De l’usage subversif du conte à une herméneutique de l’espace dans Le conte de l’île inconnue de José
Saramago
Mémoire
STÉPHANIE DROUIN-GRONDIN
Maîtrise en études littéraires
Maître ès arts (M. A.)
Québec, Canada
© Stéphanie Drouin-Grondin, 2015
iii
Résumé
L’analyse proposée dans ce mémoire de maîtrise, à la fois générique et
herméneutique, porte sur Le conte de l’île inconnue de l’auteur lusophone José Saramago.
Nous abordons d’abord l’aspect générique et subversif de l’œuvre qui, bien qu’elle soit
possiblement un conte merveilleux, pose des problèmes relevant d’un certain mélange des
genres, notamment à cause de la présence de l’ironie comme critique du pouvoir. Ensuite,
le second chapitre repose sur l’herméneutique de l’espace telle que développée par Benoit
Doyon-Gosselin. Nous avons arrêté notre choix sur les trois principales figures spatiales du
Conte de l’île inconnue, qui sont, à notre avis, représentatives de la notion de passage − la
porte, le bateau et l’île − dans le but d’analyser leur influence sur le couple, ainsi que leur
interaction entre elles pour enfin faire ressortir leur signification profonde pour le récit.
v
Table des matières
Résumé .................................................................................................................................. iii
Table des matières .................................................................................................................. v
Remerciements ....................................................................................................................... ix
Introduction ............................................................................................................................. 1
CHAPITRE I : La dynamique générique dans Le conte de l’île inconnue ............................. 7
1. Bref historique du conte .................................................................................................. 7
2. Morphologie du Conte de l’île inconnue, selon Vladimir Propp .................................. 10
2.1 Les personnages ...................................................................................................... 11
2.2 Objet magique ......................................................................................................... 14
2.3 Motivations ............................................................................................................. 15
2.4 Les fonctions ........................................................................................................... 16
3. Du conte traditionnel au conte philosophique .............................................................. 23
3.1 Abrégé du parcours historique du conte philosophique .......................................... 23
3.2 L’utopie insulaire .................................................................................................... 25
3.3 Le conte de l’île inconnue : un conte philosophique? ............................................. 28
4. De la subversion par l’ironie ou en quoi Le conte de l’île inconnue ne respecte aucun
genre .................................................................................................................................. 35
4.1 La dominante : échec et pat .................................................................................... 35
4.2 L’horizon d’attente comme terrain de jeu ............................................................... 37
4.3 De l’ironie subversive… ......................................................................................... 45
4.4 … à la compassion comme nouvelle subversion .................................................... 57
CHAPITRE II : Herméneutique de l’espace dans Le conte de l’île inconnue ...................... 61
5. Sur les traces de l’herméneutique ................................................................................. 61
5.1 Les pères de l’herméneutique ................................................................................. 63
5.2 L’attitude de l’herméneute ...................................................................................... 70
5.3 Vers l’herméneutique de l’espace ........................................................................... 71
6. Les figures spatiales du passage ................................................................................... 76
6.1 La porte et son Gardien ........................................................................................... 76
6.2 La caravelle, lieu de passage à construire ............................................................... 84
7. L’île ............................................................................................................................... 91
7.1 Le voyage rêvé : quand le mobile devient immobile. ............................................. 91
7.2 De l’île à l’île-bateau : quand l’immobile devient mobile ...................................... 97
Conclusion .......................................................................................................................... 101
Bibliographie ...................................................................................................................... 105
Annexe I ............................................................................................................................ 111
Annexe II ........................................................................................................................... 112
vii
[L]e conteur authentique est un visionnaire du futur…
− Novalis
[L]’homme qui dort construit l’univers
− Héraclite
ix
Remerciements
Nombreuses sont les personnes qui ont eu une influence directe ou indirecte, par
leur passion pour la littérature, leur présence bienveillante ou leurs encouragements, sur
mon mémoire. À chacune d’elles, et j’espère qu’elles sauront se reconnaître, j’offre toute
ma gratitude et mon inconditionnelle affection. Je tiens spécialement à remercier mon
directeur, Benoit Doyon-Gosselin, pour sa patience, son soutien enthousiaste et ses
précieuses corrections. Merci aussi, de tout cœur et plus encore, à ma famille, à ma belle-
famille et, bien sûr, à mon amoureux, qui m’ont continuellement encouragée et soutenue.
1
Introduction
José Saramago, seul auteur portugais récipiendaire du Nobel de littérature, est un
écrivain renommé dans les milieux espagnols et lusophones, mais peu lu en français,
malgré sa notoriété. L’incontestable originalité de l’écriture saramaguienne se démarque
par son jeu avec la ponctuation et les dialogues où le fond et la forme s’harmonisent au
profit du style et de la musicalité. Saramago, en plus de sa prose très éloquente, s’est
approprié les symboles littéraires. Conscient de la signification profonde de ceux-ci, il
s’amuse à revisiter les genres, à jouer avec les connaissances générales, à mettre en
parallèle des objets hétéroclites dans le but de pousser le lecteur à la réflexion sur la société,
d’une part, et sur l’acte d’écriture, d’autre part. Sa vision du monde, non pas pessimiste,
mais angoissée, fait de cet auteur un écrivain de son temps, conscient du monde, à l’esprit
critique et à la plume acérée. La richesse de l’œuvre de l’auteur portugais mérite le regard
des chercheurs.
Bien que les analyses en espagnol et en portugais foisonnent, la barrière de la langue
nous oblige à ne nous concentrer que sur celles qui ont été rédigées ou traduites en français
et en anglais. Quoi qu’elles soient de plus en plus nombreuses, peu d’études francophones
portent sur le corpus saramaguien et les quelques-unes effectuées s’attardent
majoritairement sur la part romanesque de l’œuvre de l’écrivain portugais, tel L’évangile
selon Jésus-Christ, La caverne, Tous les noms, L’aveuglement, etc., alors que Saramago a
aussi écrit des contes, des pièces de théâtre, de la poésie et des essais. Nous souhaitions
nous pencher sur une partie moins abordée de son œuvre dans le but de mettre en valeur le
conte saramaguien, particulièrement Le conte de l’île inconnue1 dont l’histoire est celle
d’un homme désirant partir à la recherche d’une île inconnue. Pour ce faire, il demande au
roi un bateau qu’il se voit d’abord refusé, puis qu’il obtient grâce à sa détermination. La
servante, témoin de la joute verbale entre l’homme et le roi, décide de suivre l’homme. Les
deux protagonistes prennent possession du navire et, pendant que l’homme part à la
recherche d’un équipage, la servante nettoie la caravelle. À la nuit tombée, l’homme revient
sans avoir embauché de matelots, car nul ne veut s’aventurer sur les mers en quête de
1 José Saramago, Le Conte de l’île inconnue, Paris, Éditions du Seuil, 2001, 60 p. Désormais, les renvois au
Conte seront signalés, dans le corps du texte, par la mention CII suivie du numéro de page.
2
l’inconnu. Après un frugal repas, chacun va se coucher. Dans son sommeil, l’homme rêve
qu’il a trouvé des volontaires, mais que ces derniers souhaitent accoster à la première terre
en vue pour quitter la caravelle. L’homme les dépose donc, puis voit son bateau se
transformer peu à peu en île quand les sacs de grains éventrés sur le pont germent.
L’homme cherche la servante des yeux, mais au dernier moment, elle a refusé de
l’accompagner dans sa quête. À son réveil, l’homme et la servante sont enlacés. Au matin,
ils baptisent la caravelle L’île inconnue et larguent les amarres à la recherche de l’île
inconnue.
Pour guider notre analyse, nous avons ciblé une monographie, écrite par Silvia
Amorim, intitulée José Saramago : Art, théorie, éthique du roman2, où Le conte de l’île
inconnue est superficiellement abordé – environ une page y est consacrée. De plus,
quelques thèses universitaires ainsi que plusieurs articles de revues littéraires nous seront
utiles pour déterminer en quoi Le conte de l’île inconnue est représentatif de l’écriture
saramaguienne.
À l’exception de deux courts résumés du conte présentés sous forme de comptes
rendus de lecture – l’un dans un journal anglophone, l’autre dans une revue littéraire
francophone −, ainsi qu’environ une page d’analyse dans la monographie de Silvia
Amorim, mentionnée plus haut, un seul texte, Les possibilités d’une île : de l’utopie vers
l’hétérotopie de Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger3, consacre quelques
paragraphes au Conte de l’île inconnue. Trop souvent considéré comme un simple « conte
pour enfants4 »5, qui ne mériterait donc pas qu’on s’y attarde davantage, ce court texte
semble avoir été relégué aux oubliettes. Pourtant, si les romans de Saramago sont empreints
d’une immense richesse littéraire et symbolique, celle-ci ne fait pas défaut au conte, malgré
2 Silvia Amorim, José Saramago : Art, théorie et éthique du roman, Paris, L’Harmattan (Classiques pour
demain), 2010, 293 p. 3 Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger, « Les possibilités d’une île. De l’utopie vers l’hétérotopie », dans
temps zéro, nº 6 (2013), [en ligne]. http://tempszero.contemporain.info/document956 [Site consulté le 6
octobre 2013]. 4 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 54. 5 À ce propos, Harold Neemann spécifie : « bien que les contes n’aient presque jamais été reconnus comme
genre littéraire, la théorie critique contemporaine les considère comme un microunivers narratif plein de
significations et même comme modèle de récits plus complexes. Et en tant que récits qui auraient été écrits
pour enfants, les contes populaires et littéraires étaient en fait destinées [sic] aux adultes. » Harold Neeman,
« Le conte et la théorie », dans Fabula, 2002, vol. 42, n° 3/4, p. 297-298. [En ligne].
3
sa soixantaine de pages, car certains des thèmes prisés par l’auteur portugais s’y
retrouvent : la critique du pouvoir, les relations homme / femme ainsi que le voyage. L’île
et le bateau sont des figures spatiales récurrentes chères à Saramago. Le conte de l’île
inconnue est une œuvre porteuse des réflexions de l’écrivain lusophone au même titre que
ses romans, tout comme on y retrouve le ton propre à Saramago, le détournement de
préjugés, des jeux de langage et des personnages qui souhaitent s’émanciper de la société
qui les oppresse. Nous croyons donc que ce conte n’est pas à négliger et qu’il est aussi
légitime d’être analysé que les créations plus volumineuses du même auteur. La
particularité du Conte n’est pas de se différencier des romans, il en reprend même, en
condensé, la pensée directrice, devenant ainsi une espèce de synthèse, de résumé non
exhaustif, de l’œuvre de l’auteur lusophone, par conséquent, parfait pour un lecteur qui
aborde une œuvre saramaguienne pour la première fois. Puisque le Conte cadre à merveille
dans le motif, maintes fois analysé, des thèmes saramaguiens, nous avons plutôt choisi de
nous attarder sur les figures spatiales, à nos yeux, riches de sens. Nous croyons que
Saramago utilise le genre du conte pour transmettre une sagesse du cœur, une piste à suivre
vers l’inconnu, le merveilleux et la réflexion personnelle du lecteur. Dans cet ordre d’idées,
nous sommes en droit de nous demander si Saramago, en intitulant ce court texte « conte »,
en plus d’utiliser les procédés propres au genre, ne souhaitait pas aussi faire un clin d’œil
aux écrits philosophiques que certains nommaient contes6.
Notre visée, par l’analyse exclusive du Conte de l’île inconnue de José Saramago,
est d’épuiser notre lecture de cette oeuvre, d’abord, en déterminant en quoi l’homme de
lettres portugais renouvelle le conte traditionnel et philosophique en franchissant les
frontières génériques admises. Nous souhaitons donc utiliser une approche générique dans
le cadre de cette recherche, car, au premier abord, ce récit semble être un conte traditionnel
puisque certaines fonctions du conte, telles que définies par Propp, y sont présentes.
Cependant, nous nous sommes aperçus que cette oeuvre va au-delà du simple conte
merveilleux. Par sa réflexion sur la société, elle possède aussi une teneur philosophique.
6 « Aujourd’hui, la forme dominante de l’écrit philosophique est l’Exposé ou la Dissertation. Au cours des
siècles, les philosophes ont écrit des Traités, des Systèmes, des Dialogues, des Éléments, des Problèmes (ainsi
la Critique de la raison pure), des Lettres, des Miroirs, des Contes, des Commentaires, des Livres de
théorèmes, des Méditations, etc. Dès lors, pourquoi pas des romans aussi bien que des drames, des
confessions et des chants? » Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, cité dans Philippe Sabot,
Philosophie et littérature : approches et enjeux d’une question, Paris, Presses universitaires de France, 2002,
p. 93. Nous soulignons.
4
José Saramago semble se réapproprier les codes du conte philosophique, tels que décrits
dans la monographie de Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique7, en jouant avec les
procédés du genre : le voyage initiatique, le guide, les obstacles, ici, sont plutôt de l’ordre
de la métaphore. Cet ouvrage porte notamment sur les contes philosophiques voltairiens et
contemporains, mais aborde aussi les notions d’île et d’utopie présentes dans le conte de
Saramago. Les éléments majeurs du conte philosophique sont récupérés dans Le conte de
l’île inconnue, puis détournés au profit du style saramaguien. Nous souhaitons montrer en
quoi Saramago se détache, grâce à l’ironie subversive entre autres, du conte traditionnel et
philosophique, même s’il en emprunte les procédés.
Ensuite, nous nous tournerons vers l’herméneutique, particulièrement
l’herméneutique de l’espace, pour explorer une nouvelle dimension de ce texte fécond en
symbolique, car nous croyons que nous passerions à côté du but même de la subversion de
ce dernier si nous ne nous arrêtions pas sur les symboles présents dans celui-ci. Il peut
sembler incongru d’utiliser à la fois une approche générique et herméneutique. Cependant,
même la tentative du formaliste Vladimir Propp de n’établir sa morphologie du conte que
sur la structure, en évacuant le contenu, a avorté. Claude Lévi-Strauss8 a fait remarquer
qu’à un certain moment de son analyse, Propp a dû réintégrer le contenu, par l’entremise
des sous-catégories des fonctions, car la morphologie à elle seule ne pouvait expliquer tout
l’éventail des contes. De plus, Claude Bremond et Thomas Pavel semblent appuyer ce point
de vue quand ils affirment sans ambages que toute réflexion littéraire qui s’appuie « sur des
notions purement formelles – procédé, discours, texte – dépense subrepticement un capital
interprétatif, puisque ces discours, ces procédés et ces textes n'ont pas d'existence en dehors
de l'activité créatrice qui les met en forme et de l'activité herméneutique qui les dévoile9. »
À la lumière de cette citation, on comprend que la seule analyse formelle est incomplète,
qu’elle ne peut être séparée d’une analyse herméneutique sans nuire à l’interprétation du
texte, sans estropier le texte. Dans le but d’ajouter une nouvelle couche de compréhension
au Conte, nous privilégierons l’herméneutique de l’espace, telle que développée par Benoit
7 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, Paris, Ellipses (Thèmes et études), 2008, 166 p. 8 Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme. Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », dans
Anthropologie structurale, Paris, Pocket, 1996, p. 160. 9 Claude Bremond et Thomas G. Pavel, « La fin d'un anathème », dans Communications, n° 47 (1988), p.
210. [En ligne]. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_
1_715 [Site consulté le 29 octobre 2012]
5
Doyon-Gosselin, qui consiste à « interpréter l’œuvre pour la faire signifier à partir de
l’espace » grâce à la refiguration spatiale qui, elle, « permet de donner un sens second aux
figures spatiales » « en liant différents faisceaux de sens10 » qui concernent un espace en
particulier ou plusieurs espaces présents dans l’œuvre analysée. C’est-à-dire qu’une figure
spatiale, outre son premier sens littéral, peut posséder une signification plus vaste si elle est
interprétée ou comparée aux autres figures spatiales de l’œuvre. Tout cela permet de
« mettre en évidence la structuration spatiale globale de l’œuvre, c’est-à-dire la
configuration spatiale11 » qui est alors sujette à interprétation. Plusieurs figures spatiales
seront abordées dans le cadre de ce mémoire : la porte, le bateau et, particulièrement, l’île,
car dans un monde surcartographié (le Roi dit que toutes les îles sont désormais connues), il
est impossible que l’île inconnue soit tangible. Elle doit donc nécessairement être une
représentation métaphorique d’autre chose. Pour preuve, c’est le bateau qui, à la fin du
conte, devient l’Île inconnue. Quel est donc cet idéal pour lequel l’homme et la servante
abandonnent tout? Quel lien unit l’île au bateau? Pourquoi près du quart de l’action du
conte se déroule devant une porte? Nous tenterons, grâce à l’herméneutique de l’espace, de
répondre à toutes ces questions. Mais, d’abord, nous présenterons la notion
d’herméneutique, notamment grâce aux ouvrages de Bertrand Gervais, Lecture littéraire et
explorations en littérature américaine12, de Jean Grondin, L’universalité de
l’herméneutique13, de Jean Molino, qui a publié deux articles intitulés « Pour une histoire
de l’herméneutique »14, et de Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de
l’espace : l’œuvre romanesque de J.R. Léveillé et France Daigle15. Enfin, nous nous
référerons à deux dictionnaires symboliques pour enrichir notre lecture du conte : Le
10 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies
romanesques, sous la direction de Rachel Bouvet et Audrey Camus, Québec, Presses universitaires de Rennes
et Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 74. 11 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique », ibid., p. 72. 12 Bertrand Gervais, Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, Montréal, Éditions XYZ,
1998, 231 p. 13 Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses universitaires de France (Épiméthée), 1993,
249 p. 14 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique », dans Philosophiques,
vol. XII, n° 1 (printemps 1985), p. 73-103. ainsi que Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation : les
étapes de l’herméneutique (suite) », dans Philosophiques, vol. XII, n° 2 (automne 1985), p. 281-314. 15 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace : l’œuvre romanesque de J. R. Léveillé et
France Daigle, Québec, Éditions Nota Bene (Terre américaine), 2012, 389 p.
6
dictionnaire symbolique des symboles16, de Roger Begey et Jean-Paul Bertrand, ainsi qu’au
Dictionnaire des symboles17, de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. En somme, la présente
réflexion se propose d’analyser Le conte de l’île inconnue à travers les deux prismes que
sont l’approche générique et l’herméneutique de l’espace.
16 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique des symboles, Éditions du
Rocher, 2000, 364 p. 17 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont et Éditions
Jupiter, édition revue et corrigée 1982 (1969), 1060 p.
7
CHAPITRE I : La dynamique générique dans Le conte de l’île inconnue
1. Bref historique du conte
L’origine du conte, immémoriale, est ardue à définir précisément. Près du mythe en
raison de plusieurs caractéristiques, dont l’appartenance à la tradition orale, le conte s’en
distingue néanmoins sur le plan de l’intentionnalité. Si le mythe est fondateur d’une
pratique sociale et tente d’expliquer la création du monde et les liens entre les hommes et
les différents dieux ainsi qu’avec leur environnement, le conte cherche plutôt à représenter
des archétypes édifiants et à distraire tout en proposant une certaine morale sur la conduite
à avoir18. Nulle explication sur le monde ou la société dans le conte traditionnel.
De nos jours, le conte semble repris à toutes les sauces − au cinéma où de multiples
adaptations plus ou moins près des récits originaux ont été produites (Hansel et Gretel :
chasseurs de sorcières de Tommy Wirkola (2013) ; Le chaperon rouge de Catherine
Hardwicke sorti en 2011), ou sous forme romanesque où la trame narrative originelle ne
sert souvent que de prétexte pour une tout autre histoire (Les infortunes de la Belle au bois
dormant de Anne Rice, paru en 2012, est un roman érotique). Pourquoi le conte fascine-t-il
autant? Est-ce parce qu’il véhicule des symboles universels? Parce qu’il permet à la psyché
de se libérer de ses obsessions ou de ses peurs de manière cathartique? Parce qu’il éveille
notre amour pour le merveilleux et les fins heureuses? Toutes ces réponses sont justifiables
pour expliquer le phénomène qui unit l’homme au conte, et particulièrement l’enfant qui
demande soir après soir la même histoire à ses parents. Pourtant, le conte n’est pas
strictement réservé aux enfants – en fait, le public cible était jadis surtout constitué
d’adultes, car il servait à agrémenter les veillées − et, aujourd’hui, de nombreux conteurs,
dont Fred Pellerin semble être la figure de proue au Québec, réactivent cette tradition du
conte oral destiné à être écouté et à plonger l’adulte dans un imaginaire abritant fées, ogres,
lutins et objets magiques divers.
18 « [L]es contes sont construits sur des oppositions plus faibles que celles qu’on trouve dans les mythes : non
pas cosmologiques, métaphysiques ou naturelles, comme dans ces derniers, mais plus fréquemment locales,
sociales, ou morales. » Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme », loc. cit., p. 154.
8
Les contes proviennent à la fois de l’oralité et de la transformation du genre de la
nouvelle toscane. Au XIVe siècle, en Europe, Boccace écrit un recueil de nouvelles intitulé
le Décaméron qui met en scène un événement, que l’on tente de rendre semblable au réel,
considéré comme étant plus important que les personnages qui le vivent. Ces nouvelles sont
relatées dans le cadre d’un autre récit : des seigneurs se distraient en se racontant des
histoires. Au XVIIe siècle, Giambattista Basile écrit le Pentaméron qui, même s’il
reproduit les récits-cadres de Boccace, s’en éloigne par l’utilisation d’expressions et la
description d’usages populaires. Le Pentaméron est même mentionné dans certains travaux
du XIXe siècle comme le premier recueil de contes. Cependant, pour les frères Grimm, le
premier véritable recueil de contes a été réalisé par Charles Perrault, aussi au XVIIe
siècle19. Dès lors, le conte
ne s’efforce plus de rendre un incident frappant, car [il] saute d’incident en incident
pour rendre tout un événement qui ne se referme sur lui-même de manière
déterminée qu’à la fin seulement, [et il] ne s’efforce plus de représenter cet
événement de sorte qu’on ait l’impression d’un événement réel, mais opère
constamment sur le merveilleux20.
Les frères Grimm sont parmi les premiers à comprendre la richesse de cette tradition orale
qui se perd et l’importance de la transmettre aux prochaines générations qui y
reconnaîtraient leurs racines. Ils ont parcouru l’Allemagne, recueilli des centaines de contes
de la bouche des meilleurs conteurs, des anciens des villages ou des bonnes qui se
souvenaient des soirées au coin du feu, et consigné par écrit ces trésors d’imagination. Ce
recueil qui rassemble toute la diversité des nuances liées au terme conte (märchen) « dans
un concept unifié […] est devenu, en tant que tel, la base de tous les recueils ultérieurs du
XIXe siècle [et] c’est toujours à la manière des frères Grimm que les véritables recherches
sur le Conte continuent de procéder malgré la diversité des conceptions scientifiques21. »
De son côté, Afanassiev22 fit de même en Russie. Et grâce au travail phénoménal de Aarne
et Thompson23, qui ont classé les contes sous diverses catégories de contes-types, nous
19 André Jolles, « Le conte », dans Formes simples, trad. de l’allemand par Antoine Marie Buguet, Paris,
Éditions du Seuil (Poétique), 1972, p. 180-181. 20 André Jolles, « Le conte », ibid., p. 183. 21 André Jolles, « Le conte », ibid., p. 173. 22 A. N. Afanassiev, Contes populaires russes, traduit et présenté par Lise Gruel-Apert, Paris, Éditions Imago,
2009, 3 tomes. 23 Antti Aarne et Stith Thompson, The Types of the Folktale : A Classification and Bibliography, seconde
édition, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica (Folklore Fellow's Communications), 1961, 588 p.
9
avons aujourd’hui un grand répertoire de contes et de leurs multiples variantes qui facilite
grandement les études des folkloristes.
De nos jours, la définition du vocable conte semble naturelle, pourtant elle a subi de
nombreuses mutations au fil des siècles. Si elle fait aujourd’hui généralement référence,
selon Pierre Péju, à « une histoire assez courte qui se termine bien », parsemée
d’ « événements merveilleux (le surnaturel allant de soi), mais aussi bizarres ou
fantastiques, [dont] les références historiques en sont absentes (“en ce temps-là…”) [tout]
comme les données géographiques » et mettant en scène des personnages « plutôt
schématiques » qui « se transforment au cours du récit (socialement, économiquement et
même physiquement)24 », il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, au Moyen Âge, le terme
s’appliquait « à toutes sortes de récits ou d’anecdotes25 », alors qu’au temps du classicisme,
il semble qu’il « se différencie selon plusieurs acceptions plus ou moins bien délimitées : il
désigne, selon les contextes, un récit plaisant, un récit fictif (parfois avec une nuance
péjorative) ou un récit merveilleux (Perrault).26 » Puis, au XIXe siècle, en tant que
synonyme du terme nouvelle, particulièrement chez Flaubert ou Maupassant, il « désignera
n’importe quel récit plutôt bref », alors que Littré « le définit comme [un] terme générique
s’appliquant à toutes les narrations fictives, depuis les plus courtes jusqu’aux plus
longues27. » Ce manque de consensus pose problème quand nous souhaitons définir
exactement ce qu’est un conte.
Dans le cadre de ce mémoire, nous nous en tiendrons à la définition de Pierre Péju
qui permet de regrouper les deux types de contes, merveilleux et philosophique, qui seront
abordés ici. Concernant le conte merveilleux, nous nous baserons essentiellement sur La
morphologie du conte établie par Vladimir Propp28 que nous enrichirons par l’apport des
Formes simples d’André Jolles29 et d’un chapitre de l’Anthropologie structurale, intitulé
« La structure et la forme : réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », de Claude Lévi-
24 Pierre Péju, La petite fille dans la forêt des contes, Paris, R. Laffont, 1981, p. 21. 25 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1989, p. 65. 26 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, ibid., p. 66. 27 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, id. L’auteur souligne. 28 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Éditions du Seuil (Poétique), 1970 (1965), 255 p. 29 André Jolles, « Le conte », loc. cit., p. 173-195.
10
Strauss30. Quant à la théorie sur le conte philosophique, nous nous appuierons sur la
monographie de Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique31. Pour terminer, nous
aborderons la notion de subversion par l’ironie.
2. Morphologie du Conte de l’île inconnue, selon Vladimir Propp
Tout d’abord, nous souhaitons mentionner que notre but, en nous référant à la
théorie morphologique de Propp, n’est nullement de remettre cette dernière en question.
D’autres, comme Marie-Laure Ryan32 ou Claude Lévi-Strauss, l’ont fait bien mieux que
nous ne le pourrions. Notre visée est plutôt de montrer en quoi Le conte de l’île inconnue se
rapproche ou s’éloigne des fonctions du conte établies par Propp. Cela sera la première
pierre de notre analyse. Elle nous aidera ensuite à démontrer en quoi le conte de Saramago
n’est que partiellement conforme à cette structure préétablie et à expliquer, par l’apport du
conte philosophique, puis de la subversion par l’ironie, pourquoi le Conte dévie des
fonctions proppiennes.
Selon Propp,
[o]n peut appeler conte merveilleux du point de vue morphologique tout
développement partant d’un méfait (A) ou d’un manque (a), et passant par les
fonctions33 intermédiaires pour aboutir au mariage (W) ou à d’autres fonctions utilisées
comme dénouement. La fonction terminale peut être la récompense (F), la prise de
l’objet des recherches, ou d’une manière générale, la réparation du méfait (K), le
secours et le salut pendant la poursuite (Rs), etc.34
Dans le cas du conte saramaguien, le manque (a) est l’île inconnue que l’homme désire
trouver. La suite de ce chapitre montrera par quelles fonctions intermédiaires passe le Conte
30 Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme », loc. cit. 31 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit. 32 Marie-Laure Ryan, « À la recherche du thème narratif », dans Communications, n° 47 (1988), p. 23-39. [En
ligne]. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1704
[Site consulté le 29 octobre 2012] 33 « Par fonction, nous entendons l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le
déroulement de l’intrigue. » Vladimir Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 31. L’auteur souligne. 34 Définition qui peut être complétée par celle-ci : « La constance de la structure des contes merveilleux
permet d’en donner une définition hypothétique, que l’on peut formuler de la façon suivante : le conte
merveilleux est un récit construit selon la succession régulière des fonctions citées dans leurs différentes
formes, avec absence de certaines d’entre elles dans tel récit, et répétitions de certaines dans tel autre. »
Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 122. L’auteur souligne.
11
pour aboutir à une forme symbolique de mariage, qui n’est pas exactement le dénouement
final, puis à la prise de l’objet des recherches, en l’occurrence, l’île inconnue. Même si l’île
inconnue du dénouement est tout aussi symbolique que le mariage, d’un point de vue
strictement morphologique, Le conte de l’île inconnue possède plusieurs caractéristiques
propres au conte merveilleux et mérite donc le traitement qui suit.
Selon la définition de Propp, le conte merveilleux peut comporter une ou plusieurs
séquences. Une séquence est un développement composé d’un méfait qui aboutit à un
mariage ou à toute autre fonction qui sert de dénouement. « Chaque nouveau méfait ou
préjudice, chaque nouveau manque, donne lieu à une nouvelle séquence. Un conte peut
comprendre plusieurs séquences, et lorsqu’on analyse un texte, il faut d’abord déterminer
de combien de séquences il se compose35. » Dans le cas du conte saramaguien et à cause de
la fin symbolique du conte, il est légitime de se demander si la prise de possession du
bateau termine une première séquence ou si elle n’est qu’une fonction parmi tant d’autres.
La réponse, Propp nous l’offre plus loin : « [s]i un objet magique est obtenu au cours de la
première séquence, et n’est utilisé qu’au cours de la seconde36 », il n’existe qu’une seule
séquence au conte. À la lumière de cette citation, il est clair que la première moitié du
Conte a servi à préparer l’introduction de la servante (auxiliaire) et du bateau (objet
magique) dans la seconde partie. Le conte de Saramago ne contient qu’une seule séquence,
car le véritable objet de la quête est l’île inconnue et le couple l’obtient à la fin du récit.
2.1 Les personnages
Les divers personnages des contes peuvent être regroupés selon sept catégories :
l’agresseur, le donateur, l’auxiliaire, le mandateur, la princesse – le personnage recherché −
et son père (considérés comme une seule classe de personnages, car la sphère d’action
appartient à tous deux), le héros et le faux héros37. Dans Le conte de l’île inconnue,
seulement trois de ces catégories sont représentées. De plus, chaque type de personnage
35 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 112-113. 36 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 115. 37 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 96-97.
12
entre en scène selon ses propres procédés. C’est à cette entrée, et aux actions posées, qu’on
reconnaît à quel groupe chaque personnage appartient.
Concernant la sphère d’action, soit cette dernière correspond exactement au personnage
qui ne joue alors qu’un seul rôle (méchant, auxiliaire, etc.), soit un seul personnage occupe
plusieurs sphères d’action (auxiliaire et donateur, par exemple). Un auxiliaire peut
récompenser le héros directement par l’action en apparaissant, sans en avoir préalablement
parlé au héros, au moment critique où celui-ci a justement besoin d’aide. C’est ce qui arrive
quand la servante dévoile sa présence dans le port, alors que l’homme a besoin d’aide pour
laver son bateau, en faire l’entretien et le manœuvrer : « Dès que la servante comprit quel
était le bateau désigné du doigt par le capitaine, elle sortit en courant de derrière ses bidons
et elle dit, C’est mon bateau, c’est mon bateau… » (CII, p. 29)
Le personnage du roi est Donateur (contre son gré, involontaire, mais pas hostile
puisqu’il n’est pas agresseur) : son rôle consiste en la préparation de la transmission de
l’objet magique et la mise de l’objet magique à la disposition du héros. Dans le Conte, le
donateur n’est pas rencontré par hasard, comme ce devrait l’être, selon Propp. Au contraire,
l’homme vient le voir exprès dans le but d’obtenir le bateau. D’un autre côté, le roi ne se
montre pas habituellement à la porte des requêtes : « Tu sais bien que le roi ne peut pas
venir, il est à la porte des offrandes, répondit la femme… » (CII, p. 9) Mais on ne peut
qualifier cela de hasard, puisque l’homme avait calculé que le roi viendrait : « La seule
personne qui ne s’étonna pas outre mesure fut l’homme venu demander un bateau. Il avait
calculé, et il ne s’était pas trompé dans ses calculs, que le roi […] ne pourrait que se sentir
curieux de voir la tête de celui qui […] l’avait fait ni plus ni moins mander. » (CII, p. 14)
Dans le même ordre d’idées, le capitaine du port prolonge la fonction de donateur du roi en
choisissant la caravelle et en donnant les clés à la servante.
