'autre manière d'être avec tous. Il y a cette guerre à faire et je la ferai. » (p. 282.)

Contrairement à Hugo, Gœtz a trouvé sa voie en renonçant à la morale pour se conduire en politique, en acceptant l'engagement réel, avec les mensonges, les compromis et même les meurtres qu'il implique.

Le choix de Gœtz correspondait plus ou moins à celui qu'avait fait, dans la vie et dans la politique réelles, Sartre lui-même en s'engageant dans une alliance assez étroite avec les communistes. On aurait donc

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pu s'attendre à ce [28] que les pièces suivantes nous présentent le personnage du Gœtz final, le héros engagé dans la politique communiste. Or, il est, une fois de plus, hautement caractéristique que cette pièce n'a jamais été écrite. À sa place, Sartre écrit Nekrassov, une comédie, et Kean, une adaptation d'Alexandre Dumas, deux pièces qui, à travers des différences considérables, ont cependant un thème commun : celui de l'homme qui, escroc (dans la première) ou comédien (dans la seconde), se fait passer pour autre chose que ce qu'il est en réalité. Le véritable problème de l'engagement dans ou avec le parti communiste ne sera traité que bien plus tard, dans la troisième pièce du cycle que je suis en train d'examiner, Les Séquestrés d'Altona, dont la première représentation eut lieu en 1959. Entre-temps avait eu lieu le XXème Congrès du Parti Communiste soviétique, et les débuts d'une déstalinisation qui, malheureusement, semble considérablement ralentie aujourd'hui.

Avant de passer à l'analyse de la pièce, je voudrais - ne serait-ce qu'en passant et schématiquement - dire quelques mots sur le second grand ouvrage théorique de Sartre, écrit probablement pendant cette période bien que publié quelque temps après, la Critique de la raison dialectique. Il me semble à première lecture - car l'analyse sérieuse du livre demanderait une étude autrement approfondie - que le mot « dialectique » y a un sens très différent de celui qu'il a chez Hegel et chez Marx. Pour ces derniers, il signifie en effet tout d'abord la réunion et l'interdépendance des contraires, notamment du bien et du mal, de l'esprit et de la matière, de l'action et de la passivité, du positif et du négatif. Pour Sartre au contraire il semble caractériser un seul élément de la contradiction, l'humain, le projet, le valable (en un mot le bien et le positif), opposé à son contraire, le pratico-inerte, qui désigne l'inertie, la difficulté, la non-valeur. C'est l'ancienne opposition du pour-soi et de l'en-soi, modifiée et insérée dans un cadre bien entendu différent. La Critique de la raison dialectique me paraît être l'esquisse schématique d'une histoire conçue comme celle de la lutte des hommes - qui restent toujours des sujets individuels, organiques - pour la communauté, pour les valeurs, contre les résistances de l'inertie, des institutions, du pratico-inerte. Pour que l'activité de ces sujets individuels puisse se constituer en lutte commune, Sartre ne peut plus se contenter de la dualité de L'Etre et le Néant et a besoin, au minimum, d'un triangle : celui de deux individus

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isolés et d'un tiers qui les regarde et les organise. Ce triangle - que nous avons connu sous son aspect négatif dans Huis Clos - se présente ici avec, en plus, ses virtualités positives en tant que structure de la lutte commune des hommes pour la communauté et la liberté.

Le XXème Congrès et la déstalinisation avaient posé des problèmes graves à la plupart des intellectuels communistes ou alliés de près ou de loin à l'action du communisme stalinien. Il serait intéressant d'entreprendre une étude psychologique et sociologique d'un phénomène au premier abord difficilement explicable, à savoir : comment un certain nombre d'intellectuels formés à l'esprit critique de la philosophie cartésienne et de l'université libérale ont pu être si profondément ébranlés par la révélation - venant il est vrai d'une autorité à laquelle ils faisaient confiance - de faits dont ils [29] pouvaient facilement avoir connaissance depuis des années par la lecture d'écrits - opposés à leurs propres convictions - antistaliniens, tant de gauche que de droite. Toujours est-il que le fait est là, et il est incontestable que la crise qu'ont traversée beaucoup d'intellectuels communistes parmi les plus connus se retrouve aussi dans l'œuvre de Sartre, bien qu'il n'ait jamais adhéré au parti communiste.

Les Séquestrés d'Altona est un drame centré sur le problème de la torture, inséré dans la double problématique de Sartre pendant cette troisième période, celle des rapports entre l'individu et la communauté, et celle des rapports entre la morale et la politique.

