Chapitre IV
La Kali occidentale
Au cours de notre debat sur la stri shakti, nous avons note qu'il est difficile
de traduire shakti par un seul mot. Le terme shakti englobe le pouvoir, la
puissance, la potentialite, la capacite. Samjukta Gombrich Gupta ajoute que la
shakti peut etre COnyUe egalement comme !'incarnation de la victoire et de la
droiture dans la lutte entre le bien et le mal. La shakti personnifie aussi la
conscience divine et la sagesse1• Done, la shakti n'est pas toujours synonyme de
pmssance.
Chez Alf Hiltebeitel, nous avons remarque que shakti represente le pouvoir
et 1 'energie intrinseque a la femme. 2 Hiltebeitel poursuit en dis ant que si une
femme possede une force de caractere, on peut lui accorder le statut de deesse.
Meme si elle n' est pas saine de corps, sa puissance interieure devient la source de
sa shakti. Frederique Marglin va encore plus loin en disant que la stri shakti
represente !a puissance de vie et de mort, une puissance reunissant des aspects
auspicieux et malencontreux.3 La stri shakti, pour elle, est une notion
profondement non hierarchique, elle represente un axe de valeur au-dela du
principe hierarchique de purete/impurete.
1 GUPTA Samjukta Gombrich, Op. Cit., p. 93. 2 HILTEBEITEL Alf, Kathleen M. Emdl, Op. Cit., p. 12. 3 ERNDL Kathleen M., Op. Cit., p. 92.
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Tracy Pintchman affirme qu'il est important pour Ia femme d'aujourd'hui
de reinterpreter les mythes de Ia deesse pour pouvoir redefinir sa place dans Ia
societe1• C'est Ia raison pour laquelle plusieurs femmes occidentales comme
Marguerite Y ourcenar, Elizabeth Harding, Lyane Guillaume, cherchent a idealiser
1 'image de la stri shakti indier.r.e en tant que pendant aux Iacunes de la philosophie
ou de la religion, ou aux modes de vie occidentale. En ce qui concerne la
puissance feminine, une majorite des ecrivains occidentaux croient que Kali
represente la stri shakti personnifiee.
Kali a suscite !'interet de nombreu'x chercheurs et ecrivains en tant que
modele puissant de Ia stri shakti. Kali est terrible d'apparence, elle personnifie
I 'impurete et elle a des habitudes offensives et destructrices que les occidentaux
n'associent jamais avec le divin. La complexite et les polarites multiples de Kali
peuvent devenir des points revelateurs dans la re-imagination de images
religieuses occidentales2 Certaines feministes trouvent que Ia deesse dans son
union des opposees est source de puissance feminine, alors que pour d'autres, elle
symbolise Ia liberation spirituelle et sociale de Ia femme.
Non seulement en Inde, mais aussi en Europe et aux Etats-Unis, plusieurs
recherches ont ete menees et divers articles ont ete ecrits. Kali a meme provoque
un de bat en France. Par exemple, Marguerite Y ourcenar a inclus un texte sur Kali
dans Les Nouvelles Orientales. Son texte s'intitule « Kali decapitee ». La
representation de Kali chez Marguerite Y ourcenar ne ressemble pas a celle des
chercheur~ occidentaux, elle cherche a defaire l'image de Kali telle qu'elle existe
en Occident.
1 PlNTCHMAN Tracy, Op. Cit., p. 188. 2 MCDERMOTT Rachel Fell, "The Western Kali", Devi: Goddesses of India, Motilal Banarsidass Publishers Private Limited, New Delhi, 1998, p. 285.
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Il existe plusieurs histoires ccanues a propos de Kali, mais aucune
de ces histoires ne semblent proche de celle que Marguerite Y ourcenar no us
raconte dans Ia « Kali decapitee » 1 Le titre est choquant car Kali n 'a jamais ete
decapitee. Certes, le portrait de Kali fait par Yourcenar correspond bien a celui de
Kali telle qu' elle est peinte dans I a mythologie hindoue, pourtant, ni Ia
decapitation, ni la prostitution possede un lien avec I a mythologie2. I a seule deesse
decapitee que I' on trouve dans la mythologie hindoue est Chinnamasta. Mais
I 'his to ire de I a decapitation de Kali deY ourcenar n' a aucune ressemblance non
plus avec celle de Chinnamasta3. Cette partie de la nouvelle est ajoutee par
I' auteur elle-meme.
Or dans le Kathasaritsagar, nous trouvons une histoire de tetes interverties.
Thomas Mann a ecrit un livre 3Ue ce theme qui s'intitule Tetes Interverties.
L'histoire est comme suit : Ia tete d'un jeune homme intellectuel a ete mise sur le
corps d'un jeune homme qui etait physiquement puissant et vice versa et les
identites de ces deux hommes ont ete mises en question. Finalement, c 'est Ia tete
qui determine l'identite de la personne et le corps avec la tete de l'intellectuel
etablit sa superiorite. L'histoire de Marguerite Yourcenar s'inspire largement de ce
theme des tetes interverties. La question se pose ici, pourquoi a-t-elle senti le
besoin de modifier cette histoire ? Qu'est ce qu'elle veut finalement prouver a
1 SEN Sukumar, The Great Goddess in Jndic tradition, Papyrus, Calcutta, 1983, p.56 : Kali tue Shumbha et Nishumbha; KINSLEY David R. Hindu Goddess: Vision of Divine Feminine in the Hindu Religious Tradition, Motilal Banarsidass Publishers Private Limited, New Delhi, 1998, p.l I 8 : Kali tue Raktabija; VAUDEVILLE Charlotte, "Krishna Gopala, Radha and the Great Goddess", The Divine Consort: Radha and the Goddesses of India, Banarsidass Publishers Private Limited, New Delhi, 1984, p.3 : Durga est nee en tant qu'aspect terrible de Kali. 2 A voir annexe. 3 BENARD Elisabeth Anne. CHINNAMASTA: The Awful Buddhist and Tantric Goddess, Motilal Banarsidass Publishers Private Limited, New Delhi, 1994, P. 35-56: un jour Ia deesse Parvati est allee se baigner a Ia riviere Mandakini aevc ses deux confidentes Dakini et Vamini. Quand ces deux confidentes eurent faim, elles demanderent a Parvati de leur donner a manger. La deesse bienveillante a coupe sa tete. Sa tete est tom bee sur Ia paume de sa main gauche et trois jets de sang ont jailli de sa gorge. A vee les jets de sang de gauche et de droite, elle a assouvi Ia faim de Dakini et Varini, et avec celui du centre, elle a bu son propre sang. Apres avoir fait cet acte, elle repla9a sa tete sur son corps et rentra chez elle. Dorenavant, Parvati est connue aussi comme Chinnamasta.
180
travers son recit? Dans Ia nouvelle de Yourcenar, il s'agit de sa representation de
Kali qui est une vision occidentalisee et sa fayon de construire le personnage d 'une
deesse qui appartient a notre civilisation.
Selon Elizabeth Harding, Kali est Ia deesse Ia plus mal comprise en
Occident. L 'esprit ordinaire occidental peryoit Kali comme hideuse et absurde.
Les Chretiens croient a un dieu qui n'est que le symbole du bien par excellence et
a un diable qui est toujours abominable', tandis que les Hindoues croient a une
puissance universelle qui est au dela du bien et du mal. Marguerite Y ourcenar
semble idealiser une telle puissance feminine a travers sa representation de Kali :
sa Kali n' est ni bonne, ni mauvaise, ni les deux ; elle est au-dela de ces oppositions
binaires qui constituent cette existence relative. De ce point de vue, Ia Kali de
Y ourcenar semble assez proche de celle de la mythologie hindoue et elle
represente la stri shakti universelle qui transcend le dualisme du bien et mal et qui
personnifie Ia conscience divine et la sagesse. Voila 1 'hypothese sur laquelle se
base la presente etude. Ce chapitre s 'appuie sur les theories issues des de bats
tournant autour de Ia « Western Kali » et des theories de 1 'hindouisme sur Kali.
Avant de commencer notre etude textuelle de la « Kati decapitee » de
Yourcenar, il nous importe de faire une recherche sur !'image de Kali telle qu'elle
existe en Occident. Cela va nous aider a mieux apprehender Ia question du regard
occidental de la shakti indienne. Ainsi pourrons-nous trouver la reponse a Ia
question : Pourquoi Kali? Qu'est-ce qui est tellement specifique au sujet de Kali
au point que rneme les intellectuels occidentaux 1 'etudient? Et finalement, en quoi
consiste leur image de notre Kali ? Au cours de Ia premiere partie de ce chapitre,
nous allofl.S tacher de reprendre ces questions.
1 HARDING Elizabeth U, Kali: The Black Goddess of Dakshineswar, Motilal Banarsidass Publishers Private Limit~d, New Delhi, 1998, p. 39. ·
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Or la nouvelle n'est pas completement fictive: la «verite» mythologique se
mele a Ia fiction. Dans le cadre de Ia nouvelle de Marguerite Y ourcenar, Kali est
une construction textuelle, un etre de papier, mais puisqu'elle existe dans Ia
mythologie, sa representation textuelle doit correspondre a son etre reel. Quelle est
done cette representation textuelle de Kali? En quoi consiste son personnage ? Que
signifie son portrait pour le lecteur ? Dans Ia deuxieme partie de ce chapitre, nous
allons traiter toutes ces questions en etudiant Ia constitution du personnage de
Kali.
Enfin, dans un troisieme temps, nous allons aborder la question capitale du
dualisme et de la transcendance chez Kali. La tete pure de Kali est imposee sur le
corps impur de la prostituee. Au depart elle se soumet a la decouverte de
« l'autre » en elle, mais plus tard, elle cherche a depasser !'influence de cette
«autre». Ce desir de depasser « l'autre » et d'atteindre ala perfection divine, aide
Kali a transcender le dualisme et l'eleve d'un etat profane a un etat sacre.
182
A. Pourguoi Kali ?
I believe that Hinduism does indeed contain: a model ahd image that could be used to fit the needs of today' s women, and that this model lies at the very heart of Hinduism itself. This image centers on the goddess Kali and her many manifestations. I also believe this image must be extricated from patriarchal interpretations and understandings that have clouded its essential meanings.
Lina Gupta, "Kali the Savior"
Kali est une figure fascinante pour la retlexion et 1 'exploration feministes
largement attirees par le culte de la deesse. Pourtant, elles ne partagent pas le
meme point de vue. La majorite envisage Kali comme une agency et elle 1 'utilise
pour critiquer et deplorer la destruction de sa culture par les groupes patriarcaux 1
Certains cherchent a etablir !'existence et l'utilite de !'archetype de la deesse dans
le retablissement psychologique, ·d'autres la considerent comme le symbole et le
modele de la puissance feminine2.
Plusieurs ouvrages sur Kali existent, ils sont ecrits par les chercheurs
occidentaux. Un survol de ces ouvrages revele que les ecrivains occidentaux
1 McDermott Rachel Fell: 1998, p. 282. 2 Ibid., p. 283.
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accordent beaucoup d'importance a la nature de Kali en tant qu'elle incame
!'union des opposees. A cause de ce dualisme dans son caractere, on I'a baptisee
« Ia Mere Terrible ». Au cours de cette partie, nous allons expliciter ce point
d'interet particulier de !'Occident en faisant allusion aux differents textes ecrits
par des auteurs Occidentaux.
Pour une majorite des ecrivains occidentaux, les deesses hindoues
foumissent des symboles liberateurs pour les femmes. lis croient que Kali
represente 1a puissance feminine (la stri shakti) personnifiee. Par exemple, d'apres
Lina Gupta, 1 'hindouisme contient veritabl'ement un modele et une image qu' on
peut utiliser pour combler les besoins des femmes d'aujourd'hui et que ce modele
se trouve au sein de 1 'hindouisme. Cette image est centree sur la deesse Kali et ses
diverses nnmifestations. Elle ajoute aussi que cette image doit etre degagee des
interpretations patriarcales et des comprehensions qui ont brouille ses
significations essentielles1• Ainsi, Kali peut servir de modele puissant chez les
feministes occidentales .. Et ce n 'est pas seulement Lina Gupta qui prone ce point
de vue, mais aussi la plupart des feministes occidentales en conviennent. lei, nous
discuterons aussi de cet aspect 1iberateur de Kali tel qu'il est presente par les
theoriciens occidentaux.
1 GUPTA Lina, "Kali the Savior", After Patriarchy : Feminist Transformations Of The World Religions, Paula M. Cooey, Willam R. Eakin, Jay B. McDaniel (Ed), Orbis Books, New York, 1991, p. 16.
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i) Une D~~sse Terrible
Nous avons deja vu qu'en Inde la deesse est per9ue en tant que modele
mythique de la femme hindoue. En revanche, les traditions religieuses
occidentales, bien qu'elles ne soient pas completement depourvues d'images
feminines, manquent quand meme de mod~les analogues ala deesse hindoue 1• En
plus, certaines deesses hindoues ( comme Kali) fournissent quelque chose qui n 'est
pas disponible dans le repertoire des images occidentales : les femmes obstinees,
creatrices et puissantes qui sont en meme temps auspicieuses et bienveillantes. Ce
manque per9u a pousse des feministes religieuses occidentales a redecouvrir et
faire revivre les deesses et les images feminines de la divinite.
Kali, d'apres Jeffrey J. Kripal, apparalt comme un symbole adequat pour le
projet general des feministes. Le premier aspect qui differencie Kali de la Vierge
Marie est son apparence physique. Marie est toujours depeinte blanche et belle et
calme. Kali, contrairement a la Vierge, possede une apparence terrible et
effrayante. Kripal la decrit comme etant debout victorieusement sur le corps passif
allonge du dieu masculin, son mari Shiva. Elle porte une guirlande des tetes
decapitees qui sont toujours des tetes d'hommes. Elle porte aussi une jupe courte
des bras tranches aux coudes2. Ses quatre bras font un survol complet du cycle de
la vie humaine : ses bras droites promettent la precieuse aide et 1 'absence de peur
tandis que ses bras gauches promettent la mort dressant une epee soulevee et une
1 Lina Gupta citee par Rachel Fell McDermott, Op. Cit., p. 281. 2 A voir annexe pour !'image de Kali.
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tete d'homme decapitee, normalement tenue par les cheveux1 Cette description .
couronne une Kali agency par excellence. La position dominante de la deesse 'au
dessus ', sa col ere incontrolable envers les demons, son association avec la notion
de I a shakti du sud de I' Asie, convergent afin de produire une deesse parfaite
(ishtadevata) et correspondent ala position feministe.
Kali est habituellement depeinte de cette fac;on par la plupart des auteurs,
dans la plupart des textes. Cette description de Kali met en relief deux aspects
primordiaux: cette deesse est d'apparence terrible, et elle a des habitudes
offensives et destructrices. Ce sont les aspects que les Occidentaux n'associent
jamais a une deesse. Le sang, les tetes decapitees, la relation sexuelle : on n'en
parle pas lorsqu'on parle d'une divinite Une deesse, selon le christianisme, comme
Jeffrey Kripal le dit, do it etre vierge et pure. Kali, au contraire, personnifie
l'impurete. A part ses cotes destructifs, sa sexualite se fait explicite. Il est possible
que cette image irreguliere de la deesse hindoue comme agency attire de plus en
plus les chercheurs occidentaux.
Dans les representations iconographiques traditionnelles de Kali et Shiva, la
plupart du temps, c 'est Kali qui domine le couple. Bien que le mythe dise que
Shiva a dompte Kali, Kripal semble nous dire qu'il n'a jamais pu la soumettre.
Non seulement Kripal, mais David Kinsley aussi, accentuent ses cotes
incontrolables et insistent qu'au lieu de se soumettre au controle de Shiva, elle le
pousse a faire des activites dangereuses2• Menon et Shweder constatent que
!'image de Kali pietinant Shiva a eu beaucoup de succes aupres des feministes
1 KRIPAL Jeffrey J., "A Garland of Talking Heads for the Goddess: Some Autobiographical and Psychoanalytic Reflections on the Western Kali", Is the Goddess a Feminist?, p. 240. 2 KINSLEY David, "Blood and Death Out of Place", Devi: Goddesses of India, p. 80. -
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indiennes et occidentales car elle indique la puissance feminine, l'independance tt
Ia domination 1, autrement dit, la agency de la stri shakti.
En 1983, un article important ecrit par Rita M. Gross a revele Ia
coYncidence des opposees chez Kali. Dans son article «Hindu Female Deities as a
Resource for the Contemporary Rediscovery of the Goddess », Gross demontre
qu'il y a six traits primordiaux auxquels les femmes modemes occidentales croient
largement et qui les aident pour une meilleure comprehension des croyances
hindoues1. Ces traits sont comme suit : la bisexualite des deites en general; Ia
puissance et Ia capacite propre a la deesse; ·sa personnification des polarites et des
opposees; son role matemel; sa gamme universelle des activites, et sa sexualite
explicite. Pour la discussion de la troisieme image, la coi'ncidence des opposees,
Kali sert d'exemple principal. Gross ecrit que ce type de symbvlisme est
extremement important pour les images theistes. Mais aussi ce symbolisme en
particulier lui semble tres faible dans les images religieuses occidentales actuelles.