L’homme est le Héros (quêteur) : en général, le héros, personnage qui ressent un
manque, est présent dès la situation initiale du conte, quand il y en a une, et il se démarque
par une naissance merveilleuse ou par une particularité qui le différencie des autres
personnages. Il est celui qui est pourvu d’un objet ou d’un auxiliaire magique au cours de
l’action et qui s’en sert. La focalisation du conte est constamment sur lui, la narration ne
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s’attarde pas à suivre d’autres personnages que le héros. Sa sphère d’action comprend le
départ en vue de la quête, la réaction aux exigences du donateur et le mariage.
Dans le conte saramaguien, les fonctions de la situation initiale, qui servent
habituellement à présenter le héros, à en décrire les particularités qui le distinguent des
autres personnages – souvent, de sa propre famille – et à dépeindre la situation usuelle de
ce dernier, ne sont pas présentes. Le héros est tout de même mentionné dès les premiers
mots, mais aucun détail sur sa naissance ni de prophétie sur son destin ne sont relatés.
Saramago a consciemment omis la situation initiale, procédé qui se manifeste aussi dans
ses romans, nous pensons ici à L’aveuglement où les personnages n’apparaissent dans le fil
narratif que lorsqu’ils deviennent aveugles :
In Ensaio there is no information about the life of the community where the action is
taking place before it was taken over by the plague. The narrative seems to imply that
the situation from which it departs is uninteresting, since it coincides with a social
environment that most readers would be familiar with, namely that of a post-industrial
society. Further, the main characters are only individuated at the moment when they are
touched by blindness; their fictional lives begin when they are about to stop seeing. The
community and its members need to be transformed into an object of blindness in order
to become subjects in the text38.
En ce qui concerne l’environnement social du Conte, la monarchie, le lecteur y est habitué,
car l’histoire de la majorité des contes prend place dans ce type de société. Quant à
l’homme, il s’individualise – partiellement tout de même parce qu’il n’a pas de nom, tout
comme dans L’aveuglement où les personnages sont nommés par leur fonction (médecin,
femme du médecin) et ne se distinguent les uns des autres que par la qualité de leurs
gestes – quand il désire un bateau et entreprend des actions concrètes pour l’obtenir. Pour
devenir « un sujet dans le texte », l’homme doit s’émanciper par l’expression d’un désir
différent des autres personnages, tellement différent qu’il devient réellement un sujet dont
l’histoire est digne d’être racontée.
L’homme ne se singularise donc que par son désir d’île, et non par des actions
extraordinaires ou un physique particulier comme le ferait un héros de conte merveilleux.
Par contre, il est à la fois pourvu d’un objet et d’un auxiliaire plus ou moins magiques que
nous aborderons dans les prochains paragraphes. Mais la focalisation n’est pas
38 Patricia Isabel Vieira, « Seeing Politics Otherwise. Representations of Vision in Iberian and Latin American
Political Fiction », thèse de doctorat en langues et littératures, Cambridge, Harvard University, 2008, f. 163.
14
constamment sur lui. Quand il part à la recherche d’un équipage, le narrateur s’attarde
auprès de la servante. Serait-ce que l’homme n’est pas le seul héros?
La servante serait un Auxiliaire, puis un Héros : l’auxiliaire magique est souvent un don
à la suite d’une épreuve réussie, mais ce n’est pas le cas dans le conte de Saramago. La
servante prend d’elle-même la décision de suivre le héros, quoique, les trois jours d’attente
pourraient être une épreuve de patience de la part de l’auxiliaire – et du donateur – et
l’homme aurait alors droit à l’aide de l’auxiliaire puisqu’il l’aurait réussie. Sa sphère
d’action comprend la réparation du méfait ou du manque, l’accomplissement de tâches
difficiles – elle fait office d’équipage à elle seule. De plus, elle semble posséder les secrets
de la connaissance − elle apprend seule à connaître le bateau et la navigation − et elle
décide de suivre l’homme après avoir appris quel était son projet. Le mariage est
habituellement associé à la sphère d’action de la princesse, mais, puisqu’il n’y a pas de
princesse, cette sphère d’action semble être transférée à la servante.
Enfin, en prenant possession du bateau avant l’homme et en devenant la compagne de
ce dernier, elle endosse aussi le rôle de héros, puisque la focalisation reste sur elle quand
elle se familiarise avec la caravelle. Parce que la servante occupe plusieurs sphères d’action
à la fois, son rôle est polymorphe.
2.2 Objet magique
Le conte de l’île inconnue ne compte qu’un seul objet magique : le bateau. Ce
dernier permettra à l’homme de traverser la distance qui le sépare de l’île inconnue, après
être devenu ce royaume inconnu qui part à la recherche de lui-même. Donc, il est à la fois
objet magique et but − partiel − de la quête, puisque le couple part vraiment à la recherche
de l’île inconnue en larguant les amarres. Il s’agit bel et bien d’un don. Les objets magiques
peuvent agir comme des êtres vivants (tuer tout seul, etc.), mais dans le cas du Conte le
bateau n’agit pas comme un être vivant, il est vivant. Grâce à cette caractéristique, la
servante parvient rapidement à en comprendre le fonctionnement.
Malgré cela, le bateau semblerait n’être que partiellement un objet magique. Bien
sûr, il réunit les protagonistes à la toute fin, mais on peut soulever l’objection que la
servante aurait été rejoindre l’homme pendant son sommeil, car le narrateur focalise sur le
15
songe de ce dernier et ne nous explique pas la raison de la soudaine présence de la femme
dans les bras de l’homme : « Il se réveilla enlacé à la servante, et elle à lui, leurs corps
confondus, leurs couchettes confondues, et on ne sait plus si celle-ci est à bâbord ou à
tribord. » (CII, p. 59) Par contre, une caravelle ne peut naviguer sans équipage, pourtant les
protagonistes décident de partir en mer, même s’ils n’en trouvent pas. Le bateau saurait
donc se gouverner de lui-même. À moins que ce soit la femme, en tant qu’auxiliaire, qui
incarne tout l’équipage, et le bateau ne serait donc pas magique puisque la femme
possèderait le pouvoir de le manier presque seule… Mais nous préférons croire, en fait, que
le bateau et l’auxiliaire sont tous deux magiques, et que leurs pouvoirs sont
complémentaires.
2.3 Motivations
Les motivations se rapportent aux mobiles et aux buts des différents personnages et
les poussent à accomplir telle ou telle action. Leur présence donne une couleur et une
saveur particulière aux contes, car elles appartiennent à ses éléments les plus instables et
donc moins précis et déterminés que les fonctions : « [l]es actions des personnages du
milieu du conte sont en majeure partie motivées, naturellement, par le déroulement même
de l’intrigue39 ». La compréhension de la présence d’un manque devient le moment de la
motivation. Le héros est alors résolu à le combler. Dans le Conte, on ne sait pas comment
l’homme a pris conscience de ce dernier, puisque « [s]ouvent, le sentiment du manque ne
reçoit aucune motivation40. » Le conte de Saramago commence alors que l’homme se
prépare à faire sa requête au roi.
Les motivations, les intentions, les sentiments et la volonté des personnages ne
définissent pas ces derniers. Comme l’indique Propp, « [c]e n’est pas ce qu’ils veulent faire
qui est important, […] mais leurs actes en tant que tels, définis et évalués du point de vue
de leur signification pour le héros et pour le déroulement de l’intrigue41. » De plus, « d’une
façon générale, les sentiments et les intentions des personnages n’agissent en aucun cas sur
39 Vladimir Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 91. 40 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 95. 41 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 99.
16
le déroulement de l’action42. » Il semble pourtant que, dans Le conte de l’île inconnue, les
sentiments et les intentions des personnages aient un impact sur le déroulement de
l’histoire, car les fonctions à elles seules, comme nous le verrons, ne sont pas suffisantes
pour expliquer l’évolution du conte.
2.4 Les fonctions
Le Conte commence in medias res, c’est-à-dire que les fonctions de la situation
initiale sont absentes. Cela semblerait être une première entorse, mais Propp lui-même
admet que ces fonctions sont facultatives. Ce début in medias res n’est donc pas une
dérogation à la morphologie. Le véritable détournement se situe plutôt dans le déplacement
de certaines fonctions qui ne sont pas toutes organisées selon l’ordre proppien. Par souci de
clarté, nous avons décidé de présenter d’abord les fonctions dans l’ordre établi par Propp43,
puis de les disposer selon la combinaison de la fiction saramaguienne44. Ainsi, nous verrons
mieux en quoi Saramago déroge aux fonctions de Propp.
Mentionnons que certaines fonctions entre crochets sont plutôt suggérées par le
conte que réellement présentes. Cependant, il nous semblait justifié de les inclure ici, car
leur rôle, quoique symbolique, pourra s’expliquer dans la quatrième section de ce chapitre
ainsi que dans le second chapitre. D’autres peuvent aussi apparaître dans le conte, mais pas
dans l’ordre élaboré par Propp.
[Le héros se fait signifier une interdiction (f2)] : Le Conte ne comporte pas
d’interdiction claire. Cependant, nous considérons que le roi, qui refuse normalement de se
présenter à la porte des requêtes, peut être une forme affaiblie de l’interdiction. Il serait
donc défendu, implicitement, de faire des demandes au suzerain, de le déranger de son
poste à la porte des offrandes. L’absence du roi ainsi que sa propension à déléguer ses
tâches et à ne pas accueillir lui-même les citoyens corroboreraient cette hypothèse d’une
interdiction implicite entre le peuple et lui, car rencontrer le monarque en personne pour
42 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 95. 43 Voir annexe I à la page 111 pour les 31 fonctions de Propp. 44 Voir annexe II à la page 112 pour la disposition des fonctions selon Le conte de l’île inconnue.
17
obtenir une faveur pourrait être considéré comme une remise en question de la hiérarchie en
place. Par contre, pour recevoir une offrande, le souverain répond avec empressement à la
porte. Dans Le conte de l’île inconnue, le héros ne se fait pas signifier une interdiction,
mais elle se décèle tout de même par la hiérarchie mise en place et inscrite dans le code
social.
[L’interdiction est transgressée (f3, couplée à f2)] : L’homme, en plus de faire une
demande, transgresse l’interdiction en refusant le protocole habituel. Il souhaite voir le roi
pour lui exposer sa requête de vive voix. Selon Propp, c’est à ce moment qu’un nouveau
personnage fait généralement son entrée dans le conte : l’agresseur du héros, le méchant.
Son rôle est de troubler la paix de l’heureuse famille, de provoquer un malheur, de faire du
mal, de causer un préjudice. Pourtant, il est difficile de considérer le roi comme un réel
agresseur puisqu’il ne fait rien de mal, concrètement, quoiqu’il s’oppose, dans un premier
temps, à la demande de l’homme. Nous pourrions le considérer comme un agresseur –
très – affaibli, mais nous avons choisi de n’en rien faire. Le Conte ne comporte donc, à
notre avis, aucun agresseur.
Il manque quelque chose à l’un des membres de la famille (f8a) ; l’un des membres de
la famille a envie de posséder quelque chose : L’homme a besoin d’un bateau pour explorer
les mers à la recherche de l’île inconnue, mais, ici, l’île est le véritable manque, le bateau
est plutôt le moyen nécessaire, l’objet magique, pour combler ce dernier. En fait, cette
fonction serait la première, dans le cas du Conte, puisque c’est ce désir d’île inconnue qui a
poussé l’homme à quitter sa maison et à solliciter un navire au roi.
La nouvelle du méfait ou du manque est divulguée, on s’adresse au héros par une
demande ou un ordre, on l’envoie ou le laisse partir (f9) : Cette fonction fait
communément entrer le héros-quêteur en scène et, dans le cas du Conte de l’île inconnue,
l’homme décide lui-même de partir pour obtenir un bateau et naviguer à la recherche de
l’île inconnue. Cette décision de la part du héros-quêteur renvoie au troisième cas de
médiation proposé par Propp où « l’initiative du départ vient souvent du héros lui-même, et
non d’un personnage mandateur45. » Cette fonction-ci serait la seconde.
Le héros-quêteur accepte ou décide d’agir (f10) : L’homme décide de faire du
piquetage devant la porte des requêtes pour obtenir le bateau, puisqu’il refuse les voies
45 Vladimir Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 48.
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usuelles pour effectuer sa demande, c’est-à-dire la bureaucratie mise en place. Il utilise un
moyen pacifique pour protester et tenter d’obtenir ce qu’il désire.
[Le héros quitte sa maison (f11)] : Elle est différente de la première fonction, celle de
l’éloignement − qui n’est pas présente dans le Conte, car elle s’applique plutôt au héros-
victime − en ce sens qu’elle est un véritable départ pour partir en quête, à la recherche de
l’île inconnue. Cette fonction ne s’adresse qu’au héros-quêteur. À ce stade, un nouveau
personnage entre dans le conte : le pourvoyeur ou donateur. Il est normalement rencontré
par hasard et « [l]e héros reçoit de lui un moyen (généralement magique) qui lui permet par
la suite de redresser le sort subi. Mais avant de recevoir l’objet magique, le héros est
soumis à certaines actions très diverses, qui, cependant, l’amènent toutes à entrer en
possession de cet objet46. » Nous avons mis cette fonction entre crochets puisque le héros a
déjà quitté sa maison – il est à la porte du roi −, mais il rencontre effectivement un
donateur, le roi, et il devra aussi se soumettre à certaines actions, ici, un questionnaire, pour
obtenir le bateau. C’est la véritable première étape de son départ définitif.
Le héros subit une épreuve, un questionnaire, une attaque, etc., qui le préparent à la
réception d’un objet ou d’un auxiliaire magique (f12) : L’attente de trois jours et la
discussion entre le roi et l’homme pourraient faire office d’épreuve et de questionnaire − le
questionnaire est un affaiblissement de l’épreuve − qui le préparent à la réception du
bateau, l’objet magique, et de l’auxiliaire, la servante. Selon Propp, le héros, pour sortir
victorieux du défi imposé par le donateur, doit répondre poliment ; s’il répond
grossièrement, il ne reçoit rien. Pourtant, le héros réplique plutôt effrontément au roi, il le
tutoie même47, et il obtient tout de même l’objet magique, grâce, justement, à son
insolence. Ce renversement est une première marque de la subversion du conte par l’ironie,
dont il sera question plus loin dans ce chapitre.
Le héros réagit aux actions du futur donateur (f13) : L’homme émet des arguments qui
convainquent le roi de lui offrir un bateau. Il remporte donc la joute verbale, même s’il ne
la remporte pas seulement par la persuasion mais aussi grâce à la grogne du peuple et,
46 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 51. 47 En portugais, tout comme en français, une distinction existe entre le pronom de la deuxième personne du
singulier (tu) et celui du pluriel (você). Si cette distinction n’est plus utilisée au Brésil, elle l’est encore au
Portugal, quoiqu’elle ait tendance à disparaître dans les œuvres contemporaines. Voici un exemple, en
italique, de l’utilisation de la deuxième personne du singulier : « Quem foi que te disse, rei, que já não há
ilhas desconhecidas… ».
19
surtout, à l’égoïsme du roi qui souhaite continuer à recevoir des offrandes. Le roi donne le
bateau malgré lui, pour conserver son image publique, les bons sentiments des citoyens et
pour retourner au plus vite à la porte des offrandes.
L’objet magique est mis à la disposition du héros (f14) : Le roi donne une carte
d’affaires à l’homme qui lui permet d’aller au port revendiquer son bateau au capitaine.
L’objet se trouve donc en un lieu indiqué, soit le port, selon l’une des modalités
proppiennes.
[Le héros est transporté, conduit ou amené près du lieu où se situe l’objet de sa quête
(f15)] : L’homme se rend à pied jusqu’au bateau, mais puisque le bateau n’est pas l’objet
absolu de la quête, on pourrait peut-être considérer le rêve comme le transport vers l’objet
de la quête. Cependant, si l’on fait cela, les fonctions suivantes posent problème – il
faudrait une deuxième séquence, où le héros recommence une quête pour lier les deux
parties du Conte, mais nous avons établi plus tôt que celui-ci n’en comportait qu’une seule.
Pour atteindre l’île inconnue, l’homme se déplace à la fois sur la terre, pour se rendre au
port, et sur l’eau, quand il largue les amarres pour poursuivre sa quête en compagnie de la
servante. Mais un premier voyage en mer a déjà été fait par l’homme dans un rêve, la
première nuit où il a dormi sur le navire, la journée même où il en a pris possession. Ce
songe sert-il de déplacement vers le lieu où se situe l’objet de la quête? Il sert, à tout le
moins, de révélateur et c’est à la suite de ce rêve que le couple nomme le bateau L’île
inconnue. Nous tenterons de résoudre tous ces problèmes morphologiques et symboliques
dans le second chapitre de ce mémoire.
[Le méfait initial est réparé ou le manque comblé (f19)] : L’homme obtient le bateau
qu’il demandait et peut ainsi partir à la recherche de l’île inconnue. Mais le manque n’est
pas encore tout à fait comblé. D’abord, parce que l’homme ne sait pas que son besoin réel
n’est pas de trouver l’île inconnue, mais de former un couple avec la femme, ce qu’il
réalisera dans son rêve. De plus, parce que son manque, à la fin du conte, ne sera que
partiellement comblé : il décidera de partir seul avec la femme, il nommera son bateau L’île
inconnue (et la découvrira par le fait même) et partira à la recherche d’une « véritable » île
inconnue. Le conte se termine sur ce départ vers l’aventure, le lecteur ne saura donc pas s’il
y abordera réellement. Voilà en quoi le manque de départ est partiellement comblé. De
20
plus, cette fonction prend place après le simulacre de mariage. Elle vient donc après la
trente-et-unième fonction.
[On propose au héros une tâche difficile (f25)] : Cette tâche, affaiblie, est proposée à
l’homme par le roi, avant que l’homme se dirige vers le port. Le roi ne donne que le bateau,
il ne fournit pas l’équipage et informe donc l’homme qu’il doit lui-même convaincre des
marins de l’accompagner dans sa quête – ce que l’homme tentera de faire après avoir pris
possession du bateau, donc après un premier déplacement −, cela, en dépit du désir des
hommes en général de ne parcourir que le monde connu. Dans le cas du Conte de l’île
inconnue, cette tâche n’est pas accomplie – la femme à elle seule ne peut être considérée
comme un équipage, d’où l’absence de la fonction accomplissement de la tâche −, mais
cela n’empêche pas le couple de partir en quête de l’île inconnue.
[Le héros se marie et monte sur le trône (f31)] : Le passage où les protagonistes
allument des chandelles peut être symboliquement rapproché d’une célébration de
mariage :
La femme revint sur ses pas, J’avais oublié, et elle tira de la poche de son tablier deux
bouts de chandelle, Je les ai trouvés en nettoyant, ce que je n’ai pas ce sont des
allumettes, Moi j’en ai, dit l’homme. Elle tint les bougies, une dans chaque main, il
gratta une allumette puis, abritant la flamme sous le dôme de ses doigts incurvés, il la
porta avec le plus grand soin vers les vieilles mèches, la flamme jaillit […] Elle lui
tendit une chandelle… (CII, p.48-49)
Cet extrait rappelle le traditionnel cérémonial où l’homme devait allumer, à l’aide de sa
propre chandelle, celle de sa promise tout en prononçant ses vœux. Remarquons aussi la
complémentarité des personnages suggérée par le fait que la femme possède les chandelles
et l’homme les allumettes. Cependant, puisque la servante n’est pas princesse, l’homme ne
monte sur aucun trône.
Dans la morphologie de Propp, le conte se termine avec le mariage. Cependant, Propp
note
que certaines actions des héros des contes ne se soumettent pas, dans tel ou tel cas
isolé, à notre classification, et ne se définissent par aucune des fonctions citées. Ces cas
sont très rares. Il s’agit ou bien de formes incompréhensibles du fait que nous
manquons d’éléments de comparaison, ou bien de formes empruntées à des contes
appartenant à d’autres catégories (anecdotes, légendes, etc.) Nous les définissons
comme des éléments obscurs48…
48 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 79.
21
Le Conte fait donc partie de cette catégorie comprenant maints éléments obscurs qui ne
peuvent s’expliquer que par l’insertion de formes empruntées à d’autres genres, le conte
philosophique dans le cas présent.
Nous constatons donc que Le conte de l’île inconnue peut être considéré comme un
conte merveilleux, malgré quelques accros aux critères définis par Propp. D’abord, les deux
premières fonctions (Interdiction et Transgression) ne sont que suggérées, jamais elles ne
sont explicitement nommées. Quant à la tâche difficile, elle ne fait pas partie d’une seconde
séquence où le héros repart en quête pour dévoiler sa réelle identité et obtenir la
récompense comme ce devrait être le cas. Elle se retrouve entre la transmission de l’objet et
le déplacement, car elle consiste à engager un équipage qui voudra accompagner l’homme
dans sa recherche de l’île inconnue. Le roi mentionne cette tâche quand il accepte d’offrir
un bateau à l’homme, mais ce dernier tente de l’accomplir après s’être déplacé et avoir pris
possession de sa caravelle. De plus, la tâche difficile est absolument couplée avec
l’accomplissement de la tâche, alors que l’homme ne parvient pas à recruter d’équipage. Il
n’a donc pas mener à bien la tâche difficile, mais il se marie tout de même −
symboliquement − et part à la recherche de l’île inconnue, ce qui est contraire aux
observations de Propp où le héros doit accomplir la tâche difficile pour accéder au mariage
et à l’objet de ses recherches.
Ces quelques observations tendent à prouver que le Conte est contaminé par un
autre genre, dans ce cas-ci, le conte philosophique. Propp lui-même admet que « [d]ès que
nous franchissons les limites du conte absolument authentique, les complications
commencent49 » en ce qui concerne l’application des fonctions. Certaines fonctions peuvent
être inversées ou changées de place sans que cela n’altère le modèle unique et la parenté
morphologique des contes merveilleux, car ce ne sont que des exceptions, « que des
variations, non de nouveaux systèmes de composition, non de nouveaux axes50. » Quand
les déplacements sont plus importants, c’est que le conte est dégénérescent (il est
humoristique, par exemple) et, tout comme Tzvetan Todorov le mentionnait, « il n’y a
aucune nécessité qu’une œuvre incarne fidèlement son genre, il n’y en a qu’une probabilité.
49 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 123. 50 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 133.
22
[…] Une œuvre peut, par exemple, manifester plus d’une catégorie, plus d’un genre51 »,
comme c’est le cas pour le conte de Saramago.
51 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Éditions du Seuil, 1970, p. 26-27. cité dans
Dominique Combe, Les genres littéraires, Paris, Hachette Supérieur, 1992, p. 132.
23
3. Du conte traditionnel au conte philosophique
Plusieurs accrocs aux fonctions de Propp s’expliquent par un croisement de genres.
En effet, l’utilisation de l’ironie – notion que nous développerons dans la quatrième section
de ce chapitre −, le message sous-jacent du Conte de l’île inconnue et sa fin ouverte sont
des procédés qui se rapportent plutôt au conte philosophique. Bien sûr, le conte
saramaguien ne répond pas entièrement aux critères du conte du XVIIIe siècle tel que
Voltaire l’a défini. En fait, Le conte de l’île inconnue n’est pas tout à fait, par la structure,
conte philosophique à la Voltaire, mais il en possède l’essence quand vient le temps de
critiquer le pouvoir ou de proposer une nouvelle philosophie de vie par l’entremise de ses
deux protagonistes.
Nous montrerons en quoi le conte saramaguien est à la fois contaminé par le conte
philosophique tout en cherchant à s’en éloigner en usant de divers procédés. Pour ce faire,
nous survolerons l’histoire du conte philosophique, puis nous nous attarderons à la présence
quasi incontournable de l’île, particulièrement à l’ère classique de ce genre. Enfin, nous
analyserons l’influence du conte philosophique, en faisant ressortir ses caractéristiques
spécifiques, sur Le conte de l’île inconnue qui se distancie pourtant, grâce à des approches
différentes, de l’archétype voltairien.
3.1 Abrégé du parcours historique du conte philosophique
Bien que l’âge d’or du conte philosophique soit le XVIIIe siècle, le germe de cette
forme existait dès l’Antiquité, dont L’âne d’or, dans Les métamorphoses, est le plus connu.
Au Moyen Âge, le carcan rigide empêche les libres penseurs de s’exprimer, par conséquent
le conte philosophique ne peut se développer. À partir du XVIe siècle, pendant la Réforme,
les penseurs commencent timidement à exprimer leurs idées novatrices, sans trop oser se
mouiller, l’Église et l’État étant toujours prêts à sévir. C’est dans cette atmosphère que
Rabelais a développé, en 1534, l’utopie de l’abbaye de Thélème, dans son Gargantua52.
52 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit., p. 20-21.
24
Au XVIIIe siècle, l’Angleterre est un terreau fertile en visionnaires puisque la
liberté intellectuelle y est plus tolérée qu’en France, tant qu’elle ne remet pas en question le
pouvoir royal. Les philosophes français profitent donc de l’apport des Anglais, notamment
du philosophe John Locke et du physicien Newton, pour élargir leur champ d’expertise. Le
siècle des Lumières est une période de transition où les pouvoirs politiques, religieux et
philosophiques commencent à être remis en question, c’est-à-dire une période parfaite pour
l’éclosion du conte philosophique où sont développés des idées et des valeurs nouvelles,
des opinions et des raisonnements parfois inquiétants pour les autorités en place, mais qui
sont moins sujets à la censure puisqu’ils sont exposés dans un conte. Dans un contexte où la
limite entre l’acceptable et l’inadmissible est mince, les jeux de cache-cache, les ambiguïtés
calculées, les nombreuses dérisions deviennent des outils essentiels pour s’éviter de graves
ennuis. Bien sûr, personne n’est dupe, ni la censure, ni le pouvoir, mais les contes sont
tolérés, et même grandement appréciés par une élite littéraire avide de nouveautés et de
finesse intellectuelle.
Le conte philosophique est moins à propos au XIXe siècle parce que les lecteurs
préfèrent les histoires romantiques, les romans réalistes ou les récits historiques. Le
développement scientifique contribue aussi à l’abandon de la forme puisqu’elle proposait
des questionnements philosophiques qui trouvent désormais leurs réponses dans les
nouvelles découvertes scientifiques. Mais, à la fin du XIXe siècle, les troubles et les doutes
réapparaissent. Anatole France, après l’affaire Dreyfus, publie L’île des pingouins, un
conte-fable-pamphlet, selon l’appellation de Tritter, qui renoue avec le style du siècle
passé. C’est au milieu d’un XXe siècle instable, bouleversé par deux guerres mondiales,
que le conte philosophique reprend de sa superbe, « conforme à ce qu’il fut au XVIIIe
siècle53 » en ce sens où il ressurgit alors que les sociétés européennes se désagrègent.
Serait-ce cette décomposition des sociétés qui exhorte les écrivains à inventer des
communautés idéales qu’ils établissent loin du monde connu, sur des îles introuvables?
53 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 98.
25
3.2 L’utopie insulaire
Le conte philosophique, en plus de présenter une critique sociale, propose souvent
une société idéale, sur laquelle le lecteur devrait calquer ses modèles. La première, celle de
Thomas More, donna son nom à ce type d’invention, utopie54, dérivé de ou-topia55 qui
signifie pays de nulle part et qui devint rapidement un nom commun. Le modèle proposé
par More ne s’imposa pas à la société du XVIe siècle, par contre l’idée qu’une utopie doit,
pour éclore et s’épanouir, se développer à l’écart du monde, le fit. L’île devint donc le
paradis des utopies, quoiqu’« [i]l n’est pas nécessaire de demeurer dans une île pour être
insulaire56. » En effet, l’utopie peut avoir lieu sur un continent, mais doit absolument être
retirée du monde par un procédé quelconque : éloignement dans les terres ou pays entouré
de montagnes et de rivières quasi infranchissables. Même si l’île utopique ressemble à l’île
mystérieuse par son inaccessibilité, la première est porteuse d’un message beaucoup plus
profond que sa consoeur, plutôt destinée aux aventuriers et autres chasseurs de trésors.
Quant à la cité idéale, elle « ne peut s’épanouir que dans un milieu clos et
protégé57. » Elle prend forme sur une île, car étant éloigné de la société connue, ce milieu
hermétique permet de ne pas être en contact avec d’autres cultures qui pourraient intervenir
et pervertir celle de la cité idéale. Malgré le désir des utopistes classiques de présenter une
idéologie apte à annihiler les injustices, il est intéressant de remarquer que la majorité des
utopies sont plus ou moins totalitaires. En réalité, le modèle architectural raisonnable
préconisé, qui évoque La République de Platon, allié à l’invention d’une société dite
parfaite, rappelle les comportements des dictateurs, car la population est confinée dans un
rôle unique où « chacun est élevé pour être à sa place dans cette société et ne saurait en
54 Selon Michel Foucault, « [l]es utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements
qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la
société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des
espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. » Michel Foucault, [1994[1984]], « Des espaces
autres », dans Dits et écrits : 1954-1988, tome IV (1980-1988), Paris, Éditions Gallimard (Bibliothèque des
sciences humaines), p. 755. 55 Cependant, ce n’est pas la seule étymologie rapportée. Ainsi, « [l]’utopie peut être considérée comme un
eu-topos, un pays heureux, ou comme un ou-topos, un pays de nulle part. Si Thomas More n’avait eu en vue
que le premier sens, il se serait contenté de ses Macariens, dont le nom signifie les heureux, en grec. Car si,
pour nous, l’indécision demeure, elle n’existait pas dans l’esprit de Thomas More. » Pierre Brunel, Mythe et
utopie : leçons de Diamante, Napoli, Vivarium (Biblioteca europea), 1999, p. 15. 56 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit., p. 44. 57 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 31.
26
aucune façon remettre en question l’État ainsi établi58. » Est-ce véritablement le nirvana
dans ce type d’utopie? Saramago, pourtant qualifié d’utopiste59, ne semble pas le croire, car
aucun de ses romans ne prône ce genre de société. La caverne, particulièrement, semble
même la dénoncer, bien que son propos s’attaque surtout à la société de consommation qui
veut que nous nous contentions du bonheur factice du consumérisme. La description de la
vie au centre commercial ressemble grandement à une dystopie60, car ce dernier prend la
forme d’un espace replié sur lui-même, autosuffisant, où chacun doit passivement accepter
les lois du marché dictées par le marché lui-même, qui devient dès lors une entité quasi
divine décidant du sort des fournisseurs selon l’humeur des consommateurs ou selon le zèle
du Centre à vouloir écouler une telle marchandise au détriment d’une autre. Donc,
l’écrivain tendrait vers l’utopie – dans le sens de rêver à un monde meilleur, d’explorer des
possibles −, mais ne serait pas utopiste en ce sens qu’aucun de ses romans « ne traduit [le]
désir d’imposer une idéologie : l’auteur ne verse pas dans le roman à thèse, il ne propose
pas un modèle prêt à l’emploi destiné à combattre les maux de la société61. » Effectivement,
José Saramago ne décrit jamais de société parfaite ; il pose tout au plus les jalons qui
invitent le lecteur à questionner son insatisfaction pour mieux déterminer ses valeurs et
harmoniser son mode de vie avec celles-ci. Son but est que chacun utilise son jugement
critique justement pour remettre en question toute organisation hiérarchique figée, peu
importe laquelle. Selon lui, aucun État, par exemple, dirigé par un gouvernement, n’est
58 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 41. 59 Raymond Trousson fait la différence entre genre utopique et mode utopique puisque le terme utopie est
hautement polysémique (il peut désigner un genre littéraire, des théories politiques, etc.) Selon lui, on peut
parler de genre utopique « lorsque, dans le cadre d’un récit (ce qui exclut les traités de politique), se trouve
décrite une communauté (ce qui exclut la robinsonnade), organisée selon certains principes politiques,
économiques, éthiques, restituant la complexité de l’existence sociale (ce qui exclut le monde à l’envers, l’âge
d’Or, Cocagne ou l’arcadie), qu’elle soit présentée comme idéal à réaliser (utopie positive) ou comme la
prévision d’un enfer (l’anti-utopie), qu’elle soit située dans un espace réel, imaginaire ou encore dans le
temps, qu’elle soit enfin décrite au terme d’un voyage imaginaire vraisemblable ou non. » Raymond
Trousson, Voyages aux pays de nulle part : histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Éditions de
l’Université de Bruxelles, 1999, p. 24. Le mode utopique, quant à lui, ne correspond qu’en partie à cette
description de l’utopie. Il peut n’en reprendre que l’esprit sans en appliquer les critères. Ainsi, nous
considérons que l’œuvre saramaguienne joue sur le mode de l’utopie, mais n’appartient pas strictement au
genre. Son utopie serait plutôt « exploratrice de possibles ». Raymond Trousson, Voyages, ibid., p. 12. 60 L’anti-utopie et la dystopie sont distinctes. En effet, si l’anti-utopie est « la présentation d’une société
apparemment parfaite mais dont les failles doivent être mises à nu par le lecteur perspicace », la dystopie
montre la société « comme négative et ouvertement critiquée. » Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p.
