Études d'économiepolitique appliquée :
(théorie de la productionde la richesse sociale) /
par Léon Walras
Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France
Walras, Léon (1834-1910). Études d'économie politique appliquée : (théorie de la production de la richesse sociale) / par Léon Walras. 1898.
1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].
ÉTUDES
(THÉORIE DE LA PRODUCTION DE LA RICHESSE SOCIALE)
LÉON WA L R AS
F. ROUGE, LIBRAIRE- ÉDITEUR
PARIS
ÉTUDES
D'ÉCONOMIE POLITIQUE
APPLIQUÉE
4K
Uniterme'– .10. M. Miction, Buexé CI:
ÉTUDES
D'ÉCONOMIE POLITIQUE
A PRODUCTIONDE LA.RICHESSE SOCIALE)
PAR
LÉON WALRAS
LAUSANNE
F. ROUGE,
4, rue Haldimsttd, 4.
"• fMlS
F. PICHON, IMPBIMEUH-ÊDITEUR
Rue Soufflot, 24.
Tout droits réservés.
J
MONNAIE
MONNAIE D'OR
de la convention du 23 décembre 1865,
qui a coiïsfcrttté'ÏPUnion latine, et la réunion à Paris d'une con-
férence pour discuter et arrêter les conditions de sa proroga-
tion m'engagent à revenir sur un système monétaire que j'ai
exposé d'une façon très concise, mais suffisamment explicite
pour les hommes de science, à la fin du mémoire intitulé:
Théorie mathématique du bimétallisme, publié dans le Journal
des Economistes de décembre 1876, mai 1881 et octobre
et reproduit dans ma Théorie mathématique de la richesse so-
ciale, lequel système consisterait dans «le monométallisme-or
combiné avec un billon d'argent distinct de la monnaie divi-
sionnaire et qu'on introduirait dans la circulation ou qu'on en
retirerait de manière à ce que le prix de l'étalon multiple Crè
variât pas Trois éléments concourent déterminer la valeur
du métal qui est la marchandise monnaie 1° l'utilité de ce mé-
tal comme marchandise 20 son utilité comme monnaie, autre-
ment dit, le chiffre de la circulation à desservir; 30 sa quantité
totale. L'augmentation ou la diminution des deux premiers
éléments fait augmenter ou diminuer la valeur; l'augmenta-
tion ou la diminution du troisième élément fait diminuer ou
augmenter la valeur. Par conséquent, si l'une ou l'autre uti-
lité augmente, ou si la quantité diminue, on introduira du bil-
lon spécial dans, la circulation, de façon à suppléer en partie
le métal monnaie et à laisser en même temps assez de métal à
l'état de marchandise; si l'une ou l'autre utilité diminue, ou
si la quantité augmente, on retirera du billon spécial de la cir-
iPrincipes proposés la Conférence monétaire internationale pour là
prorogation de l'Union latine. Revue de droit international, 1" décem-bre
Le mémoire sur la Théorie mathématique du bimétallisme forme les34*et 35e leçons des Eléments d'économie politique pure.
-4-
culation, de façon à céder en partie la place au métal monnaie
et à ne pas laisser non plus trop de métal à l'état de marchan-
dise. Ainsi l'on arrivera à régler la variation de valeur de la
monnaie. J'exposerai de nouveau ce système en le faisant d'une
façon plus complète et plus accessible; j'en mettrai, s'il se peut,
le principe hors de contestation enfin, j'en développerai la
conclusion pratique applicable aux circonstances actuelles.
