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De l’usage subversif du conte à une herméneutique de l’espace dans Le conte de l’île inconnue de José Saramago Mémoire STÉPHANIE DROUIN-GRONDIN Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M. A.) Québec, Canada © Stéphanie Drouin-Grondin, 2015

De l'usage subversif du conte à une herméneutique de l ... · iii Résumé L’analyse proposée dans ce mémoire de matrise, à la fois générique et herméneutique, porte sur

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De l’usage subversif du conte à une herméneutique de l’espace dans Le conte de l’île inconnue de José

Saramago

Mémoire

STÉPHANIE DROUIN-GRONDIN

Maîtrise en études littéraires

Maître ès arts (M. A.)

Québec, Canada

© Stéphanie Drouin-Grondin, 2015

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Résumé

L’analyse proposée dans ce mémoire de maîtrise, à la fois générique et

herméneutique, porte sur Le conte de l’île inconnue de l’auteur lusophone José Saramago.

Nous abordons d’abord l’aspect générique et subversif de l’œuvre qui, bien qu’elle soit

possiblement un conte merveilleux, pose des problèmes relevant d’un certain mélange des

genres, notamment à cause de la présence de l’ironie comme critique du pouvoir. Ensuite,

le second chapitre repose sur l’herméneutique de l’espace telle que développée par Benoit

Doyon-Gosselin. Nous avons arrêté notre choix sur les trois principales figures spatiales du

Conte de l’île inconnue, qui sont, à notre avis, représentatives de la notion de passage − la

porte, le bateau et l’île − dans le but d’analyser leur influence sur le couple, ainsi que leur

interaction entre elles pour enfin faire ressortir leur signification profonde pour le récit.

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Table des matières

Résumé .................................................................................................................................. iii

Table des matières .................................................................................................................. v

Remerciements ....................................................................................................................... ix

Introduction ............................................................................................................................. 1

CHAPITRE I : La dynamique générique dans Le conte de l’île inconnue ............................. 7

1. Bref historique du conte .................................................................................................. 7

2. Morphologie du Conte de l’île inconnue, selon Vladimir Propp .................................. 10

2.1 Les personnages ...................................................................................................... 11

2.2 Objet magique ......................................................................................................... 14

2.3 Motivations ............................................................................................................. 15

2.4 Les fonctions ........................................................................................................... 16

3. Du conte traditionnel au conte philosophique .............................................................. 23

3.1 Abrégé du parcours historique du conte philosophique .......................................... 23

3.2 L’utopie insulaire .................................................................................................... 25

3.3 Le conte de l’île inconnue : un conte philosophique? ............................................. 28

4. De la subversion par l’ironie ou en quoi Le conte de l’île inconnue ne respecte aucun

genre .................................................................................................................................. 35

4.1 La dominante : échec et pat .................................................................................... 35

4.2 L’horizon d’attente comme terrain de jeu ............................................................... 37

4.3 De l’ironie subversive… ......................................................................................... 45

4.4 … à la compassion comme nouvelle subversion .................................................... 57

CHAPITRE II : Herméneutique de l’espace dans Le conte de l’île inconnue ...................... 61

5. Sur les traces de l’herméneutique ................................................................................. 61

5.1 Les pères de l’herméneutique ................................................................................. 63

5.2 L’attitude de l’herméneute ...................................................................................... 70

5.3 Vers l’herméneutique de l’espace ........................................................................... 71

6. Les figures spatiales du passage ................................................................................... 76

6.1 La porte et son Gardien ........................................................................................... 76

6.2 La caravelle, lieu de passage à construire ............................................................... 84

7. L’île ............................................................................................................................... 91

7.1 Le voyage rêvé : quand le mobile devient immobile. ............................................. 91

7.2 De l’île à l’île-bateau : quand l’immobile devient mobile ...................................... 97

Conclusion .......................................................................................................................... 101

Bibliographie ...................................................................................................................... 105

Annexe I ............................................................................................................................ 111

Annexe II ........................................................................................................................... 112

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[L]e conteur authentique est un visionnaire du futur…

− Novalis

[L]’homme qui dort construit l’univers

− Héraclite

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Remerciements

Nombreuses sont les personnes qui ont eu une influence directe ou indirecte, par

leur passion pour la littérature, leur présence bienveillante ou leurs encouragements, sur

mon mémoire. À chacune d’elles, et j’espère qu’elles sauront se reconnaître, j’offre toute

ma gratitude et mon inconditionnelle affection. Je tiens spécialement à remercier mon

directeur, Benoit Doyon-Gosselin, pour sa patience, son soutien enthousiaste et ses

précieuses corrections. Merci aussi, de tout cœur et plus encore, à ma famille, à ma belle-

famille et, bien sûr, à mon amoureux, qui m’ont continuellement encouragée et soutenue.

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Introduction

José Saramago, seul auteur portugais récipiendaire du Nobel de littérature, est un

écrivain renommé dans les milieux espagnols et lusophones, mais peu lu en français,

malgré sa notoriété. L’incontestable originalité de l’écriture saramaguienne se démarque

par son jeu avec la ponctuation et les dialogues où le fond et la forme s’harmonisent au

profit du style et de la musicalité. Saramago, en plus de sa prose très éloquente, s’est

approprié les symboles littéraires. Conscient de la signification profonde de ceux-ci, il

s’amuse à revisiter les genres, à jouer avec les connaissances générales, à mettre en

parallèle des objets hétéroclites dans le but de pousser le lecteur à la réflexion sur la société,

d’une part, et sur l’acte d’écriture, d’autre part. Sa vision du monde, non pas pessimiste,

mais angoissée, fait de cet auteur un écrivain de son temps, conscient du monde, à l’esprit

critique et à la plume acérée. La richesse de l’œuvre de l’auteur portugais mérite le regard

des chercheurs.

Bien que les analyses en espagnol et en portugais foisonnent, la barrière de la langue

nous oblige à ne nous concentrer que sur celles qui ont été rédigées ou traduites en français

et en anglais. Quoi qu’elles soient de plus en plus nombreuses, peu d’études francophones

portent sur le corpus saramaguien et les quelques-unes effectuées s’attardent

majoritairement sur la part romanesque de l’œuvre de l’écrivain portugais, tel L’évangile

selon Jésus-Christ, La caverne, Tous les noms, L’aveuglement, etc., alors que Saramago a

aussi écrit des contes, des pièces de théâtre, de la poésie et des essais. Nous souhaitions

nous pencher sur une partie moins abordée de son œuvre dans le but de mettre en valeur le

conte saramaguien, particulièrement Le conte de l’île inconnue1 dont l’histoire est celle

d’un homme désirant partir à la recherche d’une île inconnue. Pour ce faire, il demande au

roi un bateau qu’il se voit d’abord refusé, puis qu’il obtient grâce à sa détermination. La

servante, témoin de la joute verbale entre l’homme et le roi, décide de suivre l’homme. Les

deux protagonistes prennent possession du navire et, pendant que l’homme part à la

recherche d’un équipage, la servante nettoie la caravelle. À la nuit tombée, l’homme revient

sans avoir embauché de matelots, car nul ne veut s’aventurer sur les mers en quête de

1 José Saramago, Le Conte de l’île inconnue, Paris, Éditions du Seuil, 2001, 60 p. Désormais, les renvois au

Conte seront signalés, dans le corps du texte, par la mention CII suivie du numéro de page.

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l’inconnu. Après un frugal repas, chacun va se coucher. Dans son sommeil, l’homme rêve

qu’il a trouvé des volontaires, mais que ces derniers souhaitent accoster à la première terre

en vue pour quitter la caravelle. L’homme les dépose donc, puis voit son bateau se

transformer peu à peu en île quand les sacs de grains éventrés sur le pont germent.

L’homme cherche la servante des yeux, mais au dernier moment, elle a refusé de

l’accompagner dans sa quête. À son réveil, l’homme et la servante sont enlacés. Au matin,

ils baptisent la caravelle L’île inconnue et larguent les amarres à la recherche de l’île

inconnue.

Pour guider notre analyse, nous avons ciblé une monographie, écrite par Silvia

Amorim, intitulée José Saramago : Art, théorie, éthique du roman2, où Le conte de l’île

inconnue est superficiellement abordé – environ une page y est consacrée. De plus,

quelques thèses universitaires ainsi que plusieurs articles de revues littéraires nous seront

utiles pour déterminer en quoi Le conte de l’île inconnue est représentatif de l’écriture

saramaguienne.

À l’exception de deux courts résumés du conte présentés sous forme de comptes

rendus de lecture – l’un dans un journal anglophone, l’autre dans une revue littéraire

francophone −, ainsi qu’environ une page d’analyse dans la monographie de Silvia

Amorim, mentionnée plus haut, un seul texte, Les possibilités d’une île : de l’utopie vers

l’hétérotopie de Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger3, consacre quelques

paragraphes au Conte de l’île inconnue. Trop souvent considéré comme un simple « conte

pour enfants4 »5, qui ne mériterait donc pas qu’on s’y attarde davantage, ce court texte

semble avoir été relégué aux oubliettes. Pourtant, si les romans de Saramago sont empreints

d’une immense richesse littéraire et symbolique, celle-ci ne fait pas défaut au conte, malgré

2 Silvia Amorim, José Saramago : Art, théorie et éthique du roman, Paris, L’Harmattan (Classiques pour

demain), 2010, 293 p. 3 Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger, « Les possibilités d’une île. De l’utopie vers l’hétérotopie », dans

temps zéro, nº 6 (2013), [en ligne]. http://tempszero.contemporain.info/document956 [Site consulté le 6

octobre 2013]. 4 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 54. 5 À ce propos, Harold Neemann spécifie : « bien que les contes n’aient presque jamais été reconnus comme

genre littéraire, la théorie critique contemporaine les considère comme un microunivers narratif plein de

significations et même comme modèle de récits plus complexes. Et en tant que récits qui auraient été écrits

pour enfants, les contes populaires et littéraires étaient en fait destinées [sic] aux adultes. » Harold Neeman,

« Le conte et la théorie », dans Fabula, 2002, vol. 42, n° 3/4, p. 297-298. [En ligne].

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sa soixantaine de pages, car certains des thèmes prisés par l’auteur portugais s’y

retrouvent : la critique du pouvoir, les relations homme / femme ainsi que le voyage. L’île

et le bateau sont des figures spatiales récurrentes chères à Saramago. Le conte de l’île

inconnue est une œuvre porteuse des réflexions de l’écrivain lusophone au même titre que

ses romans, tout comme on y retrouve le ton propre à Saramago, le détournement de

préjugés, des jeux de langage et des personnages qui souhaitent s’émanciper de la société

qui les oppresse. Nous croyons donc que ce conte n’est pas à négliger et qu’il est aussi

légitime d’être analysé que les créations plus volumineuses du même auteur. La

particularité du Conte n’est pas de se différencier des romans, il en reprend même, en

condensé, la pensée directrice, devenant ainsi une espèce de synthèse, de résumé non

exhaustif, de l’œuvre de l’auteur lusophone, par conséquent, parfait pour un lecteur qui

aborde une œuvre saramaguienne pour la première fois. Puisque le Conte cadre à merveille

dans le motif, maintes fois analysé, des thèmes saramaguiens, nous avons plutôt choisi de

nous attarder sur les figures spatiales, à nos yeux, riches de sens. Nous croyons que

Saramago utilise le genre du conte pour transmettre une sagesse du cœur, une piste à suivre

vers l’inconnu, le merveilleux et la réflexion personnelle du lecteur. Dans cet ordre d’idées,

nous sommes en droit de nous demander si Saramago, en intitulant ce court texte « conte »,

en plus d’utiliser les procédés propres au genre, ne souhaitait pas aussi faire un clin d’œil

aux écrits philosophiques que certains nommaient contes6.

Notre visée, par l’analyse exclusive du Conte de l’île inconnue de José Saramago,

est d’épuiser notre lecture de cette oeuvre, d’abord, en déterminant en quoi l’homme de

lettres portugais renouvelle le conte traditionnel et philosophique en franchissant les

frontières génériques admises. Nous souhaitons donc utiliser une approche générique dans

le cadre de cette recherche, car, au premier abord, ce récit semble être un conte traditionnel

puisque certaines fonctions du conte, telles que définies par Propp, y sont présentes.

Cependant, nous nous sommes aperçus que cette oeuvre va au-delà du simple conte

merveilleux. Par sa réflexion sur la société, elle possède aussi une teneur philosophique.

6 « Aujourd’hui, la forme dominante de l’écrit philosophique est l’Exposé ou la Dissertation. Au cours des

siècles, les philosophes ont écrit des Traités, des Systèmes, des Dialogues, des Éléments, des Problèmes (ainsi

la Critique de la raison pure), des Lettres, des Miroirs, des Contes, des Commentaires, des Livres de

théorèmes, des Méditations, etc. Dès lors, pourquoi pas des romans aussi bien que des drames, des

confessions et des chants? » Vincent Descombes, Proust. Philosophie du roman, cité dans Philippe Sabot,

Philosophie et littérature : approches et enjeux d’une question, Paris, Presses universitaires de France, 2002,

p. 93. Nous soulignons.

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José Saramago semble se réapproprier les codes du conte philosophique, tels que décrits

dans la monographie de Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique7, en jouant avec les

procédés du genre : le voyage initiatique, le guide, les obstacles, ici, sont plutôt de l’ordre

de la métaphore. Cet ouvrage porte notamment sur les contes philosophiques voltairiens et

contemporains, mais aborde aussi les notions d’île et d’utopie présentes dans le conte de

Saramago. Les éléments majeurs du conte philosophique sont récupérés dans Le conte de

l’île inconnue, puis détournés au profit du style saramaguien. Nous souhaitons montrer en

quoi Saramago se détache, grâce à l’ironie subversive entre autres, du conte traditionnel et

philosophique, même s’il en emprunte les procédés.

Ensuite, nous nous tournerons vers l’herméneutique, particulièrement

l’herméneutique de l’espace, pour explorer une nouvelle dimension de ce texte fécond en

symbolique, car nous croyons que nous passerions à côté du but même de la subversion de

ce dernier si nous ne nous arrêtions pas sur les symboles présents dans celui-ci. Il peut

sembler incongru d’utiliser à la fois une approche générique et herméneutique. Cependant,

même la tentative du formaliste Vladimir Propp de n’établir sa morphologie du conte que

sur la structure, en évacuant le contenu, a avorté. Claude Lévi-Strauss8 a fait remarquer

qu’à un certain moment de son analyse, Propp a dû réintégrer le contenu, par l’entremise

des sous-catégories des fonctions, car la morphologie à elle seule ne pouvait expliquer tout

l’éventail des contes. De plus, Claude Bremond et Thomas Pavel semblent appuyer ce point

de vue quand ils affirment sans ambages que toute réflexion littéraire qui s’appuie « sur des

notions purement formelles – procédé, discours, texte – dépense subrepticement un capital

interprétatif, puisque ces discours, ces procédés et ces textes n'ont pas d'existence en dehors

de l'activité créatrice qui les met en forme et de l'activité herméneutique qui les dévoile9. »

À la lumière de cette citation, on comprend que la seule analyse formelle est incomplète,

qu’elle ne peut être séparée d’une analyse herméneutique sans nuire à l’interprétation du

texte, sans estropier le texte. Dans le but d’ajouter une nouvelle couche de compréhension

au Conte, nous privilégierons l’herméneutique de l’espace, telle que développée par Benoit

7 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, Paris, Ellipses (Thèmes et études), 2008, 166 p. 8 Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme. Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », dans

Anthropologie structurale, Paris, Pocket, 1996, p. 160. 9 Claude Bremond et Thomas G. Pavel, « La fin d'un anathème », dans Communications, n° 47 (1988), p.

210. [En ligne]. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_

1_715 [Site consulté le 29 octobre 2012]

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Doyon-Gosselin, qui consiste à « interpréter l’œuvre pour la faire signifier à partir de

l’espace » grâce à la refiguration spatiale qui, elle, « permet de donner un sens second aux

figures spatiales » « en liant différents faisceaux de sens10 » qui concernent un espace en

particulier ou plusieurs espaces présents dans l’œuvre analysée. C’est-à-dire qu’une figure

spatiale, outre son premier sens littéral, peut posséder une signification plus vaste si elle est

interprétée ou comparée aux autres figures spatiales de l’œuvre. Tout cela permet de

« mettre en évidence la structuration spatiale globale de l’œuvre, c’est-à-dire la

configuration spatiale11 » qui est alors sujette à interprétation. Plusieurs figures spatiales

seront abordées dans le cadre de ce mémoire : la porte, le bateau et, particulièrement, l’île,

car dans un monde surcartographié (le Roi dit que toutes les îles sont désormais connues), il

est impossible que l’île inconnue soit tangible. Elle doit donc nécessairement être une

représentation métaphorique d’autre chose. Pour preuve, c’est le bateau qui, à la fin du

conte, devient l’Île inconnue. Quel est donc cet idéal pour lequel l’homme et la servante

abandonnent tout? Quel lien unit l’île au bateau? Pourquoi près du quart de l’action du

conte se déroule devant une porte? Nous tenterons, grâce à l’herméneutique de l’espace, de

répondre à toutes ces questions. Mais, d’abord, nous présenterons la notion

d’herméneutique, notamment grâce aux ouvrages de Bertrand Gervais, Lecture littéraire et

explorations en littérature américaine12, de Jean Grondin, L’universalité de

l’herméneutique13, de Jean Molino, qui a publié deux articles intitulés « Pour une histoire

de l’herméneutique »14, et de Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de

l’espace : l’œuvre romanesque de J.R. Léveillé et France Daigle15. Enfin, nous nous

référerons à deux dictionnaires symboliques pour enrichir notre lecture du conte : Le

10 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies

romanesques, sous la direction de Rachel Bouvet et Audrey Camus, Québec, Presses universitaires de Rennes

et Presses de l’Université du Québec, 2011, p. 74. 11 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique », ibid., p. 72. 12 Bertrand Gervais, Lecture littéraire et explorations en littérature américaine, Montréal, Éditions XYZ,

1998, 231 p. 13 Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, Paris, Presses universitaires de France (Épiméthée), 1993,

249 p. 14 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation : les étapes de l’herméneutique », dans Philosophiques,

vol. XII, n° 1 (printemps 1985), p. 73-103. ainsi que Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation : les

étapes de l’herméneutique (suite) », dans Philosophiques, vol. XII, n° 2 (automne 1985), p. 281-314. 15 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace : l’œuvre romanesque de J. R. Léveillé et

France Daigle, Québec, Éditions Nota Bene (Terre américaine), 2012, 389 p.

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dictionnaire symbolique des symboles16, de Roger Begey et Jean-Paul Bertrand, ainsi qu’au

Dictionnaire des symboles17, de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant. En somme, la présente

réflexion se propose d’analyser Le conte de l’île inconnue à travers les deux prismes que

sont l’approche générique et l’herméneutique de l’espace.

16 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique des symboles, Éditions du

Rocher, 2000, 364 p. 17 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Éditions Robert Laffont et Éditions

Jupiter, édition revue et corrigée 1982 (1969), 1060 p.

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CHAPITRE I : La dynamique générique dans Le conte de l’île inconnue

1. Bref historique du conte

L’origine du conte, immémoriale, est ardue à définir précisément. Près du mythe en

raison de plusieurs caractéristiques, dont l’appartenance à la tradition orale, le conte s’en

distingue néanmoins sur le plan de l’intentionnalité. Si le mythe est fondateur d’une

pratique sociale et tente d’expliquer la création du monde et les liens entre les hommes et

les différents dieux ainsi qu’avec leur environnement, le conte cherche plutôt à représenter

des archétypes édifiants et à distraire tout en proposant une certaine morale sur la conduite

à avoir18. Nulle explication sur le monde ou la société dans le conte traditionnel.

De nos jours, le conte semble repris à toutes les sauces − au cinéma où de multiples

adaptations plus ou moins près des récits originaux ont été produites (Hansel et Gretel :

chasseurs de sorcières de Tommy Wirkola (2013) ; Le chaperon rouge de Catherine

Hardwicke sorti en 2011), ou sous forme romanesque où la trame narrative originelle ne

sert souvent que de prétexte pour une tout autre histoire (Les infortunes de la Belle au bois

dormant de Anne Rice, paru en 2012, est un roman érotique). Pourquoi le conte fascine-t-il

autant? Est-ce parce qu’il véhicule des symboles universels? Parce qu’il permet à la psyché

de se libérer de ses obsessions ou de ses peurs de manière cathartique? Parce qu’il éveille

notre amour pour le merveilleux et les fins heureuses? Toutes ces réponses sont justifiables

pour expliquer le phénomène qui unit l’homme au conte, et particulièrement l’enfant qui

demande soir après soir la même histoire à ses parents. Pourtant, le conte n’est pas

strictement réservé aux enfants – en fait, le public cible était jadis surtout constitué

d’adultes, car il servait à agrémenter les veillées − et, aujourd’hui, de nombreux conteurs,

dont Fred Pellerin semble être la figure de proue au Québec, réactivent cette tradition du

conte oral destiné à être écouté et à plonger l’adulte dans un imaginaire abritant fées, ogres,

lutins et objets magiques divers.

18 « [L]es contes sont construits sur des oppositions plus faibles que celles qu’on trouve dans les mythes : non

pas cosmologiques, métaphysiques ou naturelles, comme dans ces derniers, mais plus fréquemment locales,

sociales, ou morales. » Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme », loc. cit., p. 154.

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Les contes proviennent à la fois de l’oralité et de la transformation du genre de la

nouvelle toscane. Au XIVe siècle, en Europe, Boccace écrit un recueil de nouvelles intitulé

le Décaméron qui met en scène un événement, que l’on tente de rendre semblable au réel,

considéré comme étant plus important que les personnages qui le vivent. Ces nouvelles sont

relatées dans le cadre d’un autre récit : des seigneurs se distraient en se racontant des

histoires. Au XVIIe siècle, Giambattista Basile écrit le Pentaméron qui, même s’il

reproduit les récits-cadres de Boccace, s’en éloigne par l’utilisation d’expressions et la

description d’usages populaires. Le Pentaméron est même mentionné dans certains travaux

du XIXe siècle comme le premier recueil de contes. Cependant, pour les frères Grimm, le

premier véritable recueil de contes a été réalisé par Charles Perrault, aussi au XVIIe

siècle19. Dès lors, le conte

ne s’efforce plus de rendre un incident frappant, car [il] saute d’incident en incident

pour rendre tout un événement qui ne se referme sur lui-même de manière

déterminée qu’à la fin seulement, [et il] ne s’efforce plus de représenter cet

événement de sorte qu’on ait l’impression d’un événement réel, mais opère

constamment sur le merveilleux20.

Les frères Grimm sont parmi les premiers à comprendre la richesse de cette tradition orale

qui se perd et l’importance de la transmettre aux prochaines générations qui y

reconnaîtraient leurs racines. Ils ont parcouru l’Allemagne, recueilli des centaines de contes

de la bouche des meilleurs conteurs, des anciens des villages ou des bonnes qui se

souvenaient des soirées au coin du feu, et consigné par écrit ces trésors d’imagination. Ce

recueil qui rassemble toute la diversité des nuances liées au terme conte (märchen) « dans

un concept unifié […] est devenu, en tant que tel, la base de tous les recueils ultérieurs du

XIXe siècle [et] c’est toujours à la manière des frères Grimm que les véritables recherches

sur le Conte continuent de procéder malgré la diversité des conceptions scientifiques21. »

De son côté, Afanassiev22 fit de même en Russie. Et grâce au travail phénoménal de Aarne

et Thompson23, qui ont classé les contes sous diverses catégories de contes-types, nous

19 André Jolles, « Le conte », dans Formes simples, trad. de l’allemand par Antoine Marie Buguet, Paris,

Éditions du Seuil (Poétique), 1972, p. 180-181. 20 André Jolles, « Le conte », ibid., p. 183. 21 André Jolles, « Le conte », ibid., p. 173. 22 A. N. Afanassiev, Contes populaires russes, traduit et présenté par Lise Gruel-Apert, Paris, Éditions Imago,

2009, 3 tomes. 23 Antti Aarne et Stith Thompson, The Types of the Folktale : A Classification and Bibliography, seconde

édition, Helsinki, Academia Scientiarum Fennica (Folklore Fellow's Communications), 1961, 588 p.

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avons aujourd’hui un grand répertoire de contes et de leurs multiples variantes qui facilite

grandement les études des folkloristes.

De nos jours, la définition du vocable conte semble naturelle, pourtant elle a subi de

nombreuses mutations au fil des siècles. Si elle fait aujourd’hui généralement référence,

selon Pierre Péju, à « une histoire assez courte qui se termine bien », parsemée

d’ « événements merveilleux (le surnaturel allant de soi), mais aussi bizarres ou

fantastiques, [dont] les références historiques en sont absentes (“en ce temps-là…”) [tout]

comme les données géographiques » et mettant en scène des personnages « plutôt

schématiques » qui « se transforment au cours du récit (socialement, économiquement et

même physiquement)24 », il n’en a pas toujours été ainsi. En effet, au Moyen Âge, le terme

s’appliquait « à toutes sortes de récits ou d’anecdotes25 », alors qu’au temps du classicisme,

il semble qu’il « se différencie selon plusieurs acceptions plus ou moins bien délimitées : il

désigne, selon les contextes, un récit plaisant, un récit fictif (parfois avec une nuance

péjorative) ou un récit merveilleux (Perrault).26 » Puis, au XIXe siècle, en tant que

synonyme du terme nouvelle, particulièrement chez Flaubert ou Maupassant, il « désignera

n’importe quel récit plutôt bref », alors que Littré « le définit comme [un] terme générique

s’appliquant à toutes les narrations fictives, depuis les plus courtes jusqu’aux plus

longues27. » Ce manque de consensus pose problème quand nous souhaitons définir

exactement ce qu’est un conte.

Dans le cadre de ce mémoire, nous nous en tiendrons à la définition de Pierre Péju

qui permet de regrouper les deux types de contes, merveilleux et philosophique, qui seront

abordés ici. Concernant le conte merveilleux, nous nous baserons essentiellement sur La

morphologie du conte établie par Vladimir Propp28 que nous enrichirons par l’apport des

Formes simples d’André Jolles29 et d’un chapitre de l’Anthropologie structurale, intitulé

« La structure et la forme : réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp », de Claude Lévi-

24 Pierre Péju, La petite fille dans la forêt des contes, Paris, R. Laffont, 1981, p. 21. 25 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1989, p. 65. 26 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, ibid., p. 66. 27 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, id. L’auteur souligne. 28 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Éditions du Seuil (Poétique), 1970 (1965), 255 p. 29 André Jolles, « Le conte », loc. cit., p. 173-195.

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Strauss30. Quant à la théorie sur le conte philosophique, nous nous appuierons sur la

monographie de Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique31. Pour terminer, nous

aborderons la notion de subversion par l’ironie.

2. Morphologie du Conte de l’île inconnue, selon Vladimir Propp

Tout d’abord, nous souhaitons mentionner que notre but, en nous référant à la

théorie morphologique de Propp, n’est nullement de remettre cette dernière en question.

D’autres, comme Marie-Laure Ryan32 ou Claude Lévi-Strauss, l’ont fait bien mieux que

nous ne le pourrions. Notre visée est plutôt de montrer en quoi Le conte de l’île inconnue se

rapproche ou s’éloigne des fonctions du conte établies par Propp. Cela sera la première

pierre de notre analyse. Elle nous aidera ensuite à démontrer en quoi le conte de Saramago

n’est que partiellement conforme à cette structure préétablie et à expliquer, par l’apport du

conte philosophique, puis de la subversion par l’ironie, pourquoi le Conte dévie des

fonctions proppiennes.

Selon Propp,

[o]n peut appeler conte merveilleux du point de vue morphologique tout

développement partant d’un méfait (A) ou d’un manque (a), et passant par les

fonctions33 intermédiaires pour aboutir au mariage (W) ou à d’autres fonctions utilisées

comme dénouement. La fonction terminale peut être la récompense (F), la prise de

l’objet des recherches, ou d’une manière générale, la réparation du méfait (K), le

secours et le salut pendant la poursuite (Rs), etc.34

Dans le cas du conte saramaguien, le manque (a) est l’île inconnue que l’homme désire

trouver. La suite de ce chapitre montrera par quelles fonctions intermédiaires passe le Conte

30 Claude Lévi-Strauss, « La structure et la forme », loc. cit. 31 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit. 32 Marie-Laure Ryan, « À la recherche du thème narratif », dans Communications, n° 47 (1988), p. 23-39. [En

ligne]. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1988_num_47_1_1704

[Site consulté le 29 octobre 2012] 33 « Par fonction, nous entendons l’action d’un personnage, définie du point de vue de sa signification dans le

déroulement de l’intrigue. » Vladimir Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 31. L’auteur souligne. 34 Définition qui peut être complétée par celle-ci : « La constance de la structure des contes merveilleux

permet d’en donner une définition hypothétique, que l’on peut formuler de la façon suivante : le conte

merveilleux est un récit construit selon la succession régulière des fonctions citées dans leurs différentes

formes, avec absence de certaines d’entre elles dans tel récit, et répétitions de certaines dans tel autre. »

Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 122. L’auteur souligne.

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pour aboutir à une forme symbolique de mariage, qui n’est pas exactement le dénouement

final, puis à la prise de l’objet des recherches, en l’occurrence, l’île inconnue. Même si l’île

inconnue du dénouement est tout aussi symbolique que le mariage, d’un point de vue

strictement morphologique, Le conte de l’île inconnue possède plusieurs caractéristiques

propres au conte merveilleux et mérite donc le traitement qui suit.

Selon la définition de Propp, le conte merveilleux peut comporter une ou plusieurs

séquences. Une séquence est un développement composé d’un méfait qui aboutit à un

mariage ou à toute autre fonction qui sert de dénouement. « Chaque nouveau méfait ou

préjudice, chaque nouveau manque, donne lieu à une nouvelle séquence. Un conte peut

comprendre plusieurs séquences, et lorsqu’on analyse un texte, il faut d’abord déterminer

de combien de séquences il se compose35. » Dans le cas du conte saramaguien et à cause de

la fin symbolique du conte, il est légitime de se demander si la prise de possession du

bateau termine une première séquence ou si elle n’est qu’une fonction parmi tant d’autres.

La réponse, Propp nous l’offre plus loin : « [s]i un objet magique est obtenu au cours de la

première séquence, et n’est utilisé qu’au cours de la seconde36 », il n’existe qu’une seule

séquence au conte. À la lumière de cette citation, il est clair que la première moitié du

Conte a servi à préparer l’introduction de la servante (auxiliaire) et du bateau (objet

magique) dans la seconde partie. Le conte de Saramago ne contient qu’une seule séquence,

car le véritable objet de la quête est l’île inconnue et le couple l’obtient à la fin du récit.

2.1 Les personnages

Les divers personnages des contes peuvent être regroupés selon sept catégories :

l’agresseur, le donateur, l’auxiliaire, le mandateur, la princesse – le personnage recherché −

et son père (considérés comme une seule classe de personnages, car la sphère d’action

appartient à tous deux), le héros et le faux héros37. Dans Le conte de l’île inconnue,

seulement trois de ces catégories sont représentées. De plus, chaque type de personnage

35 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 112-113. 36 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 115. 37 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 96-97.

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entre en scène selon ses propres procédés. C’est à cette entrée, et aux actions posées, qu’on

reconnaît à quel groupe chaque personnage appartient.

Concernant la sphère d’action, soit cette dernière correspond exactement au personnage

qui ne joue alors qu’un seul rôle (méchant, auxiliaire, etc.), soit un seul personnage occupe

plusieurs sphères d’action (auxiliaire et donateur, par exemple). Un auxiliaire peut

récompenser le héros directement par l’action en apparaissant, sans en avoir préalablement

parlé au héros, au moment critique où celui-ci a justement besoin d’aide. C’est ce qui arrive

quand la servante dévoile sa présence dans le port, alors que l’homme a besoin d’aide pour

laver son bateau, en faire l’entretien et le manœuvrer : « Dès que la servante comprit quel

était le bateau désigné du doigt par le capitaine, elle sortit en courant de derrière ses bidons

et elle dit, C’est mon bateau, c’est mon bateau… » (CII, p. 29)

Le personnage du roi est Donateur (contre son gré, involontaire, mais pas hostile

puisqu’il n’est pas agresseur) : son rôle consiste en la préparation de la transmission de

l’objet magique et la mise de l’objet magique à la disposition du héros. Dans le Conte, le

donateur n’est pas rencontré par hasard, comme ce devrait l’être, selon Propp. Au contraire,

l’homme vient le voir exprès dans le but d’obtenir le bateau. D’un autre côté, le roi ne se

montre pas habituellement à la porte des requêtes : « Tu sais bien que le roi ne peut pas

venir, il est à la porte des offrandes, répondit la femme… » (CII, p. 9) Mais on ne peut

qualifier cela de hasard, puisque l’homme avait calculé que le roi viendrait : « La seule

personne qui ne s’étonna pas outre mesure fut l’homme venu demander un bateau. Il avait

calculé, et il ne s’était pas trompé dans ses calculs, que le roi […] ne pourrait que se sentir

curieux de voir la tête de celui qui […] l’avait fait ni plus ni moins mander. » (CII, p. 14)

Dans le même ordre d’idées, le capitaine du port prolonge la fonction de donateur du roi en

choisissant la caravelle et en donnant les clés à la servante.

