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CHAPTER DEUXIEME Quand on aborde les oeuvres d'Andre Malraux, ce qui nous frappe d'emblee c'est sa fascination pour les civilisations etrangeres surtout son gout de l'orient. "Mais c 'est l 'obsession d' autres civilisations qui donne a la mienne, et peut-etre a rna vie, leur accent particulier. A mes yeux du moins" 1 .? Quittant son pays de naissance, pourquoi Malraux est-il alle si loin, en Orient pour situer ses oeuvres? "Voila un gracton qui des 1 'adolescence, s 'est avance vers elle ( il s'agit de la societe occidentale franctaise) l'oeil mauvais, un poignard a la main, qui a cherche en Asie 1 'endroit le plus 2 vulnerable" Est-ce le gout de l'exotique et de l'aventure qui l'a pousse a faire derouler ses premiers romans en Asie-en Orient? Quelle est done la force qui 1 'a mis en contact avec ces contrees lointaines? Voila des questions qui se posent dans l'esprit de tout lecteur qui veut penetrer dans le monde romanesque de Malraux. "Mais pourquoi suis-je alle en Asie? Savez-vous que c'est la question que m'a posee 1. Gaetan Picon, Malraux par lui-meme, "Ecrivains de toujours", Paris, Seuil, 1953, P. 18. 2. Les Critiques de notre temps et MALRAUX, Paris, Garnier, 1970, P. 63. 62

CHAPTER DEUXIEME - Shodhgangashodhganga.inflibnet.ac.in/bitstream/10603/16650/6/06_chapter 2.pdf · d'ailleurs, nous remarquons que dans les ouvrages sur l'Inde qui datent du debut

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CHAPTER DEUXIEME

Quand on aborde les oeuvres d'Andre Malraux, ce qui

nous frappe d'emblee c'est sa fascination pour les civilisations

etrangeres surtout son gout de l'orient.

"Mais c 'est l 'obsession d' autres civilisations

qui donne a la mienne, et peut-etre a rna vie,

leur accent particulier. A mes yeux du

moins"1

.?

Quittant son pays de naissance, pourquoi Malraux

est-il alle si loin, en Orient pour situer ses oeuvres? "Voila

un gracton qui des 1 'adolescence, s 'est avance vers elle ( il

s'agit de la societe occidentale franctaise) l'oeil mauvais, un

poignard a la main, qui a cherche en Asie 1 'endroit le plus

2 vulnerable" •

Est-ce le gout de l'exotique et de l'aventure qui l'a

pousse a faire derouler ses premiers romans en Asie-en Orient?

Quelle est done la force qui 1 'a mis en contact avec ces

contrees lointaines? Voila des questions qui se posent dans

l'esprit de tout lecteur qui veut penetrer dans le monde

romanesque de Malraux.

"Mais pourquoi suis-je alle en Asie?

Savez-vous que c'est la question que m'a posee

1. Gaetan Picon, Malraux par lui-meme, "Ecrivains de toujours",

Paris, Seuil, 1953, P. 18.

2. Les Critiques de notre temps et MALRAUX, Paris, Garnier,

1970, P. 63.

62

Val~ry lorsque je l'ai rencontre pour la premiere

f . 1

Ol.S".

C'est la question effectivement que tout le monde se pose. On

sai t que le decor de La Voie Royale est le Cambodge en

Indo-chine; celui des Conguerants et de La Condition Humaine est

la Chine ; et une grande partie de ses "hauts dialogues" des

Antimemoiresfse fait en Chine et en Inde.

Il y a eu un dialogue interrompu entre Malraux et

1' Inde durant pratiquement toute sa vie, puisque la derniere

illustration de son dernier ouvrage sur 1 'art represente un

"~iva dans ant". Et dans les Antimemoires, il note a propos de

son voyage de 1958, qu' il venait "de retrouver 1 'une des plus

profondes et des plus complexes rencontres de (sa)

. 2 Jeunesse." Malraux avait fait jusqu'a la parution des

Antimemoires, quelques rapides sejours en Inde: en 1929-1931, il

a visite le nord; en 1958, le general de Gaulle 1 'a envoye en

mission aupres de Jawaharlal Nehru; en 1965, au cours d'une

longue croisiere qui l'a mene jusqu'en Chine, il a fait une

escale a Bombay et est revenu a Delhi s' incliner sur la dalle

funeraire de Gandhi. Nous voyons que ses sejours sont espaces et

de courte duree, et ainsi ne sont pas lies dans sa vie ni a

l'aventure solitaire, comme dans le Combodge, ni a la fraternite

combattante. C'est done pour d'autres raisons que Malraux tente

de "saisir les grandes rumeurs" dont l'Inde l'obsede"3

. Le plus

simple, le moins artificiel, c•est de suivre tout simplement ce

dialogue dans le temps et de degager quelques points forts. Il

1. Gaetan Picon, Malraux par lui-memg, P. 12.

2. Andre Malraux,Antimemoires, Paris, Gallimard, 1967, p. 291.

3. Ibid., p. 292

63

ne s'agit eviderrunent pas de tout dire, mais simplement d'en

relever quelques lignes directrices.

Tout d'abord, premiere rencontre de Malraux et l'Inde,

alors qu'il etait tout jeune, c'est la decouverte du musee

Guimet. Il raconte quelque part que, "quand ( il) etait enfant,

on (le) conduisait parfois au musee Guimet." C'est d'ailleurs a

Guimet qu'il aura l'idee de preparer !'expedition indochinoise.

Le musee Guimet, a l'epoque, etait, encore plus qu'aujourd'hui,

le monde de l'art d'influence indienne. C'etait le bouddhisme,

pour des raisons conjonturelles d' ail leurs et le fait que les

archeologues fran9ais avaient surtout travaille dans ce que nous

appellerons l'Inde exterieure, c'est dire soit au

Gandhara, soit dans l'actuel Cambodge, et la vision qu'on avait

du bouddhisme dans les annees 1900, au debut du siecle, qui vont

profondement marquer Malraux, et qui resteront les deux valets

essentiels de son bouddhisme : d'une part, un bouddhisme associe

au pessimisme, a une vision pessimiste de la vie, et d 'autre

part, la fraternite, qui distingue le bouddhisme d'autres

religions de 1 'Asie, en particulier de 1 'hindousime. Et

d'ailleurs, nous remarquons que dans les ouvrages sur l'Inde qui

datent du debut du siecle, on parle beaucoup plus du boddhisme

que de l'hindouisme, et surtout, on en parle d'une fa9on

beaucoup plus favorable, comme si on trouvait dans le bouddhisme

une sorte de christianisme oriental.

Apres la guerre de 14-18, !'Occident est desempare et

uncertain nombre d'intellectuels se tournent vers l'Asie. C'est

l 'epoque ou les valeurs occidentales sont profondement remises

en question. Andre Malraux a tres tot senti que le monde

europeen, angoisse par le spectacle catatrophique des guerres et

64

par la deroute des valeurs, se voyait condamne a une lente mort

a moins que sa generation ne fasse appel a de nouvelles sources

d'inspiration. Les deux grandee civilisations grecque et romaine

avaient deja enrichi la pensee europeenne depuis la Renaissance.

Mais Malraux croyait maintenant que les enseignements que l'on

pouvait en tirer n'apporteraient pas de solution utile aux

problemes survenus apres la 1ere guerre mondiale. Il entendait

plutot renouveler l'art et la pensee de !'Occident par un retour

aux arts primitifs et par la decouverte des civilisations encore

inconnues de son monde. Cette notion de l'art, Malraux l'avait

donnee dans son article sur "Les origines de la 122esie

cubiste" et dans saprefaceau "Catalogue .Qg !'Exposition .Q_,_

Galanis." Mais jusqu 'a cette date tout ne s 'etait elabore que

dans la pensee et par la pensee seule. Alors, il restait a voir

comment 1 'experience des arts etrangers pouvait effectivement

sauver ce quiparaissaitperdu dans 1 'Europe de 1 'apres- guerre.

Les fouilles archeologiques qu'Andre Malraux effectue en

Indochine en 1923 apportent une reponse partielle a cette

question.Delapenseesurl'art, Malraux passe a !'experience de

l'art. Ilallaittirerdela brousse cambodgienne quelques vestiges

de 1 'artKhmer.L'etude que nous ferons de ces fouilles tentera

d'abord de decouvrir les motifs profonds qui ont conduit Malraux

de temples grecs ou chretiens aux temples Khmers. No us

degagerons ensuite les notions que le jeune archeologue va

extraire de cette experience indochinoise, tant pour le domaine

des arts que pour celui de 1 'homme occidental. Tel sera le

permier objet de ce chapitre.

Le second traitera essentiellement du retour d'Andre

Malraux dans le monde europeen de 1925. En effet au moment ou

65

Andre Malraux revient de l'Indochine, !'Europe traverse une de ses

plus graves crises depuis la grande guerre. Tout avait ete

detruit. De nombreux intellectuels repetaient a la suite de Paul

Valery : "Nous autres, Civilisations, nous savons maintenant que

1 nous semmes mortelles."

Dans le monde occidental il y avait un sentiment

d'angoisse qui petrifiait les intellectuels. Le monde

de l'apres-guerre· s'interroge lorsqu'en 1925 Malruax commence

la redaction de son ouvrage La Tentation de 1 'Occident. Le

troisieme point de ce chapitre portera essentiellement sur le

role que Malraux veut confier a l'art oriental dans la

rennaissance de 1 'art occidental et f inalement nous essayerons

d' etablir un parallele entre 1 'Inde et 1 'Occident qui existe

dans l'oeuvre d'Andre Malraux.

Des etudes recentes, en particulier celle de Walter G.

Langlois I Andre Malraux, L, aventure indochinoise, ant reussi a

mettre a jour certains aspects interessants du voyage d 'Andre

Malraux en Indochine. A l'origine de ce voyage, il n'y a aucun

desir d'engagement politique. Ce n'est qu'apres avoir pris

contact avec la vie coloniale et avoir subi quelques revers de

!'administration locale que Malraux arrive a changer en mission

politique un voyage qui n'avait qu'un seul but 1 ' art khmer.

Voila, il nous semble, le point qu'il faut absolument mettre au

clair, Car, avant 1923, la recherche artistique d'Andre Malraux

correspond a une activite bien differente de l'action politique.

Andre Malraux s'embarque pour l'Indochine dans

!'intention de decouvrir quelques temples khmers situes sur

1. Paul Valery, Varie~e X, Paris, Gallimard, N.R.F., 1924, p.11 ..

66

"l'ancienne Voie Royale qui reliait autrefois Angkor au bassin

de la Memam. "1

Nous retenons pour l'instant que dans la

preparation du voyage de 1923 n'entre aucune consideration

d'ordre politique. La notion d'art que Malraux entend elaborer

en Indochine n'annonce pas en elle-m!me ce qui va venir; elle

couronne plut6t certaines theories sur l'art qu' il avait

pu emettre depuis 1920 - et que nous avons tente de relever

dans le chapitre precedent.

Malraux fait partie du monde de l'apres-guerre ou les

voyages deviennent de plus en plus frequents et sont facilities

par les progres techniques. Ces voyages l'etaient certes avant

la grande guerre, mais leur objet est maintenant radicalement

change. Le contact avec les pays etrangers repond chez Andre

Malraux a un desir d'elargissement de son experience de l'homme.

MArne avant 1923, la grande activite litteraire du jeune ecrivian

ne l'avait pas empeche de faire de nombreux voyages a Prague, a

Berlin, en Italie, en Grece. Ses etudes sur la poesie cubiste et

sur D. Galanis en particulier, s • alimentaient de reflex ions

. d 2 Lssues e ces voyages.

De plus, il y a chez Andre Malraux un jeune homme que

des problemes encore plus graves commencent a preoccuper.

Dans le mouvement qui le porte vers les civilisations du passe,

Malraux traduit la volonte de calmer une angoisse montante.Comme

toute une partie de sa generation, il a conscience que le plus

1. Andre Malraux, LaVoie Royaletf Paris, Grasset, 1930, P.44.

2 ·. I 1 est a remarquer que tous les romans d 'Andre Malraux, a l'exception des Noyers de l'Altenburg, se passent a

l'etranger et mettent en valeur des personnages etrangers.

67

grand ~v~nement de ces derni~res ann~es "c'est la mort de

Dieu". "Depuis l'an un de cette ~re 1'humanite est

2 essentiellement occupee a tuer 1'homme" . Le but de la recherche

artistique rejoint une preoccupation plus vaste et plus

profonde: redonner a 1' homme et a son passe artistique une

raison d'etre. Malraux avait apporte une reponse a cette

question en ~tablissant la necessite de la comparaison entre lea

diverses traditions artistiques. Lever les fronti~res qui

avaient traditonnellement separe les differentes formes de

l'art, c'etait accueillir a l'avance les oeuvres que des

fouilles arch~ologiques pouviaient eventuellement ramener a

jour. car 1 'art, pour Andre Malraux, n' a pas de temps. I 1 peut

repondre a nos angoisses comme il a repondu a celles des

civilisations auxquelles il s'adressait.