De plus, elle croit que c'est peut-etre le domaine dans lequel on a besoin d'aide
pour re-imaginer la deesse parce qu'il semble peu probable qu'aucune de leurs
ressources actuelles les incitent a developper ce symbolisme. La complexite et les
polarites multiples de Kali peuvent devenir des points revelateurs dans Ia re
imagination de la deesse occidentale telle la Vierge Marie.
L'iconographie typique de Kali, dans laquelle l'aspect effrayant de ses
ornements et sa danse dans le champ de la cremation est attenue par son visage
souriant et ses signes d'assurance, offre une illustration des opposees qu'elle
incame. Pourtant, plusieurs auteurs, etant influences par les aspects monstrueux de
1 HIL TEBEITEL Alf, Kathleen M. Emdl (Ed), Op. Cit., p. 18. 2 GROSS Rita M., " Hindu Female Deities as a Resource for the Contemporary Rediscovery of the Goddess", The Book of the Goddess : Past and Present, Carl Olson (Ed.), Crossroad, New York, 1983, p. 222-223.
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Kali, exagerent ses aspects ~:::structeurs. Dans le commentaire de Ia representation
habituelle de Kali, un auteur interprete ses deux mains qui symbolisent
I 'intrepidite et Ia benediction, comme etant malefiques : une main fait un geste de
paix afin de « duper les imprudents » tandis que !'autre est « prete a agripper sa
prochaine victime » 1•
Ainsi, meme si Ia plupart des auteurs sont impressionnes par la capacite de
Kali a symboliser tous les deux cotes de Ia vie - tendre et terrifiant, cette derniere
partie de son caractere est souvent accentuee au detriment de Ia premiere. Par
exemple, Kinsley conclut que Kali est line deesse qui menace I' ordre et la
stabilite2. On croit qu'elle rend service a l'ordre en tuant les demons mais plus
souvent elle devient tellement frenetique (en buvant le sang de ses victimes)
qu'elle commence, i detruire le monde qu'elle est censee proteger3. Par ailleurs, a
cause de ses habitudes malicieuses, on croit souvent qu 'au lieu de Ia Vierge ou Ia
Mere, elle represente uniquement la Vieille bique ou !'aspect noir4. Cependant,
certaines feministes tiennent a rappeler que Kali represente la purete, la maternite
et la sagesse. Cette vision est proche de celle de la stri shakti en tant que
potentialite.
1 MCDERMOTT Rachel Fell:1998., p. 285. "One hand is raised in a gesture of peace "to trick the unwary", while the other "forms a claw, ready to pinion its next victim"." 2 KINSLEY David : 1998, p. 80. 3 Ibid, p. 80. Kinsley affrrrne que son role est le contraire de celui de Parvati. Parvati calme Shiva, elle contrebalance ses tendances destructrices et antisociales, elle le pousse a attenuer les aspects ravageurs de sa danse tandava. Kali est« !'autre» femme de Shiva et elle le provoque et !'encourage dans ses habitudes folies, antisociales et perturbatrices. 4 MCDERMOTT Rachel Fell: 1998, Op. Cit., p. 286. La nature de Kali a multiples facettes est depeinte en faisant allusion aux trois phases de Ia June - Ia croissance, Ia pleine June, Ia decroissance. Ces trois phases sont egalement comparees avec les etapes de Ia vie d'une femme representees par Ia Vierge, Ia Mere et Ia Vieille bique, associees avec les couleurs blanche, rouge et noire et avec Ia purete, Ia matemite et Ia sagesse.
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II existe plusieurs interpretations textuelles ou iconographiques de Kali 1 ou
sa colere, sa sexualite incontrolable et sa position dominante ne manifestent pas
tellement I a riposte· des femmes contre I' oppression masculine, mais revelent
d' a vantage I a peur masculine des femmes en grosses lettres. Ainsi Kali manifeste
a peine ce qu 'une femme est censee etre ou veut etre, plutot, elle represente tout ce
qu'une femme ne doit pas etre. Autrement dit, elle represente ce qu'un homme a
peur de voir chez une femme. Done, pour ces theoriciens occidentaux, Kali est .
plutOt une deesse de la peur et de !'inquietude masculine que celle de I' oppression
des femmes. Ceci justifie aussi le point de vue de Sarah Caldwell quand elle
constate que Kali est « une projection du fantasme masculin a propos de Ia
sexualite feminine »2•
Kali, agent puissant de creation et de destruction, contient en elle un
equilibre des opposees. McDermott constate que la description de Kali comme
!'union paradoxale des opposees, est souvent a Ia base d'unevue alternative de
l'histoire et/ou d'une critique du patriarcat. Or les groupes patriarcaux ont peur des
deites feminines car elles incarnent et symbolisent la puissance feminine. Done, ils
les diabolisent. Par exemple, les pre-Aryens avaient une societe matriarcale et ils
veneraient Kali et d'autres dccsses. Des que les Aryens sont arrives, les pretres
males se sont sen tis menaces par I' element feminin et le portrait puissant des
deesses comme Kali. Alors, ils ont accentue les cotes noirs de Kali et ses aspects
sexuels afin de decourager les gens a suivre son culte.
1 KRlPAL Jeffrey J, Op. Cit., p. 240. " ... a god-poster I have in my collection that shows Kali astride on her prostrate husband on a gory (but quite colorful) battlefield; in the background an army of bare breasted women are ferociously hacking the legs, arms and heads off a hapless group of mustachioed men, all of whom look exactly alike, as if there was only one way to be a man. Something is clearly going on here 'in the background' of this visual text, and it has something to do with male fears of female sexuality or female rage at male oppression, or, more likely, with more than a little of both". 2 CALDWELL Sarah, Op. Cit., p. 240. "a male projective fantasy about feminine sexuality"
189
Ainsi, la Kali bienveillante est devenue prr.~~quement une deesse pale et
separee, une mere passive, une partenaire passive dans la relation sexuelle. Elle ne
reste plus le processus cosmique unique qui· contient tous les aspects et les
polarites I. Cependant, 1' auteur renverse le processus patriarcal en dis ant qu' on a
forcement assombri Ia nature profonde et complexe de Kali par son cote tendre. En
revanche, un autre auteur affirme que c'est !'Occident qui a meprise et diabolise
Kali, tandis qu'en Orient on conserve un aper9u sur !'union paradoxale des
' h d' 2 opposees c ez ses eesses .
De nos jours, la popularite de Kali augmente de plus en plus en Occident
grace aux possibilites spirituelles qu'elle offre. D'habitude, Ia spiritualite des
deesses est attirante pour les femmes car elle justifie 1 'affirmation du corps
feminin, de la colere et de l'agression de.:. femmes. Ceci est vrai pour Kali. Les
caracteristiques que le patriarcat a opprime et diabolise - sa puissance, sa
sexualite, ses cotes noirs, peuvent devenir liberatrices pour les femmes. Faisant
comme en Inde, ou le dualisme de la nature de Kali est quand meme present
jusqu' a un certain point, certaines feministes trouvent que la deesse et sa
coincidence des opposees peuvent fonder une source de la stri shakti.
1 MCDERMOTT Rachel Fell: 1998, p. 287. 2 Ibid, p. 288. "Although the East has been able to maintain insight into the paradoxical union of opposites in its goddess, it is the West that has split and demonized Kali".
190
ii) Un symbole Iiberateur
La shakti fait partie du courant dominant de I 'hindouisme. Pour un Hindou,
il n 'est pas du tout radical ou choquant de constater que Dieu est une femme ou de
discuter de la femme en tant qu' etre puissant. Cynthia Ann Humes souligne que
cette stri shakti ou la puissance feminine ne correspond pas aux concepts du
'pouvoir' de !'Occident, car ce n'est pas un pouvoir qui connote la capacite a controler ou a dominer, c'est la potentialite par excellence1
• Frederique Marglin
analyse la culture hindoue ou la puissance feminine est la puissance de la vie et de
la mort, une puissance qui englobe les aspects prop ices · et malencontreux.
Pourtant, elle n'est ni l'un ni !'autre exclusivement2•
Certaines feministes occidentales ont ete attirees par quelques deesses
hindoues car elles foumissent des symboles profondement liberateurs. Pour les
feministes occidentales, les images traditionnelles des deesses indiennes tirees du
contexte social hindou semblent fascinantes, provocatrices et inspirantes. Leur
ferocite n' est pas du tout effrayante, au contraire, cela devient un modele pour leur
force et leur autonomie. Rita M. Gross est persuadee que les feministes
occidentales on beaucoup a apprendre de la deesse en retlechissant sur ses diverses
1 HILTEBEITEL Alf, Kathleen M. Emdl (Ed.), Op. Cit., p. 20. 2 MARGLIN Frederique Apfel, "Female Sexuality in Hindu World", Immaculate and Powerful: The Female in Sacred Image and Social Reality, Clarissa W. Atkinson, Constance H. Buchanan, Margaret R. Miles (Ed), Beacon Press, Boston, 1985, p. 40. "In Hindu culture female power is the power of life and death, a power which encompasses both auspicious and inauspicious aspects but is exclusively neither one nor the other".
191
formes indiennes. Pour elles, la deesse hindoue est feministe car elle promeut
I'humanite de manierepuissante1. Gross prone egalement que pour les femmes qui
appartiennent aux traditions ou il y a un manque de deesses, les deesses puissantes
de la tradition hindoue peuvent, dans une certaine mesure servir de ressources
pour la redecouverte contemporaine de la deesse.
L'analyse de Gross demontre que la premiere fonction de la deesse n'est
pas d'offrir le droit egal ou un statut eleve, mais de fournir le confort
psychologique. Elle croit que pour le confort psychique rien n'est plus necessaire
que la presence des images feminines au sein d'un systeme symboliques. Gross
considere le polytheisme hindou avec ses nombreux dieux et deesses comme un
pendant salvateur au monotheisme occidental qui, depuis longtemps, cherche a exterminer la deesse.2 Auparavant, les specialistes occidentaux de l'hindouisme
mesinterpretaient la puissance de ces deesses qu'ils jugeaient affreuses et
negatives. Mais Gross constate qu'il existe des circonstances ou les deesses
mettent en valeur l'humanite des femmes en encourageant !'approbation des
hommes face a une femme forte et puissante3•
Gross fait allusion a un exegete qm a ete inspire par des symboles
specifiques relatifs aux deesses hindoues. 11 suggere que le symbolisme, les
Images ou les mythologies lies aux deesses hindoues peuvent aider les
Occidentaux a reflechir sur certains lacunes, questions ou problemes du discours
religieux occidentaux et a construire des interpretations qui pourraient etre utiles
aux religions occidentales. Cela veut dire que, vues d'une certaine rnaniere, les
deesses hindoues peuvent inspirer les feministes occidentales dans leur quete de la
deesse. Finalement les feministes occidentales arrivent a construire une deesse
1 GROSS Rita M, Op. Cit., p. 105. 2 lbid..p. 107. 3 Ibid., p. 108.
192
qu'elles envis~gent. Cette deesse doit beaucoup a son modele hindou mais elle
n 'est pas exactement Ia deesse hindoue. « Kali decapitee » de Y ourcenar en est
l'exemple par excellence. La deesse hindoue devient ainsi une ressource dans Ia
decouverte contemporaine de Ia deesse occidentale.
A 1 'instar de China Galland, certaines feministes preferent les deesses
puissantes comme Durga ou Kali qui symbolisent le cote agency de Ia shakti car
elle revendiquent le statut de « femme » en dehors du patriarcat. 1• Et Kali, en tant
que femme indomptable, personnifie certaines puissances feminines qui ont ete
reprimees, denigrees, et deniees par le patri'arcat depuis si longtemps. Carol Christ
propage que Ia tradition hindoue, entre autres, est une source riche du symbolisme
de Ia deesse2, et les feminisies contemporaines trouvent que les deesses hindoues
et le symbolisme de Ia deesse hindoue, en tant que agency, sont extremement
positifs pour Ia stri shakti.
En interpretant les symboles chretiens, Mary Daly constate que, Ia Vierge
Marie, comme Sita et Savitri, n'est jamais consideree comme une feministe. Elle
reconnalt egalement Ia vieille histoire des interpretations sexistes imposees sur Ia
Vierge Marie par I' eglise chretienne3. Dans Ia partie precedente nous avons deja
examine dans queUe mesure !'image de Kali est differente de celle de Ia Vierge
Marie. L'image de Kali semble adequate aux feministes contemporaines car a
travers Kali, elles cherchent a redecouvrir des images plus compatibles avec Ia
realite de Ia puissance, de Ia colere et de !'assertion des femmes. Kali leur rappelle
« le cote 0bscur et vengeur de Ia vie, Ia puissance de coler~;; qui construisent une
1 GALLAND China, Longing For Darkness: Tara and the Black Madonna, A Ten Year Journey, Viking, New York, 1990, p. 28-31. 2 CHRIST Carol P. "Symbols of Goddess and God in Feminist Theology", The Book of the Goddess: Past and Present, Carl Olson (Ed), Crossroad, New York, 1983, p. 231. 3 DALY Mary, Beyond God the Father, Beacon Press, Boston, 1973, p. 84-85.
193
vision de la spiritualite stimulant la puissance feminine »1• Cela n'a aucun rapport
avec la pitie bienveillante et la patience d'acceptation de Laksmi ou Marie qui
representent la potentialite, car, ici, il s'agit de Ia deesse comme agency.
II est imperatif de mentionner ici, qu'en Inde, Ia premiere maison d'edition
feminine s'appelait « Kali for Women», et maintenant « Zubaan ».Pour Kathleen
M. Erndl ceci est significatif: Ia maison d'edition Ia plus prolifique qui publie des
livres sur les femmes indiennes ne porte pas par hasard le nom de la deesse Kali.
C'est un nom qui etablit clairement le lien entre la deesse Kali et les objectifs
feministes. On a recouru ala figure de Ia deesse ou aux concepts de la stri shakti
afin de sensibiliser les femmes a leurs problemes, d'ou ce nom. Erndl se met
d'accord avec Lina Gupta disant que c'est a travers la deesse Kali que la puissance
inherente a Ia femme se fait explicite2. C'est la deesse qui fournit des symboles
liberateurs par excellence, elle va au dela de Ia vision patriarcale de Ia deesse et
etablit la femme comme indomptee et non soumise ; comme agency et non comme
potentialite.
La Deesse Noire est rejetee et demonisee par la culture patriarcale.
Toutefois, McDermott affirme qu'elle « reste latente chez toutes les femmes ».
Son reveil est la source d'energie et ie pouvoir curatif pour les feministes, les
individus et pour la planete3. Aussi, dit-elle, les caracteristiques que le patriarcat a
opprimees et diabolisees - sa puissance, sa sexualite, ses cotes noirs, peuvent
devenir liberateurs pour les femmes. McDermott trouve egalement que la deesse et
sa coi"ncidence des opposees peuvent fonder une source de puissance feminine.
1 MCDERMOTT Rachel Fell :1998, Op. Cit., p. 289. 2 ERNDL Kathleen M., Op. Cit., p. 98. 3 MCDERMOTT Rachel Fell :1998, Op. Cit., p. 289.
194
II existe des femmes comme Barbara Walker qu1 seritent une relation
speciale de parente avec Kali. Kali ne leur fait pas peur. Elle leur foumit des
symboles liberateurs1• Walker pense qu'il existe quelque chose de Iiberateur dans
Ies concepts de la laideur et 1 'horreur exprimees simultanement comme 1 'essence
feminine. File est d'avis que la vision peu realiste de la civilisation occidentale
s 'oppose a cette laideur et cette horreur en disant que Ia laideur reduit la feminite
au neant2.
C 'est Ia signification de Ia quete de Kali parmi les femmes en Occident
d'aujourd'hui. Le symbolisme de Kali offre un effet salutaire dans ce monde
domine par les hommes. Non seulement le symbolisme, mais Ia deesse elle-meme
« lutte pour apporter de nouveau le principe feminin a la pointe de ce monde »3.
Kali n 'est done pas tout simplement un symbole a etudier ou a interpreter, elle est
plutot un etre vivant. Elle se revele a travers une division culturelle et religieuse et
defie les constructions sociales occidentales d'un dieu I d'une deesse monotheiste
et un soi individuel autonome. Pour Paulette Bordeaux, Kali foumit aussi Ia
methode d'autoanalyse. McDermott cite Bordeaux qui affirme que travailler pour
mieux comprendre le symbolisme de Kali signifie aller vers !'acceptation de soi4.