L’homme est le Héros (quêteur) : en général, le héros, personnage qui ressent un

manque, est présent dès la situation initiale du conte, quand il y en a une, et il se démarque

par une naissance merveilleuse ou par une particularité qui le différencie des autres

personnages. Il est celui qui est pourvu d’un objet ou d’un auxiliaire magique au cours de

l’action et qui s’en sert. La focalisation du conte est constamment sur lui, la narration ne

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s’attarde pas à suivre d’autres personnages que le héros. Sa sphère d’action comprend le

départ en vue de la quête, la réaction aux exigences du donateur et le mariage.

Dans le conte saramaguien, les fonctions de la situation initiale, qui servent

habituellement à présenter le héros, à en décrire les particularités qui le distinguent des

autres personnages – souvent, de sa propre famille – et à dépeindre la situation usuelle de

ce dernier, ne sont pas présentes. Le héros est tout de même mentionné dès les premiers

mots, mais aucun détail sur sa naissance ni de prophétie sur son destin ne sont relatés.

Saramago a consciemment omis la situation initiale, procédé qui se manifeste aussi dans

ses romans, nous pensons ici à L’aveuglement où les personnages n’apparaissent dans le fil

narratif que lorsqu’ils deviennent aveugles :

In Ensaio there is no information about the life of the community where the action is

taking place before it was taken over by the plague. The narrative seems to imply that

the situation from which it departs is uninteresting, since it coincides with a social

environment that most readers would be familiar with, namely that of a post-industrial

society. Further, the main characters are only individuated at the moment when they are

touched by blindness; their fictional lives begin when they are about to stop seeing. The

community and its members need to be transformed into an object of blindness in order

to become subjects in the text38.

En ce qui concerne l’environnement social du Conte, la monarchie, le lecteur y est habitué,

car l’histoire de la majorité des contes prend place dans ce type de société. Quant à

l’homme, il s’individualise – partiellement tout de même parce qu’il n’a pas de nom, tout

comme dans L’aveuglement où les personnages sont nommés par leur fonction (médecin,

femme du médecin) et ne se distinguent les uns des autres que par la qualité de leurs

gestes – quand il désire un bateau et entreprend des actions concrètes pour l’obtenir. Pour

devenir « un sujet dans le texte », l’homme doit s’émanciper par l’expression d’un désir

différent des autres personnages, tellement différent qu’il devient réellement un sujet dont

l’histoire est digne d’être racontée.

L’homme ne se singularise donc que par son désir d’île, et non par des actions

extraordinaires ou un physique particulier comme le ferait un héros de conte merveilleux.

Par contre, il est à la fois pourvu d’un objet et d’un auxiliaire plus ou moins magiques que

nous aborderons dans les prochains paragraphes. Mais la focalisation n’est pas

38 Patricia Isabel Vieira, « Seeing Politics Otherwise. Representations of Vision in Iberian and Latin American

Political Fiction », thèse de doctorat en langues et littératures, Cambridge, Harvard University, 2008, f. 163.

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constamment sur lui. Quand il part à la recherche d’un équipage, le narrateur s’attarde

auprès de la servante. Serait-ce que l’homme n’est pas le seul héros?

La servante serait un Auxiliaire, puis un Héros : l’auxiliaire magique est souvent un don

à la suite d’une épreuve réussie, mais ce n’est pas le cas dans le conte de Saramago. La

servante prend d’elle-même la décision de suivre le héros, quoique, les trois jours d’attente

pourraient être une épreuve de patience de la part de l’auxiliaire – et du donateur – et

l’homme aurait alors droit à l’aide de l’auxiliaire puisqu’il l’aurait réussie. Sa sphère

d’action comprend la réparation du méfait ou du manque, l’accomplissement de tâches

difficiles – elle fait office d’équipage à elle seule. De plus, elle semble posséder les secrets

de la connaissance − elle apprend seule à connaître le bateau et la navigation − et elle

décide de suivre l’homme après avoir appris quel était son projet. Le mariage est

habituellement associé à la sphère d’action de la princesse, mais, puisqu’il n’y a pas de

princesse, cette sphère d’action semble être transférée à la servante.

Enfin, en prenant possession du bateau avant l’homme et en devenant la compagne de

ce dernier, elle endosse aussi le rôle de héros, puisque la focalisation reste sur elle quand

elle se familiarise avec la caravelle. Parce que la servante occupe plusieurs sphères d’action

à la fois, son rôle est polymorphe.

2.2 Objet magique

Le conte de l’île inconnue ne compte qu’un seul objet magique : le bateau. Ce

dernier permettra à l’homme de traverser la distance qui le sépare de l’île inconnue, après

être devenu ce royaume inconnu qui part à la recherche de lui-même. Donc, il est à la fois

objet magique et but − partiel − de la quête, puisque le couple part vraiment à la recherche

de l’île inconnue en larguant les amarres. Il s’agit bel et bien d’un don. Les objets magiques

peuvent agir comme des êtres vivants (tuer tout seul, etc.), mais dans le cas du Conte le

bateau n’agit pas comme un être vivant, il est vivant. Grâce à cette caractéristique, la

servante parvient rapidement à en comprendre le fonctionnement.

Malgré cela, le bateau semblerait n’être que partiellement un objet magique. Bien

sûr, il réunit les protagonistes à la toute fin, mais on peut soulever l’objection que la

servante aurait été rejoindre l’homme pendant son sommeil, car le narrateur focalise sur le

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songe de ce dernier et ne nous explique pas la raison de la soudaine présence de la femme

dans les bras de l’homme : « Il se réveilla enlacé à la servante, et elle à lui, leurs corps

confondus, leurs couchettes confondues, et on ne sait plus si celle-ci est à bâbord ou à

tribord. » (CII, p. 59) Par contre, une caravelle ne peut naviguer sans équipage, pourtant les

protagonistes décident de partir en mer, même s’ils n’en trouvent pas. Le bateau saurait

donc se gouverner de lui-même. À moins que ce soit la femme, en tant qu’auxiliaire, qui

incarne tout l’équipage, et le bateau ne serait donc pas magique puisque la femme

possèderait le pouvoir de le manier presque seule… Mais nous préférons croire, en fait, que

le bateau et l’auxiliaire sont tous deux magiques, et que leurs pouvoirs sont

complémentaires.

2.3 Motivations

Les motivations se rapportent aux mobiles et aux buts des différents personnages et

les poussent à accomplir telle ou telle action. Leur présence donne une couleur et une

saveur particulière aux contes, car elles appartiennent à ses éléments les plus instables et

donc moins précis et déterminés que les fonctions : « [l]es actions des personnages du

milieu du conte sont en majeure partie motivées, naturellement, par le déroulement même

de l’intrigue39 ». La compréhension de la présence d’un manque devient le moment de la

motivation. Le héros est alors résolu à le combler. Dans le Conte, on ne sait pas comment

l’homme a pris conscience de ce dernier, puisque « [s]ouvent, le sentiment du manque ne

reçoit aucune motivation40. » Le conte de Saramago commence alors que l’homme se

prépare à faire sa requête au roi.

Les motivations, les intentions, les sentiments et la volonté des personnages ne

définissent pas ces derniers. Comme l’indique Propp, « [c]e n’est pas ce qu’ils veulent faire

qui est important, […] mais leurs actes en tant que tels, définis et évalués du point de vue

de leur signification pour le héros et pour le déroulement de l’intrigue41. » De plus, « d’une

façon générale, les sentiments et les intentions des personnages n’agissent en aucun cas sur

39 Vladimir Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 91. 40 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 95. 41 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 99.

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le déroulement de l’action42. » Il semble pourtant que, dans Le conte de l’île inconnue, les

sentiments et les intentions des personnages aient un impact sur le déroulement de

l’histoire, car les fonctions à elles seules, comme nous le verrons, ne sont pas suffisantes

pour expliquer l’évolution du conte.

2.4 Les fonctions

Le Conte commence in medias res, c’est-à-dire que les fonctions de la situation

initiale sont absentes. Cela semblerait être une première entorse, mais Propp lui-même

admet que ces fonctions sont facultatives. Ce début in medias res n’est donc pas une

dérogation à la morphologie. Le véritable détournement se situe plutôt dans le déplacement

de certaines fonctions qui ne sont pas toutes organisées selon l’ordre proppien. Par souci de

clarté, nous avons décidé de présenter d’abord les fonctions dans l’ordre établi par Propp43,

puis de les disposer selon la combinaison de la fiction saramaguienne44. Ainsi, nous verrons

mieux en quoi Saramago déroge aux fonctions de Propp.

Mentionnons que certaines fonctions entre crochets sont plutôt suggérées par le

conte que réellement présentes. Cependant, il nous semblait justifié de les inclure ici, car

leur rôle, quoique symbolique, pourra s’expliquer dans la quatrième section de ce chapitre

ainsi que dans le second chapitre. D’autres peuvent aussi apparaître dans le conte, mais pas

dans l’ordre élaboré par Propp.

[Le héros se fait signifier une interdiction (f2)] : Le Conte ne comporte pas

d’interdiction claire. Cependant, nous considérons que le roi, qui refuse normalement de se

présenter à la porte des requêtes, peut être une forme affaiblie de l’interdiction. Il serait

donc défendu, implicitement, de faire des demandes au suzerain, de le déranger de son

poste à la porte des offrandes. L’absence du roi ainsi que sa propension à déléguer ses

tâches et à ne pas accueillir lui-même les citoyens corroboreraient cette hypothèse d’une

interdiction implicite entre le peuple et lui, car rencontrer le monarque en personne pour

42 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 95. 43 Voir annexe I à la page 111 pour les 31 fonctions de Propp. 44 Voir annexe II à la page 112 pour la disposition des fonctions selon Le conte de l’île inconnue.

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obtenir une faveur pourrait être considéré comme une remise en question de la hiérarchie en

place. Par contre, pour recevoir une offrande, le souverain répond avec empressement à la

porte. Dans Le conte de l’île inconnue, le héros ne se fait pas signifier une interdiction,

mais elle se décèle tout de même par la hiérarchie mise en place et inscrite dans le code

social.

[L’interdiction est transgressée (f3, couplée à f2)] : L’homme, en plus de faire une

demande, transgresse l’interdiction en refusant le protocole habituel. Il souhaite voir le roi

pour lui exposer sa requête de vive voix. Selon Propp, c’est à ce moment qu’un nouveau

personnage fait généralement son entrée dans le conte : l’agresseur du héros, le méchant.

Son rôle est de troubler la paix de l’heureuse famille, de provoquer un malheur, de faire du

mal, de causer un préjudice. Pourtant, il est difficile de considérer le roi comme un réel

agresseur puisqu’il ne fait rien de mal, concrètement, quoiqu’il s’oppose, dans un premier

temps, à la demande de l’homme. Nous pourrions le considérer comme un agresseur –

très – affaibli, mais nous avons choisi de n’en rien faire. Le Conte ne comporte donc, à

notre avis, aucun agresseur.

Il manque quelque chose à l’un des membres de la famille (f8a) ; l’un des membres de

la famille a envie de posséder quelque chose : L’homme a besoin d’un bateau pour explorer

les mers à la recherche de l’île inconnue, mais, ici, l’île est le véritable manque, le bateau

est plutôt le moyen nécessaire, l’objet magique, pour combler ce dernier. En fait, cette

fonction serait la première, dans le cas du Conte, puisque c’est ce désir d’île inconnue qui a

poussé l’homme à quitter sa maison et à solliciter un navire au roi.

La nouvelle du méfait ou du manque est divulguée, on s’adresse au héros par une

demande ou un ordre, on l’envoie ou le laisse partir (f9) : Cette fonction fait

communément entrer le héros-quêteur en scène et, dans le cas du Conte de l’île inconnue,

l’homme décide lui-même de partir pour obtenir un bateau et naviguer à la recherche de

l’île inconnue. Cette décision de la part du héros-quêteur renvoie au troisième cas de

médiation proposé par Propp où « l’initiative du départ vient souvent du héros lui-même, et

non d’un personnage mandateur45. » Cette fonction-ci serait la seconde.

Le héros-quêteur accepte ou décide d’agir (f10) : L’homme décide de faire du

piquetage devant la porte des requêtes pour obtenir le bateau, puisqu’il refuse les voies

45 Vladimir Propp, Morphologie du conte, op. cit., p. 48.

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usuelles pour effectuer sa demande, c’est-à-dire la bureaucratie mise en place. Il utilise un

moyen pacifique pour protester et tenter d’obtenir ce qu’il désire.

[Le héros quitte sa maison (f11)] : Elle est différente de la première fonction, celle de

l’éloignement − qui n’est pas présente dans le Conte, car elle s’applique plutôt au héros-

victime − en ce sens qu’elle est un véritable départ pour partir en quête, à la recherche de

l’île inconnue. Cette fonction ne s’adresse qu’au héros-quêteur. À ce stade, un nouveau

personnage entre dans le conte : le pourvoyeur ou donateur. Il est normalement rencontré

par hasard et « [l]e héros reçoit de lui un moyen (généralement magique) qui lui permet par

la suite de redresser le sort subi. Mais avant de recevoir l’objet magique, le héros est

soumis à certaines actions très diverses, qui, cependant, l’amènent toutes à entrer en

possession de cet objet46. » Nous avons mis cette fonction entre crochets puisque le héros a

déjà quitté sa maison – il est à la porte du roi −, mais il rencontre effectivement un

donateur, le roi, et il devra aussi se soumettre à certaines actions, ici, un questionnaire, pour

obtenir le bateau. C’est la véritable première étape de son départ définitif.

Le héros subit une épreuve, un questionnaire, une attaque, etc., qui le préparent à la

réception d’un objet ou d’un auxiliaire magique (f12) : L’attente de trois jours et la

discussion entre le roi et l’homme pourraient faire office d’épreuve et de questionnaire − le

questionnaire est un affaiblissement de l’épreuve − qui le préparent à la réception du

bateau, l’objet magique, et de l’auxiliaire, la servante. Selon Propp, le héros, pour sortir

victorieux du défi imposé par le donateur, doit répondre poliment ; s’il répond

grossièrement, il ne reçoit rien. Pourtant, le héros réplique plutôt effrontément au roi, il le

tutoie même47, et il obtient tout de même l’objet magique, grâce, justement, à son

insolence. Ce renversement est une première marque de la subversion du conte par l’ironie,

dont il sera question plus loin dans ce chapitre.

Le héros réagit aux actions du futur donateur (f13) : L’homme émet des arguments qui

convainquent le roi de lui offrir un bateau. Il remporte donc la joute verbale, même s’il ne

la remporte pas seulement par la persuasion mais aussi grâce à la grogne du peuple et,

46 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 51. 47 En portugais, tout comme en français, une distinction existe entre le pronom de la deuxième personne du

singulier (tu) et celui du pluriel (você). Si cette distinction n’est plus utilisée au Brésil, elle l’est encore au

Portugal, quoiqu’elle ait tendance à disparaître dans les œuvres contemporaines. Voici un exemple, en

italique, de l’utilisation de la deuxième personne du singulier : « Quem foi que te disse, rei, que já não há

ilhas desconhecidas… ».

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surtout, à l’égoïsme du roi qui souhaite continuer à recevoir des offrandes. Le roi donne le

bateau malgré lui, pour conserver son image publique, les bons sentiments des citoyens et

pour retourner au plus vite à la porte des offrandes.

L’objet magique est mis à la disposition du héros (f14) : Le roi donne une carte

d’affaires à l’homme qui lui permet d’aller au port revendiquer son bateau au capitaine.

L’objet se trouve donc en un lieu indiqué, soit le port, selon l’une des modalités

proppiennes.

[Le héros est transporté, conduit ou amené près du lieu où se situe l’objet de sa quête

(f15)] : L’homme se rend à pied jusqu’au bateau, mais puisque le bateau n’est pas l’objet

absolu de la quête, on pourrait peut-être considérer le rêve comme le transport vers l’objet

de la quête. Cependant, si l’on fait cela, les fonctions suivantes posent problème – il

faudrait une deuxième séquence, où le héros recommence une quête pour lier les deux

parties du Conte, mais nous avons établi plus tôt que celui-ci n’en comportait qu’une seule.

Pour atteindre l’île inconnue, l’homme se déplace à la fois sur la terre, pour se rendre au

port, et sur l’eau, quand il largue les amarres pour poursuivre sa quête en compagnie de la

servante. Mais un premier voyage en mer a déjà été fait par l’homme dans un rêve, la

première nuit où il a dormi sur le navire, la journée même où il en a pris possession. Ce

songe sert-il de déplacement vers le lieu où se situe l’objet de la quête? Il sert, à tout le

moins, de révélateur et c’est à la suite de ce rêve que le couple nomme le bateau L’île

inconnue. Nous tenterons de résoudre tous ces problèmes morphologiques et symboliques

dans le second chapitre de ce mémoire.

[Le méfait initial est réparé ou le manque comblé (f19)] : L’homme obtient le bateau

qu’il demandait et peut ainsi partir à la recherche de l’île inconnue. Mais le manque n’est

pas encore tout à fait comblé. D’abord, parce que l’homme ne sait pas que son besoin réel

n’est pas de trouver l’île inconnue, mais de former un couple avec la femme, ce qu’il

réalisera dans son rêve. De plus, parce que son manque, à la fin du conte, ne sera que

partiellement comblé : il décidera de partir seul avec la femme, il nommera son bateau L’île

inconnue (et la découvrira par le fait même) et partira à la recherche d’une « véritable » île

inconnue. Le conte se termine sur ce départ vers l’aventure, le lecteur ne saura donc pas s’il

y abordera réellement. Voilà en quoi le manque de départ est partiellement comblé. De

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plus, cette fonction prend place après le simulacre de mariage. Elle vient donc après la

trente-et-unième fonction.

[On propose au héros une tâche difficile (f25)] : Cette tâche, affaiblie, est proposée à

l’homme par le roi, avant que l’homme se dirige vers le port. Le roi ne donne que le bateau,

il ne fournit pas l’équipage et informe donc l’homme qu’il doit lui-même convaincre des

marins de l’accompagner dans sa quête – ce que l’homme tentera de faire après avoir pris

possession du bateau, donc après un premier déplacement −, cela, en dépit du désir des

hommes en général de ne parcourir que le monde connu. Dans le cas du Conte de l’île

inconnue, cette tâche n’est pas accomplie – la femme à elle seule ne peut être considérée

comme un équipage, d’où l’absence de la fonction accomplissement de la tâche −, mais

cela n’empêche pas le couple de partir en quête de l’île inconnue.

[Le héros se marie et monte sur le trône (f31)] : Le passage où les protagonistes

allument des chandelles peut être symboliquement rapproché d’une célébration de

mariage :

La femme revint sur ses pas, J’avais oublié, et elle tira de la poche de son tablier deux

bouts de chandelle, Je les ai trouvés en nettoyant, ce que je n’ai pas ce sont des

allumettes, Moi j’en ai, dit l’homme. Elle tint les bougies, une dans chaque main, il

gratta une allumette puis, abritant la flamme sous le dôme de ses doigts incurvés, il la

porta avec le plus grand soin vers les vieilles mèches, la flamme jaillit […] Elle lui

tendit une chandelle… (CII, p.48-49)

Cet extrait rappelle le traditionnel cérémonial où l’homme devait allumer, à l’aide de sa

propre chandelle, celle de sa promise tout en prononçant ses vœux. Remarquons aussi la

complémentarité des personnages suggérée par le fait que la femme possède les chandelles

et l’homme les allumettes. Cependant, puisque la servante n’est pas princesse, l’homme ne

monte sur aucun trône.

Dans la morphologie de Propp, le conte se termine avec le mariage. Cependant, Propp

note

que certaines actions des héros des contes ne se soumettent pas, dans tel ou tel cas

isolé, à notre classification, et ne se définissent par aucune des fonctions citées. Ces cas

sont très rares. Il s’agit ou bien de formes incompréhensibles du fait que nous

manquons d’éléments de comparaison, ou bien de formes empruntées à des contes

appartenant à d’autres catégories (anecdotes, légendes, etc.) Nous les définissons

comme des éléments obscurs48…

48 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 79.

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Le Conte fait donc partie de cette catégorie comprenant maints éléments obscurs qui ne

peuvent s’expliquer que par l’insertion de formes empruntées à d’autres genres, le conte

philosophique dans le cas présent.

Nous constatons donc que Le conte de l’île inconnue peut être considéré comme un

conte merveilleux, malgré quelques accros aux critères définis par Propp. D’abord, les deux

premières fonctions (Interdiction et Transgression) ne sont que suggérées, jamais elles ne

sont explicitement nommées. Quant à la tâche difficile, elle ne fait pas partie d’une seconde

séquence où le héros repart en quête pour dévoiler sa réelle identité et obtenir la

récompense comme ce devrait être le cas. Elle se retrouve entre la transmission de l’objet et

le déplacement, car elle consiste à engager un équipage qui voudra accompagner l’homme

dans sa recherche de l’île inconnue. Le roi mentionne cette tâche quand il accepte d’offrir

un bateau à l’homme, mais ce dernier tente de l’accomplir après s’être déplacé et avoir pris

possession de sa caravelle. De plus, la tâche difficile est absolument couplée avec

l’accomplissement de la tâche, alors que l’homme ne parvient pas à recruter d’équipage. Il

n’a donc pas mener à bien la tâche difficile, mais il se marie tout de même −

symboliquement − et part à la recherche de l’île inconnue, ce qui est contraire aux

observations de Propp où le héros doit accomplir la tâche difficile pour accéder au mariage

et à l’objet de ses recherches.

Ces quelques observations tendent à prouver que le Conte est contaminé par un

autre genre, dans ce cas-ci, le conte philosophique. Propp lui-même admet que « [d]ès que

nous franchissons les limites du conte absolument authentique, les complications

commencent49 » en ce qui concerne l’application des fonctions. Certaines fonctions peuvent

être inversées ou changées de place sans que cela n’altère le modèle unique et la parenté

morphologique des contes merveilleux, car ce ne sont que des exceptions, « que des

variations, non de nouveaux systèmes de composition, non de nouveaux axes50. » Quand

les déplacements sont plus importants, c’est que le conte est dégénérescent (il est

humoristique, par exemple) et, tout comme Tzvetan Todorov le mentionnait, « il n’y a

aucune nécessité qu’une œuvre incarne fidèlement son genre, il n’y en a qu’une probabilité.

49 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 123. 50 Vladimir Propp, Morphologie du conte, ibid., p. 133.

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[…] Une œuvre peut, par exemple, manifester plus d’une catégorie, plus d’un genre51 »,

comme c’est le cas pour le conte de Saramago.

51 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Éditions du Seuil, 1970, p. 26-27. cité dans

Dominique Combe, Les genres littéraires, Paris, Hachette Supérieur, 1992, p. 132.

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3. Du conte traditionnel au conte philosophique

Plusieurs accrocs aux fonctions de Propp s’expliquent par un croisement de genres.

En effet, l’utilisation de l’ironie – notion que nous développerons dans la quatrième section

de ce chapitre −, le message sous-jacent du Conte de l’île inconnue et sa fin ouverte sont

des procédés qui se rapportent plutôt au conte philosophique. Bien sûr, le conte

saramaguien ne répond pas entièrement aux critères du conte du XVIIIe siècle tel que

Voltaire l’a défini. En fait, Le conte de l’île inconnue n’est pas tout à fait, par la structure,

conte philosophique à la Voltaire, mais il en possède l’essence quand vient le temps de

critiquer le pouvoir ou de proposer une nouvelle philosophie de vie par l’entremise de ses

deux protagonistes.

Nous montrerons en quoi le conte saramaguien est à la fois contaminé par le conte

philosophique tout en cherchant à s’en éloigner en usant de divers procédés. Pour ce faire,

nous survolerons l’histoire du conte philosophique, puis nous nous attarderons à la présence

quasi incontournable de l’île, particulièrement à l’ère classique de ce genre. Enfin, nous

analyserons l’influence du conte philosophique, en faisant ressortir ses caractéristiques

spécifiques, sur Le conte de l’île inconnue qui se distancie pourtant, grâce à des approches

différentes, de l’archétype voltairien.

3.1 Abrégé du parcours historique du conte philosophique

Bien que l’âge d’or du conte philosophique soit le XVIIIe siècle, le germe de cette

forme existait dès l’Antiquité, dont L’âne d’or, dans Les métamorphoses, est le plus connu.

Au Moyen Âge, le carcan rigide empêche les libres penseurs de s’exprimer, par conséquent

le conte philosophique ne peut se développer. À partir du XVIe siècle, pendant la Réforme,

les penseurs commencent timidement à exprimer leurs idées novatrices, sans trop oser se

mouiller, l’Église et l’État étant toujours prêts à sévir. C’est dans cette atmosphère que

Rabelais a développé, en 1534, l’utopie de l’abbaye de Thélème, dans son Gargantua52.

52 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit., p. 20-21.

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Au XVIIIe siècle, l’Angleterre est un terreau fertile en visionnaires puisque la

liberté intellectuelle y est plus tolérée qu’en France, tant qu’elle ne remet pas en question le

pouvoir royal. Les philosophes français profitent donc de l’apport des Anglais, notamment

du philosophe John Locke et du physicien Newton, pour élargir leur champ d’expertise. Le

siècle des Lumières est une période de transition où les pouvoirs politiques, religieux et

philosophiques commencent à être remis en question, c’est-à-dire une période parfaite pour

l’éclosion du conte philosophique où sont développés des idées et des valeurs nouvelles,

des opinions et des raisonnements parfois inquiétants pour les autorités en place, mais qui

sont moins sujets à la censure puisqu’ils sont exposés dans un conte. Dans un contexte où la

limite entre l’acceptable et l’inadmissible est mince, les jeux de cache-cache, les ambiguïtés

calculées, les nombreuses dérisions deviennent des outils essentiels pour s’éviter de graves

ennuis. Bien sûr, personne n’est dupe, ni la censure, ni le pouvoir, mais les contes sont

tolérés, et même grandement appréciés par une élite littéraire avide de nouveautés et de

finesse intellectuelle.

Le conte philosophique est moins à propos au XIXe siècle parce que les lecteurs

préfèrent les histoires romantiques, les romans réalistes ou les récits historiques. Le

développement scientifique contribue aussi à l’abandon de la forme puisqu’elle proposait

des questionnements philosophiques qui trouvent désormais leurs réponses dans les

nouvelles découvertes scientifiques. Mais, à la fin du XIXe siècle, les troubles et les doutes

réapparaissent. Anatole France, après l’affaire Dreyfus, publie L’île des pingouins, un

conte-fable-pamphlet, selon l’appellation de Tritter, qui renoue avec le style du siècle

passé. C’est au milieu d’un XXe siècle instable, bouleversé par deux guerres mondiales,

que le conte philosophique reprend de sa superbe, « conforme à ce qu’il fut au XVIIIe

siècle53 » en ce sens où il ressurgit alors que les sociétés européennes se désagrègent.

Serait-ce cette décomposition des sociétés qui exhorte les écrivains à inventer des

communautés idéales qu’ils établissent loin du monde connu, sur des îles introuvables?

53 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 98.

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3.2 L’utopie insulaire

Le conte philosophique, en plus de présenter une critique sociale, propose souvent

une société idéale, sur laquelle le lecteur devrait calquer ses modèles. La première, celle de

Thomas More, donna son nom à ce type d’invention, utopie54, dérivé de ou-topia55 qui

signifie pays de nulle part et qui devint rapidement un nom commun. Le modèle proposé

par More ne s’imposa pas à la société du XVIe siècle, par contre l’idée qu’une utopie doit,

pour éclore et s’épanouir, se développer à l’écart du monde, le fit. L’île devint donc le

paradis des utopies, quoiqu’« [i]l n’est pas nécessaire de demeurer dans une île pour être

insulaire56. » En effet, l’utopie peut avoir lieu sur un continent, mais doit absolument être

retirée du monde par un procédé quelconque : éloignement dans les terres ou pays entouré

de montagnes et de rivières quasi infranchissables. Même si l’île utopique ressemble à l’île

mystérieuse par son inaccessibilité, la première est porteuse d’un message beaucoup plus

profond que sa consoeur, plutôt destinée aux aventuriers et autres chasseurs de trésors.

Quant à la cité idéale, elle « ne peut s’épanouir que dans un milieu clos et

protégé57. » Elle prend forme sur une île, car étant éloigné de la société connue, ce milieu

hermétique permet de ne pas être en contact avec d’autres cultures qui pourraient intervenir

et pervertir celle de la cité idéale. Malgré le désir des utopistes classiques de présenter une

idéologie apte à annihiler les injustices, il est intéressant de remarquer que la majorité des

utopies sont plus ou moins totalitaires. En réalité, le modèle architectural raisonnable

préconisé, qui évoque La République de Platon, allié à l’invention d’une société dite

parfaite, rappelle les comportements des dictateurs, car la population est confinée dans un

rôle unique où « chacun est élevé pour être à sa place dans cette société et ne saurait en

54 Selon Michel Foucault, « [l]es utopies, ce sont les emplacements sans lieu réel. Ce sont les emplacements

qui entretiennent avec l’espace réel de la société un rapport général d’analogie directe ou inversée. C’est la

société elle-même perfectionnée ou c’est l’envers de la société, mais, de toute façon, ces utopies sont des

espaces qui sont fondamentalement essentiellement irréels. » Michel Foucault, [1994[1984]], « Des espaces

autres », dans Dits et écrits : 1954-1988, tome IV (1980-1988), Paris, Éditions Gallimard (Bibliothèque des

sciences humaines), p. 755. 55 Cependant, ce n’est pas la seule étymologie rapportée. Ainsi, « [l]’utopie peut être considérée comme un

eu-topos, un pays heureux, ou comme un ou-topos, un pays de nulle part. Si Thomas More n’avait eu en vue

que le premier sens, il se serait contenté de ses Macariens, dont le nom signifie les heureux, en grec. Car si,

pour nous, l’indécision demeure, elle n’existait pas dans l’esprit de Thomas More. » Pierre Brunel, Mythe et

utopie : leçons de Diamante, Napoli, Vivarium (Biblioteca europea), 1999, p. 15. 56 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit., p. 44. 57 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 31.

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aucune façon remettre en question l’État ainsi établi58. » Est-ce véritablement le nirvana

dans ce type d’utopie? Saramago, pourtant qualifié d’utopiste59, ne semble pas le croire, car

aucun de ses romans ne prône ce genre de société. La caverne, particulièrement, semble

même la dénoncer, bien que son propos s’attaque surtout à la société de consommation qui

veut que nous nous contentions du bonheur factice du consumérisme. La description de la

vie au centre commercial ressemble grandement à une dystopie60, car ce dernier prend la

forme d’un espace replié sur lui-même, autosuffisant, où chacun doit passivement accepter

les lois du marché dictées par le marché lui-même, qui devient dès lors une entité quasi

divine décidant du sort des fournisseurs selon l’humeur des consommateurs ou selon le zèle

du Centre à vouloir écouler une telle marchandise au détriment d’une autre. Donc,

l’écrivain tendrait vers l’utopie – dans le sens de rêver à un monde meilleur, d’explorer des

possibles −, mais ne serait pas utopiste en ce sens qu’aucun de ses romans « ne traduit [le]

désir d’imposer une idéologie : l’auteur ne verse pas dans le roman à thèse, il ne propose

pas un modèle prêt à l’emploi destiné à combattre les maux de la société61. » Effectivement,

José Saramago ne décrit jamais de société parfaite ; il pose tout au plus les jalons qui

invitent le lecteur à questionner son insatisfaction pour mieux déterminer ses valeurs et

harmoniser son mode de vie avec celles-ci. Son but est que chacun utilise son jugement

critique justement pour remettre en question toute organisation hiérarchique figée, peu

importe laquelle. Selon lui, aucun État, par exemple, dirigé par un gouvernement, n’est

58 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 41. 59 Raymond Trousson fait la différence entre genre utopique et mode utopique puisque le terme utopie est

hautement polysémique (il peut désigner un genre littéraire, des théories politiques, etc.) Selon lui, on peut

parler de genre utopique « lorsque, dans le cadre d’un récit (ce qui exclut les traités de politique), se trouve

décrite une communauté (ce qui exclut la robinsonnade), organisée selon certains principes politiques,

économiques, éthiques, restituant la complexité de l’existence sociale (ce qui exclut le monde à l’envers, l’âge

d’Or, Cocagne ou l’arcadie), qu’elle soit présentée comme idéal à réaliser (utopie positive) ou comme la

prévision d’un enfer (l’anti-utopie), qu’elle soit située dans un espace réel, imaginaire ou encore dans le

temps, qu’elle soit enfin décrite au terme d’un voyage imaginaire vraisemblable ou non. » Raymond

Trousson, Voyages aux pays de nulle part : histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Éditions de

l’Université de Bruxelles, 1999, p. 24. Le mode utopique, quant à lui, ne correspond qu’en partie à cette

description de l’utopie. Il peut n’en reprendre que l’esprit sans en appliquer les critères. Ainsi, nous

considérons que l’œuvre saramaguienne joue sur le mode de l’utopie, mais n’appartient pas strictement au

genre. Son utopie serait plutôt « exploratrice de possibles ». Raymond Trousson, Voyages, ibid., p. 12. 60 L’anti-utopie et la dystopie sont distinctes. En effet, si l’anti-utopie est « la présentation d’une société

apparemment parfaite mais dont les failles doivent être mises à nu par le lecteur perspicace », la dystopie

montre la société « comme négative et ouvertement critiquée. » Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p.