Un personnage des Noyers de 1' Altenburg exprimera precisement

cette pensee:

"Quand les primitifs peignent une

crucifixion, les personnages du calvaire sent

habilles comme les contemporains du peintre.si

vous voulez savoir ce que c'est que le temps

du Moyen Age, justement, representez- vous une

crucifixioan avec Saint-Jean en chapeau melon

et la Vierge sous un parapluie. Le Moyen Age

est un present eternel. Comme l'est autrement

l 'A ' ' 't' ,l s1.e pr 1.m1. 1. ve •

1. Clara Malraux, Portrait de Griselidis, Paris, P.Colbert,

1945, P. 36.

2. Andre Malraux, Lea Noyers de l'Altenburg, Paris, Gallimard,

1948, P. 140.

68

Selon Marlaux, la tache de tout artiste est de faire

en sorte qu 'un mythe aussi puissant que la crucifixion trouve

aujourd'hui son expression dans des formes qui nous scient

contemporaines. Les resurrections du monde remain et grec

abondent autant dans les oeuvres que dans nos musees, mais elles

manquent de vitalite et de nouveaute. Le monde lointain de

l'Asie promet soudainement des resurrections originales et

susceptibles de repondre aux preoccupations de la generation

d'Andre Malraux. C'est vrai que Malraux a voulu mettre son monde

en question. Car la mise en qestion du monde europeen, chez

Malraux, n' a jamais signifie le rejet de tout un systeme de

pensee. C'est pour mieux saisir le monde occidental et pour

contribuer a sa renaissance litteraire, artistique et morale

qu' 11 porte son regard vers 1 'Asie, non pour se convertir au

bouddhisme ou au confusianisme. En fait, Malraux desire

regenerer son propre monde, et il ne croit pas atteindre ce but

par la politique ni par l'economique mais par l'esthetique. Vues

sous cet angle, les fouilles archeologiques de 1923 prennent un

sens nouveau. Mais il faut accorder une certaine valeur aux

motifs secondaires qui ont pu entrer dans l'elaboration de ce

projet. Cluade Vannec, le heros de La Voie Royale, qui semble

resumer de fa~onprecise l'experience et les sentiments de

Malraux, avait quitte l'Europe parce qu'il n'avait aucune envie

"de vendre des autos, des valeurs ou des

discours, cornrne ceux de ses carnarades dent

les cheveux colles signifiaient la

distinction ni de construire des pants

comrne ceux dent les cheveux mal coupes

69

s~gn~t~a~ent la sc~ence. , Pc;Jrquo~

travaillaient-ils, eux ? Pour gagner en

consideration. Il ha~ssait cette

consideration qu' ils recherchaient. La

soumission a l'ordre de l'homme sans enfants

et sans dieu est la plus profonde des

suoumissions a la mort; done, chercher ses

armes ou ne les cherchent les 1

pas autres"

Les connaissances de Claude Van nee vont jusque dans

les moindres details des precedes de construction. "Les temples

khmers, dit-il a Perken, sont construits sans ciment ni

fondations"2

. Et lorsqu' il a fallu enlever une pierre qui en

bloquait une autre plus elevee, Claude a simplement creuse sous

la premiere. A Perken, qui demeure sceptique, Claude affirme

qu'il s'est prepare a cette mission en apprenant de lui-meme le

sanskrit.

"Je ne tombe pas du ciel, mais des langues

orientales: le sanskrit n'est pas toujours

inutile. Les administrateurs qui se sont

aventures par la, a quelques dizaines de

kilometres de la region topographiee, le

f . 3 d;t 1 d con ~rment" , ~ C au e.

Malraux a commence a etudier le sanskrit quand il etait tres jeune

1. Andre Malraux, La voie Royale, Paris, Grasset, 1930, p. 54.

2. Ibid. , P. 49.

3. Ibid., P. 45.

70

et semble avoir ecrit un essai 1

sur Shankaracharya quand il

n'avait que vingt ans. Il a re~u le Titre de Vachaspati (D.Litt.

honoris causa) de l'Universite (Sanskrit Vishwa Vidyalaya) de

Benares en 1965.

Claude possede egalement une carte archeologique du

Siam et du Cambodge qu' il "connaissait . . '2 m~eux que son v~sage•

Andre Malraux a vraisemblablement precede de la meme maniere. De

fa~on tres methodique, Claude avait entoure d'un cercle bleu les

villes mortes du cambodge, d'un rouge les temples deja

decouverts et explores, et il avait relie ces derniers entre eux

par une ligne noire qui partait de la region des lacs et du

groupe archeologique d'Angkor et remontait vers le bassin de la

Menam. Claude organise le plan de ses fouilles un peu a la

maniere dent Andre Malraux mettra sur pied les plans de la

battaille de Teruel en Espagne, en 1936. A une solide base

technique s'ajoute un domaine qui est bien particulier a

l'intellectuel et particulier a Andre Malraux celui de

!'intuition. En effet, rien ne pouvait laisser prevoir que

d'autres temples existaient sur le parcours Angkor-bassin de la

Menam. Vannec - Malraux est soudainement envahi par une pensee,

---------------------------------------------------------------f 1. The Times of India, 15-1-1973 ("Mr. Malraux's fascination

for India goes back to his teens when he started learning

Sanskrit. He has said that it was the easiest language to

learn because the pupils do not understand it and the

teachers do not either. This did not prevent him from

writing an essay on Shankaracharya when he was twenty or

from getting the Vachaspati title from Varanasi's Sanskrit

Vishwa Vidyalaya". )

2. Andre Malraux, op. cit., P. 17.

71

une certitude qu'il ne peut demontrer logiquement par les faits

mais qu'il sait etre absolument vraie.

"Des recoupements me permettent d'etre assure,

dit Claude a son ami I que la longueur que

l'on donne ici aux unites de mesure des

voyageurs anciens doit etre rectifiee il

faudra contr6ler le long de la Voie

plusieurs affirmations que l'on traite de

legendes,

1 promesses"

et qui sont pleines de

Et cependant, des special istes sont passes sur ces

chemins, avant l'archeologue amateur. Cependant, remettre en

question des notions generalement accptees, voila l'essentiel de

sa pensee comme c'est aussi l'esentiel de la reflexion sur l'art

d 'Andre Malraux. Les moyens techniques ne sont pas negliges

certes, mais par-dela les techniques intervient un eclair qui

fonde completement et sans hesitation la certitude du chercheur.

Ainsi Malraux s'est-il engage sur l'ancienne Voie Royale, a la

boussole, remachant l'idee que si !'Europe etait recouverte de

brousse, il serait absurde de penser qu'en allant de Marseille a

Cologne par le Rhone et le Rhin, on ne trouverait pas de ruines

de cathedrales2

Avant de pouvoir s'engager dans la brousse, Andre

Malraux devait s'entretenir a Hanoi avec le directeu~ de !'Ecole

Franc;:aise d • Extreme Orient I a la fois pour faire viser son

ordre de mission et pour mettre en marche le processus

---------------------------------------------------------------f 1. Ibid. I P. 46.

2. Ibid. I P. 44-45.

72

administratif qui lui assurerait un certain support materiel

porteurs, charettes, quides, etc. Andre Malraux a reproduit

assez fidelement cette entrevue dans une scene de La Voie Royale

ou Claude Vannec rencontre Albert Rameges. Cette scene joue un

role tres important dans l'elaboration des notions sur 1 'art

d 'Andre Malraux puisque c 'est a ce moment que Claude Vannec

expose devant le directeur de l'Ecole ses theories artistiques.

Done, la premiere fois qu' il les met a 1 'essai. Tout d' abord,

Rameges croit de son devoir et de sa fonction de mettre ce jeune

archeologue amateur en garde centre les dangers qu' il allait

rencontrer dans la brousse. Deux de ses charges de mission,

Henri Maitre et Odend'hal ont ete recemment assassines bien

qu'ils eussent parfaitement connu le pays. Mais Claude reprend

aussit6t qu'il n'est pas venu en Indochine ala recherche "du

confortable et de la tranquilite"1

On peut facilement apercevoir les veritables motifs de

cette mise en garde. L'Ecole Fran~aise d'Extreme Orient

exerc;ait un contr6le assez severe sur tout ce qui relevait de

l'archeologie en Indochine et elle ne permettait pas aisement a

un etranger, et a plus forte raison a un amateur, d'empieter sur

son terrain. D' aut ant plus que Rameges est convaincu que la

valeur des contributions l'histoire de l'art depend

esentiellement de la formation techinque, de !'experience, des

habitudes de discipline que !'Ecole se flattait de dispenser en

exclusivite en tout ce qui touchait l'art khmer. Mais Claude est

convaincu pour sa part que son intuition est juste, que sa

propre contribution peut servir a une meilleure connaissance de

1. Ibid., P. 64.

73

cet art. Claude possede une theorie bien arretee sur l'art. Et

du reste, Rameges semble en connaitre la substane puisqu' il

accueille Claude en lui disant:

"J'ai lu avec grande attention les

interessantes communications relatives aux

arts asiatiques que vous avez puliees,

l'annee derniere. Et aussi en apprenant votre

arrivee, je l'avoue votre theorie. Je dais

dire que j'ai ete plus irrite que convaincu

par les considerations que vous avez exposees;

mais en verite j'ai ete interesse. L' esprit

de votre generation est curieux"1

Il est clair qu 'Andre Malraux veut incarner sous les

traits de Rameges 1 'attitude des critiques traditionnels pour

qui une nouvelle synthese de 1 'art apparait d' abord suspecte

parce qu'elle vient menacer la leur. Nous l'avons vu plus haut,

Andre Malraux est de formation que nous pourrions appeler

"cubiste". Il n'a pu creer autrernent un personnage comme Claude,

ouvert aux arts etrangers de la merne rnaniere que Picasso etudie

un masque congolais ou polynesien. Mais de meme que les

resurrections de Picasso ne supposent pas chez lui de

connaissances ethnologiques approfondies, ainsi Claude n'est pas

arrive a 1 'archeologie par les chemins habituels mais par la

"philologie"2

• D'ou les reticences de Rarneges. C'est a partir de

ce moment - ci que les liens entre le personnage de Claude et

Andre Malraux se precisent. Car, dans !'expose que Claude fait

1. Ibid., P. 60

2 . Ibid. , P. 60

74

de sa thewrie, on peut reconnaitre aisement les notions que

l'etude des premiers textes d'Andre Malraux revelait. Observons

ces idees que Claude propose a Rameges.

"J'en viens done a dire, affirme Claude, que

la valeur essentielle accordee a l' artiste

nous masque l • un des poles de l a vie de

1 • oeuvre d • art l'etat de la civilisation

qui la considere. On dirait qu'en art le

temps n'existe pas. Ce qui m'interesse,

comprenez-vous, c'est la decomposition, la

transformation de ces oeuvres, leur vie la

plus profonde, qui est faite de la mort des

hommes. Toute ceuvre d'art, en somme, tend a

devenir mythe"1

Nous avons resume ici !'experience artistique d'Andre

Malraux entre 1920 et 1923. "La valeur essentielle accordee a

l'artiste", c•est dans la pensee d'Andre Malraux le phenomene de

l'art moderne par opposition aux arts anciens ou l'artiste etait

presque toujours anonyme. Cette valeur de 1' artiste, Malraux

l'avait rencontree dans l'oeuvre de Pierre Reverdy, celle de

Guillaume Apollinaire2

• Cependant, l'etude sur Galanis, en 1922,

entendait etablir l'equilibre en affirmant que l'artiste, malgre

son independance absolue, et qu' il le veuille ou non, exprime

toujours une civilisation particuliere, la sienne. Claude Vannec

cherche a percer le mystere de la civilisation disparue des

Khmers parce que la connaissance qu'il en aura deviendra la cle

1. Ibid., P. 60-61.

2. Voir supra, chapitre I.

75

des oeuvres que ses fouilles devoileront. Or, depuis 1920, Andre

Malraux interroge l'oeuvre et les civilisations disparues, et il

tente de comprendre la psychologie particuliere des mutations

que subissent les oeuvres avant de nous atteindre au xxe siecle.

Claude affirme encore qu'en art, "le temps n'existe

pas". Prise en elle-meme cette phrase ne se comprend que tres

difficilement. Mais si l'on rappelle la distinction que Malraux

fait entre le temps de l'art et le temps artistique, dans son

etude sur Galanis, il devient evident que Claude interroge l'art

khmer pour y decouvrir la fois !'affirmation d'une

civilisation homogene, et l'eternel surgissement de formes

artistiques qui, elles, ne sent pas liees a l'Histoire; ou

plut6t, le sent de mains en moins a mesure que s'eloigne de nous

la civilisation dent elles ont incarne certaines images.

Le troisieme aspect de la theorie de Claude, l'interet

pour la "decomposition et la transformation des oeuvres", n'est

pas non plus etranger aux conceptions de Malraux avant 1923.