78. 61 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 12.
27
idéal, car il y a risque de corruption62. Les solutions préconçues, Saramago les proscrit
systématiquement, tout comme il rejette les idées reçues en les subvertissant. Chez
l’écrivain, la notion d’utopie est élargie. Elle ne s’applique pas tant à ce qu’il propose
concrètement qu’à ce qu’il laisse deviner au lecteur. Il n’est alors pas étonnant que Mioara
Caragea suggère que ce soit plutôt « l’écriture de José Saramago, lieu de rupture et voyage
imaginaire, qui constitue en soi un locus utopicus63. »
D’ailleurs, dans le Conte, il n’est pas réellement question de société utopique, mais
plutôt d’île inconnue. À ce propos, Tritter explique que
[l’un] des plus fascinants avatars des îles philosophico-littéraires [est] l’île inconnue
qui n’existe et n’a jamais existé. Elle ne figure sur aucune carte, aucun chercheur ne la
trouvera sur des mappemondes anciennes ou modernes. Il semble [que les auteurs de
ces mondes inexistants] aient voulu désorienter le lecteur et lui apprendre à se
repenser64.
Dans le cas du Conte, l’île inconnue n’est effectivement nulle part ; elle n’apparaît sur
aucune carte, comme en témoigne ce dialogue entre l’homme à la recherche de l’île
inconnue et le roi : « Qui t’a dit, ô roi, qu’il n’y a plus d’îles inconnues, Elles sont toutes
sur les cartes, Sur les cartes il y a seulement les îles connues… » (CII, p.16-17.) Puis, elle
restera « de nulle part » parce que toujours mouvante, jamais fixée, pouvant être partout à la
fois, car l’île inconnue présentée au lecteur prend la forme de la caravelle donnée à
l’homme par le roi. Chez Saramago, cette île est à construire à deux. Elle ne peut surgir du
néant, tout de suite parfaite. Elle nécessite du travail, une rencontre, des valeurs. Elle est
construite pour les hommes, par les hommes. Pas d’errance du marin égaré ou abandonné,
pas d’inquiétude sur le sort qui l’attend, donc cette île inconnue propose une autre
signification que les îles de More et compagnie. Nous reviendrons sur ce sujet dans le
second chapitre. De plus, Saramago place son île utopique dans le non-lieu − dans le sens
d’aucun lieu défini − et le non-temps du conte parce que nos connaissances actuelles de la
géographie terrestre ne permettent pas de jouer sur la non-connaissance d’une île. Pourtant,
62 Cette idée est développée dans un autre roman de Saramago, La lucidité, suite de L’aveuglement, où le
peuple, sans s’être concerté, vote majoritairement blanc aux deux élections organisées par le parti politique en
place qui décide alors de « punir » la population en la privant des services publics essentiels comme le
ramassage des ordures, puis en fomentant des attentats pour déstabiliser les habitants et, enfin, en désignant
un bouc émissaire – innocent bien sûr − qu’il s’empressera de faire assassiner. 63 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 49. 64 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit., p. 38. L’auteur souligne.
28
le non-lieu peut tout de même devenir un point d’arrivée et ainsi permettre à l’homme
d’accomplir sa quête, car, selon Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger,
[d]ans sa quête, forcément, [l’homme] atteindra un point et celui-ci constituera déjà le
lieu recherché : l’île existe nécessairement puisque le protagoniste finira quelque part.
En ce sens, la quête de l’île fait exister l’île, elle devient, qu’importe la destination, le
lieu d’arrivée. Il s’agit d’un lieu individuel qui appartient davantage à celui qui le
cherche qu’à l’univers référentiel65.
Bien que l’île, selon Tritter, soit un incontournable du conte philosophique, sa
présence dans le Conte de l’île inconnue ne détermine pas l’appartenance de ce dernier au
genre philosophique. Pour ce faire, le Conte doit correspondre à d’autres critères.
3.3 Le conte de l’île inconnue : un conte philosophique?
Jean-Louis Tritter considère le conte philosophique comme un genre littéraire au
même titre que le roman, la tragédie, la comédie ou l’épopée, parce qu’il se diversifie et se
renouvelle. Il naît au XVIIIe siècle et Voltaire en est le plus célèbre représentant ainsi que
le créateur de procédés qui le marquent définitivement. Il passe d’une attirance pour le
merveilleux distrayant, et parfois moqueur, – Zadig ou La Destinée, histoire orientale de
Voltaire − à une fascination pour le fantastique ou l’absurde au XXe siècle – Le chevalier
inexistant d’Italo Calvino. Au XVIIIe siècle, le narrateur avance très souvent masqué, il se
cache derrière des personnages ou brouille les cartes en attribuant le récit à un explorateur
rencontré par hasard, par exemple. Ce jeu dans la narration servait à endormir la censure,
voilà pourquoi, au XXe siècle, les auteurs n’emploient presque plus cette ambiguïté, le
musellement n’étant plus aussi pratiqué qu’autrefois. En un sens, on peut considérer la
narration saramaguienne, toujours joueuse, parfois même tortueuse, comme un écho à ce
trait des contes philosophiques bien qu’elle appartienne avant tout au style personnel de
l’auteur. Dans le cas du Conte de l’île inconnue, le narrateur s’octroie le droit de juger les
personnages, particulièrement le roi, par la présence de parenthèses qui mettent le propos
ironique en évidence : « Comme le roi passait tout son temps assis à la porte des offrandes
(offrandes qui lui étaient destinées, bien entendu) ». (CII, p. 7) Quoiqu’il éprouve aussi de
la compassion pour certains d’entre eux puisqu’il prend la défense de la servante : « il faut
65 Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger, « Les possibilités d’une île. », art. cit., § 25.
29
lui pardonner cette revendication de propriété insolite » (CII, p. 29). De plus, le narrateur,
conscient de lui-même, semble même avoir une vie propre dans laquelle il inclut le lecteur :
« Dans l’histoire que nous relatons ». (CII, p. 12. Nous soulignons.) L’instance narratoriale
connaît les pensées des personnages, leurs suppositions, mais elle semble aussi faire partie
intégrante de la scène décrite, car elle est parfois sujette à certaines limitations : « Les cris
et les applaudissements du public ne permirent pas d’entendre les remerciements de
l’homme venu demander un bateau, d’ailleurs le mouvement de ses lèvres pouvait aussi
bien signifier Merci, sire, que Je me débrouillerai tout seul ». (CII, p. 21) Frédéric
Fladenmuller fait remarquer que la narration saramaguienne n’est pas seulement joueuse,
elle est parfois chaotique dans le sens où elle
suit elle-même sa propre voie / voix : elle n’est soumise à aucune contrainte. Elle est
sujette à de nombreuses variations en tenant compte du fait que, tel que dans les
systèmes appelés chaotiques, un simple changement dans la logique pré-établie du récit
pourra avoir des conséquences immesurables sur l’avenir de la narration66.
Dans le cas qui nous occupe, les 31 fonctions de Propp forment cette « logique pré-établie
du récit » que la narration a chamboulée, provoquant les « conséquences immesurables »
mis en évidence par la démonstration de la section sur les fonctions proppiennes. De plus,
la narration de Saramago, on le remarque surtout dans les romans, particulièrement dans
ceux de la phase historique, sert de passerelle entre le passé et le présent, entre les
événements et les personnages en empruntant tour à tour un regard externe et une
focalisation interne qui mettent le lecteur en contexte, relativisent la scène décrite ou la
critiquent en plus d’offrir un accès à l’intériorité des personnages, ce qui permet de montrer
leur profonde complexité et au lecteur de s’y attacher. Selon Silvia Amorim, « José
Saramago oppose [au narrateur historique neutre] un narrateur doté d’une volonté et d’une
présence qui lui permettent de s’écarter des sentiers battus pour suivre qui bon lui semble,
personnages célèbres ou inconnus, rois ou paysans, sur les routes du passé. » Ainsi, les
personnages saramaguiens, malgré leur apparente simplicité, ne correspondent pas à aux
personnages plutôt superficiels que l’on retrouve habituellement dans les contes
philosophiques. Au contraire, chez Saramago, même dans un conte aussi court, les
personnages ont une certaine profondeur. Par exemple, la servante croit, à cause d’un
66 Frédéric Fladenmuller, « Tous les noms, noms cosmiques et disparition du nom : Saramago, Calvino et
Perec », dans La voie neutre du chaos, New York, Peter Lang Publishing, 2010, p. 62.
30
stéréotype à propos des hommes, qu’elle devra cuisiner pour l’homme et son équipage, s’il
en trouve un, mais cela s’avère faux quand ce dernier ramène de la nourriture pour deux :
En revanche, l’absence totale de provisions de bouche dans la soute prévue à cet effet
la chiffonna, […] le soleil allait bientôt se coucher et l’homme arriverait en criant qu’il
avait faim, c’est ce que tous les hommes disent sitôt rentrés à la maison, comme s’ils
étaient les seuls à avoir un estomac et à éprouver le désir de le remplir […] Elle n’aurait
pas dû se faire tant de mouron. Le soleil venait tout juste de disparaître dans l’océan
quand l’homme qui avait un bateau surgit au bout du quai. Il portait un paquet à la main
[…] Ne t’inquiète pas, je rapporte de quoi manger pour deux… (CII, p. 36-37)
Ils ne sont pas non plus une représentation purement intellectuelle d’un concept comme
l’était Candide, qui n’était que candide au début de l’histoire et qui façonne sa propre
vision du monde au fil du récit à cause des épreuves qu’il endure. Ils semblent plutôt être
une représentation de ce que pourrait devenir chaque homme s’il simplifiait son mode de
vie et réalisait ses rêves.
Toujours selon Tritter, l’histoire dans un conte philosophique est plus ou moins
réaliste, « jalonnée de traces de fantastique, [pourvue d’]un drame qui se noue rapidement
et qui évolue à très grande vitesse, et [d’]une conclusion incertaine67. » Comme nous
l’avons dit précédemment, Le conte de l’île inconnue est plutôt conte philosophique par
essence. Bien que la structure des contes philosophiques ne soit pas aussi stricte que celle
relevée par Propp pour les contes merveilleux, il existe tout de même plusieurs
incontournables. Tritter réitère à plusieurs reprises l’importance du picaresque, allant même
jusqu’à affirmer que le conte philosophique est « toujours construit comme un roman
picaresque68 » où le héros traverse le monde, vivant ainsi une multitude d’aventures qui
seraient un passage obligé de ce type de récit. Cela lui donne l’occasion de vivre des
situations qui renvoient aux aspects universels de la condition de l’homme ainsi que de
rencontrer des individus très divers qui représentent la totalité des expériences du monde
contemporain. Par contre, il semble, en regardant le choix de contes philosophiques
contemporains présenté par Tritter, que la tendance au picaresque disparaisse au XXe siècle
sans que cela n’altère leur appartenance au genre philosophique. Tritter lui-même admet
que les contes du XXe siècle, s’ils sont souvent apparentés à un autre genre, comme le
fantastique pour Kafka, sont tout de même philosophiques, car ils respectent la brièveté de
la forme, sont écrits sur le mode de l’ironie et abordent des principes philosophiques, c’est-
67 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op.cit., p. 104. 68 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 6. Nous soulignons.
31
à-dire une réflexion sur l’homme et la société. Par exemple, en parlant du Chevalier
inexistant d’Italo Calvino, Tritter explique que le récit est philosophique
[p]arce que, par le biais d’un récit ironique sur fond de pastiche et de fantaisie, Calvino
parvient à cerner l’inexistence de l’homme moderne. En ce sens il entre dans la grande
lignée des écrivains qui utilisent une histoire peu vraisemblable pour avertir leurs
contemporains qu’ils ont à se méfier de leur état réel. L’écrivain se mue en une sorte de
Socrate moderne qui doit avant toute autre chose apprendre aux hommes à accoucher
de la connaissance de soi. […] On ne tente pas de séduire le lecteur par un récit
aventureux à rebondissements multiples qui se contenterait de le distraire. On lui
apprend à penser et à ne pas se laisser prendre au piège du conte féerique69.
Il nous semble donc juste de lire aussi Le conte de l’île inconnue comme un conte
philosophique puisque le merveilleux y est souvent annihilé par divers procédés, dont
l’ironie, et on n’y tente pas non plus de séduire le lecteur par un héros ballotté d’un bout à
l’autre du globe où il confronterait sa vision du monde avec celle de quelconques
philosophes. À peine l’homme voyage-t-il, et il le fait en rêve. Il largue bien les amarres,
mais seulement à la fin et le lecteur ne le suit pas dans cette aventure. De plus, l’auteur
portugais, dans son œuvre polyvalente, parvient à cerner l’essence même de l’homme grâce
à des personnages qui s’affranchissent des protocoles sociaux et révèlent ainsi les travers de
la société moderne. Voilà pourquoi Le conte de l’île inconnue peut aussi être qualifié de
philosophique, même si Saramago feint, en réalité, de raconter un récit initiatique qu’il
escamote par divers raccourcis littéraires, sur lesquels nous reviendrons.
La réflexion sur l’homme et la société proposée dans les contes philosophiques
prend toute sa signification dans le chapitre final du conte philosophique qui le distingue
des fables – dont la morale est explicite – et des contes féeriques, car c’est ce chapitre qui
donne son véritable sens au récit.
Alors qu’on s’attendrait à une conclusion philosophique éclaircissant la portée
intellectuelle du récit, Voltaire opte pour des conclusions bâclées […] ou pour des
conclusions bâtardes […]. À la différence des fables qui ont une morale bien nette pour
la plupart, les derniers chapitres des contes philosophiques nous laissent sur notre faim,
comme si l’auteur, embarrassé de donner un seul sens à son récit ne trouvait pas d’autre
moyen de conclure que par une pirouette70.
69 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 113. L’auteur souligne. 70 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 149.
32
Dans cette optique, la finale du Conte de l’île inconnue ressemble à Micromégas : elle
semble clore le conte de manière abrupte en laissant le lecteur au moment même où le
couple part à l’aventure en larguant les voiles de la caravelle nouvellement baptisée L’île
inconnue. « Puis, à peine le soleil fut-il levé, l’homme et la femme s’en furent peindre de
part et d’autre de la proue du bateau, en lettres blanches, le nom qu’il fallait encore donner
à la caravelle. Vers l’heure de midi, avec la marée, L’île inconnue prit enfin la mer, à la
recherche d’elle-même. » (CII, p. 59-60) Cette clôture du conte permet plusieurs
significations, comme si Saramago choisissait de ne pas restreindre son récit à un seul sens.
Au lecteur d’accomplir le travail de réflexion, tout comme Voltaire l’a laissé entendre dans
Micromégas :
Il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usage,
et que dans ce livre ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce
volume avant son départ : on le porta à Paris, à l’Académie des sciences ; mais, quand
le secrétaire l’eut ouvert, il ne vit rien qu’un livre tout blanc : Ah! dit-il, je m’en étais
bien douté71.
Cela fait dire à Tritter que le pacte de lecture établi « ne serait rien d’autre qu’un legs
philosophique72 » au sens où le lecteur est invité à prendre la relève et à poursuivre la
réflexion entamée par le conte, car seul « le (ou les) sens philosophique [que le lecteur doit
trouver] dans la trame même des aventures rapportées73 » importe.
Cela dit, un aspect important du Conte de l’île inconnue semble l’écarter du
genre du conte philosophique : la connaissance intuitive. Tritter, parlant de
L’Alchimiste de Paolo Coelho74, critique vertement cette approche anti-philosophique
du savoir.
[L]e propos de [Paolo Coelho] se situe au très élevé niveau de la pensée philosophique.
Son héros, qui ne sait rien – pas plus d’ailleurs que l’Alchimiste −, apprend tout d’un
seul coup par l’écoute de son seul cœur. On retombe là dans un travers bien connu de la
71 Cité dans Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, id. 72 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 150. L’auteur souligne. 73 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, id. 74 Il est vrai que L’Alchimiste de Paolo Coelho propose une vision du monde ésotérique dont nous ne
souhaitons pas discuter la crédibilité ici. En fait, le véritable reproche de Tritter à l’égard de ce roman, outre
les propos ésotériques, est l’absence d’ironie : « Il y a une règle tacite du conte philosophique, distraire le
lecteur par une utilisation subtile de l’ironie et de la moquerie. […] Or L’Alchimiste ne possède pas une miette
de distanciation ironique. » Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 119 Le second reproche
concerne le caractère non picaresque du récit, mais nous avons déjà montré que certains contes considérés
comme philosophiques par Tritter ne sont pas du tout picaresques.
33
pensée exprimée par les « médias » : celui qui sent en connaît bien plus sur la nature
humaine que celui qui pense. Dans ce sens, ce roman est absolument anti-
philosophique. Il n’est pas possible de considérer qu’une telle négation de la réflexion
au profit d’une sorte de panthéisme diffus permette de placer l’Alchimiste dans les
romans ou contes philosophiques75.
Dans le conte qui nous concerne, alors que la servante apprend à connaître la caravelle et
son fonctionnement, elle le fait de façon intuitive :
Les voiles sont les muscles du bateau, il suffit de voir comme elles enflent sous l’effort,
mais, et c’est la même chose pour les muscles, si on ne s’en sert pas régulièrement elles
s’avachissent, s’amollissent, perdent du nerf, Et les coutures sont les nerfs des voiles,
pensa la servante, toute à la joie d’apprendre si vite l’art de la navigation. (CII, p. 34-
35)
Es-tu descendue dans la cale, as-tu découvert une voie d’eau, Au fond on voit un peu
d’eau mêlée au lest, mais ça a l’air normal, c’est bon pour le bateau, Comment as-tu
appris ces choses, Comme ça, Comme ça comment, Comme toi, quand tu as dit au
capitaine du port que tu apprendrais à naviguer en mer… (CII, p. 41-42)
À ce point, le Conte ne serait plus philosophique. Et si Saramago nous proposait sa propre
philosophie, celle d’un retour au ressenti en délaissant la raison pure qui n’est pas le seul
mode valable d’appréhension du monde? Silvia Amorim ne dit pas autre chose quand elle
écrit que « le roman saramaguien tend à remettre en question nos modes de représentation
tout en valorisant une connaissance du monde fondée sur l’imagination, la création et la
fiction76. » Oui, la pensée et la critique sont importantes, mais à notre époque, et c’est ce
que révèle le Conte, il faut aussi savoir suivre la voie du cœur pour sortir des sentiers
battus. Le couple qui apprend à naviguer sur le bateau renvoie à la notion de connaissance
intuitive, où « la puissance de l’imagination et la force créatrice sont à la base de la
connaissance et constituent une approche pertinente du réel empirique77. » La raison seule
ne peut plus gouverner comme au XVIIIe siècle. Le retour à l’intuition serait un pendant au
scientisme de notre époque, tout comme l’apologie du rationalisme était, au temps des
Lumières, le pendant d’un obscurantisme monarchique et religieux. Selon Silvia Amorim,
cette
alliance de l’imagination et de la découverte mène naturellement sur la voie de l’utopie,
maintes fois empruntée par l’auteur portugais dans ses romans. Voyage imaginaire,
l’utopie permet un changement de point de vue, une rupture avec ce qui est connu et
75 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 121. 76 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 15. 77 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 26.
34
familier. Pure fiction, elle est à même de nous transporter vers un ailleurs qui élargit
nos horizons et elle symbolise ainsi l’accès à la connaissance par l’imagination78.
En résumé, malgré les bémols concernant le mode intuitif d’appréhension du monde
proposé par Saramago et l’absence d’aventures picaresques, Le conte de l’île inconnue
appartient au genre du conte philosophique par la présence de l’île, de l’ironie, des jeux de
la narration et de la réflexion sur l’homme. José Saramago, qui s’est lui-même qualifié
d’humaniste, peut être associé à Voltaire par ses prises de position lucides et sa proximité
avec l’esprit rationaliste des Lumières. Cependant, il serait erroné de croire que, pour être
admis dans la lignée voltairienne, il faille pasticher ce dernier. Comme l’a dit Hans Robert
Jauss, « [l]es genres à succès de la littérature d’une époque perdent progressivement leur
efficacité parce qu’ils sont continuellement reproduits79. » Afin d’éviter cette perte
d’efficacité, ainsi que par originalité stylistique, certains auteurs, dont José Saramago, font
appel à la subversion, modifiant les structures trop rigides des genres ou les idées
préconçues au gré de leurs fantaisies ou de leurs convictions. La prochaine section montrera
en quoi l’ironie subversive dans Le conte de l’île inconnue détourne et amalgame les genres
du conte merveilleux et du conte philosophique pour en arriver à proposer une vision du
monde où la compassion pourrait aussi faire office de subversion.
78 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 47. 79 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990, p. 66.
35
4. De la subversion par l’ironie ou en quoi Le conte de l’île inconnue ne respecte aucun genre
4.1 La dominante : échec et pat
Les deux sections précédentes nous ont permis d’établir que Le conte de l’île
inconnue possède à la fois des caractéristiques du conte merveilleux et du conte
philosophique. Alors, comment déterminer à quel type de conte appartient l’œuvre de
Saramago? À propos de l’appartenance générique des formes brèves, Michel Lafon
explique que « [l]a brièveté peut [devenir] un facteur de brouillage, d’ambiguïté, elle peut
permettre à un texte de jouer avec plusieurs genres littéraires, de n’afficher aucune marque
décisive d’inclusion dans un genre précis80. » Ces marques décisives, dont parle Lafon,
peuvent être rapprochées des procédés propres à chaque genre81 qui, en s’accumulant,
établissent le genre dominant d’une œuvre, auquel on dira que l’œuvre appartient, même si
elle est traversée par des procédés d’autres genres. En effet, la théorie de la dominante de
Jakobson mentionne que « [l]’appartenance d’une œuvre à un genre donné dépendra d’une
présence suffisamment “dominante” dans l’œuvre des caractères propres à ce genre82 ». À
cela, Dominique Combe ajoute,
[s]i les genres sont des combinaisons de procédés, les œuvres diffèrent entre elles par
l’importance dévolue à tel ou tel procédé particulier dans le système et, donc, à la
hiérarchie des procédés. Est promu « dominante » le (ou les) procédé(s) auquel les
autres sont soumis, et qui « autorise la formation d’un genre »83.
Donc,
[l]a dominante peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne,
détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la
structure. La dominante spécifie l’œuvre […]. Un élément linguistique spécifique
domine l’œuvre dans sa totalité ; il agit de façon impérative, irrécusable, exerçant
directement son influence sur les autres éléments84.
80 Michel Lafon, « Pour une poétique de la forme brève », dans Formes brèves de l’expression culturelle en
Amérique latine de 1850 à nos jours, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, tome 1, p. 16. Nous soulignons. 81 Lire ici type de conte, quoique, rappelons-le, Tritter fait du conte philosophique un genre littéraire à part
entière, donc distinct du conte merveilleux, même si le conte philosophique a souvent usé des procédés du
conte merveilleux et que tous deux appartiennent à la vaste famille du conte. 82 Yves Stalloni, Les genres littéraires, Paris, Dunod, 1997, p. 22. 83 Tomachevski, p. 303. tiré de Dominique Combe, Les genres littéraires, op.cit., p. 117. 84 Roman Jakobson, « La dominante », Huit questions de poétique, Éditions du Seuil, 1977, p. 77.
36
À la lumière de ces citations, il est nécessaire de distinguer les traits du Conte propres au
merveilleux de ceux appartenant au philosophique pour mieux discerner lequel des deux
types de conte domine l’œuvre. Concernant l’aspect merveilleux du conte saramaguien,
plusieurs des fonctions de Propp s’y retrouvent. Nous avons noté la présence d’un héros,
d’un auxiliaire, d’un donateur et d’un objet magique. Le héros ressent un manque qu’il
désire combler, entame une quête pour ce faire, surmonte des épreuves et parvient à
atteindre son but. Pourtant, le ton dérape quand il s’apparente plutôt à celui du conte
philosophique par la présence d’ironie, d’une critique de la société et d’un message sous-
jacent dont la volonté implicite est de pousser le lecteur à la réflexion.
Lequel domine? Il est malaisé de répondre avec exactitude à cette question. Par
l’entremêlement ingénieux des deux types de conte − la forme du conte merveilleux et le
ton du conte philosophique −, déterminer avec justesse lequel influence l’autre, domine
l’autre est périlleux. Leur influence mutuelle est presque aussi grande, puisque l’ironie fait
dévier le conte merveilleux vers le philosophique tandis que la forme du conte merveilleux
empêche celle du conte philosophique de s’établir. Il semblerait que la combinaison des
procédés des deux genres annule leurs effets spécifiques pour présenter une nouvelle
variante du conte. L’originalité de Saramago est d’avoir su combiner parfaitement deux
genres qui s’opposent par plusieurs aspects, au point de les rendre indissociables l’un de
l’autre pour la compréhension du Conte de l’île inconnue. En se détachant de la convention
des deux types de conte, Saramago a touché à « cette simultanéité entre le maintien de la
tradition et la rupture avec la tradition qui forme l’essence de toute nouvelle œuvre
d’art85. »
Cependant, Silvia Amorim propose une autre hypothèse86. Elle impute la part
philosophique de l’œuvre saramaguienne à la présence de l’essai, théorie confirmée par les
titres originaux de L’aveuglement et de La lucidité (Essai sur…). Pourtant, l’essai n’est pas
exclusivement philosophique alors que le conte philosophique ne peut se soustraire à cette
dimension intrinsèque sans quoi il perdrait son essence même. Cela ne démentit en rien la
piste intéressante que propose Silvia Amorim, c’est-à-dire que Le conte de l’île inconnue
serait conçu comme les romans, plus précisément comme un « lieu littéraire » où plusieurs
85 Roman Jakobson, « La dominante », ibid., p. 85. 86 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 21.
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genres peuvent se rencontrer pour mieux faire émerger le sens. Ce que confirme par ailleurs
Alfred Melon :
ce qui définit justement le conte c’est à la fois sa souplesse et son ambiguïté de
structure et de statut, ou plutôt sa plurivocité. Il agglutine en effet, à mon sens, les
caractéristiques du roman, celles de la tradition orale et parfois celles de la poésie ; et le
plus piquant c’est qu’on pourrait dire exactement la même chose de bon nombre de
romans87!
La plurivocité du conte en fait un outil malléable, propice aux bouleversements dont usent
les auteurs pour renouveler le genre. Le lecteur, habitué à la souplesse du conte, ne peut
qu’être à la fois réjoui et étonné quand son horizon d’attente est suffisamment bousculé
pour le garder alerte.
4.2 L’horizon d’attente comme terrain de jeu
La relation du lecteur avec un texte est complexe et en partie prédéterminée. Le
lecteur, parce qu’il a lu d’autres oeuvres, parce qu’il sait en décoder les similitudes qui les
caractérisent, est capable de catégoriser un texte dès le titre ou l’incipit et d’avoir une idée
de ce qu’il lira par la suite. Ce processus de décodage repose en partie sur les indices
paratextuels, dont, entre autres, le nom de l’auteur. En effet,
Jouve rappelle que sa compréhension de l’expression « image de l’auteur » s’applique à
« l’horizon de prévisibilité dessiné par l’inscription du nom sur la couverture ». Chaque
lecteur possède ainsi son propre champ sémantique lié au nom « José Saramago », qui
influence la construction d’un horizon d’attente88.
Le lecteur ayant déjà lu Saramago anticiperait la présence d’une certaine forme de critique
sociale, d’ironie, de subversion, etc. Il s’attend à ce que le Conte s’harmonise avec la vision
du monde déjà dépeinte dans les romans saramaguiens précédents, car l’œuvre de ce
dernier est particulièrement homogène.
87 Alfred Melon, « Réflexions sur les ambiguïtés constitutives du conte latino-américain moderne », dans
Techniques narratives et représentations du monde dans le conte latino-américain, Paris, Université de la
Sorbonne Nouvelle Paris III, 1987, p. 55. 88 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 97. dans Bárbara Chevallier
Cosenza, « Poétique de la réception du personnage chez Saramago. Analyse de L’évangile selon Jésus-Christ
au regard de ses divers effets de lecture », mémoire de maîtrise en études littéraires, Québec, Université
Laval, 2008, f. 101.
38
Autre indice paratextuel : le titre. Il n’est pas innocent que celui de l’œuvre de
Saramago, Le conte de l’île inconnue, ait une fonction métalinguistique89. Le choix
d’intégrer un terme générique au paratexte établit une règle de lecture, notamment un pacte
avec le lecteur, un horizon d’attente90, ce dernier étant, selon Hans Robert Jauss,
la relation du texte singulier avec la série de textes constituant le genre [qui] apparaît
comme un processus de création et de modification continue d’un horizon. Le nouveau
texte évoque pour le lecteur (l’auditeur) l’horizon d’une attente et de règles qu’il
connaît grâce aux textes antérieurs, et qui subissent aussitôt des variations, des
rectifications, des modifications ou bien qui sont simplement reproduits. La variation et
la rectification délimitent le champ, la modification et la reproduction définissent les
limites de la structure du genre91.
Avant même d’ouvrir le Conte, le lecteur de contes féeriques prévoit probablement lire une
histoire merveilleuse à propos d’une quête parsemée d’épreuves pour aboutir à une île
inconnue, où un héros, voire même une princesse, seront mis en scène, etc. Plus l’écart
entre l’attente du lecteur et l’œuvre est faible, plus l’horizon d’attente de ce dernier est
comblé. Il retrouve alors dans l’œuvre lue la forme ou le style présagé. Par contre, un
horizon d’attente comblé peut décevoir si l’œuvre est effectivement conforme en tous
points à des canons littéraires qui évitent de renouveler le genre. Au contraire, un écart
élevé entre l’horizon d’attente et l’œuvre provoque surprise et déstabilisation chez le
lecteur, qui se voit alors obligé de remettre en question les codes littéraires qu’il connaît.
Certaines œuvres ont d’abord été rejetées par un public trop désorienté par leur originalité
pour être ensuite réhabilitées quand les normes sociales ont changé et ont permis de
comprendre les innovations proposées par les auteurs des œuvres d’abord honnies.
Le décalage du Conte de l’île inconnue réside à deux niveaux. Le premier, par
rapport aux œuvres précédentes de Saramago. En effet, avant L’aveuglement, l’auteur
portugais écrivait surtout de la fiction historique. Ce roman marque un tournant allégorique
dans l’œuvre saramaguienne et le Conte, publié immédiatement après L’aveuglement, en
portugais, symbolise ce virage, par les nombreuses figures spatiales du passage – dont il
89 En fait, Saramago privilégie ce procédé, mais la traduction des titres en français le perd trop souvent :
Ensaio sobre a Cegueira (essai), Memorial do Convento (historiographie), etc. Voir Silvia Amorim, José
Saramago, op. cit., p. 24. pour plus de détails sur cette notion. Ici, nous concédons que le décalage entre le
présent titre (Le conte de l’île inconnue) est minime, voire inexistant, par rapport à celui des romans qui
devient alors l’objet d’une réflexion plus poussée sur « le genre romanesque en tant que tel, et notamment sur
ses capacités d’intégration – voire de parodie – des autres genres littéraires. » Silvia Amorim, José Saramago,
ibid., p. 25. 90 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, op. cit., p. 128. 91 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 49.
39
sera question dans notre second chapitre. Sans reprendre l’allégorie de la cécité, le Conte
semble plutôt proposer une voie de salut, qui permettrait de se soustraire du gouffre auquel
nous mène la frénésie sociétale. Le second décalage se situe par rapport au genre du conte
merveilleux. Il s’instaure dans la profondeur psychologique des personnages, dans la
symbolique des épreuves qu’ils traversent et, enfin, dans la part philosophique du conte –
quand nous le comparons à la définition de Propp. Certains procédés stylistiques et
narratifs, utilisés par Saramago pour déconcerter le lecteur et lui rappeler qu’il lit une
œuvre fictionnelle, contribuent à ce décentrement. Prenons le temps de les analyser.
4.1.1 Il était une fois…
L’absence dans l’incipit du Conte de la formule consacrée « Il était une fois » n’est
pas une stratégie d’ouverture anodine. Dès lors, l’horizon d’attente du lecteur est ébranlé,
car cette formule d’entrée dans la fiction indique que le merveilleux commence, que les
objections que le lecteur pourrait émettre à l’égard des invraisemblances sont abolies92.