Je ne me dissimule pas que le but seul de mon système, tel
que je l'avoue, le fera condamner par la plupart,des économis-
tes, soit monométallistes, soit bimétallistes. De ceux-ci, j'ai
déjà laissé entrevoir que l'objection ne serait pas recevable
présenter l'étalon bimétallique à l'adoption du monde entier
comme possédant une plus grande fixité de valeur que les éta-
lons inonométalliques, c'est accorder à chacun le droit qu'on
prend soi-même de chercher la plus grande fixité possible de
valeur de l'étalon monétaire. Mais, avec les monométallistes,
je dois accepter la discussion. «La valeur, diront-ils, est un
tait relatif. Quand le prix du blé en argent s'élève de 20 à 25
centimes, soit de */s à de franc (demi-décagramme) la livre
(demi-kilogramme), le prix de l'argent en blé s'abaisse, par
cela même, de 5 à 4 livres le franc; et il n'y a pas de raison
pour dire que la valeur du blé a augmenté d'un quart sans dire
en même temps que la valeur de l'argent a diminué d'un cin-
quième. A proprement parler, la valeur du blé en soi, la valeur
de l'argent en soi sont des choses qui n'existent pas; et il n'y
a pas lieu, par conséquent, d'en poursuivre la fixité ni d'en
régler la variation. n d'accorde le point de départ, mais non
pas la conséquence, et je me fais fort de montrer à ceux d'en-
tre mes lecteurs qui voudront bien me suivre avec un peu
d'attention que cette conséquence n'est pas si nécessaire qu'elle
en a l'air.
Il est bien certain qu'à proprement parler, il n'y a pas de
valeurs il n'y a que des rapports de valeur ou des prix. Mais
j'ai démontré dans mes Eléments d'économie politique pure,
ou dans les quatre premiers mémoires de ma Théorie mathé-
matique de la richesse sociale qui les résument, que ces rap-
portsde valeur ou ces prix étaient mathématiquement égaux
aux rapports des intensités des derniers besoins satisfaits ou
des raretés chez chacun des consommateurs. Dans les deux
premiers mémoires, j'ai démontré que cette égalité a lieu dans
l'échange de deux marchandises puis dans l'échange d'un nom-
bre quelconquede marchandises entre elles. Dans les deux
derniers, j'ai démontré qu'elle persiste à travers toutes les
complications de la production et de la'capitalisation, et qu'elle
s'applique aux services producteurs comme aux produits. On
va voir, par l'exemple de la question de la monnaie, comment
la substitution du rapport des raretés au rapport des valeurs,
en livrant à notre discussion des éléments absolus au lieu
d'éléments relatifs, nous fournit la solution des plus impor-
tantes questions économiques.
Ainsi, chez chaque consommateur, lors du prix de 20 cen-
times, l'intensité du dernier besoin satisfait de blé était à l'in-
tensité du dernier besoin satisfait d'argent comme 1 est à 5.
Et, lors du prix de 25 centimes, cette intensité du dernier be-
soin satisfait de blé est à l'intensité du dernier besoin satisfait
d'argent comme 1 est à 4. Or, chacun des termes de ces deux
rapports existe en soi. On conçoit parfaitement, pour chaque
consommateur vis-à-vis de chaque marchandise, des besoins
d'intensité décroissante depuis le besoin-plus ou moins intense
qui sollicite la première unité ou fraction d'unité de la mar-
chandise, alors qu'on n'en a pas encore consommé du tout,
jusqu'au besoin nul, appelé satiété, qu'on éprouve après qu'on
a consommé de la marchandise à discrétion. Cette conception
devient tout à fait claire 'par l'établissement des courbes ou
fonctions d'utilité ou de besoin telles que Gossen, Jevons et
moi les avons posées. Par conséquent, on conçoit très bien aussi
que, le rapport des intensités des derniers besoins satisfaits de
blé et d'argent ayant passé de >/s à il., ce puissent être ou bien
les intensités des derniers besoins satisfaits de blé qui ont aug-
menté de25%,
les raretés d'argent n'ayant pas changé, ou
bien les intensités des derniers besoins satisfaits d'argent qui
ont diminué de 20 les raretés de blé étant restées les mé-
mes. Dans le premier cas, chacun s'arrête sur un besoin de blé
un peu plus intense qu'auparavant; dans le second cas, cha-
cun s'est un peu rapproché de la satiété en ce qui concerne la
consommation de l'argent. Or, on peut convenir que, dans le
premier cas, on dira que la valeur du blé a augmenté de
celle de l'argent n'ayant pas changé, et que, dans le second
cas, on dira que la valeur de l'argent a diminué de 20 celle
du blé étant restée la même.