Andre Malraux se rend en Indochine pour cannaitre davantage le

sens de la transformation que l' art khmer a fait subir aux

formes qui l'ont precede. Comme les idees, la terre ou l'etre

humain, l'art se metamorpose en etats successifs. Il s•agit pour

l' artiste de saisir cette succession. Rameges lui-meme, cet

archeologue qui ne peut preferer une oeuvre a une autre parce

qu'il con9oit sa science comme detachee de tout sentiment

humain, avoue qu'il perd parfois de son assurance face a

certaines metamorphoses qu'il ne peut expliquer. Malraux

manifeste sa presence dans ces paroles de Rameges :

"Garder sa confiance n'est pas toujours

facile, je le sais bien ... Voyez ce morceau

76

de poterie, la sous ce livre cui. Il nous est

envoye de Tien Tsin. Les dessins sent

grecs, archal:ques sans aucun doute VIe

siecle au mains avant le Christ Et le

dragon chinois figure sur le bouclier : Que de

chases a reprendre, dans les idees que nous

avions des rapports entre 1 1 Europe et 1 1 Asie

avant l 1 ere , . 1

chret1.enne:" .

Andre Malraux, des 1923, prend done un contact brusque avec la

realite de la transformation et de la metamorphose des oeuvres.

Les sculpteurs des temples khmers, enfouies sous une epaisse

mousse, abodonnees par les Annamites et !'administration

franc;ise, reprennent tout a coup une existence mysterieuse:

elles obligent le jeune archeologue a reviser de fond en comble

les notions occidentales de la vie des oeuvres d'art. Seul un

esprit comme celui d 1 Andre Malraux, axe sur des conceptions

modernes de l'art, pouvait accorder aces revelations leur juste

valeur.

Si Claude vannec termine le bref expose de sa theorie

par: "toute oeuvre d'art tend a devenir mythe", c • est que dans

la pensee d 1 Adnre Malraux cette derniere notion occupe une place

capitale elle englobe toutes les autres. C'est leur

transformation en mythe que toutes les oeuvres accedent au

domaine propre de 1 1 art. Mais 1 'oeuvre d'art n • est pour Claude

qu•un possible de significations, une possibilite qui dort, soit

dans les musees, soit au fond de la brousse, jusqu'a ce qu'elle

soit ramenee a la vie reelle par le "pouvior de resurrection"

1. Andre Malraux, La Voie Royale, P. 62.

77

que seul 1 • artiste possede :- L • oeuvre ne meurt pas precisement

parce qu'elle est possibilite infinie de metamorphoses. Ces

"dieux de pierre vernia par les mousses, une grenouille sur

1, epaule et leur tete rongee' a terre'' a cote d, eux' ne sont pas

pour Claude le symbole de la destruction et de la mort; ils sont

au contraire la plus eclatante manifestation du pouvoir de

!'artiste de vaincre la mort2

• Ce qui attache Andre Malraux aux

arts khmers, c'est la certitude d'en voir surgir la preuve de

"l'archarnement des homrnes a se defendre centre leur

3 mort . La Voie Rovale nous fait revivre les premiers contacts de

Claude avec les oeuvres du temple de BanteaJ: -Srey et il se

degage de ce recit quelque chose d'a la fois profond et

saisissant. Toute la scene est vue a travers les yeux de Claude

qui, face a la lourde presence de ces pierres, decouvrait "un

accord soudain .•• entre la foret, le temple et lui-meme". Devant

lui, deux danseuses "parmi les plus pures" semblaient executer

les mouvements qu'un artiste lointain leur avait communiques. Et

pendant que les hommes maniaient en blocs,Claude baigait dans

une delicieuse et profonde reverie en regardant les tetes des

statues dont les "levres sour iaient comme le font d' ordinaire

celles des statues khmers", une mousse tres fine les recouvrant,

4 d'un gris bleu, "semblable au duvet des peches d'Europe".

Le retour d'Indochine marque un temps aussi important

dans !'evolution de la pensee sur l'art d'Andre Malraux, que le

1. Ibid., P. 61

2. Ibid., P. 61.

3. Ibid., P. 62

4. Ibid., P. 110-118.

78

fut son depart en 1923. Le jeune archeologue de 1923 partait a

la recherche d 'un renouveau artistique et il semble qu' il ait

atteint son but: l'etude que nous ferons maintenant du theme de

1' art dans La Tentation de !'Occident, paru en 1926, montrera

precisement que !'experience indochinoise a enrichi de donnees

nouvelles sa conception de l'art. Mais durant les deux annees de

son absence, le monde europeen a continue l'apre discussion qui

remettaiten question les valeurs fondamentales de la

civilisation occidentale. Revenu d' Indochine fin 1925, Andre

Malraux engage alors la totalite de son experience asiatique au

coeur meme du debat en cours.On ne pourrait done saisir

!'evolution de sa conception de l'art sans faire entrer en ligne

de compte l'etat dans lequel se trouve l'Europe en cette epoque

troublee. Malraux a compris au cours de son voyage en Indochine

que sa conception sur 1' art devait necessairement trouver un

accord entre le passe qu'elle decouvrait et le present qu'elle

pouvait observer. C'est en ce sens que Malraux affirme que la

metamorphose du passe touche dans la measure ou il y a

simultanement "une metamorphose du 1

regard" • Fondamentalement,

c 'est toute une philosophie de 1 'homme et de 1 'uni vers qu' i 1

faut modifier pour que le passe et le present artistiques se

reconcilient et entretiennent un veritable dialogue. I1 s • agit

de retrouver l'accord de l'homme avec lui-meme, et cela en ne

negligeant pas la lourde part d'heritage qui entre dans la

composition de toute action humaine et de toute pensee. L'Asie

aura montre a Andre Malraux une voie vers cet accord.

---------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, La Metamorphose des Dieux, Paris, Gallimard,

1957, P. 21.

79

Malraux s 1 aper~oit que les problemes qui ont secoue

!'Occident depuis 1900 se sont singulierement precises et

aggraves. L'avant-guerre avait deja ressenti les premiers effets

de la mort de certaines valeurs traditionnelles. L'Occident

traversait les phases initiales d'une de ses plus graves crises

spirituelles et la jeunesse d'avant-guerre avait tres justement

compris les causes de cette crise. Pour J .R. Bloch la cle du

probleme se situait dans le fait que 1 'Europeen cessait d' etre

un homme catholique. Certains pla~aient Nietzsche a la base de

ce phenomene nouveau: la mort de Dieu. Mais la question etait

trop vaste pour etre le fait d'un seul homme. Contrairement a ce

que pensent certains critiques chretiens, ecrit Albert Camus

dans son Homme f:evolte.f' "Nietzsche n' a pas forme le projet de

tuer Dieu. Il l 1 a trouve mort dans l'ame de son temps. Il a, le

premier I compris 1, immensite de 1, evenement" 1

. Ce qu, il y a de

totalement nouveau dans les donnees du monde occidental, c'est

que le mythe essentiel qui en composait 1 'arne et justifiait

toute une serie d 1 actions, s'est desagrege de lui-meme.

L'Occident avait connu ses plus hautes expressions quand le

mythe chretien avait su opposer aux chaos du monde son pouvoir

d' integration et d'unite. L'homme occidental, comme le monde

dans lequel il vivait, s'etait constitue a partir des forces du

mythe chretien. Mais tout grand mythe meurt lorsqu' il dev ient

impuissant maintenir la vie, lorsque sa puissance

d'integration se retire de lui. L'Occident a precisement connu

cette mort lente du mythe chretien. La Renaissance l'amorce; le

XIXe siecle la confirme. Parvenu au terme de ce long mouvement

---------~-----------------------------------------------------

1. Albert Camus, ~~Homme !:evolte, Paris, Gallimard, 19Sl,P.91. :..;.._,.

80

de desagn§gation l 'homme occidental constate que malgre la "mort

de Dieu", il ne peut pas se detacher totalement de certaines

structures de pensee et de sentiments, meme de strutures

sociales issus du mythe chretien. C'est ce qu'Andre Malraux

ecrit dans D'une jeunesse europeenne.

"Le monde chretien a une fa9on particuliere de

voir le monde. Il s'est impose a l'Occident.

Notre premiere faiblesse vient de la

necessite oii nous semmes de prendre

connaissance du monde grace a une "grille"

h ,, . 1 h'' 1 c ret1.enne, nous qu1. ne semmes p us c ret1.ens"

La "grille" chretienne s' impose done toujours a la

generation d'Andre Malraux. Ce dernier en a d'autant plus

conscience que les observations qu'il fait sur l'art occidental,

l'art des cathedrales par exmple, arrivent a un moment oii defile

sous les chapiteaux et les portails le cortege des fideles. Les

objets qu' il veut considerer comme oeuvres d'art sont encore

statues pour une partie de ses contemporains. La generation

d 'Andre Malraux ne peut toutefois sentir ces oeuvres comme des

statues car la foi qu 'elles proposent est "amour et apaisement".

Et Malraux ecrit dans La Tentation de l'Occident: "Je ne

l'accepterai jamais; je ne m'abaisserai pas a lui demander

2 1 'apaisement auquel rna faiblesse m' appelle"

La plus tragique verite se presente alors a 1 'esprit

1. Andre Malraux, D 'une jeunesse europe.§.!.'l!lg, Paris, Grasset,

1927, P. 137.

2. Andre Malraux, La Tentation de l'Occident, Paris, Grasset,

1926, P. 217.

81

d'Adnre Malraux : ce n'est pas en quelques annees que l'homme se

consolera de la perte de Dieu. Le spectacle qu'offre le monde de

l'apres-guerre provoque chez tout artiste un mouvement

d'angoisse. car detruire Dieu, c'est du meme coup detruire les

valeurs que Dieu patronnait. Famille, Patrie, Justice, Grandeur,

Verite, il n'est plus d'ideal auquel la jeunesse puisse se

sacrifier sans y apercevoir les traces de la misere humaine.

Certes, l'effort du xixe siecle a ete grand. Les realisations de

la science et de la technique permettaient encone d'esperer et

1 'humanisme moderne allait peut-etre decouvrir un mythe aussi

puissant que l'avait ete la chretiente. Mais un malaise

grandissant envahit peu a peu 1 'esprit des occidentaux. Andre

Malraux dans son essai D'une jeunesse europe~ ecrit : "Notre

civilisation, depuis qu'elle a perdu l'espoir de trouver dans

les sciences le sens du monde, est privee de tout but

spirituel". Ce sentiment semble caller a 1 'homme occidental

comme un cancer. Le progres n' arrive plus a effacer cette

realite brutale et le monde occidental tout entier en vient a

une appreciation negative non seulement de sa culture et de son

art, mais de toute culture et de tout art. Dans l'ordre

intellectuel et artistique la rupture est encore plus apparente.

Car c'est dans la creation qu'apparaissent souvent les principes

memes de la ruine d'une civilisation. Les grandes

intellectuelles et artistes du XIXe siecle avaient tente de

reconstituer 1 'homme selon un ordre nouveau l' individu. Et

voila bien la caracteristique la plus constante de l'Occident.

Selon Andre Malraux deux sources precises alimentent ce

mouvement vers le "Moi": la Grece et le christianisme. A la

sensation d'etre un fragment du monde, sensation qui se

82

rencontre chez tous les peuples primitifs et que leur art

exprime abondamment, les Grecs substituerent "la conscience

d'~tre un ~tre vivant, total distinct ... L'Occident nait 1A"1

.

Cette marque du genie grec se retrouve egalement dans son art:

la statuaire grecque est l'individualisation d'une qualite

particuliere de l'homme. La tragedie grecque est la protestation

d'un individu centre les forces qui le retiennent encore

prisonnier. Et m~me les dieux grecs affirment non pas un

principe general mais une personnalite aux contours tres

definis. C'est aussi un trait du christianisme d'avoir con9u

l'homme comme un individu agissant, conscient et responsable de

ses actes. Le Chinois Ling n'ecrit-il pas a A.D., dans

La Tentation de l'Occidenti

""L'importance que vous attribuez a certains

actes qui vous bouleversent •.. ne vient-elle

pas d'une intelligence inattentive, et

peut-~tre mal preparee par une religion qui

ne cesse de vous faire croire a votre

. t . 1'- 2 ex1s ence part1cu 1ere?"

L'Occident est l'une des rares civilisations a avoir ecarte

graduellement la responsabilite et le peche collectifs et avoir

fonde sa morale sur l'individu. Les chemins de la solitude sont

ouverts et viennent ceux de 1' angoisse. Telle est egalement la

qualite essentielle d •une large part de l' art occidental la

concurrence des personnalites par la creation d'oeuvres les plus

attrayantes possibles les plus plaisantes a l'oeil ou a

1. Ibid., PP. 68-69.

2. Ibid., PP. 45-46.

83

1 'oreille. L'homme est tout entier absorbe par son

individualite et une seule certitude demeure en lui: son propre

MoL C'est a peine s 'il per~oit autour de lui sa vie commune

avec les autres etres.

Toutefois, et meme si Andre Malraux fait dire a son

personnage Ling qu' il prend un divertissement exquis au

spectacle de la chasse a 1' individu chez les occidentaux, il ne

faut pas croire que 1 'ecrivain rejette totalement ce trait du

genie de sa civilisation. Occidental lui-meme, toute sa notion

d'art repose sur la conviction que le geste createur d'un

individu privilegie, l'artiste, est source de beaute et de

redemption. "La conscience d'etre un est l'une des donnees

irreductibles de 1 'existence humaine"1

lisons-nous dans La

Tentation de 1 'Occident. Il sait que la jeunesse de 1925 doit

rejeter une partie de l'heritage de l'individualisme parce

qu'elle ne peut rien accepter de ce palais qui recele tant de

richesses provisoires et est tisse de vains desire, d'espoirs et

de reves. Par contre Andre Malraux partage avec Marcel Arland

1' idee que le seul objet digne d' interet durant ces annees

troublees est le "Moi". Malraux veut faire du Moi non pas un

dernier refuge mais une premiere valeur.