Il faut suivre l'action de cette pièce pleine de résonances contemporaines à un triple niveau de la réalité sociale, à savoir, en allant du plus superficiel au plus profond : la torture hitlérienne, la torture en Algérie, la torture dans les prisons et les camps staliniens. Bien que je ne me sois jamais jusqu'ici intéressé à la relation qui reste toujours douteuse - entre un écrivain et un personnage, il me semble pertinent d'indiquer, ne serait-ce qu'à titre d'hypothèse, que Sartre a pu écrire cette pièce parce qu'il se sentait responsable en tant qu'homme de la torture hitlérienne, en tant que Français des tortures pendant la guerre d'Algérie bien qu'il les ait radicalement et farouchement combattues, et avant tout parce qu'il se sentait responsable de la torture stalinienne dans la mesure où il avait appuyé les organisations qui en avaient la responsabilité et s'était étroitement associé à leur action politique. Ce triple niveau du rattachement de l'action aux événements contemporains se manifeste d'ailleurs dans un détail

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secondaire, le nom du héros : Frantz von Gerlach qui est, dans la pièce, un officier allemand rallié à Hitler, mais dont le prénom « Frantz » évoque aussi le mot « Franzose », le Français, et dont le nom « von Gerlach » était celui d'un combattant anti-fasciste allemand notoire (Sartre nous dit dans une note préliminaire qu'il le savait mais l'avait oublié).

Frantz von Gerlach, issu d'une famille de gros industriels allemands, revenu du front, s'est, à la fin de la guerre, enfermé dans une chambre au premier étage de la maison familiale et n'en est plus sorti depuis treize ans. Les personnages de la pièce se divisent en deux groupes nettement distincts et opposés : d'une part le Père, Frantz, sa sœur Léni et sa belle-sœur Johanna, les êtres valables, les forts ; de l'autre Werner, son frère, le faible, la non-valeur, rongé de sentiments d'infériorité, du désir de se faire aimer par son père, de jalousie envers Frantz, du besoin de se faire reconnaître. Parmi les forts, les Gerlach incarnent trois types d'engagement différents ; Johanna, étrangère à la famille, incarne le juge. Enfin, à côté de ces personnages humains, un autre « actant » (pour employer un terme utilisé par les structuralistes) : les faux-juges, les crabes - que nous connaissions déjà dans les pièces précédentes sous la forme de Dieu - et qui incarnent ce qui, dans Le Diable et le Bon Dieu, devait se substituer de manière valable à la divinité : l'Histoire, maintenant mise en question.

Le Père était jusque récemment un grand industriel intéressé avant tout par sa puissance, par l'accomplissement de son individualité ; indifférent tant [30] à la morale qu'à la politique, il n'envisageait cette dernière que comme une force qui existe, avec laquelle il faut composer et qu'il faut utiliser pour le développement de ses entreprises. De ses deux fils, Werner et Frantz, il méprisait le premier et ne s'intéressait qu'au second dont il voulait faire un prince, un futur roi non couronné, en un mot son continuateur. Aujourd'hui il a un cancer à la gorge et sait que sa mort est imminente. Ce cancer - comme dans beaucoup d'œuvres littéraires - n'est pas un simple accident : il signifie que les espoirs et les illusions du père sont anéantis, que malgré sa puissance et sa richesse il sait qu'il n'est plus qu'un rouage peu important dans un énorme organisme industriel où les décisions sont devenues automatiques et anonymes. Mort depuis longtemps, le grand chef à l'individualité puissante va maintenant

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mourir aussi physiquement. Son seul souci est d'éviter avant sa mort la déchéance et le malheur du fils qu'il aime, qu'il a élevé pour lui ressembler et qui, enfermé dans sa chambre, refuse de le voir. Entre lui et Frantz se dresse une barrière puissante : Léni, sa fille, de la même race qu'eux. Elle aime Frantz, avec lequel elle a une liaison incestueuse, l'aide et s'oppose à tout contact entre les deux hommes. Pour parvenir à ses fins, le Père a fait revenir Werner et Johanna et espère manœuvrer par l'intermédiaire de celle-ci. Il convoque un conseil de famille, dont le but apparent est d'assurer après sa mort l'entretien de la maison et la protection de Frantz par Werner et Johanna. En réalité, il s'agit d'informer Johanna de l'existence et de la personnalité de Frantz, et de l'intéresser à celui-ci.