78. 61 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 12.

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idéal, car il y a risque de corruption62. Les solutions préconçues, Saramago les proscrit

systématiquement, tout comme il rejette les idées reçues en les subvertissant. Chez

l’écrivain, la notion d’utopie est élargie. Elle ne s’applique pas tant à ce qu’il propose

concrètement qu’à ce qu’il laisse deviner au lecteur. Il n’est alors pas étonnant que Mioara

Caragea suggère que ce soit plutôt « l’écriture de José Saramago, lieu de rupture et voyage

imaginaire, qui constitue en soi un locus utopicus63. »

D’ailleurs, dans le Conte, il n’est pas réellement question de société utopique, mais

plutôt d’île inconnue. À ce propos, Tritter explique que

[l’un] des plus fascinants avatars des îles philosophico-littéraires [est] l’île inconnue

qui n’existe et n’a jamais existé. Elle ne figure sur aucune carte, aucun chercheur ne la

trouvera sur des mappemondes anciennes ou modernes. Il semble [que les auteurs de

ces mondes inexistants] aient voulu désorienter le lecteur et lui apprendre à se

repenser64.

Dans le cas du Conte, l’île inconnue n’est effectivement nulle part ; elle n’apparaît sur

aucune carte, comme en témoigne ce dialogue entre l’homme à la recherche de l’île

inconnue et le roi : « Qui t’a dit, ô roi, qu’il n’y a plus d’îles inconnues, Elles sont toutes

sur les cartes, Sur les cartes il y a seulement les îles connues… » (CII, p.16-17.) Puis, elle

restera « de nulle part » parce que toujours mouvante, jamais fixée, pouvant être partout à la

fois, car l’île inconnue présentée au lecteur prend la forme de la caravelle donnée à

l’homme par le roi. Chez Saramago, cette île est à construire à deux. Elle ne peut surgir du

néant, tout de suite parfaite. Elle nécessite du travail, une rencontre, des valeurs. Elle est

construite pour les hommes, par les hommes. Pas d’errance du marin égaré ou abandonné,

pas d’inquiétude sur le sort qui l’attend, donc cette île inconnue propose une autre

signification que les îles de More et compagnie. Nous reviendrons sur ce sujet dans le

second chapitre. De plus, Saramago place son île utopique dans le non-lieu − dans le sens

d’aucun lieu défini − et le non-temps du conte parce que nos connaissances actuelles de la

géographie terrestre ne permettent pas de jouer sur la non-connaissance d’une île. Pourtant,

62 Cette idée est développée dans un autre roman de Saramago, La lucidité, suite de L’aveuglement, où le

peuple, sans s’être concerté, vote majoritairement blanc aux deux élections organisées par le parti politique en

place qui décide alors de « punir » la population en la privant des services publics essentiels comme le

ramassage des ordures, puis en fomentant des attentats pour déstabiliser les habitants et, enfin, en désignant

un bouc émissaire – innocent bien sûr − qu’il s’empressera de faire assassiner. 63 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 49. 64 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op. cit., p. 38. L’auteur souligne.

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le non-lieu peut tout de même devenir un point d’arrivée et ainsi permettre à l’homme

d’accomplir sa quête, car, selon Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger,

[d]ans sa quête, forcément, [l’homme] atteindra un point et celui-ci constituera déjà le

lieu recherché : l’île existe nécessairement puisque le protagoniste finira quelque part.

En ce sens, la quête de l’île fait exister l’île, elle devient, qu’importe la destination, le

lieu d’arrivée. Il s’agit d’un lieu individuel qui appartient davantage à celui qui le

cherche qu’à l’univers référentiel65.

Bien que l’île, selon Tritter, soit un incontournable du conte philosophique, sa

présence dans le Conte de l’île inconnue ne détermine pas l’appartenance de ce dernier au

genre philosophique. Pour ce faire, le Conte doit correspondre à d’autres critères.

3.3 Le conte de l’île inconnue : un conte philosophique?

Jean-Louis Tritter considère le conte philosophique comme un genre littéraire au

même titre que le roman, la tragédie, la comédie ou l’épopée, parce qu’il se diversifie et se

renouvelle. Il naît au XVIIIe siècle et Voltaire en est le plus célèbre représentant ainsi que

le créateur de procédés qui le marquent définitivement. Il passe d’une attirance pour le

merveilleux distrayant, et parfois moqueur, – Zadig ou La Destinée, histoire orientale de

Voltaire − à une fascination pour le fantastique ou l’absurde au XXe siècle – Le chevalier

inexistant d’Italo Calvino. Au XVIIIe siècle, le narrateur avance très souvent masqué, il se

cache derrière des personnages ou brouille les cartes en attribuant le récit à un explorateur

rencontré par hasard, par exemple. Ce jeu dans la narration servait à endormir la censure,

voilà pourquoi, au XXe siècle, les auteurs n’emploient presque plus cette ambiguïté, le

musellement n’étant plus aussi pratiqué qu’autrefois. En un sens, on peut considérer la

narration saramaguienne, toujours joueuse, parfois même tortueuse, comme un écho à ce

trait des contes philosophiques bien qu’elle appartienne avant tout au style personnel de

l’auteur. Dans le cas du Conte de l’île inconnue, le narrateur s’octroie le droit de juger les

personnages, particulièrement le roi, par la présence de parenthèses qui mettent le propos

ironique en évidence : « Comme le roi passait tout son temps assis à la porte des offrandes

(offrandes qui lui étaient destinées, bien entendu) ». (CII, p. 7) Quoiqu’il éprouve aussi de

la compassion pour certains d’entre eux puisqu’il prend la défense de la servante : « il faut

65 Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger, « Les possibilités d’une île. », art. cit., § 25.

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lui pardonner cette revendication de propriété insolite » (CII, p. 29). De plus, le narrateur,

conscient de lui-même, semble même avoir une vie propre dans laquelle il inclut le lecteur :

« Dans l’histoire que nous relatons ». (CII, p. 12. Nous soulignons.) L’instance narratoriale

connaît les pensées des personnages, leurs suppositions, mais elle semble aussi faire partie

intégrante de la scène décrite, car elle est parfois sujette à certaines limitations : « Les cris

et les applaudissements du public ne permirent pas d’entendre les remerciements de

l’homme venu demander un bateau, d’ailleurs le mouvement de ses lèvres pouvait aussi

bien signifier Merci, sire, que Je me débrouillerai tout seul ». (CII, p. 21) Frédéric

Fladenmuller fait remarquer que la narration saramaguienne n’est pas seulement joueuse,

elle est parfois chaotique dans le sens où elle

suit elle-même sa propre voie / voix : elle n’est soumise à aucune contrainte. Elle est

sujette à de nombreuses variations en tenant compte du fait que, tel que dans les

systèmes appelés chaotiques, un simple changement dans la logique pré-établie du récit

pourra avoir des conséquences immesurables sur l’avenir de la narration66.

Dans le cas qui nous occupe, les 31 fonctions de Propp forment cette « logique pré-établie

du récit » que la narration a chamboulée, provoquant les « conséquences immesurables »

mis en évidence par la démonstration de la section sur les fonctions proppiennes. De plus,

la narration de Saramago, on le remarque surtout dans les romans, particulièrement dans

ceux de la phase historique, sert de passerelle entre le passé et le présent, entre les

événements et les personnages en empruntant tour à tour un regard externe et une

focalisation interne qui mettent le lecteur en contexte, relativisent la scène décrite ou la

critiquent en plus d’offrir un accès à l’intériorité des personnages, ce qui permet de montrer

leur profonde complexité et au lecteur de s’y attacher. Selon Silvia Amorim, « José

Saramago oppose [au narrateur historique neutre] un narrateur doté d’une volonté et d’une

présence qui lui permettent de s’écarter des sentiers battus pour suivre qui bon lui semble,

personnages célèbres ou inconnus, rois ou paysans, sur les routes du passé. » Ainsi, les

personnages saramaguiens, malgré leur apparente simplicité, ne correspondent pas à aux

personnages plutôt superficiels que l’on retrouve habituellement dans les contes

philosophiques. Au contraire, chez Saramago, même dans un conte aussi court, les

personnages ont une certaine profondeur. Par exemple, la servante croit, à cause d’un

66 Frédéric Fladenmuller, « Tous les noms, noms cosmiques et disparition du nom : Saramago, Calvino et

Perec », dans La voie neutre du chaos, New York, Peter Lang Publishing, 2010, p. 62.

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stéréotype à propos des hommes, qu’elle devra cuisiner pour l’homme et son équipage, s’il

en trouve un, mais cela s’avère faux quand ce dernier ramène de la nourriture pour deux :

En revanche, l’absence totale de provisions de bouche dans la soute prévue à cet effet

la chiffonna, […] le soleil allait bientôt se coucher et l’homme arriverait en criant qu’il

avait faim, c’est ce que tous les hommes disent sitôt rentrés à la maison, comme s’ils

étaient les seuls à avoir un estomac et à éprouver le désir de le remplir […] Elle n’aurait

pas dû se faire tant de mouron. Le soleil venait tout juste de disparaître dans l’océan

quand l’homme qui avait un bateau surgit au bout du quai. Il portait un paquet à la main

[…] Ne t’inquiète pas, je rapporte de quoi manger pour deux… (CII, p. 36-37)

Ils ne sont pas non plus une représentation purement intellectuelle d’un concept comme

l’était Candide, qui n’était que candide au début de l’histoire et qui façonne sa propre

vision du monde au fil du récit à cause des épreuves qu’il endure. Ils semblent plutôt être

une représentation de ce que pourrait devenir chaque homme s’il simplifiait son mode de

vie et réalisait ses rêves.

Toujours selon Tritter, l’histoire dans un conte philosophique est plus ou moins

réaliste, « jalonnée de traces de fantastique, [pourvue d’]un drame qui se noue rapidement

et qui évolue à très grande vitesse, et [d’]une conclusion incertaine67. » Comme nous

l’avons dit précédemment, Le conte de l’île inconnue est plutôt conte philosophique par

essence. Bien que la structure des contes philosophiques ne soit pas aussi stricte que celle

relevée par Propp pour les contes merveilleux, il existe tout de même plusieurs

incontournables. Tritter réitère à plusieurs reprises l’importance du picaresque, allant même

jusqu’à affirmer que le conte philosophique est « toujours construit comme un roman

picaresque68 » où le héros traverse le monde, vivant ainsi une multitude d’aventures qui

seraient un passage obligé de ce type de récit. Cela lui donne l’occasion de vivre des

situations qui renvoient aux aspects universels de la condition de l’homme ainsi que de

rencontrer des individus très divers qui représentent la totalité des expériences du monde

contemporain. Par contre, il semble, en regardant le choix de contes philosophiques

contemporains présenté par Tritter, que la tendance au picaresque disparaisse au XXe siècle

sans que cela n’altère leur appartenance au genre philosophique. Tritter lui-même admet

que les contes du XXe siècle, s’ils sont souvent apparentés à un autre genre, comme le

fantastique pour Kafka, sont tout de même philosophiques, car ils respectent la brièveté de

la forme, sont écrits sur le mode de l’ironie et abordent des principes philosophiques, c’est-

67 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, op.cit., p. 104. 68 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 6. Nous soulignons.

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à-dire une réflexion sur l’homme et la société. Par exemple, en parlant du Chevalier

inexistant d’Italo Calvino, Tritter explique que le récit est philosophique

[p]arce que, par le biais d’un récit ironique sur fond de pastiche et de fantaisie, Calvino

parvient à cerner l’inexistence de l’homme moderne. En ce sens il entre dans la grande

lignée des écrivains qui utilisent une histoire peu vraisemblable pour avertir leurs

contemporains qu’ils ont à se méfier de leur état réel. L’écrivain se mue en une sorte de

Socrate moderne qui doit avant toute autre chose apprendre aux hommes à accoucher

de la connaissance de soi. […] On ne tente pas de séduire le lecteur par un récit

aventureux à rebondissements multiples qui se contenterait de le distraire. On lui

apprend à penser et à ne pas se laisser prendre au piège du conte féerique69.

Il nous semble donc juste de lire aussi Le conte de l’île inconnue comme un conte

philosophique puisque le merveilleux y est souvent annihilé par divers procédés, dont

l’ironie, et on n’y tente pas non plus de séduire le lecteur par un héros ballotté d’un bout à

l’autre du globe où il confronterait sa vision du monde avec celle de quelconques

philosophes. À peine l’homme voyage-t-il, et il le fait en rêve. Il largue bien les amarres,

mais seulement à la fin et le lecteur ne le suit pas dans cette aventure. De plus, l’auteur

portugais, dans son œuvre polyvalente, parvient à cerner l’essence même de l’homme grâce

à des personnages qui s’affranchissent des protocoles sociaux et révèlent ainsi les travers de

la société moderne. Voilà pourquoi Le conte de l’île inconnue peut aussi être qualifié de

philosophique, même si Saramago feint, en réalité, de raconter un récit initiatique qu’il

escamote par divers raccourcis littéraires, sur lesquels nous reviendrons.

La réflexion sur l’homme et la société proposée dans les contes philosophiques

prend toute sa signification dans le chapitre final du conte philosophique qui le distingue

des fables – dont la morale est explicite – et des contes féeriques, car c’est ce chapitre qui

donne son véritable sens au récit.

Alors qu’on s’attendrait à une conclusion philosophique éclaircissant la portée

intellectuelle du récit, Voltaire opte pour des conclusions bâclées […] ou pour des

conclusions bâtardes […]. À la différence des fables qui ont une morale bien nette pour

la plupart, les derniers chapitres des contes philosophiques nous laissent sur notre faim,

comme si l’auteur, embarrassé de donner un seul sens à son récit ne trouvait pas d’autre

moyen de conclure que par une pirouette70.

69 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 113. L’auteur souligne. 70 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 149.

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Dans cette optique, la finale du Conte de l’île inconnue ressemble à Micromégas : elle

semble clore le conte de manière abrupte en laissant le lecteur au moment même où le

couple part à l’aventure en larguant les voiles de la caravelle nouvellement baptisée L’île

inconnue. « Puis, à peine le soleil fut-il levé, l’homme et la femme s’en furent peindre de

part et d’autre de la proue du bateau, en lettres blanches, le nom qu’il fallait encore donner

à la caravelle. Vers l’heure de midi, avec la marée, L’île inconnue prit enfin la mer, à la

recherche d’elle-même. » (CII, p. 59-60) Cette clôture du conte permet plusieurs

significations, comme si Saramago choisissait de ne pas restreindre son récit à un seul sens.

Au lecteur d’accomplir le travail de réflexion, tout comme Voltaire l’a laissé entendre dans

Micromégas :

Il leur promit de leur faire un beau livre de philosophie, écrit fort menu pour leur usage,

et que dans ce livre ils verraient le bout des choses. Effectivement, il leur donna ce

volume avant son départ : on le porta à Paris, à l’Académie des sciences ; mais, quand

le secrétaire l’eut ouvert, il ne vit rien qu’un livre tout blanc : Ah! dit-il, je m’en étais

bien douté71.

Cela fait dire à Tritter que le pacte de lecture établi « ne serait rien d’autre qu’un legs

philosophique72 » au sens où le lecteur est invité à prendre la relève et à poursuivre la

réflexion entamée par le conte, car seul « le (ou les) sens philosophique [que le lecteur doit

trouver] dans la trame même des aventures rapportées73 » importe.

Cela dit, un aspect important du Conte de l’île inconnue semble l’écarter du

genre du conte philosophique : la connaissance intuitive. Tritter, parlant de

L’Alchimiste de Paolo Coelho74, critique vertement cette approche anti-philosophique

du savoir.

[L]e propos de [Paolo Coelho] se situe au très élevé niveau de la pensée philosophique.

Son héros, qui ne sait rien – pas plus d’ailleurs que l’Alchimiste −, apprend tout d’un

seul coup par l’écoute de son seul cœur. On retombe là dans un travers bien connu de la

71 Cité dans Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, id. 72 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 150. L’auteur souligne. 73 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, id. 74 Il est vrai que L’Alchimiste de Paolo Coelho propose une vision du monde ésotérique dont nous ne

souhaitons pas discuter la crédibilité ici. En fait, le véritable reproche de Tritter à l’égard de ce roman, outre

les propos ésotériques, est l’absence d’ironie : « Il y a une règle tacite du conte philosophique, distraire le

lecteur par une utilisation subtile de l’ironie et de la moquerie. […] Or L’Alchimiste ne possède pas une miette

de distanciation ironique. » Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 119 Le second reproche

concerne le caractère non picaresque du récit, mais nous avons déjà montré que certains contes considérés

comme philosophiques par Tritter ne sont pas du tout picaresques.

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pensée exprimée par les « médias » : celui qui sent en connaît bien plus sur la nature

humaine que celui qui pense. Dans ce sens, ce roman est absolument anti-

philosophique. Il n’est pas possible de considérer qu’une telle négation de la réflexion

au profit d’une sorte de panthéisme diffus permette de placer l’Alchimiste dans les

romans ou contes philosophiques75.

Dans le conte qui nous concerne, alors que la servante apprend à connaître la caravelle et

son fonctionnement, elle le fait de façon intuitive :

Les voiles sont les muscles du bateau, il suffit de voir comme elles enflent sous l’effort,

mais, et c’est la même chose pour les muscles, si on ne s’en sert pas régulièrement elles

s’avachissent, s’amollissent, perdent du nerf, Et les coutures sont les nerfs des voiles,

pensa la servante, toute à la joie d’apprendre si vite l’art de la navigation. (CII, p. 34-

35)

Es-tu descendue dans la cale, as-tu découvert une voie d’eau, Au fond on voit un peu

d’eau mêlée au lest, mais ça a l’air normal, c’est bon pour le bateau, Comment as-tu

appris ces choses, Comme ça, Comme ça comment, Comme toi, quand tu as dit au

capitaine du port que tu apprendrais à naviguer en mer… (CII, p. 41-42)

À ce point, le Conte ne serait plus philosophique. Et si Saramago nous proposait sa propre

philosophie, celle d’un retour au ressenti en délaissant la raison pure qui n’est pas le seul

mode valable d’appréhension du monde? Silvia Amorim ne dit pas autre chose quand elle

écrit que « le roman saramaguien tend à remettre en question nos modes de représentation

tout en valorisant une connaissance du monde fondée sur l’imagination, la création et la

fiction76. » Oui, la pensée et la critique sont importantes, mais à notre époque, et c’est ce

que révèle le Conte, il faut aussi savoir suivre la voie du cœur pour sortir des sentiers

battus. Le couple qui apprend à naviguer sur le bateau renvoie à la notion de connaissance

intuitive, où « la puissance de l’imagination et la force créatrice sont à la base de la

connaissance et constituent une approche pertinente du réel empirique77. » La raison seule

ne peut plus gouverner comme au XVIIIe siècle. Le retour à l’intuition serait un pendant au

scientisme de notre époque, tout comme l’apologie du rationalisme était, au temps des

Lumières, le pendant d’un obscurantisme monarchique et religieux. Selon Silvia Amorim,

cette

alliance de l’imagination et de la découverte mène naturellement sur la voie de l’utopie,

maintes fois empruntée par l’auteur portugais dans ses romans. Voyage imaginaire,

l’utopie permet un changement de point de vue, une rupture avec ce qui est connu et

75 Jean-Louis Tritter, Le conte philosophique, ibid., p. 121. 76 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 15. 77 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 26.

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familier. Pure fiction, elle est à même de nous transporter vers un ailleurs qui élargit

nos horizons et elle symbolise ainsi l’accès à la connaissance par l’imagination78.

En résumé, malgré les bémols concernant le mode intuitif d’appréhension du monde

proposé par Saramago et l’absence d’aventures picaresques, Le conte de l’île inconnue

appartient au genre du conte philosophique par la présence de l’île, de l’ironie, des jeux de

la narration et de la réflexion sur l’homme. José Saramago, qui s’est lui-même qualifié

d’humaniste, peut être associé à Voltaire par ses prises de position lucides et sa proximité

avec l’esprit rationaliste des Lumières. Cependant, il serait erroné de croire que, pour être

admis dans la lignée voltairienne, il faille pasticher ce dernier. Comme l’a dit Hans Robert

Jauss, « [l]es genres à succès de la littérature d’une époque perdent progressivement leur

efficacité parce qu’ils sont continuellement reproduits79. » Afin d’éviter cette perte

d’efficacité, ainsi que par originalité stylistique, certains auteurs, dont José Saramago, font

appel à la subversion, modifiant les structures trop rigides des genres ou les idées

préconçues au gré de leurs fantaisies ou de leurs convictions. La prochaine section montrera

en quoi l’ironie subversive dans Le conte de l’île inconnue détourne et amalgame les genres

du conte merveilleux et du conte philosophique pour en arriver à proposer une vision du

monde où la compassion pourrait aussi faire office de subversion.

78 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 47. 79 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1990, p. 66.

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4. De la subversion par l’ironie ou en quoi Le conte de l’île inconnue ne respecte aucun genre

4.1 La dominante : échec et pat

Les deux sections précédentes nous ont permis d’établir que Le conte de l’île

inconnue possède à la fois des caractéristiques du conte merveilleux et du conte

philosophique. Alors, comment déterminer à quel type de conte appartient l’œuvre de

Saramago? À propos de l’appartenance générique des formes brèves, Michel Lafon

explique que « [l]a brièveté peut [devenir] un facteur de brouillage, d’ambiguïté, elle peut

permettre à un texte de jouer avec plusieurs genres littéraires, de n’afficher aucune marque

décisive d’inclusion dans un genre précis80. » Ces marques décisives, dont parle Lafon,

peuvent être rapprochées des procédés propres à chaque genre81 qui, en s’accumulant,

établissent le genre dominant d’une œuvre, auquel on dira que l’œuvre appartient, même si

elle est traversée par des procédés d’autres genres. En effet, la théorie de la dominante de

Jakobson mentionne que « [l]’appartenance d’une œuvre à un genre donné dépendra d’une

présence suffisamment “dominante” dans l’œuvre des caractères propres à ce genre82 ». À

cela, Dominique Combe ajoute,

[s]i les genres sont des combinaisons de procédés, les œuvres diffèrent entre elles par

l’importance dévolue à tel ou tel procédé particulier dans le système et, donc, à la

hiérarchie des procédés. Est promu « dominante » le (ou les) procédé(s) auquel les

autres sont soumis, et qui « autorise la formation d’un genre »83.

Donc,

[l]a dominante peut se définir comme l’élément focal d’une œuvre d’art : elle gouverne,

détermine et transforme les autres éléments. C’est elle qui garantit la cohésion de la

structure. La dominante spécifie l’œuvre […]. Un élément linguistique spécifique

domine l’œuvre dans sa totalité ; il agit de façon impérative, irrécusable, exerçant

directement son influence sur les autres éléments84.

80 Michel Lafon, « Pour une poétique de la forme brève », dans Formes brèves de l’expression culturelle en

Amérique latine de 1850 à nos jours, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, tome 1, p. 16. Nous soulignons. 81 Lire ici type de conte, quoique, rappelons-le, Tritter fait du conte philosophique un genre littéraire à part

entière, donc distinct du conte merveilleux, même si le conte philosophique a souvent usé des procédés du

conte merveilleux et que tous deux appartiennent à la vaste famille du conte. 82 Yves Stalloni, Les genres littéraires, Paris, Dunod, 1997, p. 22. 83 Tomachevski, p. 303. tiré de Dominique Combe, Les genres littéraires, op.cit., p. 117. 84 Roman Jakobson, « La dominante », Huit questions de poétique, Éditions du Seuil, 1977, p. 77.

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À la lumière de ces citations, il est nécessaire de distinguer les traits du Conte propres au

merveilleux de ceux appartenant au philosophique pour mieux discerner lequel des deux

types de conte domine l’œuvre. Concernant l’aspect merveilleux du conte saramaguien,

plusieurs des fonctions de Propp s’y retrouvent. Nous avons noté la présence d’un héros,

d’un auxiliaire, d’un donateur et d’un objet magique. Le héros ressent un manque qu’il

désire combler, entame une quête pour ce faire, surmonte des épreuves et parvient à

atteindre son but. Pourtant, le ton dérape quand il s’apparente plutôt à celui du conte

philosophique par la présence d’ironie, d’une critique de la société et d’un message sous-

jacent dont la volonté implicite est de pousser le lecteur à la réflexion.

Lequel domine? Il est malaisé de répondre avec exactitude à cette question. Par

l’entremêlement ingénieux des deux types de conte − la forme du conte merveilleux et le

ton du conte philosophique −, déterminer avec justesse lequel influence l’autre, domine

l’autre est périlleux. Leur influence mutuelle est presque aussi grande, puisque l’ironie fait

dévier le conte merveilleux vers le philosophique tandis que la forme du conte merveilleux

empêche celle du conte philosophique de s’établir. Il semblerait que la combinaison des

procédés des deux genres annule leurs effets spécifiques pour présenter une nouvelle

variante du conte. L’originalité de Saramago est d’avoir su combiner parfaitement deux

genres qui s’opposent par plusieurs aspects, au point de les rendre indissociables l’un de

l’autre pour la compréhension du Conte de l’île inconnue. En se détachant de la convention

des deux types de conte, Saramago a touché à « cette simultanéité entre le maintien de la

tradition et la rupture avec la tradition qui forme l’essence de toute nouvelle œuvre

d’art85. »

Cependant, Silvia Amorim propose une autre hypothèse86. Elle impute la part

philosophique de l’œuvre saramaguienne à la présence de l’essai, théorie confirmée par les

titres originaux de L’aveuglement et de La lucidité (Essai sur…). Pourtant, l’essai n’est pas

exclusivement philosophique alors que le conte philosophique ne peut se soustraire à cette

dimension intrinsèque sans quoi il perdrait son essence même. Cela ne démentit en rien la

piste intéressante que propose Silvia Amorim, c’est-à-dire que Le conte de l’île inconnue

serait conçu comme les romans, plus précisément comme un « lieu littéraire » où plusieurs

85 Roman Jakobson, « La dominante », ibid., p. 85. 86 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 21.

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genres peuvent se rencontrer pour mieux faire émerger le sens. Ce que confirme par ailleurs

Alfred Melon :

ce qui définit justement le conte c’est à la fois sa souplesse et son ambiguïté de

structure et de statut, ou plutôt sa plurivocité. Il agglutine en effet, à mon sens, les

caractéristiques du roman, celles de la tradition orale et parfois celles de la poésie ; et le

plus piquant c’est qu’on pourrait dire exactement la même chose de bon nombre de

romans87!

La plurivocité du conte en fait un outil malléable, propice aux bouleversements dont usent

les auteurs pour renouveler le genre. Le lecteur, habitué à la souplesse du conte, ne peut

qu’être à la fois réjoui et étonné quand son horizon d’attente est suffisamment bousculé

pour le garder alerte.

4.2 L’horizon d’attente comme terrain de jeu

La relation du lecteur avec un texte est complexe et en partie prédéterminée. Le

lecteur, parce qu’il a lu d’autres oeuvres, parce qu’il sait en décoder les similitudes qui les

caractérisent, est capable de catégoriser un texte dès le titre ou l’incipit et d’avoir une idée

de ce qu’il lira par la suite. Ce processus de décodage repose en partie sur les indices

paratextuels, dont, entre autres, le nom de l’auteur. En effet,

Jouve rappelle que sa compréhension de l’expression « image de l’auteur » s’applique à

« l’horizon de prévisibilité dessiné par l’inscription du nom sur la couverture ». Chaque

lecteur possède ainsi son propre champ sémantique lié au nom « José Saramago », qui

influence la construction d’un horizon d’attente88.

Le lecteur ayant déjà lu Saramago anticiperait la présence d’une certaine forme de critique

sociale, d’ironie, de subversion, etc. Il s’attend à ce que le Conte s’harmonise avec la vision

du monde déjà dépeinte dans les romans saramaguiens précédents, car l’œuvre de ce

dernier est particulièrement homogène.

87 Alfred Melon, « Réflexions sur les ambiguïtés constitutives du conte latino-américain moderne », dans

Techniques narratives et représentations du monde dans le conte latino-américain, Paris, Université de la

Sorbonne Nouvelle Paris III, 1987, p. 55. 88 Vincent Jouve, L’effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1992, p. 97. dans Bárbara Chevallier

Cosenza, « Poétique de la réception du personnage chez Saramago. Analyse de L’évangile selon Jésus-Christ

au regard de ses divers effets de lecture », mémoire de maîtrise en études littéraires, Québec, Université

Laval, 2008, f. 101.

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Autre indice paratextuel : le titre. Il n’est pas innocent que celui de l’œuvre de

Saramago, Le conte de l’île inconnue, ait une fonction métalinguistique89. Le choix

d’intégrer un terme générique au paratexte établit une règle de lecture, notamment un pacte

avec le lecteur, un horizon d’attente90, ce dernier étant, selon Hans Robert Jauss,

la relation du texte singulier avec la série de textes constituant le genre [qui] apparaît

comme un processus de création et de modification continue d’un horizon. Le nouveau

texte évoque pour le lecteur (l’auditeur) l’horizon d’une attente et de règles qu’il

connaît grâce aux textes antérieurs, et qui subissent aussitôt des variations, des

rectifications, des modifications ou bien qui sont simplement reproduits. La variation et

la rectification délimitent le champ, la modification et la reproduction définissent les

limites de la structure du genre91.

Avant même d’ouvrir le Conte, le lecteur de contes féeriques prévoit probablement lire une

histoire merveilleuse à propos d’une quête parsemée d’épreuves pour aboutir à une île

inconnue, où un héros, voire même une princesse, seront mis en scène, etc. Plus l’écart

entre l’attente du lecteur et l’œuvre est faible, plus l’horizon d’attente de ce dernier est

comblé. Il retrouve alors dans l’œuvre lue la forme ou le style présagé. Par contre, un

horizon d’attente comblé peut décevoir si l’œuvre est effectivement conforme en tous

points à des canons littéraires qui évitent de renouveler le genre. Au contraire, un écart

élevé entre l’horizon d’attente et l’œuvre provoque surprise et déstabilisation chez le

lecteur, qui se voit alors obligé de remettre en question les codes littéraires qu’il connaît.

Certaines œuvres ont d’abord été rejetées par un public trop désorienté par leur originalité

pour être ensuite réhabilitées quand les normes sociales ont changé et ont permis de

comprendre les innovations proposées par les auteurs des œuvres d’abord honnies.

Le décalage du Conte de l’île inconnue réside à deux niveaux. Le premier, par

rapport aux œuvres précédentes de Saramago. En effet, avant L’aveuglement, l’auteur

portugais écrivait surtout de la fiction historique. Ce roman marque un tournant allégorique

dans l’œuvre saramaguienne et le Conte, publié immédiatement après L’aveuglement, en

portugais, symbolise ce virage, par les nombreuses figures spatiales du passage – dont il

89 En fait, Saramago privilégie ce procédé, mais la traduction des titres en français le perd trop souvent :

Ensaio sobre a Cegueira (essai), Memorial do Convento (historiographie), etc. Voir Silvia Amorim, José

Saramago, op. cit., p. 24. pour plus de détails sur cette notion. Ici, nous concédons que le décalage entre le

présent titre (Le conte de l’île inconnue) est minime, voire inexistant, par rapport à celui des romans qui

devient alors l’objet d’une réflexion plus poussée sur « le genre romanesque en tant que tel, et notamment sur

ses capacités d’intégration – voire de parodie – des autres genres littéraires. » Silvia Amorim, José Saramago,

ibid., p. 25. 90 Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire?, op. cit., p. 128. 91 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, op. cit., p. 49.

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sera question dans notre second chapitre. Sans reprendre l’allégorie de la cécité, le Conte

semble plutôt proposer une voie de salut, qui permettrait de se soustraire du gouffre auquel

nous mène la frénésie sociétale. Le second décalage se situe par rapport au genre du conte

merveilleux. Il s’instaure dans la profondeur psychologique des personnages, dans la

symbolique des épreuves qu’ils traversent et, enfin, dans la part philosophique du conte –

quand nous le comparons à la définition de Propp. Certains procédés stylistiques et

narratifs, utilisés par Saramago pour déconcerter le lecteur et lui rappeler qu’il lit une

œuvre fictionnelle, contribuent à ce décentrement. Prenons le temps de les analyser.