Dans l'ordre intellectuel et artistique, la generation

de 1925 se voit dans la necessite de rompre avec l'effort d'un

siecle bien que sa sensiblilite n'en so it pas encore

completement detachee. C'est toute cette passion du XIXe siecle,

attachee a 1 'homme et a 1 'affirmation vehemente du Moi que la

generation d'Andre Malraux refusecommebasede creation. Dada

1. Ibid., P. 143.

84

et le surrealisme se sont appliques a le faire. Dans La

Tentation de l'Occident, le jeune Chinois Ling ecrit a A.D.: "Il

y a dans l'acceptation par toute une race de l'ideal qui regne

ici quelque chose de bas et d 1 . 1 e vu ga~re" L'Europe

traditionnelle, celle des valeurs de conquete et du culte des

heros, cette Europe, pour un jeune homme qui a connu en Asie la

quietude orientale, apparait comme un immense cimetiere ou ne

dorment que des "conquerants morts et dont la tristesse devient

plus profonde en se parant de leurs noms illustres"2

• Elle ne

laisse dans son esprit que 1 'image du desespoir parce qu' il

n'aper9oit pas encore quelle notion de l'homme et de l'art saura

tirer de son angoisse une civilisation dominee par la solitude.

Dieu est mort et avec lui tous les dieux occidentaux ont suivi

la pente fatale. Retour d'Asie, Andre Malraux commence a mesurer

l'ampleur que sa reponse au probleme de l'art devra emprunter si

elle doit recevoir quelque audience aupres de son entourage. Car

il n'est plus question de discuter dans une revue pour inities

deux ou trois problemes particuliers a un artiste ou a un

ecrivain. Conscient de la disparition des valeurs essentielles

du monde occidental, il doit maintenant entendre la discussion

du probleme de l'art a l'echelon universel-donnons ace mot

toute sa portee-. Sa recherche dans les arts du passe et sa

conception d'un art nouveau doivent servir a la structuration de

l'univers et a la reintegration de l'homme dans le monde. L'art

atteint ainsi a une question fondamentale: il se veut une

totalite et une synthese certains diront plus tard une

1 Ibid., P. 57.

2. Ibid., P. 217.

85

mystique, une 1. . 1 re ~g·:1.on Mais la tache s'annonce cependant

difficile. De retour en Occident, Malraux voit que le renouveau

qu'il approte d'Orient rencontre une opposition virulente de la

part des forces traditionnelles, Il existe en Occident une force

sourde et puissante qui defend les conceptions traditionnelles

de l'art avec un achatnement sans mesure. A ceux qui clament tres

haut que Dieu est mort et que le christainisme a cesse d' agir

sur le monde occiden~al, on repond que l'ame, la conception de

la vie et de l 'univers, tous les principes de discernement. et

d'evaluation morale, :tout vient d'un christianisme encore fort

v igoureux. Pour Henri· Mass is,.

"l'ordre chretien, ses fondations vivantes,

sont devenues a ce point inherentes a notre

etre que nos erreurs elles-memes semblent

~ d d d . . 2 encore revetues e cette gran eur 'or~g~ne"

Certes, Henri Massis· remarque que l'Occident est plonge dans

l'anarchie, mais la solution est tres nette pour lui: il s'agit

de restituer a l 'Europe. "La conscience de ses energies

inter ieures, ce sens. de 1 'homme qu 'elle a laisse s 'obscure ir" 3

.

Done, un retour a 1 'ordre ancien. Les defenseurs de 1 'ordre

voient encore dans le raidissement du sentiment national une

force susceptible de retenir les esprits dans une seule

communion d'idees. car, selon Massis, le sort de l'Occident

--------------------------------------------------------------1. Cf. Andre Blanchet, La Religion d'Andre Malraux, in Etudes,

T. 261 et 262, juin-Juillet -aout 1949, PP. 45-46, 289-306.

2. Henri Massis, ~efense de l'Occident, Paris, Plon, 1927, P.

221.

3. Ibid., P. 252.

depend, dans une certaine mesure et d'un certain point de vue,

de la force dont fera preuve la France,- D'ailleurs, Henri Massis

n'est pas le seul a jouer la carte du nationalisme. Avant la

guerre 1914-18, Maurice Barres avait utilise de pareils

arguments et defendu la Nation centre l'envahissement de valeurs

"barbares". A l'envahissement de formes etrangeres et

"barbares", autant en art qu'en politique, il faut opposer

1 'intelligence fran~aise. Jacques Riviere a cristallise cette

position dans un texte qui n'est pas sans etonner aujourd' hui :

"L' intelligence fran~aise est la seule qu' il

y ait au monde. Nous seuls avons su conserver

une tradition intellectuelle, nous seuls avons

continue de croire au principe d'indentite. Il

n 'y a que dans le monde, je le dis

froidement, qui sachions encore penser. I 1

n'y aura encore matiere philosophique,

litteraire, artistique que ce que nous dirons

. 1 qu1. comptera"

Apres la lecture de ce texte, il devient apparent que pour les

defenseurs de l'ordre et de la tradition, le mouvement de 1925

qui ouvre les frontieres vers l'Asie et que Malraux offre

precisement son retour d' Indochine, equivaut une

desagregation de 1 'esprit et repond au desir tragique de se

perdre, d' aneantir sa personnalite. Car 1 'Occident est encore

pour eux le monde de l'ordre et du triomphe de la raison et ils

per9oi vent 1 'Orient comme le monde du desordre cosmique et de

!'illusion. Vu sous cet angle, !'interet que certains

1. Ibid., P. 136.

87

occidentaux ont _pour l'Orient semble, au premier abord, un

tragique contre sens. L • Homme occidental a voulu etre quelque

chose et il a progresse dans ce sens; il n'a pas consenti a se

perdre dans l'univers. Comment alors justifier cette volonte de

renoncer a l'effort de la raison qui dure depuis plus de vingt

siecles en Occident ? Fort de la conviction que les valeurs de

l'Occident survivront et doivent se repandre de par le monde,

Andre Gide repond a une enquete de 1925 en ces termes:

"Je crois que la civilisation d'Extreme

Orient trouvera beaucoup plus a recevoir de

nous que nous n'avons a accepter d'elle.

L'Orient peut apprendre de l'Occident a

s•organiser, a s'armer, a se defendre, peut-

etre meme 1 a attaquer"

Or, les valeurs que Gide voudrait que l'Orient prit de nous sont

precisement celles qui, en Chine, vont amener la catasprophe et

la dissolution de l'ame orientale. Les notions de combats et de

conquete sont aussi nefastes au monde oriental que les valeurs

de contemplation, d'extase et d'apaisement le sont pour

l'Occident.

Gide, pourtant a modifie cette vision axee sur

l'Occident au moment ou il a essaye une traduction du

"Gitanjali"2

de Rabindra Nath Tagore ce qui demande

l'etablissement graduel d'un discours europeen qui se tend plus

-----------------------------------------------------~----------

1. Andre Gide, "Reponse a l' enquete", dans Les Cahiers du Mois, OS

n 9-10, fevrier-mars, 1925, P. 18.

2. Id. Offrande Lyrigue (traduction du Gitanjali), Paris,

Nouvelle Revue Fran~aise, 1914.

en plus a fraterniser authentiquement avec les vrais opprimes,

c'est-a-dire, les colonises du tiers monde. Ainsi il acceptera

implicitement les theses malruciennes d'une exigence de la

fraternitee non vaguement universelle mais ancree dans la

realite concrete, voire historique et sociale.

Mais !'Occidental s'est longtemps mepris sur la

grandeur de la civilisation orientale. La reponse qu'Andre

Malraux fera au "Manifeste des Intellectuels de droite" de 1925

eclaire cet aspect ignore de l'Asie. Pour l'ordre, meme

interieur, l'Asie n'a rien a apprendre de nous, declare Malraux

dans ce texte qui semble repondre a celui de Gide. Avant

d'arriver a la structure de la societe chinoise, !'Occident en a

encore pour deux cents ans. "Charlemagne, affirme encore Malraux

est un assez mince empereur a cote de Chengiz Khan", de Timour

Denk qui posseda la moitie de 1 • Asie et ecrasa 1 'armee turque

laquelle venait de battre les chretiens a Nicopolis. Pour Andre

Malraux, la cour des Valois du XVIe siecle a cote de celle des

Rois perses montre certaines differences qui ne sont pas toutes

en faveur des Occidentaux. De plus, Paris est une confusion de

ruelles, au Moyen age, quand les architectes persans tracent les

grandes avenues d' Ispahan, "dessinent la place Royale aussi

grande que celle de la Concorde". Andre Malraux estime que

Versailles est un assez petit travail a cote de la ville

interdite de Pekin1 .

Si 1 'Orient exerce un certain attrait sur quelques

esprits de 1925, c'est parce que !'Orient renferme peut-etre la

1. Andre Malraux, "Les ecrivains, la culture et la guerre" dans

Vendredi, 8 novembere 1935, P. 3.

89

reponse aux questions d'ordre artistique que !'Occident se pose.

on cherche fievreusement une reconciliation de l'homme avec

lui-meme et avee l'univers. Face a une tradition artistique et

humaniste qui a consacre la rupture de l'homme avec tout ce qui

n'est pas lui-meme, il devient difficile mais urgent de le tirer

de sa solitude, source de son angoisse. Les intellectuels et les

artistes occidentaux se sont appliques a fouiller minutieusement

les moindres rec:roins de 1' arne humaine, a en deceler les tares

diverses. Andre Malraux sent maintenant le besoin d'une demarche

inverse qui permettrait de retrouver l'unite perdue. Autrefois,

l'unite se faisait auteur d 'un passe limite la Renaissance

trouve son unite par un retour a l'Antiquite. Mais maintenant,

ce n •est plus l'Europe qui envahit la France, c 'est le monde

entier avec tout son present et son passe, "ses offrandes

amorcelees de formes vivantes ou mortes et de meditations"1

.

L'Orient propose une certaine unite parce qu'il a toujours conc:ru

la vie comme un ensemble indissoluble. Le Chinois Ling, dans La

Tentation de l'Occident, ecrit ace propos:

"Nous savons et sentons qu • a pres chaque acte,

quelle que soit son importance, une vie

encore cachee propose ses ramifications sans

nombre. La vie est une suite de possibilites" 2

Remarquons ici 1' etrange echo des notions sur l' art qu 'Andre

Malraux avait exposees avant son depart pour l'Indochine.

L'oeuvre d'art, il la concevait comme un germe lance au hasard

de l'histoire et qui subissait des transformations successives.

----------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, La Tentation de l'Occident. p. 143.

2. Ibid., P. 44.

90

L'oveuvre etait pour lui une suite de possibilites, prete a se

reanimer a tout instant et qui entrainait avec elle aussi bien

son avenir imprevisible que son passe accumule. L'art oriental

se fonde sur des notions semblables. L'artiste oriental, comme

le sage devient un "lieu" non-limite a lui-meme, mouvement au

sein du Mouvement. ouverte des ses debuts sur les arts

etrangers, la pensee sur l 'art d 'Adnre Malraux les acceuille

comme l'oriental acceuille les mouvements du monde. Cela suppose

evidemment un univers d'oii "tout point fixe soit exclu" et oii le

mouvement, le changement, les rapports nouveaux et la naissance

sont a la base meme de la demarche de 1 'esprit1

Sans doute,

Andre Malraux avait connu, avant 1923, les recherches

passionnees de certains artistes qui desiraient se renouveler a

tout prix. Leurs tentatives retenaient !'admiration du jeune

critique d'alors parce qu'elles montraient chez ces artistes la

volonte de ne plus se laisser seduire par l'illusionisme propre

a l'art occidental. Avec Dada et le surrealisme, les choses se

passent comme si le monde occidental avait impose a ses artistes

le sens meme de sa d . ~ . 2 es~ntegrat~on Il leur a rendu

insaisissable du meme coup les mondes qui etaient etrangers au

sien. L'experience artisitique de l'apres-guerre, malgre ses

riches promesses, aboutit a une notion de 1 'art aussi fermee

que ne l'avait ete l'art du XVIIe siecle. C'est ici que Malraux

fait intervenir son experience de l'Asie. L'art oriental a eu

1. Id., D'une jeunesse europem, P. 152.

2. Andre Malraux ecrit dans La Tentation de 1 'Occident : "chaque race, et peut-etre chaque grande culture, oblige ceux qui lui sont SOumis a la creation d'un reel

particulier". (P.l37)