1 MC.DERMOTT Rachel Fell, Jeffrey J. Kripal, Encountering Kali: in the Margins, at the center, in the West, University of California, Berkeley, 2003, p. 5. 2 WALKER Barbara J. The Skeptical Feminist: Discovering the Virgin, Mother and the Crone, Harper and Row, San Francisco, 1987, p. 194. "It seemed to feel a special perverse kinship with my vision ofKali. She frightened me not at all. I sensed something liberating about the very concept of ugliness and horror simultaneously expressed as feminine essence as opposed to Western civilization's unrealistic view that ugliness automatically negated femininity." 3 Paulette Bordeaux citee par Rachel Fell McDermott : 1998, Op. Cit., p. 291. Kali "struggles to bring the feminine principle into the fore front in this world again". 4 Ibid., p.29l "io work at understanding ihe symbolism of Kali is to move towards acceptance of oneself'
195
II est clair que les chercheurs occidentaux ont ete attires par le
comportement effrayant de Kali et ont attribue Ia responsabilite de cette
representation aux attitudes patriarcales. Par contre, les femmes qui ont grandi en
Inde, qui sont reguW:rement exposees a une 'belle' Kali, a une Kali qui est la mere
affectueuse .de tout Ie monde, n'accentuent pas son caractere epouvantable. Au
lieu de agency, elles valorisent Ia potentialite de Ia deesse. On peut done conclure
qu'il est difficile d'importer le culte d'une deesse dans une autre culture. C'est Ia
raison pour laquelle Rachel McDermott avertit ses lecteurs que si les sens
profonds des symboles ancres dans la culture native ne sont pas disponibles, il faut
que les associations et les connotations refigieuses soient apprises, imaginees ou
inferees 1• Il faut faire attention au fait que nos auteurs occidentaux ne
recommandent pas une transplantation totale de la deesse hindoue en Occident.
Gross suggere que si on approche soigneusement avec un reil critique et si on
selectionne et emprunte de fayon intelligente, la deesse hindoue pourra devenir
extremement stimulante pour leur imagination et leur speculation a propos du sens
de Ia deesse2.
Or, les symboles ont leur propre vie. Il en est ainsi de ceux lies aux deesses.
On ne do it pas s 'attendre a ce que Kali en Occident ressemble a Kali en Orient.
Elle a une histoire dynamique et une interpretation complexe en In de, elle 1 'aura
en Occident, aussi. Il est a souhaiter que son inclusion dans les etudes historiques,
les contextes psychologiques et therapeutiques aident a apaiser les divisions dans
Ia vie des femmes, la Kali occidentale merite d'etre vue comme une deesse
veritable de la «transformation». Et c'est exactement ce que Yourcenar nous
temoigne. Ellene s'interesse pas a Kali dans son etat «naturel ». Elle emprunte les
I Ibid., p. 305. 2 GROSS. Rita M., Op. Cit., p. 218 "if approached critically and carefully, and if intelligent selection and borrowing are utilized, the Hindu goddess can be the greatest stimulant to our imagination and to our speculation about the meaning of the goddess".
196
idees et les concepts de 1 'hindouisme et les agences dans le cadre de son contexte
pour fabriquer ce qu'elle veut.
197
B. La constitution du personnage de Kali
Dans la partie precedente de ce chapitre nous avons deja vu que Kali a une
apparence terrible et elle va a I' encontre de toutes les normes sociales d 'ou sa
representation comme agency. Dans cette partie nous allons examiner la
representation textuelle de Kali dans « Kali decapitee ». Dans la nouvelle de
Y ourcenar deux aspects de Kali deviennent capitaux pour la constitution de son
personnage : les traits physiques et les gestes ou les comportements de la deesse.
Philippe I!~mon, le theorici~n frant;ais, propose une approche semiologique pour
etudier les personnages du roman. Dans notre cas de figure aussi nous allons
adopter la methodologie de Hamon pour analyser le personnage de Kali chez
Marguerite Y ourcenar.
Hamon definit le personnage comme «carrefour projectionnel » :
projection de !'auteur, projection du lecteur, projection du critique ou de
l'interprete1• Au niveau de l'auteur, son rapport avec son personnage est celui de
createur-creation, autrement dit, de producteur-production. Il accorde la vie a son
personnage a travers les monologues interieurs, le discours indirect libre,
!'indication d'un geste ou d'un comportement, les traits de son visage ou les
vetements qu'il porte, les thematiques specialisees (l'amour, la jalousie, les crises
etc.), la re!::tion avec les sequences narratives et ainsi de suite.
1 HAMON Philippe, Le personnel du roman, Librairie Droz S.A, Geneve, 1998, p. 9.
198
Philippe Hamon a propose une analyse semiologique du personnage au
travers de son etre et de sonfaire. La semiologie narrative analyse la structure du
recit (du contenu), elle etudie ce qu'on raconte. Elle definit l'histoire comme
« une suite d' actions prise en charge par des acteurs » 1• Cette definition de
1 'histoire met 1 'accent sur deux problematiques : celle de 1 'intrigue (action) et
celle du personnage (acteur). Au cours de cette partie nous allons aborder la
deuxieme problematique, c'est-a-dire, celle du personnage.
La nouvelle « Kali decapitee » de Marguerite Y ourcenar n' est que
1 'histoire du personnage de Kali : 1 'histoire 'se deroule autour de son etre, de son
faire. D'abord, le portrait de Kali passe par la reference au physique. L'auteur
depeint l'image de Kali avec les details corporels minutieux : les yeux, la couleur
de la peau, les levres, les seins etc. Ces details physiques de Kali non seulement
renforcent la precision de son portrait, mais declenchent aussi une image globale
de son etre. Par la suite, l'auteur evoque une serie de GOmportements ou
d'habitudes qui ajou~e une autre dimension au personnage de la deesse. Ses gestes
ou ses fonctions, autrement dit, son faire constituent « la vie interieure » du
personnage de Kali.
i) Le portrait physique de Kali
Marguerite Y ourcenar cherche a donner les details corporels de Kali des la
premiere ligne de son texte pour accentuer 1 'exactitude de son portrait. Sa
1 JOUVE Vincent, La poetique du roman, Sedes, Paris, 2000, p. 45.
199
description commence avec Ia phrase« Kali Ia Noire est horrible et bell~ ,> 1• Deja
le lecteur conyoit l'idee. que cette deesse ne ressemble pas aux deesses
conventionnelles avec un teint clair et une apparence paisible. Elle n'est pas du
tout blanche comme Durga (Gauri) ou Ia Vierge, au contraire, elle a une peau
noire. lei, 1 'utilisation du mot 'noire' avec un 'n' en majuscule est explicite. lei,
'Noire' n'est pas un simple adjectif, il devient synonyme de Kali (Kali=Noire).
D 'une part, Ia couleur noire de Kali symbolise sa nature globale et vaste, car c' est
la couleur dans laquelle toutes les autres couleurs se fondent : le noir Ies absorbe
et les dissout. D'autre part, le noir represente !'absence totale de couleurs. Cette
absence signifie encore Ia nature nirguna (au-dela de toute qualite) de Kali
comme la realite ultime. Dt: toute fayon, la couleur noire de Kali symbolise sa
transcendance de toutes les formes2. Ceci fait aussi le point focal du texte de
Yourcenar. Les deux adjectifs suivants «horrible» et \\belle» font une
description sommaire du physique de Kali. Elle est « horrible », elle a une
apparence desagreable mais en meme temps elle est « belle », elle plait
physiquement. La juxtaposition de ces deux adjectifs contradictoires accentue
I' effet du personnage.
Au fur et a mesure que Ia description avance, elle souligne ses traits
corporels avec des notations symboliques (des metaphores etc.), des emplois
stylistiques (des qualificatifs, des adjectifs de couleur etc.). L 'essentiel du portrait
reste focalise sur le visage qui, d'apres Hamon, est le « siege conventionnel des
effets de personne, et des effets psychologiques »3. En plus les cheveux, les yeux,
la bouche, les levres, Ia peau sont les parties les plus frequemment mentionnees.
La beaute de Kali de Y ourcenar reste singuliere avec sa chair, ses yeux, ses
1 YOURCENAR Marguerite, Nouvelles Orientales, Gallimard l'imaginaire, Paris, I 963. p. 121. 2 KINSLEY David R.: 2003, p. 87. 3 HAMON Philippe, Op.Cit., p.168.
200
· cheveux. Le portrait de Kali de Y ourcenar joue essentiellement sur les types de
traits dominants et aux niveaux suivants :
Partie du Adjectif de couleur Qualificatif corps
Le corps no1r horrible et belle '
La taille fine, comparee au bananier.
Les epaules rondes comme le lever de la lune d'automne
Des seins gonfles comme des bourgeons pres d'eclore
Les cuisses ondoient comme la trompe de 1 'elephanteau nouveau-ne
Les pieds dansants comme de jeunes pousses, petits
La bouche chaude comme la vie
Les yeux profonds comme la mort, vastes, purs et tristes
Les levres n'ontjamais souri
Le cou mmce
La figure plus claire que le reste couvert de rosee, mouille de de son corps, pale larmes, comme une lune
immaculee Les cheveux nmrs comme des racines flottantes
La tete comme lotus
201
Dans Ie Tantrasara1, Kali est presentee comme ayant une apparence
terrible et sanglante qui renforce sa shakti comme agency, tandis que le sang ne
figure nulle part dans la description de Y ourcenar. Le portrait de Kali fait par
Y ourcenar a a la fois des similarites et des differences avec cette description de
Kali tiree du Tantrasara. Globalement, la description de Y ourcenar est moins
affreuse que celle du Tantrasara. La derniere est une description sanglante : son
corps luit de sang des tetes decapitees autours de son cou, le sang ruisselle des
coins de sa bouche2. Ceci est considere comme gravement « polluant et
malencontreux » 3, par contre, Y ourcenar envisage une Kali « pure comme le jour
» 4 . Ainsi, la Kali de Y ourcenar s 'eloigne d'e 1 'aspect agency de la deesse. I1 est
possible q-u 'elle ne veuille pas melanger la purete avec les elements polluants et
malencontreux. Elle ne veut pas presenter Kali comme une demone qui est
toujours assoiffee de sang, elle cherche a la depeindre avec des traits humains.
C'est peut-etre la raison pour laquelle elle a systematiquement evite de parler du
sang dans sa description de Kali.
La description de Kali de Y ourcenar est beaucoup moms outree et
beaucoup moins grotesque que celle du Tantrasara. Presque toutes les
descriptions traditionnelles hindoues de Kari parlent de sa main ou elle tient une
1 SATPATHY Sarbeswar, Dasa Mahavidya, Tantra Sastra, Punthi Pustak, Calcutta, 1992, p. 57. "In the Tantrasara, Kali is described as having a fierce face, having four hands, untied hair, and a garland of severed heads around the neck. In her lower and upper left hands, she holds a freshly severed head and a sword, and in the lower and upper hands she exhibits Abhaya and Varada pose. Naked, dark as dense cloud in complexion, her body is streamed with blood which oozes from the garland of severed heads she wears. Two corpses serve as her earrings. Terrible in face and teeth, she has well developed breasts probably to demonstrate her uncommon beauty; her girdle is made of hands cut off from bodies of corpses. Her face is smiling but it is stained with blood falling from both comers of her mouth. She screams terribly. She lives at the cremation ground. She has three eyes resembling the orb of the rising sun. Her untied hair hang to the right ... Tantrasara describes this deity with black garments, a rolling tongue, terribly looking teeth, sunken eyes, smiling face, necklace made of serpents and a crescent on the head". 2 MC.DERMOTT Rachel Fell, Singing the Goddess: Poems to Ka/i and Uma from Bengal, Oxford University Press, New York, 2001, p.19. McDermott cite d'un poeme Sanskrit, "Her face shining from the read stream dripping from the two comers of Her mouth". 3 KINSLEY David R.: 2003, p.80 4 Nouvelles Orientales, p, 123.
202
tete fraichement decapitee et de 3.:-s ornements qui sont atroces, degoutants. Elle
porte une guirlande de tetes humaines· fra.lchement decapitees. Elle s'orne de
boucles d'oreilles qui sont en effet les cadavres des enfants. Ceci soutient l'image
de Kali comme agency. Par contre, Yourcenar n'en parle pas et l'image de Ia Kali
de Y ourcenar s 'ecarte de plus en plus de celle d 'agency.
Chez Marguerite Yourcenar, il n'y a aucune mention des tetes decapitees.
Kali ne porte pas non plus de cadavres ou de bras coupees comme ornements. A
la place d'une guirlande de tetes decapitees, elle porte tout simplement « un
chapelet d'ossements » autour de son coli comme ornements. Par rapport aux
tetes decapitees sanglantes, I 'image des os decharnes et desseches cree mains de
repulsion chez le Iecteur. II est done clair que la description de Y ourcenar attenue
I' effet d 'horreur sus cit~ en general, par le portrait traditionnel de Kali comme
agnecy. Son personnage de Kali est beaucoup mains terrifiant et beaucoup plus
humain que celui de l'hindouisme.
La plupart du temps Marguerite Y ourcenar chante la beaute de Kali. II est
vrai que dans la mythologie hindoue, on insiste toujours sur ses aspects terribles
mais elle n'est pas decrite non plus comme laide ou decharnee1• Le tantrisme
aussi laue sa« beaute exceptionnelle ». Yourcenar la presente avec des precisions
physiques : « Sa taille est si fine que les poetes qui la chantent la comparent au
bananier »2• Le tronc de bananier a une delicatesse veritable, une minceur
harmonieuse. Cette comparaison entre le physique de Kali et le bananier ne sort
pas de l 'imagination de Yourcenar, cela existe veritablement dans les chants
dedies a Kali: « Ses cuisses ruisselant du sang nous rappellent les troncs du
1KINSLEY David R.: 2003, p. 79. Dans le Karpuradi-strotra, elle est jeune et belle, elle a un visage souriant et elle fait les gestes indiquant qu'elle dissipe la peur et offre la benediction avec ses mains droites 2 Nouvelles Orientales, p. 121. .
203
bananier robuste »I, chante Ramprasad Sen, le cele~bre poete du Bengale. 11 est
done clair que Marguerite Y ourcenar a consulte ces chansons avant d' ecrire son
texte. Ce qui est plus interessant c'est qu'elle a inclus uniquement la comparaison
entre Kaii et le bananier pour chanter sa beaute. Elle a omis Ia partie « ruisselant
du sang». Cela prouve de nouveau que c'est la beaute qui l'attire plus que les
aspects sanguins de Kali et elle veut la representer de fa9on humaine avec sa
potentialite, pas de fa9on demoniaque.
Les poetes du Bengalc continuent de chanter sa beaute. Kamalakanta
Bhattacharya ecrit: «Son corps est d'une 'elegance sans pareille »2, Ramprasad
dit «Son corps est gracieux »3. Marguerite Yourcenar elabore cette beaute en
fournissant des details :
Elle a des epaules rondes comme le lever de la lune d'automne; des seins gonfles comme des bourgeons pres d' eclore ; ses cuisses ondoient comme la trompe de 1 'elephanteau nouveau-ne, · et ses pieds dan:::~'lts sont comme de jcunes pousses.4
En automne la lune, au moment de !'apparition au-dessus de !'horizon,
prend une forme circulaire, pleine et rebondie. Pour comparer la beaute des
epaules de Kali, Y ourcenar utilise la metaphore du lever de Ia lune d' automne. Ses
seins sont « gonfles ». L 'image des seins gonfles de Kali se trouve frequemment
dans les poemes : « Ses seins, poteles et saillants »5, dit Maharajadhiraja
Mahtabchand; « Ses seins sont comme les hautes montagnes »6, dit Ramprasad
Sen ; un autre poete dit : « Ses seins sont hauts et leves >/. Les descriptions des
1 MCDERMOTT Rachel Fell: 2001, p. 23. 2 Ibid., p. 28. "Her body/ Incomparably glamourous!" 3 Ibid., p. 26. "Her body graceful" 4 Nouvelles Orientales, p. 121. 5 MCDERMOTT Rachel Fell: 2001, p. 22. "Her breasts, plump and jutting out" 6 Ibid., p. 24. "Her breasts I very lofty mountains" 7 Ibid., p. 19. "Her breasts high and uplifted".
204
poetes s 'arretent aux adjectifs. Mais Y ourcenar ajoute une metaphv..:c pour
glorifier la beaute de ses seins. Elle les compare avec les « bourgeons pres
d'eclore », c'est-a-dire, avec les boutons qui sont en train de s'ouvrir. Cette image
ajoute de la fra!cheur et de la purete a la beaute de Kali. Le Tantrasara aussi
reprend la description des seins bien developpes de Kali demontrant sa beaute
exceptionnelle.