4.1.1 Il était une fois…

L’absence dans l’incipit du Conte de la formule consacrée « Il était une fois » n’est

pas une stratégie d’ouverture anodine. Dès lors, l’horizon d’attente du lecteur est ébranlé,

car cette formule d’entrée dans la fiction indique que le merveilleux commence, que les

objections que le lecteur pourrait émettre à l’égard des invraisemblances sont abolies92.

Comme Michelle Gosselin l’indique, « [l]a formule, quelle qu’elle soit, semble jouer le rôle

d’un rituel annonçant à l’auditoire qu’on entre dans un temps et un espace qui ne respectent

pas les lois de la conscience diurne habituelle et, à la fin, qu’on sort de l’univers

merveilleux pour retourner à la réalité quotidienne93. » L’omission de ces formules – car le

conte ne se termine pas non plus par l’habituel « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup

d’enfants. » − signifierait-elle qu’il n’y a pas d’univers merveilleux, ni de lois autres que

celles que nous connaissons, qu’il n’y a donc pas besoin d’un pacte particulier avec le

lecteur pour que celui-ci adhère au récit?

En fait, l’absence du Il était une fois n’annule pas le merveilleux, mais peut être

perçue comme une première marque de la subversion. Les lecteurs de Saramago

connaissent cette tendance de l’auteur à jouer avec des règles considérées comme

immuables. Les expressions toutes faites, nous l’avons déjà mentionné, ne sont pas

l’apanage de l’auteur lusophone, sinon pour les détourner. Dans la circonstance, des

formules aussi usées que le Il était une fois d’ouverture et le Ils vécurent heureux et eurent

92 Christophe Carlier, La clef des contes, Ellipses (Thèmes et études), 1998, p. 41. 93 Michelle Gosselin, Les contes de fées comme récits initiatiques : l’initiation vue par les contes merveilleux

de la tradition des francophones d’Amérique, Montréal, Éditions Archétype, 1991, f. 6.

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beaucoup d’enfants de fermeture ne peuvent que rebuter José Saramago, qui cherche

constamment à éviter les clichés.

Analysons d’abord le fameux Il était une fois avant de le comparer à l’incipit du

conte saramaguien. Selon Harald Weinrich, le Il du traditionnel incipit est un morphème-

horizon – à ne pas confondre « avec le morphème référentiel homonyme : ce dernier sert à

établir dans un texte la référence à un nom ou à un autre pronom. » Le référent du pronom

référentiel est déterminable, c’est-à-dire que ce il renvoie à un nom présent dans la phrase

même ou celles à proximité, par lequel il peut être remplacé. Au contraire, « le morphème-

horizon il n’établit aucune référence anaphorique et laisse sémantiquement vide le rôle du

référent94. » Prenons cet exemple : dans un conte des frères Grimm, il est question d’une

Reine qui n’avait pas de garçon. Ici, le il est vide, il ne réfère à rien qui précède ou qui suit

pour préparer le lecteur « au segment qui va pourvoir [le rôle du référent] et pour lequel la

plus grande attention est requise. Le morphème-horizon il ouvre ainsi un horizon

sémantique pour le texte qui va suivre95. » Quoique Weinrich distingue quatre types

d’horizon, nous ne retiendrons que celui qui s’applique ici, c’est-à-dire l’horizon textuel,

« qui fournit l’arrière-plan (“thème”) d’une action à venir dans le texte subséquent et qui

doit attirer [et diriger] toute l’attention de l’auditeur […] dans le but de conférer au texte un

certain profil informatif. C’est ainsi qu’il est possible de focaliser l’attention sur

l’importance particulière d’un certain nom […] par rapport à un horizon donné96. »

Jetons maintenant un coup d’œil sur l’incipit du Conte : « Un homme s’en fut

frapper à la porte du roi et lui dit, Donne-moi un bateau. » (CII, p. 7) Comme nous l’avons

déjà remarqué, le récit débute in medias res. Néanmoins, cela n’entrave pas l’abolition de la

réalité connue pour entrer dans la fiction ni ne détourne l’attention du lecteur de la suite du

conte. Même sans la présence du traditionnel incipit, la curiosité du lecteur est stimulée,

entre autres, car ce dernier est accoutumé à cette sorte d’entrée en matière dont use,

notamment, le roman. Alors, pourquoi continuer à utiliser cette expression stéréotypée si

elle n’est pas absolument nécessaire? Parce qu’en plus d’introduire un texte entier « en tant

94 Harald Weinrich, Grammaire textuelle du français, Paris, Alliance française et Didier-Hatier, 1989, p. 80. 95 Harald Weinrich, Grammaire, id. 96 Harald Weinrich, Grammaire, ibid., p. 82-83.

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que morphème macro-syntaxique97 » et d’annoncer le genre du texte, celui du conte

merveilleux, cette formule d’entrée du conte a été assimilée par chacun d’entre nous. Elle

provoque chez le lecteur un horizon d’attente ainsi que la focalisation de son attention sur

le récit qui suit. Saramago, en n’amorçant pas son conte par Il était une fois, choisit

seulement d’attirer différemment l’attention du lecteur. Le texte débute par le déterminant

indéfini Un, dont l’usage est différent de l’article cataphorique une dont nous parlerons plus

loin. L’une des acceptions de ce déterminant, dans Antidote, est « [e]n tant que représentant

abstrait d’un ensemble. » Dans ce cas-ci, l’homme est effectivement un « représentant

abstrait d’un ensemble » du fait qu’il n’est jamais individualisé de quelque manière que ce

soit − par un nom ou une particularité physique quelconque − dans le fil de l’histoire. Il

reste un homme relativement anonyme, comme nous l’avons déjà mentionné, qui ne se

démarque que par son désir de trouver l’île inconnue. Il symbolise ainsi l’homme moyen.

Toutefois, le récit, débutant au moment où l’homme s’apprête à demander un bateau au roi,

sous-entend que ce dernier est déjà en voie de s’individualiser, car rappelons que la

narration saramaguienne ne s’intéresse aux personnages que s’ils s’extraient de leur

banalité routinière pour explorer d’autres modes de vie ou de pensée.

Qui plus est, cette première phrase donne l’impression au lecteur que l’homme est

déjà en présence du roi, qu’il lui fait directement sa demande, alors que ce n’est pas le cas.

Le contexte, ainsi posé, préfigure la suite en donnant le ton de la conversation entre

l’homme et le souverain, où déjà on sent la subversion qui sera mise à l’oeuvre, et sert à

introduire les nombreuses explications sur le fonctionnement des portes du château et de la

hiérarchie qui entoure le monarque, justifiant ainsi le désir de l’homme de quitter cette

société.

Enfin, outre l’aspect préfabriqué de la formule introductive consacrée, peut-être est-

ce aussi l’article cataphorique une, qui introduit un événement qui ne s’est produit qu’une

fois, qui ne se reproduira jamais et qui n’appartient qu’à un temps révolu98, qui pose

problème à Saramago. Peut-être l’auteur lusophone a-t-il désiré se détacher de l’événement

unique pour le rendre universel, pour éviter d’enfermer son conte, donc l’espoir de

97 Harald Weinrich, Grammaire, ibid., p. 83. 98 Jean Bellemin-Noel, Les contes et leurs fantasmes, Paris, Presses universitaires de France, 1983, p. 14.

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découverte porté par ce dernier, dans des expressions figées pour plutôt en élargir la portée

symbolique et permettre au lecteur de réfléchir sur la sensation d’inachevé qui en résulte.

4.1.2 … le narrateur

En parlant de la notion de conte philosophique, nous avons déjà abordé celle de

narrateur et décrit certains mécanismes propres à la narration saramaguienne. Ici, nous

désirons mettre en évidence l’aspect subversif de cette narration ludique et subjective.

Chez Saramago, la subversion est présente à tous les niveaux du récit : dans le choix

des personnages principaux, dans la narration, dans le récit en tant que tel. Par exemple,

dans Histoire du siège de Lisbonne, le correcteur Raimundo Silva change un oui pour un

non, transformant ainsi ce que nous estimons être la vérité historique, celle du siège de

Lisbonne, en fiction et ouvrant la porte à une réflexion sur ce que nous considérons comme

véridique. Les interventions intempestives du narrateur provoquent des coupures dans le fil

narratif, brisant ainsi l’apparence de continuité, d’homogénéité du récit. Ces cassures

sortent le lecteur de l’état d’absorption causé par la narration pour lui rappeler qu’il lit un

livre. Pendant un instant, l’adhésion du lecteur au récit est rompue, ce dernier est déstabilisé

et reprend pied dans le réel. À ce moment, il n’a d’autre choix que de prendre conscience

du fil narratif, des procédés qui l’uniformisent ou au contraire qui le suspendent. Toutes ces

stratégies, qui permettent au narrateur d’interrompre le fil narratif, sont subversives en ce

sens qu’elles bouleversent la narration dite traditionnelle, celle où le narrateur

hétérodiégétique (ou omniscient) se dissimule complètement derrière les actions qu’il relate

de manière à ce que la fiction semble couler de soi, comme si elle n’avait pas été écrite. La

narration saramaguienne, au contraire, souligne sa présence au sein du récit avec lequel il

s’amuse à digresser en parlant de l’acte d’écriture qui l’a fait naître. À ce propos, dans Le

radeau de pierre, le narrateur explique : « Écrire est terriblement difficile, c’est une énorme

responsabilité, il suffit de songer au travail exténuant qui consiste à ranger les événements

selon l’ordre temporel, celui-ci d’abord, puis celui-là ou, si cela convient mieux à l’effet

recherché, l’aventure d’aujourd’hui avant celle d’hier99… » Les interventions du narrateur

remettent en question la cohésion du récit en interrogeant constamment celui-ci par sa

99 José Saramago, Le radeau de pierre, Paris, Éditions du Seuil (Signatures Points), 1990, p. 14.

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présence active. Narrateur conscient de lui-même, mais aussi de sa fonction de constructeur

du récit – notion développée par David Bélanger100, sur laquelle nous reviendrons −, il

s’amuse à jouer avec ce dernier au gré de ses fantaisies. Il aime rappeler au lecteur son rôle,

ses limites (fictives) et les choix constants effectués pendant la rédaction. Pourquoi raconter

telle histoire et non telle autre? L’événement survenu à un tel est-il le même s’il se produit

à tel autre? Pourquoi choisir cette péripétie, ce point de vue, ces mots? Un passage du

Radeau de pierre, au moment où la panique s’installe parce que la péninsule ibérique est

totalement séparée de l’Europe, nous suggère la réponse. Le narrateur y décrit les diverses

réactions des touristes :

D’autres, les désespérés, réagirent par le silence, ils disparurent tout simplement, ils

oublièrent et se firent oublier, pourtant, n’importe laquelle de ces existences aurait pu

faire un roman, une histoire, enfin quelque chose, ce qu’ils auraient pu, et même si ce

quelque chose n’était rien, cela aurait été un rien différent, car il n’y en a pas deux

semblables101.

Toute histoire est unique et mérite d’être la trame d’un roman, même si elle ne consiste en

rien, parce que chaque rien est différent d’un autre. Voilà pourquoi José Saramago insiste

tant sur les procédés qui marquent la narration.

Ces questionnements fondent l’essence de la narration saramaguienne. Par la

révélation du processus d’écriture, par la volonté de provoquer la réflexion du lecteur sur la

nature de la fiction et sur son élaboration (ainsi que sur bien d’autres sujets qui débordent le

cadre de notre analyse), le narrateur « fait entendre sa voix et n’hésite pas à amener le

lecteur, plutôt que de le tromper, dans l’intimité de son discours102 », comme s’il

réfléchissait à voix haute, devant le lecteur, alors témoin des réflexions à l’origine de

l’édification de l’œuvre et qui la commentent et l’articulent en même temps, faisant ainsi fi

de la « transparence narrative ». Selon David Bélanger,

[c]ette résistance à la « transparence narrative », ce refus d’un narrateur caché derrière

ses énoncés, donne à voir un récit en construction − volontairement construit, doit-on

souligner − et dont l’ambition d’objectivité, face à la singularité des personnages

comme face aux faits historiques, est remplacée par une conscience à l’effet que tout

discours est avant tout un discours construit103.

100 David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience. Étude du narrateur-constructeur dans L’année de la mort de

Ricardo Reis de José Saramago et le diptyque Un an et Je m’en vais de Jean Echenoz. », mémoire de maîtrise

en études littéraires, Québec, Université Laval, 2013, 112 f. 101 José Saramago, Le radeau de pierre, ibid., p. 44. 102 David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience », op. cit., f. 50. 103 David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience », ibid., f. 65.

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Ce discours construit devient alors prétexte au jeu, devient en fait le terrain de jeu où le

narrateur-constructeur « détourn[e] l’attention du lecteur du cas individuel du personnage

fictif, […] [et] l’attire sur son propre discours, celui d’un sujet intelligent et disert qui

s’adresse au lecteur pour lui parler de son personnage, mais derrière son dos104. » Ce cas

particulier de narration s’inscrit dans un rapport ludique, chez Saramago, par le ton

ironique, parfois railleur, et la tendance du narrateur à jouer autant avec les personnages et

les multiples possibilités du récit qu’avec le lecteur qu’il s’amuse alors à informer, éclairer,

égarer ou tromper à sa guise. Selon Dorrit Cohn, citée par David Bélanger,

plus est forte la présence du narrateur, plus exclusifs deviennent ses privilèges

cognitifs. Et cette prérogative en matière de connaissance lui permet de mettre en

évidence certaines dimensions du personnage de fiction que ce dernier préfère ne pas

révéler, ou n’est pas en mesure de le faire105.

Le narrateur saramaguien, dans le Conte, ne fait pas autrement quand il émet des

commentaires où il feint de s’approprier les pensées du roi et d’y adhérer ou quand il

intervient dans le déroulement du récit. Silvia Amorim associe ces procédés à la polyphonie

et au multiperspectivisme106, permettant ainsi à l’oral de contaminer l’écrit. L’exemple

suivant met en scène l’ambiguïté du locuteur : « il [le roi] ordonnait à son premier

secrétaire d’aller voir ce que voulait le requérant, que rien ne pouvait faire taire… » (CII,

p. 7-8. Nous soulignons.) Les propos en italique semblent provenir du narrateur, mais ils

révèlent surtout la pensée du roi, importuné par l’insistance de l’homme. Ici, le narrateur

feint de s’approprier les pensées du roi comme siennes pour accentuer la paresse et la

mauvaise disposition mentale de ce dernier à l’égard de son peuple. Cet autre exemple, « le

roi décida de se rendre lui-même en sa royale personne à la porte des requêtes pour savoir

ce que voulait l’insolent qui avait refusé d’acheminer sa demande par les voies

bureaucratiques voulues. » (CII, p. 12. Nous soulignons.), montre bien que l’insulte émane

du roi, car la suite du Conte ne comporte plus ce type de jugement à l’égard de l’homme.

La tautologie « roi […] royale personne », que nous aborderons à nouveau en parlant des

figures de style ironiques, provient plutôt du narrateur, qui dénigre ainsi l’autorité royale, et

104 Dorrit Cohn, La transparence intérieure. Modes de représentation de la vie psychique dans le roman,

traduit de l’anglais par Alain Bony, Paris, Éditions du Seuil (Poétique), 1981, p. 41. dans David Bélanger,

« Au-delà de l’omniscience », ibid., f. 63. 105 Dorrit Cohn, La transparence intérieure, ibid., p. 45. dans David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience »,

ibid., f. 84. 106 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 149-159.

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non de la pensée du monarque. L’espace d’un instant, la narration présente un changement

d’énonciateur, de focalisation, duquel émerge l’ironie, qui est difficile à déceler, malgré la

variation des registres de langue, car ce glissement se confond aux propos du narrateur.

À la lumière de ce qui précède, nous pouvons affirmer que le narrateur-constructeur

est nécessairement subversif dans le sens où le bouleversement qu’il introduit dans l’œuvre

par sa présence active ébranle le lecteur et renouvelle son horizon d’attente, qui est

désormais conscient du rôle de ce dernier concernant l’édification du récit. Même s’il

s’établit un pacte de lecture où le narrateur intervient constamment, il n’en reste pas moins

que les digressions narratives déstabilisent, surprennent le lecteur, soit par leur endroit dans

le texte, soit par leurs propos qui forcent à la réflexion. Quoique ce type de narration ne va

pas jusqu’à la « transgression de l’ordre générique107 », il n’en bouscule pas moins les

conventions narratives généralement admises, notamment par le procédé le plus reconnu du

narrateur-constructeur saramaguien : l’ironie.

4.3 De l’ironie subversive…

À la lecture des articles portant sur l’œuvre romanesque saramaguienne, il appert

que le style de l’auteur portugais est largement subversif, c’est-à-dire qu’il aime à renverser

un ordre, à bouleverser, notamment par l’abondante présence de l’ironie. Saramago ne se

contente pas d’idées subversives où l’ordre politique en place est souvent remis en

question, voire ridiculisé, où les personnages principaux sont des gens du peuple, des

anonymes que l’Histoire a oubliés, il subvertit autant le rôle de la narration classique, que

les genres, d’où les nombreux titres où il est question d’un genre (essai, historiographie)

dans un autre genre : le roman. Selon Silvia Amorim, ce besoin de subversion provient de

l’oppression subie pendant la dictature salazarienne où les journaux et la radio étaient

soumis à la voix du dictateur. La fin du régime totalitaire a vu le vent de la liberté de parole

et de pensées souffler sur le Portugal et « l’écriture de José Saramago porte les signes de

cette libération de la parole et de la pensée. Le narrateur subvertit les règles de la narration

107 David Bélanger, « Au-delà de l’omniscience », op. cit., f. 79.

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en intervenant de façon intempestive dans le récit, en cultivant largement l’ironie, en

imposant sa voix grinçante à un lecteur complice108. »

Concept complexe, comme l’explique Philippe Hamon109 dans L’ironie littéraire.

Essai sur les formes de l’écriture oblique, l’ironie est un discours double où l’ironisant tient

compte du lecteur en ce sens qu’il tient pour acquis que ce dernier détectera l’ironie, ce qui

n’est pas garanti, malgré les indices parsemant le texte, comme la répétition, l’antiphrase, la

litote ou l’hyperbole, entre autres. À cause de la distance qu’elle instaure « entre le texte et

un autre texte, entre deux parties du même texte [ou] entre le texte et son énonciateur110 »,

l’ironie risque de ne pas être comprise par son destinataire. La communication échoue

donc, car le véritable message sous-entendu par l’ironisant n’est pas capté. L’ironie, quand

elle est orale, est affaire de ton et de posture physique, deux éléments difficiles à rendre à

l’écrit. Si le lecteur lit et entend le sens premier des mots, l’intonation ironique d’un texte

n’est pas décelée, d’où l’importance pour le lecteur de tenir compte du contexte et du ton

du discours dans l’œuvre tout en ayant à l’esprit les principales valeurs de l’auteur – en

d’autres mots, sa posture idéologique. L’idéologie saramaguienne est notoire : communiste,

fervent défenseur des valeurs égalitaires et humanistes qui manquent cruellement à nos

sociétés, Saramago se fait le porte-parole des opprimés et l’attaquant féroce des

oppresseurs. Il n’est pas hasardeux de dire que l’auteur lusophone s’attaque à tous ceux qui

détiennent le pouvoir : politiciens, policiers corrompus, religieux, membres d’une

quelconque hiérarchie sociale, etc. De là l’intérêt pour le double discours de l’ironie, qui

joue avec l’implicite, établissant ainsi une distance, une tension, avec ses propres propos.

Elle permet une critique idéologique ou sociale par la moquerie, alors que l’auteur, en

même temps, « se retire du jeu, évite tout commentaire, fait en sorte que sa “présence” ne

soit sensible qu’à travers la verve moqueuse qui se dégage111 » du texte. Comme le

mentionne Simone Lecointre, « les traces du regard distancié du Narrateur […] sont

porteuses d’une subjectivité : le Narrateur feint l’absence mais révèle par l’IRONIE une

108 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 125. 109 Philippe Hamon, L’ironie littéraire. Essai sur les formes de l’écriture oblique, Paris, Hachette Supérieur,

1996, 159 p. 110 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, ibid., p. 109. 111 Simone Lecointre, « Humour, Ironie – signification et usage », dans Langue française, n°103 (1994), p.

110. [En ligne] http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_ 1994_num_103_1_

5730 [Consulté le 3 septembre 2010].

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authentique présence à son texte112. » Par divers procédés stylistiques, « [l]’ironie du

romancier s’exerce dans un récit où se marquent les insuffisances, les ridicules et les vices

de ses personnages, qu’il amplifie, parfois jusqu’à l’absurde113. » L’auteur portugais

s’inscrit effectivement dans ce credo quand il s’attaque à sa cible favorite : le pouvoir.

4.3.1 Le pouvoir, dérisoire

Plusieurs114 ont déjà disserté sur les liens entre l’ironie et le pouvoir chez Saramago.

Nous nous contenterons ici de relever les occurrences présentes dans Le conte de l’île

inconnue, tout en nous basant sur ce qui a été dit de l’ironie romanesque saramaguienne

pour appuyer notre propos. Chez Saramago, « [l]’oppression est présentée comme une arme

au service d’un pouvoir illégitime (politique, religieux, économique) et se manifeste soit

par une structure sociale figée, marquée par une forte hiérarchisation, soit par la violence

physique ou morale115. » Bien que le Conte ne soit pas l’œuvre la plus virulente à l’égard

du pouvoir − en effet, la violence physique ou morale y est absente −, il met tout de même

en scène un roi ridicule qui s’est entouré d’une structure fortement hiérarchisée tout aussi

risible :

[le roi] ordonnait à son premier secrétaire d’aller voir ce que voulait le requérant, que

rien116 ne pouvait faire taire. Alors, le premier secrétaire appelait le deuxième secrétaire

qui, lui, appelait le troisième, qui convoquait le premier adjoint, lequel à son tour

convoquait le deuxième adjoint et ainsi de suite jusqu’à arriver à la servante, laquelle,

n’ayant personne à qui donner des ordres, entrouvrait la porte des requêtes et demandait

à travers la fente, Que veux-tu. (CII, p. 7-8)

Malgré cette forte structure, disons-le, inutile, l’oppression est plutôt faible. Le roi est plus

asservi par ses possessions que le peuple ne l’est par le roi : « Je suis le roi de ce royaume

et les bateaux m’appartiennent tous, Tu leur appartiens sûrement plus qu’ils ne

t’appartiennent, Que veux-tu dire, demanda le roi inquiet, Que toi, sans eux, tu n’es rien, et

qu’eux, sans toi, pourront toujours naviguer… » (CII, p. 17-18) De plus, c’est la servante,

112 Simone Lecointre, « Humour, Ironie », id. L’auteur souligne. 113 Simone Lecointre, « Humour, Ironie », id. 114 Entre autres, sur L’année de la mort de Ricardo Reis, voir : Benoit Doyon-Gosselin et David Bélanger,

« Ironie du pouvoir, pouvoir de l’ironie dans L’année de la mort de Ricardo Reis de José Saramago », dans

Raison publique, n°12 (avril 2010), p. 317-330. Aussi, voir certains chapitres de l’ouvrage de Silvia Amorim,

José Saramago : Art, théorie et éthique du roman, que nous avons déjà abondamment cité. 115 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 35. 116 Notons ici que rien, c’est en fait l’absence de réponse!

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en fin de compte, qui prend les décisions finales, ce qui enlève toute autorité à la parole du

roi, qui, de toute façon, délègue sa responsabilité :

Occupé comme toujours par les offrandes, le roi tardait à donner sa réponse, et ce

n’était pas la moindre des marques d’attention portées au bien-être et au bonheur de son

peuple lorsqu’il décidait de demander une opinion écrite et solidement argumentée au

premier secrétaire, lequel, inutile de le préciser, transmettait le commandement au

deuxième secrétaire, qui s’empressait de le passer au troisième et ainsi de suite jusqu’à

arriver de nouveau à la servante qui, elle, tranchait par un oui ou par un non, au gré de

son humeur. (CII, p. 8-9)

De l’« opinion écrite et solidement argumentée » exigée par le roi, on aboutit à un simple

oui ou non à l’oral, selon l’humeur de celle qui détient le véritable pouvoir décisionnel : la

servante. C’est dire que, pour Saramago, la prise concrète de décisions représente le

véritable pouvoir. Le roi ne se soucie de son peuple qu’en cas de tarissement du flot

d’offrandes. En vérité, le monarque passe tout son temps assis à la porte des offrandes et

fait la sourde oreille quand quelqu’un frappe à la porte des requêtes. Ses décisions sont

prises en fonction de la gratitude future témoignée par le peuple à son égard : « lorsque les

requérants constataient que la réponse tardait plus que de raison, les protestations publiques

aggravaient fortement le mécontentement social, ce qui ne manquait pas d’avoir des

répercussions immédiates et négatives sur l’afflux des offrandes » (CII, p. 12) et cela afin

de s’assurer un apport constant en cadeaux qu’il pourra « recevoir, contempler et ranger »

(CII, p. 12) à sa guise.

Même si « [b]ien souvent, le roman saramaguien met en scène une société fortement

hiérarchisée, dans laquelle les rapports entre les individus semblent figés et où la liberté est

entravée par un carcan rigide qui fait renoncer l’individu à toute idée de changement117 », il

y a toujours des personnages pour venir mettre du sable dans la machine bien huilée du

pouvoir, souvent par de simples gestes et par une compréhension plus profonde de la nature

humaine ; nous pensons particulièrement à la femme du médecin dans L’aveuglement, seul

personnage à conserver la vue lors d’une épidémie de cécité. Malgré les horreurs dont elle

est témoin, elle prend à sa charge un groupe d’aveugles qu’elle protégera au risque de sa

propre vie. Ces personnages remettent ainsi en question le fonctionnement du pouvoir

établi et de la société en son ensemble. Par ailleurs, Saramago choisit d’effectuer un

décentrement, c’est-à-dire qu’il met de l’avant des personnages qui n’appartiennent pas à

117 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 35.

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une classe sociale élevée, possédant pourtant une psychologie plus profonde que les figures

illustres retenues et adulées par l’Histoire. Ce décentrement s’accompagne généralement

d’une désacralisation du pouvoir. Par exemple, dans le premier roman important de

Saramago, Le dieu manchot, le roi Dom João V est ramené à son humanité par ses

flatulences et le narrateur le présente sous un jour grotesque, comme un enfant mégalomane

sans intelligence. Le roi du Conte est aussi décrit comme nombriliste (la servante prend les

décisions, le roi étant bien trop occupé à recevoir des offrandes). Son seul souci est de bien

paraître pendant son entretien avec l’homme, et même encore, sa prestance est tournée au

ridicule quand il doit s’asseoir sur la chaise paillée de la servante, et non sur un trône :

Mal assis, car la chaise paillée était beaucoup plus basse que le trône, le roi cherchait

une position aussi confortable que possible pour ses jambes, tantôt les repliant, tantôt

les écartant de côté, pendant que l’homme qui voulait un bateau attendait patiemment la

question suivante, Et pourquoi veux-tu donc un bateau, peut-on le savoir, tel fut en

effet ce que le roi lui demanda quand il se considéra suffisamment bien installé sur la

chaise de la servante… (CII, p. 15-16)

Cette audience est, elle aussi, mise sous la tutelle de la subversion, notamment par la

distance introduite par l’utilisation du langage entre les divers personnages (utilisation de

marques de politesse, par exemple, là où on s’y attend ou là où on ne s’y attend pas ou, au

contraire, absence de ces marques là où on s’y attend), notion que l’on nomme proxémique

verbale118. Ici, la conversation entre l’homme et le roi n’est pas du tout marquée par le

respect. Les premiers mots de l’homme sont impératifs : « Donne-moi un bateau » (CII,

p. 15). Le roi en est désarçonné, mais il ne le sermonne pas à propos de son impolitesse.

S’ensuit alors une série de questions / réponses où l’homme éclipse le roi. Même si ce

dernier croit diriger l’échange par ses questions, il est évident que les réponses de l’homme

dénotent une rare profondeur d’âme et font de lui le véritable meneur. La joute verbale se

termine par une seconde sommation émanant de l’homme. Au refus de la part du souverain

d’offrir le bateau, l’homme répond : « Tu le donneras. » (CII, p. 18) En plus d’ordonner au

roi de lui donner un bateau, l’homme le tutoie pendant toute la conversation. Une phrase en

particulier met de l’avant le manque de respect de l’homme en alliant à la fois le tutoiement

et une interjection « ô » utilisée pour interpeller, invoquer : « Qui t’a dit, ô roi, qu’il n’y a

plus d’îles inconnues » (CII, p. 16. Nous soulignons.) Ce O vocatif est généralement utilisé

pour s’adresser avec déférence à une personne illustre, respectée, souvent un supérieur

118 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 40.

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hiérarchique, mais il est nettement ironique dans ce cas-ci, si on tient compte du contexte

général de la conversation. De plus, cette interjection sert aussi à traduire « un vif

sentiment », selon le Petit Robert, sentiment, ici, de mépris de la part de l’homme à l’égard

du roi. En effet, l’homme n’hésite pas à tutoyer son souverain, le ramenant ainsi à son

niveau en ne respectant pas le vouvoiement de mise. Enfin, l’homme, par son interrogation,

questionne l’érudition du roi et celle de ceux qui lui transmettent leurs savoirs. Ici, point de

monarque divinisé, ce dernier est tout autant soumis aux erreurs que le reste de l’humanité,

dont le narrateur rappelle qu’il est du nombre en le dépeignant comme étant ridicule et

avaricieux. En fait, l’homme attaque même le roi de front, en lui demandant : « Et toi, qui

es-tu donc pour ne pas me le [bateau] donner… » (CII, p. 17) Sur quoi repose donc le

pouvoir du roi, qui justifie son titre, s’il ne peut décider de donner ses biens? Qu’est-ce qui

le distingue de la masse s’il ne peut pas prendre cette décision, s’il ne peut offrir de plus

grandes largesses que le commun des mortels? Sous-entendu ici que le roi n’est pas roi s’il

ne donne pas de bateau à l’homme.

Grâce à tous ces procédés, Saramago « bouleverse les hiérarchies d’une façon

carnavalesque […] en désacralisant la monarchie et en mettant sur le devant de la scène

[d]es anonymes […]. Ainsi, des personnages issus du peuple deviennent les héros du roman

et prennent le pas sur la noblesse, reléguée à un plan inférieur119 », indique Silvia Amorim

en parlant du Dieu manchot. Cela s’applique aussi au Conte de l’île inconnue en ce sens

que la monarchie est effectivement désacralisée, par le tutoiement et la place secondaire

qu’elle occupe dans l’œuvre, et que ce sont des personnages anonymes qui prennent le

devant de la scène. Tellement anonymes, en fait, qu’ils n’ont pas de noms120, ils sont

seulement désignés par leur sexe (l’homme) et parfois leur désir (l’homme qui voulait un

bateau) ou par leur fonction (la servante, le roi, le capitaine du port, etc.) Même si tous les

personnages sont anonymes, ils ne sont pas tous égaux quant à leur importance dans

l’histoire, l’homme et la servante (aussi appelée la femme) en sont les principaux

protagonistes. En fait, on pourrait même préciser que les véritables sujets de l’histoire sont

un homme et une femme. Tout comme dans L’aveuglement, ce sont leurs gestes qui les

119 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 106. 120 En ce sens, dans L’aveuglement, la jeune fille aux lunettes teintées dit : « Il y a en chacun de nous une

chose qui n’a pas de nom, et cette chose est ce que nous sommes. » José Saramago, L’aveuglement, Paris,

Éditions du Seuil (Points), 1997, p. 309. Ainsi, les personnages du Conte, par l’absence de nom, semblent être

ramenés à leur universalité.

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distinguent et ils ne deviennent sujets que par leur désir différent, bien qu’ici l’absence de

nom n’ait pas le même effet que dans L’aveuglement, où les personnages sont nommés par

des périphrases, cela pour mettre de l’avant leur déshumanisation, l’abandon de leur

identité d’origine qui n’a plus cours dans un monde de non-voyants. Dans le Conte,

l’anonymat de l’homme et de la servante les rapproche plutôt de H. et M. dans Manuel de

peinture et de calligraphie où H. est en pleine crise identitaire, donc à la recherche de lui-

même, et M. est la femme qu’il aime. Notons que H. et M. sont les initiales des mots

homme et femme en portugais.

Attardons-nous maintenant aux tournures langagières ironiques du Conte de l’île

inconnue. Nous tenterons d’en faire la liste la plus exhaustive possible sans pour autant

prétendre qu’un autre n’en discernerait pas ailleurs. Commençons par l’antiphrase, figure

de style ironique la plus reconnue, car la plus facilement reconnaissable, où l’auteur

exprime le contraire de sa pensée réelle : « Occupé comme toujours par les offrandes, le roi

tardait à donner sa réponse, et ce n’était pas la moindre des marques d’attention portées au

bien-être et au bonheur de son peuple lorsqu’il décidait de demander une opinion écrite et

solidement argumentée au premier secrétaire » (CII, p. 8. Nous soulignons.) L’ironie tient

au fait que le roi accorderait une marque particulière d’attention au bonheur de son peuple

quand il fait demander une opinion écrite, alors qu’en vérité, il délègue sa responsabilité à

un autre, qui la délègue tout autant : « lequel, inutile de le préciser, transmettait le

commandement au deuxième secrétaire, qui s’empressait de le passer au troisième et ainsi

de suite jusqu’à arriver de nouveau à la servante qui, elle, tranchait par un oui ou par un

non, au gré de son humeur. » (CII, p. 8. Nous soulignons). Ici, le narrateur insère un

commentaire de son cru, commentaire sous lequel se déguise un jugement de la situation

décrite. Pourquoi dire qu’il est inutile de préciser un fait, sinon pour justement le souligner?