91

son histoire et selon Malraux elle nous apprend d' abord que

1 'artiste tient son art pour le grand moyen de "communion de

1 . 1

l'homrne avec 'un~vers • En realite, 1 'art oriental est 1 ie a

une pholosophie globale de !'existence, ce qui n'a pas toujours

ete le cas en Occident. A !'oppose de !'Occident ou la gloire

supreme de l'histoire de l'art est de se jouer au fond

d' innombrables consciences obscures et tourmentees !'Orient

cherche un etat de purete et de communion de l'ame avec

l'Univers d'ou vient "la seule expression sublime de l'art et de

l'homrne"2

• Entre !'artiste occidental et !'artiste oriental il y

a une difference de nature: 1 'acte createur du premier est un

geste de conquete et d'opposition; chez le second, la creation

cherche avant tout a reconcilier, a unir et a elever. Dans

!'esprit oriental, toute oeuvre d'art, quelles que scient ses

qualites, est une oeuvre mineure parce qu 'elle n 'est qu 'une

"proposition de la beaute"3

. De plus, Adnre Malraux s'attache a

l'art oriental pur d'autres raisons. Dans La Tentation de

1 'Occident, Ling affirme que les Chinois possedent un sens des

vies etrangeres, "des vies essentiellement differentes des

n6tres". Ce sesns impregne l'art populaire et les arts

plastiques chinois a tel point qu'il est impossible de les bien

d ~ . 1 . 4 compren re a quconque ne s 'appu1.e pas sur u1." • En cela,

Malraux demeure fidele a l'esthetique cubiste des artistes qu'il

a connus. Les artistes de cette epoque brisaient avec un art qui

1. Id., Les Voix du silence, P. 42.

2. Id., La Tentation de !'Occident, P. 40.

3. Ibid., P. 38.

4. Ibid.: P. 117.

92

s'etait presque invariablement efforce d'imiter la nature. Ou

plut6t, ils brisaient avec une conception de l'art ou l'oeuvre

devait aider a connaitre le sujet reel ce qui s'etait

reellement passe a Bethleem, ce qui s'etait passe sur tel ou tel

champ de bataille. C'etait facile a comprendre que Malraux s'est

attache a 1' art oriental qui n' a pas, selon - 1 ui, connu de

periode" realiste". Il con9oit alors 1' artiste oriental comrne

celui quiarrive a une notion des etres ou des choses non par la

connaissance rationnelle mais par le jeu de sa sensibilite sur

les etres et sur les hoses. Ainsi Malraux constate que

l'Occident n'a jamis pu representer des animaux qu'en tant que

parodie de certains gestes humains tandis que l'Orient a su

creer des caricatures d'animaux qui se passent de toute

comparaison avec la realite humaine. Le bestiaire des portails

europeens represente quelque chose de tres precis: la betise

humaine, le Peche, l'Amour, etc, tandis que celui d'Orient vit

de sa propre vie, adore le Bouddha au meme titre que les sages.

Le Chinois Ling explique que sans doute l'usage des caracteres

ideographiques a empeche les orientaux de separer les idees de

leur contenu sensible. A une idee correspond, dans l'esprit

oriental, un equivalent platique, un signe. Il n'est done pas

etonnant que l'art oriental n'imite jamais, ne represente pas,

. . . f. 1 mal.s sl.gnl. l.e Tout y est symbole. Et la valuer accordee a

l'oeuvre d'art n'est pas fondee sur ses rapports avec une

certaine realite mais sur sa force de signification d'un au-dela

ideal, sur-humain. L'idole a plus ieurs bras que l'on rencontre

souvent dans l'art khmer peut paraitre aux yeux d'un Occidental

1. Ibid., P. 133.

93

comme l'allegorie grotesque d'un etat humain, un peu a la fa9on

dont le monstre de Moliere, le Misanthrope, semble etre

l'excroissance d'un travers humain. Mais dans !'esprit oriental

il n'y a pas d'excroissance, seulement des exstences

sur-humaines aupres de qui 1' idole a plusieurs tetes ou a

plusieurs bras n'est que l'intercesseur.

Il y a egalement dans l'art oriental cette volonte de

fa ire revivre certains rythmes, certains mouvements de

sensations, qui est for eloignee de la tendance OCCidentals a

tout representer par la ligne immobile du contour-"La ligne est

le symbole de 1 'espece morte" ecrit . 1

L~ng La philosophie et

l'art orientaux reposent en somme sur cette volonte de saisir,

ou plut6t de suivre les rythmes des etres et des choses.

L'artiste oriental ne connait pas le monde au moyen d'un systeme

coherent, non c'est prendre une conscience . 2 ~ntense • Cette

attitude fondamentale face a 1 'objet rappelle en Occident une

philosophie comme celle de Bergson, par exmple. Toute creation,

selon Andre Malraux est une possibilite infine de transformation

d'ou la logique do it necessairement etre exclue. Seule

!'intuition peut permettre la saisie des metamorphoses

successives de !'oeuvre d'art. Voila pourquoi Ling, !'oriental

de La Tentation de 1 'Occident, trouve parfaitement normal qu 'a

Rome tant d'eglises chetiennes aient emprunte aux temples paiens

les colonnes de leur fa9ade ou de leur interieur. Ces eglises

parees des restes de l'Emprie romian sont pour lui remain sont

pour lue un etat du mouvement beaucoup plus vaste des rythmes

1. Ibid. I P. 121.

2. Ibid., P. 158-159.

94

de l'univers de formes. C'est ce qu'Andre Malraux appellera en

1957 la "metamorphose des dieux". Or, nous ne sommes qu'en 1926.

Si, d'une part, !'Oriental Ling peut prendre

consicence da la metamorphose des formes occidentales, d'un

autre cote son esprit asiatique se refuse a accepter le musee

tel que le con~oit !'Occident. Les musees europeens de~oivent un

oriental parce que les oeuvres d'art semblent participer a un

genre de competition ou seront vainqueurs lea oeuvres qui auront

exerce la plus subtile seduction sur le spectateur. L 'Europe

prefere la satisfaction de juger "a la joie plus fine de

1 comprendre" • Les musees n'apportent done a Ling aucun plaisir:

les maitres y sont enfermes et ils rivalisent entre eux avec

leurs oeuvres eternellement irreconciliables. Telle est la

manieredontLingentre-voitles musees traditionnels. Du reste

Andre Malraux lui-meme parle sous la plume de Ling. Car

1 'ecriain fran~ais connait deja l~s mecanismes de la vie des

formes et il sait, pour l'avoir ecrit en 1922 dans son etude sur

D. Galanis, que saisir les donnees specifiques de l'art, c'est

d' abord comparer et opposer. Mais nous voyons maintenant que

comparer et opposer, dans sa pensee, ne signifiait pas un geste

qui fige face a face les caracteristiques de deux oeuvres d'art

ou de deux artistes. C'est ce que font les musees traditionnels.

Ce que Malraux ententait en 1922, Ling vient 1e preciser en

1926: l'opposition et la comparaison, loin d'etre des operations

statiques de l'esprit, sont 1a mise en presence des differentes

formes de 1'art a tout instant de leur transformation et de leur

metamorphose. Andre Malraux con~oit ses rapports avec les

1. Ibid., P. 123.

95

oeuvres de son Musee Imaginaire comme l'artiste orientla prend

conscience des mouvements profonds de l'univers. Ainsi Ling

ajoute que le musee incite a "comparer et amene a sentir surtout

dans une oeuvre nouvelle, la differance qu'elle apporte"1

. D'ou

a la base de son attitude devant le musee, la necessite de

saisir et de comprendre les rythmes des oeuvres plutot que de

les immobiliser en les jugeant.

Nous apercevons ici les limites que Malraux voit dans

le musee traditionnel et en meme temps le besoin qu'i1 ressent

d'un lieu plus vaste ou 1es arts du monde viendront s'offrir a

la conscience des hornrnes. car un musee, si complet et si vaste

soit-il, n. arrivera jarnais a donner a 1 'homme qui en traverse

1es salles !'impression d'une volonte puissante et unique sous

la multiplicite des oeuvres rassemblees. Le Musee Imaginaire

d'Adnre Malraux doit se situer hors du temps et hors de

1 'espace. Il est avant tout la communion avec et au-dela qu 'est

l'art, non le moyen de connaitre rationnellement des oeuvres. Il

semble done qu 'Andre Malraux a effectivement trouve dans 1 'art

oriental et dans 1 'arne de cette civilisation un appui et une

source extremement riches pour sa conception de l'art.Le voyage

qu'il entreprend a l'automne de 1923 le mene directement a l'un

des plus beaux temples khmers et il y puise les materiaux de ses

pensees sur l'art de 1926 en meme temps qu'ilprend une

conscience plus nette encore des influences que l'arne orientale

peut exrcer sur le monde occidental.

Le contact avec 1 'Asie para it a voir eu une inf 1 uence

determinante non seulement sur la conception de 1 'art d 'Andre

1. Ibid., P. 123.

96

Malraux mais egalement sur 1 'orientation de sa vie. Certains

pensent trouver en Asie des peponses a leurs interrogations,

ayant constate l'echec de !'Occident. Nous porrions citer un

exemple qui a ete peut-etre le plus celebre en France, a cet

epoque: Romain Rolland. Romain Rolland qui, parmi les

decouvreurs de 1 'Asie et de 1' Indie en particulier, eta it sans

saute le plus connu du grand public et un des artisans les plus

actifs du rapprochement entre l'Orient et l'Occident.

Comment va se faire cette devouverte de 1 'Asie par

Adore Malraux ? D'une part, comme c'etait le cas a l'epoque par

les livres et, d'autre part, par la rencontre vecue, et ce sera

l'aventure chinoise. D'abord, les lectrues de Malraux. Grace a

sa femme Clara, il a decouvert un grand mombre d'ecrivains, un

grand nombre de penseurs. Nous pourrions citer dans les annees

1923-24 plusieurs noms: Nietzsche, Spengler, etc •.....• , qui ont

compte dans la vision qu'il s'est faited de l'Asie. Nous

citerons le nom de Keyser ling, auquel il consacrera, quelques

annees plus tard, en 1929, un article dans la N.R.F., au moment

oil sera edite le Journal de Voyage d 'un philosophe. Mais il

avait deja pris connaissance des principaux aspects de la pensee

de Keyserling, quelques annees plus tot. On trouve effectivemet,

chez Malraux, comme chez Keyserling, des points communs. D'abord,

ce constat que la connaissance de l'Orient projette une lumiere

sur notre propre civilisation; Onsuite 1 'attrait, commun aux

deux hommes, pour les arts qui manifestent la "realite

metaphysique"; des rapprochements entre les arts d'Orient et

certains arts traditionnels d'Occident, entre les grottes

sacrees et 1es cathedrales; enfin et surtout peut-etre,

l'importance donnee au Bouddha, que Keyserling considere comme

Q7

. 1 "le plus grand des fils de l'Inde" C'est une expression que

1 'on trouve textuellement sous la plume de Malraux dans les

Antimemoires. I 1 y a encone quelqu 'un qui va beau coup marquer

Malraux dans la comprehension de l'Inde, c'est Rene Guenon dent

!'Introduction generale a ~etude des doctrines hindoues parait

en 1921, au moment ou Malraux commence serieusement a

s'interesser a l'Asie. L'Inde de Guenon va l'impressionner. On

peut dire que l'Inde de Malraux ce sera d'un cote le bouddhisme,

comme nous venons de le dire rapidement, et ce sera d'un autre

cote, quand il s'agit de l'hindouisme, le Vedanta. C'est tres

important de le noter, parce que, par rapport a d'autres

apprehensions possibles de 1 'Inde, 1' Inde de Guenon est quand

meme une Inde particuliere. C'est une Inde qui aspire au

detachement, c 'est une Inde austere c 'est un courant de pensee

qui est en quete de l'absolu. C'est cette Inde-la qui va

restituer effectivement celle de malraux. D'abord done, une

rencontre de 1 'Asie et de 1' Inde en particulier a travers des

livres.

Ensuite, la rencontre concrete, la rencontre vecue, au

moment de l'aventure indochinoise. Il faut noter que durant les

deux sejours que Malraux fait a Saigon, et en particulier durant

le deuxieme sejour' qui a ete un sejour volontaire, puisqu 'il

est revenu la-bas pour preter main-fort a certaines formes de

contestation avec lesquelles il se sentait en accord, dent il se

sentait solidaire, mouvement de contestation des intellectuels

annamites, - Malraux, en compagie de quelques amis, fonde un

journal, L'Indochine. Ses rencontre avec les intellectuels

1. Andre Malraux, Antimemoires. P. 330.

98

annamites lui font decouvrir l'influence qu pouvait avoir a ce

moment -la, en Asie, Gandhi. C'est done, durant ce sejour, ce

deuxieme sejour en particulier en Indochine, en 1924, que

Malraux decouvre l'importance du type d'action qu'a cette

epoque-la Gandhi menait en Inde. Certes, Malraux a rencontre

aussi Gandhi, au meme moment par le livre que Romain Rolland lui

a consacre-et qui eut un succes absolument enorme. De nombreux

Fran~ais, de nobreux Occidentaux, ont decouvert a ce moment -la

la figure de Gandhi a travers le livre de Romain Rolland. Mais

surtout, Malraux rencontre Gandhi a Saigon. Il se rend compte de

l'originalite du combat, de la forme de combat que mene Gandhi.