Comme Michelle Gosselin l’indique, « [l]a formule, quelle qu’elle soit, semble jouer le rôle
d’un rituel annonçant à l’auditoire qu’on entre dans un temps et un espace qui ne respectent
pas les lois de la conscience diurne habituelle et, à la fin, qu’on sort de l’univers
merveilleux pour retourner à la réalité quotidienne93. » L’omission de ces formules – car le
conte ne se termine pas non plus par l’habituel « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup
d’enfants. » − signifierait-elle qu’il n’y a pas d’univers merveilleux, ni de lois autres que
celles que nous connaissons, qu’il n’y a donc pas besoin d’un pacte particulier avec le
lecteur pour que celui-ci adhère au récit?
En fait, l’absence du Il était une fois n’annule pas le merveilleux, mais peut être
perçue comme une première marque de la subversion. Les lecteurs de Saramago
connaissent cette tendance de l’auteur à jouer avec des règles considérées comme
immuables. Les expressions toutes faites, nous l’avons déjà mentionné, ne sont pas
l’apanage de l’auteur lusophone, sinon pour les détourner. Dans la circonstance, des
formules aussi usées que le Il était une fois d’ouverture et le Ils vécurent heureux et eurent
92 Christophe Carlier, La clef des contes, Ellipses (Thèmes et études), 1998, p. 41. 93 Michelle Gosselin, Les contes de fées comme récits initiatiques : l’initiation vue par les contes merveilleux
de la tradition des francophones d’Amérique, Montréal, Éditions Archétype, 1991, f. 6.
40
beaucoup d’enfants de fermeture ne peuvent que rebuter José Saramago, qui cherche
constamment à éviter les clichés.
Analysons d’abord le fameux Il était une fois avant de le comparer à l’incipit du
conte saramaguien. Selon Harald Weinrich, le Il du traditionnel incipit est un morphème-
horizon – à ne pas confondre « avec le morphème référentiel homonyme : ce dernier sert à
établir dans un texte la référence à un nom ou à un autre pronom. » Le référent du pronom
référentiel est déterminable, c’est-à-dire que ce il renvoie à un nom présent dans la phrase
même ou celles à proximité, par lequel il peut être remplacé. Au contraire, « le morphème-
horizon il n’établit aucune référence anaphorique et laisse sémantiquement vide le rôle du
référent94. » Prenons cet exemple : dans un conte des frères Grimm, il est question d’une
Reine qui n’avait pas de garçon. Ici, le il est vide, il ne réfère à rien qui précède ou qui suit
pour préparer le lecteur « au segment qui va pourvoir [le rôle du référent] et pour lequel la
plus grande attention est requise. Le morphème-horizon il ouvre ainsi un horizon
sémantique pour le texte qui va suivre95. » Quoique Weinrich distingue quatre types
d’horizon, nous ne retiendrons que celui qui s’applique ici, c’est-à-dire l’horizon textuel,
« qui fournit l’arrière-plan (“thème”) d’une action à venir dans le texte subséquent et qui
doit attirer [et diriger] toute l’attention de l’auditeur […] dans le but de conférer au texte un
certain profil informatif. C’est ainsi qu’il est possible de focaliser l’attention sur
l’importance particulière d’un certain nom […] par rapport à un horizon donné96. »
Jetons maintenant un coup d’œil sur l’incipit du Conte : « Un homme s’en fut
frapper à la porte du roi et lui dit, Donne-moi un bateau. » (CII, p. 7) Comme nous l’avons
déjà remarqué, le récit débute in medias res. Néanmoins, cela n’entrave pas l’abolition de la
réalité connue pour entrer dans la fiction ni ne détourne l’attention du lecteur de la suite du
conte. Même sans la présence du traditionnel incipit, la curiosité du lecteur est stimulée,
entre autres, car ce dernier est accoutumé à cette sorte d’entrée en matière dont use,
notamment, le roman. Alors, pourquoi continuer à utiliser cette expression stéréotypée si
elle n’est pas absolument nécessaire? Parce qu’en plus d’introduire un texte entier « en tant
94 Harald Weinrich, Grammaire textuelle du français, Paris, Alliance française et Didier-Hatier, 1989, p. 80. 95 Harald Weinrich, Grammaire, id. 96 Harald Weinrich, Grammaire, ibid., p. 82-83.
41
que morphème macro-syntaxique97 » et d’annoncer le genre du texte, celui du conte
merveilleux, cette formule d’entrée du conte a été assimilée par chacun d’entre nous. Elle
provoque chez le lecteur un horizon d’attente ainsi que la focalisation de son attention sur
le récit qui suit. Saramago, en n’amorçant pas son conte par Il était une fois, choisit
seulement d’attirer différemment l’attention du lecteur. Le texte débute par le déterminant
indéfini Un, dont l’usage est différent de l’article cataphorique une dont nous parlerons plus
loin. L’une des acceptions de ce déterminant, dans Antidote, est « [e]n tant que représentant
abstrait d’un ensemble. » Dans ce cas-ci, l’homme est effectivement un « représentant
abstrait d’un ensemble » du fait qu’il n’est jamais individualisé de quelque manière que ce
soit − par un nom ou une particularité physique quelconque − dans le fil de l’histoire. Il
reste un homme relativement anonyme, comme nous l’avons déjà mentionné, qui ne se
démarque que par son désir de trouver l’île inconnue. Il symbolise ainsi l’homme moyen.
Toutefois, le récit, débutant au moment où l’homme s’apprête à demander un bateau au roi,
sous-entend que ce dernier est déjà en voie de s’individualiser, car rappelons que la
narration saramaguienne ne s’intéresse aux personnages que s’ils s’extraient de leur
banalité routinière pour explorer d’autres modes de vie ou de pensée.
Qui plus est, cette première phrase donne l’impression au lecteur que l’homme est
déjà en présence du roi, qu’il lui fait directement sa demande, alors que ce n’est pas le cas.
Le contexte, ainsi posé, préfigure la suite en donnant le ton de la conversation entre
l’homme et le souverain, où déjà on sent la subversion qui sera mise à l’oeuvre, et sert à
introduire les nombreuses explications sur le fonctionnement des portes du château et de la
hiérarchie qui entoure le monarque, justifiant ainsi le désir de l’homme de quitter cette
société.
Enfin, outre l’aspect préfabriqué de la formule introductive consacrée, peut-être est-
ce aussi l’article cataphorique une, qui introduit un événement qui ne s’est produit qu’une
fois, qui ne se reproduira jamais et qui n’appartient qu’à un temps révolu98, qui pose
problème à Saramago. Peut-être l’auteur lusophone a-t-il désiré se détacher de l’événement
unique pour le rendre universel, pour éviter d’enfermer son conte, donc l’espoir de
97 Harald Weinrich, Grammaire, ibid., p. 83. 98 Jean Bellemin-Noel, Les contes et leurs fantasmes, Paris, Presses universitaires de France, 1983, p. 14.
42
découverte porté par ce dernier, dans des expressions figées pour plutôt en élargir la portée
symbolique et permettre au lecteur de réfléchir sur la sensation d’inachevé qui en résulte.
4.1.2 … le narrateur
En parlant de la notion de conte philosophique, nous avons déjà abordé celle de
narrateur et décrit certains mécanismes propres à la narration saramaguienne. Ici, nous
désirons mettre en évidence l’aspect subversif de cette narration ludique et subjective.
Chez Saramago, la subversion est présente à tous les niveaux du récit : dans le choix
des personnages principaux, dans la narration, dans le récit en tant que tel. Par exemple,
dans Histoire du siège de Lisbonne, le correcteur Raimundo Silva change un oui pour un
non, transformant ainsi ce que nous estimons être la vérité historique, celle du siège de
Lisbonne, en fiction et ouvrant la porte à une réflexion sur ce que nous considérons comme
véridique. Les interventions intempestives du narrateur provoquent des coupures dans le fil
narratif, brisant ainsi l’apparence de continuité, d’homogénéité du récit. Ces cassures
sortent le lecteur de l’état d’absorption causé par la narration pour lui rappeler qu’il lit un
livre. Pendant un instant, l’adhésion du lecteur au récit est rompue, ce dernier est déstabilisé
et reprend pied dans le réel. À ce moment, il n’a d’autre choix que de prendre conscience
du fil narratif, des procédés qui l’uniformisent ou au contraire qui le suspendent. Toutes ces
stratégies, qui permettent au narrateur d’interrompre le fil narratif, sont subversives en ce
sens qu’elles bouleversent la narration dite traditionnelle, celle où le narrateur
hétérodiégétique (ou omniscient) se dissimule complètement derrière les actions qu’il relate
de manière à ce que la fiction semble couler de soi, comme si elle n’avait pas été écrite. La
narration saramaguienne, au contraire, souligne sa présence au sein du récit avec lequel il
s’amuse à digresser en parlant de l’acte d’écriture qui l’a fait naître. À ce propos, dans Le
radeau de pierre, le narrateur explique : « Écrire est terriblement difficile, c’est une énorme
responsabilité, il suffit de songer au travail exténuant qui consiste à ranger les événements
selon l’ordre temporel, celui-ci d’abord, puis celui-là ou, si cela convient mieux à l’effet
recherché, l’aventure d’aujourd’hui avant celle d’hier99… » Les interventions du narrateur
remettent en question la cohésion du récit en interrogeant constamment celui-ci par sa
99 José Saramago, Le radeau de pierre, Paris, Éditions du Seuil (Signatures Points), 1990, p. 14.
43
présence active. Narrateur conscient de lui-même, mais aussi de sa fonction de constructeur
du récit – notion développée par David Bélanger100, sur laquelle nous reviendrons −, il
s’amuse à jouer avec ce dernier au gré de ses fantaisies. Il aime rappeler au lecteur son rôle,
ses limites (fictives) et les choix constants effectués pendant la rédaction. Pourquoi raconter
telle histoire et non telle autre? L’événement survenu à un tel est-il le même s’il se produit
à tel autre? Pourquoi choisir cette péripétie, ce point de vue, ces mots? Un passage du
Radeau de pierre, au moment où la panique s’installe parce que la péninsule ibérique est
totalement séparée de l’Europe, nous suggère la réponse. Le narrateur y décrit les diverses
réactions des touristes :
D’autres, les désespérés, réagirent par le silence, ils disparurent tout simplement, ils
oublièrent et se firent oublier, pourtant, n’importe laquelle de ces existences aurait pu
faire un roman, une histoire, enfin quelque chose, ce qu’ils auraient pu, et même si ce
quelque chose n’était rien, cela aurait été un rien différent, car il n’y en a pas deux
semblables101.
Toute histoire est unique et mérite d’être la trame d’un roman, même si elle ne consiste en
rien, parce que chaque rien est différent d’un autre. Voilà pourquoi José Saramago insiste
tant sur les procédés qui marquent la narration.
Ces questionnements fondent l’essence de la narration saramaguienne. Par la
révélation du processus d’écriture, par la volonté de provoquer la réflexion du lecteur sur la
nature de la fiction et sur son élaboration (ainsi que sur bien d’autres sujets qui débordent le
cadre de notre analyse), le narrateur « fait entendre sa voix et n’hésite pas à amener le
lecteur, plutôt que de le tromper, dans l’intimité de son discours102 », comme s’il
réfléchissait à voix haute, devant le lecteur, alors témoin des réflexions à l’origine de
l’édification de l’œuvre et qui la commentent et l’articulent en même temps, faisant ainsi fi
de la « transparence narrative ». Selon David Bélanger,
[c]ette résistance à la « transparence narrative », ce refus d’un narrateur caché derrière
ses énoncés, donne à voir un récit en construction − volontairement construit, doit-on
souligner − et dont l’ambition d’objectivité, face à la singularité des personnages
comme face aux faits historiques, est remplacée par une conscience à l’effet que tout
discours est avant tout un discours construit103.
100 David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience. Étude du narrateur-constructeur dans L’année de la mort de
Ricardo Reis de José Saramago et le diptyque Un an et Je m’en vais de Jean Echenoz. », mémoire de maîtrise
en études littéraires, Québec, Université Laval, 2013, 112 f. 101 José Saramago, Le radeau de pierre, ibid., p. 44. 102 David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience », op. cit., f. 50. 103 David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience », ibid., f. 65.
44
Ce discours construit devient alors prétexte au jeu, devient en fait le terrain de jeu où le
narrateur-constructeur « détourn[e] l’attention du lecteur du cas individuel du personnage
fictif, […] [et] l’attire sur son propre discours, celui d’un sujet intelligent et disert qui
s’adresse au lecteur pour lui parler de son personnage, mais derrière son dos104. » Ce cas
particulier de narration s’inscrit dans un rapport ludique, chez Saramago, par le ton
ironique, parfois railleur, et la tendance du narrateur à jouer autant avec les personnages et
les multiples possibilités du récit qu’avec le lecteur qu’il s’amuse alors à informer, éclairer,
égarer ou tromper à sa guise. Selon Dorrit Cohn, citée par David Bélanger,
plus est forte la présence du narrateur, plus exclusifs deviennent ses privilèges
cognitifs. Et cette prérogative en matière de connaissance lui permet de mettre en
évidence certaines dimensions du personnage de fiction que ce dernier préfère ne pas
révéler, ou n’est pas en mesure de le faire105.
Le narrateur saramaguien, dans le Conte, ne fait pas autrement quand il émet des
commentaires où il feint de s’approprier les pensées du roi et d’y adhérer ou quand il
intervient dans le déroulement du récit. Silvia Amorim associe ces procédés à la polyphonie
et au multiperspectivisme106, permettant ainsi à l’oral de contaminer l’écrit. L’exemple
suivant met en scène l’ambiguïté du locuteur : « il [le roi] ordonnait à son premier
secrétaire d’aller voir ce que voulait le requérant, que rien ne pouvait faire taire… » (CII,
p. 7-8. Nous soulignons.) Les propos en italique semblent provenir du narrateur, mais ils
révèlent surtout la pensée du roi, importuné par l’insistance de l’homme. Ici, le narrateur
feint de s’approprier les pensées du roi comme siennes pour accentuer la paresse et la
mauvaise disposition mentale de ce dernier à l’égard de son peuple. Cet autre exemple, « le
roi décida de se rendre lui-même en sa royale personne à la porte des requêtes pour savoir
ce que voulait l’insolent qui avait refusé d’acheminer sa demande par les voies
bureaucratiques voulues. » (CII, p. 12. Nous soulignons.), montre bien que l’insulte émane
du roi, car la suite du Conte ne comporte plus ce type de jugement à l’égard de l’homme.
La tautologie « roi […] royale personne », que nous aborderons à nouveau en parlant des
figures de style ironiques, provient plutôt du narrateur, qui dénigre ainsi l’autorité royale, et
104 Dorrit Cohn, La transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman,
traduit de l’anglais par Alain Bony, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1981, p. 41. dans David Bélanger,
« Au-delà de l’omniscience », ibid., f. 63. 105 Dorrit Cohn, La transparence intérieure, ibid., p. 45. dans David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience »,
ibid., f. 84. 106 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 149-159.
45
non de la pensée du monarque. L’espace d’un instant, la narration présente un changement
d’énonciateur, de focalisation, duquel émerge l’ironie, qui est difficile à déceler, malgré la
variation des registres de langue, car ce glissement se confond aux propos du narrateur.
À la lumière de ce qui précède, nous pouvons affirmer que le narrateur-constructeur
est nécessairement subversif dans le sens où le bouleversement qu’il introduit dans l’œuvre
par sa présence active ébranle le lecteur et renouvelle son horizon d’attente, qui est
désormais conscient du rôle de ce dernier concernant l’édification du récit. Même s’il
s’établit un pacte de lecture où le narrateur intervient constamment, il n’en reste pas moins
que les digressions narratives déstabilisent, surprennent le lecteur, soit par leur endroit dans
le texte, soit par leurs propos qui forcent à la réflexion. Quoique ce type de narration ne va
pas jusqu’à la « transgression de l’ordre générique107 », il n’en bouscule pas moins les
conventions narratives généralement admises, notamment par le procédé le plus reconnu du
narrateur-constructeur saramaguien : l’ironie.
4.3 De l’ironie subversive…
À la lecture des articles portant sur l’œuvre romanesque saramaguienne, il appert
que le style de l’auteur portugais est largement subversif, c’est-à-dire qu’il aime à renverser
un ordre, à bouleverser, notamment par l’abondante présence de l’ironie. Saramago ne se
contente pas d’idées subversives où l’ordre politique en place est souvent remis en
question, voire ridiculisé, où les personnages principaux sont des gens du peuple, des
anonymes que l’Histoire a oubliés, il subvertit autant le rôle de la narration classique, que
les genres, d’où les nombreux titres où il est question d’un genre (essai, historiographie)
dans un autre genre : le roman. Selon Silvia Amorim, ce besoin de subversion provient de
l’oppression subie pendant la dictature salazarienne où les journaux et la radio étaient
soumis à la voix du dictateur. La fin du régime totalitaire a vu le vent de la liberté de parole
et de pensées souffler sur le Portugal et « l’écriture de José Saramago porte les signes de
cette libération de la parole et de la pensée. Le narrateur subvertit les règles de la narration
107 David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience », op. cit., f. 79.
46
en intervenant de façon intempestive dans le récit, en cultivant largement l’ironie, en
imposant sa voix grinçante à un lecteur complice108. »
Concept complexe, comme l’explique Philippe Hamon109 dans L’ironie littéraire.
Essai sur les formes de l’écriture oblique, l’ironie est un discours double où l’ironisant tient
compte du lecteur en ce sens qu’il tient pour acquis que ce dernier détectera l’ironie, ce qui
n’est pas garanti, malgré les indices parsemant le texte, comme la répétition, l’antiphrase, la
litote ou l’hyperbole, entre autres. À cause de la distance qu’elle instaure « entre le texte et
un autre texte, entre deux parties du même texte [ou] entre le texte et son énonciateur110 »,
l’ironie risque de ne pas être comprise par son destinataire. La communication échoue
donc, car le véritable message sous-entendu par l’ironisant n’est pas capté. L’ironie, quand
elle est orale, est affaire de ton et de posture physique, deux éléments difficiles à rendre à
l’écrit. Si le lecteur lit et entend le sens premier des mots, l’intonation ironique d’un texte
n’est pas décelée, d’où l’importance pour le lecteur de tenir compte du contexte et du ton
du discours dans l’œuvre tout en ayant à l’esprit les principales valeurs de l’auteur – en
d’autres mots, sa posture idéologique. L’idéologie saramaguienne est notoire : communiste,
fervent défenseur des valeurs égalitaires et humanistes qui manquent cruellement à nos
sociétés, Saramago se fait le porte-parole des opprimés et l’attaquant féroce des
oppresseurs. Il n’est pas hasardeux de dire que l’auteur lusophone s’attaque à tous ceux qui
détiennent le pouvoir : politiciens, policiers corrompus, religieux, membres d’une
quelconque hiérarchie sociale, etc. De là l’intérêt pour le double discours de l’ironie, qui
joue avec l’implicite, établissant ainsi une distance, une tension, avec ses propres propos.
Elle permet une critique idéologique ou sociale par la moquerie, alors que l’auteur, en
même temps, « se retire du jeu, évite tout commentaire, fait en sorte que sa “présence” ne
soit sensible qu’à travers la verve moqueuse qui se dégage111 » du texte. Comme le
mentionne Simone Lecointre, « les traces du regard distancié du Narrateur […] sont
porteuses d’une subjectivité : le Narrateur feint l’absence mais révèle par l’IRONIE une
108 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 125. 109 Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Supérieur,
1996, 159 p. 110 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, ibid., p. 109. 111 Simone Lecointre, « Humour, Ironie – signification et usage », dans Langue française, n°103 (1994), p.
110. [En ligne] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_ 1994_num_103_1_
5730 [Consulté le 3 septembre 2010].
47
authentique présence à son texte112. » Par divers procédés stylistiques, « [l]’ironie du
romancier s’exerce dans un récit où se marquent les insuffisances, les ridicules et les vices
de ses personnages, qu’il amplifie, parfois jusqu’à l’absurde113. » L’auteur portugais
s’inscrit effectivement dans ce credo quand il s’attaque à sa cible favorite : le pouvoir.
4.3.1 Le pouvoir, dérisoire
Plusieurs114 ont déjà disserté sur les liens entre l’ironie et le pouvoir chez Saramago.
Nous nous contenterons ici de relever les occurrences présentes dans Le conte de l’île
inconnue, tout en nous basant sur ce qui a été dit de l’ironie romanesque saramaguienne
pour appuyer notre propos. Chez Saramago, « [l]’oppression est présentée comme une arme
au service d’un pouvoir illégitime (politique, religieux, économique) et se manifeste soit
par une structure sociale figée, marquée par une forte hiérarchisation, soit par la violence
physique ou morale115. » Bien que le Conte ne soit pas l’œuvre la plus virulente à l’égard
du pouvoir − en effet, la violence physique ou morale y est absente −, il met tout de même
en scène un roi ridicule qui s’est entouré d’une structure fortement hiérarchisée tout aussi
risible :
[le roi] ordonnait à son premier secrétaire d’aller voir ce que voulait le requérant, que
rien116 ne pouvait faire taire. Alors, le premier secrétaire appelait le deuxième secrétaire
qui, lui, appelait le troisième, qui convoquait le premier adjoint, lequel à son tour
convoquait le deuxième adjoint et ainsi de suite jusqu’à arriver à la servante, laquelle,
n’ayant personne à qui donner des ordres, entrouvrait la porte des requêtes et demandait
à travers la fente, Que veux-tu. (CII, p. 7-8)
Malgré cette forte structure, disons-le, inutile, l’oppression est plutôt faible. Le roi est plus
asservi par ses possessions que le peuple ne l’est par le roi : « Je suis le roi de ce royaume
et les bateaux m’appartiennent tous, Tu leur appartiens sûrement plus qu’ils ne
t’appartiennent, Que veux-tu dire, demanda le roi inquiet, Que toi, sans eux, tu n’es rien, et
qu’eux, sans toi, pourront toujours naviguer… » (CII, p. 17-18) De plus, c’est la servante,
112 Simone Lecointre, « Humour, Ironie », id. L’auteur souligne. 113 Simone Lecointre, « Humour, Ironie », id. 114 Entre autres, sur L’année de la mort de Ricardo Reis, voir : Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger,
« Ironie du pouvoir, pouvoir de l’ironie dans L’année de la mort de Ricardo Reis de José Saramago », dans
Raison publique, n°12 (avril 2010), p. 317-330. Aussi, voir certains chapitres de l’ouvrage de Silvia Amorim,
José Saramago : Art, théorie et éthique du roman, que nous avons déjà abondamment cité. 115 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 35. 116 Notons ici que rien, c’est en fait l’absence de réponse!
48
en fin de compte, qui prend les décisions finales, ce qui enlève toute autorité à la parole du
roi, qui, de toute façon, délègue sa responsabilité :
Occupé comme toujours par les offrandes, le roi tardait à donner sa réponse, et ce
n’était pas la moindre des marques d’attention portées au bien-être et au bonheur de son
peuple lorsqu’il décidait de demander une opinion écrite et solidement argumentée au
premier secrétaire, lequel, inutile de le préciser, transmettait le commandement au
deuxième secrétaire, qui s’empressait de le passer au troisième et ainsi de suite jusqu’à
arriver de nouveau à la servante qui, elle, tranchait par un oui ou par un non, au gré de
son humeur. (CII, p. 8-9)
De l’« opinion écrite et solidement argumentée » exigée par le roi, on aboutit à un simple
oui ou non à l’oral, selon l’humeur de celle qui détient le véritable pouvoir décisionnel : la
servante. C’est dire que, pour Saramago, la prise concrète de décisions représente le
véritable pouvoir. Le roi ne se soucie de son peuple qu’en cas de tarissement du flot
d’offrandes. En vérité, le monarque passe tout son temps assis à la porte des offrandes et
fait la sourde oreille quand quelqu’un frappe à la porte des requêtes. Ses décisions sont
prises en fonction de la gratitude future témoignée par le peuple à son égard : « lorsque les
requérants constataient que la réponse tardait plus que de raison, les protestations publiques
aggravaient fortement le mécontentement social, ce qui ne manquait pas d’avoir des
répercussions immédiates et négatives sur l’afflux des offrandes » (CII, p. 12) et cela afin
de s’assurer un apport constant en cadeaux qu’il pourra « recevoir, contempler et ranger »
(CII, p. 12) à sa guise.
Même si « [b]ien souvent, le roman saramaguien met en scène une société fortement
hiérarchisée, dans laquelle les rapports entre les individus semblent figés et où la liberté est
entravée par un carcan rigide qui fait renoncer l’individu à toute idée de changement117 », il
y a toujours des personnages pour venir mettre du sable dans la machine bien huilée du
pouvoir, souvent par de simples gestes et par une compréhension plus profonde de la nature
humaine ; nous pensons particulièrement à la femme du médecin dans L’aveuglement, seul
personnage à conserver la vue lors d’une épidémie de cécité. Malgré les horreurs dont elle
est témoin, elle prend à sa charge un groupe d’aveugles qu’elle protégera au risque de sa
propre vie. Ces personnages remettent ainsi en question le fonctionnement du pouvoir
établi et de la société en son ensemble. Par ailleurs, Saramago choisit d’effectuer un
décentrement, c’est-à-dire qu’il met de l’avant des personnages qui n’appartiennent pas à
117 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 35.
49
une classe sociale élevée, possédant pourtant une psychologie plus profonde que les figures
illustres retenues et adulées par l’Histoire. Ce décentrement s’accompagne généralement
d’une désacralisation du pouvoir. Par exemple, dans le premier roman important de
Saramago, Le dieu manchot, le roi Dom João V est ramené à son humanité par ses
flatulences et le narrateur le présente sous un jour grotesque, comme un enfant mégalomane
sans intelligence. Le roi du Conte est aussi décrit comme nombriliste (la servante prend les
décisions, le roi étant bien trop occupé à recevoir des offrandes). Son seul souci est de bien
paraître pendant son entretien avec l’homme, et même encore, sa prestance est tournée au
ridicule quand il doit s’asseoir sur la chaise paillée de la servante, et non sur un trône :
Mal assis, car la chaise paillée était beaucoup plus basse que le trône, le roi cherchait
une position aussi confortable que possible pour ses jambes, tantôt les repliant, tantôt
les écartant de côté, pendant que l’homme qui voulait un bateau attendait patiemment la
question suivante, Et pourquoi veux-tu donc un bateau, peut-on le savoir, tel fut en
effet ce que le roi lui demanda quand il se considéra suffisamment bien installé sur la
chaise de la servante… (CII, p. 15-16)
Cette audience est, elle aussi, mise sous la tutelle de la subversion, notamment par la
distance introduite par l’utilisation du langage entre les divers personnages (utilisation de
marques de politesse, par exemple, là où on s’y attend ou là où on ne s’y attend pas ou, au
contraire, absence de ces marques là où on s’y attend), notion que l’on nomme proxémique
verbale118. Ici, la conversation entre l’homme et le roi n’est pas du tout marquée par le
respect. Les premiers mots de l’homme sont impératifs : « Donne-moi un bateau » (CII,
p. 15). Le roi en est désarçonné, mais il ne le sermonne pas à propos de son impolitesse.
S’ensuit alors une série de questions / réponses où l’homme éclipse le roi. Même si ce
dernier croit diriger l’échange par ses questions, il est évident que les réponses de l’homme
dénotent une rare profondeur d’âme et font de lui le véritable meneur. La joute verbale se
termine par une seconde sommation émanant de l’homme. Au refus de la part du souverain
d’offrir le bateau, l’homme répond : « Tu le donneras. » (CII, p. 18) En plus d’ordonner au
roi de lui donner un bateau, l’homme le tutoie pendant toute la conversation. Une phrase en
particulier met de l’avant le manque de respect de l’homme en alliant à la fois le tutoiement
et une interjection « ô » utilisée pour interpeller, invoquer : « Qui t’a dit, ô roi, qu’il n’y a
plus d’îles inconnues » (CII, p. 16. Nous soulignons.) Ce O vocatif est généralement utilisé
pour s’adresser avec déférence à une personne illustre, respectée, souvent un supérieur
118 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 40.
50
hiérarchique, mais il est nettement ironique dans ce cas-ci, si on tient compte du contexte
général de la conversation. De plus, cette interjection sert aussi à traduire « un vif
sentiment », selon le Petit Robert, sentiment, ici, de mépris de la part de l’homme à l’égard
du roi. En effet, l’homme n’hésite pas à tutoyer son souverain, le ramenant ainsi à son
niveau en ne respectant pas le vouvoiement de mise. Enfin, l’homme, par son interrogation,
questionne l’érudition du roi et celle de ceux qui lui transmettent leurs savoirs. Ici, point de
monarque divinisé, ce dernier est tout autant soumis aux erreurs que le reste de l’humanité,
dont le narrateur rappelle qu’il est du nombre en le dépeignant comme étant ridicule et
avaricieux. En fait, l’homme attaque même le roi de front, en lui demandant : « Et toi, qui
es-tu donc pour ne pas me le [bateau] donner… » (CII, p. 17) Sur quoi repose donc le
pouvoir du roi, qui justifie son titre, s’il ne peut décider de donner ses biens? Qu’est-ce qui
le distingue de la masse s’il ne peut pas prendre cette décision, s’il ne peut offrir de plus
grandes largesses que le commun des mortels? Sous-entendu ici que le roi n’est pas roi s’il
ne donne pas de bateau à l’homme.
Grâce à tous ces procédés, Saramago « bouleverse les hiérarchies d’une façon
carnavalesque […] en désacralisant la monarchie et en mettant sur le devant de la scène
[d]es anonymes […]. Ainsi, des personnages issus du peuple deviennent les héros du roman
et prennent le pas sur la noblesse, reléguée à un plan inférieur119 », indique Silvia Amorim
en parlant du Dieu manchot. Cela s’applique aussi au Conte de l’île inconnue en ce sens
que la monarchie est effectivement désacralisée, par le tutoiement et la place secondaire
qu’elle occupe dans l’œuvre, et que ce sont des personnages anonymes qui prennent le
devant de la scène. Tellement anonymes, en fait, qu’ils n’ont pas de noms120, ils sont
seulement désignés par leur sexe (l’homme) et parfois leur désir (l’homme qui voulait un
bateau) ou par leur fonction (la servante, le roi, le capitaine du port, etc.) Même si tous les
personnages sont anonymes, ils ne sont pas tous égaux quant à leur importance dans
l’histoire, l’homme et la servante (aussi appelée la femme) en sont les principaux
protagonistes. En fait, on pourrait même préciser que les véritables sujets de l’histoire sont
un homme et une femme. Tout comme dans L’aveuglement, ce sont leurs gestes qui les
119 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 106. 120 En ce sens, dans L’aveuglement, la jeune fille aux lunettes teintées dit : « Il y a en chacun de nous une
chose qui n’a pas de nom, et cette chose est ce que nous sommes. » José Saramago, L’aveuglement, Paris,
Éditions du Seuil (Points), 1997, p. 309. Ainsi, les personnages du Conte, par l’absence de nom, semblent être
ramenés à leur universalité.
51
distinguent et ils ne deviennent sujets que par leur désir différent, bien qu’ici l’absence de
nom n’ait pas le même effet que dans L’aveuglement, où les personnages sont nommés par
des périphrases, cela pour mettre de l’avant leur déshumanisation, l’abandon de leur
identité d’origine qui n’a plus cours dans un monde de non-voyants. Dans le Conte,
l’anonymat de l’homme et de la servante les rapproche plutôt de H. et M. dans Manuel de
peinture et de calligraphie où H. est en pleine crise identitaire, donc à la recherche de lui-
même, et M. est la femme qu’il aime. Notons que H. et M. sont les initiales des mots
homme et femme en portugais.
Attardons-nous maintenant aux tournures langagières ironiques du Conte de l’île
inconnue. Nous tenterons d’en faire la liste la plus exhaustive possible sans pour autant
prétendre qu’un autre n’en discernerait pas ailleurs. Commençons par l’antiphrase, figure
de style ironique la plus reconnue, car la plus facilement reconnaissable, où l’auteur
exprime le contraire de sa pensée réelle : « Occupé comme toujours par les offrandes, le roi
tardait à donner sa réponse, et ce n’était pas la moindre des marques d’attention portées au
bien-être et au bonheur de son peuple lorsqu’il décidait de demander une opinion écrite et
solidement argumentée au premier secrétaire » (CII, p. 8. Nous soulignons.) L’ironie tient
au fait que le roi accorderait une marque particulière d’attention au bonheur de son peuple
quand il fait demander une opinion écrite, alors qu’en vérité, il délègue sa responsabilité à
un autre, qui la délègue tout autant : « lequel, inutile de le préciser, transmettait le
commandement au deuxième secrétaire, qui s’empressait de le passer au troisième et ainsi
de suite jusqu’à arriver de nouveau à la servante qui, elle, tranchait par un oui ou par un
non, au gré de son humeur. » (CII, p. 8. Nous soulignons). Ici, le narrateur insère un
commentaire de son cru, commentaire sous lequel se déguise un jugement de la situation
décrite. Pourquoi dire qu’il est inutile de préciser un fait, sinon pour justement le souligner?