Pour simplifier, on peut d'ailleurs faire, en ce qui concerne
les intensités des derniers besoins satisfaits ou les raretés, ce
qu'on fait en ce qui concerne les tailles. Quand on dit que,
dans un pays, a la taille des habitants a augmenté ou dimi-
nuée, on entend parler de la taille moyenne d'une génération
comparée à la taille moyenne d'une autre génération. De même,
quand on dira que, sur un marché, a la rareté d'une marchan-
dise a augmenté ou diminué il serait entendu qu'il s'agit de
la rareté moyenne de cette marchandise à une certaine époque
comparée à sa rareté moyenne à une autre époque. En ce sens,
on pourrait énoncer comme une assertion vraie ou fausse,
mais qui serait comprise par tout le monde, que, «depuis un
demi-siècle, l'intensité moyenne des derniers besoins satisfaits
de blé n'a pas varié, tandis que la rareté moyenne de l'argent
n'est plus que les quatre cinquièmes de ce qu'elle était il y a
cinquante ans». Supposons ainsi, pour un instant, ces raretés
moyennes directement mesurables et soient, d'une façon gé-
nérale, deux marchandises (A) et (B). Si la rareté moyenne de
(A) a été multipliée par et, (a étant plus grand ou plus petit
que 1), si la rareté moyenne de (B) a été multipliée par
étant aussi supérieur ou inférieur à l'unité), on peut démon-
trer mathématiquement que le prix de (A) en (B) a été multi-
plié par a/8 et celui de (R) en (A) par S/a. On convient dès lors
de dire, en substituant le mot de valeur au mot de rareté, que,
dans ces changements de prix, la valeur de (A) a été multipliée
par a et celle de (B) par 0. Ainsi', en définitive, sous cette ex-
pression inexacte de «variation de la valeur d'une marchan-
dises, il y a une idée juste qui consiste à considérer les cir-
-7-
constances d'utilité et de quantité inhérentes à cette marchan-
dise qui ont amené la variation de son prix en toutes les autres
ou du prix de toutes les autres en elle.
La monnaie n'a pas de rareté; nous n'avons pas un besoin
direct, et d'intensité décroissante avec la consommation, du
métal monnaie, mais seulement du métal marchandise. Mais le
métal précieux tend de lui-même, sous le régime du monnayage
non restreint par l'Etat pour le compte des particuliers, à
avoir la même valeur comme monnaie que comme marchan-
dise. Il suit de là que concevoir la monnaie comme ne variant
pas ou comme variant régulièrement de valeur, c'est concevoir
le métal précieux comme ne variant pas ou comme variant ré-
gulièrement de rareté moyenne, et que poursuivre la fixité ou
la régularité de variation de la valeur de la monnaie, c'est
poursuivre la fixité ou la régularité de variation de la rareté
moyenne du métal précieux. Cette poursuite est-elle impossi-
ble et chimérique? «Evidemment, diront nos adversaires. Ces
intensités des derniers besoins satisfaits, ou ces raretés, telles
que vous les avez définies, ne sont pas, comme vous l'avez sup-
posé, des grandeurs appréciables. Comment donc en prendre
la moyenne? Comment savoir si cette moyenne est plus petite
ou plus grande à un moment qu'à un autre? Comment, par
conséquent, la fixer ou la faire varier suivant telle ou telle rè-
gle?n Eh bien, cette difficulté n'est pas plus insurmontable
que la précédente.
S'il existait, par hasard, une marchandise qui naturellement
fùt de rareté fixe, que cette marchandise fût ou non la mar-
chandise monnaie elle-même, la difficulté serait résolue; car
il suffirait de faire en sorte que le prix de la monnaie en cette
marchandise, ou le prix de cette marchandise en la monnaie,
ne varir pas ou variât régulièrement pour que le rapport des
raretés ne variât pas non plus ou variât régulièrement aussi.