Un combat pour 1' independance, un combat revolutionnaire, mais

qui ne se fait pas par la voilence. Et l'image que Malraux aura

de Gandhi, 1' image que Malraux se fera de la lutte de 1 'Inde

pour son independance, restera toujours celle-ci, c'est -a-dire

une independance, pour laquelle on se bat au moyen d'une action

non-violente: le combat n'est pas separe des valeurs ethiques ;

1 'efficacite ne prime pas tout; il ne faut pas dedaigner la

morale, il ne faut pas dedaigner a l'ethique. En deux phrases

celebres ou se manifeste son imagination poetique Malraux resume

le grand et inoubliable role joue par Gandhi dans le mouvement

de la liberation de l'Inde.

"La politique de 1' Inde, c 'est l'heritier du

petit bonhomme en pagne qui avait invente

d'emmener des millions d'Indiens chercher le

sel dans l'Ocean Indien centre la gablle

1 . t 1 l"b , 1 ang a~se pour y rouver a ~ erte" .

1. Andre Malraux, Antimemoires, Paris, Gallimard, 1967, P.191.

99

En 1974, lorsqu'on lui decerne le Prix Nehru de la Paix, il

declare: pourquoi 1' Inde est-elle importante? Pourquoi 1 'Inde?

Parce que le gandhisme est le seul exmple au monde d'une pensee

revolutionaire qui a it trimomphe sans verser le sang.

D'ailleurs, dans le roman Les conquerants, Gandhi sera present a

travers le personnage de Tcheng-Dal., que ses amis appelent le

"Gandhi-Chinois". Rappelons un bref passage de la conversation

entre Tcheng-Dai: et Garine, dans ce roman. Garine demande a

Tcheng-Dai: :

"Croyez-vous, Monsieur Tchang-Dal., que

1 'Angleterre se soucie de la justice autant

que vous ?

Non ••• C'est pourquoi nous f inirons par la

vaincre •.• Sans combat ( ••• ) Il pense a

Gandhi. •• (lei c'est le narrateur qui

parle). Garine, grappant sur la table du bout

de son crayon, repond lentement:

Si Gandhi n'etait pas intervenu- au nom de la

justice, luiaussi - pour briser le dernier

Hartal, les Anglais ne seraient plus aux

Indes. Et Tcheng - Dal. replique:

Si Tcheng Dal. n'etait pas intervenu,

Monsier Garine, l'Inde, qui donne au monde la

plus haute le~on que nous puissions entendre

anjourd'hui ne serait qu'une contree d'Asieen

~ lt .,l revo e . . . .

Done, durant ce sejour en lndochine, Malraux est

----------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, Les Conouirants, Paris, Grasset, lQ28, P.141.

100

impressionne par la forme de combat que meme au meme moment

Gandhi en Inde. Au retour de l 1 expedition indochinoise, Malraux

se met a la redaction de La Tentation de l 1 0ccident. Ce livre

se presente comme un echange de lettres entre un jeune Chinois

qui vit en Europe en un jeune Fran~ais qui decouvre, au meme

moment , la Chine. Done, C 1 est tres interessant dans sa forme,

parce que c'est justement le livre meme du dialogue. Et, dans

cet ouvrage, il y a le constat de la lassitude de l'occident.

L 1 0Ccident est devant le vide. On trouve l'idee de la

confrontation entre deux civilisations. Dans les Antimemoires,

Malraux declarera que "la passion que (lui a ) inspiree naguere

l'Asie ( ... ) tenait a une surprise essentielle devant les

formes quI a pu prendre l'homme, mais aussi a l'eclairage que

toute civilisation etrangere projetait sur la . 1 (s~enne)" .

Malraux, C 1 est l'homme du couple, C 1 est quelqu 1 un qui ne peut

penser qu 'en termes antagonistes. Et ce qui importe, c I est la

force de l'antagonisme. Dans ce cas precis,

1 1 antagonisme Orient/Occident, qui permet de mieux saisir son

indentite. Si Malraux donne la parole a un Chinois dans ce

livre, c'est en fait l 1 0rient tout entier, soumis au temps,

sensible aux formes diverses de 1 1 Univers qui est present, un

Orient qui est plus soucieux de conscience que d' action, mais

aussi qui est travaille par 1 1 influence de 1a pensee occidentale

et qui est sur le point de renoncer a son antique sagesse. Et en

face de cet Orient, un Occident lui aussi en pleine crise,

doutant de soi, vouanrnt ses propres valeurs se retourner centrre

lui, un Occident qui a perdu tout ce qui etait, Malraux y

--------------------------~-------------------------------------

2. Andre Malraux, Antimemoires, P. 290-291.

101

reviendra sou vent, l' espoir du XIXe siecle l 'espoir qu 'un

jour, la science pourrai t deli vrer l 'homme de l' interrogation

metaphysique. La conforntation des deux civilisations revele

deux modes de pensee, deux faqons differentes d'etre au monde.

Dans un article qui a paru juste apres la sortie de La Tentation

l'Occident, dans Les Nouvelles Litteraires,

declarait:

"La vue que nous prenons de l'Europe, lorsque

nous vivons en Asie, est particulierement

propre a toucher les hommes de rna generation,

parce qu'elle donne a nos probleemes une

intensite extreme, et parce qu'elle concurt a

detruire l'idee limitee. Car notre domine me

semble etre surtout celui du possible. Chaque

generation aporte une image du monde, creee

par sa souffrance. Le premier present de la

notre, il se tourve que c'est la proclamation

de la faillite de l'individualisme, de

touttes les attitude,s de toutes les

doctrines qui se justifient pas l'exaltation

du moi"1

.

Malraux

Done, un constat tres important, celui de la faillite de

l'individualisme et le desir de voir ailleurs, s'il y a d'autres

repOnSeS 1 peut-etre 1 ffiaiS S 1 il Y d 'autreS questionS 1 d' aut reS

possibles. En effet, dans sa rencontre de l'Asie en general, et

de 1' In de en particul ier, il ne f aut pas croire que, comme

1. Malraux, declaration- Les Nouvelles Litteraires, 31 juillet

1926, article "Adnre Malraux et l'Orient", P.2.

Bibliotheque Nationale, cote D 35 microfilm.

d'autre a la meme epoque, Malraux a tellement cherhe les

reponses. Malraux est parti pour l'Orient, esperant y trouver

les reponses refusees par le vieux monde. Mais quelle reponse

a-t-il tourve en Asie?

"L'Asie peut-elle nous apporter quelque

enseignement ?- Je ne le crois pas. Plut6t

une decouverte particuliere de ce que nous

1 sommes" .

Dans les annees 1930-32, il retournera en Asie. En

1930, i1 s'est arrete au Kashmir. En 1931, il poursuivra son

voyage dans toute l'Inde du Nord. Il rapportera de ses voyuages

dans 1e nord de l'Inde une cargaison de sulptures

greco-bouddhiques: c'est un art de la rencontre, c'est le moment

oil 1 'hellenisme recontre le bouddhisme. Done, art du contact,

art de la rencontre. D 'autre part c 'est une certaine Inde qui

appara:i.t avec le greco-houddhisme. Dans La Condition Humaine,

deux personnages sont les representants de' !'Orient dans ce

qu'ila de traditionnel. C'est d'une part Gisors, qui, grace en

partie a l'opium, atteint uncertain detachement de soi et vise

a une certaine sereni te. Puis c 'est le personnage de Kama, un

artiste, un peintre, qui lui aussi, a sa maniere, represente

!'Orient pour qui ce n'est pas le moi, ce n'est pas 'individu

qui est important, mais c'est le momde, c'est la fa9on dent le

passe a travers nous.

L'accord avec quilque chose d'autre, le desir de

sortir de ce que l'individu a d'enfermant, de limite, on le

2. Ibid., P. 3.

103

ce sont les valeurs collectives qui sent exaltAes. Dans la

fameuse prAface du Temps du M_Apris (citee plus souvent que le

roman lui -meme) Malraux dit qu'on insiste souvent, quand on

parle des artistes, sur ce qui les diffArencie, ce qui les

distingue des autres hommes, mais qu'on ferait peut- etre mieux

d'insister sur ce qui les accorde an reste de l'humanitA, ce par

1 quoi ils expriment les valeurs communes de hommes . Le roman lui

meme est ala gloirejustement de la fraternitA, de la sortie de

soi, du don a la communautA. s' il y a une forme d'art qui est

bien justement un art de la communion, un art dans lequel

1 'artiste et son public communient dans les memes voleurs, ce

sent les arts sacrAs, auxquels Malraux accordera tant de place

par la suite.

Le guerre ca etre une expArience tres dure et qui va

avoir pour Malraux des consAquences tres importantes et qui vont

renouveler son interrogation. Avec la guerre, c 'est ce qu 'il

avait prAvu dans Le Temps du M_Apris, qui surgit, c'estla

presence du mal, c'est la prAsence de ce qui est le contraire de

la dignite, c'est la prAsence de !'humiliation. Malraux faisant

cette experience du mal, voyant sous ses yeux 1 'espoir niA,

tourne sa reflexion vers la recherche de quelque chose de

fondamental dans l'homme, il va queter l'absolu, ce sera l'objet

des Noyers de !'Altenburg. Vincent Berger, personnage principal

des Noyers de l'Altenburg, s'est rendu en Inde. Et la-bas, il a

senti la presence du sacre. L'homme d'Asie semble pour Malraux

beaucoup plus proche de l'homme fondamental que l'homme individu

de l'Occident moderne. A plusieurs reprises, Malraux evoque avec

1. Andre Malraux, Le Temps du M_Apris, PrAface, Paris, 1935, p.13

104

nostalgie, comme il le fera dans plusieurs passages des

Antimemoires "le vieil accord de 1 'homme et de la terre". I 1

rencontre une vieille paysanne "accordee au cosmos comme une

pierre" et des hommes accordes par leur sommeil a la terre

nocturne", alors que l'homme d'Occident s'est, depuis les temps

modernes separe de son milieu,

. d' 'd 1 ~n ~v~ u" •

depuis qu'il s'est voulu

Apres la guerre, vient la periode des essais sur

1' art. Dans sesessais sur 1 'art, et en part icu 1 ier dans les

passages ou Malraux parle de l'Inde, ce qui est frappant, comme

r1ous avons dit plus haut en parlant de Guemon, en faisant

:illusion a la decouverte que Malraux avait faite du Vedanta,

:'est que, des arts de 1 'Inde, Malraux retient surtout une

:ertaine famille, il met l'accent sur un certain aspect des arts

ie 1' Inde et pas sur 1' autre . Les arts de 1 'Inde qui

. 'interessent, ce sent ceux qui aspirent au detachement des

tpparences. Ce ne sent pas du tout les aspects sensuels de l'art

.ndien auxquels Malraux est principalement sensible. c' est le

~ontraire: il insiste, et d'ailleurs, certains le lui ont

eproche, il insiste, peut-etre excessivement, c'est vrai, sur

'immobilite, l'hieratisme, la soumission au cosmos, la quete de

a serenite qu'il semble percevoir a travers ces grandes formes

acrees, !'obsession du sacre, !'obsession de la mort. En fait,

our Malraux, il y a deux sortes d'art: il y a les arts q:.1i

'accordent au reel et il y a ceux, et 1 'art de 1 'Inde est de

aux-la, qui recusent le reel. C'est la grande tradition, en

:~.rticulier, des arts sacres; c 'est d 'ail leurs quelque chose

Id., Antimemoires, Paris, Gallimard, 1967, P.300

105

qu'il retrouve dans l'art moderne, et c'est pourquoi, aux yeux

de Malraux, l'art moderne est dans la continuite des arts

sacres.

"L' appel de la conque, le cri de la chevre

sacrifiee, nous apportent l'echo de la voix

d'Ellora. Elle proclame qu'une verite existe

au-dela de l'apparence, qu'elle existe pour

tout art sacre, quelle que soit la foi sur

laquelle il se fonde ( .•. ) Et cet au-dela

n' est pas seulement un concept dans lequel

l'idee d'infini rejoint un absolu

metaphysique: l'Inde nous enseigne chaque

jour qu, il peut etre un etat de conscience;

qu'au sentiment (et non a l'idee) de

l'apparence, repond le sentiment de ce qui la

fait apparence. Toutes les civilisations qui

1 'ont eprouve l'ont tenu pour la prise de

conscience de la verite supreme"1

.

C'est cette opposition entre l'apparence et la Verite qui

unitl'Inde aux empires de l'ancien Orient. "L'Egypte, Sumer,

dit-il, ont admis cornrne certitude, comme article de foi, que la

vie etait apparence et qu 'une autre chose qui etait verite,

existait ( ..• ). Cette conscience ( ... ) implique que l'apparence

est dans le monde de la duree, dans le monde de la vie et de la

mort, dans le rnonde du destin, alors que la verite est dans un

temps qui n 'est pas le temps des hommes, rna is proprement le

temps sacre" 2 •

---------------------------------------------------------------1. Id., La Metamorphose des Dieux, P. 13.