Nous apprenons au cours de cette scène que le premier événement pertinent dans la formation de Frantz fut la révolte morale et la prise de conscience de sa faiblesse et de sa vanité. Pendant la guerre, le Père avait vendu à Himmler un terrain pour y faire un camp de concentration. Révolté à la vue des prisonniers, Frantz, pour racheter son père et les Gerlach, avait abrité dans sa chambre un juif polonais évadé. Malheureusement, un chauffeur, membre du parti national-socialiste, l'avait vu et avait quitté l'usine au volant de son camion. Frantz en avait informé son père. Il y avait une chance sur deux pour que le chauffeur soit parti les dénoncer. Après avoir promis à son fils qu'il le protégerait, ainsi que le prisonnier, le Père avait pris les devants et informé les autorités. Les rouages n'avaient pas fonctionné parfaitement et, lorsque les S. A. étaient arrivés, ils avaient maîtrisé Frantz et tué le juif sous ses yeux. Bien entendu, grâce aux relations de son père, Frantz ne fut pas inquiété. Il avait fait ainsi l'expérience de la vanité de l'action morale et pris conscience du fait que lorsqu'on est le fils von Gerlach on peut prendre des risques car on ne compte pas : ce qu'on risque ce n'est pas sa propre vie mais celle des autres. Schématiquement, et à travers toutes les transpositions, c'est l'expérience même de Gœtz. Frantz en tira les mêmes conclusions et s'engagea dans l'armée qui, ici, se confond avec la politique nazie.

Comme l'avaient déjà annoncé Gœtz et Nasty dans Le Diable et le Bon Dieu la politique implique la discipline, le mensonge, et surtout le meurtre présent en vue de la liberté future. Dans le cas de Frantz, l'engagement sur le [31] front de l'est impliquait la torture des prisonniers, le meurtre pour la réalisation de ce monde idéal qu'Hitler,

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annonçant le royaume millénaire, promettait à l'Allemagne. Mais voilà que l'Allemagne est vaincue ; la torture, les mensonges ont été vains ; la justification historique, le tribunal des hommes du XXXème

siècle s'évanouit sous les pieds de ceux qui l'avaient pris comme fondement de leur pensée et de leur action. I1 n'y a pour eux — et dans le cas précis pour Frantz — que deux possibilités : admettre qu'ils s'étaient trompés, que la défaite n'est pas une catastrophe, que la vie continue, que leurs actes ont été objectivement criminels, quelle qu'ait été la raison psychologique et historique par laquelle ils croyaient les justifier ; ou bien fermer les yeux devant la réalité et affirmer, malgré et contre les évidences, que la défaite est une catastrophe irrémédiable et irréparable et que leur comportement était la seule tentative possible de sauver les valeurs historiques. C'est cette dernière solution qu'a choisie Frantz. Il s'est séquestré lui-même dans sa chambre, affirmant et croyant, de plus ou moins bonne foi, que l'Allemagne a été détruite par les vainqueurs, que le pays n'est plus que ruines, que des milliers d'orphelins meurent de faim dans les villes et qu'ainsi son comportement était justifié 11.

Le procès, que le moraliste Gœtz plaidait contre Dieu, le politique Frantz ne peut le plaider que devant l'Histoire, devant les êtres qui vivront au XXXème siècle. Ces êtres, qu'une perspective historique optimiste voyait comme des hommes, il les voit maintenant, après la défaite, comme des crabes. Plaidant son propre procès, c'est aussi celui de l'Allemagne nazie et de l'homme du XXème siècle, condamnés injustement selon lui à Nuremberg, qu'il plaide devant les crabes du XXXème siècle.

Le seul être qu'il laisse pénétrer dans sa chambre est sa sœur Léni, une Gerlach à l'ancienne manière, qui essaie en vain de le convaincre de renoncer aux crabes, à leur tribunal, à toute justification morale ou historique, et de s'accepter tel qu'il est. N'y parvenant pas, elle se contente d'empêcher tout lien entre lui et les gens du rez-de-chaussée.

C'est dans ces conditions que, manœuvrée par le Père, intervient Johanna. Elle est de la même race que Frantz. Elle aussi avait espéré donner un sens à sa vie en étant star de cinéma. Elle en avait payé le prix et, après son échec, s'était réfugiée dans quelque chose de

11 À l'époque, les communistes défendaient - contre l'évidence - la théorie de la paupérisation absolue de la classe ouvrière.