Et c'est à quoi l'on arriverait en agissant sur les quantités res-
pectives de métal marchandise et de métal monnaie. Si, par
exemple, le blé était par nature de rareté fixe, il suffirait de
faire en sorte que le prix du blé en argent demeurât de 20 cen-
8
timés pour que la rareté de l'argent ne variât pas; et il suf-
firait de faire en sorte que le prix du blé s'élevât de 20 à 25
centimes pour que la rareté de l'argent s'abaissât de 20%. Or,
précisément, il y a des raisons pour croire que le blé est par
nature de rareté fixe, du moins si l'on considère d'assez lon-
gues périodes de temps. Le blé est une marchandise telle
qu'une certaine quantité donnée nous est à la fois nécessaire
et suffisante, parce que c'est une substance alimentaire essen-
tielle i1 notre nourriture mais insipide et qu'on ne mange que
par nécessité et non par plaisir. En avons-nous moins qu'il ne
nous en faut, l'intensité du dernier besoin satisfait est très
grande et le prix très élevé; il y a excédent de la mortalité, et
la rareté diminue. En avons-nous plus, l'intensité du dernier
besoin satisfait est presque nulle et le prix insignifiant; il y a
excédent de la natalité, et la rareté augmente. Une étude spé-
ciale de la courbe d'utilité du blé, des éléments et des caractè-
res principaux de cette courbe, serait, on le voit, infiniment
précieuse pour l'étude de la question de la monnaie. L'écono-
mie politique pure s'enrichira sans doute un jour de cette
étude déjà commencée par divers auteurs et que je n'ai pas le
temps de faire ici. Je constate seulement en passant qu'on au-
rait vraisemblablement une solution très approchée du pro-
blème de la fixité ou de la régularité de variation de la valeur
de la monnaie si l'on obtenait la fixité ou la régularité de va-
riation du prix du blé en la monnaie.
Que si le blé n'était pas de rareté naturellement fixe, il y au-
rait la solution de M. Cournot. Supposons que, dans le mou-
vement général de variation des prix qui se serait effectué
d'une époque à une autre, les prix d'un certain nombre de
marchandises en monnaie auraient tous varié proportionnel-
lement, ce qui revient à dire que les prix de ces marchandi-
ses les unes en les autres seraient restés les mêmes. Il y aurait
alors deux hypothèses à faire. Ou bien les raretés de ces mar-
chandises auraient, par un hasard singulier, toutes varié pro-
portionnellement ou bien, chose plus naturelle et plus vrai-
semblable, toutes ces raretés seraient restées les mêmes, et ce
-9-
serait la rareté de la marchandise monnaie qui aurait seule
varié en sens inverse. La seconde hypothèse serait d'autant
plus près d'équivaloir à une certitude que les marchandises en
question seraient plus nombreuses. Supposons que les prix de
ces marchandises eussent tous augmenté de 25 %,on tiendrait
pour certain que ce serait la rareté et la valeur de la mar-
chandise monnaie qui auraient diminué de et on agirait
en conséquence sur la quantité de lu monnaie. Ainsi, la diffi-
culté de trouver une marchandise de valeur ou de rareté fixe
se ramène à celle de trouver un assez grand nnmbre, de mar-
chandises ayant toutes haussé ou baissé de prix dans une
même proportion. C'est affaire aux statisticiens de nous en
fournir la liste.
Et que si la rareté et la valeur de la monnaie ne devaient
pas être constantes, mais devaient plutôt varier comme la ra-
reté et la valeur moyennes de la richesse sociale, il y aurait la
combinaison de l'étalon multiple exposée par Jevons dans son
ouvrage sur La monnaie et le mécanisme de l'échange d'après
Lowe et Poulett Scrope et à laquelle il adhère très formelle-
ment. Dans les idées de ces auteurs, on prendrait une certaine
quantité d'un certain nombre de marchandises d'une qualité
aussi bien déterminée que possible: froment, fer, coton, su-
cre, thé, etc. La quantité totale de ces marchandises serait l'é-
talon multiple; et si, entre le moment de la conclusion d'un
contrat et celui de son échéance, le prix de cette quantité to-
tale avait haussé ou baissé, le créancier pourrait réclamer une
augmentation ou devrait subir une diminution correspondante
sur le montant de sacréance.