Marguerite Y ourcenar compare les cmsses ondoyantes de Kali avec « la
trompe de 1 'elephanteau nouveau-ne » et les mouvements de ses pieds dans ants
avec ceux des jeunes chevaux. Ses cuisses sont si souples et agiles qu'on a
!'impression qu'un bebe elephant fait se mouvoir sa trompe. Ses pieds sont
«petits» mais comme le jeune pousse, elle marche vite en s'amusant
profondement1•
Y ourcenar accentue egalement la beaute de son apparence. Son visage est
comme « la lune immaculee», sa tete est comme « le lotus ». Dans la societe
indienne, pour exprimer la beaute d'une fille, on compare le visage avec la lune.
Pour Maharajadhiraja Mahtabchand, le visage de Kali « brille comme la lune »2,
pour Ramprasad Sen, son visage est comme « la pleine lune »3, « la lune
immaculee »4. Yourcenar aussi etablit exactement la meme comparaison. Meme la
lune a des taches sur le visage. Kali est si parfaite qu' elle n 'a aucune tache noire
sur son visage. Sa tete est comme « un lotus »5. Meme les poemes bengalis
comparent le visage de Kali avec le lotus6. Dans la religion hindoue, la fleur de
lotus est assez significative. C'est la tleur la plus belle et la plus pure7. La
1 Ibid, p. 22. "She walks fast, enjoying Herself tremendously.", Ramprasad Sen. 2 Maharajadhiraja Mahtabcand, Ibid, p .. 21. " She, shining like a moon". 3 Ramprasad Sen, Ibid, p. 23. "Her face the full moon". 4 Ibid, p. 26. "Her face is a spotless moon". 5 Nouvelles Orientales, p. 124. 6MC.DERMOTT Rachel Fell: 2001, p. 19. "Her face happy and pleased, like a lotus". 7 Le Dieu Vishnou se couche sur un lotus. Les ceremonies religieuses restent inachevees sans lotus.
205
comparaison de !?. tete de Kali avec le lotus non seulement accentue sa beaute
mais renforce aussi sa purete.
Marguerite Y ourcenar, dans le portrait de Kali n 'evoque pas sa nudite
tandis que toutes les representations textuelles et iconographiques de Kali la
representant nue. Pourtant, le texte de Y ourcenar donne des indices indirects de sa
nudite. Par exemple, !'allusion aux seins, aux epaules et surtout le manque de
vetements mettent en relief le fait qu 'elle est nue. Cela symbolise qu' elle est
complete!Yl~nt au-dela des noms et des formes, au-dela des effets illusoires de I
maya (Ia fausse conscience), totalement transcendante. On dit que sa nudite
represente Ia conscience totalement eclaircie nullement affectee par maya1• Kali
est le feu brillant de Ia verite que ni ignorance, ni maya ne peut cacher.
Le deuxieme volet du portrait de Kali se concentre sur son visage. Sa
bouche est« amere » et « chaude comme Ia vie». Dans ses iconographies, Kali est
depeinte avec Ia bouche ouverte et Ia langue pendue hors de Ia bouche. Dans les
histoires anciennes elle est decrite comme une deesse sauvage et assoiffee du sang
des demons. Sa langue pendue semble suggerer son appetit enorme pour le sang.
Elle est affamee et tend sa langue de fa9on grossiere afin de satisfaire son appetit
gigantesque. Sa bouche peut en effet tout devorer2• Meme si la description de
Marguerite: Y ourcenar ne fait aucune allusion directe au sang, le fait reste que le
sang symbolise la vie. On peut done conclure que sa bouche est chaude a cause du
sang frais. Le sang donne egalement un mauvais gout dans la bouche et c'est Ia
raison pour laquelle Yourcenar qualifie Ia bouche de Kali d'« amere ». Nous avons
deja vu que les Puranas demontraient Kali comme enivree par Ia soif du sang et
adorant sucer le sang du corps de ses ennemis (Linga Purana). Mais ICI,
'KINSLEY David: 2003, p. 88. 2 Ibid, p. 80.
206
Y ourcenar ne veut pas diaboliser sa Kali. Comme n'importe quel etre humain, elle
est degoutee par le sang et !'utilisation du mot 'amere' dans ce contexte-ci
exprime son cote humain. Ceci met en lumiere de nouveau la devalorisation du
cote agency de Kali.
Dans la description de la Kali de Yourcenar il n'y a aucune mention a son
troisieme reil. Pourtant les textes anciens decrivent Kali avec trois yeux1• On peut
en deduire que la Kali de Marguerite Yourcenar a deux yeux comme n'importe
que I etre humain. En decrivant les yeux de Kali, Y ourcenar ecrit que ses yeux sont
« profonds comme la mort», « vastes >>, « purs et tristes ». Kamalakanta
Bhattacharya aussi depeint Kali avec de vastes yeux2• Kali symbolise Ia mort. Elle
est connue pour ses fonctions destructrices et ses yeux racontent l'histoire de ses
massacres. L'on peut sentir l'horreur de la mort dans la profondeur des yeux de
Kali.3 Si Kali de Yourcenar est horrible, c'est partiellement a cause de ses yeux.
Cependant !'auteur cherche a rendre les yeux humains en ajoutant les adjectifs
purs et tristes, comme si Kali regrette ses actes destructifs et se lamente ·sur le
malheur des gens tues. Y ourcenar imagine Kali eprouvant la douleur a cause de la
perte des vies, c' est la raison pour laquelle « ses yeux n 'arretent pas de verser des
larmes » et « ses levres n'ont jamais souri » 4. L'image de Kali symbolisant la
mort ne ressemble pas a celle des deesses traditionnelles. Y ourcenar ne souhaite
pas lui attribuer des traits demoniaques. Done, elle y ajoute des sentiments, des
emotions qui donnent un statut d'etre humain a son personnage de Kali.
1 Ibid, p. 87. Les trois yeux de Kali repnSsentent le solei), Ia lune et Je feu avec lesquelles elle peut observer trois modes de temps : le passe, le present et I'avenir. 2 MC.DERMOTT Rachel Fell: 2001, p. 24, "woman with huge eyes". 3 Ibid, p.30. "Rumbling like a deep cloud of destruction I aimimg like a pouncing lion I for the stag I Her blood-shot eyes tell all." 4 Nouvelles Orientales, p. 121.
207
Kali de Y ourcenar a un visage « eternellemen: :-;1ouille de larmes », « pale»
et « couvc:rt de rosee ». Pourtant le Tantrasara decrit Kali avec « un visage
souriant » ; dans le Karpuradi-strotra, elle est jeune et belle, elle a un visage
souriant1• Les litteratures tantriques aussi representent Kali avec un visage souriant
Mais la Kali de Y ourcenar eprouve un intense chagrin, probablement du a Ia perte
qu'elle a entra!nee. Elle est done affligee, son visage est« pale». Elle pleure, ses
yeux ne cessent de verser des larmes. A cause de cette inquietude, la sueur
ruisselle. de son visage que l 'auteur compare avec la rosee du matin : son visage
ressemble a « la face inquiete du matin ». lei, il est important de noter que l 'image
de ce triste visage de Kali ne correspond pas avec celle de la mythologie hindoue
ou du tantrisme ou soit elle a un «visage terrible »2, et on a « horreur de son
visage »3, soit elle a un visage« gai et content »4 avec « le plus doux sourire » du
monde5• Personne ne parle d'une Kali trisL~. La tristesse, les larmes, la sueur, la
paleur sonl:les traits caracteristiques de l 'etre humain, ni de la deesse, ni du diable.
Grace a ces qualites, la Kali de Y ourcenar s 'eloigne de son image destructrice
comme agency et devient proche des etres humains d 'oil la potentialite.
Le portrait de Kali reste incomplet sans une mention de ses cheveux. On
n'a jamais vu une representation de Kali avec les cheveux bien coiffes ou tresses.
Les cheveux de Kali de Y ourcenar sont « longs », « no irs » et « comme des
racines flottantes » 6. Comme d 'habitude, ils sont denoues et decoiffes. Les
cheveux ebouriffes s 'opposent de maniere frappante a Ia fayon dans laquelle les
cheveux de la plupart des femmes hindoues sont arranges et a Ia coiffure de la
1 KINSLEY David: 2003, p. 79. 2 MC.DERMOTT Rachel Fell: 2001, p. 19. "Terrible-faced". 3 Ibid, p. 21. "She's a dread of face". 4 Ibid, p. 19. "Her face happy and pleased" 5 Ramprasad Sen, Ibid, p. 24. "The sweetest smile breaks out on Herr cheerful face". 6 Nouvelles Orientales, p. 124.
208
plupart des deesses. Les cheveux tresses ou noues de la femme suggerent sa
conformite a la convention sociale et aussi son approbation du controle social. Les
femmes mariees se font une raie pour diviser les cheveux en deux parties et les
attachent bien en chignon serre ou en tresse. Les filles qui ont deja atteint I' age de
la puberte, elles aussi attachent leurs cheveux de cette maniere. Les cheveux
defaits sont rares. Kali est libre de toute convention, sauvage, incontrolable et les
cheveux denoues, negliges et emmeles de Kali accentuent sa personnalite
socialement marginale, son dedain pour la convention 1 dont Y ourcenar parle plus
tard dans son texte. Nous allons en discuter dans notre prochaine partie.
Voila une premiere direction possible pour etudier la complexite du
personnage de Kali au travers de la description. Mais de toute favon, le personnage
n'est pas seulement un inventaire des traits physiques; }'auteur assure egalement la
presence des sentiments, des emotions, de 1 'esprit dans son personnage. On ne
peut done pas juger de I a valeur narrative d 'un personnage en se bas ant
uniquement sur les indices corporels. Il nous faut absolument considerer les
donnees sur ses activites pour connaltre « la vie interieure » du personnage de
Kali. Dans notre prochain chapitre nous allons aborder cet aspect particulier du
portrait de Kali.
1 Cite par David Kinsley: 2003, p. 84.
209
ii) La vie interieure
Dans 1a partie precedente nous avons deja note que 1e portrait passe d'abord
par Ia reference au physique. Ensuite on en vient a la vie interieure du personnage
construit parses actions ou sesfaires. Pour Philippe Hamon i1 convient de tirer 1es
actes du personnage car « ces actions du personnage construisent 1 'effet
personnage ». 1 L'etude des actions du personnage chez Philippe Hamon s'appuie
sur 1es acquis de 1a semiotique narrative. Les actions du personnage sont
1argement fondees sur « 1es modalites », autrement dit sur 1a combinaison de
plusieurs attributs comme le vouloir (ce qu'il veut), 1e pouvoir (ce qu'i1 peut), 1e
savoir (ce qu'i1 sait).2 Si nous examinons les actes de Ka1i dans·les textes religieux
suivant 1e schema de ces modalites, Ka1i nous apparaitra plutOt comme un demon
qu 'une deesse avec une agency enorme. Elle a une apparence effrayante : elle est
decharnee, elle a des crocs, elle rit bruyamment, danse follement, porte une
guirlande des cadavres, s 'assied sur 1e dos d 'un fan tome et habite 1 'en droit de la
cremation. Elle ecrase, pietine, dechire et brule l'ennemi3 et devient ainsi le
synonyme d'agency.
Dans 1e Tantrasara, el1e erie affreusement. Elle habite le cimetiere. Elle est
entouree des Chacals et des Y oginis (les associees de la deesse ). Souvent, elle
1eche un cadavre. 4 Quoique soit la representation textuelle de Ka1i, une chose est
1 HAMON Philippe, Op. Cit., p. 186. 2 Ibid, p. 186. 3 Cite par David Kinsley: 2003, p. 70. 4 SA TP A THY Sarbeswar, Op. Cit., p. 58.
210
claire : Kali denote I' acte de go liter a ou de s' am user a ce que Ia societe considere
comme interdit, entache, infecte, de prendre le plaisir de toutes les 'saveurs' du
monde sans distinction. C 'est precisement pour eel a que Y ourcenar designe Kali
d'« abjecte ». Kali dans« Kali decapitee » apparait comme une femme qui est vile
et qui inspire un vif sentiment de mepris, de de gout par ses actes. A la suite de la
constatation « Kali est abjecte », Yourcenar nous donne une serie d'actions qui
justifie I 'utilisation de I 'adjectif « abjecte ».
Yourcenar cite une liste des actes executes par Ia Deesse Noire qui l'ecarte
du 'sacre' et renforce son statut profane. Erie n'a presque pas de rapports avec les
dieux et les deesses. Elle demeure plus a proximite des gens non civilises. Kali est
toujours veneree par les criminels, les tribus et les gens qui appartiennent aux
basses castes, qui habitent des endroits non civilises et sauvages. Elle s 'abandonne
« aux parias, aux condamnes », et perd par consequent son statut de deesse. Elle
prefere les gens de basse caste a Ia caste superieure. C 'est Ia raison pour laquelle
elle ne reste pas longtemps avec les Brahmans, elle se rapproche plutot « des
miserables » et de Ia « race infecte » comme ceux qui sont charges de baigner les
cadavres, des « bateliers », des Noirs qui travaillent comme esclaves, des
« mendiants aveugles », «des chameliers ». Meme dans les textes anciens on voit
qu'elle est entouree par les chacals hurlants1• Ces associations ne sont surement
pas 'normales' en ce qui conceme Ia divinite, aussi Ia societe humaine n'accepte
pas de telles associations de Ia part d'une femme. Done, non seulement elle
1 L'association de Kali avec ces types de personnes se trouve egalement dans les textes religieux hindous. Par exemple, dans Ies Bhagavata puranas, Kali est Ia deesse patronne d'un groupe de voleurs dont le chef essaie d'avoir ses (Kali) benedictions afin d'avoir un fils. Le voleur sequestre un saint brahmane a )'intension de l'offrir a Ia deesse comme sacrifice humain. L'etat de ce jeune brahman perturbe Kali enormement. Elle apparalt devant le groupe de voleurs et massacre tous les voleurs y compris le chef. La Bhagavata purana Ia decrit comme ayant un visage terrible et de grosses dents et riant fort. Elle est souvent consideree comme Ia deesse patronne des Thugs (ils se lient d'abords d'amitie avec les voyageurs et par Ia suite ils les assassinent) inrames. Dans Ies Mangal Kavyas bengalis Kali est presentee comme etant Ia donatrice du pouvoir magique aux bandits afin de les aider a executer des actes criminels.
211
signifie 'l'autre' par rapport ala divinite, les humains aussi !~ placent en dehors de
la societe.
Kali a des association~ 'profanes', elle a egalement des contacts physiques
avec ces gens-la, que l'on considere comme autant d'actes sacrileges. Non
seulement elle « se livre» aux gens non civilises, elle se laisse embrasser par « les
lepreux » dont le resultat se voit sur son visage : elle a attrape la maladie. La
« croute d 'astres » sur son visage n' est que la tache de lepre sur la peau. Elle
s 'allonge contre « la poi trine galeuse des chameliers ». Dans ce contexte-ci le mot
« galeuse » fait allusion a ces deux aspects : la salete et la maladie contagieuse.
Ensuite i'duteur donne la raison derriere cette 'gale'. Ces chameliers ne se lavent
jamais a cause des grands froids. Cela accentue l'effet du mot 'galeuse' et invoque
une image sale et repoussante. Elle « couche s-u;: des lits de vermine avec des
mendiants aveugles ». D'abord, les vermines sont des insectes dont la vue est
extremement degoutante, ensuite, !'action de coucher avec le~ mendiants rend la
description encore plus meprisante. Elle « frotte sa tete contre leurs (les Noirs)
epaules ecorchees ». Les Noirs sont marginalises dans la societe. Ils ont des
blessures sur leurs epaules car ils transportent les fardeaux pesants sur les epaules
et Kali semble adorer le contact de ces epaules. Il semble a l'auteur qu'elle en tire
un plaisir grand et vif a partir de ces actes bien qu'elle soit accablee de tristesse.
Elle va partout, « de village en village, de carrefour en carrefour » pour chercher
de tels « delices momes ».
Le portrait de la Kali de Y ourcenar met en relief I' image d 'un gout
completement different du 'normal'. Au lieu de jolies femmes 1, elle prefere les
bateliers qui sont « rudes et forts», des Noirs qui sont «plus battus que des be~es
de somme », les chameliers qui symbolisent la salete par excellence. A cause de
1 Les deesses traditionnelles sont toujours entourees des jolies femmes.
212
SOil gbfi.t 'bizarre' et sa nature Sauvage elle devient etrangere a la divinite et la
societe humaine la marginalise1• L'association de Kali avec les endroits au-dela de
la frontiere de la societe civilisee est claire dans un texte tamoul, Kalingattuparani
du 11 erne siecle. Le texte assure que les temples de Kali se trouvent dans un desert
oil les arbres sont fletris et le paysage est aride. La description du temple meme
souligne la nature affreuse et non civilisee de Kali2•
Dans la description de Y ourcenar, Kali semble adorer la salete. Elle
est toujours entouree par les gens sales comme les lepreux, les mendiants, les
bateliers. Son lit est couvert de vermines·. Elle s 'etend dans I' en droit ordurier
comme « l'ombre pyramidale des buchers », «sur les cendres tiedes ». Le bucher
est le lieu oil 1 'on entrepose le bois a brUler et aussi 1' amas de bois sur lequel on
brfilait des condamnes, des objets interdits, ou sur lequel on incinerait les morts.