D’ailleurs, tout ce passage met en scène une ironie situationnelle. Comme nous l’avons déjà

mentionné, l’ironie provient de ce que la servante prend les décisions à la place du roi,

selon son humeur du moment, en plus. Justement, l’accumulation de titres composant cette

abondante hiérarchie dont le roi s’entoure, et dont aucun des membres ne s’acquitte de ses

tâches, relève de l’ironie : « le premier secrétaire appelait le deuxième secrétaire qui, lui,

appelait le troisième, qui convoquait le premier adjoint, lequel à son tour convoquait le

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deuxième adjoint et ainsi de suite jusqu’à arriver à la servante » (CII, p. 8). Le roi a-t-il

réellement besoin d’avoir à son service trois secrétaires, deux adjoints − et même plus, car

le « ainsi de suite » laisse présager que les intermédiaires pourraient être encore bien

nombreux avant que l’ordre ne parvienne à la servante – quand on sait qu’il passe tout son

temps à la porte des offrandes? Quand le roi décide de rencontrer l’homme, c’est la

tautologie qui se fait ironique : « le roi décida de se rendre lui-même en sa royale

personne » (CII, p. 12. Nous soulignons) Le roi est nécessairement une personne royale.

Accentuer ce fait le rend comique, voire risible, retirant du même coup le prestige que

s’accorde le monarque – n’oublions pas que la suite du récit montrera l’homme tutoyant le

roi, le ramenant ainsi au niveau du peuple.

Les signes de ponctuation peuvent aussi devenir des lieux où fleurit l’ironie. En

effet, dans le Conte, Saramago place parfois son ironie entre parenthèses : « Comme le roi

passait tout son temps assis à la porte des offrandes (offrandes qui lui étaient destinées, bien

entendu)… », où le narrateur feint de clarifier ce qui précède, alors qu’en fait il pose un

jugement implicite. Dans une note de bas de page, Philippe Hamon souligne que « Spitzer

[…] écrit, à propos de Proust, que “la parenthèse est l’équivalent linguistique de la

coulisse121” » où se chuchotent les commentaires qui se voudraient inaudibles pour les

acteurs sur la scène – ici, les personnages −, mais audibles pour le public, c’est-à-dire pour

le lecteur.

En outre, utiliser et déjouer les clichés, selon Philippe Hamon122 et Silvia

Amorim123, est aussi une forme d’ironie. Au contraire des romans où ces derniers

foisonnent, le Conte n’en présente qu’un seul : celui où la servante s’inquiète de n’avoir

point de nourriture pour préparer le repas : « le soleil allait bientôt se coucher et l’homme

arriverait en criant qu’il avait faim, c’est ce que tous les hommes disent sitôt rentrés à la

maison, comme s’ils étaient les seuls à avoir un estomac et à éprouver le désir de le

remplir… » (CII, p. 36. Nous soulignons). Mais à la page suivante, l’homme revient avec

121 Leo Spitzer, Études de style, trad. fr., Paris, Gallimard, 1970, p. 417. dans Philippe Hamon, L’ironie

littéraire, op. cit., p. 86. 122 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, ibid., p. 67. 123 Silvia Amorim, « L’appel à la mémoire du lecteur dans les romans de José Saramago », dans Mythes et

mémoire collective dans la culture lusophone, études réunies par Ana Maria Binet, dans Eidôlon, Cahiers du

Laboratoire Pluridisciplinaire de Recherches sur l’Imaginaire appliquées à la Littérature, Presses

Universitaires de Bordeaux, n° 78 (mai 2007), p. 105-126. Silvia Amorim y parle surtout de proverbes, mais

nous croyons que cela s’applique aussi aux clichés qui régissent et figent nos comportements et notre vision

du monde.

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un paquet à la main : « Ne t’inquiète pas, je rapporte de quoi manger pour deux… » (CII,

p. 37). Le cliché de la femme pourvoyeuse de nourriture, lié à l’ancestrale répartition

sexuée des tâches, est ici déjoué. L’homme n’attend pas de la servante qu’elle soit la seule à

penser à l’approvisionnement en denrées. Il semble y avoir un certain souci de partager

équitablement les tâches dans ce geste de l’homme de rapporter des victuailles pour deux.

La situation dément le cliché pour que le lecteur soit attentif à ces lieux communs qui font

trop souvent office d’autorité, alors qu’ils sont vides de sens ou carrément incompatibles

avec la situation réelle.

Enfin, deux personnages sont reconnus pour être porteurs d’ironie : le philosophe

parce qu’il la subit, la servante parce qu’elle est le miroir reflétant les défauts des autres

personnages.

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4.3.2 Le philosophe et la servante

4.3.2.1 Le philosophe

Chez Voltaire, tout comme chez José Saramago, la figure du philosophe n’apparaît

que pour être ridiculisée. Le philosophe, malgré son aura de sagesse supposée, n’est guère

un personnage réellement éclairé. Par exemple, dans Candide, Pangloss ne professe qu’une

seule philosophie, celle, édulcorée, travestie, de Leibniz, où tout est au mieux dans le

meilleur des mondes. Toutes les péripéties du conte s’acharneront à démontrer le contraire.

Pourtant, trop abêti par son idéologie, Pangloss ne démord pas de sa profession de foi. Il est

prisonnier d’une unique vision biaisée du monde et ne peut plus discerner ce dernier qu’à

travers la lunette déformante de sa doctrine. « La philosophie ici n’éclaire pas […] elle

plonge dans une “nuit profonde”, elle “détourne la vue”, rien de plus contraire aux

“lumières”, en apparence, que cette conception de la pensée métaphysique124. » Ainsi, la

philosophie n’éclaire pas nécessairement l’homme. Elle peut même le maintenir dans

l’obscurité. La position du philosophe qui sait tout du monde est remise en question. Son

savoir est obscur, emberlificoté, souvent sans lien avec le réel parce qu’il n’est pas

confronté à celui-ci, mais appliqué aveuglément à toutes les situations.

L’importance mineure du philosophe, dans Le conte de l’île inconnue, qui n’est

mentionné que sur deux pages, n’empêche pas le lecteur de comprendre que celui-ci est

critiqué – et critiquable. Quand l’homme décrit la raison qui le pousse à chercher l’île

inconnue, il tient un discours philosophique qui rappelle le philosophe aux souvenirs de la

servante :

Le philosophe du roi, quand il n’avait rien à faire, venait s’asseoir à côté de moi, et il

me regardait raccommoder les chaussettes des pages et, quelques fois, il se mettait à

philosopher, il disait que chaque homme est une île et moi, comme ça ne me concernait

pas vu que je suis une femme, je ne lui prêtais pas attention… (CII, p. 40)

La référence au philosophe du roi, au moment clé où l’homme explique à la femme

pourquoi son désir de trouver l’île inconnue est si important pour lui, oppose la vision de

124 Alain Faudemay, Voltaire allégoriste : essai sur les rapports entre conte et philosophie chez Voltaire,

Fribourg, Éditions universitaires, 1987, p. 36.

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l’homme à celle du philosophe et met en évidence, d’abord, que chacun est apte à réfléchir,

que cette faculté n’est pas seulement dévolue au philosophe du roi, c’est-à-dire qu’il n’est

point besoin d’en faire une profession pour exercer sa réflexion, ensuite, que la parole du

philosophe n’est pas garante de vérité, que chacun peut trouver la sienne propre sans l’aide

d’une tierce personne, surtout si cette tierce personne se dit philosophe. Le secret n’est pas

seulement dans la parole, mais aussi dans l’action. Le Pangloss de Voltaire n’exprime pas

d’autre réalité quand il glose abondamment, et raisonne mal, du début à la fin de Candide

sans poser le moindre geste pour changer le sort terrible dont le destin l’accable.

Cependant, si Candide ne se départit du dogmatisme de son maître qu’à la toute fin du

conte, les personnages saramaguiens, l’homme surtout, rejettent d’emblée la parole du

philosophe du roi : « Laissons la philosophie au philosophe du roi, il est payé pour ça… » Il

est indéniable que les réflexions du couple ont une certaine teneur philosophique, mais en

dédaignant la parole du philosophe, Saramago semble proscrire ce qui s’élève en dogme au

profit de la réflexion personnelle. Une vérité toute faite n’est que partielle. Il faut

expérimenter, partir en quête pour découvrir une vérité plus personnelle, variant d’une

personne à l’autre.

Les pointes d’ironie à l’encontre du philosophe sont, certes, moins provocantes que

celles visant le roi, mais elles n’en sont pas moins révélatrices d’une remise en question de

son rôle de maître à penser. D’abord, que le philosophe aille s’asseoir à côté de la servante

quand il n’a rien à faire semble détonner. Par sa fonction de philosophe, d’enseignant, ne

devrait-il pas être occupé à réfléchir ou à professer? Pourquoi choisir la servante comme

compagne dans ces moments d’oisiveté, alors qu’elle est peu instruite et ne semble pas

comprendre ses réflexions? En effet, la naïveté de la servante, qui ne se sent pas touchée

par les propos du philosophe, car elle est femme et qu’il parle d’homme – alors qu’il veut

dire homme au sens d’humanité –, peut être perçue comme une forme d’ironie. Le propos

de la servante est sincère, mais le lecteur perçoit le décalage, d’où l’ironie, contenu dans le

double sens du mot « homme ». La servante accorde donc peu d’attention aux paroles du

philosophe, qui est pourtant payé par le roi pour tenir de tels propos, occupée qu’elle est par

ses tâches manuelles quotidiennes.

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4.3.2.2 La servante

La servante, présente dans nombre de comédies, est un personnage ironique en ce

sens qu’elle instaure un contraste entre son pragmatisme et la frivolité ou même l’idiotie de

ses maîtres. Elle sert de miroir où se reflète la bêtise de ceux qui devraient être mieux

éduqués puisqu’ils sont d’un rang plus noble. Bien que le Conte ne soit pas une comédie, il

est intéressant que, par sa retenue et son bon sens, la servante du château soit plus sage que

le souverain et plus réfléchie, malgré sa naïveté, que le philosophe. Sa candeur, notamment

la simplicité de ses sentiments et de ses réactions, peut devenir une marque d’ironie quand

elle fait ressortir, chez les autres personnages, leurs traits contraires. À ce propos, Philippe

Hamon écrit que « [l]e personnage de la servante […] est, sur certains points, l’héritière

naturaliste des Persans et Hurons du XVIIIe siècle125. » C’est-à-dire qu’elle représente un

certain état de nature, un retour à la simplicité qui permet de mieux comprendre l’univers,

d’être un savant naturel. En effet, dans la section sur le conte philosophique, nous avons

mentionné que la servante semblait connaître intuitivement le bateau. Bien qu’elle ne

confronte pas, en de longs dialogues, sa vision philosophique avec d’autres personnages,

comme le faisait Candide ou le Huron de Voltaire, la servante du Conte de l’île inconnue

nous semble porteuse de ce retour à la simplicité par l’économie de ses gestes et de ses

paroles, entre autres, qui mettent la pensée philosophique du conte en action plutôt qu’en

discours. Son regard différent sur le bateau, qu’elle tente de comprendre comme un être

vivant, établit un lien avec sa propre nature, s’approprie l’inconnu par comparaison avec

son univers.

Nous avons remarqué que Saramago utilise l’ironie presque exclusivement pour

remettre le pouvoir en question. Il est rare − en avons-nous trouvé? − que l’ironie s’en

prenne à des personnages qui ne représentent pas une forme de pouvoir. En fait, le

narrateur, à l’égard des personnages démunis qui souffrent de l’oppression, fait plutôt

montre de compassion et s’il y a ironie, c’est celle du sort. Nous nous demandons donc si,

chez Saramago, la compassion serait une nouvelle forme de subversion.

125 Philippe Hamon, L’ironie littéraire, op. cit., p. 118.

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4.4 … à la compassion comme nouvelle subversion

Dans Le conte de l’île inconnue, nous remarquons que l’ironie est concentrée dans

les quinze premières pages, soit dans le passage où l’homme s’entretient avec le roi. La

suite du conte ne présente aucune trace d’ironie. Seule une phrase de la servante, quand

l’homme se décourage de ne pas trouver d’équipage, semble ironique, mais elle est aussitôt

désamorcée par la réplique de l’homme et la réponse ferme de la servante : « C’est évident,

et après il faudra attendre que la saison soit favorable et la marée aussi et que des gens

viennent sur le quai nous souhaiter bon voyage, Tu te moques de moi, Jamais je ne me

moquerais de celui qui m’a fait sortir par la porte des décisions… » (CII, p. 44-45) Il

semble donc que l’ironie ne serve exclusivement, dans le Conte à tout le moins, qu’à

dénoncer le pouvoir. Vis-à-vis des personnages anonymes, le narrateur fait montre, au

contraire, de compassion, voire d’affection. En effet, nous avons déjà mentionné que le

narrateur demande pardon au lecteur pour la servante quand celle-ci revendique le bateau

de l’homme comme sien puisqu’elle aime la caravelle, alors que le roi, qui semble aussi

aimer les offrandes qu’il reçoit, ne bénéficie pas du tout de cette indulgence. On comprend

pourquoi le narrateur agit de cette façon en lisant le dialogue entre l’homme et la servante à

propos du bateau, quand ils sont au port : « Tu as dit qu’il [le bateau] était à toi, Excuse-

moi, c’est simplement parce que je l’ai aimé, Aimer est probablement la meilleure façon

d’avoir, avoir est sûrement la pire façon d’aimer. » (CII, p. 31) De plus, les parenthèses

marquant le propos ironique du narrateur disparaissent complètement de la suite du conte

tout comme les autres signes d’ironie que nous avons relevés plus haut.

Cependant, toutes ces considérations ne font pas de la compassion un mode de

subversion, nous en convenons. La compassion, selon le Petit Robert, est un « sentiment

qui porte à plaindre et partager les maux d’autrui ». Comme synonymes, on retrouve

« humanité » et « sensibilité ». Dans un monde où l’égoïsme est roi, où le peuple ne se

ligue plus que pour se débarrasser des gêneurs, et non par solidarité126, où les dirigeants

n’entrent plus en contact avec la population, les actes humains, empreints de compassion,

deviennent des signes de subversion, si on accorde à ce terme le sens de bouleverser, de

126 « En entendant ces paroles, prononcées avec calme et fermeté, les demandeurs à la porte des requêtes, chez

qui de minute en minute depuis le début de la conversation l’impatience grandissait, décidèrent, plus pour se

débarrasser de lui que par sympathie solidaire, d’intervenir en faveur de l’homme qui voulait un bateau et ils

se mirent à crier, Donne-lui le bateau, donne-lui le bateau. » (CII, p. 19-20. Nous soulignons.)

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renverser un ordre. Dans ce cas-ci, l’ordre établi est celui de l’individualisme à outrance qui

pousse chacun vers le confort matériel – le roi qui amasse des trésors − et routinier – les

matelots qui refusent de quitter « leur foyer et la vie facile à bord des paquebots » (CII,

p. 37) – au détriment de la quête de soi. La compassion joue un rôle subversif dans le sens

où elle remet en question cet individualisme par un mouvement vers l’Autre, par une

ouverture vers une meilleure compréhension de l’Altérité, donc de la nature humaine dans

ce qu’elle a de plus beau, de plus simple et parfois de plus blessant. Les actes de

compassion posés par les personnages, grâce auxquels « José Saramago questionne les

modes de vie, l’action politique et sociale, la liberté apparente des citoyens, dénonçant ainsi

les écueils de la société occidentale127 », sont autant de revendications pour un retour aux

valeurs humanistes. Les gestes les plus simples, les silences les plus profonds, les regards

les plus brefs, deviennent des revendications hautement symboliques d’une autre façon de

vivre son intériorité, mais aussi d’entrer en contact avec son prochain. Cela est d’autant

plus probant dans les relations homme / femme mis en scène par Saramago. Les sujets

masculins en sont à un stade transitoire de leur vie où ils remettent tout en question. Ils sont

prêts à changer de vision du monde et à adapter leurs comportements pour que ces derniers

fassent corps avec leur nouvel idéal. C’est à ce moment que la femme entre dans la vie de

l’homme. Soutien moral, présence rassurante, la femme devient inspiration, source de

motivation et guide pour l’homme en transition.

* * *

Dans ce chapitre, nous avons d’abord analysé Le conte de l’île inconnue à la loupe

de Propp pour dégager en quoi il correspond aux 31 fonctions proppiennes et en quoi il s’en

éloigne. Cela nous a amené à parler du conte philosophique, dont l’essence traverse le

Conte sans toutefois s’imposer totalement. Nous en avons conclu que la forme du conte

merveilleux empêche le conte philosophique de s’imposer, alors que celle du conte

philosophique entrave le complet établissement du conte merveilleux. De plus, Saramago

joue avec son lecteur, notamment avec son horizon d’attente, en subvertissant les règles du

conte classique par l’entremise de la narration et en utilisant l’ironie comme moyen de

remettre en question le pouvoir. Certains personnages, le philosophe et la servante, sont

127 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 125.

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fondamentalement ironiques. Le philosophe semble insipide, alors que la servante se révèle

plus sage que lui. Par sa présence, la servante renvoie l’image que le philosophe et le roi ne

sont que des êtres fantoches, sans profondeur aucune, malgré leur titre important. Enfin,

nous avons déterminé que la compassion, chez Saramago, pouvait être considérée comme

une nouvelle forme de subversion du fait qu’elle provoque des gestes, chez les

personnages, qui vont à l’encontre des valeurs sociales actuelles. Cela bouleverse l’ordre

établi et propose une nouvelle vision de la vie, des contacts humains et de la société, plus

humaine et axée sur un retour à une simplicité relationnelle bénéfique.

Le penchant de Saramago pour la transgression, selon Silvia Amorim, « constitue

un signe d’insatisfaction et de perplexité face au monde actuel où l’absence de liberté

subsiste et nous guette, sous des formes de plus en plus sournoises128. » Le matérialisme,

les habitudes et la hiérarchie sont toutes des formes insidieuses de l’asservissement. Dans

Le conte de l’île inconnue, la liberté s’acquiert au prix de la traversée de diverses figures

spatiales du passage, que nous étudierons grâce à l’apport de l’herméneutique de l’espace.

Ces figures révèlent l’aspect principal de l’œuvre, c’est-à-dire que le conte lui-même

devient une figure de passage. Un passage vers un monde merveilleux, oui, et aussi une

porte ouverte invitant le lecteur à s’engager du côté des lucides, qui refusent les pièges de la

société, qui veulent vivre leur rêve sans se laisser dominer ou détourner par les pensées

négatives d’autrui. Du côté de ceux qui veulent trouver leur propre île inconnue.

128 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 125.

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CHAPITRE II : Herméneutique de l’espace dans Le conte de l’île inconnue

Ce chapitre, consacré à l’herméneutique, particulièrement à celle de l’espace,

présentera d’abord un bref parcours historique du développement de cette discipline

interprétative en nous arrêtant, par l’entremise de Jean Molino129 ainsi que de Jean

Grondin130, sur les travaux de trois théoriciens en particulier : Schleiermacher, Dilthey et

Gadamer. Nous nous attarderons brièvement sur l’attitude que doit avoir l’herméneute

envers le texte qu’il tente d’interpréter, puis nous décrirons, à l’aide des textes de Jean-

Jacques Wunenburger131 et Benoit Doyon-Gosselin132, entre autres, ce qui caractérise

l’herméneutique de l’espace. Enfin, nous analyserons les figures spatiales du passage,

principalement la porte, le bateau ainsi que l’île, qui parsèment Le conte de l’île inconnue.

5. Sur les traces de l’herméneutique

L’herméneutique, c’est-à-dire l’art de l’interprétation, prend naissance dans le

besoin d’interpréter les textes religieux dont les mots, les gestes décrits, ont perdu leur

signification d’autrefois, perte causée par une « rupture de tradition133 » dans le sens où les

civilisations ayant subi une mutation de moeurs, la symbolique des traditions mentionnées

dans les textes sacrés n’est plus compréhensible, alors qu’elles doivent être comprises pour

que le lecteur ait accès au message livré par le texte. Le travail de l’exégète consiste alors à

actualiser ce dernier pour le rendre intelligible pour ses contemporains. Pour ce faire,

l’allégorie devient la solution qui permet de considérer que derrière des passages plus

ardus, plus vulgaires ou choquants se trouve un sens caché, « plus élevé, plus conforme au

divin134 ». En partant du sens littéral, l’interprète peut induire un sens plus profond au texte.

129 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », art. cit. ainsi que Jean Molino, « Pour une histoire

de l’interprétation (suite) », art. cit. 130 Jean Grondin, L’universalité de l’herméneutique, op. cit. 131 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au dedans : approches herméneutiques du lieu », dans Libres

horizons : pour une approche comparatiste. Lettres francophones. Imaginaire, textes réunis par Micéala

Symington et Béatrice Bonhomme, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 293-306. 132 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace, op. cit. ainsi que Benoit Doyon-Gosselin,

« Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies romanesques, art. cit.

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De l’Antiquité jusqu’au XIXe siècle, l’herméneutique se vouait au but doctrinaire

d’ « enseigner les règles d’une interprétation rigoureuse ou scientifiquement contrôlée [et]

d’offrir des préceptes méthodiques aux sciences proprement interprétatives afin d’éliminer,

autant que possible, la part de l’arbitraire dans le champ de l’interprétation135. »

Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, la nouvelle place du texte littéraire dans la

société a permis le développement d’une herméneutique spécifique à la littérature, car

[l]’œuvre littéraire n’est plus qu’un simple divertissement, elle est lourde d’une

signification profonde et vitale pour la société. […] Une œuvre littéraire ou

philosophique est donc chargée d’un sens comparable à celui que l’on trouve dans les

mythes ou dans les livres sacrés ; elle est, elle aussi, justiciable d’une critique

actualisante136.

Bien que plusieurs historiens de l’herméneutique attestent que Schleiermacher,

considéré comme le père de l’herméneutique moderne, est le premier à avoir pensé

l’universalité de cette approche interprétative, il n’en est rien. Jean Grondin, dans

L’universalité de l’herméneutique, retrace avec brio l’histoire de cette discipline et prouve

que plusieurs penseurs en ont compris, bien avant Schleiermacher, la portée universelle. Par

contre, il est vrai que Schleiermacher a réactualisé le débat autour de l’universalité de

l’herméneutique qui avait été relégué aux oubliettes avec l’arrivée de la logique kantienne.

Bien que le terme herméneutique n’apparaisse qu’en 1654, sous la plume de Dannhauer, le

raisonnement herméneutique, lui, existait depuis l’Antiquité sous le vocable : interprétation.

Nombreux sont les penseurs qui ont permis l’évolution des notions d’interprétation et de

compréhension au fil des siècles, seulement le cadre restreint du mémoire nous oblige à ne

nous attarder que sur certains. Nous avons choisi Schleiermacher, Dilthey et Gadamer, trois

des plus importants herméneutes des deux derniers siècles, car tous trois ont travaillé à

réintégrer la subjectivité dans l’herméneutique, subjectivité dont il nous semble essentiel de

tenir compte dans le travail de l’herméneute.

133 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 4. L’auteur souligne. 134 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 14. 135 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. XIII. 136 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », art. cit., p. 98.

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5.1 Les pères de l’herméneutique

5.1.1 Schleiermacher

Schleiermacher, philologue, théologien et philosophe, conçoit son herméneutique

« au confluent de la philologie et de la tradition de l’interprétation proprement

religieuse137 », c’est-à-dire basée sur la relation d’interdépendance entre le texte et l’histoire

pour la compréhension de chacun ainsi que sur les procédés interprétatifs propres aux textes

religieux. D’après Molino, Schleiermacher introduit dans l’interprétation la dichotomie

entre l’objectif et le subjectif, plus précisément une analyse du texte à partir de la langue et

de la culture d’une époque doublée d’une interprétation à partir de l’auteur, de l’ensemble

de son œuvre comme production d’une individualité. Selon ce cercle herméneutique,

un texte ne se comprend que par recours à l’ensemble des textes et l’ensemble des

textes ne se comprend que par la compréhension de chacun […] ; un fragment de texte

ne peut se comprendre que par appel à l’oeuvre entière, tandis que l’œuvre entière n’est

comprise à son tour que si son sens est comparable avec celui de l’ensemble de ses

parties138.

Ainsi, une « interprétation globale » nécessite deux formes de compréhension : l’une,

qualifiée de « divinatoire », s’exprime par une tentative intuitive et empathique « de se

mettre à la place du créateur ou de trouver le centre significatif du fragment et de s’y

installer par un acte d’identification immédiat » ; l’autre, la compréhension

« comparative », explicite et organise les intuitions de la compréhension divinatoire « de

façon à arriver à une interprétation globale du texte139. » Pour Schleiermacher, un texte ne

peut être actualisé que par l’apport de l’intuition qui « permet de comprendre et de

retrouver la subjectivité qui l’a produit140. » Pourtant, cette subjectivité productrice, ou

l’intention de l’auteur qu’elle soit consciente ou inconsciente, n’est pas seule garante du

sens du texte qui « est celui qui se présente naturellement, en examinant le texte [et qui]

peut être jugé par son sens propre indépendamment de [l’intention] de l’auteur141. » Il

137 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 97. 138 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 96. 139 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 99. 140 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 100. 141 Fénelon dans Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 100-101.

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semble donc que le sens de l’oeuvre ait une vie distincte, hors du contrôle de l’intention de

l’auteur. Cette indépendance permet une interprétation qui gagne en richesse, puisqu’elle ne

se limite pas à la seule intention de l’auteur, mais profite des acquis personnels de

l’herméneute pour atteindre de nouveaux niveaux de sens.

Cependant, Molino relève plusieurs problèmes à la théorie de Schleiermacher.

D’abord, celui de l’unicité du sens : « pour Schleiermacher, il ne peut y avoir qu’un sens,

qui englobe tous les sens parallèles et les intègre dans une interprétation cohérente142 », ce

qui est réducteur compte tenu que le signe renvoie constamment à une multitude d’autres

signes143 et que le sens d’un texte se retrouve au confluent entre le texte, l’auteur et le

récepteur144, ce dernier amenant avec lui son propre bagage de signes avec lesquels il

interprète le texte. Ce faisant, il y a danger que le lecteur ne trouve dans le texte que

« [l’]ensemble de pré-conceptions145 » qu’il y a apporté. Comment alors, comme se le

demande justement Molino, « garantir que notre intuition tombe juste146 », qu’aucune

violence ne sera faite au texte, particulièrement dans les cas où celui-ci est si éloigné de

nous que son sens premier nous échappe quasi complètement? Bien sûr, le texte survit

grâce à cette empathie qui nous permet « de donner du pathos à quelque chose qui ne nous

parle plus directement147 ». Mais à quel prix? Le sens que l’herméneute tente d’actualiser

est-il réellement conforme à l’intention de l’auteur? Pour Schleiermacher, « le critique

comprend le créateur mieux que celui-ci ne s’est compris lui-même. » Donc, « [l]a

recherche du sens ne se [limiterait] pas à la reconstruction du sens voulu par l’auteur et

142 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 101. 143 Molino retient des définitions de Peirce que « [l]e signe représente son objet, mais seulement par

l’intermédiaire d’autres signes, qui en sont les interprétants. Ce renvoi d’un signe à d’autres signes est

infini. » Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », ibid., p. 77. La notion de signe qui renvoie à

d’autres signes provient de la pensée leibnizienne : « On trouve dans ce monde, puisqu’il est le meilleur, la

plus grande connexion générale des signes qui soit possible dans un monde. Partant, n’importe quelle partie

réelle de ce monde peut être un signe naturel, direct ou indirect, de n’importe quelle autre partie du monde ».

Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 71. 144 « [C]e que nous a appris la longue histoire de l’herméneutique, c’est que le sens n’est pas dans le texte,

caché dans un jeu de combinaisons, codé ou gelé […], il est le résultat des relations complexes qui existent

entre le producteur, le texte et le récepteur. » Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art.

cit., p. 297. 145 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 293. 146 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », art. cit., p. 102. 147 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », id.

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reconnu par ses contemporains148 ». Il y aurait un sens caché, « profond et inconscient149 »,

à découvrir. Mais où se trouve-t-il?

5.1.2 Dilthey

Une nouvelle herméneutique apparaît au tournant du XXe siècle. Molino la situe en

1900, avec la publication de la conférence de Dilthey intitulée « Origine et développement

de l’herméneutique ». Dilthey pose lors de cette conférence le problème de la

compréhension et de l’explication. Il prend au sérieux l’impasse « de l’analyse de la

signification en tant que telle » qui était auparavant esquivée parce qu’insoluble. L’apport

de Dilthey est d’avoir « tenter de limiter l’arbitraire par l’appel à des règles d’interprétation

[…] qui viennent corriger et comme canaliser la subjectivité. » Il pose « pour la première

fois l’idée que l’herméneutique pourrait renfermer des règles universelles d’interprétation

qui seraient à même de servir de fondement aux sciences humaines150 » en général, pas

seulement à l’herméneutique. Dilthey fait de « [l’]exploration du mot intérieur […] la tâche

centrale de toutes les sciences humaines de la compréhension151. »

Pour Dilthey, la compréhension est « le processus par lequel nous connaissons un

“intérieur” à l’aide de signes perçus de l’extérieur par nos sens152 ». C’est-à-dire que par les

traces physiques d’une œuvre, son expression extérieure, nous parvenons à comprendre le

sens que cette œuvre avait pour son auteur et c’est ce sens qu’il nous faut lui rendre. La

compréhension est, chez Dilthey, un passage de l’expression extérieure à une intériorité,

qu’elle soit celle de l’auteur, quand on tente de remonter à son intention, ou celle du

lecteur, quand il décrit ce qu’évoque en lui tel ou tel passage du texte. Toute expression

extérieure serait donc le reflet d’une vie intérieure où « [l]’extériorisation résulte[rait] d’un

dialogue avec soi-même que notre compréhension doit s’efforcer de faire revivre, en

recréant dans [le sentiment vécu] de l’interprète [le sentiment vécu] qui a présidé a

l’expression à interpréter153. »

148 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », id. 149 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation », id. 150 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. XXIII. 151 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 123. 152 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art. cit., p. 286. 153 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 123.

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Là encore, plusieurs problèmes surgissent, notamment celui du sens vécu et du sens

objectif. Molino se demande, à juste titre, ce qu’il faut reconstituer – « [l]e sens vécu par le

créateur [ou celui] reconnu par les contemporains154? » −, quelle définition donner à

l’expression « sens vécu » et comment le restituer. Doit-on aussi considérer le sens dit

« objectif » qui peut s’extraire de « la confrontation du texte ou du monument avec les

valeurs et la conception du monde d’un groupe culturel? » Si oui, où est-il, sinon « flottant

partout au-dessus des consciences individuelles sans être jamais ancré dans un endroit

précis155 »? L’absence d’ancrage du sens objectif et la diversité de ce qui peut être

considéré comme un sens vécu rendent ardue la validation du sens du texte. De plus, un

second problème de sens, cette fois lié au sens intentionnel et au sens caché, vient s’ajouter.

Comme nous l’avions souligné avec Schleiermacher, l’interprète, puisqu’il enrichit le sens

de l’œuvre qui provient de l’intention de l’auteur par sa propre conception du monde des

signes, est amené « dans le mouvement même de l’interprétation, à trouver dans le texte ou

dans le monument des significations dont on ne peut être sûr qu’elles étaient explicitement

présentes dans la conscience du créateur156. » Cette conception pose la question de la

définition d’une signification inconsciente ; « [peut-on] parler d’une signification non

consciente, d’un sens non voulu? À supposer même qu’il soit légitime d’accepter une telle

notion, il faudrait la préciser suffisamment pour que l’on dégage les caractères qui la

distinguent de la signification intentionnelle, au sens courant du mot157. » Seulement, si

l’on accepte la dichotomie entre sens intentionnel et sens caché, « où est le passage et la

limite entre les deux158? » Enfin, nous nous heurtons au problème que pose le sentiment

vécu par l’interprète par rapport à son objet d’interprétation. En effet, « les traces et les

textes changent de sens […] : il faut, pour comprendre un texte, retrouver le sens voulu ou

vécu par l’auteur ou ses contemporains. » Le problème surgit au moment où l’on prend

conscience que, « [s]i le texte tient, par toutes ses racines, au monde qui l’entoure et lui

donne son sens, […] l’exégète […] aussi est lié à son temps par ses “préjugés”, par sa

conception du monde159. » Son rapport à l’objet est alors biaisé par la distance temporelle

154 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art. cit., p. 288. 155 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », id. 156 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 289. 157 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 290. 158 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) » id. 159 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 293.