Dans mon système,au lieu de
décréter ces augmentations ou diminutions de créances, on
agirait, comme je l'ai dit dans mon mémoire et comme je l'ai
rappelé au début de cet article, sur la quantité de monnaie en
circulation « de manière à ce que le prix de l'étalon multiple ne
variât pas ». Cette façon de régler la variation de valeur de la
monnaie sur la variation de valeur de l'étalon multiple me pa-
ratt, quant à moi, tout à la fois la plus simple et la plus ration-
nelle. La désignation d'un certain nombre de marchandises de
10
consommation très courante et la constatation de leurs prix
n'ont rien, évidemment, d'impossible. D'autre part, si l'on y
réfléchit, on verra que cette manière de faire consiste non pas
à maintenir la marchandise monnaie de rareté et de valeur
fixe, mais à lui faire prendre une variation de rareté et de va-
leur égale à la variation moyenne de rareté et de valeur des
marchandises les plus importantes. Or, c'est bien là ce qui
doit avoir lieu. Le progrès de la production économique s'ef-
force d'amener et amène effectivement la réduction de plus en
plus considérable des intensités des derniers besoins satisfaits,
ou des raretés, des produits; il aura atteint ses dernières limi-
tes lorsque nous aurons tous de tout à discrétion. Il n'y a au-
cune raison pour que la marchandise monnaie soit soustraite
à cette loi; et, puisqu'elle achète toutes les autres marchandi-
ses, il y a toute justice et tout intérêt à ce que son pouvoir
d'acquisition soit toujours le même.
Quoi qu'il en soit à cet égard, et à quelque combinaison
qu'on s'attache, le moyen de régler la variation de valeur de la
monnaie est toujours le mêmes c'est d'instituer, à côté de la
monnaie d'or, qui sera la monnaie proprement dite, un billon
spécial d'argent dont l'Etat augmentera ou diminuera la quan-
tité suivant les circonstances. La rareté et par suite la valeur
de la monnaie tendent-elles à passer au-delà de la limite qu'on
veut leur assigner, on augmente la quantité du billon spécial,
ce qui permet la démonétisation d'une certaine quantité d'or
et réduit la rareté et la valeur de la marchandise monnaie. La
rareté et par suite la valeur de la monnaie tendent-elles à res-
ter en deçà de là limite, on diminue la quantité du billon spé-
cial, ce qui amène le monnayage d'une certaine quantité d'or
et accroît la rareté et la valeur de la marchandise monnaie.
En fait, si aucune circonstance exceptionnelle, et de nature &
provoquer une forte crise de hausse ou de baisse des prix, ne
se produisait, l'intervention de l'Etat se réduirait à presque
rien. Et, si une telle circonstance se produisait, on serait en
mesure de conjurer la crise et d'éviter des catastrophes. Un
économiste et statisticien italien très éminent, & qui je déve-
il-
loppais ce système à Rome, le fer mars M. le professeur
Messedaglia, le résumait ainsi: «Etaloo d'or avec frappe limi-
tée d'argent». Je trouve dans une brochure de M. Tullio Mar-
tello, L'Interregno monetario in Italia dopo l'abolizione del
biglietto inconvertibile une lettre de M. Magliani, ministre
des finances, datée du 17 mars suivant, qui l'indique comme
pouvant, aussi bien que le bimétallisme universel à 15 %y ré-
soudre la question monétaire et qui le définit en ces termes:
« Monométallisme) aureo con larga coniazione d'argento rego-
lata rnediante convenzioni internazionali ». S'il faut à mon tour
l'exprimer en une formule frappante, je dirai: Monnaie d'or
avec double billon d'argent: un billon divisionnaire et un bil-
lonrégulateur.