Bien que dans son texte Marguerite Y ourcenar ne parle pas directement du
cimetiere, les mots 'bficher' et 'cendre tiede' ne font allusion qu'au cimetiere. Par
ailleurs, les textes religieux disent que Kali reside dans le terrain de Ia cremation.
Cet espace designe un lieu oil les cinq elements ( pancha mahabhutas- la terre,
1 'eau, le feu, le ciel, 1' air) se dissolvent. Kali habite precisement cet endroit oil la
dissolution a lieu. Du point de vue de sadhana, du devouement, ceci symbolise la
dissolution des liens, de la col ere, des passions, des sentiments et des emotions3.
'Bucher' et 'cendre tiede' font references aussi au processus de cremation.
Symboliquement, ce processus de 'bruler' se passe dans le creur de l'adepte et le
1 KINSLEY David: 2003, p. 70. Une ceuvre monumentale du 6eme -8eme siecle, Manasara-silpa-sastra propage que les temples de Kali doivent etre construits loin des villages et des villes, pres du champ de Ia cremation et r1es habitations des Chanda!as (les intouchables). 2
Ibid., p. 70. Le temple est construit a partir d'os, de chair, de sang, des tetes et des parties du corps des ennemis tues dans Ia bataille. Les tetes decapitees servent de briques, le sang est utilise pour preparer du mortier, le toit se construit avec les defenses des elephants et sur les murs du cloture, on place Ies tetes decapitees de paons, celles d'hommes et de bebes offerts en sacrifice comme elements decoratifs. On nettoie le temple avec du sang au lieu de l'eau, on offre Ia chair a Ia deesse au lieu des fleurs. Le feu qui brule les cadavres des victirnes sacrifies sert de lampe. 3KINSLEY David: 2003, p. 88.
213
cceur est l'endroit ou Kali reside. L'adepte fait une image d'elle dans son cceu1 d
so us I 'influence de Kali il brUle toutes les limitations et I 'ignorance dans les feux
de Ia cremation. Ce feu de cremation se trouve dans le cceur de l'adepte et il (le
feu) signit1e le feu de Ia connaissance que Kali prodigue a son adepte. Ceci peint
une image de Ka1i comme potentialite.
Kali, par ses actes, signifie 1 'agency' par excellence, car ses actes signifient
la liberte, en particulier la liberte des normes sociales. Les actions ou les habitudes
de Kali sont douteusement repoussantes aux sensibilites ordinaires. Ceci fait le
point central du Tantra. Ce que nous ressentons comme degoutant, soullle, interdit
et epouvantable, est fonde sur la conscience humaine ou culturelle limitee qui est
censee creer un soi-disant monde 'ideal'. Kali invite se~ adeptes (comme
Ramakrishna) a oser gofiter le monde de la maniere la plus degofitante, de
s'amuser des manifestations interdites afin de detecter son unite sous-jacente et
son sacrement, qui est en effetKali, elle-meme.
Cependant 1a Kali de Marguerite Y ourcenar depasse les frontieres de
agency et potentialite. On pcut considerer Ka1i comme le symbole de 1a rea1ite
ultime, 1a personnification de 1a supreme verite. Il existe nombreuses
interpretations de Kali qui sont largement acceptees afin de Ia comprendre. En
interpretant ses traits et ses habitudes de maniere allegorique et imaginaire, un
adepte peut entrevoir les secrets fondamentaux de 1a tradition hindoue. Il ne faut
pas prendre 1 'apparence dramatique et parfois offensive de Ka1i dans un sens
Iitteral. La signification de cet exterieur peu conventionnel ne parait pas exp1icite
pour une personne profane. Seu1ement une interpretation spirituellement sensible
et dotee d'imagination peut reveler 1a vraie nature de Kali. Il est interessant de
214
noter que la plupart des Hindous FLfere interpreter Kali allegoriquement, tandis
que des etrangers comme les Occidentaux preferent accentuer ses dimensions
superficielles, son apparence et ses habitudes. Chez Y ourcenar ces deux approches
ne se contredisent pas, a contrario, elles se completent et par consequent, sa Kali
va au-dela du debat de« agency- potentialite ».
215
c. Dualisme et Transcendance
La mythologie hindoue presente une Kali bipolaire, alliant le bien-mal, le
cote horrible et la qualite matemelle et ainsi de suite. Mircea Eliade, dans
Mephistopheles et l 'Androgyne, fait allusion a la reunion des opposes pour
expliquer le mystere de la divinite et aussi Ja totalite du soi1• Eliade cite Karl Jung
qui baptise cette reunion des opposes Ia coincidentia oppositorum, autrement dit,
Ia coexistence des opposes. Or, cette notion peut s'appliquer egalement au
Tantrisme et a Ia Kali de Marguerite Y ourcenar. La Kali de Y ourcenar met en
relief les polarites du bien - mal, pourtant sa maniere de presenter cet aspect de Ia
deesse est completement differente de celle de Ia mythologie hindoue. Chez
Marguerite Y ourcenar cet aspect se traduit a travers un mariage force du corps de
la prostituee et de la tete de Kali, Ia deesse.
La reunion de la tete pure de Kali imposee sur le corps impure de Ia
prostituee Ia mene vers I a question du dualisme entre le corps et I' esprit, le sacre et
le profane. Cette tendance dualistique de dichotomiser le monde en deux sections,
l'esprit et le corps ou l'esprit et Ia matiere se manifeste clairement chez Descartes.
L 'esprit est une entite qui est independant et different de I' organisme materiel ou
le corps dans lequel il reside2, dit Descartes. Marguerite Yourcenar, pour evoquer
le dualisme chez Kali, prend quelle position? Suit-elle le schema classique
1 ELIADE Mircea, Mephistopheles et I 'Androgyne, Gallimard, 1962, Traduit par Henri Lichtenberger, Paris, 1932, ::'- 115. 2 FULLER A. J., A History of Philosophy, Oxford IBH, New Delhi, 1976, p. 63. Descartes constate que d'un cote, il y a la substance materielle qui est inerte, extensible et qui n'a pas Ia puissance de penser, d'autre cote, il y a )'esprit, Ia substance non extensible dont la nature essentielle est de penser et que I' esprit est different du corps ou il reside.
216
cartesienne ou le corps et !'esprit sont deux substances separees? II e~~ done
imperatif d' examiner Ia relation entre le corps et I' esprit afin de de gager Ia nature
de la dualite chez Ia Kali de Y ourcenar.
Selon le tantrisme, Ia nature est composee de qualites opposees
fondamentales dont !'interaction est responsable pour toute existence manifeste.
Pour transcender ces forces de base il est necessaire d'arriver a la prise de
conscience de soi ou de la liberation1• Le Tantrisme enseigne qu'il existe une
geographie subtile et elaboree du corps que l'on doit apprendre et controler. Au
moyen du corps, y compris le physique et l'e psyche, le sadhaka peut arriver a son
but desire. Chez la Kali de Marguerite Y ourcenar aussi nous temoignons un effort
de transcender la dualite, d'aller au dela du bien et du mal et c'est au moyen du
corps de la prostituee que Kali arrive a Ia perfection divine.
i) Corps - Esprit : le debat
Dans la nouvelle de Marguerite Y ourcenar I 'union du corps de la prostituee
avec la tete decapitee de Kali donne naissance au grand debat philosophique du
dualisme entre le corps et i'esprit. Dans la philosophie occidentale, il existe
beaucoup de theories sur la dualite corps-esprit. Chez Platon, pour la premiere
fois, nous trouvons une distinction entre la substance materielle ou le corps et la
substance spirituelle ou 1 'esprit. L 'esprit, selon lui, a trois aspects ou fonctions
1 FEUERESTEIN Georg, Tantra: The Path of Ecstasy, Shambhala South Asia Editions, New Delhi, 2000, p. 87.
217
differentes: rationalite, Ia volonte et le sentiment1• Bien que le sentiment et Ia
volonte dependent du rapport entre le corps et I' esprit, dit Platon, I' esprit rationnel
est independant du corps dans lequel il habite temporairement. L 'element rationnel
est esprit et il peut continuer a exister meme apres Ia mort du corps.
Aristote insiste sur le fait que le corps est intimement lie a I' esprit. L 'esprit,
selon lui, se sert de laforme ou !'organisation du corps. Pourtant, il s'accord avec
Platon en considerant I' esprit different du corps grace a ses propres vertus. Aussi
bien Platon qu 'Aristote prend I' esprit comme 1 'unite de nombreuses experiences
de I 'individu. Au mains, Ia partie rationneile en est une substance spirituelle non
corporelle et sans doute immortelle. L'esprit est la matiere qui execute les
fonctions de penser, de sentir et de desirer. Cependant, d'apres Descartes, l'esprit
et le corps sont les poles opposes, et il croit qu'il existe un dualisme absolu entre
le corps et l'esprit2. Pour John Locke une telle hypothese propagee par Descartes
apparait done dogmatique. II croit que le dualisme absolu entre le corps et l'esprit
do it etre evite pour pouvoir arriver a resoudre ce probleme3•
Hume suggere !'hypothese d'un sm empmque. Selon lui, !'esprit d'un
individu comprend exclusivement et entierement l 'ensemble des experiences
conscientes qui remplit sa vie. Ainsi, Hume conclut que chaque esprit individuel
est une collection de diverses experiences4• Spinoza maintient que le corps et
I' esprit ne sont pas deux substances independantes mais ils sont deux
manifestations paralleles ou deux aspects correlatifs: ils representent l'interieur et
I' exterieur de I a meme realite5• Kant cons tate que I' esprit signifie beau coup plus
1 CHAKRA VARTY S. P., An Introduction to Philosophy, J. N. Ghosh, Sons, Calcutta, 1972, p. 152. 2 BLOM John J, Descartes- His Moral Philosophy and Psychology, The Harvester Press, Sussex, 1978, p. 58. 3 COTTINGHAM John (Ed), The Cambridge Companion to Descartes, Cambridge University Press, Cambridge, 1993, p. 417. · 4 GREGORY Richard L (Ed), The Oxford Companion to the Mind, Oxford, New York, 1998, p. 490. 5 DELEUZE Gilles, Spinoza- Philosophie Pratique, Les Editions de Minuit, Paris, 2003, p. 92-93.
218
qu'une collection peu methodique d'experiences. II doit y avoir quelque chose qui
transcende Ia serie temporelle de Ia sensation et des sentiments et qui unit les
experiences du passe, du present et de l'avenir en une unite. Cette unite
transcendantale est le soi qui pense et qui est present dans toutes les experiences.
L' esprit, done est une unite active qui lie les diverses experiences en une entite
significative1•
Chez Marguerite Y ourcenar aussi, nous discernons une relation in time entre
le corps et !'esprit. Au depart, c'est le corps de Ia prostituee qui domine l'etre de
Kali. Le corps impur porte les souvenirs de sa vie precedente et il la pousse vers
«des quartiers mal fames » ou Kali commence a pratiquer la prostitution :
Elle devint la seductrice des enfants, l'incitatrice des vieillards, la ma.ltresse despotique desjeunes hommes ( ... ) Elle fut immonde comme le rat des egouts et detestee comme la belette des champs. Elle vola les creurs comme un lambeau d' entrailles aux etals des tripiers, les fortunes liquefiees poissaient ses mains comme des rayons de miel.Z
lei, nous trouvons une influence profonde du corps sur !'esprit. Le corps
profane dicte la tete sacree a faire des maux, et Ia tete est completement soumise a
la volonte du corps. Kali decouvre de l'autre en elle. Elle fait Ia connaissance
de l'autre en eprouvant les maux, les interdits et n'arrive pas a resister a Ia
tentation du corps prostitue. Ceci met en relief la triomphe du corps sur !'esprit:
« le corps de Kali entrainait avec lui Ia tete deshonoree de la deesse »3. Puisque le
corps execute les actions et dans le cas de Kali, les actions constituent son cote
agency, Ia triomphe du corps sur 1 'esprit signifie la triomphe d' agency sur la
potentialite.
1 CHAKRA VARTY S. P., Op. Cit., p. 157. 2 « Kali Decapitee », p. 125. 3 Ibid, p. 125.
219
Cepenc::::1t, cette domination du corps sur l'esprit n'est qu'ephemere. Bien
que son corps trone dans les quartiers interdits, « ses yeux limpides continuaient a pleurer ». C'est ici qu'on voit !'intervention de son esprit. De ce point de vue, le
pro jet de Marguerite Y ourcenar semble proche de la theorie de Platon et d 'Aristote
ou 1 'esprit est 1 'element rationnel et ou il execute les fonctions de penser et de
sentir. Le corps de la prostituee n 'a pas la capacite a penser, il se laisse guider par
ses habitudes. Par contre, la tete ou 1 'esprit de Kali peut sentir Ia difference entre
le bien et le mal car elle possede la faculte de penser. C'est la raison pour laquelle
Kali pleure en effectuant ces actes viis de prostitution.
lei le corps se sert d'un moyen pour parvenir a une realite plus grande :
!'esprit. Chez Marguerite Yourcenar, l'esprit represente la capacite ou la
puis::::mce. La vraie identite de Kali est mise en question a cause de I 'union de
deux etres en elle. Elle cherche la perfection. La quete de son soi commence et
finalement, a l'aide de son esprit, elle depasser !'influence de cet autre corps. On
peut done dire que le corps, dans le processus d'evolution, atteint un niveau eleve
de 1 'existence et aboutit a un esprit rationnel. Il paraitrait que 1' auteur ne
partagerait pas totalement le dualisme extreme de Descartes, disant que le corps
est essentiellement different de 1 'esprit. Elle traite le corps et I' esprit non comme
des aspects separes mais en tant que constituants d'un ensemble unique qui unit
les deux en un systeme commun. Ceci dit, la stri shakti n'est ni agency, ni
potentialite mais un ensemble des deux. Chez Y ourcenar, 1 'union de agency avec
la potentialite semble constituer une shakti parfaite.
220
ii) La Coincidentia Oppositorum
Mircea Eliade, dans Mephistopheles et l 'Androgyne, cite Areopagite qui dit
que la reunion des contraires en Dieu constitue un mystere1• Eliade utilise
!'expression coincidentia oppositorum a la Jung pour elaborer sa these sur la
reunion des contraires qui ne designe que « la fragmentation d 'une Unite
primordiale ». Eliade constate que la verite de la divinite, les symboles, les
theories et les croyances concernant la realite ultime peuvent etre saisis
uniquement au moyen de coincidentia oppositorum.2 Il fait allusion egalement aux
mythes de !'androgyne qui peut aider a comprendre cette realite. Il tient que la
coincidentia oppositorum se devoile dans « la structure profonde des divinites, qui
se montrent tour a tour, ou simultanement, bienveillantes et terribles, creatrices et
destructrices, solaires et ophidiennes (c'est-a-dire manifestes et virtuelles), etc »3.
II cite I' exemple des Devas et les Asuras qui sont con<;:us comme des « modalites
complementaires » ou des « moments successifs » de la meme puissance divine.
Jung utilise l'expression coincidentia oppositorum pour designer la totalite du Soi
et le mystere de la double nature du Christ. Cependant, non seulement pour le
Christ, cette expression s'applique egalement pour souligner la double nature de la
deesse Kali.
Rita M. Gross, comme nous avons deja mentionne precedemment affirme
qu'il y a SIX traits primordiaux chez Kali. Ces traits sont comme suit: la
bisexualite en general ; la puissance et la capacite propre a la deesse ; sa
personnification des polarites et des opposees ; son role de la mere; sa gamme
1 ELIADE Mircea, Op. Cit., p. 111-179. 2 Ibid, p. 116. 3 Ibid, p. 134.
221
univ~rselle des activites, et sa sexualite explicite1. :::lachel Fell McDermott note
que les ecrivains donnent beaucoup d'importance a une caracteristique de Ia
deesse Kali : sa nature faite d~oppositions. Elle designe Kali comme « Ia deesse
paradoxale » car Kali combine en elle les poles de creation et de destruction, de
naissance et de mort, d'amour et de peur. A cause du dualisme de son caractere, on
l'a baptisee « la Mere Terrible »2•
Cependant, I a representation de Marguerite Y ourcenar de I 'union des
opposees chez Kali different largement de celle de ces theoriciens. Y ourcenar ne
depeint pas sa Kaii avec Ies traits de creation I destruction, de naissance I mort,
d'amour I peur. La coincidence des opposees se manifeste chez la Kali de
Marguerite Yourcenar principalement a travers I'union de la purete et l'impurete.