D’ailleurs, tout ce passage met en scène une ironie situationnelle. Comme nous l’avons déjà
mentionné, l’ironie provient de ce que la servante prend les décisions à la place du roi,
selon son humeur du moment, en plus. Justement, l’accumulation de titres composant cette
abondante hiérarchie dont le roi s’entoure, et dont aucun des membres ne s’acquitte de ses
tâches, relève de l’ironie : « le premier secrétaire appelait le deuxième secrétaire qui, lui,
appelait le troisième, qui convoquait le premier adjoint, lequel à son tour convoquait le
52
deuxième adjoint et ainsi de suite jusqu’à arriver à la servante » (CII, p. 8). Le roi a-t-il
réellement besoin d’avoir à son service trois secrétaires, deux adjoints − et même plus, car
le « ainsi de suite » laisse présager que les intermédiaires pourraient être encore bien
nombreux avant que l’ordre ne parvienne à la servante – quand on sait qu’il passe tout son
temps à la porte des offrandes? Quand le roi décide de rencontrer l’homme, c’est la
tautologie qui se fait ironique : « le roi décida de se rendre lui-même en sa royale
personne » (CII, p. 12. Nous soulignons) Le roi est nécessairement une personne royale.
Accentuer ce fait le rend comique, voire risible, retirant du même coup le prestige que
s’accorde le monarque – n’oublions pas que la suite du récit montrera l’homme tutoyant le
roi, le ramenant ainsi au niveau du peuple.
Les signes de ponctuation peuvent aussi devenir des lieux où fleurit l’ironie. En
effet, dans le Conte, Saramago place parfois son ironie entre parenthèses : « Comme le roi
passait tout son temps assis à la porte des offrandes (offrandes qui lui étaient destinées, bien
entendu)… », où le narrateur feint de clarifier ce qui précède, alors qu’en fait il pose un
jugement implicite. Dans une note de bas de page, Philippe Hamon souligne que « Spitzer
[…] écrit, à propos de Proust, que “la parenthèse est l’équivalent linguistique de la
coulisse121” » où se chuchotent les commentaires qui se voudraient inaudibles pour les
acteurs sur la scène – ici, les personnages −, mais audibles pour le public, c’est-à-dire pour
le lecteur.
En outre, utiliser et déjouer les clichés, selon Philippe Hamon122 et Silvia
Amorim123, est aussi une forme d’ironie. Au contraire des romans où ces derniers
foisonnent, le Conte n’en présente qu’un seul : celui où la servante s’inquiète de n’avoir
point de nourriture pour préparer le repas : « le soleil allait bientôt se coucher et l’homme
arriverait en criant qu’il avait faim, c’est ce que tous les hommes disent sitôt rentrés à la
maison, comme s’ils étaient les seuls à avoir un estomac et à éprouver le désir de le
remplir… » (CII, p. 36. Nous soulignons). Mais à la page suivante, l’homme revient avec
121 Leo Spitzer, Études de style, trad. fr., Paris, Gallimard, 1970, p. 417. dans Philippe Hamon, L’ironie
littéraire, op. cit., p. 86. 122 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, ibid., p. 67. 123 Silvia Amorim, « L’appel à la mémoire du lecteur dans les romans de José Saramago », dans Mythes et
mémoire collective dans la culture lusophone, études réunies par Ana Maria Binet, dans Eidôlon, Cahiers du
Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches sur l’Imaginaire appliquées à la Littérature, Presses
Universitaires de Bordeaux, n° 78 (mai 2007), p. 105-126. Silvia Amorim y parle surtout de proverbes, mais
nous croyons que cela s’applique aussi aux clichés qui régissent et figent nos comportements et notre vision
du monde.
53
un paquet à la main : « Ne t’inquiète pas, je rapporte de quoi manger pour deux… » (CII,
p. 37). Le cliché de la femme pourvoyeuse de nourriture, lié à l’ancestrale répartition
sexuée des tâches, est ici déjoué. L’homme n’attend pas de la servante qu’elle soit la seule à
penser à l’approvisionnement en denrées. Il semble y avoir un certain souci de partager
équitablement les tâches dans ce geste de l’homme de rapporter des victuailles pour deux.
La situation dément le cliché pour que le lecteur soit attentif à ces lieux communs qui font
trop souvent office d’autorité, alors qu’ils sont vides de sens ou carrément incompatibles
avec la situation réelle.
Enfin, deux personnages sont reconnus pour être porteurs d’ironie : le philosophe
parce qu’il la subit, la servante parce qu’elle est le miroir reflétant les défauts des autres
personnages.
54
4.3.2 Le philosophe et la servante
4.3.2.1 Le philosophe
Chez Voltaire, tout comme chez José Saramago, la figure du philosophe n’apparaît
que pour être ridiculisée. Le philosophe, malgré son aura de sagesse supposée, n’est guère
un personnage réellement éclairé. Par exemple, dans Candide, Pangloss ne professe qu’une
seule philosophie, celle, édulcorée, travestie, de Leibniz, où tout est au mieux dans le
meilleur des mondes. Toutes les péripéties du conte s’acharneront à démontrer le contraire.
Pourtant, trop abêti par son idéologie, Pangloss ne démord pas de sa profession de foi. Il est
prisonnier d’une unique vision biaisée du monde et ne peut plus discerner ce dernier qu’à
travers la lunette déformante de sa doctrine. « La philosophie ici n’éclaire pas […] elle
plonge dans une “nuit profonde”, elle “détourne la vue”, rien de plus contraire aux
“lumières”, en apparence, que cette conception de la pensée métaphysique124. » Ainsi, la
philosophie n’éclaire pas nécessairement l’homme. Elle peut même le maintenir dans
l’obscurité. La position du philosophe qui sait tout du monde est remise en question. Son
savoir est obscur, emberlificoté, souvent sans lien avec le réel parce qu’il n’est pas
confronté à celui-ci, mais appliqué aveuglément à toutes les situations.
L’importance mineure du philosophe, dans Le conte de l’île inconnue, qui n’est
mentionné que sur deux pages, n’empêche pas le lecteur de comprendre que celui-ci est
critiqué – et critiquable. Quand l’homme décrit la raison qui le pousse à chercher l’île
inconnue, il tient un discours philosophique qui rappelle le philosophe aux souvenirs de la
servante :
Le philosophe du roi, quand il n’avait rien à faire, venait s’asseoir à côté de moi, et il
me regardait raccommoder les chaussettes des pages et, quelques fois, il se mettait à
philosopher, il disait que chaque homme est une île et moi, comme ça ne me concernait
pas vu que je suis une femme, je ne lui prêtais pas attention… (CII, p. 40)
La référence au philosophe du roi, au moment clé où l’homme explique à la femme
pourquoi son désir de trouver l’île inconnue est si important pour lui, oppose la vision de
124 Alain Faudemay, Voltaire allégoriste : essai sur les rapports entre conte et philosophie chez Voltaire,
Fribourg, Éditions universitaires, 1987, p. 36.
55
l’homme à celle du philosophe et met en évidence, d’abord, que chacun est apte à réfléchir,
que cette faculté n’est pas seulement dévolue au philosophe du roi, c’est-à-dire qu’il n’est
point besoin d’en faire une profession pour exercer sa réflexion, ensuite, que la parole du
philosophe n’est pas garante de vérité, que chacun peut trouver la sienne propre sans l’aide
d’une tierce personne, surtout si cette tierce personne se dit philosophe. Le secret n’est pas
seulement dans la parole, mais aussi dans l’action. Le Pangloss de Voltaire n’exprime pas
d’autre réalité quand il glose abondamment, et raisonne mal, du début à la fin de Candide
sans poser le moindre geste pour changer le sort terrible dont le destin l’accable.
Cependant, si Candide ne se départit du dogmatisme de son maître qu’à la toute fin du
conte, les personnages saramaguiens, l’homme surtout, rejettent d’emblée la parole du
philosophe du roi : « Laissons la philosophie au philosophe du roi, il est payé pour ça… » Il
est indéniable que les réflexions du couple ont une certaine teneur philosophique, mais en
dédaignant la parole du philosophe, Saramago semble proscrire ce qui s’élève en dogme au
profit de la réflexion personnelle. Une vérité toute faite n’est que partielle. Il faut
expérimenter, partir en quête pour découvrir une vérité plus personnelle, variant d’une
personne à l’autre.
Les pointes d’ironie à l’encontre du philosophe sont, certes, moins provocantes que
celles visant le roi, mais elles n’en sont pas moins révélatrices d’une remise en question de
son rôle de maître à penser. D’abord, que le philosophe aille s’asseoir à côté de la servante
quand il n’a rien à faire semble détonner. Par sa fonction de philosophe, d’enseignant, ne
devrait-il pas être occupé à réfléchir ou à professer? Pourquoi choisir la servante comme
compagne dans ces moments d’oisiveté, alors qu’elle est peu instruite et ne semble pas
comprendre ses réflexions? En effet, la naïveté de la servante, qui ne se sent pas touchée
par les propos du philosophe, car elle est femme et qu’il parle d’homme – alors qu’il veut
dire homme au sens d’humanité –, peut être perçue comme une forme d’ironie. Le propos
de la servante est sincère, mais le lecteur perçoit le décalage, d’où l’ironie, contenu dans le
double sens du mot « homme ». La servante accorde donc peu d’attention aux paroles du
philosophe, qui est pourtant payé par le roi pour tenir de tels propos, occupée qu’elle est par
ses tâches manuelles quotidiennes.
56
4.3.2.2 La servante
La servante, présente dans nombre de comédies, est un personnage ironique en ce
sens qu’elle instaure un contraste entre son pragmatisme et la frivolité ou même l’idiotie de
ses maîtres. Elle sert de miroir où se reflète la bêtise de ceux qui devraient être mieux
éduqués puisqu’ils sont d’un rang plus noble. Bien que le Conte ne soit pas une comédie, il
est intéressant que, par sa retenue et son bon sens, la servante du château soit plus sage que
le souverain et plus réfléchie, malgré sa naïveté, que le philosophe. Sa candeur, notamment
la simplicité de ses sentiments et de ses réactions, peut devenir une marque d’ironie quand
elle fait ressortir, chez les autres personnages, leurs traits contraires. À ce propos, Philippe
Hamon écrit que « [l]e personnage de la servante […] est, sur certains points, l’héritière
naturaliste des Persans et Hurons du XVIIIe siècle125. » C’est-à-dire qu’elle représente un
certain état de nature, un retour à la simplicité qui permet de mieux comprendre l’univers,
d’être un savant naturel. En effet, dans la section sur le conte philosophique, nous avons
mentionné que la servante semblait connaître intuitivement le bateau. Bien qu’elle ne
confronte pas, en de longs dialogues, sa vision philosophique avec d’autres personnages,
comme le faisait Candide ou le Huron de Voltaire, la servante du Conte de l’île inconnue
nous semble porteuse de ce retour à la simplicité par l’économie de ses gestes et de ses
paroles, entre autres, qui mettent la pensée philosophique du conte en action plutôt qu’en
discours. Son regard différent sur le bateau, qu’elle tente de comprendre comme un être
vivant, établit un lien avec sa propre nature, s’approprie l’inconnu par comparaison avec
son univers.
Nous avons remarqué que Saramago utilise l’ironie presque exclusivement pour
remettre le pouvoir en question. Il est rare − en avons-nous trouvé? − que l’ironie s’en
prenne à des personnages qui ne représentent pas une forme de pouvoir. En fait, le
narrateur, à l’égard des personnages démunis qui souffrent de l’oppression, fait plutôt
montre de compassion et s’il y a ironie, c’est celle du sort. Nous nous demandons donc si,
chez Saramago, la compassion serait une nouvelle forme de subversion.
125 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, op. cit., p. 118.
57
4.4 … à la compassion comme nouvelle subversion
Dans Le conte de l’île inconnue, nous remarquons que l’ironie est concentrée dans
les quinze premières pages, soit dans le passage où l’homme s’entretient avec le roi. La
suite du conte ne présente aucune trace d’ironie. Seule une phrase de la servante, quand
l’homme se décourage de ne pas trouver d’équipage, semble ironique, mais elle est aussitôt
désamorcée par la réplique de l’homme et la réponse ferme de la servante : « C’est évident,
et après il faudra attendre que la saison soit favorable et la marée aussi et que des gens
viennent sur le quai nous souhaiter bon voyage, Tu te moques de moi, Jamais je ne me
moquerais de celui qui m’a fait sortir par la porte des décisions… » (CII, p. 44-45) Il
semble donc que l’ironie ne serve exclusivement, dans le Conte à tout le moins, qu’à
dénoncer le pouvoir. Vis-à-vis des personnages anonymes, le narrateur fait montre, au
contraire, de compassion, voire d’affection. En effet, nous avons déjà mentionné que le
narrateur demande pardon au lecteur pour la servante quand celle-ci revendique le bateau
de l’homme comme sien puisqu’elle aime la caravelle, alors que le roi, qui semble aussi
aimer les offrandes qu’il reçoit, ne bénéficie pas du tout de cette indulgence. On comprend
pourquoi le narrateur agit de cette façon en lisant le dialogue entre l’homme et la servante à
propos du bateau, quand ils sont au port : « Tu as dit qu’il [le bateau] était à toi, Excuse-
moi, c’est simplement parce que je l’ai aimé, Aimer est probablement la meilleure façon
d’avoir, avoir est sûrement la pire façon d’aimer. » (CII, p. 31) De plus, les parenthèses
marquant le propos ironique du narrateur disparaissent complètement de la suite du conte
tout comme les autres signes d’ironie que nous avons relevés plus haut.
Cependant, toutes ces considérations ne font pas de la compassion un mode de
subversion, nous en convenons. La compassion, selon le Petit Robert, est un « sentiment
qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui ». Comme synonymes, on retrouve
« humanité » et « sensibilité ». Dans un monde où l’égoïsme est roi, où le peuple ne se
ligue plus que pour se débarrasser des gêneurs, et non par solidarité126, où les dirigeants
n’entrent plus en contact avec la population, les actes humains, empreints de compassion,
deviennent des signes de subversion, si on accorde à ce terme le sens de bouleverser, de
126 « En entendant ces paroles, prononcées avec calme et fermeté, les demandeurs à la porte des requêtes, chez
qui de minute en minute depuis le début de la conversation l’impatience grandissait, décidèrent, plus pour se
débarrasser de lui que par sympathie solidaire, d’intervenir en faveur de l’homme qui voulait un bateau et ils
se mirent à crier, Donne-lui le bateau, donne-lui le bateau. » (CII, p. 19-20. Nous soulignons.)
58
renverser un ordre. Dans ce cas-ci, l’ordre établi est celui de l’individualisme à outrance qui
pousse chacun vers le confort matériel – le roi qui amasse des trésors − et routinier – les
matelots qui refusent de quitter « leur foyer et la vie facile à bord des paquebots » (CII,
p. 37) – au détriment de la quête de soi. La compassion joue un rôle subversif dans le sens
où elle remet en question cet individualisme par un mouvement vers l’Autre, par une
ouverture vers une meilleure compréhension de l’Altérité, donc de la nature humaine dans
ce qu’elle a de plus beau, de plus simple et parfois de plus blessant. Les actes de
compassion posés par les personnages, grâce auxquels « José Saramago questionne les
modes de vie, l’action politique et sociale, la liberté apparente des citoyens, dénonçant ainsi
les écueils de la société occidentale127 », sont autant de revendications pour un retour aux
valeurs humanistes. Les gestes les plus simples, les silences les plus profonds, les regards
les plus brefs, deviennent des revendications hautement symboliques d’une autre façon de
vivre son intériorité, mais aussi d’entrer en contact avec son prochain. Cela est d’autant
plus probant dans les relations homme / femme mis en scène par Saramago. Les sujets
masculins en sont à un stade transitoire de leur vie où ils remettent tout en question. Ils sont
prêts à changer de vision du monde et à adapter leurs comportements pour que ces derniers
fassent corps avec leur nouvel idéal. C’est à ce moment que la femme entre dans la vie de
l’homme. Soutien moral, présence rassurante, la femme devient inspiration, source de
motivation et guide pour l’homme en transition.
* * *
Dans ce chapitre, nous avons d’abord analysé Le conte de l’île inconnue à la loupe
de Propp pour dégager en quoi il correspond aux 31 fonctions proppiennes et en quoi il s’en
éloigne. Cela nous a amené à parler du conte philosophique, dont l’essence traverse le
Conte sans toutefois s’imposer totalement. Nous en avons conclu que la forme du conte
merveilleux empêche le conte philosophique de s’imposer, alors que celle du conte
philosophique entrave le complet établissement du conte merveilleux. De plus, Saramago
joue avec son lecteur, notamment avec son horizon d’attente, en subvertissant les règles du
conte classique par l’entremise de la narration et en utilisant l’ironie comme moyen de
remettre en question le pouvoir. Certains personnages, le philosophe et la servante, sont
127 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 125.
59
fondamentalement ironiques. Le philosophe semble insipide, alors que la servante se révèle
plus sage que lui. Par sa présence, la servante renvoie l’image que le philosophe et le roi ne
sont que des êtres fantoches, sans profondeur aucune, malgré leur titre important. Enfin,
nous avons déterminé que la compassion, chez Saramago, pouvait être considérée comme
une nouvelle forme de subversion du fait qu’elle provoque des gestes, chez les
personnages, qui vont à l’encontre des valeurs sociales actuelles. Cela bouleverse l’ordre
établi et propose une nouvelle vision de la vie, des contacts humains et de la société, plus
humaine et axée sur un retour à une simplicité relationnelle bénéfique.
Le penchant de Saramago pour la transgression, selon Silvia Amorim, « constitue
un signe d’insatisfaction et de perplexité face au monde actuel où l’absence de liberté
subsiste et nous guette, sous des formes de plus en plus sournoises128. » Le matérialisme,
les habitudes et la hiérarchie sont toutes des formes insidieuses de l’asservissement. Dans
Le conte de l’île inconnue, la liberté s’acquiert au prix de la traversée de diverses figures
spatiales du passage, que nous étudierons grâce à l’apport de l’herméneutique de l’espace.
Ces figures révèlent l’aspect principal de l’œuvre, c’est-à-dire que le conte lui-même
devient une figure de passage. Un passage vers un monde merveilleux, oui, et aussi une
porte ouverte invitant le lecteur à s’engager du côté des lucides, qui refusent les pièges de la
société, qui veulent vivre leur rêve sans se laisser dominer ou détourner par les pensées
négatives d’autrui. Du côté de ceux qui veulent trouver leur propre île inconnue.
128 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 125.
61
CHAPITRE II : Herméneutique de l’espace dans Le conte de l’île inconnue
Ce chapitre, consacré à l’herméneutique, particulièrement à celle de l’espace,
présentera d’abord un bref parcours historique du développement de cette discipline
interprétative en nous arrêtant, par l’entremise de Jean Molino129 ainsi que de Jean
Grondin130, sur les travaux de trois théoriciens en particulier : Schleiermacher, Dilthey et
Gadamer. Nous nous attarderons brièvement sur l’attitude que doit avoir l’herméneute
envers le texte qu’il tente d’interpréter, puis nous décrirons, à l’aide des textes de Jean-
Jacques Wunenburger131 et Benoit Doyon-Gosselin132, entre autres, ce qui caractérise
l’herméneutique de l’espace. Enfin, nous analyserons les figures spatiales du passage,
principalement la porte, le bateau ainsi que l’île, qui parsèment Le conte de l’île inconnue.
5. Sur les traces de l’herméneutique
L’herméneutique, c’est-à-dire l’art de l’interprétation, prend naissance dans le
besoin d’interpréter les textes religieux dont les mots, les gestes décrits, ont perdu leur
signification d’autrefois, perte causée par une « rupture de tradition133 » dans le sens où les
civilisations ayant subi une mutation de moeurs, la symbolique des traditions mentionnées
dans les textes sacrés n’est plus compréhensible, alors qu’elles doivent être comprises pour
que le lecteur ait accès au message livré par le texte. Le travail de l’exégète consiste alors à
actualiser ce dernier pour le rendre intelligible pour ses contemporains. Pour ce faire,
l’allégorie devient la solution qui permet de considérer que derrière des passages plus
ardus, plus vulgaires ou choquants se trouve un sens caché, « plus élevé, plus conforme au
divin134 ». En partant du sens littéral, l’interprète peut induire un sens plus profond au texte.
129 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », art. cit. ainsi que Jean Molino, « Pour une histoire
de l’interprétation (suite) », art. cit. 130 Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, op. cit. 131 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au dedans : approches herméneutiques du lieu », dans Libres
horizons : pour une approche comparatiste. Lettres francophones. Imaginaire, textes réunis par Micéala
Symington et Béatrice Bonhomme, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 293-306. 132 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace, op. cit. ainsi que Benoit Doyon-Gosselin,
« Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies romanesques, art. cit.
62
De l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, l’herméneutique se vouait au but doctrinaire
d’ « enseigner les règles d’une interprétation rigoureuse ou scientifiquement contrôlée [et]
d’offrir des préceptes méthodiques aux sciences proprement interprétatives afin d’éliminer,
autant que possible, la part de l’arbitraire dans le champ de l’interprétation135. »
Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, la nouvelle place du texte littéraire dans la
société a permis le développement d’une herméneutique spécifique à la littérature, car
[l]’œuvre littéraire n’est plus qu’un simple divertissement, elle est lourde d’une
signification profonde et vitale pour la société. […] Une œuvre littéraire ou
philosophique est donc chargée d’un sens comparable à celui que l’on trouve dans les
mythes ou dans les livres sacrés ; elle est, elle aussi, justiciable d’une critique
actualisante136.
Bien que plusieurs historiens de l’herméneutique attestent que Schleiermacher,
considéré comme le père de l’herméneutique moderne, est le premier à avoir pensé
l’universalité de cette approche interprétative, il n’en est rien. Jean Grondin, dans
L’universalité de l’herméneutique, retrace avec brio l’histoire de cette discipline et prouve
que plusieurs penseurs en ont compris, bien avant Schleiermacher, la portée universelle. Par
contre, il est vrai que Schleiermacher a réactualisé le débat autour de l’universalité de
l’herméneutique qui avait été relégué aux oubliettes avec l’arrivée de la logique kantienne.
Bien que le terme herméneutique n’apparaisse qu’en 1654, sous la plume de Dannhauer, le
raisonnement herméneutique, lui, existait depuis l’Antiquité sous le vocable : interprétation.
Nombreux sont les penseurs qui ont permis l’évolution des notions d’interprétation et de
compréhension au fil des siècles, seulement le cadre restreint du mémoire nous oblige à ne
nous attarder que sur certains. Nous avons choisi Schleiermacher, Dilthey et Gadamer, trois
des plus importants herméneutes des deux derniers siècles, car tous trois ont travaillé à
réintégrer la subjectivité dans l’herméneutique, subjectivité dont il nous semble essentiel de
tenir compte dans le travail de l’herméneute.
133 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 4. L’auteur souligne. 134 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 14. 135 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. XIII. 136 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », art. cit., p. 98.
63
5.1 Les pères de l’herméneutique
5.1.1 Schleiermacher
Schleiermacher, philologue, théologien et philosophe, conçoit son herméneutique
« au confluent de la philologie et de la tradition de l’interprétation proprement
religieuse137 », c’est-à-dire basée sur la relation d’interdépendance entre le texte et l’histoire
pour la compréhension de chacun ainsi que sur les procédés interprétatifs propres aux textes
religieux. D’après Molino, Schleiermacher introduit dans l’interprétation la dichotomie
entre l’objectif et le subjectif, plus précisément une analyse du texte à partir de la langue et
de la culture d’une époque doublée d’une interprétation à partir de l’auteur, de l’ensemble
de son œuvre comme production d’une individualité. Selon ce cercle herméneutique,
un texte ne se comprend que par recours à l’ensemble des textes et l’ensemble des
textes ne se comprend que par la compréhension de chacun […] ; un fragment de texte
ne peut se comprendre que par appel à l’oeuvre entière, tandis que l’œuvre entière n’est
comprise à son tour que si son sens est comparable avec celui de l’ensemble de ses
parties138.
Ainsi, une « interprétation globale » nécessite deux formes de compréhension : l’une,
qualifiée de « divinatoire », s’exprime par une tentative intuitive et empathique « de se
mettre à la place du créateur ou de trouver le centre significatif du fragment et de s’y
installer par un acte d’identification immédiat » ; l’autre, la compréhension
« comparative », explicite et organise les intuitions de la compréhension divinatoire « de
façon à arriver à une interprétation globale du texte139. » Pour Schleiermacher, un texte ne
peut être actualisé que par l’apport de l’intuition qui « permet de comprendre et de
retrouver la subjectivité qui l’a produit140. » Pourtant, cette subjectivité productrice, ou
l’intention de l’auteur qu’elle soit consciente ou inconsciente, n’est pas seule garante du
sens du texte qui « est celui qui se présente naturellement, en examinant le texte [et qui]
peut être jugé par son sens propre indépendamment de [l’intention] de l’auteur141. » Il
137 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 97. 138 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 96. 139 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 99. 140 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 100. 141 Fénelon dans Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 100-101.
64
semble donc que le sens de l’oeuvre ait une vie distincte, hors du contrôle de l’intention de
l’auteur. Cette indépendance permet une interprétation qui gagne en richesse, puisqu’elle ne
se limite pas à la seule intention de l’auteur, mais profite des acquis personnels de
l’herméneute pour atteindre de nouveaux niveaux de sens.
Cependant, Molino relève plusieurs problèmes à la théorie de Schleiermacher.
D’abord, celui de l’unicité du sens : « pour Schleiermacher, il ne peut y avoir qu’un sens,
qui englobe tous les sens parallèles et les intègre dans une interprétation cohérente142 », ce
qui est réducteur compte tenu que le signe renvoie constamment à une multitude d’autres
signes143 et que le sens d’un texte se retrouve au confluent entre le texte, l’auteur et le
récepteur144, ce dernier amenant avec lui son propre bagage de signes avec lesquels il
interprète le texte. Ce faisant, il y a danger que le lecteur ne trouve dans le texte que
« [l’]ensemble de pré-conceptions145 » qu’il y a apporté. Comment alors, comme se le
demande justement Molino, « garantir que notre intuition tombe juste146 », qu’aucune
violence ne sera faite au texte, particulièrement dans les cas où celui-ci est si éloigné de
nous que son sens premier nous échappe quasi complètement? Bien sûr, le texte survit
grâce à cette empathie qui nous permet « de donner du pathos à quelque chose qui ne nous
parle plus directement147 ». Mais à quel prix? Le sens que l’herméneute tente d’actualiser
est-il réellement conforme à l’intention de l’auteur? Pour Schleiermacher, « le critique
comprend le créateur mieux que celui-ci ne s’est compris lui-même. » Donc, « [l]a
recherche du sens ne se [limiterait] pas à la reconstruction du sens voulu par l’auteur et
142 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 101. 143 Molino retient des définitions de Peirce que « [l]e signe représente son objet, mais seulement par
l’intermédiaire d’autres signes, qui en sont les interprétants. Ce renvoi d’un signe à d’autres signes est
infini. » Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 77. La notion de signe qui renvoie à
d’autres signes provient de la pensée leibnizienne : « On trouve dans ce monde, puisqu’il est le meilleur, la
plus grande connexion générale des signes qui soit possible dans un monde. Partant, n’importe quelle partie
réelle de ce monde peut être un signe naturel, direct ou indirect, de n’importe quelle autre partie du monde ».
Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 71. 144 « [C]e que nous a appris la longue histoire de l’herméneutique, c’est que le sens n’est pas dans le texte,
caché dans un jeu de combinaisons, codé ou gelé […], il est le résultat des relations complexes qui existent
entre le producteur, le texte et le récepteur. » Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art.
cit., p. 297. 145 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 293. 146 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », art. cit., p. 102. 147 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », id.
65
reconnu par ses contemporains148 ». Il y aurait un sens caché, « profond et inconscient149 »,
à découvrir. Mais où se trouve-t-il?
5.1.2 Dilthey
Une nouvelle herméneutique apparaît au tournant du XXe siècle. Molino la situe en
1900, avec la publication de la conférence de Dilthey intitulée « Origine et développement
de l’herméneutique ». Dilthey pose lors de cette conférence le problème de la
compréhension et de l’explication. Il prend au sérieux l’impasse « de l’analyse de la
signification en tant que telle » qui était auparavant esquivée parce qu’insoluble. L’apport
de Dilthey est d’avoir « tenter de limiter l’arbitraire par l’appel à des règles d’interprétation
[…] qui viennent corriger et comme canaliser la subjectivité. » Il pose « pour la première
fois l’idée que l’herméneutique pourrait renfermer des règles universelles d’interprétation
qui seraient à même de servir de fondement aux sciences humaines150 » en général, pas
seulement à l’herméneutique. Dilthey fait de « [l’]exploration du mot intérieur […] la tâche
centrale de toutes les sciences humaines de la compréhension151. »
Pour Dilthey, la compréhension est « le processus par lequel nous connaissons un
“intérieur” à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos sens152 ». C’est-à-dire que par les
traces physiques d’une œuvre, son expression extérieure, nous parvenons à comprendre le
sens que cette œuvre avait pour son auteur et c’est ce sens qu’il nous faut lui rendre. La
compréhension est, chez Dilthey, un passage de l’expression extérieure à une intériorité,
qu’elle soit celle de l’auteur, quand on tente de remonter à son intention, ou celle du
lecteur, quand il décrit ce qu’évoque en lui tel ou tel passage du texte. Toute expression
extérieure serait donc le reflet d’une vie intérieure où « [l]’extériorisation résulte[rait] d’un
dialogue avec soi-même que notre compréhension doit s’efforcer de faire revivre, en
recréant dans [le sentiment vécu] de l’interprète [le sentiment vécu] qui a présidé a
l’expression à interpréter153. »
148 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », id. 149 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », id. 150 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. XXIII. 151 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 123. 152 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art. cit., p. 286. 153 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 123.
66
Là encore, plusieurs problèmes surgissent, notamment celui du sens vécu et du sens
objectif. Molino se demande, à juste titre, ce qu’il faut reconstituer – « [l]e sens vécu par le
créateur [ou celui] reconnu par les contemporains154? » −, quelle définition donner à
l’expression « sens vécu » et comment le restituer. Doit-on aussi considérer le sens dit
« objectif » qui peut s’extraire de « la confrontation du texte ou du monument avec les
valeurs et la conception du monde d’un groupe culturel? » Si oui, où est-il, sinon « flottant
partout au-dessus des consciences individuelles sans être jamais ancré dans un endroit
précis155 »? L’absence d’ancrage du sens objectif et la diversité de ce qui peut être
considéré comme un sens vécu rendent ardue la validation du sens du texte. De plus, un
second problème de sens, cette fois lié au sens intentionnel et au sens caché, vient s’ajouter.
Comme nous l’avions souligné avec Schleiermacher, l’interprète, puisqu’il enrichit le sens
de l’œuvre qui provient de l’intention de l’auteur par sa propre conception du monde des
signes, est amené « dans le mouvement même de l’interprétation, à trouver dans le texte ou
dans le monument des significations dont on ne peut être sûr qu’elles étaient explicitement
présentes dans la conscience du créateur156. » Cette conception pose la question de la
définition d’une signification inconsciente ; « [peut-on] parler d’une signification non
consciente, d’un sens non voulu? À supposer même qu’il soit légitime d’accepter une telle
notion, il faudrait la préciser suffisamment pour que l’on dégage les caractères qui la
distinguent de la signification intentionnelle, au sens courant du mot157. » Seulement, si
l’on accepte la dichotomie entre sens intentionnel et sens caché, « où est le passage et la
limite entre les deux158? » Enfin, nous nous heurtons au problème que pose le sentiment
vécu par l’interprète par rapport à son objet d’interprétation. En effet, « les traces et les
textes changent de sens […] : il faut, pour comprendre un texte, retrouver le sens voulu ou
vécu par l’auteur ou ses contemporains. » Le problème surgit au moment où l’on prend
conscience que, « [s]i le texte tient, par toutes ses racines, au monde qui l’entoure et lui
donne son sens, […] l’exégète […] aussi est lié à son temps par ses “préjugés”, par sa
conception du monde159. » Son rapport à l’objet est alors biaisé par la distance temporelle
154 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art. cit., p. 288. 155 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », id. 156 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 289. 157 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 290. 158 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) » id. 159 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 293.