Ce système, qui investit l'Etat des fonctions de modérateur
des prix au moyen d'une action à exercer sur la quantité de la
monnaie, est entièrement opposé à la tendance, actuellement
dominante dans l'économie politique française, de faire inter-
venir l'Etat le moins possible. Je ne partage pas, quant à moi,
cette répulsion pour l'intervention de l'Etat et j'attends pa-
tiemment qu'on fasse appel, en cette matière, à des définitions
rigoureuses et à des démonstrations scientifiques plutôt. qu'à,
des plaisanteries assez faciles et quelque peu rebattues. Je re-
çois tous les mois, depuis nombre d'années, et j'ai encore reçu
le mois dernier, une liste des questions proposées aux discus-
sions de la Société d'économie politique de Paris et parmi les-
quelles il s'en trouve qui devraient nous pénétrer tous d'une
modestie salutaire à l'endroit du degré d'avancement de notre
science; par exemple, celles-ci: a 8. L'économie politique
est-elle distincte de la morale, du droit et de la politique? »
«9. Quelle est, en économie politique, la limite des attribu-
tions de l'Etat?» Que les écrivains qui se plaisent à railler l'E-
tat et son intervention dans les affaires veuillent bien discuter
et vider la seconde de ces deux questions à la Société d'éco-
nomie politique de Paris; ils nous auront rendu un sérieux
service, car ils auront fait, en principe, toute l'économie po-
litique appliquée. Pendant qu'ils y seront, qu'ils veuillent
-12–
bien aussi nous dire «quelle est, enpolitique', la limite des
attributions de l'Etat», ils auront fait, en principe, toute la
science sociale. En attendant, l'économie politique appliqùée
et la science sociale sont en suspens; et chacun demeure libre
de consulter ses impressions et de suivre son sentiment. Je
trouve, quant à moi, qu'en France, l'Etat s'acquitte au moins
aussi bien de la tâche de nous fournir une monnaie de bon aloi
que l'industrie privée de celle de nous approvisionner d'étof-
fes de laine sans mélange de coton. Et, quand il n'y réussirait
pas, il me semble qu'il n'y aurait pas lieu d'ériger la maladresse
de l'Etat français en incapacité de l'Etat engénéral, pour le dé-
pouiller de ses attributions. La monnaie est une affaire d'Etat
et, qui plus est, une affaire internationale, et les Etats de l'U-
nion latine feraient aussi bien de s'entendre pour prévenir des
crises monétaires que pour se préserver du choléra, s'il y a
moyen. Toutefois, je me rends parfaitement compte de l'impos-
sibilité de lutter contre le courant général des idées et, s'il
s'agissait de faire pénétrer de toutes pièces mon système dans
la pratique, je laisserais ce soin à mes arrière-neveux. Heureu-
sement, ce système existe et fonctionne; il n'y a pas à le faire
accepter, il suffit d'obtenir qu'on n'y renonce pas. Peut-être,
dans ces conditions, le succès sera-t-il plus aisé; en tous cas,
la tentative est plus séduisante.
Le système monétaire qui régit l'Union latine est un Protée.
Fondé sur la base de l'étalon d'argent, il est devenu le bimé-
tallisme le jour où l'on a décidé de frapper des pièces d'or de
poids fixe et d'une valeur en argent déterminée mais le bimé-
tallisme lui-même a cessé d'exister depuis la limitation de la
frappe des écûs d'argent en 1874 et sa suspension complète en
1878. Depuis lors, et quoi qu'en dise le texte de la loi, l'unité
monétaire est fournie non par l'argent, mais par l'or. En effet,
t'or étant le seul métal dont le monnayage se fasse sans res-
triction par l'Etat pour le compte des particuliers, est aussi le
seul qui ait nécessairement la même valeur comme marchan-
dise et comme monnaie; il est le seul métal monnaie* Quant
à l'argent, dont on a suspendu la frappe précisément parce
r
qu'il y avait bénéfice à en faire monnayer des quantités consi-
dérables, il a plus de valeur comme monnaie que comme mar-
chandise c'est un billon qui ne saurait fournir l'unité moné-
taire. Le Journal des Economistes du mois d'août 1876 contre-
nait une lettre de M. Léon intitulée: La pièce de cinq francs
erz argent vaut toujours cinq francs, et où l'auteur entendait
démontrer sa thèse par cette raison que la pièce en.question
contentait toujours 25 grammes, c'est-à-dire cinq fois 5 gram-
mes d'argent à 9/10 de fin, et que, aux termes de la loi, le franc
était un poids de 5 grammes d'argent à9/1() de fin. Sans doute.