Dans. l 'histoire de Y ourcenar no us voyon.:; que les Dieux mettent la tete pure de
Kali sur le corps impure d 'une prostituee :
lis recueillirent pieusement cette belle tete exsangue et se mirent en quete du corps qui I' avait portee. Un cadavre decapite gisait sur I a berg e. lis le prirent, poserent le chef de Kali sur ces epaules et ranimerent la deesse. Ce corps etait celui d'une prostituee.3
·
Ainsi, la prostituee entre dans le corps de Kali. Non seulement elle entre
dans le corps de Kali, elle lui fait connaitre egalement tous les maux de la vie
qu' elle a T.-·ecue lors de son vivant. lei, au lieu de creation I destruction ou de
naissance I mort, Marguerite Y ourcenar in vente I a coincidence du purlimpur, du
sacre/profane, du bien/mal et elle le fait a travers le mariage force du corps et de I'
esprit. Cette idee de I 'union de Kali et de la prostituee est pareille a celle de
1 MCDERMOTT Rachel Fell: 1998, p. 285. 2 Ibid, p. 285 .. 3 « Kiili Decapitee », p. 124.
222
!'union des D.:,c;as et des Asuras chez Mircea Eliade. C;est 1c1 que reside Ia
specificite de Ia description de Kali de Marguerite Yourcenar.
L 'union des opposees accorde des qualites comme la profondeur, le
volume, I 'harmonie, et Ia resonance, affirme B. Bhattacharya. II poursuit en
affirmant que le sublime resulte de Ia coincidentia oppositorum. 1 Or, chez
Marguerite Y ourcenar le mariage force du corps de la prostituee avec Ia tete de
Kali aboutit a Ia coexistence du soi et de 1 'autre. Kali comrilence a sentir l 'autre
dans son etre. Auparavant, en tant que deesse, elle ne connaissait que Ia divinite, la
purete. L'autre aspect de la vie lui etait inconnu. Elle n'avait jamais connu les
maux, les aspects repugnants de la vie. Quand elle s'approprie l'identite de la
prostituee en elle, son soi s'unit avec l'autre. L'un cherche l'autre pour atteindre la
totalite. Ceci nous renvoie a !'hypothese de Jung que !'union de la conscience et
l'incG~:sci~::ni constitue la totaiiie du soi. Ainsi, !'existence de cette autre lui montre
1 'autre monde plein de salete, et 1 'experience de la vie de cette autre femme
complete sa connaissance du monde d'ou !'image de la totalite, de l'harmonie.
Grace a ce corps de prostituee, la tete divine atteint la plenitude. L 'union du corps
profane et la tete sacree compose un tout comme nous discernons dans le cas de
1 'union de Shiva et Shakti.
D'apres Davis Kinsley, on peut classifier les manifestations de la deesse
selon deux polarites : vidya et avidya. Les formes vidya ont le but de se
debarrasser de son ignorance et d'accorder le savoir liberateur tandis que les
formes avidya sont destinees a voiler la realite et a creer des illusions.2 Kinsley
montre que le probleme avec une deesse telle Kali est qu'elle joue nettement les
deux role:;, vidya et avidya. D'apres ce schema, on peut constater que Kali de
Marguerite Y ourcenar peut symboliser egalement la coexistence des opposes de
1 BHATTACHARYA B., The World of Tcmtra, Munshiram Manoharlal Publishers Pvt Ltd., New Delhi, 2000, p. 328. 2 KINSLEY David : 2003, p. 85.
223
vidya et avidya. II est possible d'associer vidya, le savoir liberateur (nous allons en '
discuter en detail plus tard) avec Ia Kali divine avant la decapitation et Ia
prostituee avec avidya, dont la beaute et I' elegance exterieures cachent toujours I a
realite arr.cre derriere elle. Done, la coexistence des opposees de Kali se
manifestent egalement dans I 'union de vidya et avidya1.
La plupart des feministes trouvent que la deesse et ses opposes peuvent
fonder une source de la stri shaktP. Selon Gross, la complexite et les polarites
multiples de Kali servent de symbolisme important pour les images theistes car
elles n 'existent pas dans les images religie"uses occidentales actuelles. Done, afin
de re-imaginer la deesse et de developper ce symbolisme, il est necessaire de
s 'appuyer sur la coincidence des opposees de la deesse · Kali. McDermott fait
renvoyer que ce symbolisme Ies aide a redecouvrir des images de la puissance,
colere et assertion des femmes d'ou une construction spirituelle stimulant la
puissance feminine. Cependant, le propos de Marguerite Y ourcenar s' eloigne de
plus en pbs de celui de Gross et McDermott. L 'objectif de Y ourcenar n 'est point
de reconstruire une image feministe de. I a deesse, ni d 'affirmer I a puissance
feminine en demontrant sa colere et son assertion. Elle se sert du corps feminin
pour decouvrir !'importance de la totalite et de l'harmonie et pour arriver plus tard
a une realite spirituelle qui depasse Ia limite de la shakti comme agency ou
potentialite.
La representation de I 'union des opposees chez Kali de Marguerite
Y ourcenar ne vehicule pas le meme message que celui des feministes occidentales
ou la shakti est necessairement liee so it a 1 'agency, soit a la potentialite. La
1 BANERJEE S.C., A Brief History ofTantric Literature, Naya Prokash, Calcutta, 1977, p. 28. On peut classifier les manifestations de Ia deesse selon deux polarites : vidya et avidya. Les vidya formes ont pour but de se debarrasser de leur ignorance et de leurs illusions grace au savoir liberateur, tandis que les avidya formes sont destinees a voiler Ia realite et a creer des illusions 2 "The Western Kali", p. 289.
224
coincidentia oppositorum chez Ia Kali de YourCCiiar joue un role primordial pour
discerner la philosophie de !'auteur elle-meme oil l'union de deux corps feminins
ne demeure que le point de depart. A cause de l 'union de deux etres en elle, Ia
vraie identite de Kali est mise en question. Elle cherche Ia perfection, Ia quete de
son soi commence, et finalement, a l'aide de son esprit, elle peut depasser
I' influence de cet autre corps. Ainsi, !'esprit a son tour triomphe sur le corps. Done
l 'esprit n 'est pas identique au corps et il existe quelque chose de fondamental qui
les differencie. lei I' auteur semble affirmer que dans le processus de 1' evolution
l'on ne peut pas denier l'efficacite de l'esprit, d'ou Ia primaute de l'esprit. La
superiorite de 1' esprit s 'etablit a travers l'a transcendance du dualisme entre le
corps et l 'esprit. Kant preconise que le soi est transcendantal et il transcende I a
limite de la connaissance1, et Marguerite Y ourcenar demontre que transcender le
soi se realise uniquement au moyen de l '~sprit.
iii) La Transcendance et le Tantrisme
Le pro jet de Marguerite Y ourcenar met au clair la difference qualitative
entre le corps et 1 'esprit, car finalement, c 'est la tete de Kali qui I' aide a transcender ce dualisme et atteindre la perfection. D'apres la theorie de Mircea
Eliade, le dualisme est seulement un des aspects d'un processus total, celui de la
reunion des opposes. II fait allusion aux textes tantriques qui parlent d'un grand
nombre de « couples de contraires » qu'il faut reunir. II faut unifier le Soleil et la
1 CHAKRA VARTY S. P., Op. Cit., p. 148.
225
Lune, la Sagesse et le Moyen de l'atteindre, le vide et la compassion1• Selon lui,
on peut transcender la dualite de ces opposes au moyen de la conjonction, et c'est
uniquement cette conjonction qui peut abolir !'experience de la dualite et
transcender le monde phenomenal. Eliade cite 1 'exemple du yogin qui atteint 1 'etat
de liberte et de transcendance a travers son experience paradoxale d'une parfaite
unite. Selon Eliade, la transcendance est exprimee par des images contradictoires
ou paradoxales. II ajoute que la transcendance ne veut pas dire necessairement la
« totalisation » dans le sens strict du terme ; elle peut signifier egalement « le
retour paradoxa! du Monde a l'etat paradisiaque »2.
La Kali de Marguerite Y ourcenar, a la Mircea Eliade, met en lumiere cet
aspect d 'une dualite transcendee pour atteindre la liberte au moyen de son
experience paradoxa! e. Le vouloir de Kali de depasser « 1 'autre » - la prostituee en
elle incame chez elle le savoir de la perfection, de la totalite. Sa volonte d'aller au
dela de 1 'immediat la mene vers Ia perfection divine. L 'immediat se manifeste
egalement dans les notions d'agency et potentialite. Done, aller au dela de
1, immediat represente egalement le depassement d, agency et potentialite.
La Kali de Y ourcenar s 'eleve d 'un etat profane a un etat sacre en passant
par la voie de la prostitution. Cette approche de Marguerite Y ourcenar reste
proche a la philosophie du Tantra qui transcende la dualite, va au dela du bien et
du mal a !ravers !'experience du mal. C'est la raison pour laquelle le Sage dit a
Kali qu' «errant deshonoree sur les routes, es-tu plus pres d'acceder a ce qui est
sans forme » 3. lei, la « sans forme » signifie la realite spirituelle qui n' est ni
agency, ni potentialite.
1 ELIADE Mircea, Op. Cit., p. 171. 2 Ibid., p. 175. 3 « Kali Decapitee », p. 127.
226
Dans les pratiques religieuses tantriques le pratiquant aspire a obtenir un
etat de conscience eclairee au travers des techniques a la fois physiques, mentales,
spirituelles et ritualistes 1• Dans ce processus, autrement appele, sadhana ou
exercices spirituels, les adeptes du tantrisme peuvent acquerir une conscience
developpee d'eux-meme et arriver a la sagesse, mieux connaitre leur ame dans Ia
moksha (mukti ou liberation), son travail de liberation. Un tel sadhana peut
amener I' adepte a une perception sensorielle le plus intense et petit a petit il
transcende les limitations de cette perception. Ainsi le sadhana tantrique peut
aboutir a un pouvoir mental intense qui permet au pratiquant d' acceder a I a
maitrise de soi.
D'apres David Kinsley, unir les opposes ou percevoir au-dela des opposees
(male-femelle, microcosme-macrocosme, sacre-profane, pure-pollue, Siva-Sakti)
sont des themes constants pour atteindre le moksha. 2 A l'aide d'un gourou, Ie
sadhaka s 'engage a atteindre son objectif. 11/elle utilise son. propre corps et sa
connaissance de ce corps pour retablir la totalite et I 'unite dans ce monde fissure
de nom et forme, ce monde polarise de male et femelle, de sacre et profane, de
pure et pollue, de bon et mauvais. Pour essayer de comprendre la nature de ce
monde, les sadhakas subissent le rituel de pancha tattva, les « cinq interdits » ou
« verites » 3• Dans un contexte rituel et so us la , supervision d 'un gourou les
sadhakas prennent du vin, de la viande, du poisson, des drogues et s 'engagent aux
relations sexuelles. De cette maniere, ils surmontent la distinction ou la dualite de
sacre et profane, du pure et pollue et rompent les chaines de ce monde
artificiellement fragmente. En affirmant Ia valeur essentielle des interdits, on
'KINSLEY David: 2003, p. 51. 2 Ibid., p.76. 3 Ibid., p. 78.
227
desarme le pouvoir negatif de polluer, de degrader, d'attacher, et se change a une
energie spirituellement transformatrice1•
Or, chez Marguerite Yourcenar, Kali, a cause de son umon avec la
prostituee, goute ce que la societe considere comme interdit, pollue, infecte et elle
s'amuse a prendre le plaisir de toutes les 'saveurs' du monde sans distinction. Ceci
fait le point central du Tantra. Le Tantra affirme que tout ce que nous ressentons
comme degoutant, pollue, interdit et epouvantable, est fonde sur la conscience
humaine ou culturelle limitee qui est censee creer un soi-disant monde 'ideal' 2.
Dans le Tantrisme, il existe une geographie' detaillee du corps qui do it etre apprise,
controlee et finalement resolue en unite. Au moyen du corps on depasse le
dualisme du male et de la femelle, du sacre et du profane et on arrive a un
ensemble et une unite. Mary Doglus constate egalement que le corps est la source
de to us les symbolismes3.
Ka.ll de Y ourcenar deconstruit les categories - interdit, pollue, infecte - par
ses moyens grossiers et elle apprend a etre ouverte au monde entier dans taus ses
aspects. La consommation de 1 'interdit et du pollue, autrement dit, « errant
deshonoree sur les routes» (ala Yourcenar), aide Kali a deceler son unite sous
jacente la « sans forme » et a arriver a la purification. Pareillement au Tantrisme,
Kali de Yourcenar se purifie au moyen de son corps. Le corps incontrolable de la
prostituee en elle lui apprend a controler le corps. C'est en se servant de son corps
et de sa connaissance de ce corps qu 'elle reus sit a construire et par la suite a
deconstruire l'interdit, le pollue et l'infecte. La connaissance de l'impurete qu'elle
obtient a travers le corps impur, cede laplace a sa purification. c 'est la raison pour
1 KINSLEY David R., The Sword and the Flute: KAL!, KRSNA: Dark Visions of the Terrible and the Sublime in Hindu Mythology, Motilal Banarsidass Publishers Private Limited, New Delhi, 1995. 2 Ibid, p. 83. . 3 KINSLEY David: 1998, P. 91.
228
Iaquelle le Sage lui dit « Le desir t'a appns l'inanite du desir, ( ... ) le regret
t'enseigne l'inutilite de regretter »1•
Ces paroles du Sage nous renvoient de nouveau a Ia theorie de Ia totalite de
Mircea Eliade que « Ia coincidentia oppositorum enseignent aux hommes Ia
meilleure voie pour apprehender Dieu ou la realite ultime » et « 11 n'y a pas de
nirvana ct. dehors du samsilra »2. Done, il semble que pour Marguerite Yourcenar
aussi le coincidentia oppositorum est necessaire a taus les niveaux de Ia vie et de
Ia conscience, car,
Nous sommes taus incomplets ( ... ) Nous sommes taus partages, fragments, ombres, fan tomes sans consistance ( ... ) no us sommes to us une part.3
Ceci dit, Marguerite Yourcenar cherche a demontrer qu'il est impossible a concevoir la situation transcendantale ou Ia « sans forme », sans les traits
contradictoires ou paradoxales. Et c'est en passant par les poles de contradictions,
I 'homme depasse le paradoxe du Monde et s 'eleve a 1' etat paradisiaque, tel que
Kali s' eleve de son statut profane a un etat sacre en annulant les contradictions du
bien et du mal. Cette theorie de Marguerite Yourcenar reflete les pensees de
Mircea Eliade comme suit :
Nous avons toujours affaire a une situation transcendantale, qui, impossible a concevoir, est exprimee par des images contradictoires ou paradoxales. C'est la raison pour laquelle la formule de la coincidentia oppositorum est toujours appliquee lorsqu'il s'agit d'exprimer une situation inimaginable d~r..s notre Cosmos ou dans notre Histoire.4
1 « Kali Decapitee », p. 127. 2 ELIADE Mircea, Op. Cit., p. 116. 3 « Kali Decapitee », p. 127. 4 ELIADE Mircea, Op. Cit., p. 175.
229
La Kali de Marguc::-~~e Yourcenar semble critiquer Ia vision raffinee du
monde. Elle (Kali) met en relief certains aspects que les gens doivent negliger
dans leur tentative de creer un ordre social. Mary Douglas ecrit que chaque fois un
schema strict de purete/impurete est impose sur notre vie, cela devient
extremement inconfortable et cede place aux contradictions et cela nous mene
egalement vers 1 'hypocrisie 1• Pourtant, on ne peut pas rejeter ou supprimer tout ce
qui est impur. Elle tient que comme on ne peut pas rejeter Ia vie dans le corps et
comme la vie doit etre affirmee, la philosophie doit trouver quelques moyens
absolus pour affirmer ce qu'on a rejete. Suivant le projet de Mary Douglas, David
Kinsley continue en dis ant que Kali met 1 'o'rdre du dharma en perspective en nous
rappelant que certains aspects de Ia realite sont indomptables, impossibles a purifier, et imprevisibles2
.
La Kali de Marguerite Y ourcenar offre une vision plus large de la realite et
etablit 1 'ordre du dharma en le mettant dans un contexte plus large. Elle surmonte
la distinction ou le dualisme de propre et sale, de sacre et profane, d' agency et
potentialite. Elle triomphe sur le monde, le controle et le maitrise. En affirmant le
merite des tabous, elle pousse les tabous a perdre leur puissance a polluer, a degrader, a attacher. Elle represente a Ia Frederique Marglin Ia stri shakti non
hierarchique dont Ia valeur depasse le principe hierarchique de purete/impurete.