67
qui l’éloigne ou le rapproche d’un texte et par tous les écrans − nouvelles théories
littéraires, développements historiques, etc. – qui peuvent l’éloigner du sens vécu et voulu
par l’auteur. Comment, dans ces conditions précaires, trouver un juste milieu pour
approcher adéquatement un texte?
5.1.3 Gadamer
La réponse provient de Gadamer, qui formule une idée totalement nouvelle : celle
que l’herméneutique n’a pas besoin de se doter de critères rigides pour légitimer son
approche des textes comme le font les sciences de la nature160. En effet, ce dernier conteste
la tendance de ses prédécesseurs à vouloir à tout prix formuler une méthode161 qui pourrait
s’appliquer comme une grille d’interprétation à la multiplicité des textes. Selon lui, cette
conception de l’herméneutique explique les apories auxquelles se sont heurtées les
précédentes théories. Pour Gadamer, les sciences humaines, parce qu’elles traitent
justement de l’humain, ont une part d’imprévu imputable à la subjectivité. L’herméneute ne
peut mettre de côté ses propres préconceptions, ni analyser un texte sans tenir compte de
celles de son auteur. En ce sens, Gadamer réhabilite les préjugés162 qui peuvent être riches
en intuitions originales et servir de premier pas à une interprétation. « Nos attentes de sens,
il n’y a pas lieu de les mettre entre parenthèses, mais bien de les mettre en relief de façon à
ce que les textes que nous cherchons à entendre puissent y répondre de la manière la plus
distincte163. » Bien sûr, Gadamer ne légitime pas tous les préjugés, ni toutes les
interprétations, cela mènerait à accepter l’arbitraire, ce qui n’est pas le cas de sa démarche.
Il souhaite seulement redonner sa place à une part oubliée du travail interprétatif.
160 D’ailleurs, selon Molino, « les significations ne sont pas des choses comme les autres : on ne peut pas les
traiter comme des objets bien découpés qu’il suffirait d’observer pour en découvrir l’organisation. » Jean
Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 284. 161 Dans la foulée de Heidegger, Gadamer voulait « montrer à l’aide [des sciences de l’homme] les limites,
voire l’insignifiance d’une connaissance qui voudrait s’appuyer sur un fondement purement
méthodologique. » Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 159. Effectivement, « les sciences humaines
réellement pratiquées se caractérisent davantage par l’exercice d’un certain savoir-faire […] que par
l’application rigoureuse d’une méthode bien précise. » Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 161. 162 « [L]a tâche première ne sera plus d’éliminer les préjugés, car il y en a de féconds, mais de les reconnaître
et de les développer pour ce qu’ils sont, savoir des leviers de compréhension. […] [L]a fonction première et
critique de l’interprétation […] est d’élucider pour elles-mêmes nos anticipations. » Jean Grondin,
L’universalité, op. cit., p. 167. 163 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 179.
68
Du reste, le legs de Gadamer ne s’arrête pas là. Il reprend aussi, dans Vérité et
méthode, « l’intuition de Heidegger selon laquelle la compréhension renferme toujours une
part de compréhension de soi, […] une application à soi164. » C’est-à-dire qu’« un sens
pleinement compris est toujours un sens qui a été appliqué à notre situation, qui a aussi une
pertinence pour moi165. » Ainsi, Gadamer reprend la notion de mot intérieur, chère à
Dilthey, pour l’approfondir par le concept de dialogue166 pour lequel la compréhension
d’un texte se développe à travers un échange de questions et de réponses entre le texte et
son lecteur.
L’herméneutique de l’application obéit de cette manière à une dialectique de la
question et de la réponse. Si comprendre signifie appliquer un sens à notre situation,
c’est parce qu’on a su y déceler une réponse à des questions actuelles. […] Il n’est pas
d’interprétation qui ne soit une réponse à une question ou à une recherche d’orientation,
d’autant que la compréhension s’accompagne nécessairement d’une rencontre avec
soi167.
Cette notion à propos d’un dialogue entre l’œuvre et son récepteur fait écho aux trois
dimensions textuelles que nous avons mentionnées en parlant de la première aporie de
Schleiermacher. Molino constate que les problèmes de l’herméneutique sont causés par la
confusion entre les trois instances qui constituent le texte − le producteur, le texte et
l’interprète168 −, car
les trois dimensions ne coïncident généralement pas : il est impossible de retrouver le
sens vécu par l’auteur grâce à la seule étude du texte, comme il est impossible de
retrouver le sens du texte à partir de notre seule expérience de lecteur et de décrire, à
partir du texte seul, le sens que lui attribue tel ou tel lecteur dans telle ou telle
circonstance169.
Il n’y aurait donc pas « un sens du texte, mais trois sens, ou plutôt trois organisations
distinctes du sens170. » Grondin ne dit pas autrement quand il mentionne que « [l]e signe ou
164 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 176. 165 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 78. Leçon que Gadamer a tiré du piétisme. 166 « [L]orsque nous ne saisissons pas un texte, c’est toujours parce qu’il ne nous dit rien ou n’a rien à nous
dire. […] Il est donc naturel que la compréhension se produise à chaque fois selon des guises différentes selon
les époques, voire selon les individus. » Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 176. L’auteur souligne. 167 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 178. 168 « [T]out objet symbolique est constitué dans et par cette triple dimension et il existe en même temps
comme objet (niveau neutre), comme stratégies de production (niveau poïétique) et comme stratégie de
réception (niveau esthétique). » Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art. cit., p. 301. 169 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 300. L’auteur souligne. 170 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 301.
69
le mot que l’on entend ne doit jamais être pris pour la présence ultime du sens171. » Pour
que le sens affleure du texte, l’herméneute doit être à l’écoute du dialogue qui s’instaure
entre ces trois dimensions. En effet, « l’herméneutique entend rappeler qu’on ne peut
comprendre une phrase si on l’extrait de son contexte motivationnel, c’est-à-dire du
dialogue dont elle sourd et dont elle tire toute sa pertinence172. » Ajoutons à cela que le
texte fait écho au dialogue intérieur de l’interprète, à son propre mot intérieur qui permet de
faire parler l’objet à interpréter, et que « [c]’est cette remontée vers le verbe intérieur et le
dialogue [que Gadamer] découvre qui fonde l’universalité de l’herméneutique173. » Cette
notion de verbe intérieur n’est pas nouvelle, elle remonte en fait aux doctrines stoïciennes
et augustiniennes qui mettent de l’avant l’impossibilité du langage à s’exprimer
entièrement, c’est-à-dire à exprimer entièrement la richesse qui vit en chacun de nous et
que nous tentons de traduire par les mots.
Le langage effectif n’exprime jamais tout ce qu’il y aurait à dire. […] C’est pourquoi la
dimension universelle qui appelle une réflexion herméneutique sera celle du mot
intérieur, du dialogue dont chaque expression reçoit son sens et sa direction. […] Nous
vivons dans et d’un dialogue qui n’a pas de terme parce que les mots ne parviennent
jamais à exprimer tout à fait ce que nous sommes et ce qu’il y aurait à comprendre174.
D’où l’importance du non-dit, de tout ce qui se cache derrière un mot, qui signifie et touche
autant que ce mot.
Ce résumé a mis en lumière l’indissociabilité des notions d’interprétation et de
compréhension – ainsi que d’explication, selon Bertrand Gervais175, inspiré de Paul
Ricoeur −, notions que nous expliciterons davantage quand nous aborderons
l’herméneutique de l’espace. En effet, seul un texte dont les zones d’ombre sont si
présentes que l’accès à son sens en est compromis, et qui semble appeler « la recherche
d’un sens second, dérivé, implicite176 », peut faire l’objet d’une interprétation. Cet écart
entre le texte et sa compréhension est appelé, selon la désignation de Bertrand Gervais, le
prétexte. Pour s’actualiser, le prétexte nécessite aussi « un contexte, qui favorise la
171 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 220-221. 172 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 181. 173 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 185. 174 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 189-190. 175 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, op. cit. 176 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 59.
70
recherche d’un tel sens second177. » Nous voyons avec Bertrand Gervais que, même si tout
acte de communication – paroles, textes, objets même − renvoie à des signes qui doivent
être interprétés pour être compris, le texte littéraire, lui, exige une attention particulière,
différemment construite de celle que nécessite l’interprétation plus générale des signes qui
parsèment notre quotidien.
5.2 L’attitude de l’herméneute
Cela va sans dire, l’approche d’un texte ne peut appartenir au domaine de
l’approximatif. Si Gadamer a réhabilité la subjectivité en herméneutique, il a aussi mis
l’interprète en garde contre l’arbitraire178. Ce serait faire violence au texte que d’apposer
tous nos préjugés à ce dernier. Selon Benoit Doyon-Gosselin, « [l]es intuitions symboliques
propres à chaque lecteur doivent […] reposer sur les propositions du texte179. » La tâche
initiale de l’herméneute est de trouver le bon dosage entre l’intuition première (les
préjugés) et ce que dit le texte. Cette attitude de lecture, Bertrand Gervais la nomme lecture
littéraire. Elle « est un coup de force, à chaque fois personnel, singulier, unique180 » où le
lecteur doit faire preuve « d’un investissement accru […] qui se réalise dans le passage
d’un premier mode de lecture, qu’on peut dire fondé sur la progression à travers le texte, à
un second, fondé cette fois-ci sur une plus grande compréhension de ses dispositifs181. » Il
n’est pas demandé à l’interprète de s’effacer, mais au contraire de mettre de l’avant sa
singularité en tant que lecteur, « de faire sentir sa présence, de se poser comme sujet lisant
ayant une façon de faire, une expertise qui ne s’efface pas182 » tout en restant à l’écoute du
texte. Ce dernier « a préséance et […] doit suggérer les problématiques qui serviront de
177 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, id. 178 La « réhabilitation des préjugés [selon Gadamer] n’a pas pour fin de légitimer tous les préjugés qui
circulent, ce serait sanctionner l’arbitraire, mais, bien au contraire, de soumettre nos préconceptions à un test
critique. Non pas pour supprimer l’ordre du préjugé, indépassable tant que la compréhension sera le fait
d’êtres finis, mais pour permettre aux préjugés les plus féconds de se faire valoir. » Jean Grondin,
L’universalité, op. cit., p. 168. 179 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies
romanesques, art. cit., p. 69. 180 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, op. cit., p. 18. 181 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 33. 182 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 35.
71
filtre à sa lecture, et non tel projet critique ou savant déjà en marche183 ». Cela dans le but
de proposer « [u]ne lecture qui construit le texte non pas de façon à trouver en lui ce qu’il y
a de général ou de partagé, ce qui le fait participer à un genre ou un courant, une école, un
style, mais pour rechercher ce qui le rend distinct, ce qui lui est spécifique184. » En ce sens,
la lecture littéraire n’est pas l’application d’une méthodologie, ni « une catégorie de
résultats, mais un processus. Elle demande un travail, une attitude, une écoute du texte185. »
Pour entamer ce processus, il ne suffit pas qu’il y ait un lecteur et un texte, il faut aussi ce
que Bertrand Gervais appelle une métaphore fondatrice, c’est-à-dire « une hypothèse de
lecture qui soit, elle aussi, singulière. » Pour établir cette hypothèse, l’herméneute requiert
« de l’imagination, le désir d’inscrire sa lecture du texte comme lieu unique, singulier. Ce
qui ne veut pas dire arbitraire ou improvisé186. » Au fil de la progression dans le texte, il
peut s’avérer que la métaphore fondatrice originelle ne résiste pas à l’analyse. Cela n’est
pas un problème en soi, puisque cette métaphore initiale aura tout de même servi à poser les
bases d’une lecture littéraire qui peut désormais prendre son envol et aller au-delà des
espérances premières de l’herméneute, car la fonction de la métaphore fondatrice n’est pas
d’emprisonner la lecture, mais plutôt de servir de tremplin pour mieux plonger dans le
texte. Enfin, le travail de l’herméneute ne consiste aucunement à épuiser les significations
de l’oeuvre, cela est d’ailleurs impossible : chaque nouvelle lecture apportera
nécessairement son lot de conjectures inexplorées. Partant, le mot d’ordre de Bertrand
Gervais est originalité.
5.3 Vers l’herméneutique de l’espace
Pourquoi développer une herméneutique propre à l’espace? Bien sûr, préciser que
l’interprétation en jeu s’attardera principalement sur l’espace (ou les espaces) mis en place
dans le texte est nécessaire, mais il semble que la notion d’herméneutique de l’espace aille
au-delà de cette simple précision. Malgré l’intérêt marqué pour l’espace chez plusieurs
théoriciens, notamment Bachelard, Foucault et Greimas, l’espace restait « souvent le parent
183 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 37. 184 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, id. 185 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 29. 186 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 38.
72
pauvre du couple espace-temps187 », selon Benoit Doyon-Gosselin qui voulait mettre en
place une approche novatrice pour analyser et interpréter l’espace et les lieux dans la fiction
afin de réhabiliter le parent délaissé de la théorie littéraire. L’herméneutique de l’espace, si
elle emprunte sa méthode à l’herméneutique traditionnelle, n’en propose pas moins
quelques critères qui lui sont spécifiques.
Tout d’abord, répondons à notre interrogation de départ : qu’ont-ils de si spécial, ces
lieux, pour qu’ils génèrent un besoin de les analyser en propre? Selon Michel Foucault, une
partie de la réponse se trouve dans le lien que l’époque actuelle entretient avec l’espace. Pas
qu’autrefois ce lien était inexistant, mais il n’avait certes pas l’ampleur d’aujourd’hui. Pour
Foucault, notre époque est celle de l’espace188, par rapport à la domination du temps qui
régissait les siècles précédents.
Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à
l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un
moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se
développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui
entrecroise son écheveau189.
La spécificité d’une herméneutique de l’espace se justifie donc par une nouvelle
accessibilité à une multitude de lieux que nous n’avons même plus besoin de visiter pour
connaître, grâce aux médias et aux diverses technologies, mais aussi par la richesse de leurs
significations et des rapports que nous entretenons avec certains d’entre eux. En ce sens,
Jean-Jacques Wunenburger190 met de l’avant l’imbrication subtile entre l’intériorité de
chacun et le génie du lieu, en d’autres mots la force d’attraction qu’un endroit exerce sur
son visiteur. Selon lui, un lieu peut être porteur d’une signification profonde – il s’agit
souvent d’un haut-lieu191, selon la classification de Mario Bédard, c’est-à-dire un endroit
dont « [l]a singularité […] provient […] avant tout de sa “hauteur”, une hauteur bien plus
qualitative que topographique, en ce qu’elle surimpose à sa nature fonctionnelle première,
187 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique, op. cit., p. 37. 188 « En tout cas, je crois que l’inquiétude d’aujourd’hui concerne fondamentalement l’espace, sans doute
beaucoup plus que le temps ; le temps n’apparaît probablement que comme l’un des jeux de distribution
possibles entre les éléments qui se répartissent dans l’espace. » Michel Foucault, « Des espaces autres », art.
cit., p. 752. 189 Michel Foucault, « Des espaces autres », id. 190 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », art. cit. 191 « [U]n lieu est dit ou devient haut-lieu en égard à l’imaginaire qu’il suscite et à la symbolique qu’on lui
reconnaît. » Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu, ou la quadrature d’un géosymbole », dans Cahiers
de Géographie du Québec, vol. 46. n° 127 (avril 2002), p. 51. De plus, « il constitue le support d’un sens qui
vient s’ajouter au sens ordinaire. » Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu », ibid., p. 52.
73
comme lieu, une dimension symbolique qui l’institue comme marqueur référentiel
structurant192 » − mais ne touchera pas nécessairement son visiteur. Au contraire, un lieu
sans signification prédéterminée peut devenir très symbolique pour une personne qui s’y
reconnaît, dont une dimension profonde intérieure vibre en accord avec l’endroit. Ainsi,
« tout espace peut, lorsqu’il est transfiguré par un regard, devenir inspirant193 » si la
contemplation de ce lieu est effectuée avec « une qualité intérieure, […] une attention, […]
une disponibilité, bref, […] un état d’âme194 » propice à la réception de la beauté de cet
espace.
Ces lieux qui ont une portée symbolique immense se retrouvent nécessairement
dans les descriptions qui parsèment les romans. Les personnages eux-mêmes vivent,
évoluent, sont sensibles à ce qu’on nommera désormais figures spatiales, selon l’acception
de Fernando Lambert195, qui sont à la fois productrices de sens par leur « participation
essentielle à la structure narrative globale » et qui permettent « de rendre compte des divers
espaces inscrits dans le récit196 ». À un point tel que certaines œuvres se construisent
entièrement autour d’un ou de quelques espaces hautement symboliques pour l’œuvre et
son personnage principal, quoique « ces figures spatiales […] ne possèdent certainement
pas toutes la même valeur selon leur utilisation dans une œuvre donnée197. » Pour en
déterminer la valeur, la figure spatiale doit donc être replacée dans le contexte de l’œuvre
entière, processus que Lambert nomme configuration spatiale et qui « a comme fonction de
rendre compte de l’organisation de l’espace dans l’ensemble du récit198 ». Le but de la
configuration spatiale est de faire ressortir les liens qui unissent ou distinguent les figures
spatiales.
Dans le cadre de la configuration spatiale, le lecteur est amené à se poser plusieurs
questions. Deux lieux peuvent-ils s’opposer? Plusieurs figures spatiales à première vue
hétérogènes peuvent-elles posséder des fonctions complémentaires? Peut-on regrouper
192 Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu », ibid., p. 51. 193 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », art. cit., p. 298. 194 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », id. 195 Fernando Lambert, « Espace et narration : théorie et pratique », dans Études littéraires, vol. 30, n° 2 (hiver
1998), p. 111-120. 196 Fernando Lambert, « Espace et narration », ibid., p. 114. 197 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies
romanesques, art. cit., p. 70. 198 Fernando Lambert, « Espace et narration », art. cit., p. 114.
74
certaines figures dans des catégories plus vastes? Des faisceaux de sens spatiaux se
recoupent-ils199?
Enfin, une troisième étape consiste à découvrir « [e]n liant différents faisceaux de sens » si
une ou plusieurs figures spatiales peut « signifier autre chose », c’est-à-dire être refigurée.
Il est en effet possible que, sous le sens littéral, un autre sens englobant l’ensemble de
l’œuvre permette de faire signifier les figures spatiales différemment. En résumé, « la
refiguration spatiale permet de donner un sens second aux figures spatiales. Elle permet
finalement d’interpréter l’œuvre pour la faire signifier à partir de l’espace200. »
Pour rattacher les concepts spatiaux de Fernando Lambert décrits précédemment à
l’herméneutique, Benoit Doyon-Gosselin les met en parallèle avec les trois étapes de la
discipline interprétative − comprendre, expliquer, interpréter. Il faut d’abord décrire
simplement tous les lieux importants de l’œuvre, les figures spatiales, pour les comprendre.
Ici, « [o]n s’intéresse à l’illusion de réel que sous-tend la figure spatiale201. » Ensuite,
l’explication fait ressortir la structure d’ensemble de l’œuvre « [e]n liant les figures
spatiales les unes avec les autres, [ce qui permet de] saisir le schéma ou, comme nous le
préférons, la configuration spatiale de l’œuvre. » Finalement, l’interprétation intègre la
configuration spatiale dans un système de signes plus vaste qui refigure ainsi les figures
spatiales par un travail d’appropriation de l’œuvre de la part de l’herméneute. En effet, si
« un discours peut, à nos yeux, prendre une nouvelle signification lorsque nous le mettons
en relation avec quelque chose à quoi […] nous n’avions pas pensé antérieurement202 », il
en va de même pour une figure spatiale qui peut alors servir de métaphore pour expliquer
une œuvre entière.
Dans la présentation de son herméneutique de l’espace, Benoit Doyon-Gosselin
prend le temps de distinguer sa théorie de celle de la géocritique. Au contraire d’une
approche géocritique qui analyse la représentation d’un espace − souvent un espace réel,
particulièrement une ville − à travers de nombreuses œuvres de différents auteurs, « une
analyse qui repose sur l’herméneutique des espaces fictionnels permet de lire une seule
199 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies
romanesques, art. cit., p. 72. 200 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies
romanesques, ibid., p. 74. 201 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace, op.cit., p. 62. 202 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art. cit., p. 308.
75
œuvre ou alors toutes les œuvres d’un même auteur pour en arriver à la construction du
sens en fonction des différents espaces : ville, loft, île, rivière, etc203. » La géocritique
propose une « dialectique espace-littérature-espace [qui] marque la primauté de l’espace
réel transformé ensuite en espace imaginaire204 », alors que la priorité, en herméneutique de
l’espace, est accordée à la figure spatiale.
203 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace, op. cit., p. 69. 204 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace, ibid., p. 68.
76
6. Les figures spatiales du passage
Les trois figures spatiales les plus importantes du récit, soit la porte, le bateau et
l’île, peuvent être considérées comme des symboles de passage. Nul doute, la porte permet
de traverser d’un lieu à un autre, ou métaphoriquement, d’un état à un autre ; le bateau
permet la traversée entre deux mondes, symboliquement du monde des vivants vers celui
des morts ; l’île, elle, est une figure si riche qu’elle cultive un vaste imaginaire tissé d’une
multitude de significations parfois contradictoires. Nous nous attarderons sur certains de
ces sens, toujours dans la perspective de la fonction de passage de l’île, qui est à la fois,
pour l’homme du Conte de l’île inconnue, but à atteindre et moyen d’atteindre un but.
Selon Tadié, le symbole est une image qui « résume tout le récit, en conjugue les
divers plans, lui donne son sens » et si « le contexte culturel permet un dictionnaire des
symboles, […] le texte l’interdit205. » Nous convenons que nous ne pouvons apposer une
définition venant d’un dictionnaire à un symbole, ce serait faire violence au texte que de ne
pas le laisser (se) définir (par) ce dernier. Dans l’optique où les dictionnaires ne sont que
des guides, non des autorités, nous ferons appel à deux d’entre eux pour enrichir notre
analyse : Le dictionnaire symbolique des symboles de Roger Begey et Jean-Paul Bertrand et
Le dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant.
6.1 La porte et son Gardien
Même si la banalité de la porte, espace anonyme de tous les passages, qu’on franchit
sans s’y arrêter véritablement, nous dispose à croire que cette figure spatiale appartient au
domaine de l’entre-lieu206, et même du bas-lieu, cela ne veut pas dire qu’elle ne mérite pas
205 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, Paris, Gallimard, 1994, p. 162. 206 Selon Mario Bédard, « les entre-lieux sont des espaces intersticiels [sic] ouverts et générateurs de
métissage où s’adonne aujourd’hui en premier lieu la dynamique relationnelle du Même et de l’Autre.
Directement associés au lieu qu’ils délimitent, les entre-lieux sont des processus actifs “de dépassement et de
régénération” […] qui participent étroitement, et de façon intéressée, au devenir du lieu. » Mario Bédard,
« Pour une typologie du haut-lieu », art. cit., p. 62. En effet, il semble épineux, au premier abord, de
considérer la porte comme autre chose qu’un entre-lieu, car elle est effectivement un objet qui s’insère entre
deux lieux, entre deux dynamiques : celle de l’homme par opposition à celle du roi. En elle-même, il est vrai
qu’elle n’est pas un lieu en tant que tel, personne ne pouvant vivre ou voyager sur une porte. Cependant, dans
77
qu’on s’y attarde parce que moins noble qu’un haut-lieu. Bien au contraire, Poche, La
Soudière et Corajoud expliquent l’importance de ces bas-lieux « qui remplissent par
ailleurs un même office identitaire » que les hauts-lieux : « [u]ne venelle, un porche, une
façade, un parvis de café ou d’église, voire une arrière-cour, par exemple, leur apparaissent
être des lieux ou des attributs de lieux éminemment signifiants, parce que partagés par le
plus grand nombre207. » Rappelons qu’un haut-lieu se distingue par les éléments qui en font
sa « hauteur symbolique » et qui affirment « sa différence208 ». Dans le conte de Saramago,
les portes du château du roi se différencient par des fonctions et des noms distinctifs et leur
accès est régi par des règlements. Ces portes sont d’autant plus représentatives qu’elles ont
une incidence sur l’avenir de certains personnages (la porte des décisions sur la servante ; la
porte des requêtes sur l’homme) ou qu’elles évoquent la personnalité d’autres personnages
(la porte des offrandes révèle l’égoïsme du roi) en plus de détenir la majorité des
caractéristiques spécifiques à toute porte symbolique (un seuil, un Gardien, un nom et une
fonction), d’où l’idée qu’une simple porte peut devenir un haut-lieu quand son rôle dans le
récit amplifie sa hauteur symbolique. En effet, le Conte, ne comptant qu’une soixantaine de
pages, consacre près du quart de son récit – 16 pages − aux événements et pourparlers qui
se déroulent devant la porte des requêtes. Première étape cruciale à franchir pour atteindre
l’île, cette figure spatiale ne peut être mise de côté dans notre analyse.
Quoiqu’une porte soit faite pour être traversée, sa symbolique n’autorise pas que
son seuil soit franchi impunément. L’homme doit « déjà [être] potentiellement porteur d’un
être qu’il puisse construire en justesse, en vérité209. » Pour ce faire, il doit découvrir sa
démarche et la préserver consciemment, c’est-à-dire partir à la recherche de l’île inconnue,
désir qu’il conserve malgré l’insistance du roi à lui démontrer que sa quête est inutile
le cadre de notre réflexion, nous englobons dans la notion de porte celle de seuil. Nous développons aussi,
plus loin, en quoi exactement la porte, dans Le conte de l’île inconnue seulement − nous n’oserions pas
extrapoler cette notion à toutes les portes −, peut devenir un haut-lieu. Sans être tout à fait un lieu dans le sens
commun du terme, ses propriétés nous poussent à nous demander en quoi la porte peut tout de même devenir
un lieu de passage. 207 Michel Corajoud, « Regarder le haut-lieu de dos », dans Hauts-lieux – Une quête de racines, de sacré, de
symboles, Paris, Autrement (Mutations), n° 115 (1990), p. 39-41. Martin de La Soudière, « Les hauts-lieux…
mais les autres? », dans Des Hauts-lieux – La construction sociale de l’exemplarité, Paris, CNRS, Centre
régional de publication de Lyon, 1991, p. 17-31. Bernard Poche, « Du haut-lieu, on voit la plaine », dans
Hauts-lieux – Une quête de racines, de sacré, de symboles, Paris, Autrement (Mutations), n° 115 (1990), p.
67-71. Tous les trois cités par Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu », art. cit., p. 59. 208 Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu », id. 209 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op.cit., p. 289.
78
puisque toutes les îles sont répertoriées sur les cartes. En outre, on ne peut traverser une
porte sans avoir au préalable mûrement réfléchi à ses motivations et aux conséquences du
choix de poursuivre l’aventure vers un inconnu qui pourrait se révéler menaçant. Pas
seulement menaçant dans le sens de dangereux ; menaçant, également, pour les habitudes
aliénantes, les anciennes peurs paralysantes qui refusent leur abandon, nécessaire à la
traversée : « chacune de ces représentations [de porte] est une invite à tenter d’accomplir un
passage. Car c’est bien une incitation à changer de nature que propose le symbole. À
savoir : oser franchir et passer dans une nature inconnue, oser affronter un monde invisible
non exempt de dangers210. » « Changer de nature », renoncer au poids de l’être que la
société a forgé, « affronter un monde invisible » à la fois physique et psychique, voilà ce
que désirent les deux protagonistes pour sortir d’eux, se surpasser, mieux se connaître et
ainsi savoir qui ils seront en abordant l’île inconnue, l’un en demandant un bateau au roi
pour partir à la recherche de l’île inconnue, l’autre en suivant l’homme. En ce sens,
[q]uel que soit l’esprit de liberté que l’on porte en soi, la démarche comporte toujours
quelque risque. Car, si le seuil est lié à la notion d’un au-delà, d’un autre côté, d’une
vision spirituelle renouvelée, le franchir équivaut […] à un changement assez
considérable de mode de vie risquant fort de devenir irréversible. Dès que l’aventure
initiatique […] a été engagée, elle ne peut jamais être véritablement abandonnée sans
quelque dommage pour l’être vrai. Certes, on peut et même l’on doit abandonner un
chemin qui paraît soudain ne mener qu’à la tromperie. Mais il ne faut pas alors céder au
découragement, il faut chercher une autre voie211.
Dès que l’homme se rend au château pour obtenir un bateau, il s’engage dans cette
« aventure initiatique » et s’il insiste, malgré les arguments – somme toute valables – du roi
à propos de l’inexistence de l’île inconnue, c’est que l’homme sait qu’il ne peut abandonner
sa quête sans renier la part de lui-même qu’il tente justement de découvrir. Pourtant, quand
il revient à la caravelle sans équipage, il semble bien près de céder au découragement.
Mais, s’il ne réussit pas à engager de matelots, n’est-ce pas parce que, justement, ce chemin
n’est pas le bon? L’autre voie, la servante la propose déjà : partir à deux. Cependant,
l’homme, aveuglé par son idéal de périple, exclut cette suggestion. Serait-ce parce qu’il n’a
pas encore changé de nature? En réalité, lui n’a pas franchi de porte, seule la servante,
210 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 288. 211 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 292. L’auteur
souligne.
79
contre toute attente, en a franchi une, celle des décisions, ce qui semble la rendre plus forte
devant l’adversité. Nous y reviendrons.
Comme nous le mentionnions, « [q]uiconque s’engage dans un processus initiatique
se trouve, tôt ou tard, confronté au symbolisme de la porte212. » Celle-ci ne doit donc pas
être accessible à tous. Ici entre en jeu le Gardien du Seuil, gardien de la porte, qui
autorise − ou refuse − le passage à celui ou celle qui se présente. « Que se passe-t-il
derrière? Il est dit : “Frappez et l’on vous ouvrira”, mais la chose est rarement si simple.
Car la porte est souvent gardée et le Gardien du Seuil a seul le pouvoir de décider de
l’opportunité de son ouverture. Il a, entre autres fonctions, pour mission de reconnaître la
qualité de celui qui frappe213. » Même si la servante demande au souverain si elle ouvre la
porte des requêtes toute grande ou si elle ne fait que l’entrouvrir, elle est habituellement
seule responsable d’ouvrir cette porte. Sa chaise paillée, qu’elle présente au monarque pour
qu’il s’y assoie pendant son entretien avec l’homme, est même installée tout près. Le roi
décide d’ouvrir toute grande la porte, malgré sa répugnance pour le contact avec « l’air de
la rue » (CII, p. 13), non seulement par souci de son image si on le voyait converser « au
travers d’une fente » (CII, p. 13), mais aussi car, dans le domaine de l’initiation, « la
symbolique de la porte entrouverte est inexistante, […] parce qu’en cette matière on ne
saurait se contenter d’un furtif aperçu. Quel que soit le risque, il faut entrer franchement, et
non pas se faufiler214. » En d’autres mots, l’homme doit faire la requête d’un bateau sans
ambages − la requête, ici, devient une métaphore du franchissement dans le sens où
l’obtention du bateau est à la fois une première épreuve à surmonter et un accès à l’autre
seuil qu’est le port, dont nous parlerons plus loin −, en patientant trois jours pour
s’entretenir de vive voix avec le roi, et non à travers l’entrebâillement d’une porte, ce qui
équivaudrait à se faufiler, surtout après toutes les démarches entreprises. Quant à
déterminer les qualités de l’homme, pendant l’attente de ce dernier, la servante l’a observé :
« [l]a femme, elle, ne pensa rien, elle avait dû tout penser pendant ces trois jours quand elle
entrouvrait de temps à autre la porte pour voir si cet homme attendait toujours au-dehors. »
(CII, p. 45) Elle a ainsi pu juger de sa détermination tout autant que de la valeur de ses dires
et de sa requête lors de son entrevue avec le roi. N’est-il donc pas contradictoire, ici, que la
212 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 288. 213 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, id. L’auteur souligne. 214 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 293.
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servante, elle, entrouvre la porte? En fait, non, puisqu’il semble que seul le requérant ne
doive pas franchir la porte sur la pointe des pieds. Nulle part il n’est mentionné que le
Gardien est soumis à la même injonction. En fait, il peut user de la stratégie qui lui convient
pour évaluer le mérite de l’aventurier. Quant à la servante, elle estime l’homme si digne
qu’elle décide de faire sien son périple : « elle avait décidé de suivre l’homme au moment
où il s’était dirigé vers le port pour prendre livraison du bateau. » (CII, p. 23) Dans le cas
du Conte, l’idéal sous-entendu par la requête a aussi été considéré. Remarquons que la
servante n’a pas accompagné les requérants qui voulaient de l’argent, des décorations ou
des titres. En effet, ces demandes, faites dans une optique plutôt matérialiste, ne débouchent
pas sur une transformation de l’être profond.