Il est pourtant certain que la loi de germinal an xi, qui a ins-
titué la pièce d'or de 20 francs, à la taille de 155 au kilogramme,
a créé, à côté du franc d'argent de 5grammes, un franc d'or
de de gramme à 9/lit de fin, et que si, aujourd'hui, légale-
ment, ces deux francs se valent, commercialement, le second
vaut plus que le premier. En 1876, d'après un tableau que j'ai
sous les yeux, le prix de l'or en argent fut en moyenne de
17 gr. 83 sur le marché des métaux précieux. Si donc, au mo-
ment où écrivait M. Léon, avec 17 gr. 83 d'argenton avait.
1 gramme d'or, avec 25 grammes d'argent on avait 1 gr. 40
d'or et non 1 gr. 60 environ qui font les 5 francs d'or. Et ainsi
il est certain que les 25 grammes d'argent, qui légalement va-
laient 5 francs d'or, n'en valaient commercialement que 4.375.
M. Léon a beau répéter, avec tant de gens, que la valeur de la
monnaie ne dépend pas de la volonté du législateur, les faits
lui prouvent surabondamment le contraire. Le législateur peut
parfaitement faire du billon, et il en fait tous les jours. Nous
soutiendra-t-on que le législateur ne peut donner au cuivre
ou au nickel une valeur de convention? Eh bien, ce qu'il a fait
pour le cuivre ou le nickel, il l'a fait pour l'argent le jour où
il a décidé qu'il limiterait à son gré la frappe de l'argent comme
il limite à son gré celle du cuivre ou du nickel.
L'argent n'est donc plus, très certainement, qu'un billon,
aussi bien sous la forme des écus au titre de que sous la
forme des pièces de monnaie divisionnaire au titre de ^Viooo-
Il est clair, en outre, que c'est, groseo modo, un billon régu-
14
lateur, c'est-à-dire un billon sur la quantité duquel on agit en
vue d'obtenir une certaine stabilité de la valeur de la monnaie
par rapport aux marchandises, ou de la,valeur des marchan-
dises par rapport à la monnaie, c'est-à-dire des prix. Lors-
qu'on a limité la frappe des écus en 1874, lorsqu'on l'a com-
plètement suspendue en 1878, c'est parce qu'on a vu qu'en
raison de circonstances diverses une quantité considérable de
lingots d'argent allaient venir se faire transformer en écus, et
qu'en conséquence la monnaie serait dépréciée et les marchan-
dises renchéries. On a bien fait, et l'on ferait bien encore d'a-
gir dans le même sens-ou d'agir en sens contraire, je veux
dire de retirer des écus de la circulation ou d'y en ajouter,
selon que la quantité d'or se trouverait ou surabondante oi>
insuffisante; et c'est seulement ainsi qu'il faudrait donner sa-
tisfaction soit aux monométallistes, soit aux bimétallistes. Les
monométallistes, on le sait, affirment priori l'abondance de
l'or. Selon eux, l'or de plus en plus abondant, combiné avec
le développement des paiements par compensation, doit suf-
fire à desservir la circulation. La quantité d'écus qui subsiste
actuellement est, en conséquence, inutile, et l'on devrait la
démonétiser. Eh bien, que l'on nous prouve l'exactitude de
ces vues en nous montrant clairement et par une statistique
judicieuse qu'une hausse générale des prix se produit de jour
en jour, et nous nous adresserons à la prochaine conférence
monétaire pour qu'elle décide de retirer des écus d'argent de
la circulation. Les bimétallistes, eux, suivent la méthode his-
torique et inductive, L'histoire leur enseigne que l'or et l'ar-
gent se sont toujours suppléés l'un l'autre, chacun de ces deux
métaux étant abondant ou rare selon que l'autre était rare ou
abondant, et l'induction leur permet de conclure qu'il conti-
nuera d'en être ainsi dans tous les temps. Donc, l'or et l'argent
doivent tous deux être monnaie; les écus que l'on a refusé de
frapper nous font cruellement défaut, et l'on devrait s'empres-
ser de les monnayer. C'est à merveille; mais, si toute cette