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qui l’éloigne ou le rapproche d’un texte et par tous les écrans − nouvelles théories

littéraires, développements historiques, etc. – qui peuvent l’éloigner du sens vécu et voulu

par l’auteur. Comment, dans ces conditions précaires, trouver un juste milieu pour

approcher adéquatement un texte?

5.1.3 Gadamer

La réponse provient de Gadamer, qui formule une idée totalement nouvelle : celle

que l’herméneutique n’a pas besoin de se doter de critères rigides pour légitimer son

approche des textes comme le font les sciences de la nature160. En effet, ce dernier conteste

la tendance de ses prédécesseurs à vouloir à tout prix formuler une méthode161 qui pourrait

s’appliquer comme une grille d’interprétation à la multiplicité des textes. Selon lui, cette

conception de l’herméneutique explique les apories auxquelles se sont heurtées les

précédentes théories. Pour Gadamer, les sciences humaines, parce qu’elles traitent

justement de l’humain, ont une part d’imprévu imputable à la subjectivité. L’herméneute ne

peut mettre de côté ses propres préconceptions, ni analyser un texte sans tenir compte de

celles de son auteur. En ce sens, Gadamer réhabilite les préjugés162 qui peuvent être riches

en intuitions originales et servir de premier pas à une interprétation. « Nos attentes de sens,

il n’y a pas lieu de les mettre entre parenthèses, mais bien de les mettre en relief de façon à

ce que les textes que nous cherchons à entendre puissent y répondre de la manière la plus

distincte163. » Bien sûr, Gadamer ne légitime pas tous les préjugés, ni toutes les

interprétations, cela mènerait à accepter l’arbitraire, ce qui n’est pas le cas de sa démarche.

Il souhaite seulement redonner sa place à une part oubliée du travail interprétatif.

160 D’ailleurs, selon Molino, « les significations ne sont pas des choses comme les autres : on ne peut pas les

traiter comme des objets bien découpés qu’il suffirait d’observer pour en découvrir l’organisation. » Jean

Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 284. 161 Dans la foulée de Heidegger, Gadamer voulait « montrer à l’aide [des sciences de l’homme] les limites,

voire l’insignifiance d’une connaissance qui voudrait s’appuyer sur un fondement purement

méthodologique. » Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 159. Effectivement, « les sciences humaines

réellement pratiquées se caractérisent davantage par l’exercice d’un certain savoir-faire […] que par

l’application rigoureuse d’une méthode bien précise. » Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 161. 162 « [L]a tâche première ne sera plus d’éliminer les préjugés, car il y en a de féconds, mais de les reconnaître

et de les développer pour ce qu’ils sont, savoir des leviers de compréhension. […] [L]a fonction première et

critique de l’interprétation […] est d’élucider pour elles-mêmes nos anticipations. » Jean Grondin,

L’universalité, op. cit., p. 167. 163 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 179.

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Du reste, le legs de Gadamer ne s’arrête pas là. Il reprend aussi, dans Vérité et

méthode, « l’intuition de Heidegger selon laquelle la compréhension renferme toujours une

part de compréhension de soi, […] une application à soi164. » C’est-à-dire qu’« un sens

pleinement compris est toujours un sens qui a été appliqué à notre situation, qui a aussi une

pertinence pour moi165. » Ainsi, Gadamer reprend la notion de mot intérieur, chère à

Dilthey, pour l’approfondir par le concept de dialogue166 pour lequel la compréhension

d’un texte se développe à travers un échange de questions et de réponses entre le texte et

son lecteur.

L’herméneutique de l’application obéit de cette manière à une dialectique de la

question et de la réponse. Si comprendre signifie appliquer un sens à notre situation,

c’est parce qu’on a su y déceler une réponse à des questions actuelles. […] Il n’est pas

d’interprétation qui ne soit une réponse à une question ou à une recherche d’orientation,

d’autant que la compréhension s’accompagne nécessairement d’une rencontre avec

soi167.

Cette notion à propos d’un dialogue entre l’œuvre et son récepteur fait écho aux trois

dimensions textuelles que nous avons mentionnées en parlant de la première aporie de

Schleiermacher. Molino constate que les problèmes de l’herméneutique sont causés par la

confusion entre les trois instances qui constituent le texte − le producteur, le texte et

l’interprète168 −, car

les trois dimensions ne coïncident généralement pas : il est impossible de retrouver le

sens vécu par l’auteur grâce à la seule étude du texte, comme il est impossible de

retrouver le sens du texte à partir de notre seule expérience de lecteur et de décrire, à

partir du texte seul, le sens que lui attribue tel ou tel lecteur dans telle ou telle

circonstance169.

Il n’y aurait donc pas « un sens du texte, mais trois sens, ou plutôt trois organisations

distinctes du sens170. » Grondin ne dit pas autrement quand il mentionne que « [l]e signe ou

164 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 176. 165 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 78. Leçon que Gadamer a tiré du piétisme. 166 « [L]orsque nous ne saisissons pas un texte, c’est toujours parce qu’il ne nous dit rien ou n’a rien à nous

dire. […] Il est donc naturel que la compréhension se produise à chaque fois selon des guises différentes selon

les époques, voire selon les individus. » Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 176. L’auteur souligne. 167 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 178. 168 « [T]out objet symbolique est constitué dans et par cette triple dimension et il existe en même temps

comme objet (niveau neutre), comme stratégies de production (niveau poïétique) et comme stratégie de

réception (niveau esthétique). » Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art. cit., p. 301. 169 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 300. L’auteur souligne. 170 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », ibid., p. 301.

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le mot que l’on entend ne doit jamais être pris pour la présence ultime du sens171. » Pour

que le sens affleure du texte, l’herméneute doit être à l’écoute du dialogue qui s’instaure

entre ces trois dimensions. En effet, « l’herméneutique entend rappeler qu’on ne peut

comprendre une phrase si on l’extrait de son contexte motivationnel, c’est-à-dire du

dialogue dont elle sourd et dont elle tire toute sa pertinence172. » Ajoutons à cela que le

texte fait écho au dialogue intérieur de l’interprète, à son propre mot intérieur qui permet de

faire parler l’objet à interpréter, et que « [c]’est cette remontée vers le verbe intérieur et le

dialogue [que Gadamer] découvre qui fonde l’universalité de l’herméneutique173. » Cette

notion de verbe intérieur n’est pas nouvelle, elle remonte en fait aux doctrines stoïciennes

et augustiniennes qui mettent de l’avant l’impossibilité du langage à s’exprimer

entièrement, c’est-à-dire à exprimer entièrement la richesse qui vit en chacun de nous et

que nous tentons de traduire par les mots.

Le langage effectif n’exprime jamais tout ce qu’il y aurait à dire. […] C’est pourquoi la

dimension universelle qui appelle une réflexion herméneutique sera celle du mot

intérieur, du dialogue dont chaque expression reçoit son sens et sa direction. […] Nous

vivons dans et d’un dialogue qui n’a pas de terme parce que les mots ne parviennent

jamais à exprimer tout à fait ce que nous sommes et ce qu’il y aurait à comprendre174.

D’où l’importance du non-dit, de tout ce qui se cache derrière un mot, qui signifie et touche

autant que ce mot.

Ce résumé a mis en lumière l’indissociabilité des notions d’interprétation et de

compréhension – ainsi que d’explication, selon Bertrand Gervais175, inspiré de Paul

Ricoeur −, notions que nous expliciterons davantage quand nous aborderons

l’herméneutique de l’espace. En effet, seul un texte dont les zones d’ombre sont si

présentes que l’accès à son sens en est compromis, et qui semble appeler « la recherche

d’un sens second, dérivé, implicite176 », peut faire l’objet d’une interprétation. Cet écart

entre le texte et sa compréhension est appelé, selon la désignation de Bertrand Gervais, le

prétexte. Pour s’actualiser, le prétexte nécessite aussi « un contexte, qui favorise la

171 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 220-221. 172 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 181. 173 Jean Grondin, L’universalité, ibid., p. 185. 174 Jean Grondin, L’universalité, op. cit., p. 189-190. 175 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, op. cit. 176 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 59.

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recherche d’un tel sens second177. » Nous voyons avec Bertrand Gervais que, même si tout

acte de communication – paroles, textes, objets même − renvoie à des signes qui doivent

être interprétés pour être compris, le texte littéraire, lui, exige une attention particulière,

différemment construite de celle que nécessite l’interprétation plus générale des signes qui

parsèment notre quotidien.

5.2 L’attitude de l’herméneute

Cela va sans dire, l’approche d’un texte ne peut appartenir au domaine de

l’approximatif. Si Gadamer a réhabilité la subjectivité en herméneutique, il a aussi mis

l’interprète en garde contre l’arbitraire178. Ce serait faire violence au texte que d’apposer

tous nos préjugés à ce dernier. Selon Benoit Doyon-Gosselin, « [l]es intuitions symboliques

propres à chaque lecteur doivent […] reposer sur les propositions du texte179. » La tâche

initiale de l’herméneute est de trouver le bon dosage entre l’intuition première (les

préjugés) et ce que dit le texte. Cette attitude de lecture, Bertrand Gervais la nomme lecture

littéraire. Elle « est un coup de force, à chaque fois personnel, singulier, unique180 » où le

lecteur doit faire preuve « d’un investissement accru […] qui se réalise dans le passage

d’un premier mode de lecture, qu’on peut dire fondé sur la progression à travers le texte, à

un second, fondé cette fois-ci sur une plus grande compréhension de ses dispositifs181. » Il

n’est pas demandé à l’interprète de s’effacer, mais au contraire de mettre de l’avant sa

singularité en tant que lecteur, « de faire sentir sa présence, de se poser comme sujet lisant

ayant une façon de faire, une expertise qui ne s’efface pas182 » tout en restant à l’écoute du

texte. Ce dernier « a préséance et […] doit suggérer les problématiques qui serviront de

177 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, id. 178 La « réhabilitation des préjugés [selon Gadamer] n’a pas pour fin de légitimer tous les préjugés qui

circulent, ce serait sanctionner l’arbitraire, mais, bien au contraire, de soumettre nos préconceptions à un test

critique. Non pas pour supprimer l’ordre du préjugé, indépassable tant que la compréhension sera le fait

d’êtres finis, mais pour permettre aux préjugés les plus féconds de se faire valoir. » Jean Grondin,

L’universalité, op. cit., p. 168. 179 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies

romanesques, art. cit., p. 69. 180 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, op. cit., p. 18. 181 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 33. 182 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 35.

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filtre à sa lecture, et non tel projet critique ou savant déjà en marche183 ». Cela dans le but

de proposer « [u]ne lecture qui construit le texte non pas de façon à trouver en lui ce qu’il y

a de général ou de partagé, ce qui le fait participer à un genre ou un courant, une école, un

style, mais pour rechercher ce qui le rend distinct, ce qui lui est spécifique184. » En ce sens,

la lecture littéraire n’est pas l’application d’une méthodologie, ni « une catégorie de

résultats, mais un processus. Elle demande un travail, une attitude, une écoute du texte185. »

Pour entamer ce processus, il ne suffit pas qu’il y ait un lecteur et un texte, il faut aussi ce

que Bertrand Gervais appelle une métaphore fondatrice, c’est-à-dire « une hypothèse de

lecture qui soit, elle aussi, singulière. » Pour établir cette hypothèse, l’herméneute requiert

« de l’imagination, le désir d’inscrire sa lecture du texte comme lieu unique, singulier. Ce

qui ne veut pas dire arbitraire ou improvisé186. » Au fil de la progression dans le texte, il

peut s’avérer que la métaphore fondatrice originelle ne résiste pas à l’analyse. Cela n’est

pas un problème en soi, puisque cette métaphore initiale aura tout de même servi à poser les

bases d’une lecture littéraire qui peut désormais prendre son envol et aller au-delà des

espérances premières de l’herméneute, car la fonction de la métaphore fondatrice n’est pas

d’emprisonner la lecture, mais plutôt de servir de tremplin pour mieux plonger dans le

texte. Enfin, le travail de l’herméneute ne consiste aucunement à épuiser les significations

de l’oeuvre, cela est d’ailleurs impossible : chaque nouvelle lecture apportera

nécessairement son lot de conjectures inexplorées. Partant, le mot d’ordre de Bertrand

Gervais est originalité.

5.3 Vers l’herméneutique de l’espace

Pourquoi développer une herméneutique propre à l’espace? Bien sûr, préciser que

l’interprétation en jeu s’attardera principalement sur l’espace (ou les espaces) mis en place

dans le texte est nécessaire, mais il semble que la notion d’herméneutique de l’espace aille

au-delà de cette simple précision. Malgré l’intérêt marqué pour l’espace chez plusieurs

théoriciens, notamment Bachelard, Foucault et Greimas, l’espace restait « souvent le parent

183 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 37. 184 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, id. 185 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 29. 186 Bertrand Gervais, Lecture littéraire, ibid., p. 38.

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pauvre du couple espace-temps187 », selon Benoit Doyon-Gosselin qui voulait mettre en

place une approche novatrice pour analyser et interpréter l’espace et les lieux dans la fiction

afin de réhabiliter le parent délaissé de la théorie littéraire. L’herméneutique de l’espace, si

elle emprunte sa méthode à l’herméneutique traditionnelle, n’en propose pas moins

quelques critères qui lui sont spécifiques.

Tout d’abord, répondons à notre interrogation de départ : qu’ont-ils de si spécial, ces

lieux, pour qu’ils génèrent un besoin de les analyser en propre? Selon Michel Foucault, une

partie de la réponse se trouve dans le lien que l’époque actuelle entretient avec l’espace. Pas

qu’autrefois ce lien était inexistant, mais il n’avait certes pas l’ampleur d’aujourd’hui. Pour

Foucault, notre époque est celle de l’espace188, par rapport à la domination du temps qui

régissait les siècles précédents.

Nous sommes à l’époque du simultané, nous sommes à l’époque de la juxtaposition, à

l’époque du proche et du lointain, du côte à côte, du dispersé. Nous sommes à un

moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se

développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui

entrecroise son écheveau189.

La spécificité d’une herméneutique de l’espace se justifie donc par une nouvelle

accessibilité à une multitude de lieux que nous n’avons même plus besoin de visiter pour

connaître, grâce aux médias et aux diverses technologies, mais aussi par la richesse de leurs

significations et des rapports que nous entretenons avec certains d’entre eux. En ce sens,

Jean-Jacques Wunenburger190 met de l’avant l’imbrication subtile entre l’intériorité de

chacun et le génie du lieu, en d’autres mots la force d’attraction qu’un endroit exerce sur

son visiteur. Selon lui, un lieu peut être porteur d’une signification profonde – il s’agit

souvent d’un haut-lieu191, selon la classification de Mario Bédard, c’est-à-dire un endroit

dont « [l]a singularité […] provient […] avant tout de sa “hauteur”, une hauteur bien plus

qualitative que topographique, en ce qu’elle surimpose à sa nature fonctionnelle première,

187 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique, op. cit., p. 37. 188 « En tout cas, je crois que l’inquiétude d’aujourd’hui concerne fondamentalement l’espace, sans doute

beaucoup plus que le temps ; le temps n’apparaît probablement que comme l’un des jeux de distribution

possibles entre les éléments qui se répartissent dans l’espace. » Michel Foucault, « Des espaces autres », art.

cit., p. 752. 189 Michel Foucault, « Des espaces autres », id. 190 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », art. cit. 191 « [U]n lieu est dit ou devient haut-lieu en égard à l’imaginaire qu’il suscite et à la symbolique qu’on lui

reconnaît. » Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu, ou la quadrature d’un géosymbole », dans Cahiers

de Géographie du Québec, vol. 46. n° 127 (avril 2002), p. 51. De plus, « il constitue le support d’un sens qui

vient s’ajouter au sens ordinaire. » Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu », ibid., p. 52.

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comme lieu, une dimension symbolique qui l’institue comme marqueur référentiel

structurant192 » − mais ne touchera pas nécessairement son visiteur. Au contraire, un lieu

sans signification prédéterminée peut devenir très symbolique pour une personne qui s’y

reconnaît, dont une dimension profonde intérieure vibre en accord avec l’endroit. Ainsi,

« tout espace peut, lorsqu’il est transfiguré par un regard, devenir inspirant193 » si la

contemplation de ce lieu est effectuée avec « une qualité intérieure, […] une attention, […]

une disponibilité, bref, […] un état d’âme194 » propice à la réception de la beauté de cet

espace.

Ces lieux qui ont une portée symbolique immense se retrouvent nécessairement

dans les descriptions qui parsèment les romans. Les personnages eux-mêmes vivent,

évoluent, sont sensibles à ce qu’on nommera désormais figures spatiales, selon l’acception

de Fernando Lambert195, qui sont à la fois productrices de sens par leur « participation

essentielle à la structure narrative globale » et qui permettent « de rendre compte des divers

espaces inscrits dans le récit196 ». À un point tel que certaines œuvres se construisent

entièrement autour d’un ou de quelques espaces hautement symboliques pour l’œuvre et

son personnage principal, quoique « ces figures spatiales […] ne possèdent certainement

pas toutes la même valeur selon leur utilisation dans une œuvre donnée197. » Pour en

déterminer la valeur, la figure spatiale doit donc être replacée dans le contexte de l’œuvre

entière, processus que Lambert nomme configuration spatiale et qui « a comme fonction de

rendre compte de l’organisation de l’espace dans l’ensemble du récit198 ». Le but de la

configuration spatiale est de faire ressortir les liens qui unissent ou distinguent les figures

spatiales.

Dans le cadre de la configuration spatiale, le lecteur est amené à se poser plusieurs

questions. Deux lieux peuvent-ils s’opposer? Plusieurs figures spatiales à première vue

hétérogènes peuvent-elles posséder des fonctions complémentaires? Peut-on regrouper

192 Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu », ibid., p. 51. 193 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », art. cit., p. 298. 194 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », id. 195 Fernando Lambert, « Espace et narration : théorie et pratique », dans Études littéraires, vol. 30, n° 2 (hiver

1998), p. 111-120. 196 Fernando Lambert, « Espace et narration », ibid., p. 114. 197 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies

romanesques, art. cit., p. 70. 198 Fernando Lambert, « Espace et narration », art. cit., p. 114.

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certaines figures dans des catégories plus vastes? Des faisceaux de sens spatiaux se

recoupent-ils199?

Enfin, une troisième étape consiste à découvrir « [e]n liant différents faisceaux de sens » si

une ou plusieurs figures spatiales peut « signifier autre chose », c’est-à-dire être refigurée.

Il est en effet possible que, sous le sens littéral, un autre sens englobant l’ensemble de

l’œuvre permette de faire signifier les figures spatiales différemment. En résumé, « la

refiguration spatiale permet de donner un sens second aux figures spatiales. Elle permet

finalement d’interpréter l’œuvre pour la faire signifier à partir de l’espace200. »

Pour rattacher les concepts spatiaux de Fernando Lambert décrits précédemment à

l’herméneutique, Benoit Doyon-Gosselin les met en parallèle avec les trois étapes de la

discipline interprétative − comprendre, expliquer, interpréter. Il faut d’abord décrire

simplement tous les lieux importants de l’œuvre, les figures spatiales, pour les comprendre.

Ici, « [o]n s’intéresse à l’illusion de réel que sous-tend la figure spatiale201. » Ensuite,

l’explication fait ressortir la structure d’ensemble de l’œuvre « [e]n liant les figures

spatiales les unes avec les autres, [ce qui permet de] saisir le schéma ou, comme nous le

préférons, la configuration spatiale de l’œuvre. » Finalement, l’interprétation intègre la

configuration spatiale dans un système de signes plus vaste qui refigure ainsi les figures

spatiales par un travail d’appropriation de l’œuvre de la part de l’herméneute. En effet, si

« un discours peut, à nos yeux, prendre une nouvelle signification lorsque nous le mettons

en relation avec quelque chose à quoi […] nous n’avions pas pensé antérieurement202 », il

en va de même pour une figure spatiale qui peut alors servir de métaphore pour expliquer

une œuvre entière.

Dans la présentation de son herméneutique de l’espace, Benoit Doyon-Gosselin

prend le temps de distinguer sa théorie de celle de la géocritique. Au contraire d’une

approche géocritique qui analyse la représentation d’un espace − souvent un espace réel,

particulièrement une ville − à travers de nombreuses œuvres de différents auteurs, « une

analyse qui repose sur l’herméneutique des espaces fictionnels permet de lire une seule

199 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies

romanesques, art. cit., p. 72. 200 Benoit Doyon-Gosselin, « Pour une herméneutique des espaces fictionnels », dans Topographies

romanesques, ibid., p. 74. 201 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace, op.cit., p. 62. 202 Jean Molino, « Pour une histoire de l’interprétation (suite) », art. cit., p. 308.

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œuvre ou alors toutes les œuvres d’un même auteur pour en arriver à la construction du

sens en fonction des différents espaces : ville, loft, île, rivière, etc203. » La géocritique

propose une « dialectique espace-littérature-espace [qui] marque la primauté de l’espace

réel transformé ensuite en espace imaginaire204 », alors que la priorité, en herméneutique de

l’espace, est accordée à la figure spatiale.

203 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace, op. cit., p. 69. 204 Benoit Doyon-Gosselin, Pour une herméneutique de l’espace, ibid., p. 68.

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6. Les figures spatiales du passage

Les trois figures spatiales les plus importantes du récit, soit la porte, le bateau et

l’île, peuvent être considérées comme des symboles de passage. Nul doute, la porte permet

de traverser d’un lieu à un autre, ou métaphoriquement, d’un état à un autre ; le bateau

permet la traversée entre deux mondes, symboliquement du monde des vivants vers celui

des morts ; l’île, elle, est une figure si riche qu’elle cultive un vaste imaginaire tissé d’une

multitude de significations parfois contradictoires. Nous nous attarderons sur certains de

ces sens, toujours dans la perspective de la fonction de passage de l’île, qui est à la fois,

pour l’homme du Conte de l’île inconnue, but à atteindre et moyen d’atteindre un but.

Selon Tadié, le symbole est une image qui « résume tout le récit, en conjugue les

divers plans, lui donne son sens » et si « le contexte culturel permet un dictionnaire des

symboles, […] le texte l’interdit205. » Nous convenons que nous ne pouvons apposer une

définition venant d’un dictionnaire à un symbole, ce serait faire violence au texte que de ne

pas le laisser (se) définir (par) ce dernier. Dans l’optique où les dictionnaires ne sont que

des guides, non des autorités, nous ferons appel à deux d’entre eux pour enrichir notre

analyse : Le dictionnaire symbolique des symboles de Roger Begey et Jean-Paul Bertrand et

Le dictionnaire des symboles de Jean Chevalier et Alain Gheerbrant.

6.1 La porte et son Gardien

Même si la banalité de la porte, espace anonyme de tous les passages, qu’on franchit

sans s’y arrêter véritablement, nous dispose à croire que cette figure spatiale appartient au

domaine de l’entre-lieu206, et même du bas-lieu, cela ne veut pas dire qu’elle ne mérite pas

205 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, Paris, Gallimard, 1994, p. 162. 206 Selon Mario Bédard, « les entre-lieux sont des espaces intersticiels [sic] ouverts et générateurs de

métissage où s’adonne aujourd’hui en premier lieu la dynamique relationnelle du Même et de l’Autre.

Directement associés au lieu qu’ils délimitent, les entre-lieux sont des processus actifs “de dépassement et de

régénération” […] qui participent étroitement, et de façon intéressée, au devenir du lieu. » Mario Bédard,

« Pour une typologie du haut-lieu », art. cit., p. 62. En effet, il semble épineux, au premier abord, de

considérer la porte comme autre chose qu’un entre-lieu, car elle est effectivement un objet qui s’insère entre

deux lieux, entre deux dynamiques : celle de l’homme par opposition à celle du roi. En elle-même, il est vrai

qu’elle n’est pas un lieu en tant que tel, personne ne pouvant vivre ou voyager sur une porte. Cependant, dans

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qu’on s’y attarde parce que moins noble qu’un haut-lieu. Bien au contraire, Poche, La

Soudière et Corajoud expliquent l’importance de ces bas-lieux « qui remplissent par

ailleurs un même office identitaire » que les hauts-lieux : « [u]ne venelle, un porche, une

façade, un parvis de café ou d’église, voire une arrière-cour, par exemple, leur apparaissent

être des lieux ou des attributs de lieux éminemment signifiants, parce que partagés par le

plus grand nombre207. » Rappelons qu’un haut-lieu se distingue par les éléments qui en font

sa « hauteur symbolique » et qui affirment « sa différence208 ». Dans le conte de Saramago,

les portes du château du roi se différencient par des fonctions et des noms distinctifs et leur

accès est régi par des règlements. Ces portes sont d’autant plus représentatives qu’elles ont

une incidence sur l’avenir de certains personnages (la porte des décisions sur la servante ; la

porte des requêtes sur l’homme) ou qu’elles évoquent la personnalité d’autres personnages

(la porte des offrandes révèle l’égoïsme du roi) en plus de détenir la majorité des

caractéristiques spécifiques à toute porte symbolique (un seuil, un Gardien, un nom et une

fonction), d’où l’idée qu’une simple porte peut devenir un haut-lieu quand son rôle dans le

récit amplifie sa hauteur symbolique. En effet, le Conte, ne comptant qu’une soixantaine de

pages, consacre près du quart de son récit – 16 pages − aux événements et pourparlers qui

se déroulent devant la porte des requêtes. Première étape cruciale à franchir pour atteindre

l’île, cette figure spatiale ne peut être mise de côté dans notre analyse.

Quoiqu’une porte soit faite pour être traversée, sa symbolique n’autorise pas que

son seuil soit franchi impunément. L’homme doit « déjà [être] potentiellement porteur d’un

être qu’il puisse construire en justesse, en vérité209. » Pour ce faire, il doit découvrir sa

démarche et la préserver consciemment, c’est-à-dire partir à la recherche de l’île inconnue,

désir qu’il conserve malgré l’insistance du roi à lui démontrer que sa quête est inutile

le cadre de notre réflexion, nous englobons dans la notion de porte celle de seuil. Nous développons aussi,

plus loin, en quoi exactement la porte, dans Le conte de l’île inconnue seulement − nous n’oserions pas

extrapoler cette notion à toutes les portes −, peut devenir un haut-lieu. Sans être tout à fait un lieu dans le sens

commun du terme, ses propriétés nous poussent à nous demander en quoi la porte peut tout de même devenir

un lieu de passage. 207 Michel Corajoud, « Regarder le haut-lieu de dos », dans Hauts-lieux – Une quête de racines, de sacré, de

symboles, Paris, Autrement (Mutations), n° 115 (1990), p. 39-41. Martin de La Soudière, « Les hauts-lieux…

mais les autres? », dans Des Hauts-lieux – La construction sociale de l’exemplarité, Paris, CNRS, Centre

régional de publication de Lyon, 1991, p. 17-31. Bernard Poche, « Du haut-lieu, on voit la plaine », dans

Hauts-lieux – Une quête de racines, de sacré, de symboles, Paris, Autrement (Mutations), n° 115 (1990), p.

67-71. Tous les trois cités par Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu », art. cit., p. 59. 208 Mario Bédard, « Une typologie du haut-lieu », id. 209 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op.cit., p. 289.

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puisque toutes les îles sont répertoriées sur les cartes. En outre, on ne peut traverser une

porte sans avoir au préalable mûrement réfléchi à ses motivations et aux conséquences du

choix de poursuivre l’aventure vers un inconnu qui pourrait se révéler menaçant. Pas

seulement menaçant dans le sens de dangereux ; menaçant, également, pour les habitudes

aliénantes, les anciennes peurs paralysantes qui refusent leur abandon, nécessaire à la

traversée : « chacune de ces représentations [de porte] est une invite à tenter d’accomplir un

passage. Car c’est bien une incitation à changer de nature que propose le symbole. À

savoir : oser franchir et passer dans une nature inconnue, oser affronter un monde invisible

non exempt de dangers210. » « Changer de nature », renoncer au poids de l’être que la

société a forgé, « affronter un monde invisible » à la fois physique et psychique, voilà ce

que désirent les deux protagonistes pour sortir d’eux, se surpasser, mieux se connaître et

ainsi savoir qui ils seront en abordant l’île inconnue, l’un en demandant un bateau au roi

pour partir à la recherche de l’île inconnue, l’autre en suivant l’homme. En ce sens,

[q]uel que soit l’esprit de liberté que l’on porte en soi, la démarche comporte toujours

quelque risque. Car, si le seuil est lié à la notion d’un au-delà, d’un autre côté, d’une

vision spirituelle renouvelée, le franchir équivaut […] à un changement assez

considérable de mode de vie risquant fort de devenir irréversible. Dès que l’aventure

initiatique […] a été engagée, elle ne peut jamais être véritablement abandonnée sans

quelque dommage pour l’être vrai. Certes, on peut et même l’on doit abandonner un

chemin qui paraît soudain ne mener qu’à la tromperie. Mais il ne faut pas alors céder au

découragement, il faut chercher une autre voie211.

Dès que l’homme se rend au château pour obtenir un bateau, il s’engage dans cette

« aventure initiatique » et s’il insiste, malgré les arguments – somme toute valables – du roi

à propos de l’inexistence de l’île inconnue, c’est que l’homme sait qu’il ne peut abandonner

sa quête sans renier la part de lui-même qu’il tente justement de découvrir. Pourtant, quand

il revient à la caravelle sans équipage, il semble bien près de céder au découragement.

Mais, s’il ne réussit pas à engager de matelots, n’est-ce pas parce que, justement, ce chemin

n’est pas le bon? L’autre voie, la servante la propose déjà : partir à deux. Cependant,

l’homme, aveuglé par son idéal de périple, exclut cette suggestion. Serait-ce parce qu’il n’a

pas encore changé de nature? En réalité, lui n’a pas franchi de porte, seule la servante,

210 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 288. 211 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 292. L’auteur

souligne.

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contre toute attente, en a franchi une, celle des décisions, ce qui semble la rendre plus forte

devant l’adversité. Nous y reviendrons.

Comme nous le mentionnions, « [q]uiconque s’engage dans un processus initiatique

se trouve, tôt ou tard, confronté au symbolisme de la porte212. » Celle-ci ne doit donc pas

être accessible à tous. Ici entre en jeu le Gardien du Seuil, gardien de la porte, qui

autorise − ou refuse − le passage à celui ou celle qui se présente. « Que se passe-t-il

derrière? Il est dit : “Frappez et l’on vous ouvrira”, mais la chose est rarement si simple.

Car la porte est souvent gardée et le Gardien du Seuil a seul le pouvoir de décider de

l’opportunité de son ouverture. Il a, entre autres fonctions, pour mission de reconnaître la

qualité de celui qui frappe213. » Même si la servante demande au souverain si elle ouvre la

porte des requêtes toute grande ou si elle ne fait que l’entrouvrir, elle est habituellement

seule responsable d’ouvrir cette porte. Sa chaise paillée, qu’elle présente au monarque pour

qu’il s’y assoie pendant son entretien avec l’homme, est même installée tout près. Le roi

décide d’ouvrir toute grande la porte, malgré sa répugnance pour le contact avec « l’air de

la rue » (CII, p. 13), non seulement par souci de son image si on le voyait converser « au

travers d’une fente » (CII, p. 13), mais aussi car, dans le domaine de l’initiation, « la

symbolique de la porte entrouverte est inexistante, […] parce qu’en cette matière on ne

saurait se contenter d’un furtif aperçu. Quel que soit le risque, il faut entrer franchement, et

non pas se faufiler214. » En d’autres mots, l’homme doit faire la requête d’un bateau sans

ambages − la requête, ici, devient une métaphore du franchissement dans le sens où

l’obtention du bateau est à la fois une première épreuve à surmonter et un accès à l’autre

seuil qu’est le port, dont nous parlerons plus loin −, en patientant trois jours pour

s’entretenir de vive voix avec le roi, et non à travers l’entrebâillement d’une porte, ce qui

équivaudrait à se faufiler, surtout après toutes les démarches entreprises. Quant à

déterminer les qualités de l’homme, pendant l’attente de ce dernier, la servante l’a observé :

« [l]a femme, elle, ne pensa rien, elle avait dû tout penser pendant ces trois jours quand elle

entrouvrait de temps à autre la porte pour voir si cet homme attendait toujours au-dehors. »

(CII, p. 45) Elle a ainsi pu juger de sa détermination tout autant que de la valeur de ses dires

et de sa requête lors de son entrevue avec le roi. N’est-il donc pas contradictoire, ici, que la

212 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 288. 213 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, id. L’auteur souligne. 214 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 293.