En outre, si toute porte est lourde de significations, de choix, on peut aussi dire que
tout choix est une porte qui conduit vers un ailleurs. Certaines décisions encouragent
l’immobilisme − ou plutôt l’absence de décision empêche de traverser la porte des
décisions et emprisonne l’être derrière celle-ci, comme l’est le roi −, alors que d’autres
plongent dans l’action, celle qui incite au changement salutaire et à la découverte de soi.
Ainsi, puisque le roi reçoit mais n’offre pas en retour, il n’est qu’un piètre Gardien du
Seuil, quoiqu’il remplisse effectivement la fonction dévolue à la porte qu’il s’est choisie.
Or, le problème demeure entier, le roi a jeté son dévolu sur le mauvais seuil. Angoissé à
l’idée de perdre des cadeaux, il néglige son peuple et se condamne alors à l’immobilité, à la
mort de la relation avec ce dernier, car toute relation doit se bâtir dans la réciprocité et
l’harmonie. De plus, il est corrompu par son désir d’opulence qu’il confond avec la richesse
du cœur. Incapable de franchir le seuil, il craint ce qui est de l’autre côté de la porte − ou
plutôt, il l’abhorre, mais la haine n’est-elle pas une forme de peur? Cette attitude du roi fait
écho au principe d’espérance, développé par Ernst Bloch, dans le sens où « l’illusion du
confort matériel entrave [la] conquête [du bonheur]215 ». Quand il ouvre la porte, ce n’est
donc pas pour autoriser le passage vers un ailleurs, une quête, mais plutôt pour recevoir des
objets, des gages qui le confortent dans son idée de la royauté. Il se condamne à une
existence bassement matérielle où il est, en fait, asservi par la récolte de présents, donc
215 « D’après le philosophe allemand, l’utopie est un “principe d’espérance”, une volonté de faire évoluer la
société vers quelque chose de meilleur, dans le sens d’une plus grande solidarité entre les individus. En fait,
l’homme sait que le bonheur est à sa portée et il est capable de le prévoir mais l’illusion du confort matériel
entrave sa conquête… » Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 63-64.
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esclave de la porte des offrandes. L’homme lui-même l’en avise : « Je suis le roi de ce
royaume et les bateaux m’appartiennent tous, Tu leur appartiens sûrement plus qu’ils ne
t’appartiennent, Que veux-tu dire, demanda le roi, inquiet, Que toi, sans eux, tu n’es rien, et
qu’eux, sans toi, pourront toujours naviguer… » (CII, p.17-18)
Même si la servante garde le seuil des requêtes, elle est tout autant assujettie à celui-
ci que le roi l’est par la porte des offrandes, non pas par cupidité, mais parce que les portes
doivent être constamment gardées pour éviter que tous les traversent impunément. La
servante, attachée à la porte des requêtes, ne peut donc en franchir aucune. Alors, comment
a-t-elle pu quitter le château et ainsi s’affranchir de son rôle de Gardienne du seuil? Grâce à
l’homme qui a fait une requête de bateau au roi. Selon le Dictionnaire symbolique des
symboles, tout Gardien ne peut déserter sa porte que si un nouveau Gardien le remplace.
L’homme, en restant trois jours sur le seuil216 de la porte des requêtes, devient, en un sens,
le Gardien de la porte, de l’autre côté du monde, de l’action, de la vie, tandis que la
servante est du côté de ce qu’on pourrait nommer l’immobilisme, les idées toutes faites et
stagnantes, en un mot, la mort. En effet, l’homme est le seul à accéder à la porte tant qu’il
demeure sur son seuil : « … selon le règlement des portes, on n’y pouvait recevoir qu’un
seul requérant à la fois, d’où il résultait qu’aussi longtemps que quelqu’un attendait une
réponse, personne d’autre ne pourrait s’approcher de la porte pour y exposer ses besoins ou
ses ambitions. » (CII, p. 10) La servante retrouve ainsi la possibilité de prendre son destin
en main en sortant par la porte des décisions et de ne plus endosser le rôle de Gardienne du
seuil : « Le heurtoir de bronze recommença à appeler la servante, mais la servante n’est
plus là, elle a fait demi-tour et elle est sortie avec son seau et son balai par une autre porte,
celle des décisions, rarement utilisée, mais quand elle l’est, elle l’est. » (CII p. 22.) En
quittant le château, la servante tourne le dos à une organisation étouffante, à une hiérarchie
et à un rôle qui niaient sa pleine individualité. Elle s’affranchit donc à la fois de la porte
qu’elle gardait et de la contrainte des codes sociaux pour vivre pleinement son
individualité. Le dialogue avec l’homme, au port, est révélateur : « Et pourquoi n’es-tu pas
dans le palais du roi en train de laver par terre et d’ouvrir des portes, Parce que les portes
216 Pendant les trois jours d’attente, l’homme s’installe à l’extérieur du palais, car, selon le Dictionnaire des
symboles, franchir le seuil d’une maison équivaut à se conformer aux valeurs du maître des lieux et à se placer
sous sa protection. En fait, selon les protocoles royaux habituels, l’homme aurait dû être reçu dans la salle du
trône, et non devant une porte, mais cela l’aurait obligé à entrer dans le château, de sorte que l’homme, en
n’en franchissant pas le seuil, indique qu’il n’en partage pas les valeurs, ni ne désire la protection du roi.
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que je voulais vraiment ouvrir sont déjà ouvertes et que désormais je ne laverai plus que
des bateaux… » (CII, p. 30.) La servante, lasse des possibilités du château, qu’elle a déjà
explorées de fond en comble, a franchi la seule porte qui lui permettait d’aller de l’avant : la
porte des décisions. Elle ne souhaite plus suivre le chemin tracé par d’autres, elle aspire
désormais à emprunter une voie inexplorée, quitte à être seule avec l’homme sur ce sentier
nouveau, qui, à première vue, ne semble pas si différent : « Elle pensa qu’elle avait passé sa
vie à récurer et à lessiver des palais, que cela suffisait, et que le moment était venu de
changer de métier, que sa vraie vocation était de lessiver et de récurer des bateaux… » (CII,
p. 23) Lessiver, récurer… En quoi ces mêmes gestes, posés sur un bateau, deviennent-ils
une vocation? La réponse tient dans l’intention qui guide la résolution de la servante. Pour
la première fois, elle seule décide de ses agissements, de mettre son expertise en nettoyage,
acquise au château, à son propre service, et par extension au service de son compagnon.
Elle ne nettoiera plus pour gagner sa pitance, mais par amour pour le bateau à entretenir et
pour la quête qu’elle poursuit.
Par conséquent, l’homme se départit de son rôle temporaire de Gardien de la porte
qu’il n’a assumé, inconsciemment, que pour libérer sa future compagne de voyage :
« Jamais je ne me moquerais de celui qui m’a fait sortir par la porte des décisions, Excuse-
moi, Et je ne la franchirai plus jamais, quoi qu’il arrive. » (CII, p. 45. Nous soulignons.)
Mais ce franchissement de la porte des décisions n’aurait pas été possible si la servante
n’était pas garante d’une connaissance qui faisait d’elle la véritable Gardienne des portes :
sa capacité à les nommer toutes, qui lui permet un « [c]hangement de monde et de
conscience, [car] la porte est un symbole de naissance, à la condition, toutefois, que l’on
sache la nommer et la franchir217. » En effet, « [p]our que la porte s’ouvre, il faut […] être
en capacité de [la] nommer de son véritable nom. […] Savoir la nommer, c’est reconnaître
sa fonction, et ainsi l’amener à la manifester218. » Bien que tous peuvent nommer les portes
du palais, seule la servante sait les nommer ET les franchir. Pour se soustraire aux charges
du château et de son rôle de Gardienne des portes, la servante traverse la porte des
décisions, qu’elle ne souhaite pas franchir à nouveau, c’est-à-dire désavouer son choix, car
le château incarne la soumission, l’ordre social sclérosé, le connu, alors que le bateau
217 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 288. Nous
soulignons. 218 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 289.
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symbolise la liberté, les valeurs nouvelles, l’inconnu. Notons que seule la porte des
décisions permet de sortir du château. Nous ne savons pas si elle permet d’y entrer, mais
une telle possibilité, non exploitée dans l’œuvre, nous semble contradictoire avec la morale
du Conte de l’île inconnue, puisqu’on entrerait dans un système oppressif au lieu d’en
sortir. Par les portes des requêtes ou des offrandes, les objets ou les faveurs transitent, et
non les personnages.
Après son entretien avec le roi, l’homme, suivi de la servante, même s’il ne le sait
pas encore, se rend au port, dont le nom même, en français du moins, en fait un
prolongement de la porte (port + e = porte), un seuil entre la terre et la mer : « [l]e mot
porte a donné le mot port219, lieu de passage par excellence puisqu’il donne accès à la mer
ou à la terre selon le point où l’on se situe : départ ou arrivée. Mais quelle que soit la
direction, il s’agit toujours d’une proposition de voyage220. » Lieu de transition où
l’homme, en transformation, a failli stagner parce qu’il se décourageait de ne pas trouver
d’équipage. Si ce n’avait été de la proposition de la servante de partir à deux, confirmée par
le rêve qu’il fait pendant la nuit, l’homme aurait abandonné sa quête, probablement voué
aux tiraillements entre son désir d’île inconnue, de découverte de soi, et la peur de ne
pouvoir partir seul, la colère de dépendre d’autrui, et la honte, peut-être, du projet non
réalisé, malgré les démarches amorcées. La présence de la femme lui permet de couper les
derniers liens qui le rattachent au monde connu, de surmonter ses craintes et de basculer
véritablement dans une vision renouvelée du voyage. On ne peut emprunter un chemin
balisé et espérer qu’il nous mènera ailleurs, dans quelque contrée inconnue.
Donc, monter à bord du bateau, c’est faire le choix de passer une seconde porte.
Selon Delphine Gachet, « l’accession à l’espace différent est marquée par le franchissement
de deux seuils successifs, le premier marquant la séparation d’avec l’espace quotidien, le
second marquant l’entrée dans l’espace différent221. » Pour atteindre l’île, espace autre par
excellence pour nous, continentaux, il faut d’abord franchir deux seuils : le premier, celui
219 En portugais, porte s’écrit portão et port s’écrit porto. Là encore, le retrait d’une lettre permet de passer de
porte à port. 220 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 288. 221 Delphine Gachet, « Le franchissement de la frontière dans le récit fantastique : structure d’un imaginaire,
structure d’un genre… », dans Joelle Ducos, Frontières et seuils, dans Eidôlon, Cahiers du Laboratoire
Pluridisciplinaire de Recherches sur l’Imaginaire appliquées à la Littérature, Presses Universitaires de
Bordeaux, n° 67 (juin 2004), p. 346.
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de la porte, qui permet à la servante de quitter le quotidien du château, le second, celui du
bateau, qui permet d’entrer dans un monde totalement inconnu des deux protagonistes,
celui de la navigation.
6.2 La caravelle, lieu de passage à construire
L’histoire, les mythes et la mémoire collective du Portugal, pays bordé par l’océan
Atlantique et tributaire de l’imaginaire et de la culture méditerranéens, sont empreints par la
figure du bateau et les explorations maritimes222. Quand il appartient à une poétique des
espaces idéalisés, euphoriques, le bateau symbolise le voyage, l’ouverture sur le monde, la
rencontre avec l’inconnu et l’exotique, mais quand il fait partie d’une poétique
dysphorique, comme l’exprime le texte sur la fiction mauricienne de Namrata Poddar223, le
bateau devient alors lieu de souffrances et d’enfermement, rappelant la colonisation et la
déportation. Peut-être parce que José Saramago est Portugais, descendant d’un peuple de
conquérants et non de conquis, son utilisation du bateau, dans Le conte de l’île inconnue,
fait référence à son aspect glorieux. En fait, la caravelle, mentionnée à diverses reprises
dans l’œuvre saramaguienne, souvent pour établir une comparaison, semble avoir une
importance au moins aussi grande que la barque dans l’imaginaire de la plupart des sociétés
maritimes. Si elle n’en a pas toutes les caractéristiques, la caravelle est tout de même dotée
d’une signification profonde. Dans Le Dieu manchot, le ballon volant construit par
Bartholomeus, Blimunda et Balthazar est comparé à une caravelle en quête d’orient, alors
que dans La caverne, c’est avec une métaphore de la navigation que Saramago fait
l’analogie entre le projet de Cipriano Algor et Marta et les possibilités de sa réalisation :
Après avoir débarrassé, Marta montra à son mari les esquisses qu’elle avait faites, les
essais, les expériences avec la couleur, la vieille encyclopédie où elle avait puisé les
modèles, cela semblait à première vue très peu de travail pour de si grandes angoisses,
mais il faut comprendre que dans les circumnavigations de la vie ce qui est brise
plaisante pour les uns peut être tempête fatale pour les autres, tout dépend du tirant
d’eau de l’embarcation et de l’état des voiles224.
222 Ana Maria Binet, « Une utopie ibérique : Le Radeau de pierre, de José Saramago », dans Cahier du centre
interdisciplinaire de méthodologie : Mitoyennetés méditerranéennes, Pessac, Université Michel de Montaigne
(Bordeaux 3), n° 9 (2006), p. 59-69. 223 Namrata Poddar, « La poétique du bateau dans la fiction mauricienne », dans Caraïbe et océan Indien :
Questions d’histoires, sous la direction de Véronique Bonnet, Guillaume Bridet et Yolaine Parisot, Paris,
L’Harmattan, 2009, p. 77-91. 224 José Saramago, La caverne, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 114.
85
La symbolique de la caravelle et de son corollaire, la navigation, semble imager les
entreprises originales des personnages de Saramago : le ballon volant dans Le dieu
manchot, les figurines de terre cuite de Cipriano Algor ou alors le désir d’île inconnue de
l’homme dans le Conte. Il n’est donc pas fortuit que cette embarcation ait une aussi grande
importance dans Le conte de l’île inconnue, surtout que le bateau possède déjà en soi une
riche symbolique, à la fois liée à l’univers utopique, puisqu’il permet le déplacement et la
découverte des îles utopiques, et, selon Michel Foucault, à l’hétérotopie.
Notion inventée par Michel Foucault, l’hétérotopie s’oppose aux utopies en ce sens
qu’elle s’incarne en des lieux « effectifs » à la fois « localisables » et « hors de tous les
lieux », « sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels
[…] sont à la fois représentés, contestés et inversés225 ». À la fois lieu tangible, où chacun
peut se rendre physiquement, et représentation d’autre chose qu’elle-même, notamment par
« le pouvoir [qu’a l’hétérotopie] de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces,
plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles226 », l’hétérotopie
[suppose] toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, [l’]isole et [la]
rend [pénétrable]. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme
dans un moulin. Ou bien on y est contraint, […] ou bien il faut se soumettre à des rites
et à des purifications. On ne peut y entrer qu’avec une certaine permission et une fois
qu’on a accompli un certain nombre de gestes227.
Dans l’optique où le bateau est hétérotopique, on peut alors considérer le passage de la
porte comme un rite essentiel pour obtenir la « permission » d’accéder à la caravelle. Ainsi,
les épreuves imposées à l’homme par le roi – l’attente de trois jours et le questionnaire −
pour prouver qu’il est digne d’acquérir le bateau, lieu à la fois isolé par l’eau, qui le rend
inaccessible, et pénétrable quand il mouille dans un port et qu’une passerelle est jetée entre
lui et la rive, sont des gestes nécessaires à cette purification. En fait, Foucault considère
même le bateau comme la parfaite hétérotopie : « et si l’on songe, après tout, que le bateau,
c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur
soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer. […] Le navire, c’est l’hétérotopie par
excellence.228 » Lieu sans lieu, car toujours mouvant dans l’espace et n’appartenant à rien
225 Michel Foucault, « Des espaces autres », art.cit, p. 755-756. 226 Michel Foucault, « Des espaces autres », ibid., p. 758. 227 Michel Foucault, « Des espaces autres », ibid., p. 760. 228 Michel Foucault, « Des espaces autres », ibid., p. 762.
86
d’autre qu’à lui-même et à la mer, le bateau vit aussi par lui-même en tant qu’objet
indépendant et clos. Roland Barthes, dans un court texte consacré au Nautilus, l’un des
bateaux de la mythologie de Jules Verne, indique que « le bateau peut bien être symbole de
départ ; il est, plus profondément, chiffre de la clôture. Le goût du navire est toujours joie
de s’enfermer parfaitement, […] de disposer d’un espace absolument fini229 ».
En plus de sa fonction hétérotopique, le bateau, trait d’union entre deux rives, deux
continents, possède une symbolique liée au voyage initiatique, formateur pour celui qui
s’embarque en conscience, c’est-à-dire qui sait que ce périple le mènera vers la
transformation de son être. Dans Le conte de l’île inconnue, la caravelle se rapproche de la
barque, car elle en possède les caractéristiques initiatrices et, tout comme la barque, la
caravelle a besoin d’un Passeur pour partir en mer. Le Passeur, dont le rôle est semblable à
celui du Gardien de la porte en ce sens qu’il n’admet pas n’importe qui dans sa barque,
« peut représenter tout être de connaissance230 » : « [i]l doit non seulement connaître l’eau,
le courant du fleuve, mais aussi la signification de ses rives231. » Pour le rencontrer, la
volonté de traverser suffit. L’homme, par sa volonté de partir à la recherche de l’île
inconnue, se donne tous les outils pour rencontrer son Passeur, la servante, qui établit le
premier contact avec la caravelle, qu’elle choisit comme sienne ; qui se présente à
l’homme, alors que celui-ci n’a pas encore pris possession de son bateau ; qui en reçoit les
clés et est première à y monter ; enfin, qui permet à l’homme de ne pas s’égarer de sa voie
en proposant de partir à deux. Elle a donc clairement une fonction de guide, ce que
confirme la citation suivante, tirée d’une note de bas de page d’une analyse portant sur
L’Évangile selon Jésus-Christ,
Bloom makes a similar point, describing Mary Magadalene as « Jesus » best teacher,
eclipsing Joseph, God, Pastor and « Mary the mother » (p. 165); the same critic goes on
(justifiably, in my view) to argue that Saramago’s short story O Conto da Ilha
Desconhecida reprises this relationship, with the Mary Magdalene-figure in that work
successfully removing the Jesus figure from the apparently inescapable reach of the
229 Roland Barthes, « Nautilus et bateau ivre », dans Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 92. Nous
soulignons. 230 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 75. L’auteur
souligne. Nous avons déjà mentionné que la servante est un être de connaissance, connaissance intuitive,
naturelle, à l’instar des Hurons ou Persans du XVIIIe siècle. 231 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, id.
87
quasi-omnipotent king, whose aura has blinded the protagonist of this story to his own
capacity for self-fulfilment232.
Selon le Dictionnaire symbolique des symboles, la barque doit être construite pour
chaque voyage, en fonction des besoins de chaque individu. Pour ce faire, « [l]e voyageur
va ainsi devoir expressément nommer le batelier, le fleuve, la rive233… » N’est-ce pas ce
que fait le couple quand il énumère les éléments indispensables à la navigation : « J’ai
toujours eu l’impression que pour la navigation il n’y avait que deux vrais maîtres, la mer et
le bateau, Et le ciel, tu oublies le ciel, Oui, bien sûr, le ciel, Les vents, Les nuages, Le ciel,
Oui, le ciel. » (CII, p. 42)? Une question légitime se pose ici : pourquoi l’homme ne
fabrique-t-il pas son propre bateau au lieu de le demander au monarque? En construire un
aurait pu être une épreuve, respectant ainsi d’autant plus la forme du conte développée par
Propp. Serait-ce que, selon Saramago, nous devons nous approprier les outils du pouvoir −
la flotte du roi symbolise sa puissance − et les détourner de leur but initial − recherche d’or,
commerce, envahissement, conquête, etc. − pour en faire des objets d’espoir, de quête
personnelle? Dans cette optique, l’important ne serait pas la provenance du bateau, mais
plutôt l’usage qui en est fait. Quant à la servante, lorsqu’elle monte seule sur la caravelle,
maintes fois modifiée au cours des siècles, pour apprendre à la connaître, elle l’assemble
par le regard, l’apprivoise en examinant « ses composants » et s’aperçoit qu’elle ne possède
pas encore « les outils adéquats234 » pour la rafistoler de façon appropriée. Pour réparer les
voiles, il lui faut effectivement des aiguilles et des fils différents de ceux qu’elle utilisait
auparavant pour repriser les chaussettes des pages (CII, p. 35). Pourquoi ne peut-elle pas
utiliser les mêmes outils, alors que l’homme, lui, navigue avec un bateau qui a appartenu au
roi? On pourrait se contenter de dire qu’il lui faut une aiguille plus résistante considérant
l’épaisseur du tissu des voiles ainsi qu’un fil plus robuste pour que les coutures ne se
déchirent pas, mais nous croyons que ces considérations matérielles, quoique importantes,
n’expliquent pas entièrement cette distinction. Si la servante souhaite ouvrir une nouvelle
voie à l’homme, elle doit se départir de son ancienne vie, qui lui semble déjà lointaine. À
cet effet, les outils qu’elle utilisait, emblèmes de son ancien asservissement, ne sont plus
232 David G. Frier, « José Saramago’s O Evangelho segundo Jesus Cristo : Outline of a newer testament »,
dans Modern Language Review, vol. 100, n° 2 (avril 2005), p. 371. 233 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 77. 234 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 75.
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adéquats. Les nouveaux, bien qu’il s’agisse encore de fil et d’aiguille, seront nettement
mieux adaptés à la tâche qu’elle s’est choisie en tant que guide dans la mesure où ce
nouveau fil, apparenté au fil d’Ariane qui guida Thésée dans le labyrinthe, guidera le
couple sur les eaux tumultueuses de la mer.
Toujours selon le Dictionnaire symbolique des symboles, la dernière modalité de
construction de la barque, dans ce cas-ci, de la caravelle, lui confère un statut
anthropomorphique, car elle doit être construite « comme enveloppe de vie rendue
consciente235. » Bien que la caravelle du Conte ne parle pas ou n’agisse pas d’elle-même –
sauf pour réunir le couple et naviguer sans équipage –, les personnages lui prêtent des
caractéristiques humaines, par exemple, ce qui pourrait passer pour des sentiments à l’égard
de ses propriétaires. Parmi les conditions relatives au choix du bateau, l’une est que ce
dernier et l’homme s’entendent bien, en partie à cause de l’inexpérience de l’homme :
« Alors, donne-m’en un sur lequel je puisse m’aventurer, non, pas un bateau comme ça,
donne-moi plutôt un bateau que je respecte et qui puisse me respecter… » (CII, p. 27)
Pourtant, il ne suffit pas de se respecter mutuellement, « [e]ncore faut-il avoir connaissance
des règles de navigation. C’est-à-dire avoir le respect des diverses modalités d’être de l’eau.
De cette eau qui peut être tour à tour calme ou tumultueuse236. » Ces connaissances,
l’homme semble déjà en posséder quelques-unes, même s’il ne s’est jamais aventuré sur la
mer :
Ils m’ont dit qu’il n’y avait plus d’îles inconnues et que même s’il y en avait, ils
n’allaient pas abandonner la tranquillité de leur foyer et la vie facile à bord des
paquebots pour se lancer dans des aventures océaniques, à la recherche de l’impossible,
comme si l’on était encore aux temps de la mer ténébreuse, Et toi, que leur as-tu
répondu, Que la mer est toujours ténébreuse […] En ce moment et vue d’ici, avec cette
eau couleur de jade et ce ciel embrasé, je ne lui trouve rien de ténébreux, C’est une
impression que tu as… (CII, p. 37-38)
Même s’il sait que la mer peut être parfois ténébreuse, capricieuse, et qu’elle est maîtresse,
autant au sens d’enseignante que de meneuse, l’homme ne peut être certain de l’issue de
son aventure :
Mais toi, si j’ai bien compris, tu en cherches une où personne n’a encore jamais
débarqué? Je le saurai quand j’aborderai sur cette île, Si tu y abordes, Oui, parfois on
fait naufrage en chemin, mais si d’aventure cela m’arrivait, tu devras inscrire dans les
235 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, id.. 236 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 74-75.
89
annales du port que je serai arrivé jusque-là. Tu veux dire qu’on arrive toujours quelque
part, Tu ne serais pas qui tu es si tu ne savais pas cela. (CII, p. 28)
Malgré les dangers, l’homme souhaite s’embarquer pour suivre son chemin, pour découvrir
« un pays mythique, riche d’enseignements symboliques237 » − l’île inconnue. L’homme
doit respecter sa voie « [f]aute de quoi le danger du naufrage peut surgir238. » Ici, il semble
que le naufrage puisse être physique, causé par la méconnaissance des éléments, ou
spirituel, ce dernier cas étant équivalent à l’échec de celui qui n’a pas persévéré pour
atteindre son but. Voilà pourquoi le bateau doit pallier le manque de connaissances de
l’homme en étant lui-même expérimenté : « Je vais te donner l’embarcation qui te convient,
Laquelle, C’est un bateau qui a beaucoup d’expérience, qui date du temps où tout le monde
se lançait encore à la recherche d’îles inconnues… » (CII, p. 28. Nous soulignons.) En
quelque sorte, le bateau devient le maître, au sens d’enseignant, des deux protagonistes :
« Le capitaine arriva, lut la carte de visite, regarda l’homme de haut en bas et posa la
question que le roi avait oublié de poser, Sais-tu naviguer, as-tu ton brevet de navigateur, à
quoi l’homme répondit, J’apprendrai en mer. » (CII, p. 26) Les personnages se forment
aussi par l’appropriation du langage : « Tu parles un langage de marin, Si j’en ai le langage,
c’est comme si j’en étais un. » (CII, p. 27) S’approprier des mots, c’est aussi faire sien le
savoir lié à ceux-ci. Malgré les nombreuses connaissances des deux personnages, tout ne
peut être intégré en une seule journée, c’est pourquoi certains termes marins, comme le
souligne le narrateur, ne sont pas encore employés par le couple : « … ils ne dirent ni
bâbord ni tribord car ils étaient encore en train d’apprendre. » (CII, p. 48) Nouvel indice
prouvant l’anthropomorphisation de la caravelle, l’initiation à la navigation, donc au
fonctionnement du bateau, se fait par la comparaison entre ce dernier et l’humain :
Les voiles sont les muscles du bateau, il suffit de voir comme elles enflent sous l’effort,
mais, et c’est la même chose pour les muscles, si on ne s’en sert pas régulièrement,
elles s’avachissent, s’amollissent, perdent du nerf, Et les coutures sont les nerfs des
voiles, pensa la servante, toute à la joie d’apprendre si vite l’art de la navigation. (CII,
p. 34-35)
Que la caravelle soit un objet anthropomorphisé semble être crucial pour qu’elle puisse
accomplir adéquatement sa fonction de passage en ce sens qu’elle comble l’absence de
marins expérimentés et permet aux deux protagonistes de se lancer seuls à la recherche de
237 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 80. 238 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 81.
90
l’île inconnue. Si le bateau n’avait été qu’une simple embarcation, il aurait fallu des
matelots pour le naviguer, mais puisqu’il semble posséder une âme, il nous est permis de
croire que la caravelle peut être son propre équipage.
Comme en amour, la relation entre le bateau et les deux protagonistes est cruciale.
La femme, parce qu’elle la trouve belle et qu’elle l’aime, se dit propriétaire de la caravelle :
« Dès que la servante comprit quel était le bateau désigné du doigt par le capitaine, elle
sortit en courant de derrière ses bidons et elle dit, C’est mon bateau, c’est mon bateau… »
(CII, p. 28-29) Après l’échange avec le capitaine du port, la femme est étonnée d’être
désignée pour recevoir les clés à la place de l’homme, qui décide de ne pas l’accompagner
tout de suite à bord du bateau qu’il vient tout juste de recevoir : « Tu ne veux pas venir
avec moi pour faire connaissance avec les entrailles de ton bateau, Tu as dit qu’il était à toi,
Excuse-moi, c’est simplement parce que je l’ai aimé… » (CII, p. 30-31) La femme lie, la
première, une relation d’affection avec la caravelle. À ce moment-là, l’homme est encore
trop préoccupé par les considérations usuelles pour éprouver un réel attachement pour son
embarcation. Il ne la conçoit pas encore comme un être à part, qu’il faut apprivoiser, même
s’il veut établir avec elle une relation basée sur le respect. C’est grâce au rêve que fait
l’homme à la fin du Conte qu’il comprend l’étendue des possibilités de sa caravelle, qui lui
permet de découvrir l’une des multiples facettes de l’île inconnue.
91
7. L’île
7.1 Le voyage rêvé : quand le mobile devient immobile.
L’intégration d’un rêve dans la fiction narrative n’est jamais fortuite. Selon Daiana
Dula-Manoury, « [l]e rêve à l’œuvre dans un texte littéraire fait signal. Il signifie d’abord
une forme particulière de récit, qui n’est assimilable, du point de vue de la structure
discursive narrative, à aucun autre type de récit239. » Il « apporte [aussi] dans l’écriture un
modèle inédit d’organisation du discours, qui proclame le flottement des limites, le pouvoir
des mots, la suprématie de l’image240. » Si, dans la fiction littéraire, on retrouve le rêve à
plusieurs niveaux, dans le cas qui nous occupe, « il fait l’objet d’un récit dans la fiction, il
détient une fonction définie dans l’intrigue241 ». À l’évidence, par la révélation des
sentiments de l’homme à l’égard de la servante, le rêve répond à la fonction de nécessité
psychologique. Selon Julie Wolkenstein, « [c]ette aptitude du rêve à illustrer l’état intérieur
d’un personnage est de plus en plus exploitée par la fiction : vouée d’abord à saisir
l’humain dans sa totalité, elle l’intègre comme un aspect, parmi d’autres, de la réalité242 ».
Bárbara Chevallier Cosenza ajoute, à propos des rêves présents dans L’évangile selon
Jésus-Christ, que « “[p]énétrer le rêve d’un personnage, c’est communiquer avec lui dans
ce qu’il a de plus intime”. [En ce sens,] nous pouvons affirmer d’ores et déjà, sans grandes
possibilités d’erreurs, que les plus grandes révélations ont lieu par le biais du rêve243. » Il en
va de même pour les personnages du Conte de l’île inconnue.
Cependant, le rêve dans le conte saramaguien ne s’arrête pas à dévoiler la psychologie
des personnages. En tant que rêve symbolique, « qui habille de métaphores, comme une
espèce d’énigme, une signification qui ne peut être comprise sans interprétation244 », il leur
révèle aussi l’une des significations métaphoriques de l’île inconnue. « Le rêve échappe
ainsi à la volonté et à la responsabilité du dormeur-rêveur par la dramaturgie spontanée et
239 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot : éminences du rêve en fiction, Paris,
L’Harmattan, 2004, p. 365. 240 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 62. 241 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 27. 242 Julie Wolkenstein, Les récits de rêves dans la fiction, Paris, Klincksieck, 2006, p. 18. 243 Bárbara Chevallier Cossenza, « Poétique de la réception du personnage », op. cit., f. 74-75. 244 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 24.
92
incontrôlée qu’il développe, tout en mettant en place un système de structures, de contenus
et de significations, un complexe de symboles à déchiffrer245. » En ce sens, Tadié ajoute
que « le rêve enchâssé dans un récit poétique n’est pas une parenthèse gratuite ; sa place, au
début, au centre, à la fin du livre, n’est pas fortuite ; il retentit horizontalement,
syntagmatiquement, sur tout le texte. Le récit interprète le rêve, et le rêve interprète le
récit246. » Il est, en effet, impossible d’analyser le Conte de l’île inconnue en laissant de
côté le songe de l’homme, qui se situe à la fin du récit. Regardons d’abord comment le rêve
est introduit dans la narration. L’auteur a choisi de décrire le coucher de l’homme ainsi que
le glissement dans le sommeil :
Il se demandait si elle dormait déjà, si elle avait eu du mal à trouver le sommeil, puis il
imagina qu’il allait à sa recherche et ne la découvrait nulle part, qu’ils étaient perdus
sur un immense navire, le rêve est un prestidigitateur habile, il change les proportions
des choses et des distances, il sépare les gens et ils sont ensemble, il les réunit et ils ne
se voient presque plus l’un l’autre, la femme dort à quelques mètres et il ne sait pas
comment la rejoindre alors qu’il est si facile d’aller de bâbord à tribord. (CII, p. 49-50)
Le rêve est par conséquent encadré. Le lecteur sait où se termine la réalité du personnage et
où commence son rêve, même si la transition, ici, calque le brouillement entre la réalité et
le sommeil au moment de l’endormissement : l’homme imagine une situation qui est
relayée par le rêve. À ce moment, la narration s’approprie le style propre aux rêves, c’est-à-
dire les événements flous, les changements soudains de scènes, l’abolition du temps − après
le départ de l’équipage, les sacs de grains germent à grande vitesse et l’homme doit quitter
le gouvernail, quelques secondes plus tard, pour faucher la moisson −, les apparitions et
disparitions brusques de personnages, l’omniscience du rêveur sur le déroulement du rêve.