2. Ibid., P. 14.

106

L' idee qu 'au lang age de 1 'apparence, de 1 'ephemere,

suppose un langage du sacre, de l'eternel et de l'immortel, est

longuement developpee dans le debut de La .Metamorphose des

Dieux:

"Pour les sculptures de Moissac, dit-il,

comme pour ceux d'Ellora (notons qu' il fait

souvent le rapprochement entre la chretiente

medievale et la grande Inde traditionnelle),

pour les fresquistes d'Ajanta comme pour les

mosal.stes de Byzance, apparence et realite

ont la meme signification. Toute rea lite

pour les fresquistes d'Ajanta comme pour les

mosalstes de Byzance, apparence et realite

ont la meme signification. To u te realite

humaine est apparence au regard du monde de

verite que leur art a pour objet de

1 manifester ou de suggerer"

En Inde. le temple ou la grotte constitue un espace

sacre du monde qui l'entoure. Malaux dit que :

"Le temple n'est plus une maison que le

ziggurat ou pyramide. Le symbolisme cosmique,

que nous retrouverons a des degres divers

dans toutes les architectures religieuses,

n 'est pas une representation schematique du

monde, c'est un moyen de creer les lieux ou

l'homme fait du chaos de l'apparence un

cosmos et de ce cosmos un 1 ien avec une

1. Ibid., P. 14.

107

inaccessible puissance qui l 'englobe et le

gouverne. Pour nous, l'Eglise est d'abord

l'edifice ou sent celebres les offices; mais

des Sumer, maints temples ont ignore tout

office, bien qu'ils aient ete des lieux

d'adoration. Ceux de l'Inde sent less

symboles de la Montagne sacree que les dieux

habitent."1

Le sanctuaire n 'est pas du tout, comme c 'est le cas

dans la chretiente, dans les cathedrales du Moyen-Age, un lieu

d'assemblee des fideles, un lieu ou la lumiere penetre a pleins

flats par des baies vitrees, mais c'est au contraire un lieu

tres sombre, sans fenetre, un lieu tres nu d'ailleurs, car tous

les decors, toutes les sculptures, dans les temples de l'Inde,

sent a 1 'exter ieur, sur les parois exter ieures et non pas a

l'endroit ou loge la divinite qui est veneree. L'obscurite qui

regne a 1, inter ieur du temple s, oppose a la 1 umiere du jour'

comme le sacre s'oppose a l'apparence. La transcendance en Inde

s 'accorde aux profondeurs. Elle s' accorde au reve: les dieux

regnent sur la niut. C 'est quelque chose que Malraux a bien

senti. L 'art en Inde, pour Malraux, manifeste done un monde

nocturne, irrationnel, gouverne par des forces secretes et qui

va etre oriente par le divin. A ce propos, il est tres

interessant de voir comment Elie Faure ressent 1 'art de l 'Inde

et comment Malraux le ressent. Il s'agit la de deux perceptions

tout a fait opposees de l'Inde une Inde, chez Elie Faure , qui

est sensuelle, qui est pleine de vie au contraire, chez

----------------------------------------------------------------Ibid., P. 17.

108

Malraux, une Inde qui aspire a la resorption dans l'absolu, une

Inde qui cherche a se detacher du monde des apparences. Done,

deux mondes tout-a-fait differents, deux perceptions

completement opposees qui renvoient a deux temperaments opposes.

A 1 'epoque oil Malraux travaille a ses essais sur

l'art, il continue a lire enormement et les lectures qu'il fait

a ce moment-la, dans les annees 50, sont interesantes du point

de vue de la perception qu'il a de l'Inde et de ce qui

!'interesse en Inde. D'abord, le fait que Malraux se sent

spontanement a son aise dans le monde du symbole, dans le monde

des mythes. Le monde du symbole, le monde des mythes, qui

renvoie a quelque chose de tres profond, quelque chose qui

echappe a l'histoire, qui echappe au devenir, c'est le monde des

archetypes. Ce sont des mots qui reviennent sous la plume de

Malraux, lorsqu'il parle des arts de l'Inde mythes, symboles,

archetypes, etc. Par exemple, parlant du temple de Kailasha

d'Ellora dans les Antimemoires, Malraux dit

"Les plus grands sculpteurs de ces grottes ont

voulu saisir l'insaisisable, mieux ou

autrement que leurs predecesseurs ( ... ) . Non qu'Ellora soit plus onirique que tant de

temples, mais ce qui y regne et a quai la

priere hindoue fait appel, c'est le domaine

immemorial des archetypes et des grands

symboles, qui pour suit sa vie nocturne a

travers les generations de dormeurs, comme

1 'esprit, pour ceux qui prient ces dieux,

109

- - 1 poursuit sa vie a travers eux-memes."

Nous faisons un saut dans 1e temps et nous arrivons en

1967 lorsque sortent ses Antimemoires. Une grande partie de cet

ouvrage est consacree a l 'Inde trois chapitres entiers des

Antimemoires sont consacres ainsi qu'au voyage que Malraux a

fait en Inde, en 1958 et une evocation aussi du deuxieme voyage

en 1965. C'est le moment ou il commence a rediger cet ouvrage.

Dans lee Antimemoires la disposition des chapitres met bien en

relief les valeurs de 1'Inde. D'abord, ce sont les retrouvailles

de Malraux et de Nehru. Les deux hommes evoquent Gandhi,

l'entree de l'Inde dans le monde moderne, la lutte pour

1' Independance. Puis les voila qui "parlent prisons" :Malraux,

qui evoque les prisons allemandes pendant la guerre et Nehru qui

evoque l'emprisonnement des combattants indiens par les Anglais.

Au cours de leur entretien, Nehru lui dit:

"Pour vous, la prison a ete un accident, pour

nous une fin. Gandhi, quand un des n6tres

eta it arrete, lui telegraphiait ses

felicitations. En ce temps il disait "la

liberte doit etre cherehee souvent entre les

murs des prisons, quelquefois sur l'echafaud,

jamais dans les conseils, les tribunaux, ni

les ecoles"2

.

C'est sur l'invitation de Nehru que Malraux part visiter quelques

grands lieux sacres. Il passe par Sarnath, "ou le Bouddha prikha

dans 3 le pare aux Gazelles". On apelle ce par c

1. Andre Malraux, Antimemoires, P.280.

2. Ibid., P.213.

3. Ibid., P. 261.

110

le "Pare aux

Gazelles" parce que, dans une de ses vies antArieures, Bouddha y

faisait partie d'un troupeau de gazelles.

En epigraphe des Antimemoires, Malraux cite un texte

bouddhique tire des Jatakas, qui racontent les incarnations

successives du Bouddha :

"L'elephant est le plus sage des animaux le

seul qui se souvienne de ses vies

anterieures; aussi se tient-il longtemps

tranquille, meditant a leur sujet."

En Inde, le pouvoir de se rappeler ses vies anterieures

est le signe qu 'on a, comme Bouddha, atteint le plus haut degre

spirituel. Bouddha, dans une de ses cinq cent quarante-sept

naissances, a pris la forme d'un elephant blanc. On comprend que

Malraux place son livre sous 1' invocation de cet animal parce

qu' il lui semble souvent que les differentes Apoques de sa vie

sent autant d'avatars successifs, voire de "roles"; quand il

retrouve Nehru, apres vingt ans, celui-ci lui dit :

"Ainsi, vous voila ministre ..• " et Malraux

commente"La phrase ne signifiait pas du tout

: Vous faites partie du governement fran~ais.

Un peu balzacienne et surtout hindoue, elle

signifiat : Voila votre derniere incarnation

..• ", et il raconte 1 'histoire du chat qui

feignait d'etre chat chez Mallarme.1

Benares est devenu une ville sainte depuis le temps du Bouddha.

Malraux semble, malgre tout, impressionne par cet aspect spirituel

de Benares qu'il connait mieux que tout autre rAgion de l'Inde.

----------------------------------------------------------------3. Ibid., P. 193.

111

Malraux nous pr~sente de mornes sc~nes fun~raires i BAnar~s pour

expliquer !'attitude des Hindous devant la mort;

"Le fils ainA allumait le bDcher du p~re

les parents bavardaient en fumant, les chiens

maigres passaient, nez i terre devant les

fils de vautours patients-devant les grands

buchers des riches, les petits buchers des

pauvres et des enfants, et les asc~tes aussi

nombreux qu'autrefois. La pente Atait si

raide que les morts semblaient descendre

. 1 debout" .

Ensuite, il accomplit une sorte de "p~lerinage i <;iva", comme il

le dit lui-meme, i travers Bemar~s, les grottes d'Elephanta,

puis Madura, Ellora, etc ••. Les buchers de crAmation, au bord du

Gange, brulent n~gligemment ce que !'Occident appelle la vie.

<;iva, dans son cercle de flammes, danse aussi la danse de la

mort. Nons nous semmes plonges dans l'abime cosmique un moment

pour remonter vers le "Kailash" dans le but de mieux voir la

danse de <;iva qui fascine tant Malraux. "Natraja est represente

dansant sur le corps nain du demon appele "Apasmara pouroucha"

(l'homme epileptique) qui symbolise la perte de memoire,

l'oubli, l' ignorance dent la destruction est necessaire pour

amener !'illumination favorisant la delivrance de la servitude

mondaine de !'existence humaine. Ce qui est tr~s frappant dans

1' image de Nataraja c 'est le contraste qui se manifaeste entre

lea mouvements de ses membres et la tranquillite de son visage

(c'est peut-etre cet aspect qui semble fasciner le plus Malraux

1. Ibid. I P. 265.

dans cette danae). Il symbolise le paradoxe du temps et de

l'eternite, de !'existence martelle et de 1 'etat

indestructible. Mais vie et naissance se succAdent sans fin et

chacun n'aspire qu'a la dtUivrance. Tout ici-bas n'est

qu'illusion, "maya". L'homme tend vers une verite.

Shankaracharya (Shankara) est le plus connu dans l'histoire de

la philosophie brahmanique par le systAme appele Advaita Vedanta

(Vedanta non-dualistique) qu'il developpa sur les bases des

Upanishads. Selon sa doctrine, l'ame individuelle, n'est pas une

entite ·separee mais c 'est 1 'Absolu meme quoique limite dans

certains aspects. Elle est comparee a l'espace enferme dans une

jarre tandis que la Atman (ou l'Absolu) etait 1, espace

universe!. La liberte consiste a realiser 1 'unite de ces deux

elements, c'est-a-dire, celle de l'ame individuelle et l'ame

absolue. D'apres Shankara. le monde phenomenal que nous voyons

n 'est qu 'une reflex ion de cette Realite Supreme qu 'on appelle

"Maya".

Par contraste, Malraux donne un recit qui se trouvait

deja, sous une forme differente, dans Les Noyers de !'Altenburg.

Nous sommes en 1940, le narrateur est enferme dans un char qui

roule vers les !ignes ennemies. Ses compagnons, les compagnons

qui partagent son emprisonnement dans ce char, font tous les

trois parties de cette grande foule des hommes d'Occident, pour

qui la mort n' a pas de sens "athees de tout, et peut-etre

d'eux-memes."1

Et c'est a eux, isoles dans leur "solitude

sinister", que repondent les fraternites millenaires,.. la

majestueuse serenite du grand S:iva d'Elephanta, les multitudes

----------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, Les Noyers de !'Altenburg, P. 103.

113

hindoues pour lesquelles la mort donne un sens a la vie.

Enfin, dans le troiseme chapitre sur l'Inde, Malraux

et Nehru reprennent leurs echanges d'idees. Ils parlent a

nouveau de Gandhi, du Bouddha et ils esquissent un parallele

entre 1' Inde et 1 'Occident. Ce qui donne a la civilisation de

!'Occident son intensite, c'est "!'evidence (de) la mort".

Est-ce que !'action, toutefois, peut faire taire la question que

la mort pose a l'homme ? Si elle n'y parvient pas, l'art et la

culture le peuvent-ils ? Mais qu 'est-ce que la culture? Les

problemes se posent autrement en Inde. Comment l'Inde va-t-elle

accueillir la machine, 1 'industrie? L' Inde peut-elle devenir

bilingue, comme l'etait Nehru lui-meme? Bref, toutes sortes de

questions sont posees dans ce dialogue entre Nehru et Malraux.

L'alternance de ces chapitres, dans les Antimemoires, - c'est un

livre qui est construit de fac;on tres liberee, - illustre ce

face-a-face qui est ininterrompu dans !'oeuvre de Malraux entre

un Occident prive d'eternel et tout ce qui se fonde sur une

verite. Il y a, dans les Antimemoires, de nombreuses citations

de Bagavad-Gita. Elles vont toutes dans le meme sens. Elles

insistent toutes sur le fait que 1' Indien traditionnel est un

homme accorde a ce qui le depasse, Au contraire, l'homme

d'Occident est un homme separe, un homme desaccorde, un homme en

rupture, un homme isole.