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servante, elle, entrouvre la porte? En fait, non, puisqu’il semble que seul le requérant ne

doive pas franchir la porte sur la pointe des pieds. Nulle part il n’est mentionné que le

Gardien est soumis à la même injonction. En fait, il peut user de la stratégie qui lui convient

pour évaluer le mérite de l’aventurier. Quant à la servante, elle estime l’homme si digne

qu’elle décide de faire sien son périple : « elle avait décidé de suivre l’homme au moment

où il s’était dirigé vers le port pour prendre livraison du bateau. » (CII, p. 23) Dans le cas

du Conte, l’idéal sous-entendu par la requête a aussi été considéré. Remarquons que la

servante n’a pas accompagné les requérants qui voulaient de l’argent, des décorations ou

des titres. En effet, ces demandes, faites dans une optique plutôt matérialiste, ne débouchent

pas sur une transformation de l’être profond.

En outre, si toute porte est lourde de significations, de choix, on peut aussi dire que

tout choix est une porte qui conduit vers un ailleurs. Certaines décisions encouragent

l’immobilisme − ou plutôt l’absence de décision empêche de traverser la porte des

décisions et emprisonne l’être derrière celle-ci, comme l’est le roi −, alors que d’autres

plongent dans l’action, celle qui incite au changement salutaire et à la découverte de soi.

Ainsi, puisque le roi reçoit mais n’offre pas en retour, il n’est qu’un piètre Gardien du

Seuil, quoiqu’il remplisse effectivement la fonction dévolue à la porte qu’il s’est choisie.

Or, le problème demeure entier, le roi a jeté son dévolu sur le mauvais seuil. Angoissé à

l’idée de perdre des cadeaux, il néglige son peuple et se condamne alors à l’immobilité, à la

mort de la relation avec ce dernier, car toute relation doit se bâtir dans la réciprocité et

l’harmonie. De plus, il est corrompu par son désir d’opulence qu’il confond avec la richesse

du cœur. Incapable de franchir le seuil, il craint ce qui est de l’autre côté de la porte − ou

plutôt, il l’abhorre, mais la haine n’est-elle pas une forme de peur? Cette attitude du roi fait

écho au principe d’espérance, développé par Ernst Bloch, dans le sens où « l’illusion du

confort matériel entrave [la] conquête [du bonheur]215 ». Quand il ouvre la porte, ce n’est

donc pas pour autoriser le passage vers un ailleurs, une quête, mais plutôt pour recevoir des

objets, des gages qui le confortent dans son idée de la royauté. Il se condamne à une

existence bassement matérielle où il est, en fait, asservi par la récolte de présents, donc

215 « D’après le philosophe allemand, l’utopie est un “principe d’espérance”, une volonté de faire évoluer la

société vers quelque chose de meilleur, dans le sens d’une plus grande solidarité entre les individus. En fait,

l’homme sait que le bonheur est à sa portée et il est capable de le prévoir mais l’illusion du confort matériel

entrave sa conquête… » Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 63-64.

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esclave de la porte des offrandes. L’homme lui-même l’en avise : « Je suis le roi de ce

royaume et les bateaux m’appartiennent tous, Tu leur appartiens sûrement plus qu’ils ne

t’appartiennent, Que veux-tu dire, demanda le roi, inquiet, Que toi, sans eux, tu n’es rien, et

qu’eux, sans toi, pourront toujours naviguer… » (CII, p.17-18)

Même si la servante garde le seuil des requêtes, elle est tout autant assujettie à celui-

ci que le roi l’est par la porte des offrandes, non pas par cupidité, mais parce que les portes

doivent être constamment gardées pour éviter que tous les traversent impunément. La

servante, attachée à la porte des requêtes, ne peut donc en franchir aucune. Alors, comment

a-t-elle pu quitter le château et ainsi s’affranchir de son rôle de Gardienne du seuil? Grâce à

l’homme qui a fait une requête de bateau au roi. Selon le Dictionnaire symbolique des

symboles, tout Gardien ne peut déserter sa porte que si un nouveau Gardien le remplace.

L’homme, en restant trois jours sur le seuil216 de la porte des requêtes, devient, en un sens,

le Gardien de la porte, de l’autre côté du monde, de l’action, de la vie, tandis que la

servante est du côté de ce qu’on pourrait nommer l’immobilisme, les idées toutes faites et

stagnantes, en un mot, la mort. En effet, l’homme est le seul à accéder à la porte tant qu’il

demeure sur son seuil : « … selon le règlement des portes, on n’y pouvait recevoir qu’un

seul requérant à la fois, d’où il résultait qu’aussi longtemps que quelqu’un attendait une

réponse, personne d’autre ne pourrait s’approcher de la porte pour y exposer ses besoins ou

ses ambitions. » (CII, p. 10) La servante retrouve ainsi la possibilité de prendre son destin

en main en sortant par la porte des décisions et de ne plus endosser le rôle de Gardienne du

seuil : « Le heurtoir de bronze recommença à appeler la servante, mais la servante n’est

plus là, elle a fait demi-tour et elle est sortie avec son seau et son balai par une autre porte,

celle des décisions, rarement utilisée, mais quand elle l’est, elle l’est. » (CII p. 22.) En

quittant le château, la servante tourne le dos à une organisation étouffante, à une hiérarchie

et à un rôle qui niaient sa pleine individualité. Elle s’affranchit donc à la fois de la porte

qu’elle gardait et de la contrainte des codes sociaux pour vivre pleinement son

individualité. Le dialogue avec l’homme, au port, est révélateur : « Et pourquoi n’es-tu pas

dans le palais du roi en train de laver par terre et d’ouvrir des portes, Parce que les portes

216 Pendant les trois jours d’attente, l’homme s’installe à l’extérieur du palais, car, selon le Dictionnaire des

symboles, franchir le seuil d’une maison équivaut à se conformer aux valeurs du maître des lieux et à se placer

sous sa protection. En fait, selon les protocoles royaux habituels, l’homme aurait dû être reçu dans la salle du

trône, et non devant une porte, mais cela l’aurait obligé à entrer dans le château, de sorte que l’homme, en

n’en franchissant pas le seuil, indique qu’il n’en partage pas les valeurs, ni ne désire la protection du roi.

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que je voulais vraiment ouvrir sont déjà ouvertes et que désormais je ne laverai plus que

des bateaux… » (CII, p. 30.) La servante, lasse des possibilités du château, qu’elle a déjà

explorées de fond en comble, a franchi la seule porte qui lui permettait d’aller de l’avant : la

porte des décisions. Elle ne souhaite plus suivre le chemin tracé par d’autres, elle aspire

désormais à emprunter une voie inexplorée, quitte à être seule avec l’homme sur ce sentier

nouveau, qui, à première vue, ne semble pas si différent : « Elle pensa qu’elle avait passé sa

vie à récurer et à lessiver des palais, que cela suffisait, et que le moment était venu de

changer de métier, que sa vraie vocation était de lessiver et de récurer des bateaux… » (CII,

p. 23) Lessiver, récurer… En quoi ces mêmes gestes, posés sur un bateau, deviennent-ils

une vocation? La réponse tient dans l’intention qui guide la résolution de la servante. Pour

la première fois, elle seule décide de ses agissements, de mettre son expertise en nettoyage,

acquise au château, à son propre service, et par extension au service de son compagnon.

Elle ne nettoiera plus pour gagner sa pitance, mais par amour pour le bateau à entretenir et

pour la quête qu’elle poursuit.

Par conséquent, l’homme se départit de son rôle temporaire de Gardien de la porte

qu’il n’a assumé, inconsciemment, que pour libérer sa future compagne de voyage :

« Jamais je ne me moquerais de celui qui m’a fait sortir par la porte des décisions, Excuse-

moi, Et je ne la franchirai plus jamais, quoi qu’il arrive. » (CII, p. 45. Nous soulignons.)

Mais ce franchissement de la porte des décisions n’aurait pas été possible si la servante

n’était pas garante d’une connaissance qui faisait d’elle la véritable Gardienne des portes :

sa capacité à les nommer toutes, qui lui permet un « [c]hangement de monde et de

conscience, [car] la porte est un symbole de naissance, à la condition, toutefois, que l’on

sache la nommer et la franchir217. » En effet, « [p]our que la porte s’ouvre, il faut […] être

en capacité de [la] nommer de son véritable nom. […] Savoir la nommer, c’est reconnaître

sa fonction, et ainsi l’amener à la manifester218. » Bien que tous peuvent nommer les portes

du palais, seule la servante sait les nommer ET les franchir. Pour se soustraire aux charges

du château et de son rôle de Gardienne des portes, la servante traverse la porte des

décisions, qu’elle ne souhaite pas franchir à nouveau, c’est-à-dire désavouer son choix, car

le château incarne la soumission, l’ordre social sclérosé, le connu, alors que le bateau

217 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 288. Nous

soulignons. 218 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 289.

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symbolise la liberté, les valeurs nouvelles, l’inconnu. Notons que seule la porte des

décisions permet de sortir du château. Nous ne savons pas si elle permet d’y entrer, mais

une telle possibilité, non exploitée dans l’œuvre, nous semble contradictoire avec la morale

du Conte de l’île inconnue, puisqu’on entrerait dans un système oppressif au lieu d’en

sortir. Par les portes des requêtes ou des offrandes, les objets ou les faveurs transitent, et

non les personnages.

Après son entretien avec le roi, l’homme, suivi de la servante, même s’il ne le sait

pas encore, se rend au port, dont le nom même, en français du moins, en fait un

prolongement de la porte (port + e = porte), un seuil entre la terre et la mer : « [l]e mot

porte a donné le mot port219, lieu de passage par excellence puisqu’il donne accès à la mer

ou à la terre selon le point où l’on se situe : départ ou arrivée. Mais quelle que soit la

direction, il s’agit toujours d’une proposition de voyage220. » Lieu de transition où

l’homme, en transformation, a failli stagner parce qu’il se décourageait de ne pas trouver

d’équipage. Si ce n’avait été de la proposition de la servante de partir à deux, confirmée par

le rêve qu’il fait pendant la nuit, l’homme aurait abandonné sa quête, probablement voué

aux tiraillements entre son désir d’île inconnue, de découverte de soi, et la peur de ne

pouvoir partir seul, la colère de dépendre d’autrui, et la honte, peut-être, du projet non

réalisé, malgré les démarches amorcées. La présence de la femme lui permet de couper les

derniers liens qui le rattachent au monde connu, de surmonter ses craintes et de basculer

véritablement dans une vision renouvelée du voyage. On ne peut emprunter un chemin

balisé et espérer qu’il nous mènera ailleurs, dans quelque contrée inconnue.

Donc, monter à bord du bateau, c’est faire le choix de passer une seconde porte.

Selon Delphine Gachet, « l’accession à l’espace différent est marquée par le franchissement

de deux seuils successifs, le premier marquant la séparation d’avec l’espace quotidien, le

second marquant l’entrée dans l’espace différent221. » Pour atteindre l’île, espace autre par

excellence pour nous, continentaux, il faut d’abord franchir deux seuils : le premier, celui

219 En portugais, porte s’écrit portão et port s’écrit porto. Là encore, le retrait d’une lettre permet de passer de

porte à port. 220 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 288. 221 Delphine Gachet, « Le franchissement de la frontière dans le récit fantastique : structure d’un imaginaire,

structure d’un genre… », dans Joelle Ducos, Frontières et seuils, dans Eidôlon, Cahiers du Laboratoire

Pluridisciplinaire de Recherches sur l’Imaginaire appliquées à la Littérature, Presses Universitaires de

Bordeaux, n° 67 (juin 2004), p. 346.

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de la porte, qui permet à la servante de quitter le quotidien du château, le second, celui du

bateau, qui permet d’entrer dans un monde totalement inconnu des deux protagonistes,

celui de la navigation.

6.2 La caravelle, lieu de passage à construire

L’histoire, les mythes et la mémoire collective du Portugal, pays bordé par l’océan

Atlantique et tributaire de l’imaginaire et de la culture méditerranéens, sont empreints par la

figure du bateau et les explorations maritimes222. Quand il appartient à une poétique des

espaces idéalisés, euphoriques, le bateau symbolise le voyage, l’ouverture sur le monde, la

rencontre avec l’inconnu et l’exotique, mais quand il fait partie d’une poétique

dysphorique, comme l’exprime le texte sur la fiction mauricienne de Namrata Poddar223, le

bateau devient alors lieu de souffrances et d’enfermement, rappelant la colonisation et la

déportation. Peut-être parce que José Saramago est Portugais, descendant d’un peuple de

conquérants et non de conquis, son utilisation du bateau, dans Le conte de l’île inconnue,

fait référence à son aspect glorieux. En fait, la caravelle, mentionnée à diverses reprises

dans l’œuvre saramaguienne, souvent pour établir une comparaison, semble avoir une

importance au moins aussi grande que la barque dans l’imaginaire de la plupart des sociétés

maritimes. Si elle n’en a pas toutes les caractéristiques, la caravelle est tout de même dotée

d’une signification profonde. Dans Le Dieu manchot, le ballon volant construit par

Bartholomeus, Blimunda et Balthazar est comparé à une caravelle en quête d’orient, alors

que dans La caverne, c’est avec une métaphore de la navigation que Saramago fait

l’analogie entre le projet de Cipriano Algor et Marta et les possibilités de sa réalisation :

Après avoir débarrassé, Marta montra à son mari les esquisses qu’elle avait faites, les

essais, les expériences avec la couleur, la vieille encyclopédie où elle avait puisé les

modèles, cela semblait à première vue très peu de travail pour de si grandes angoisses,

mais il faut comprendre que dans les circumnavigations de la vie ce qui est brise

plaisante pour les uns peut être tempête fatale pour les autres, tout dépend du tirant

d’eau de l’embarcation et de l’état des voiles224.

222 Ana Maria Binet, « Une utopie ibérique : Le Radeau de pierre, de José Saramago », dans Cahier du centre

interdisciplinaire de méthodologie : Mitoyennetés méditerranéennes, Pessac, Université Michel de Montaigne

(Bordeaux 3), n° 9 (2006), p. 59-69. 223 Namrata Poddar, « La poétique du bateau dans la fiction mauricienne », dans Caraïbe et océan Indien :

Questions d’histoires, sous la direction de Véronique Bonnet, Guillaume Bridet et Yolaine Parisot, Paris,

L’Harmattan, 2009, p. 77-91. 224 José Saramago, La caverne, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 114.

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La symbolique de la caravelle et de son corollaire, la navigation, semble imager les

entreprises originales des personnages de Saramago : le ballon volant dans Le dieu

manchot, les figurines de terre cuite de Cipriano Algor ou alors le désir d’île inconnue de

l’homme dans le Conte. Il n’est donc pas fortuit que cette embarcation ait une aussi grande

importance dans Le conte de l’île inconnue, surtout que le bateau possède déjà en soi une

riche symbolique, à la fois liée à l’univers utopique, puisqu’il permet le déplacement et la

découverte des îles utopiques, et, selon Michel Foucault, à l’hétérotopie.

Notion inventée par Michel Foucault, l’hétérotopie s’oppose aux utopies en ce sens

qu’elle s’incarne en des lieux « effectifs » à la fois « localisables » et « hors de tous les

lieux », « sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels

[…] sont à la fois représentés, contestés et inversés225 ». À la fois lieu tangible, où chacun

peut se rendre physiquement, et représentation d’autre chose qu’elle-même, notamment par

« le pouvoir [qu’a l’hétérotopie] de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces,

plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles226 », l’hétérotopie

[suppose] toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, [l’]isole et [la]

rend [pénétrable]. En général, on n’accède pas à un emplacement hétérotopique comme

dans un moulin. Ou bien on y est contraint, […] ou bien il faut se soumettre à des rites

et à des purifications. On ne peut y entrer qu’avec une certaine permission et une fois

qu’on a accompli un certain nombre de gestes227.

Dans l’optique où le bateau est hétérotopique, on peut alors considérer le passage de la

porte comme un rite essentiel pour obtenir la « permission » d’accéder à la caravelle. Ainsi,

les épreuves imposées à l’homme par le roi – l’attente de trois jours et le questionnaire −

pour prouver qu’il est digne d’acquérir le bateau, lieu à la fois isolé par l’eau, qui le rend

inaccessible, et pénétrable quand il mouille dans un port et qu’une passerelle est jetée entre

lui et la rive, sont des gestes nécessaires à cette purification. En fait, Foucault considère

même le bateau comme la parfaite hétérotopie : « et si l’on songe, après tout, que le bateau,

c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur

soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer. […] Le navire, c’est l’hétérotopie par

excellence.228 » Lieu sans lieu, car toujours mouvant dans l’espace et n’appartenant à rien

225 Michel Foucault, « Des espaces autres », art.cit, p. 755-756. 226 Michel Foucault, « Des espaces autres », ibid., p. 758. 227 Michel Foucault, « Des espaces autres », ibid., p. 760. 228 Michel Foucault, « Des espaces autres », ibid., p. 762.

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d’autre qu’à lui-même et à la mer, le bateau vit aussi par lui-même en tant qu’objet

indépendant et clos. Roland Barthes, dans un court texte consacré au Nautilus, l’un des

bateaux de la mythologie de Jules Verne, indique que « le bateau peut bien être symbole de

départ ; il est, plus profondément, chiffre de la clôture. Le goût du navire est toujours joie

de s’enfermer parfaitement, […] de disposer d’un espace absolument fini229 ».

En plus de sa fonction hétérotopique, le bateau, trait d’union entre deux rives, deux

continents, possède une symbolique liée au voyage initiatique, formateur pour celui qui

s’embarque en conscience, c’est-à-dire qui sait que ce périple le mènera vers la

transformation de son être. Dans Le conte de l’île inconnue, la caravelle se rapproche de la

barque, car elle en possède les caractéristiques initiatrices et, tout comme la barque, la

caravelle a besoin d’un Passeur pour partir en mer. Le Passeur, dont le rôle est semblable à

celui du Gardien de la porte en ce sens qu’il n’admet pas n’importe qui dans sa barque,

« peut représenter tout être de connaissance230 » : « [i]l doit non seulement connaître l’eau,

le courant du fleuve, mais aussi la signification de ses rives231. » Pour le rencontrer, la

volonté de traverser suffit. L’homme, par sa volonté de partir à la recherche de l’île

inconnue, se donne tous les outils pour rencontrer son Passeur, la servante, qui établit le

premier contact avec la caravelle, qu’elle choisit comme sienne ; qui se présente à

l’homme, alors que celui-ci n’a pas encore pris possession de son bateau ; qui en reçoit les

clés et est première à y monter ; enfin, qui permet à l’homme de ne pas s’égarer de sa voie

en proposant de partir à deux. Elle a donc clairement une fonction de guide, ce que

confirme la citation suivante, tirée d’une note de bas de page d’une analyse portant sur

L’Évangile selon Jésus-Christ,

Bloom makes a similar point, describing Mary Magadalene as « Jesus » best teacher,

eclipsing Joseph, God, Pastor and « Mary the mother » (p. 165); the same critic goes on

(justifiably, in my view) to argue that Saramago’s short story O Conto da Ilha

Desconhecida reprises this relationship, with the Mary Magdalene-figure in that work

successfully removing the Jesus figure from the apparently inescapable reach of the

229 Roland Barthes, « Nautilus et bateau ivre », dans Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 92. Nous

soulignons. 230 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 75. L’auteur

souligne. Nous avons déjà mentionné que la servante est un être de connaissance, connaissance intuitive,

naturelle, à l’instar des Hurons ou Persans du XVIIIe siècle. 231 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, id.

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quasi-omnipotent king, whose aura has blinded the protagonist of this story to his own

capacity for self-fulfilment232.

Selon le Dictionnaire symbolique des symboles, la barque doit être construite pour

chaque voyage, en fonction des besoins de chaque individu. Pour ce faire, « [l]e voyageur

va ainsi devoir expressément nommer le batelier, le fleuve, la rive233… » N’est-ce pas ce

que fait le couple quand il énumère les éléments indispensables à la navigation : « J’ai

toujours eu l’impression que pour la navigation il n’y avait que deux vrais maîtres, la mer et

le bateau, Et le ciel, tu oublies le ciel, Oui, bien sûr, le ciel, Les vents, Les nuages, Le ciel,

Oui, le ciel. » (CII, p. 42)? Une question légitime se pose ici : pourquoi l’homme ne

fabrique-t-il pas son propre bateau au lieu de le demander au monarque? En construire un

aurait pu être une épreuve, respectant ainsi d’autant plus la forme du conte développée par

Propp. Serait-ce que, selon Saramago, nous devons nous approprier les outils du pouvoir −

la flotte du roi symbolise sa puissance − et les détourner de leur but initial − recherche d’or,

commerce, envahissement, conquête, etc. − pour en faire des objets d’espoir, de quête

personnelle? Dans cette optique, l’important ne serait pas la provenance du bateau, mais

plutôt l’usage qui en est fait. Quant à la servante, lorsqu’elle monte seule sur la caravelle,

maintes fois modifiée au cours des siècles, pour apprendre à la connaître, elle l’assemble

par le regard, l’apprivoise en examinant « ses composants » et s’aperçoit qu’elle ne possède

pas encore « les outils adéquats234 » pour la rafistoler de façon appropriée. Pour réparer les

voiles, il lui faut effectivement des aiguilles et des fils différents de ceux qu’elle utilisait

auparavant pour repriser les chaussettes des pages (CII, p. 35). Pourquoi ne peut-elle pas

utiliser les mêmes outils, alors que l’homme, lui, navigue avec un bateau qui a appartenu au

roi? On pourrait se contenter de dire qu’il lui faut une aiguille plus résistante considérant

l’épaisseur du tissu des voiles ainsi qu’un fil plus robuste pour que les coutures ne se

déchirent pas, mais nous croyons que ces considérations matérielles, quoique importantes,

n’expliquent pas entièrement cette distinction. Si la servante souhaite ouvrir une nouvelle

voie à l’homme, elle doit se départir de son ancienne vie, qui lui semble déjà lointaine. À

cet effet, les outils qu’elle utilisait, emblèmes de son ancien asservissement, ne sont plus

232 David G. Frier, « José Saramago’s O Evangelho segundo Jesus Cristo : Outline of a newer testament »,

dans Modern Language Review, vol. 100, n° 2 (avril 2005), p. 371. 233 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 77. 234 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 75.

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adéquats. Les nouveaux, bien qu’il s’agisse encore de fil et d’aiguille, seront nettement

mieux adaptés à la tâche qu’elle s’est choisie en tant que guide dans la mesure où ce

nouveau fil, apparenté au fil d’Ariane qui guida Thésée dans le labyrinthe, guidera le

couple sur les eaux tumultueuses de la mer.

Toujours selon le Dictionnaire symbolique des symboles, la dernière modalité de

construction de la barque, dans ce cas-ci, de la caravelle, lui confère un statut

anthropomorphique, car elle doit être construite « comme enveloppe de vie rendue

consciente235. » Bien que la caravelle du Conte ne parle pas ou n’agisse pas d’elle-même –

sauf pour réunir le couple et naviguer sans équipage –, les personnages lui prêtent des

caractéristiques humaines, par exemple, ce qui pourrait passer pour des sentiments à l’égard

de ses propriétaires. Parmi les conditions relatives au choix du bateau, l’une est que ce

dernier et l’homme s’entendent bien, en partie à cause de l’inexpérience de l’homme :

« Alors, donne-m’en un sur lequel je puisse m’aventurer, non, pas un bateau comme ça,

donne-moi plutôt un bateau que je respecte et qui puisse me respecter… » (CII, p. 27)

Pourtant, il ne suffit pas de se respecter mutuellement, « [e]ncore faut-il avoir connaissance

des règles de navigation. C’est-à-dire avoir le respect des diverses modalités d’être de l’eau.

De cette eau qui peut être tour à tour calme ou tumultueuse236. » Ces connaissances,

l’homme semble déjà en posséder quelques-unes, même s’il ne s’est jamais aventuré sur la

mer :

Ils m’ont dit qu’il n’y avait plus d’îles inconnues et que même s’il y en avait, ils

n’allaient pas abandonner la tranquillité de leur foyer et la vie facile à bord des

paquebots pour se lancer dans des aventures océaniques, à la recherche de l’impossible,

comme si l’on était encore aux temps de la mer ténébreuse, Et toi, que leur as-tu

répondu, Que la mer est toujours ténébreuse […] En ce moment et vue d’ici, avec cette

eau couleur de jade et ce ciel embrasé, je ne lui trouve rien de ténébreux, C’est une

impression que tu as… (CII, p. 37-38)

Même s’il sait que la mer peut être parfois ténébreuse, capricieuse, et qu’elle est maîtresse,

autant au sens d’enseignante que de meneuse, l’homme ne peut être certain de l’issue de

son aventure :

Mais toi, si j’ai bien compris, tu en cherches une où personne n’a encore jamais

débarqué? Je le saurai quand j’aborderai sur cette île, Si tu y abordes, Oui, parfois on

fait naufrage en chemin, mais si d’aventure cela m’arrivait, tu devras inscrire dans les

235 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, id.. 236 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 74-75.

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annales du port que je serai arrivé jusque-là. Tu veux dire qu’on arrive toujours quelque

part, Tu ne serais pas qui tu es si tu ne savais pas cela. (CII, p. 28)

Malgré les dangers, l’homme souhaite s’embarquer pour suivre son chemin, pour découvrir

« un pays mythique, riche d’enseignements symboliques237 » − l’île inconnue. L’homme

doit respecter sa voie « [f]aute de quoi le danger du naufrage peut surgir238. » Ici, il semble

que le naufrage puisse être physique, causé par la méconnaissance des éléments, ou

spirituel, ce dernier cas étant équivalent à l’échec de celui qui n’a pas persévéré pour

atteindre son but. Voilà pourquoi le bateau doit pallier le manque de connaissances de

l’homme en étant lui-même expérimenté : « Je vais te donner l’embarcation qui te convient,

Laquelle, C’est un bateau qui a beaucoup d’expérience, qui date du temps où tout le monde

se lançait encore à la recherche d’îles inconnues… » (CII, p. 28. Nous soulignons.) En

quelque sorte, le bateau devient le maître, au sens d’enseignant, des deux protagonistes :

« Le capitaine arriva, lut la carte de visite, regarda l’homme de haut en bas et posa la

question que le roi avait oublié de poser, Sais-tu naviguer, as-tu ton brevet de navigateur, à

quoi l’homme répondit, J’apprendrai en mer. » (CII, p. 26) Les personnages se forment

aussi par l’appropriation du langage : « Tu parles un langage de marin, Si j’en ai le langage,

c’est comme si j’en étais un. » (CII, p. 27) S’approprier des mots, c’est aussi faire sien le

savoir lié à ceux-ci. Malgré les nombreuses connaissances des deux personnages, tout ne

peut être intégré en une seule journée, c’est pourquoi certains termes marins, comme le

souligne le narrateur, ne sont pas encore employés par le couple : « … ils ne dirent ni

bâbord ni tribord car ils étaient encore en train d’apprendre. » (CII, p. 48) Nouvel indice

prouvant l’anthropomorphisation de la caravelle, l’initiation à la navigation, donc au

fonctionnement du bateau, se fait par la comparaison entre ce dernier et l’humain :

Les voiles sont les muscles du bateau, il suffit de voir comme elles enflent sous l’effort,

mais, et c’est la même chose pour les muscles, si on ne s’en sert pas régulièrement,

elles s’avachissent, s’amollissent, perdent du nerf, Et les coutures sont les nerfs des

voiles, pensa la servante, toute à la joie d’apprendre si vite l’art de la navigation. (CII,

p. 34-35)

Que la caravelle soit un objet anthropomorphisé semble être crucial pour qu’elle puisse

accomplir adéquatement sa fonction de passage en ce sens qu’elle comble l’absence de

marins expérimentés et permet aux deux protagonistes de se lancer seuls à la recherche de

237 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 80. 238 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 81.

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l’île inconnue. Si le bateau n’avait été qu’une simple embarcation, il aurait fallu des

matelots pour le naviguer, mais puisqu’il semble posséder une âme, il nous est permis de

croire que la caravelle peut être son propre équipage.

Comme en amour, la relation entre le bateau et les deux protagonistes est cruciale.

La femme, parce qu’elle la trouve belle et qu’elle l’aime, se dit propriétaire de la caravelle :

« Dès que la servante comprit quel était le bateau désigné du doigt par le capitaine, elle

sortit en courant de derrière ses bidons et elle dit, C’est mon bateau, c’est mon bateau… »

(CII, p. 28-29) Après l’échange avec le capitaine du port, la femme est étonnée d’être

désignée pour recevoir les clés à la place de l’homme, qui décide de ne pas l’accompagner

tout de suite à bord du bateau qu’il vient tout juste de recevoir : « Tu ne veux pas venir

avec moi pour faire connaissance avec les entrailles de ton bateau, Tu as dit qu’il était à toi,

Excuse-moi, c’est simplement parce que je l’ai aimé… » (CII, p. 30-31) La femme lie, la

première, une relation d’affection avec la caravelle. À ce moment-là, l’homme est encore

trop préoccupé par les considérations usuelles pour éprouver un réel attachement pour son

embarcation. Il ne la conçoit pas encore comme un être à part, qu’il faut apprivoiser, même

s’il veut établir avec elle une relation basée sur le respect. C’est grâce au rêve que fait

l’homme à la fin du Conte qu’il comprend l’étendue des possibilités de sa caravelle, qui lui

permet de découvrir l’une des multiples facettes de l’île inconnue.

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7. L’île

7.1 Le voyage rêvé : quand le mobile devient immobile.

L’intégration d’un rêve dans la fiction narrative n’est jamais fortuite. Selon Daiana

Dula-Manoury, « [l]e rêve à l’œuvre dans un texte littéraire fait signal. Il signifie d’abord

une forme particulière de récit, qui n’est assimilable, du point de vue de la structure

discursive narrative, à aucun autre type de récit239. » Il « apporte [aussi] dans l’écriture un

modèle inédit d’organisation du discours, qui proclame le flottement des limites, le pouvoir

des mots, la suprématie de l’image240. » Si, dans la fiction littéraire, on retrouve le rêve à

plusieurs niveaux, dans le cas qui nous occupe, « il fait l’objet d’un récit dans la fiction, il

détient une fonction définie dans l’intrigue241 ». À l’évidence, par la révélation des

sentiments de l’homme à l’égard de la servante, le rêve répond à la fonction de nécessité

psychologique. Selon Julie Wolkenstein, « [c]ette aptitude du rêve à illustrer l’état intérieur

d’un personnage est de plus en plus exploitée par la fiction : vouée d’abord à saisir

l’humain dans sa totalité, elle l’intègre comme un aspect, parmi d’autres, de la réalité242 ».

Bárbara Chevallier Cosenza ajoute, à propos des rêves présents dans L’évangile selon

Jésus-Christ, que « “[p]énétrer le rêve d’un personnage, c’est communiquer avec lui dans

ce qu’il a de plus intime”. [En ce sens,] nous pouvons affirmer d’ores et déjà, sans grandes

possibilités d’erreurs, que les plus grandes révélations ont lieu par le biais du rêve243. » Il en

va de même pour les personnages du Conte de l’île inconnue.

Cependant, le rêve dans le conte saramaguien ne s’arrête pas à dévoiler la psychologie

des personnages. En tant que rêve symbolique, « qui habille de métaphores, comme une

espèce d’énigme, une signification qui ne peut être comprise sans interprétation244 », il leur

révèle aussi l’une des significations métaphoriques de l’île inconnue. « Le rêve échappe

ainsi à la volonté et à la responsabilité du dormeur-rêveur par la dramaturgie spontanée et

239 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot : éminences du rêve en fiction, Paris,

L’Harmattan, 2004, p. 365. 240 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 62. 241 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 27. 242 Julie Wolkenstein, Les récits de rêves dans la fiction, Paris, Klincksieck, 2006, p. 18. 243 Bárbara Chevallier Cossenza, « Poétique de la réception du personnage », op. cit., f. 74-75. 244 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 24.

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incontrôlée qu’il développe, tout en mettant en place un système de structures, de contenus

et de significations, un complexe de symboles à déchiffrer245. » En ce sens, Tadié ajoute

que « le rêve enchâssé dans un récit poétique n’est pas une parenthèse gratuite ; sa place, au

début, au centre, à la fin du livre, n’est pas fortuite ; il retentit horizontalement,

syntagmatiquement, sur tout le texte. Le récit interprète le rêve, et le rêve interprète le

récit246. » Il est, en effet, impossible d’analyser le Conte de l’île inconnue en laissant de

côté le songe de l’homme, qui se situe à la fin du récit. Regardons d’abord comment le rêve

est introduit dans la narration. L’auteur a choisi de décrire le coucher de l’homme ainsi que

le glissement dans le sommeil :

Il se demandait si elle dormait déjà, si elle avait eu du mal à trouver le sommeil, puis il

imagina qu’il allait à sa recherche et ne la découvrait nulle part, qu’ils étaient perdus

sur un immense navire, le rêve est un prestidigitateur habile, il change les proportions

des choses et des distances, il sépare les gens et ils sont ensemble, il les réunit et ils ne

se voient presque plus l’un l’autre, la femme dort à quelques mètres et il ne sait pas

comment la rejoindre alors qu’il est si facile d’aller de bâbord à tribord. (CII, p. 49-50)

Le rêve est par conséquent encadré. Le lecteur sait où se termine la réalité du personnage et

où commence son rêve, même si la transition, ici, calque le brouillement entre la réalité et

le sommeil au moment de l’endormissement : l’homme imagine une situation qui est

relayée par le rêve. À ce moment, la narration s’approprie le style propre aux rêves, c’est-à-

dire les événements flous, les changements soudains de scènes, l’abolition du temps − après

le départ de l’équipage, les sacs de grains germent à grande vitesse et l’homme doit quitter

le gouvernail, quelques secondes plus tard, pour faucher la moisson −, les apparitions et

disparitions brusques de personnages, l’omniscience du rêveur sur le déroulement du rêve.