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semblable à la chambre où s'enferme Frantz : le mariage avec le médiocre Werner. Elle monte pour convaincre Frantz de revenir à une vie normale, ce qui lui permettrait, à elle, de retourner avec son mari à Hambourg. Frantz la laisse entrer, ébloui par sa beauté. Et, bien entendu, les deux êtres forts se reconnaissent et s'aiment. Pour ménager Frantz, Johanna entre dans son mensonge et sa folie. Le Père, revenu de voyage, lui demande d'intervenir auprès de son fils pour obtenir une entrevue, mais elle refuse pour protéger Frantz. Le Père la menace alors de prévenir Léni. Pour résoudre son dilemme, Johanna propose à son mari de quitter la maison et lui avoue ses liens avec Frantz. Jaloux et humilié, Werner refuse à son tour. Johanna revient alors vers Frantz et l'informe de la [32] situation. Il n'y a plus qu'une seule issue : renoncer aux crabes, accepter la vérité, l'essor de l'Allemagne vaincue, la richesse des Allemands, et revenir à la vie. Frantz accepte de reconnaître que les crabes du XXXème siècle seront des hommes, mais déclare qu'il n'aura plus à se soucier de leur jugement si seulement Johanna veut bien se substituer à eux, le juger, l'accepter et l'absoudre. Il compte bien tricher un peu, ne pas lui dire la vérité ou bien la lui dire seulement à petites doses. Mais le Père, qui ne peut plus attendre, a prévenu Léni. Celle-ci arrive et oblige Frantz à avouer la vérité tout entière, le fait qu'il a torturé. C'est une chose que Johanna ne saurait accepter. Comme Jessica dans Les Mains Sales, elle s'éloigne définitivement de Frantz. Celui-ci accepte alors l'entrevue avec son père et constate qu'ils se ressemblent, qu'il n'y a plus aucune place pour eux dans un monde où on ne saurait plus choisir de manière valable ni l'individualisme, ni la morale, ni la politique, dans un monde où il n'y a plus que l'exploitation, l'oppression et la haine. Ils prennent la Porsche et vont se jeter ensemble dans le précipice. Sur scène Johanna et Léni, qui s'enfermera dans la chambre à la place de Frantz, écoutent encore le dernier enregistrement, le meilleur, de ce dernier, dans lequel il explique pourquoi on ne peut pas vivre dans un monde où « un et un font un », dans un monde où lorsqu'un homme en rencontre un autre il y a toujours un mort et un seul survivant :

« Siècles, voici mon siècle, solitaire et difforme, l'accusé. Mon client s'éventre de ses propres mains ; ce que vous prenez pour une lymphe blanche, c'est du sang : pas de globules rouges, l'accusé meurt de faim. Mais je vous dirai le secret de cette perforation multiple : le siècle eût été

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bon si l'homme n'eût été guetté par son ennemi cruel, immémorial, par l'espèce carnassière qui avait juré sa perte, par la bête sans poil et maligne, par l'homme. Un et un font un, voilà notre mystère. La bête se cachait, nous surprenions son regard, tout à coup, dans les yeux intimes de nos prochains ; alors nous frappions : légitime défense préventive. J'ai surpris la bête, j'ai frappé, un homme est tombé, dans ses yeux mourants j'ai vu la bête, toujours vivante, moi. Un et un font un : quel malentendu ! De qui, de quoi, ce goût rance et fade dans ma gorge ? De l'homme ? De la bête ? de moi-même ? C'est le goût du siècle. Siècles heureux, vous ignorez nos haines, comment comprendriez-vous l'atroce pouvoir de nos immortelles amours. L'amour, la haine, un et un... Acquittez-nous ! Mon client fut le premier à connaître la honte : il sait qu'il est nu. Beaux enfants, vous sortez de nous, nos douleurs vous auront faits. Ce siècle est une femme, il accouche, condamnerez-vous votre mère ? Hé ? Répondez donc ? (Un temps) Le trentième ne répond plus. Peut-être n'y aura-t-il plus de siècles après le nôtre. Peut-être qu’une bombe aura soufflé les lumières. Tout sera mort : les yeux, les juges, le temps. Nuit. 0 tribunal de la nuit, toi qui fus, qui seras, qui es, j'ai été ! J'ai été ! Moi, Frantz, von Gerlach, ici dans cette chambre, j'ai pris le siècle sur mes épaules et j'ai dit : j'en répondrai. En ce jour et pour toujours. Hein quoi ?

Léni est entrée dans la chambre de Frantz. Werner paraît à la porte du pavillon. Johanna le voit et se dirige vers lui. Visages inexpressifs. Ils sortent sans se parler. A partir de « Répondez donc », la scène est vide  12.

[33]Avec Les Séquestrés d'Altona, Sartre se trouvait dans une impasse.