De cette maniere, Kali de Y ourcenar represente Ia
connaissance complete sur le plan de la transcendance. On peut aussi dire qu'elle
1 KINSLEY David: 1998, p. 84. 2 Ibid., p. 84.
230
represente la connaissance divine acquise en se debarrassant de toute sorte de faux ·
savoir1• David Kinsley considere Kali comme le symbole de Ia realite ultime, Ia
personnification de Ia supreme verite2• Un chercheur contemporain dit que en tant
que la premiere Mahavidya represente la connaissance et le pouvoir transcendant,
les sources de tout ce que l'on peut savoir3. Un autre chercheur la considere la
connaissance transcendantale qui signifie les differents degres et etapes de
l'existence4. Prtmab Bandyopadhyay, un auteur, croit que Kali incarne Ia
connaissance acquise et epanouie et Ia decouverte de l'interieur5• Kali de
Marguerite Y ourcenar egalement represente·la connaissance complete de Ia realite
ultime, la connaissance pleinement eclairee qui transcende les limitations de la
shakti en tant qu' agency ou potentialite.
1 WANGU Madhu Bazaz, "From Curiosity to Devotion: The many meaninings of Kali", publie dans Manushi, Issue 134, Ed par Madhu Kishwar, New Delhi, 2003, !'auteur ecrit cette article sous Ia plume de Kali, elle-meme, en utilisasnt Ia premiere personne:"I lead the initiates towards spiritual emancipation. I am also the power of wisdom that arouses the initiate from the illusion of existence. I am the embodiment of knowledge that wakens the mind toward spiritual awareness." 2 "Blood and ueath Out of Place", p. 9 i. 3 HARSHANANDA Swami, Hindu Gods and Goddesses, Sri Ramakrishna Math, Mylapore, 1988, p. 107, "These [the Mahavidyas] are the representatives of transcendent knowledge and power, the sources of all that is to be known." 4 MOOKERJEE Ajit and Madhu Khanna, The Tantric way: Art, Science, Ritual, Vikas Publishing House, Delhi, 1977, p. 190, "ten objects oftranscendental knowledge ... signifying the various degrees and stages of existence." 5 BANDYOPADHY A Y Pranab, The Goddess ofT antra, Punthi Pustak, Calcutta, 1990, p. 19-24.
231
Conclusion
Au cours de ce dernier chapitre nous avons etudie I 'interpretation fran<;aise
de la deesse hindoue, Kali. Pourtant, 1 'histoire de la Kali de Marguerite Y ourcenar
s 'eloigne de celle de la mythologie hindoue et sa representation differe egalement
de celle de la «Western Kali'». Dans la premiere partie de ce chapitre nous avons
fait une recherche pour discerner les raisons derriere !'interet des Occidentaux
pour Kali. Nous concluons que Kali represente la stri shakti personnifiee et '
qu'elle peut servir d'un modele puissant chez les feministes occidentales. Pour
elles, Kali symbolise aussi la liberation spirituelle et sodale. La complexite et les
polarites multiples de Kali peuvent devenir des points revelateurs dans la re
imagination de la deesse occidentale.
Kali attire les Occidentaux par son apparence terrible et effrayante.
Cependant, chez Marguerite Yourcenar, nous avons vu un effort conscient pour
defaire cette image de Kali. Sa description de Kali est meme moins outree et
moins grotesque que celle de Tantrasara. Elle peint une Kali triste qui s'ecarte de
son image ravageuse et devient proche des etres humains. Finalement, la Kali de
Marguerite Y ourcenar est marquee par sa complexite, sa coincidence avec les
opposes et ses polarites multiples. Kali de Y ourcenar personnifie 1' impurete par
excellence, cependant, grace a ses experiences de l'impurete, elle emerge comme
pure. Sa connaissance des maux !'aide a transcender le dualisme et de son statut
de profane, elle s 'eleve au rang de sacre.
Dans la mythologie hindoue, la stri shakti atteint son paroxysme en Kali.
Pourtant, la fa<;on dont Marguerite Y ourcenar traite Kali, remet en question sa
232
definition de stri sh::;};;ti. Quelle facette de la stri shakti represente sa Kali, la
potentialite ou !'agency? Il nous importe de noter que, contrairement a Lyane
Guillaume ou a Helene Cixous, Marguerite Y ourcenar ne se lance pas dans le
debat de potentialite par opposition a agency. Sa Kali ne manifeste ni le pouvoir
de posseder, ni le sentiment de Ia communaute des femmes, ni Ia potentialite
voilee. Sa stri shakti symbolise Ia quete spirituelle en passant par les etapes
physiques et par Ia suite, mentales. Elle personnifie Ia victoire dans Ia lutte entre le
sacre et le profane. Elle ne reste point le synonyme d 'un pouvoir quelconque de
dominer ou de contr6ler. Sa definition de stri shakti explore la conscience divine
et la sagesse.
Alf Hiltebeitel accorde le statut de deesse a la femme qui possede la force
de l'esprit1, meme si elle n'a pas un corps sain. La stri shakti de Marguerite
Y ourcenar represente a la Hiltebeitel le pouvoir et 1 'energie intrinseque a Ia
femme. Sa stri shakti est totalement non hierarchique car elle surpasse les
principes hierarchiques de purete/impurete, de bien/mat de corps/esprit, de monde
masculin/monde feminin. Ainsi, Ia signification de la stri shakti de Marguerite
Y ourcenar va au-dela de la question du sexe, de la dichotomie du
masculin/feminin et devient un modele pour tous.
Done, chez Marguerite Y ourcenar, ou se figure la stri dans la shakti quand
il n' existe pas de dualisme entre le masculin et le feminin? Il est imperatif de noter
que la quete de la stri shakti de Marguerite Y ourcenar commence avec
!'introspection de la femme a propos de son propre etre. Dans le cas d'Helene
Cixous, il s'agit de la communaute des femmes marginales, chez Lyane
Guillaume, il est question des femmes royales. Au contraire, pour Marguerite
Y ourcenar, la stri shakti se definit au niveau individuel. La quete de Kali aboutit a
1 HILTEBEITEL Alf, Kathleen M. Emdl, Op. Cit., p. 12.
233
la decouverte d'elle-meme et cette decouverte peut varier de personne a personne.
La feminite de Kali joue un role important dans la decouverte de son soi: c'est le
corps feminin de la prostituee qui la mene d'abord vers la quete de soi et ensuite a
I a decouverte de 'I' autre'. Quand Ia feminite de Kali est mise en question, sa quete
du depassement de cette feminite a lieu. Et c 'est en subissant les experiences
strictement feminines de celle d 'une prostituee que Kali reussit a transcender les
dichotomies, d' ou sa transformation spirituelle. Ainsi, dans Ia nouvelle de
Marguerite Y ourcenar, par le moyen de la stri, la shakti se metamorphose en une
stri shakti profondement empirique.
Marguerite Y ourcenar s 'eloigne de Ia representation traditionnelle de Kali
en tant que force destructrice. La Kali indienne represente Ia puissance feminine
ou agency par excellence. Pour Yourcenar Kali devient !'incarnation du savoir.
Dans le contexte indien, le savoir signifie Siddhi ou la liberte absolue qui vient de
Sadhna. Ceci fait egalement le point focal de la philosophie hindoue ou Siddhi
veut dire se comprendre mieux et nous offre plus de fac;on de voir le monde. Ainsi,
la Kali de Marguerite Y ourcenar va au-dela des principes feministes, du dualisme
du masculin-feminin et elle personnifie la connaissance ultime. Comme le
Kamadatantra constate que Kali est sans attribut, ni male ni femelle, sans peche.
Elle symbolise I' etre, la conscience et Ia beatitude, et Marguerite Y ourcenar la
place aussi au-dela du dualisme d 'agency et potentialite.
234
Conclusion
Au cours de cette these nous avons essaye de demontrer la vision utopique
de la stri shakti chez des femmes ecrivains franyaises comme Helene Cixous, .
Lyane Guillaume, Marguerite Yourcenar e!l analysant leurs reuvres. Pour prouver
cette hypothese nous nous sommes appuyes sur les theories concernant la
representation et les debats autour de Ia stri shakti et nous en avons discute dans le
premier chapitre. Le deuxieme chapitre a traite du feminisme cixouien tel qu'il
s 'est manif.::ste a travers I 'histoire de notre Phoolan Devi dans La prise de !'ecole
de Madhubal. Ensuite, nous avons aborde les questions de Ia fictioq., de Ia
biographie et de 1 'histoire dans le roman Jahanara de Guillaume. Le dernier
chapitre a essaye d'illustrer !'effort de defaire Ia Kali occidentale chez Yourcenar.
Dans notre premier ch::1pitre, nous avons analyse les concepts theoriques
pour mieux situer notre debat de stri shakti. Tout d'abord, nous avons etudie le
terme « subalterne » du point de vue de Gayatri Spivak qui se focalise sur les vies
et les histoires des femmes. Spivak souligne que Ia femme subalterne ne peut pas
parler, c'est-a-dire, qu'elle n'arrive pas a se faire entendre. Done, elle a besoin
d'un intellectuel pour la representer. Pourtant, cette representation est
problematique, comme Spivak le dit, car lorsque l'intellectuel parle pour la
subalteme, il ne parle que de lui-meme. Ainsi, cette representation ne concorde ni
avec Ia realite, ni avec Ia fa9on dont les sujets subalternes auraient pu se
representer. Cependant, la femme indienne n'est pas toujours representee en tant
que subalterne : beaucoup de chercheurs trouvent leur ideal de stri shakti chez la
235
femme indienne, soit comme l' agency ou la capacite a controler eta dominer, so it
comme la potentialite qu'elle montre sans cesse. Nous avons essaye d-'appliquer
ces theories dans notre cas de figure pour discerner la representation et Ia
definition de Ia stri shakti chez ces trois femmes ecrivains franvaises.
Helene Cixous adopte le modele de Phoolan du contexte indien et Ia
remanie d'une favon occidentale en y ajoutant sa propre ideologie. Cixous trouve
son ideal de stri shakti chez Phoolan. L 'optimisme d 'Helene Cixous ajoute une
dimension differente au personnage de Phoolan : nous trouvons une Sakundeva
qui est prete a abandonner ses armes et qui exige 1 'education pour les filles afin
qu 'elles puissent elever leur voix par la plume. A travers 1 'histoire de notre
Phootan, Cixous propage son propre feminisme. A quoi sert une ecole dans le
contexte de l'Inde ou le desir d'avoir des fils pousse la mere a tuer sa filk, ou le
purdah est strictement respecte dans les regions rurales, ou on refuse a la femme
l'egalite economique, ou la femme n'a pas encore le droit de participer aux rites
publics1? Cette piece devient ainsi Ia projection de l'optimisme d'Helene Cixous,
de son reve d'une societe ou l'ecriture feminine suscitera des changements dans Ia
societe aussi bien que dans le milieu de Ia politique et defiera le fondement de la
societe patriarcale.
Dans le roman Jahanara, Lyane Guillaume a peint trois generations de
femmes royales- Nour Jahan, Mumtaz Mahal et Jahanara, et la face changeante de
la shakti au Jahanara devient sa femme« ideale ». Jahanara represente l'utopie de
la femme « equilibree » de Lyane Guillaume. Sa representation est celle d'une
femme trop parfaite qui possede toutes les qualites. Cependant, cette
representation est faite du point de vue de 1 'homme. C 'est 1 'homme qui la
1 A voir GHADIALL Y Rehana (Ed), Up. Cit., et JHA J K, Op. Cit.
236
considere comme « belle » ct «efficace ». Sa shakti est inseparablement liee au
pouvoir male et qui est au service de l'homme. Est-ce que Ia stri shakti n'existe
pas en dehors du monde masculin ? Si 1 'on enleve le pouvoir male, la stri shakti
devient-elle incomplete? Que deviendra Jahanara depourvue du pouvoir
masculin ? Son identite est definie par rapport a sa relation avec I 'homme : celle
d'une femme, d'une mere, d'une sreur, d'une fille. Mais qu'a-t-elle fait pour elJe
meme? A-t-elle une identite a elle? Cette problematique remet la notion de
1 'utopie en question, car cette utopie reflete une utopie de Ia « femme parfaite » du
point de vue masculin. Et quelle est done l'idee de }'empowerment des femmes
chez 1' auteur ? Ce roman semble montrer que plus la femme est puissante, mieux
elle sert 1 'homme, ce qui contredit la notion de I' empowerment des femmes.
Pourtant, il ne faut pas oublier que Guillaume decrit les femmes royales dont
!'existence etait toujours C:lchee derriere le purdah, derriere l'empereur. Et
puisqu'il s'agit d'un roman historique, Guillaume n'avait pas Ia liberte de trop
s 'ecarter du contexte reel. .
Or contrairement a Guillaume, la stri shakti se definit au niveau individuel
chez Marguerite Y ourcenar. La Kali de Y ourcenar semble representer la puissance
universelle en tant qui est issue de la femme quelque soit son statut : prostituee ou
deesse. Cdie puissance transcende le dualisme du bien et du mal et aboutit a la
decouverte du soi. Dans ce processus de transcender la dualite, Y ourcenar accorde
une importance egale au corps et a 1 'esprit, tandis que les philosophes cartesiens
occidentaux privilegient la tete au corps. Chez Y ourcenar, la revelation corpore lie
devient le seul moyen d'acceder a la spiritualite1• La representation de Kali de
Marguerite Y ourcenar ne ressemble pas a celle des chercheurs Occidentaux.
Y ourcenar cherche a defaire I' image de Kali telle qu' elle existe en Occident : chez
1 Madeleine Biardieau, au cours du chapitre "Salvation through deeds: The Yogin Warrior", developpe ce theme dans Hinduism : The Anthropology of a Civilization, Oxford University Press, New Delhi, 1997, p. 69-121.
237
elle, Kali symbolise la realite ultime, la supreme verite en depassant les principes
hierarchiques de purete/impurete, de bien/mal, de corps/esprit, de monde
masculin/monde feminin.
Or les reuvres des femmes ecrivains fran9aises que nous venons d'analyser,
nous renvoient egalement au debat de la definition de la stri shakti : I' agency ou Ia
potentialite ? Par exemple, Helene Cixous dans La prise de !'ecole de Madhubai",
semble valoriser le cote agency de Ia stri shakti. Sa stri shakti designe le pouvoir
tel qu'il existe en Occident, c'est-a-dire, Ia capacite a controler ou a dominer: Ia
shakti de Sakundeva reside dans sa capacite a posseder 1 'homme. On ne peut pas
definir une telle puissance comme potentialite, Sakundeva devient un exemple par
excellence de l'agency. Pourtant, le cote potentiel de Ia stri shakti est sous-jacent
dans sa piece : la stri shakti chez Cixous se manifeste comme le pouvoir createur
des femmes qui engendre le sentiment de solidarite et de communaute parmi les
femmes. De plus, Cixous renverse la constatation que la sub~lteme ne peut pas
parler. A travers Sakundeva, elle semble garantir que la subalterne peut parler, elle
peut se faire entendre, elle peut meme parler pour I' autre femme et entrer dans une
negociation a titre egal avec son adversaire.
Cependant dans la definition de la stri shakti chez Lyane Guillaume, nous
decelons un glissement entre Ia potentialite et 1 'agency. Elle contredit le cote
agency chez la femme en critiquant le pouvoir outre de Nour Jahan. Elle glorifie
le cote potentiel de la stri shakti en valorisant Ia capacite a tolerer des difficultes
chez Mumtaz Mahal. Finalement, Jahanara semble representer son ideal de la stri
shakti : ni completement agency, ni entierement potentialite mais en envisageant
_ une combinaison parfaite de I' agency et de la potentialite. Les trois femmes dont
Guillaume parle, etaient deja puissantes dans le monde masculin. Guillaume
cherche a ajouter que la shakti d'une femme ne reside pas uniquement dans
1 'obtention du pouvoir, la veritable shakti de la femme reside dans la detention, le
238
maniement de ce pouvoir et que dz..ns une large mesure, cette shakti provient du
pouvoir masculin.
Dans I 'hindouisme, Kali est la deesse puissante qui symbolise 1 'agency par
excellence. Pourtant, Ia far;on dont Marguerite Y ourcenar traite Kali, remet en
question sa definition de la stri shakti. Contrairement a Lyane Guillaume ou a
Helene Cixous, Marguerite Y ourcenar ne se lance pas dans le debat de potentialite
versus agency, sa stri shakti represente la quete spirituelle et Ia victoire dans Ia
lutte entre le sacre et le profane. Ainsi elle personnifie Ia conscience divine et Ia
sagesse. Y ourcenar privilegie 1' energie intrinseque a Ia femme. Sa stri shakti va
au-dela des oppositions binaires de purete/impurete, de bien/mal, de corps/esprit,
de monde masculinlmonde feminin et demeure une valeur absolument non
hierarchique.