Nous avons dit plus haut que Malraux est un homme qui

est essentiellement attire par le sacre, par les arts qui

manifestent quelque chose d 'autre. Ce sacre a une dimension

nocturne. L'Inde, c'est le monde de la nuit, c'est le monde de

l'obscurite, avec tout ce que la nuit, dans l'oeuvre de Malraux,

aux yeux de Malraux, peut a voir d' ambivalent. La nui t, c 'est a

1 1 A

la fois l'angoisse (on trouve cela dans les romans de Malraux,

dans la La Condition Humaine, en particulier), mais la nuit,

c'est aussi la possibilite de depassement, d'elargissement. se

demandant pourquoi l'Inde le fascine a ce point, Malraux

remarque, durant son voyage officiel, en 1958, qu' il vient "de

retrouver l'une des plus profondes et des plus complexes

rencontres de sa jeunesse ( .•. ). Plus que celle de l'Islam et du

Japan, parce que l'Inde est mains occidentalisee, parce qu'elle

deploie plus largement les ailes nocturnes de 1

l 'homme." A

l'interieur du temple du Kailasha, a Ellora, un des grands lieux

sacres qui le fascine le plus, il remarque que "les grands

sculpteurs de ces grottes ant voulu saisir 1' insaisissabre. "2

Ce

qui regne la, dit-il, "c 'est le domaine immemorial des

archetypes et des grands symboles, qui poursuit sa vie nocturne

a travers les generations de dormeurs." "J'etais, ajoute-t-il,

dans le jardin nocturne des grands reves de l'Inde".3

Malraux,

done, est sensible au mystetre qui regne dans ces temples, dans

les grottes sacrees~ - ce sera le titre d'un de ses albums d'art

Des Bas - reliefs aux grottes sacrees.

La disposition des chapitres, que nous avons essaye de

mettre en lumiere, avec 1 'alternance de deux civilisations,

celles qui fondent la vie sur la verite avec un V majuscule,

celles pour qui la vie n'a pas de sens le choix des oeuvres

qui entrent dans Le Museg Imaginaire ou qui illustrent La

Metamorphose des Dieux ; certaines reflexions parfois ameres de

----------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, Antimemoires, P. 291.

2. Ibid., P. 2SO.

3. Ibid., P. 281.

115

Malraux , au cours de la conversation avec De Gaulle rapportee

ou dans sa chambre d'h6pital,

alors qu'il se croit condamne (Lazare), manifestent ce sentiment

que les Indiens suggerent par le concept de maya. Malraux

revient sou vent sur la Maya: c' est ce qui se passe, c 'est le

temps, c'est la .vie. Il y a pour Malraux une aerie de negations

successives en Inde. Une negation d' abord de 1' individu par

l'Histoire avec un H majuscule. Nous citerons un passage des

Antimemoires :"chez Nehru, 1' individu n'etait pas annule, mais

efface, efface de la meme fa9on par l'Histoire, par un

invincible au temps de Nehru". 1

L' Inde passait". Deuxiemement,

negation de l'Histoire par la vie, par la nature. A la fin des

Cheng§~ abat ••• , Malraux pense a ses noyers de l'Alsace :

"leur grande circonference de noix mortes au pied du tronc - de

noix mortes destinees a devenir des graines: la vie sans hommes

continue ( •.• ) La nuit tombe -La nuit qui ne connait pas

l'Histoire."2

Enfin, negation de "ce que 1 'Occident appelle la vie" I

comme il dit, par l"energie divine qui est anterieure a toute

manifestation et dent le Gange, en Inde est la plus vieille

image. Malraux donne, dans ses Antimemoires, le texte du

testament de Nehru qui avait demande qu' "une poignee de ( ses)

cendres soit jetee dans le Gange, a Allahabad. " 3• On sait que

pour un Hindou, se plonger dans le Gange, c'est s'unir avec le

Brahman sans forme, c'est retrouver le primordial, car les eaux

1. Andre Malraux, Antimemoires, P. 359.

2. Id., Les Chenes gu'on abat ... , Paris, Gallimard, 1971,

p.61.

3. Id., Antimemoires, p. 370 •

116

ne sont pas seulement a l'origine de la creation: etant

elles-memes sans formes, elles dissolvent toutes les formes,

elles .les desintAgrent. De ce point de vue-li, l'Inde s'accorde

au sentiment de "vanitas vanitatum" qu'eprouve souvent Malraux.

D'ailleurs au moment ou il commence a rediger les Antimemoires~

il est dans une periode difficile de sa vie, et nous pensons que

cela le rend particuliArement sensible a cette rencontre avec

l'Inde, a ces retrouvailles, plus exactement, avec l'Inde.

Le general De Gaulle, qui le re~oit dans son bureau de

Colombey, ouvert comme la "cellule de Saint Bernard ( ... ) sur la

neige des siAcles et la solitude" pose la main sur la feuillet

en cours de ses memoires.

Malraux, au fond, de vous a moi, est-ce la peine?

Tous ses amis sont morts - et la plupart des

miens. Il ajoute :

- Pourquoi ecrire ?

Et pourquoi vivre ? Vous connaissez la

Bhagavad Gita : "Et a quoi sert la vie

Et Malraux commente : "Tetes geantes d'Elephanta

dans la penombre, goelands stridents sur la

saccade des vagues de lamer d'Oman ( ... )

(Devant moi) cette neige qui reviendra

. ~ . abl l 1 ~nepu~s ement sur a terre".

Ce n 'est pas un hasard nous crayons, si J es deux

derniAres illustrations, comme nous avons signale plus haut, de

La Metamorphose des Dieux CL' Intemporel) 1 sont un "9iva dans ant"

et "la Majeste" d'Elephanta. 9iva qui, dans sa danse, ecrase sous

----------------------------------------------------------------1. Id., Les Che~ ~ abat .•• I pp. 59-60.

117

son pied un demon nain, lequel symbolise l' aveuglement de la

vie, !'ignorance de l'homme. "L'obstacle a la Delivrance, dit

Malraux, n'est pas le vain spectacle des choses, mais

1 l'attachement que nous leur portons" D'abord done, le constat

que maya est en nous : L'agent invincible de la maya n'est pas

l'action divine,c'estla condition humaine. En effet, nous nous

apercevons que le point de depart de la reflexion de Malraux, de

toute sa demarche depuis ses premieres oeuvres, c'est la

constatation de !'existence du mal, de la souffrance du monde,

de la precarite de l'homme. Or, c'est exactement du meme

constat, de la meme evidence que par la reflexion indienne, en

particulier celle du Bouddha, quand il se met en quete des

causes de la souffrance et des moyens de guerir l'homme. Malraux

retrouve le message du Bouddha et il accorde une grande

importance a la figure du Bouddha qui l'a fascine sans doute a

ses yeux la plus haute figure de l'Inde. Malraux evoque dans les

Antimemoires le poignant "echapper a la roue". Avec quel accent,

dit-il dans Les Voix du Silence, le Bouddha dit "echapper a la

roue", - la roue qui figure sous une forme symbolique les causes

de la douleur, ces destinees qui attendent les etres qui sont

entraines par le cycle infernal. Et par rapport a l'hindouisme,

le bouddhisme represente meme dans l'esprit de Malraux un degre

superieur dans cette quete de la delivrance, dans ce depassement

que nous avons deja signale. "Il y a, dit-il, dans les

Antimemoires, dans la pensee de l'Inde, quelque chose de

fascinant et de fascine, qui tient au sentiment qu 'elle nous

donne de gravir une montagne sacree dont la cime recule

2. Id., LaHetamorphosedesDieux, P. 19.

118

. 1 tOUJOUrS"

Nous ajouterons aussi qu'il y a une autre raison pour

laquelle le Bouddha facsine AndrA Malraux, c'est un personnage

legendaire. Et la raison pour laquelle Gandhi va aussi fasciner

Malraux, c • est que, a la maniE~re du Bouddha, Gandhi est aussi

quelqu'un qui est entre vivant dans la legende. Malraux parle

avec beaucoup de tendresse aussi bien de la vie legendaire du

Bouddha que des actes legendaires de Gandhi. Qu'est-ce que cela

veut dire, "un personnage legendaire"? Cela veut dire quelqu'un

qui est "relie", qui est en accord avec les aspirations des plus

profondes de 1 • homrne, c • est-a-dire quelqu • un qui touche a une

autre dimension. Il y a quelque chose de tres profond dans

l'humanite qui se manifeste a travers le personnage legendaire.

Chez Gandhi, ce qui est tres important, c'est qu'il a ete

l'homme du "Non" I de dire "Non" a tout ce qui peut humilier

l'homme. "Le mot Non, dit Malraux, fermement oppose a la force,

possede une puissance mysterieuse qui vient du fond des siecles.

Toutes les plus hautes figures spirituelles de 1' humanitA ont

dit non a Cesar"2

. C'est par ce refus d'etre un esclave et par

ce refus d'accepter ce qui humilie l'homme et aussi par la

tendresse qu'il eprouve pour la civilisation indienne que

Malraux sera volontaire, en 1971, pour se battre, aupres des

Bengalis, centre !'occupant pakistanais. Andre Malraux ecrit

dans la preface de "How Pakistan Violated Human Rights in

Bangladesh":

"Les militaires qui etaient prets a combattre

1. Id., Antimemoires, P. 292.

2. Ibid., P. 292.

119

avec moi pour le Bangladesh appartenaient, en

France et ailleurs des formations

politiques differentes. Ils ne connaissent

guere, alors, la position de l'Inde (qui n'en

avait guere ... ). Ils ont ete mobilises par

duex faits auxquels le souvenir du Biafra

· donnait une tragique resonance: 1 'exode des

refugies,

1 Bengale" •

!'extermination de l'elite de

L'affaire du Bangladesh l'a beaucoup emu. Le 17 Decembre 1971

est publie dans le Figaro une lettre d'Andre Malraux au

president Nixon. Il y met en cause la strategie americaine

responsable de la situation au Bengale. Voici comment Malraux

s'exprime en interpellant Richard Nixon:

"Quand la plus puissante armee du monde n'est

pas parvenue a bout des va-nu-pieds de

Vietnam croyez-vous que 1 'armee d' Islamabad

reprendra un pays enrage par son

. d- d 2 1.n epen ance"

On y voit le vrai intellectuel fran~ais - un veritable 'homme

d'action' pour qui la patrie, c'est le rnonde entier; il ne

connait pas de frontieres quand la dignite hurnaine est en

question.

Nous rappelons que le dernier livre de Malraux,

L'Homme Precaire et la Litterature, se termine sur la question

de l'avenir:

----------------------------------------------------------------1. Andre Malraux, Preface a la brochure "How Pakistan violated

Human Rights in Bangladesh", New Delhi, 1972.

2. Le Figaro, 17 Decembre 1971.

120

"Nous resignerons - nous a voir dans l'homme

!'animal qui ne peut pas ne pas vouloir

penser un modne qui echappe par nature a son

esprit? Ou nous souviendrons - nous que les

evenements spirituels capitaux ant recuse

~ . . 1 toute prev1s1on" ?

A vrai dire, pour repondre a 1' immense crise des valeurs qui

traverse le XIXe siecle, Malraux n'envisage de veritable

solution que spirituelle.

"Je crois, confie-t-il au cours d'un

entretien, que l'Inde est en train de devenir

l'Inde. L'Inde se modernise, mais conserve

ses donnees profondement specifiques, disons

!'obsession metaphysique, !'obsession morale,

etc ... Alors dans ce cas-la, la prophetie

est facile. Ce sera un des plus grands pays du

monde, et c'est meme peut-ere le seul pays

qui ait reellement vecu sur des valeurs

. . 11 2 sp1r1tue es"

L'Inde, en effet, represente pour Malraux "une realite

metaphysique, spirituelle, religieuse que l'Asie ne represente

3 pas du tout" .

Comme la chretiente de jadis, l'Inde propose un sens a

1. Andre Malraux, L'Homme Precaire et la Litterature, Paris,

Gallimard, 1977, P. 331

2. Entretien accorde a Mme Karthy Sishupal le 5 Fevrier 1974 a

Verrieres - le - Buisson, repris dans la these de doctorat

de 3e siecle, L'Asie dans l'oeuvre d'Andre Malraux, P. 4.

3. Ibid. I P. 2.

121

l'homme et au monde. Aux sentiments de dereliction qu'eprouve

l'individu moderne, elle repond par l'exemple d'un homme fonde,

accorde au monde. Globalement, du premier contact dans les

annees 1920 a travers les livres et les oeuvres d'art aux

derniers Acrits, cette vision de l'Inde, qui est celle de

Malraux, a peu change. L'Inde est done chargee du pole

spirituel.

L'Inde est ainsi relie pour Malraux tres directement a

sa perception de la vie,a sa quete du sens a !'evolution de ses

preoccupations. Elle est une des reponses possibles pour lui -

et sans doute pas des moindres - a la question que lui posent le

mal, la mort, ce qu • il a appele La Condition Humaine~ Ayant

quitte un monde ou l'on cultivait l'individualisme a l'outrance,

Andre Malraux a rencontre sur son chemin une civilisation qui

avait pour fondement essentiel la conscience des vies

etrangeres, la conscience d'autrui, la conscience des rythmes

intimes de l'Univers. Or, aux yeux d'un occidental, "autrui"

c • est son semblable; 1' uni vers c • est un peu la structure de

l'univers. C'est a partir de ce moment, notons - le bien ici,

qu'Andre Malraux engage l'homme dans son art; et plus

particulierement, il engage dans son oeuvre les problemes

relatifs a la condition humaine.