Individualisme, engagement, morale, politique, tout était mis en question. Frantz et le Père, semblables et opposés dans la vie, s'étaient rejoints dans leur suicide commun. Ce qui restait de Sartre, même si toutes les valeurs qu'il avait défendues s'étaient révélées problématiques, c'était l'écrivain. Après la déstalinisation, d'autres - et je pense notamment à un très grand écrivain, littérairement probablement beaucoup plus important que Sartre - avaient écrit Le roman inachevé, La mise à mort, etc., et avaient ensuite conservé la même soumission de courtisans à la direction du parti. Il devenait évident que ce qu'ils écrivaient, ce qu'ils avaient écrit et ce qu'ils écriraient n'était, malgré tout leur talent, que de la « littérature ». On pouvait admirer leur œuvre, on ne pouvait pas les prendre au sérieux.

12 Les Séquestrés d'Altona, Gallimard, 1960, pp. 222-223.

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Pour Sartre, l'œuvre était engagement. Lorsque tout s'écroule, lorsqu'il ne reste que l'écrivain, il devait s'interroger sur la nature, le statut, la validité de celui-ci. Pour le comprendre, il fallait tout d'abord en refaire l'histoire. Le livre qui essaie d'aller à l'origine, à l'enfance, s'appelle Les Mots. C'est un de ceux qui ont reçu, parmi les notables de la vie littéraire et universitaire, l'accueil le plus enthousiaste : Sartre revenait - comme ils l'avaient fait toute leur vie - aux problèmes de l'Art ; il se préoccupait avant tout de sa qualité d'écrivain ; on pourrait probablement un jour parler de lui comme de Théophile Gautier. Leur joie a été de courte durée. Sartre était réellement un écrivain et un penseur et, comme tel, ne s'occupait qu'en période de crise et de manière passagère de son statut. Comme pour tout penseur et tout écrivain valable, écrire n'était pas une fin mais un moyen d'agir, d'exprimer une signification, d'ajouter une dimension à la réalité, d'ouvrir une voie nouvelle ou de renforcer et de prolonger les voies déjà ouvertes.

« Nulla dies sine linea.

C'est mon habitude et puis c'est mon métier. Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée : à présent je connais notre impuissance. N'importe : je fais, je ferai des livres ; il en faut ; cela sert tout de même. La culture ne sauve rien ni personne, elle ne justifie pas. Mais c'est un produit de l'homme : il s'y projette, s'y reconnaît ; seul, ce miroir critique lui offre son image. » 13

13 Les Mots, Gallimard, 1964, p. 211.

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Après Les Mots, la dernière œuvre proprement littéraire publiée par Sartre est une adaptation des Troyennes d'Euripide, qui nous montre un monde barbare où l'oppression et la cruauté triomphent et auquel - c'est Sartre qui parle - on ne peut opposer qu'« une négation », un « refus ». La pièce s'achève - comme il nous le dit lui-même - dans un nihilisme total :

« (...) : le désespoir final d'Hécube, sur lequel j'ai mis l'accent, répond au mot terrible de Poséidon. Les Dieux crèveront avec les hommes, et cette mort commune est la leçon de la tragédie » 14.

[34]

Depuis, il y a eu les événements de mai 1968, les prises de position de Sartre, sa lutte contre la répression, son engagement en tant que directeur de La Cause du Peuple, la vente du journal dans les rues de Paris. En l'absence de textes littéraires ou philosophiques, il est difficile de savoir si le grand tournant historique marqué par le mouvement étudiant mondial et par les événements de mai 1968 en France a amené Sartre à retrouver la foi en des valeurs positives, à dépasser le nihilisme total en se rapprochant du gauchisme sous l'une ou l'autre de ses formes, ou si au contraire c'est à partir de ce nihilisme même, à partir du refus qui restait pour lui la seule position valable en face de la barbarie, qu'il a une fois de plus pris position contre l'oppression, pour le droit à l'expression.

Faut-il encore ajouter que, malgré les cris et les protestations des conservateurs et des défenseurs de l'ordre, Sartre reste là aussi - comme dans toute son œuvre - une des grandes figures du XXème

siècle, un de ceux qui ont aidé le plus leurs contemporains à prendre conscience des valeurs fondamentales, à ne pas oublier, dans le train de la vie quotidienne et de leurs rapports avec les institutions et le pratico-inerte, la défense de ce qu'il appelle « le dialectique », la défense de la liberté ?14 Euripide, Les Troyennes, adaptation de J.P. Sartre, Gallimard, 1965,

Introduction, p. 8.

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École Pratique des Hautes ÉtudesParis, juillet 1970

Fin du texte


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