Apres avmr analyse !'interpretation de stri shakti chez les differents
auteurs, il nous parait difficile d'arriver a une definition de stri shakti, car chacun
de ces auteurs la represente a sa propre maniere. La vision de ces femmes
ecrivains fran<;aises reste utopique dans la mesure ou elles cherchent a ajouter
leurs propres definitions de la stri shakli a l'image de la stri shakti existante en
Inde. Phoolan Devi est deja connue dans le monde entier a cause de son agency
destructeur. Kali, dans l'hindouisme aussi bien qu'en Occident, est acceptee en
tant qu 'agency par excellence. Ces deux femmes sont des cas singuliers. On ne
peut pas provoquer leur mecontentement car elles sont capables de causer des
dommages. Cependant, nos auteurs les montrent differemment : Cixous veut
ajouter 1 'agency constructeur chez Phoolan et Y ourcenar place Kali au-dela
d 'agency/potentialite. J ahanara, qui in came plutot Ia potentialite chez les
historiens, personnifie I' equilibre perfectionne de 1 'agency et Ia potentialite. Ainsi,
essaient-elles de transcender le domaine de Ia potentialite ?
239
II nous importe de souligner que les femmes sur lesquelles se basent nos
femmes ecrivains fran<;:aises, remettent en question la notion de la subalterne. La
question se pose : qui est la subalterne dans notre cas de figure? Theoriquement,
du point de vue du genre, de la classe et de la caste, Phoolan Devi est la
subalterne. En ce qui concerne la hierarchie du genre, Nour Jahan, Mumtaz Mahal
et J ahanara symbolisent les subalternes dans le monde masculin. Kali reste
subalterne face au monde de la divinite immaculee1• Elle demeure la deesse des
groupes marginaux. Elle est veneree par des bandits, des voleurs des thugs et des
prostituees2. En meme temps, Phoolan n'est pas subalterne car elle domine la
societe patriarcale. Nour Jahan ou Mum'taz Mahal ou Jahanara ne sont pas
subalternes car elles sont entrees dans le monde masculin et ont exerce leur
autorite explicitement ou implicitement. Kali n'est pas subalterne car meme les
Dieux ont peur de sa force et de sa colere. Bien qu'elle soit marginalisee, elle
symbolise la stri shakti universelle, la shakti transformatrice3. Ainsi, notre corpus
remet en question la definition etroite de la subalterne. Kali et Phoolan Devi sont
des cas a part de la stri shakti, meme les femmes comme Jahanara sont assez rares
dans l'histoire d'un empire. Nos trois auteurs, d'une maniere ou d'une autre les ont
montrees puissantes. La notion de la stri subalterne devient problematique dans
notre contexte car nos auteurs transforment la stri subalterne a la shakti
representee.
Cette transformation de la stri subalterne a la shakti representee nous fait
rappeler la problematique de la politique representation de la subalterne. Les
femmes ecrivains frans:aises representent la stri subalterne de telle maniere qu'elle
devienne la stri shakti. Mais en quoi reside cette metamorphose de la subalterne?
1 KINSLEY David R., The Sword and the Flute: KALl, KRSNA: Dark Visions of the Terrible and the Sublime in Hindu Mythology, Motilal Banarsidass Publishers Private Limited, New Delhi, 1995, p. 82. 2 VAIDYANATHAN T. G., Jeffrey J. Kripal, Vishnu on Freud's Desk, OUP, New Delhi, 2002, p. 312. 3 MC.DERMOTT Rachel Fell, Jeffrey J. Kripal, Encountering Kali: in the Margins, at the center, in the West, University of California, Berkeley, 2003, p. 5.
240
Un des traits caracteristiques de la femme subalterne, comme Spivak le dit, est suu
incapacite de se faire entendre d'ou son besoin d'un intellectuel pour la
representer. Est-ce que les soi-disant femmes subalternes de notre cas de figure
arrivent a se faire entendre ? Peuvent-elles se representer?
Notons ici que l'reuvre de Cixous est une,piece de theatre ou les paroles
sortent de la bouche du personnage et cela justifie l'authenticite de ses enonces.
Ainsi; Sakundeva parle pour elle-meme et aussi pour les autres femmes. Il parait
done que Sakundeva est capable de se representer. Peut-etre que c'est la raison
pour laquelle Cixous a choisi d' ecrire une 'piece de theatre, pas un roman ou une
nouvelle. Son objectif semble de faire parler Sakundeva. Elle aurait pu le faire a
travers un roman ou une nouvelle mais dans ce cas-la, elle aurait du l'ecrire en
utilisant la premiere personnc. Etant d01me le manque d'education ~c Phoolan
Devi, un texte ecrit par elle a la premiere personne aurait ete trop invraisemblable.
Le meilleur espace litteraire d'ou elle pourrait probablement representer Phoolan
sans en avoir l'air, etait done le theatre.
Quelque so it le genre litteraire, c' est la vmx feministe de Cixous qm
Tesonne partout dans la piece. Les paroles issues de la bouche de Sakundeva ne
sont-elles pas celles de Cixous? La voix qui revendique I' education pour les filles,
n'est-elle pas celle de Cixous? Lorsque Pandala parle de Sakundeva, n'entend-on
pas Cixous parler a travers sa bouche? En parlant ainsi pour Sakundeva, n'affirme
t-elle pas indirectement le fait qu'il s'agisse d'une subalterne qui ne peut pas
parler et qui a besoin d'un intellectuel comme Cixous pour parler d'elle?
Finalement ne tombe-t-elle prrs dans le piege de representer la subalterne en lui
pretant sa propre voix? Cixous elle-meme pose la question :
241
How can I, who am of the litc:-~te species, ever give speech to an illiterate peasant woman without taking it away from her, with a stroke of my language, without burying her with one of my fine phrases? 1
Cixous est done conscicnte du fait qu'il est impossible de representer une
femme analphabete et meme si on essaie de le faire, on finit par supprimer sa voix
en la rempla9ant par la sienne. Ce point de vue de Cixous nous rappele la
constatation de Spivak disant que l'acte de representer ou parler pour l'autre est
autoritaire et suspect. Cependant la piece La prise de /'ecole de Madhubar met en
relief un decalage entre ses pensees et ses actes. En pretant sa voix a la Phoolan
analphabete, ne va-t-elle pas contre sa propre ideologie ? Ne vole-t-elle pas malgre
elle la parole de Phoolan avec sa langue? N'efface-t-elle pas la voix de Phoolan
avec ses (Cixous) phrases raffinees?
Pour ce qui est du roman de Lyane Guillaume, la question de la
representation prend une nouvelle dimension. L 'auteur ecrit ce roman a la
premiere personne pour faire croire a l'autobiographie de Jahanara oil elle raconte
1 'histoire de sa propre vie. Theoriquement l'autobiographie est « l'ecriture du moi»
et « elle met en jeu de vastes problemes, comme ceux de la memoire, de la
construction de la personnalite, et de l'auto-analyse»2. Lejeune definit
l'autobiographie comme suit:
Recit retrospectif en prose qu'une personne reelle fait de sa propre exist~nce, lorsqu'elle met !'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur 1 'histoire de sa personnalite.3
1 SELLERS Susan (Ed.), The Helene C!xous Reader, Routledge, London, I999, p. I51. 2 LEJEUNE Philippe, L 'autobiographie en France, Armand Colin, Paris, I 998, p. I 0. 3 LEJEUNE Philippe, Le Pacte Autobiographique, Editions du Seuil, Paris, I975, p.I4.
242
Selon cette definition, le livre de Guillaume releve de I' ecriture
autobiographique dans Ia mesure ou le narrateur parle de sa propre existence, de sa
vie individuelle et de sa personnalite. De plus, le roman est ecrit a Ia premiere
personne. Done, I 'utilisation de Ia personne grammaticale « je » et I 'identification
du narrateur avec le personnage principal renforcent !'allure autobiographique de
ce livre. Lejeune commente a ce propos :
. L'identite du narrateur et du personnage principal que suppose l'autobiographie se marque le plus souvent par l'emploi de la premiere personne. 1
L'utilisation du <<Je » et !'identification du narrateur avec le personnage
principal ajoutent de l'authenticite au recit: ils apportent des informations sur une
« realite » et accedent a « la ressemblance au vrai », « l'image du reel »2. Ainsi,
d'un cote, le livre de Guillaume cherche a montrer la verite, a reproduire l'image
de la realite et d'un autre, son approbation au genre romanesque du livre Jahanara
lui permet de'meler la fiction a Ia realite comme Michel Raimond I'ecrit:
Que l'histoire racontee soit vraie a l'origine ou qu'elle soit completement inventee, que la realite evoquee soit rose ou noire, qu'il y ait ou non pour soutenir 1' edifice fictif, des « pilotis » historiques et realistes, le roman est toujours imaginaire.3
Dans notre cas de figure, le melange du « genre autobiographique » et
romanesque pose une question : en adoptant le mode autobiographique « je »,
!'auteur ne montre-t-il pas que la femme bien que subalteme, est capable de se
representer? Tout au long de son roman Guillaume a valorise !'instruction de
Jahanara. ~.1ais I'a-t-elle fait dans le but de demontrer que Jahanara est capable de
I Ibid, p. 15. 2 Ibid, p. 36. 3 RAIMOND Michel, Le Roman, Armand Colin, Paris, 1989, p. 9.
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parler pour elle-meme ? Or une fois que la subalteme commencera a parler vuur
elle, comme Spivak l'affirme, elle perdra son statut de subalteme: elle deviendra
intellectuelle. Dans le livre de Guillaume, Jahanara cesse d'etre subalteme en se
faisant entendre dans le monde des hommes. De plus, l'emploi du «je »
autobiographique semble traduire l'effort de !'auteur pour tabriquer une subalteme
capable de se representer. On ne peut pas nier que finalement c'est Guillaume qui
raconte 1 'histoire. Done, la personnalite de J ahanara est deja filtree a travers les
yeux de !'auteur et sa representation est con9ue par !'auteur. En habilitant Jahanara
de la capacite a parler et meme a ecrire pour elle, Guillaume tente de transformer
la femme subalteme muettc en une intellectuelle. L 'utopie de la stri shakti munie
du pouvoir du savoir chez Helene Cixous semble se realiser a travers la Jahanara
de Lyane Guillaume. De ce point de vue, la representation de Jahanara de
Guillaume a un avantage sur celle de Phoolan chez Cixous.
Cependant, Marguerite Y ourcenar ne se lance pas dans la politique de la
representation. Certes, elle modifie ·1 'histoire de la Kali de I 'hindouisme, mais le
recit a la troisieme personne permet la fusion de la fiction et de la « realite ». Dans
les deux ,autres reuvres, Cixous et Guillaume s'identifient dans une certaine
mesure a leurs personnages. Au contraire, Y ourcenar garde une distance par
rapport a son personnage de Kali. La neutralite de 1 'auteur se manifeste a travers
sa representation de Kali. Dans Kali Decapitee, il ne s'agit pas de parler ou
d'ecrire pour soi-meme. 11 n'existe aucune nuance au fait de se representer non
plus. La representation de Kali est faite sur un plan spirituel, au-dela du dualisme
du bien et du mal. Elle depasse la question du genre, done, il parait inutile de poser
la question sur la position de Y ourcenar vis-a-vis de la subalteme ou la
representation de la subalteme. L'image de Kali n'evoque ni son etat de la
subalteme, ni son cote puissant : elle symbolise la quete pour la liberte absolue et
devient un modele pour tous.
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En ce qui conceme ie debat de la stri shakti dans les ceuvres des femmes
ecrivains fran9aises, il est imperatif de noter que toutes les trois lient la shakti avec
le savoir. Cixous montre le desir de Phoolan Devi d'etre instruite. Son education
incamera le savoir et le savoir fera place au pouvoir. Chez Guillaume nous voyons
une J ahanara dont I' ouverture d 'esprit et l' equilibre de caractere proviennent de
son instruction. La Kali de Marguerite Y ourcenar est en quete de sa voir qui
l 'aid era a transcender Ies dichotomies du monde materiel et a atteindre Ia liberte
absolue. Done, ces femmes ecrivains fran9aises semblent-elles dire que le vrai
pouvoir de la femme reside dans son savoir ? Ceci ne nous renvoie-t-il pas a I' equation de Foucault que le savoir egale'le pouvoir? Ces auteurs affirment-ils
ainsi la necessite de !'instruction dans !'empowerment des femmes? Ces femmes
ecrivains fran9aises encouragent-elles ainsi la fabrication d'une stri shakti elitiste ?
Avant de conclure, il est imperatif de mentionner que non seulement ces
trois femmes ecrivains fran9aises envisagent la stri en tant que shakti, il existe
egalement des auteurs comme Irene Frain1 (que nous n'avons pas pu traiter en
details) qui idealise la stri shakti. Dans son ceuvre intitulee Devi, Frain represente
Phoolan mais d'une maniere differente. Elle place Phoolan au meme rang que la
deesse. Ainsi, la deesse devient un phenomene recurrent dans la representation de
la stri . shakti : Pandala eleve Sakundeva au niveau de la deesse, Guillaume
compare Mumtaz Mahal et J ahanara a la deesse hindoue, Kali est connue comme
la deesse la plus puissante. Mais pourquoi ces femmes ecrivains fran9aises ont~
elles choisi ces cas particuliers pour demontrer la shakti chez la stri? Est-ce
qu'elles cherchent a representer la stri dans la shakti ou la shakti dans la stri?
Nilima Chitgopekar approuve le fait que les deesses et leurs
mythologies jouent un role important dans l'esprit des gens. Cependant, selon
1 L'auteur fran~ais qui a fait un ouvrage sur Phoolan Devi.
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Rajeswari Sunder Rajan, la recuperation de la deesse hindoue est problematique
sur un plan historique contemporain. Elle en donne deux raisons. D'abord la
supposition d'un pouvoir feminin non-differencie et ensuite la promotion d'un
certain hindouisme radical ont donne naissance a Ia tendance a !'alienation de Ia
femme releguee aux communautes minoritaires 1• Or elle affirme que Ia promotion
ideologique des modeles de femmes puissantes (telles que les deesses) ne
contribue pas au bien-etre des femmes 2• Sunder Rajan croit qu'il est possible que
les femmes peu conventionnelles puissent trouver Ia sanction de leur
comportement chez les deesses. Mais ces deesses sont rarement invoquees comme
modeles explicites dans la socialisation des filles3. Les modeles d 'emulation que
1 'on avan~.,;c sont des deesses plus douces et sacrificielles qui personnifient les
qualites de generosite et de bonne grace et qui sont soumises a leurs divins maris4•
Done, au bout du compte, c'est l'image de Sita ou Savitri qm
predomine. Savitri symbolise la categorie des femmes chastes mariees qui peut
arracher la vie de son mari Satyavan des mains de Ia mort. lei, I 'histoire et Ia
mythologie se combinent pour produire une serie de femmes heroYques qui
peuvent proteger leur chastete. Cependant Chitgopekar accepte le fait que les
femmes puissent se reapproprier les images de la deesse de fayons differentes de
celles du passe ou l'homme seul en controlait !'interpretation. Sunder Rajan
semble soutenir qu'il est possible de mobiliser les femmes autour des problemes
des femmes en recourant a !'image de la deesse puissante, car c'est ainsi que la
premiere inaison d'edition feministe indienne est nee, << Kali for Women»,
1 CHIT GO PEKAR Nilima, Op. Cit., p. 34. 2 RAJAN Rajeswari Sunder, Op. Cit., p. 272. 3 Ibid., p. 273. 4 CHITGOPEKAR Nilima, Op. Cit., p. 36. Si une fille est nee dans Ia famille et si on Ia considere prometteuse, on dit que Laksmi est arrivee a Ja maison et les jeunes filles qui n'argumentent pas,·qui sont docile, sont comparees avec Sita ou Savitri. Rarement les parents leur donnent l'exemple de Kali ou Parvati comme modeles a imiter
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aujourd'hui « Zubaan :: 1• Carol Christ assure que !'affirmation de Ia puissance·
feminine qui provient des symboles de Ia deesse, soutiendra Ia puissance feminine
dans Ia famille et la societe2. En meme temps, on se pose Ia question suivante :
s'il existe un rapport etroit entre l'image de Ia deesse puissante et }'empowerment
des femmes, comment peut-on expliquer que Ies femmes hindoues soient moins
«empowered» que les femmes occidentales qui n'ont pas dans leur mythologie
des images de deesses puissantes ?3 Comme nous sommes deja au 21 eme siecle, il
sera done bon de voir la femme indienne tirer profit de la tradition des deesses
puissantes afin de redefinir son statut dans la societe.
1 RAJ AN Rajeswari Sunder, Op. Cit., p. 272, p. 275. 2 Ibid, p. 188. 3 Ibid, p. 189.
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