Par exemple, sur ce dernier point, l’homme sait que la femme n’est plus sur le bateau,
même s’il ne l’a pas vue descendre :
Elle est peut-être sur la couchette à tribord, à se reposer d’avoir lessivé le pont, pensa-t-
il, mais c’est une pensée mensongère car il sait très bien, même s’il ne sait pas
comment il le sait, qu’au dernier moment elle n’a pas voulu venir, qu’elle a sauté sur le
quai, disant de là, Adieu, adieu, puisque tu n’as d’yeux que pour l’île inconnue je m’en
vais… (CII, p. 52 ; 54. Nous soulignons.).
Et puis, à la fin de son rêve, l’homme s’éveille : « Il se réveilla enlacé à la servante, et elle à
lui, leurs corps confondus, leurs couchettes confondues, et on ne sait plus si celle-ci est à
bâbord ou à tribord. » (CII, p. 59).
245 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 26. 246 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, op. cit., p. 170.
93
En tant que rêve symbolique, le songe de l’homme participe aussi à l’économie
générale du conte. Selon Daiana Dula-Manoury, « [l]’“économie” du texte ainsi constitué
exige que ne se produise aucun gaspillage des images, que celles-ci soient, tout au
contraire, concrètement prises en compte et au sérieux, qu’aucune utilisation n’en soit faite
sans réflexion247. » Nous parlons d’économie générale du conte dans le sens où le rêve, en
tant que voyage immobile, permet un premier voyage à l’homme, au cœur de lui-même, de
sa psyché. Il ouvre une nouvelle dimension dans la compréhension de ce qu’est la
recherche de l’île inconnue et permet à l’homme de s’affranchir de la croyance qu’il lui faut
un équipage pour partir. Puisque le lecteur n’accompagne pas le couple dans ses
pérégrinations maritimes, il semble que l’aventure en tant que telle n’appartienne qu’à
l’intimité des personnages, donc par extension à celle de chacun des lecteurs, et de ce fait
ne peut être contée. La conclusion ouverte prend le pas sur l’exploration océanique, car elle
permet d’attirer l’attention du lecteur sur la symbolique du voyage rêvé, et ainsi du conte
entier.
Il n’était donc pas nécessaire de s’éterniser sur des péripéties rocambolesques qui
mettraient en scène les deux protagonistes et l’évolution de leurs sentiments, car le rêve sert
à la fois de premier voyage et, surtout, de révélateur : il dévoile à l’homme son désir de
vivre avec la femme ainsi que sa capacité à « devenir son propre Passeur248 ». À vrai dire,
la servante, ayant accompli sa mission d’être Passeur jusqu’à ce que l’homme soit prêt à
assumer ce rôle, cède son titre en quittant subrepticement le navire, alors que l’homme, en
se plaçant au gouvernail de sa caravelle, acquiert l’autonomie nécessaire pour endosser
cette responsabilité249. Revenons un instant à la notion de respect de son but développée
dans la section précédente. Nous disions qu’il est primordial, pour éviter le naufrage
physique et spirituel, de respecter sa voie. Ici, nous ajouterons que, pour ce faire, il faut
« savoir manier le gouvernail, pièce essentielle250 » à la bonne navigation d’un bateau, pour
lui donner la direction voulue. La première et seule fois où l’homme nous est présenté au
gouvernail de son navire, c’est dans son propre rêve. N’est-ce pas le signe qu’il est en train
de devenir son propre Passeur, qu’il possède désormais les qualités nécessaires pour diriger
247 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, op. cit., p. 365. 248 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 79. 249 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 76. 250 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 81.
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lui-même sa propre vie? En fait, il en est tellement apte que la servante, désormais inutile, a
quitté le bateau avant son départ. Elle l’a aussi quitté parce que l’homme a embarqué tout
un équipage qui s’empressera de le laisser tomber dès l’apparition d’une terre à l’horizon,
et qu’elle croit qu’il n’y a de place que pour l’île inconnue dans le cœur de l’homme.
Paradoxalement, le songe de l’homme lui a permis de s’éveiller, dans un premier temps, à
l’amour, et dans un deuxième temps, à sa capacité à mener sa destinée. Cruciale, cette prise
de conscience permet « d’imaginer que la véritable barque, celle qu’il faut apprendre à
gouverner, n’est autre que notre propre personne251. » Ainsi, l’homme et la barque ne
formeraient plus qu’un. L’homme en manoeuvrant le gouvernail de la caravelle, manie
aussi le gouvernail de sa propre vie. L’équipage qui abandonne le bateau symbolise le trop-
plein de gens encombrants et pessimistes auquel l’homme est tenu de renoncer pour
poursuivre sa quête. Il n’a besoin que d’une seule personne : la servante… Ainsi, le rêve
doit être pris « au sérieux. Non plus parce qu’il signifie potentiellement une vérité
improbable, mais parce qu’il enclenche une démarche réflexive, méditative, qu’il la
suppose avec originalité et qu’il la prolonge. D’une certaine manière, plus rien n’est comme
avant après le rêve252. »
Nous irons même plus loin en affirmant avec Daiana Dula-Manoury que la nuit, et
par extension, le rêve qu’elle engendre, peut devenir lieu :
Lorsque la nuit renonce à ses prérogatives temporelles, elle se métamorphose en un
lieu, en un espace multiplié à l’infini, où tout se passe, et où pourtant rien n’arrive.
Devenue topos, la nuit développe son champ d’analogies et ordonne la texture du récit
en tant que scène du rêve, en tant qu’endroit primordial253.
À quoi elle ajoute :
Cette détermination rectificatrice se traduit […] par la volonté de combler les espaces
laissés vides par la nuit. Dès lors, la circonstance nocturne n’apparaît plus dans la
narration comme un temps, mais plutôt comme un lieu, comme un véritable endroit où
se déploie un événementiel significatif et remarquable254.
251 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 79. 252 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, op. cit., p. 129. L’auteur souligne. 253 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, op. cit., p. 67. L’auteur souligne « topos ». Nous
soulignons le reste. 254 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 366. Nous soulignons.
95
La nuit devenue lieu permet d’entrer dans une nouvelle dimension, onirique celle-là. Cette
notion, combinée à celle de franchissement immobile, développée par Delphine Gachet,
permet au rêve lui-même de devenir lieu de passage :
Un autre mode du passage est la modification de l’état de conscience. À côté du
schéma spatial, du mouvement du protagoniste […] le fantastique a également recours
à d’autres modalités de passage d’une dimension à une autre, à ceux que nous
appellerons les “franchissements immobiles” : l’endormissement, le rêve, la perte de
conscience, l’ébriété voire l’extase voluptueuse… fréquemment convoqués dans le récit
fantastique peuvent avoir cette fonction d’accès à une autre dimension255.
Le rêve devient le lieu de la transformation de l’homme, qui passe d’un état à un autre, de
l’inconscience à la conscience d’autres occasions de réalisation personnelle, du célibat au
couple. Enfin, le rêve devient aussi le lieu où s’effectue le voyage. À cela, Daiana Dula-
Manoury ajoute :
Ce qui paraît définitivement accordé au seul rêve est finalement une perspective inédite
du voyage : au cours de la narration, celui-ci est capable d’absorber un tel nombre de
variations métaphoriques, que même lorsqu’il s’agit de révéler l’expérience d’un
périple des plus banals, il est difficile d’en ignorer les profondes modifications spatio-
temporelles256.
En cela, il est vrai que le songe de l’homme lui fait prendre conscience d’une « perspective
inédite du voyage » qui aura des conséquences même à l’état d’éveil, car il mettra en
pratique ce que le rêve suggérait.
Cette odyssée onirique, malgré sa portée symbolique, peut paraître décevante pour
celui qui espérait un véritable périple initiatique, mais si, comme Saramago l’écrivait dans
Le radeau de pierre, « chaque voyage contenant une pluralité d’autres voyages, aucun
voyage ne se résume à lui-même257 », alors nous pouvons considérer que l’homme a déjà
beaucoup voyagé, malgré son apparente immobilité. Chez Saramago, le voyage semble
essentiel. Qu’il soit erratique et confiné à l’espace d’une ville, comme dans L’année de la
mort de Ricardo Reis, qu’il se déroule sur des kilomètres, comme dans Le voyage de
l’éléphant, ou qu’il soit immobile, comme dans Le conte de l’île inconnue, le voyage, tant
physique qu’intérieur, incite les personnages à évoluer. Grâce au changement de point de
vue que permettent les déplacements, une réflexion, un mouvement intime de l’être
s’instaurent et forgent l’identité des personnages. Nul besoin de se déplacer physiquement
255 Delphine Gachet, « Le franchissement de la frontière », art. cit., p. 340. Nous soulignons. 256 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, op. cit., p. 75-76. 257 José Saramago, Le radeau de pierre, op. cit., p. 237.
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pour entreprendre un voyage initiatique, puisque, selon François Roussel, celui-ci « n’a que
peu de rapport avec un périple quelconque que chacun effectue sur terre ou sur l’eau. C’est
au contraire un non-voyage qui se déroule en nous-même, non dans notre personne
physique ou biologique mais dans un lieu encore plus interne, un lieu immanent mais plus
vaste que l’univers lui-même sur lequel il aura prise258. » Ce lieu intime, « immanent »,
nous semble être l’âme du voyageur immobile − et même, par extrapolation, celle du
lecteur, immobile dans sa chaise, qui voyage dans les différents mondes des livres −, mais
peut aussi être l’espace de l’imaginaire et, par extension, du rêve que l’on fait éveillé ou
endormi, car « [u]n voyage peut aussi n’être qu’un simple “déplacement en esprit”, qu’un
mouvement de réflexion, de pensée, qui ne nécessite aucun déplacement spatial mais qui
peut cependant porter l’être en des lieux insoupçonnés259. » Et si
[v]oyager, c’est “dé-river”, quitter la rive des certitudes, entrer dans l’inconnu[,]
[alors,] “[l]e vrai voyageur, c’est celui qui passe par le plus de séparations et qui vise,
avec tout son être, l’espace unitaire le plus lointain, le plus complexe. Pourquoi
entreprendre un tel voyage? Eh bien, pour jouir, justement de tout son être – jouissance
qui est à l’opposé du confort, c’est-à-dire de l’installation dans une unité donnée260.
Le conte de l’île inconnue nous présente cet « espace unitaire » lointain et complexe sous la
forme de l’île, dont la destination même, paradoxalement, annule le départ, car « [u]n jour
l’île se prit à voyager. Pour l’aimé, pour elle-même, elle devint le voyage261 » en se muant
en île-bateau.
258 François Roussel, Les contes de fées : lecture initiatique, France, Amrita, 1993, p. 169. Nous soulignons. 259 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 360. 260 Michèle Duclos, « Kenneth White, de l’utopie à l’atopie », dans Utopie et utopies : l’imaginaire du projet
social européen, tome 1, Actes du séminaire européen d’études des idées et de l’imaginaire collectif,
Bordeaux 1989-1990, textes réunis pas Claude-Gilbert Dubois, Éditions InterUniversitaires, 1993, p. 178.
L’auteur souligne. 261 Maha Ben Abdeladhim, « Jabès au miroir de Glissant. L’îl(e) et la demeure : une relation dangereuse? »,
dans Autour d’Édouard Glissant : lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation, édition
préparée par Samia Hassab-Charfi et Sonia Zliti-Fitouri avec la collaboration de Loïc Céry, Presses
universitaires de Bordeaux et Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma, 2008,
p. 146.
97
7.2 De l’île à l’île-bateau : quand l’immobile devient mobile
Ovide, dans Les métamorphoses, mentionne l’existence d’îles, maintenant
immobiles, qui voguaient autrefois sur les eaux262. Conséquemment, l’image de l’île-bateau
n’appartient pas seulement à la symbolique saramaguienne, elle existe depuis de nombreux
siècles. Bien avant de rédiger Le conte de l’île inconnue, Saramago, dans les années 1980, a
écrit un roman, Le radeau de pierre, avec lequel nous effectuerons des liens, exploitant
cette notion, et dont l’histoire raconte le détachement de la péninsule ibérique du reste de
l’Europe et son vagabondage dans l’Océan Atlantique à travers les pérégrinations de cinq
personnages, inconnus l’un à l’autre avant la scission, qui se regroupent à la suite de
circonstances particulières. Là, tout comme dans Le conte de l’île inconnue, ce qui est
supposé être immobile devient mobile. Bien que la péninsule ibérique ne soit pas tout à fait
une île au départ, elle le devient dès qu’elle est entièrement séparée du continent.
À première vue, il n’est pas évident de voir la filiation entre le bateau et l’île. Daniel
Compère, en traitant de l’œuvre de Jules Verne, explique en quoi île et bateau sont des
proches parents, figurativement parlant :
L’île est définie par Littré comme un « espace de terre entouré d’eau de tous côtés ».
Du point de vue structural, l’île peut se représenter ainsi : solide isolé / liquide isolant.
Déjà nous avons vu que certaines îles sont mobiles et flottantes, portion de continent
détaché (Le pays des fourrures) ou île artificielle (L’Île à hélice). Nous pouvons donc
considérer les navires comme des îles mobiles. […] Comme l’île, le navire est un
tout […]. Comme l’île aussi, le navire peut être humanisé. Il devient parfois un corps
dont l’âme est le capitaine263…
Il conclut en établissant que « quel que soit l’élément isolant, chaque fois qu’une structure
solide isolé / isolant est présente, l’isolé est assimilé, implicitement ou explicitement, à une
île264. » Ce passage du Conte illustre cette relation entre le bateau et l’île : « … les îles aussi
ont parfois l’air de flotter sur la mer, mais ce n’est pas vrai… » (CII, p. 38) Si elles ne
262 Marie-Christine Pioffet, « Rêveries insulaires : le mythe des îles fortunées », dans Espaces lointains,
espaces rêvés dans la fiction romanesque du Grand siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne,
2007, p. 193. 263 Daniel Compère, Approche de l’île chez Jules Verne, Paris, Lettres Modernes (Thèmes et mythes), 1977, p.
98-99. 264 Daniel Compère, Approche de l’île chez Jules Verne, ibid. p. 103.
98
flottent pas265, comme les bateaux, c’est parce que les îles ont toutes un socle, sous l’eau,
une fondation sablonneuse, rocheuse ou parfois volcanique sur laquelle elles s’appuient
pour s’extraire de la mer. Comme l’iceberg, nous ne voyons qu’une infime partie de l’île.
Pourtant, ces considérations géologiques n’ont pas empêché l’imaginaire d’inventer des îles
mouvantes et la suite du Conte contredira même les paroles de l’homme au moment où le
bateau et l’île ne feront plus qu’un. Effectivement, dans le rêve de l’homme, le bateau et
l’île font si bien corps que
[d]éjà les racines des arbres pénètrent dans la membrure, bientôt il ne sera plus
nécessaire de hisser les voiles, il suffira que le vent souffle dans le feuillage des arbres
pour que la caravelle s’achemine vers son destin. C’est une forêt qui navigue et se
balance sur les vagues, une forêt où, sans que l’on sache comment, des oiseaux ont
commencé à chanter… (CII, p. 58-59)
Cette île-bateau, qui ne s’est laissée entrevoir qu’en rêve, il faut maintenant partir à sa
recherche. La mention dans le titre en fait un espace important, néanmoins le lecteur n’y
aborde pas avec l’homme et n’est même pas certain que le couple la trouvera au bout de
son périple. Tout le conte tourne autour de l’idée de cette île, qui n’est pourtant jamais
véritablement décrite. Elle est tout autant floue pour le lecteur que pour l’homme qui décide
tout de même de partir à sa recherche coûte que coûte. Pourquoi? Quelle est sa véritable
valeur? Le conte aurait pu s’intituler : Le conte de l’homme à la recherche de l’île
inconnue. Cela aurait été plus représentatif du récit qui nous est offert. Mais si, comme le
croit Jean-Jacques Wunenburger, « [l]a magie du lieu reste […] façonnée par le verbe, la
réalité topographique pouvant en fin de compte être de peu de poids266 », il n’est donc plus
aussi nécessaire de rencontrer physiquement la figure spatiale de l’île pour en ressentir
toute l’attraction, la puissance symbolique et le pouvoir libérateur qui s’en dégage.
L’homme, lui-même, admet qu’il ne connaît pas l’île inconnue et qu’elle ne se laissera
peut-être jamais connaître : « Sur les cartes il y a seulement les îles connues, Et quelle est
donc cette île inconnue que tu cherches, Si je pouvais te le dire, elle ne serait plus connue »
(CII, p. 17), « Et cette île inconnue, si tu la trouves, sera-t-elle pour moi, Toi, le roi, seules
t’intéressent les îles connues, Les inconnues aussi m’intéressent quand elles cessent de
l’être, Peut-être que celle-ci ne se laissera pas connaître ». (CII, p. 18)
265 Dans Le radeau de pierre, Saramago disserte longuement sur l’impression que la péninsule ibérique flotte
sur les eaux, alors qu’elle a un socle, qui, pourtant, glisse sur les fonds marins, au grand désarroi des
scientifiques qui n’y comprennent rien. José Saramago, Le radeau de pierre, op. cit., p. 141-143. 266 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », art. cit., p. 299.
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La dimension symbolique de l’île prend tout son sens quand l’homme parle de son
projet à la servante : « J’en ai une [profession], j’en ai eu une, j’en aurai une s’il le faut,
mais je veux trouver l’île inconnue, je veux savoir qui je suis quand j’y aborderai » (CII, p.
40) Il n’est pas anodin que ce désir de se connaître soi-même revête la forme d’une île267,
« [c]ar l’origine que nous cherchons, où nous plaçons notre nostalgie d’être, est à la limite
un non-lieu, un point originaire, qui se tient en bordure même de l’espace268. » En ce sens,
Gille Deleuze explique que
[r]êver des îles, […] c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des
continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on
recrée, qu’on recommence. Il y avait des îles dérivées, mais l’île, c’est aussi ce vers
quoi l’on dérive, et il y avait des îles originaires, mais l’île, c’est aussi l’origine,
l’origine radicale et absolue269.
En plus d’être liée à l’origine, l’île est aussi unie à la femme – autre forme d’origine –
en sa qualité de figure maternelle. Chez Saramago, ce lien est clairement explicité dans
deux romans :
La recherche de cette « femme inconnue » [dans Tous les noms] est d’ailleurs comparée
explicitement à une quête de « l’île mystérieuse » ou de « l’île inconnue ». En outre,
dans l’Histoire du siège de Lisbonne, la rencontre avec la femme aimée, Maria Sara, est
comparée à la découverte d’une île inconnue270.
Voilà pourquoi la découverte de l’amour que l’homme éprouve pour la femme se réalise en
même temps que l’homme découvre l’île inconnue à travers son rêve. Il ne peut en être
autrement, puisque la femme et l’île sont deux facettes d’une même entité : le féminin.
Dans ce cas-ci, « [l]a barque [n’est pas seulement] l’élément ternaire qui résout la dualité
puisqu’elle unit les deux rives271 », elle s’allie aussi à l’île pour réunir le féminin et le
masculin quand l’homme et la femme se réveillent au matin, enlacés. Même si le voyage
est avant tout solitaire,
267 Il est intéressant de noter, comme l’a fait F. Besson, qu’en anglais, « l’île se dit island. Si, au lieu de lire le
mot, on l’écoute, on entend I-land, la terre nommée à partir de moi […]. L’île dans sa généralité est, en
anglais du moins, musicalement associée à chaque individu. Le son des mots dans une langue ou une autre
donnerait-il le sens de la quête? » F. Besson, « La quête de l’île et le récit de voyage », dans Mythes,
croyances et religions dans le monde anglo-saxon, n° 17 (1999), p. 61. L’auteur souligne. 268 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », art. cit., p. 300. 269 Gilles Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes », dans L’île déserte et autres textes : textes et
entretiens 1953-1974, Paris, Éditions de minuit, 2002, p. 12. 270 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 58. 271 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p.74.
100
il peut être solidaire du parcours d’autres voyageurs. Le plus grand bonheur, c’est
lorsque l’on peut faire route ensemble en se respectant. […] D’ailleurs, pour
romanesque qu’elle puisse paraître, l’image du couple voyageant dans la même barque
n’est pas dénuée de signification. Elle évoque l’affrontement commun des épreuves
dont il faut triompher ou, tout au moins, tenter d’y parvenir272.
Enfin, « [a]u terme de cette exploration, tout semble confirmer que l’être, qui
d’aventure atteint à sa pleine réalisation spirituelle, est lui-même la barque273. » Il s’agit de
la refiguration spatiale la plus féconde. Serait-ce parce que l’homme et la caravelle sont, au
final, si étroitement liés que cette dernière est anthropomorphisée? Si l’homme est sa
propre barque, et que cette dernière devient île, l’homme est-il une île, comme le disait le
philosophe du roi? L’homme serait donc sa propre île, qui part à la recherche d’elle-même.
C’est-à-dire, de lui-même, comme il le souhaitait. Paradoxalement, le philosophe n’avait
pas tort en comparant chaque homme à une île, mais ses paroles restent vides de sens dans
sa bouche, car il ne les confronte pas à la réalité, alors qu’elles prennent tout leur sens chez
l’homme qui les vit. Ce dernier peut désormais partir à la recherche de lui-même en toute
connaissance de cause, car il est son propre navire ainsi que son propre but. La quête est
dès lors spirituelle, et c’est sur les eaux tumultueuses de la vie, accompagné de la servante,
devenue sa compagne et son égale, que l’homme naviguera.
272 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 79-80. 273 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 82.
101
Conclusion
Le conte de l’île inconnue, à l’instar de tous les romans de José Saramago, est une
œuvre foisonnante de significations. Pour l’aborder, nous avons privilégié deux lunettes
d’approche : l’une générique, l’autre herméneutique. La première nous a permis de mettre
en lumière les caractéristiques du Conte qui répondent, ou non, à celles établies par Propp
pour le conte merveilleux, et, ensuite, de mettre en évidence celles qui se rapprochent du
conte philosophique tel que défini par Tritter, pour terminer en mettant l’accent sur le fait
que le conte saramaguien n’appartient pas exactement à l’un ou l’autre des genres, mais les
amalgame de sorte que les propriétés du conte merveilleux sont neutralisées par celles du
conte philosophique et vice versa, permettant ainsi au style particulier de l’auteur
lusophone de s’épanouir. La narration partie prenante de l’histoire et l’ironie, qui ne vise
que le pouvoir, sont des procédés chers à l’auteur. Ils font partie du système subversif mis
en place pour dénoncer les abus du pouvoir. Les protagonistes principaux, eux, sont
épargnés par le mordant du narrateur parce qu’ils participent à la subversion, parfois en
critiquant eux-mêmes l’autorité, mais surtout en posant des gestes, somme toute ordinaires,
qui ont pourtant une grande portée altruiste. En d’autres mots, ils posent des gestes simples,
emplis de compassion, de compréhension, pour la nature humaine, ils réfléchissent le
monde avec leur cœur. Dans une société où l’égocentrisme se fait roi, cette attitude
charitable semble déphasée. C’est justement ce décalage qui permet de critiquer, en
douceur, par la négative, le comportement des instances gouvernementales,
bureaucratiques, etc. Nous considérons donc que ces personnages sont subversifs en eux-
mêmes.
La seconde partie de notre réflexion repose sur une brève description de l’histoire de
l’herméneutique en passant par trois figures de proue de cette discipline : Schleiermacher,
Dilthey et Gadamer. Puis, nous avons réduit notre champ d’analyse à l’herméneutique de
l’espace, telle que conçue par Benoit Doyon-Gosselin, pour nous concentrer sur les figures
spatiales du Conte. D’abord, la porte. De prime abord, cette figure spatiale ne semble pas
être un lieu de passage, puisqu’elle ne permet que la traversée d’un endroit à l’autre. Nous
la considérons pourtant comme tel, dans le cas présent, puisque son importance dans la
logique narrative du Conte l’apparente à un haut-lieu : l’homme réside sur le seuil de la
102
porte des requêtes pendant trois jours, la conversation entre ce dernier et le roi s’y déroule,
et la servante s’affranchit de sa captivité, de son rôle de Gardienne de la porte, pour
façonner sa vie en traversant la porte des décisions. Ensuite, le bateau, quant à lui, permet
un second franchissement, celui des eaux, et devient un second lieu de passage, c’est-à-dire
d’évolution. Pour ce faire, l’homme doit apprendre à devenir son propre Passeur, ce qui
implique qu’il doit croire en son potentiel pour gouverner sa vie. Cet apprentissage
s’accomplit à l’aide d’un songe, pendant la première nuit sur le bateau. Ce rêve, s’il sert
entre autres de révélateur à l’homme concernant son désir d’être en couple avec la servante,
fait aussi office de voyage immobile et permet à l’homme de découvrir que l’île inconnue
possède de nombreuses facettes auxquelles il doit s’ouvrir s’il veut avoir la possibilité de
l’aborder un jour.
Un élément ressort de la majorité de nos lectures : l’utopie imprègne les récits
saramaguiens, nous dirons même qu’elle imprègne les gestes des personnages, leurs
pensées, faisant naître « un désir d’autre chose qui [les] pousse à contester les modèles en
vigueur274. » Tout comme Silvia Amorim, nous croyons que
[d]ans l’œuvre de José Saramago, l’utopie doit être envisagée […] en tant que symbole
de l’éveil d’un désir d’amélioration de la société par le savoir, la raison et la
clairvoyance, et non comme un modèle à appliquer. Cette volonté d’entreprendre un
changement, d’oser la rupture, constitue, en soi, une remise en question de la société
réelle. […] L’utopie réside donc dans la perspective d’un avenir différent, en rupture
avec ce qui existe275.
Cet avenir, le plus souvent, se construit à deux. Le couple, ici, pourrait être considéré
comme une utopie, la base novatrice sur laquelle poser une société en devenir. En effet,
établir un lien, une relation ouverte, basée sur l’amour, avec l’Autre devient primordial. Et
quelle meilleure incarnation de l’altérité que celle de la relation homme / femme?
Saramago, lui-même, comparait la femme à un autre continent276. Un couple sain, qui
274 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 12. 275 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 50 ; 53. 276 « Within the terms of this vision, the concept of men and women becomes removed from one of mere
biological gender : as Saramago remarks in conversation with Berrini, women are like another continent to
him, but in this sense they surely function more as the expression of the unfamiliar (but rewarding)
apprehension of reality by the other which is waiting to be discovered by the protagonist of Conto than they
do as lovers in any literal sense. » David G. Frier, The novels of José Saramago : Echoes form the Past,
Pathways into the Future, Cardiff, University of Wales Press, 2007, p. 207.
103
connaît ses valeurs et sait les appliquer au quotidien, ne peut que devenir un exemple, car
s’il est impossible de vivre sereinement à deux, croire qu’il est possible de le faire en
communauté est chimérique. Le couple, en tant que microcosme de la société, devient un
laboratoire où s’expérimente la compréhension mutuelle, l’acceptation de soi ainsi que le
respect de l’autre. C’est en nous transformant que nous générerons un renouveau social. En
parlant du Radeau de pierre, Ana Maria Binet disait :
Un homme nouveau sortira-t-il de cette expérience finale, comme semblerait l’indiquer
la dimension mythique, et donc cyclique, du roman? Pour le moment, les peuples de la
Péninsule se retrouvent une fois encore face à la distance à conquérir, dans une quête
de l’Autre qui est, en même temps, celle de soi277.
Si Le conte de l’île inconnue, écrit une dizaine d’années plus tard, ne répond toujours par à
cette question, il la réitère pourtant. Et la solution qui semble également suggérée passe par
le voyage et le couple. Quoique cette île qui part à la recherche d’elle-même a peut-être
également décidé « de prendre la mer pour partir à la recherche d’hommes imaginaires278 »,
de ces hommes utopiques dont Saramago fait des romans.
277 Ana Maria Binet, « Une utopie ibérique », art. cit., p. 64. 278 José Saramago, Le radeau de pierre, op. cit., p. 66-67.
105
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111
Annexe I Les 31 fonctions de Propp280
Formule contenant les 31 fonctions281 de Propp :
H J I K ↓ Pr-Rs O L
(ß γ δ ε ζ η θ) A B C ↑ D E F G -------------------------- Q Ex T U W°
L M J N K ↓ Pr-Rs
279 Plusieurs contes se terminent avec le secours du héros qui retourne alors chez lui et se marie. Mais ce n’est
pas toujours le cas et le héros recommence alors une quête où les fonctions précédemment nommées sont
suivies du terme bis puis suivies des fonctions de la seconde séquence. 280 Tableau inspiré de http://emile.simonnet.free.fr/sitfen/narrat/31fonctions.htm,
http://feeclochette.chez.com/Theorie/propp.htm [tous deux consultés le 15 septembre 2013]
ainsi que de Vladimir Propp, Morphologie du conte, 254 p. 281 Tous les contes ne comportent pas toutes les fonctions, mais, selon Propp, ces fonctions apparaissent
toujours dans le même ordre.
Situation initiale
(facultative)
Action principale Dénouement
1. Éloignement ou
Absence : ß
2. Interdiction : γ
3. Transgression : δ
4. Demande de
renseignement ou
Interrogation : ε
5. Renseignement
obtenu ou Délation :
ζ
6. Duperie ou
Tromperie : η
7. Complicité
involontaire : θ
Première séquence Seconde séquence279
(facultative)
31. Mariage
ou
récompense :
W°ₒ
8. Méfait ou Manque : A
ou a
9. Appel ou Envoi au
secours : B
10. Entreprise réparatrice
/ contraire ou Acceptation
du héros : C
11. Départ : ↑
12. Épreuve : D
13. Réaction du héros à
l’égard du donateur : E
14. Transmission ou
Réception de l’objet
magique : F
15. Transfert d’un
royaume à un autre ou
Déplacement : G
16. Lutte ou Combat
(épreuve centrale) : H
17. Marque : I
18. Victoire : J
19. Réparation du méfait /
manque : K
20. Retour du héros : ↓
21. Poursuite ou
persécution du héros : Pr
22. Secours : Rs
23. Arrivée incognito : O
24. Imposture : L
25. Tâche difficile (épreuve
de glorification) : M
26. Accomplissement de la
tâche : N
27. Reconnaissance du
héros : Q
28. Découverte du faux
héros : Ex
29. Transfiguration : T
30. Châtiment : U
112
Annexe II Les fonctions présentes dans Le conte de l’île inconnue
La formule du Conte de l’île inconnue :
[γ] [δ] a B C [↑] D E F (M) [G] (M) [W°] [G] [K]
[γ] [δ] : seulement suggérées par le texte.
[↑] : Le héros a déjà quitté sa maison quand le conte débute.
(M) : N’est pas dans l’ordre établi par Propp. La tâche aurait dû faire partie d’une seconde
séquence. De plus, elle est présente deux fois parce que le roi demande l’accomplissement
de la tâche, mais l’homme ne tente de l’accomplir qu’après s’être déplacé.
[G] : Symbolise le déplacement vers l’objet de la quête. Il est aussi présent deux fois parce
que l’homme se déplace une première fois physiquement vers le port pour prendre
possession de son bateau, puis en rêve où l’île inconnue lui est métaphoriquement révélée.
[K] : Placée à la toute fin, car le véritable manque est réparé après le mariage symbolique
du couple et le songe de l’homme.
Situation initiale Action principale Dénouement
[2. Interdiction : γ]
[3. Transgression :
δ]
Première séquence Seconde séquence [31. Mariage : W°]
[15. Déplacement :
G]
[19. Réparation du
manque : K]
8. Manque : a
9. Appel ou Envoi au
secours : B
10. Entreprise
réparatrice : C
[11. Départ : ↑]
12. Épreuve : D
13. Réaction du héros à
l’égard du donateur : E
14. Transmission ou
Réception de l’objet
magique : F
(25. Tâche difficile : M)
[15. Déplacement : G]
(25. Tâche difficile : M)