Par exemple, sur ce dernier point, l’homme sait que la femme n’est plus sur le bateau,

même s’il ne l’a pas vue descendre :

Elle est peut-être sur la couchette à tribord, à se reposer d’avoir lessivé le pont, pensa-t-

il, mais c’est une pensée mensongère car il sait très bien, même s’il ne sait pas

comment il le sait, qu’au dernier moment elle n’a pas voulu venir, qu’elle a sauté sur le

quai, disant de là, Adieu, adieu, puisque tu n’as d’yeux que pour l’île inconnue je m’en

vais… (CII, p. 52 ; 54. Nous soulignons.).

Et puis, à la fin de son rêve, l’homme s’éveille : « Il se réveilla enlacé à la servante, et elle à

lui, leurs corps confondus, leurs couchettes confondues, et on ne sait plus si celle-ci est à

bâbord ou à tribord. » (CII, p. 59).

245 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 26. 246 Jean-Yves Tadié, Le récit poétique, op. cit., p. 170.

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En tant que rêve symbolique, le songe de l’homme participe aussi à l’économie

générale du conte. Selon Daiana Dula-Manoury, « [l]’“économie” du texte ainsi constitué

exige que ne se produise aucun gaspillage des images, que celles-ci soient, tout au

contraire, concrètement prises en compte et au sérieux, qu’aucune utilisation n’en soit faite

sans réflexion247. » Nous parlons d’économie générale du conte dans le sens où le rêve, en

tant que voyage immobile, permet un premier voyage à l’homme, au cœur de lui-même, de

sa psyché. Il ouvre une nouvelle dimension dans la compréhension de ce qu’est la

recherche de l’île inconnue et permet à l’homme de s’affranchir de la croyance qu’il lui faut

un équipage pour partir. Puisque le lecteur n’accompagne pas le couple dans ses

pérégrinations maritimes, il semble que l’aventure en tant que telle n’appartienne qu’à

l’intimité des personnages, donc par extension à celle de chacun des lecteurs, et de ce fait

ne peut être contée. La conclusion ouverte prend le pas sur l’exploration océanique, car elle

permet d’attirer l’attention du lecteur sur la symbolique du voyage rêvé, et ainsi du conte

entier.

Il n’était donc pas nécessaire de s’éterniser sur des péripéties rocambolesques qui

mettraient en scène les deux protagonistes et l’évolution de leurs sentiments, car le rêve sert

à la fois de premier voyage et, surtout, de révélateur : il dévoile à l’homme son désir de

vivre avec la femme ainsi que sa capacité à « devenir son propre Passeur248 ». À vrai dire,

la servante, ayant accompli sa mission d’être Passeur jusqu’à ce que l’homme soit prêt à

assumer ce rôle, cède son titre en quittant subrepticement le navire, alors que l’homme, en

se plaçant au gouvernail de sa caravelle, acquiert l’autonomie nécessaire pour endosser

cette responsabilité249. Revenons un instant à la notion de respect de son but développée

dans la section précédente. Nous disions qu’il est primordial, pour éviter le naufrage

physique et spirituel, de respecter sa voie. Ici, nous ajouterons que, pour ce faire, il faut

« savoir manier le gouvernail, pièce essentielle250 » à la bonne navigation d’un bateau, pour

lui donner la direction voulue. La première et seule fois où l’homme nous est présenté au

gouvernail de son navire, c’est dans son propre rêve. N’est-ce pas le signe qu’il est en train

de devenir son propre Passeur, qu’il possède désormais les qualités nécessaires pour diriger

247 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, op. cit., p. 365. 248 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 79. 249 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 76. 250 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 81.

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lui-même sa propre vie? En fait, il en est tellement apte que la servante, désormais inutile, a

quitté le bateau avant son départ. Elle l’a aussi quitté parce que l’homme a embarqué tout

un équipage qui s’empressera de le laisser tomber dès l’apparition d’une terre à l’horizon,

et qu’elle croit qu’il n’y a de place que pour l’île inconnue dans le cœur de l’homme.

Paradoxalement, le songe de l’homme lui a permis de s’éveiller, dans un premier temps, à

l’amour, et dans un deuxième temps, à sa capacité à mener sa destinée. Cruciale, cette prise

de conscience permet « d’imaginer que la véritable barque, celle qu’il faut apprendre à

gouverner, n’est autre que notre propre personne251. » Ainsi, l’homme et la barque ne

formeraient plus qu’un. L’homme en manoeuvrant le gouvernail de la caravelle, manie

aussi le gouvernail de sa propre vie. L’équipage qui abandonne le bateau symbolise le trop-

plein de gens encombrants et pessimistes auquel l’homme est tenu de renoncer pour

poursuivre sa quête. Il n’a besoin que d’une seule personne : la servante… Ainsi, le rêve

doit être pris « au sérieux. Non plus parce qu’il signifie potentiellement une vérité

improbable, mais parce qu’il enclenche une démarche réflexive, méditative, qu’il la

suppose avec originalité et qu’il la prolonge. D’une certaine manière, plus rien n’est comme

avant après le rêve252. »

Nous irons même plus loin en affirmant avec Daiana Dula-Manoury que la nuit, et

par extension, le rêve qu’elle engendre, peut devenir lieu :

Lorsque la nuit renonce à ses prérogatives temporelles, elle se métamorphose en un

lieu, en un espace multiplié à l’infini, où tout se passe, et où pourtant rien n’arrive.

Devenue topos, la nuit développe son champ d’analogies et ordonne la texture du récit

en tant que scène du rêve, en tant qu’endroit primordial253.

À quoi elle ajoute :

Cette détermination rectificatrice se traduit […] par la volonté de combler les espaces

laissés vides par la nuit. Dès lors, la circonstance nocturne n’apparaît plus dans la

narration comme un temps, mais plutôt comme un lieu, comme un véritable endroit où

se déploie un événementiel significatif et remarquable254.

251 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 79. 252 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, op. cit., p. 129. L’auteur souligne. 253 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, op. cit., p. 67. L’auteur souligne « topos ». Nous

soulignons le reste. 254 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, ibid., p. 366. Nous soulignons.

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La nuit devenue lieu permet d’entrer dans une nouvelle dimension, onirique celle-là. Cette

notion, combinée à celle de franchissement immobile, développée par Delphine Gachet,

permet au rêve lui-même de devenir lieu de passage :

Un autre mode du passage est la modification de l’état de conscience. À côté du

schéma spatial, du mouvement du protagoniste […] le fantastique a également recours

à d’autres modalités de passage d’une dimension à une autre, à ceux que nous

appellerons les “franchissements immobiles” : l’endormissement, le rêve, la perte de

conscience, l’ébriété voire l’extase voluptueuse… fréquemment convoqués dans le récit

fantastique peuvent avoir cette fonction d’accès à une autre dimension255.

Le rêve devient le lieu de la transformation de l’homme, qui passe d’un état à un autre, de

l’inconscience à la conscience d’autres occasions de réalisation personnelle, du célibat au

couple. Enfin, le rêve devient aussi le lieu où s’effectue le voyage. À cela, Daiana Dula-

Manoury ajoute :

Ce qui paraît définitivement accordé au seul rêve est finalement une perspective inédite

du voyage : au cours de la narration, celui-ci est capable d’absorber un tel nombre de

variations métaphoriques, que même lorsqu’il s’agit de révéler l’expérience d’un

périple des plus banals, il est difficile d’en ignorer les profondes modifications spatio-

temporelles256.

En cela, il est vrai que le songe de l’homme lui fait prendre conscience d’une « perspective

inédite du voyage » qui aura des conséquences même à l’état d’éveil, car il mettra en

pratique ce que le rêve suggérait.

Cette odyssée onirique, malgré sa portée symbolique, peut paraître décevante pour

celui qui espérait un véritable périple initiatique, mais si, comme Saramago l’écrivait dans

Le radeau de pierre, « chaque voyage contenant une pluralité d’autres voyages, aucun

voyage ne se résume à lui-même257 », alors nous pouvons considérer que l’homme a déjà

beaucoup voyagé, malgré son apparente immobilité. Chez Saramago, le voyage semble

essentiel. Qu’il soit erratique et confiné à l’espace d’une ville, comme dans L’année de la

mort de Ricardo Reis, qu’il se déroule sur des kilomètres, comme dans Le voyage de

l’éléphant, ou qu’il soit immobile, comme dans Le conte de l’île inconnue, le voyage, tant

physique qu’intérieur, incite les personnages à évoluer. Grâce au changement de point de

vue que permettent les déplacements, une réflexion, un mouvement intime de l’être

s’instaurent et forgent l’identité des personnages. Nul besoin de se déplacer physiquement

255 Delphine Gachet, « Le franchissement de la frontière », art. cit., p. 340. Nous soulignons. 256 Daiana Dula-Manoury, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, op. cit., p. 75-76. 257 José Saramago, Le radeau de pierre, op. cit., p. 237.

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pour entreprendre un voyage initiatique, puisque, selon François Roussel, celui-ci « n’a que

peu de rapport avec un périple quelconque que chacun effectue sur terre ou sur l’eau. C’est

au contraire un non-voyage qui se déroule en nous-même, non dans notre personne

physique ou biologique mais dans un lieu encore plus interne, un lieu immanent mais plus

vaste que l’univers lui-même sur lequel il aura prise258. » Ce lieu intime, « immanent »,

nous semble être l’âme du voyageur immobile − et même, par extrapolation, celle du

lecteur, immobile dans sa chaise, qui voyage dans les différents mondes des livres −, mais

peut aussi être l’espace de l’imaginaire et, par extension, du rêve que l’on fait éveillé ou

endormi, car « [u]n voyage peut aussi n’être qu’un simple “déplacement en esprit”, qu’un

mouvement de réflexion, de pensée, qui ne nécessite aucun déplacement spatial mais qui

peut cependant porter l’être en des lieux insoupçonnés259. » Et si

[v]oyager, c’est “dé-river”, quitter la rive des certitudes, entrer dans l’inconnu[,]

[alors,] “[l]e vrai voyageur, c’est celui qui passe par le plus de séparations et qui vise,

avec tout son être, l’espace unitaire le plus lointain, le plus complexe. Pourquoi

entreprendre un tel voyage? Eh bien, pour jouir, justement de tout son être – jouissance

qui est à l’opposé du confort, c’est-à-dire de l’installation dans une unité donnée260.

Le conte de l’île inconnue nous présente cet « espace unitaire » lointain et complexe sous la

forme de l’île, dont la destination même, paradoxalement, annule le départ, car « [u]n jour

l’île se prit à voyager. Pour l’aimé, pour elle-même, elle devint le voyage261 » en se muant

en île-bateau.

258 François Roussel, Les contes de fées : lecture initiatique, France, Amrita, 1993, p. 169. Nous soulignons. 259 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p. 360. 260 Michèle Duclos, « Kenneth White, de l’utopie à l’atopie », dans Utopie et utopies : l’imaginaire du projet

social européen, tome 1, Actes du séminaire européen d’études des idées et de l’imaginaire collectif,

Bordeaux 1989-1990, textes réunis pas Claude-Gilbert Dubois, Éditions InterUniversitaires, 1993, p. 178.

L’auteur souligne. 261 Maha Ben Abdeladhim, « Jabès au miroir de Glissant. L’îl(e) et la demeure : une relation dangereuse? »,

dans Autour d’Édouard Glissant : lectures, épreuves, extensions d’une poétique de la Relation, édition

préparée par Samia Hassab-Charfi et Sonia Zliti-Fitouri avec la collaboration de Loïc Céry, Presses

universitaires de Bordeaux et Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts Beït al-Hikma, 2008,

p. 146.

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7.2 De l’île à l’île-bateau : quand l’immobile devient mobile

Ovide, dans Les métamorphoses, mentionne l’existence d’îles, maintenant

immobiles, qui voguaient autrefois sur les eaux262. Conséquemment, l’image de l’île-bateau

n’appartient pas seulement à la symbolique saramaguienne, elle existe depuis de nombreux

siècles. Bien avant de rédiger Le conte de l’île inconnue, Saramago, dans les années 1980, a

écrit un roman, Le radeau de pierre, avec lequel nous effectuerons des liens, exploitant

cette notion, et dont l’histoire raconte le détachement de la péninsule ibérique du reste de

l’Europe et son vagabondage dans l’Océan Atlantique à travers les pérégrinations de cinq

personnages, inconnus l’un à l’autre avant la scission, qui se regroupent à la suite de

circonstances particulières. Là, tout comme dans Le conte de l’île inconnue, ce qui est

supposé être immobile devient mobile. Bien que la péninsule ibérique ne soit pas tout à fait

une île au départ, elle le devient dès qu’elle est entièrement séparée du continent.

À première vue, il n’est pas évident de voir la filiation entre le bateau et l’île. Daniel

Compère, en traitant de l’œuvre de Jules Verne, explique en quoi île et bateau sont des

proches parents, figurativement parlant :

L’île est définie par Littré comme un « espace de terre entouré d’eau de tous côtés ».

Du point de vue structural, l’île peut se représenter ainsi : solide isolé / liquide isolant.

Déjà nous avons vu que certaines îles sont mobiles et flottantes, portion de continent

détaché (Le pays des fourrures) ou île artificielle (L’Île à hélice). Nous pouvons donc

considérer les navires comme des îles mobiles. […] Comme l’île, le navire est un

tout […]. Comme l’île aussi, le navire peut être humanisé. Il devient parfois un corps

dont l’âme est le capitaine263…

Il conclut en établissant que « quel que soit l’élément isolant, chaque fois qu’une structure

solide isolé / isolant est présente, l’isolé est assimilé, implicitement ou explicitement, à une

île264. » Ce passage du Conte illustre cette relation entre le bateau et l’île : « … les îles aussi

ont parfois l’air de flotter sur la mer, mais ce n’est pas vrai… » (CII, p. 38) Si elles ne

262 Marie-Christine Pioffet, « Rêveries insulaires : le mythe des îles fortunées », dans Espaces lointains,

espaces rêvés dans la fiction romanesque du Grand siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne,

2007, p. 193. 263 Daniel Compère, Approche de l’île chez Jules Verne, Paris, Lettres Modernes (Thèmes et mythes), 1977, p.

98-99. 264 Daniel Compère, Approche de l’île chez Jules Verne, ibid. p. 103.

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flottent pas265, comme les bateaux, c’est parce que les îles ont toutes un socle, sous l’eau,

une fondation sablonneuse, rocheuse ou parfois volcanique sur laquelle elles s’appuient

pour s’extraire de la mer. Comme l’iceberg, nous ne voyons qu’une infime partie de l’île.

Pourtant, ces considérations géologiques n’ont pas empêché l’imaginaire d’inventer des îles

mouvantes et la suite du Conte contredira même les paroles de l’homme au moment où le

bateau et l’île ne feront plus qu’un. Effectivement, dans le rêve de l’homme, le bateau et

l’île font si bien corps que

[d]éjà les racines des arbres pénètrent dans la membrure, bientôt il ne sera plus

nécessaire de hisser les voiles, il suffira que le vent souffle dans le feuillage des arbres

pour que la caravelle s’achemine vers son destin. C’est une forêt qui navigue et se

balance sur les vagues, une forêt où, sans que l’on sache comment, des oiseaux ont

commencé à chanter… (CII, p. 58-59)

Cette île-bateau, qui ne s’est laissée entrevoir qu’en rêve, il faut maintenant partir à sa

recherche. La mention dans le titre en fait un espace important, néanmoins le lecteur n’y

aborde pas avec l’homme et n’est même pas certain que le couple la trouvera au bout de

son périple. Tout le conte tourne autour de l’idée de cette île, qui n’est pourtant jamais

véritablement décrite. Elle est tout autant floue pour le lecteur que pour l’homme qui décide

tout de même de partir à sa recherche coûte que coûte. Pourquoi? Quelle est sa véritable

valeur? Le conte aurait pu s’intituler : Le conte de l’homme à la recherche de l’île

inconnue. Cela aurait été plus représentatif du récit qui nous est offert. Mais si, comme le

croit Jean-Jacques Wunenburger, « [l]a magie du lieu reste […] façonnée par le verbe, la

réalité topographique pouvant en fin de compte être de peu de poids266 », il n’est donc plus

aussi nécessaire de rencontrer physiquement la figure spatiale de l’île pour en ressentir

toute l’attraction, la puissance symbolique et le pouvoir libérateur qui s’en dégage.

L’homme, lui-même, admet qu’il ne connaît pas l’île inconnue et qu’elle ne se laissera

peut-être jamais connaître : « Sur les cartes il y a seulement les îles connues, Et quelle est

donc cette île inconnue que tu cherches, Si je pouvais te le dire, elle ne serait plus connue »

(CII, p. 17), « Et cette île inconnue, si tu la trouves, sera-t-elle pour moi, Toi, le roi, seules

t’intéressent les îles connues, Les inconnues aussi m’intéressent quand elles cessent de

l’être, Peut-être que celle-ci ne se laissera pas connaître ». (CII, p. 18)

265 Dans Le radeau de pierre, Saramago disserte longuement sur l’impression que la péninsule ibérique flotte

sur les eaux, alors qu’elle a un socle, qui, pourtant, glisse sur les fonds marins, au grand désarroi des

scientifiques qui n’y comprennent rien. José Saramago, Le radeau de pierre, op. cit., p. 141-143. 266 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », art. cit., p. 299.

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La dimension symbolique de l’île prend tout son sens quand l’homme parle de son

projet à la servante : « J’en ai une [profession], j’en ai eu une, j’en aurai une s’il le faut,

mais je veux trouver l’île inconnue, je veux savoir qui je suis quand j’y aborderai » (CII, p.

40) Il n’est pas anodin que ce désir de se connaître soi-même revête la forme d’une île267,

« [c]ar l’origine que nous cherchons, où nous plaçons notre nostalgie d’être, est à la limite

un non-lieu, un point originaire, qui se tient en bordure même de l’espace268. » En ce sens,

Gille Deleuze explique que

[r]êver des îles, […] c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des

continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on

recrée, qu’on recommence. Il y avait des îles dérivées, mais l’île, c’est aussi ce vers

quoi l’on dérive, et il y avait des îles originaires, mais l’île, c’est aussi l’origine,

l’origine radicale et absolue269.

En plus d’être liée à l’origine, l’île est aussi unie à la femme – autre forme d’origine –

en sa qualité de figure maternelle. Chez Saramago, ce lien est clairement explicité dans

deux romans :

La recherche de cette « femme inconnue » [dans Tous les noms] est d’ailleurs comparée

explicitement à une quête de « l’île mystérieuse » ou de « l’île inconnue ». En outre,

dans l’Histoire du siège de Lisbonne, la rencontre avec la femme aimée, Maria Sara, est

comparée à la découverte d’une île inconnue270.

Voilà pourquoi la découverte de l’amour que l’homme éprouve pour la femme se réalise en

même temps que l’homme découvre l’île inconnue à travers son rêve. Il ne peut en être

autrement, puisque la femme et l’île sont deux facettes d’une même entité : le féminin.

Dans ce cas-ci, « [l]a barque [n’est pas seulement] l’élément ternaire qui résout la dualité

puisqu’elle unit les deux rives271 », elle s’allie aussi à l’île pour réunir le féminin et le

masculin quand l’homme et la femme se réveillent au matin, enlacés. Même si le voyage

est avant tout solitaire,

267 Il est intéressant de noter, comme l’a fait F. Besson, qu’en anglais, « l’île se dit island. Si, au lieu de lire le

mot, on l’écoute, on entend I-land, la terre nommée à partir de moi […]. L’île dans sa généralité est, en

anglais du moins, musicalement associée à chaque individu. Le son des mots dans une langue ou une autre

donnerait-il le sens de la quête? » F. Besson, « La quête de l’île et le récit de voyage », dans Mythes,

croyances et religions dans le monde anglo-saxon, n° 17 (1999), p. 61. L’auteur souligne. 268 Jean-Jacques Wunenburger, « Du dehors au-dedans », art. cit., p. 300. 269 Gilles Deleuze, « Causes et raisons des îles désertes », dans L’île déserte et autres textes : textes et

entretiens 1953-1974, Paris, Éditions de minuit, 2002, p. 12. 270 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 58. 271 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, op. cit., p.74.

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il peut être solidaire du parcours d’autres voyageurs. Le plus grand bonheur, c’est

lorsque l’on peut faire route ensemble en se respectant. […] D’ailleurs, pour

romanesque qu’elle puisse paraître, l’image du couple voyageant dans la même barque

n’est pas dénuée de signification. Elle évoque l’affrontement commun des épreuves

dont il faut triompher ou, tout au moins, tenter d’y parvenir272.

Enfin, « [a]u terme de cette exploration, tout semble confirmer que l’être, qui

d’aventure atteint à sa pleine réalisation spirituelle, est lui-même la barque273. » Il s’agit de

la refiguration spatiale la plus féconde. Serait-ce parce que l’homme et la caravelle sont, au

final, si étroitement liés que cette dernière est anthropomorphisée? Si l’homme est sa

propre barque, et que cette dernière devient île, l’homme est-il une île, comme le disait le

philosophe du roi? L’homme serait donc sa propre île, qui part à la recherche d’elle-même.

C’est-à-dire, de lui-même, comme il le souhaitait. Paradoxalement, le philosophe n’avait

pas tort en comparant chaque homme à une île, mais ses paroles restent vides de sens dans

sa bouche, car il ne les confronte pas à la réalité, alors qu’elles prennent tout leur sens chez

l’homme qui les vit. Ce dernier peut désormais partir à la recherche de lui-même en toute

connaissance de cause, car il est son propre navire ainsi que son propre but. La quête est

dès lors spirituelle, et c’est sur les eaux tumultueuses de la vie, accompagné de la servante,

devenue sa compagne et son égale, que l’homme naviguera.

272 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 79-80. 273 Roger Begey, Jean-Paul Bertrand et Jean-Yves Lefèvre, Dictionnaire symbolique, ibid., p. 82.

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Conclusion

Le conte de l’île inconnue, à l’instar de tous les romans de José Saramago, est une

œuvre foisonnante de significations. Pour l’aborder, nous avons privilégié deux lunettes

d’approche : l’une générique, l’autre herméneutique. La première nous a permis de mettre

en lumière les caractéristiques du Conte qui répondent, ou non, à celles établies par Propp

pour le conte merveilleux, et, ensuite, de mettre en évidence celles qui se rapprochent du

conte philosophique tel que défini par Tritter, pour terminer en mettant l’accent sur le fait

que le conte saramaguien n’appartient pas exactement à l’un ou l’autre des genres, mais les

amalgame de sorte que les propriétés du conte merveilleux sont neutralisées par celles du

conte philosophique et vice versa, permettant ainsi au style particulier de l’auteur

lusophone de s’épanouir. La narration partie prenante de l’histoire et l’ironie, qui ne vise

que le pouvoir, sont des procédés chers à l’auteur. Ils font partie du système subversif mis

en place pour dénoncer les abus du pouvoir. Les protagonistes principaux, eux, sont

épargnés par le mordant du narrateur parce qu’ils participent à la subversion, parfois en

critiquant eux-mêmes l’autorité, mais surtout en posant des gestes, somme toute ordinaires,

qui ont pourtant une grande portée altruiste. En d’autres mots, ils posent des gestes simples,

emplis de compassion, de compréhension, pour la nature humaine, ils réfléchissent le

monde avec leur cœur. Dans une société où l’égocentrisme se fait roi, cette attitude

charitable semble déphasée. C’est justement ce décalage qui permet de critiquer, en

douceur, par la négative, le comportement des instances gouvernementales,

bureaucratiques, etc. Nous considérons donc que ces personnages sont subversifs en eux-

mêmes.

La seconde partie de notre réflexion repose sur une brève description de l’histoire de

l’herméneutique en passant par trois figures de proue de cette discipline : Schleiermacher,

Dilthey et Gadamer. Puis, nous avons réduit notre champ d’analyse à l’herméneutique de

l’espace, telle que conçue par Benoit Doyon-Gosselin, pour nous concentrer sur les figures

spatiales du Conte. D’abord, la porte. De prime abord, cette figure spatiale ne semble pas

être un lieu de passage, puisqu’elle ne permet que la traversée d’un endroit à l’autre. Nous

la considérons pourtant comme tel, dans le cas présent, puisque son importance dans la

logique narrative du Conte l’apparente à un haut-lieu : l’homme réside sur le seuil de la

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porte des requêtes pendant trois jours, la conversation entre ce dernier et le roi s’y déroule,

et la servante s’affranchit de sa captivité, de son rôle de Gardienne de la porte, pour

façonner sa vie en traversant la porte des décisions. Ensuite, le bateau, quant à lui, permet

un second franchissement, celui des eaux, et devient un second lieu de passage, c’est-à-dire

d’évolution. Pour ce faire, l’homme doit apprendre à devenir son propre Passeur, ce qui

implique qu’il doit croire en son potentiel pour gouverner sa vie. Cet apprentissage

s’accomplit à l’aide d’un songe, pendant la première nuit sur le bateau. Ce rêve, s’il sert

entre autres de révélateur à l’homme concernant son désir d’être en couple avec la servante,

fait aussi office de voyage immobile et permet à l’homme de découvrir que l’île inconnue

possède de nombreuses facettes auxquelles il doit s’ouvrir s’il veut avoir la possibilité de

l’aborder un jour.

Un élément ressort de la majorité de nos lectures : l’utopie imprègne les récits

saramaguiens, nous dirons même qu’elle imprègne les gestes des personnages, leurs

pensées, faisant naître « un désir d’autre chose qui [les] pousse à contester les modèles en

vigueur274. » Tout comme Silvia Amorim, nous croyons que

[d]ans l’œuvre de José Saramago, l’utopie doit être envisagée […] en tant que symbole

de l’éveil d’un désir d’amélioration de la société par le savoir, la raison et la

clairvoyance, et non comme un modèle à appliquer. Cette volonté d’entreprendre un

changement, d’oser la rupture, constitue, en soi, une remise en question de la société

réelle. […] L’utopie réside donc dans la perspective d’un avenir différent, en rupture

avec ce qui existe275.

Cet avenir, le plus souvent, se construit à deux. Le couple, ici, pourrait être considéré

comme une utopie, la base novatrice sur laquelle poser une société en devenir. En effet,

établir un lien, une relation ouverte, basée sur l’amour, avec l’Autre devient primordial. Et

quelle meilleure incarnation de l’altérité que celle de la relation homme / femme?

Saramago, lui-même, comparait la femme à un autre continent276. Un couple sain, qui

274 Silvia Amorim, José Saramago, op. cit., p. 12. 275 Silvia Amorim, José Saramago, ibid., p. 50 ; 53. 276 « Within the terms of this vision, the concept of men and women becomes removed from one of mere

biological gender : as Saramago remarks in conversation with Berrini, women are like another continent to

him, but in this sense they surely function more as the expression of the unfamiliar (but rewarding)

apprehension of reality by the other which is waiting to be discovered by the protagonist of Conto than they

do as lovers in any literal sense. » David G. Frier, The novels of José Saramago : Echoes form the Past,

Pathways into the Future, Cardiff, University of Wales Press, 2007, p. 207.

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connaît ses valeurs et sait les appliquer au quotidien, ne peut que devenir un exemple, car

s’il est impossible de vivre sereinement à deux, croire qu’il est possible de le faire en

communauté est chimérique. Le couple, en tant que microcosme de la société, devient un

laboratoire où s’expérimente la compréhension mutuelle, l’acceptation de soi ainsi que le

respect de l’autre. C’est en nous transformant que nous générerons un renouveau social. En

parlant du Radeau de pierre, Ana Maria Binet disait :

Un homme nouveau sortira-t-il de cette expérience finale, comme semblerait l’indiquer

la dimension mythique, et donc cyclique, du roman? Pour le moment, les peuples de la

Péninsule se retrouvent une fois encore face à la distance à conquérir, dans une quête

de l’Autre qui est, en même temps, celle de soi277.

Si Le conte de l’île inconnue, écrit une dizaine d’années plus tard, ne répond toujours par à

cette question, il la réitère pourtant. Et la solution qui semble également suggérée passe par

le voyage et le couple. Quoique cette île qui part à la recherche d’elle-même a peut-être

également décidé « de prendre la mer pour partir à la recherche d’hommes imaginaires278 »,

de ces hommes utopiques dont Saramago fait des romans.

277 Ana Maria Binet, « Une utopie ibérique », art. cit., p. 64. 278 José Saramago, Le radeau de pierre, op. cit., p. 66-67.

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Bibliographie

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111

Annexe I Les 31 fonctions de Propp280

Formule contenant les 31 fonctions281 de Propp :

H J I K ↓ Pr-Rs O L

(ß γ δ ε ζ η θ) A B C ↑ D E F G -------------------------- Q Ex T U W°

L M J N K ↓ Pr-Rs

279 Plusieurs contes se terminent avec le secours du héros qui retourne alors chez lui et se marie. Mais ce n’est

pas toujours le cas et le héros recommence alors une quête où les fonctions précédemment nommées sont

suivies du terme bis puis suivies des fonctions de la seconde séquence. 280 Tableau inspiré de http://emile.simonnet.free.fr/sitfen/narrat/31fonctions.htm,

http://feeclochette.chez.com/Theorie/propp.htm [tous deux consultés le 15 septembre 2013]

ainsi que de Vladimir Propp, Morphologie du conte, 254 p. 281 Tous les contes ne comportent pas toutes les fonctions, mais, selon Propp, ces fonctions apparaissent

toujours dans le même ordre.

Situation initiale

(facultative)

Action principale Dénouement

1. Éloignement ou

Absence : ß

2. Interdiction : γ

3. Transgression : δ

4. Demande de

renseignement ou

Interrogation : ε

5. Renseignement

obtenu ou Délation :

ζ

6. Duperie ou

Tromperie : η

7. Complicité

involontaire : θ

Première séquence Seconde séquence279

(facultative)

31. Mariage

ou

récompense :

W°ₒ

8. Méfait ou Manque : A

ou a

9. Appel ou Envoi au

secours : B

10. Entreprise réparatrice

/ contraire ou Acceptation

du héros : C

11. Départ : ↑

12. Épreuve : D

13. Réaction du héros à

l’égard du donateur : E

14. Transmission ou

Réception de l’objet

magique : F

15. Transfert d’un

royaume à un autre ou

Déplacement : G

16. Lutte ou Combat

(épreuve centrale) : H

17. Marque : I

18. Victoire : J

19. Réparation du méfait /

manque : K

20. Retour du héros : ↓

21. Poursuite ou

persécution du héros : Pr

22. Secours : Rs

23. Arrivée incognito : O

24. Imposture : L

25. Tâche difficile (épreuve

de glorification) : M

26. Accomplissement de la

tâche : N

27. Reconnaissance du

héros : Q

28. Découverte du faux

héros : Ex

29. Transfiguration : T

30. Châtiment : U

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Annexe II Les fonctions présentes dans Le conte de l’île inconnue

La formule du Conte de l’île inconnue :

[γ] [δ] a B C [↑] D E F (M) [G] (M) [W°] [G] [K]

[γ] [δ] : seulement suggérées par le texte.

[↑] : Le héros a déjà quitté sa maison quand le conte débute.

(M) : N’est pas dans l’ordre établi par Propp. La tâche aurait dû faire partie d’une seconde

séquence. De plus, elle est présente deux fois parce que le roi demande l’accomplissement

de la tâche, mais l’homme ne tente de l’accomplir qu’après s’être déplacé.

[G] : Symbolise le déplacement vers l’objet de la quête. Il est aussi présent deux fois parce

que l’homme se déplace une première fois physiquement vers le port pour prendre

possession de son bateau, puis en rêve où l’île inconnue lui est métaphoriquement révélée.

[K] : Placée à la toute fin, car le véritable manque est réparé après le mariage symbolique

du couple et le songe de l’homme.

Situation initiale Action principale Dénouement

[2. Interdiction : γ]

[3. Transgression :

δ]

Première séquence Seconde séquence [31. Mariage : W°]

[15. Déplacement :

G]

[19. Réparation du

manque : K]

8. Manque : a

9. Appel ou Envoi au

secours : B

10. Entreprise

réparatrice : C

[11. Départ : ↑]

12. Épreuve : D

13. Réaction du héros à

l’égard du donateur : E

14. Transmission ou

Réception de l’objet

magique : F

(25. Tâche difficile : M)

[15. Déplacement : G]

(25. Tâche difficile : M)