théorie a quelque fondement, on doit s'en apercevoir à la
baisse des prix; qu'on nous fasse toucher cette baisse du doigt,
-15-
et nous pèserons sur les décisions de la conférence pour qu'elle
remette des écus d'argent dans la circulation. Cette manière
de procéder est la seule qui soit prudente et sage elle s'est
imposée et elle continuera de s'imposer aux hommes d'Etat,
en dépit des systèmes exclusifs, par la force des faits et par
l'importance des intérêts en présence. Les monométallistes,
s'intéressent aux créanciers; mais les débiteurs ne se laissent
pas ainsi sacrifier, et ils ont raison. Les bimétallistes plaident
la cause des producteurs mais les consommateurs réclament,
et à juste titre. Pourquoi démonétiser subitement ce qui reste
d'écus, au risque..d'une baisse considérable des prix qui ruine
les entrepreneurs, au léeu de le faire peu à peu, au fur et à
mesure que l'abondance de l'or le permettra? Et pourquoi mon-
nayer tout d'un coup l'argent librement, au risque d'une hausse
énorme des prix qui mettra dans la gêne les propriétaires, les
rentiers, les travailleurs, les fonctionnaires, au lieu de le faire
progressivement et dans les proportions requises par le déve-
loppement des transactions? Et si l'or n'abonde pas et que le
chiffre des transactions reste stationnaire, pourquoi ne pas
rester dans le statu quo? Ainsi, la seule chose à faire, c'est de
constater avec le plus grand soin la hausse ou la baisse ou la
constance des prix, et de diminuer ou d'augmenter ou de lais-
ser telle quelle la quantité des écus d'argent; c'est, en un mot,
de faire désormais rationnellement ce que, jusqu'ici, on a fait
empiriquement.
Assurément, cela n'est pas une chose facile. Démêler d'abord
le mouvement de hausse ou de baisse à longue période des prix
des marchandises sous les mouvements journaliers occasion-
nés par les circonstances de la production et de la consomma-
tion est une opération qui demande du temps et du soin. Dé-
mêler ensuite, dans ce mouvement de hausse ou de baisse à
longue période, ce qui vient de causes inhérentes à la mar-
chandise elle-même et ce qui vient de causes inhérentes à la
monnaie, par les procédés que j'ai indiqués, est une autre opé-
ration également longue et délicate. Même dans la f">™>Wnai-
son de l'étalon multiple, qui parait la plus simple et la plus
facile, il y a une opération préliminaire qui peut offrir des
complications et des difficultés celle de l'établissement de
l'étalon. Mais tout cela n'est pourtant pas impossible. Il en sera
de ces opérations économiques et statistiques comme il en est
des opérations astronomiques qui, simples en théorie, sont très
compliquées dans la pratique. Mesurer les distances respecti-
ves des corps célestes est une opération qui souvent; en prin-
cipe, consiste dans une triangulation, mais qui presque tou-
jours, en réalité, ne s'effectue à grand'peine que d'une façon
plus ou moins approximative. Pourtant on y arrive. Il en sera
de même pour le calcul des variations de valeur. Quand la
théorie des prix sera une théorie scientifique comme l'astrono-
mie, quand les bureaux statistiques seront, suivant une autre
expression de M. Messedaglia, edes observatoires de prix, la
détermination de la quantité de billon régulateur d'argent à
mettre ou à laisser dans la circulation se fera d'une façon très
suffisamment rigoureuse, beaucoup plus rigoureuse en tout cas
qu'elle ne se fait actuellement; car il ne faut pas oublier qu'elle
se fait déjà. Tout semble indiquer que nous approchons de ce
moment. On trouve.dans le dernier volume de feu W. Stanley
Jevons, publié par sa veuve avec l'aide de son successeur au
Collège de l'Université de Londres, M. H. S. Foxwell, sous le
titre de Inuestigations in currency and finance, et qui est un
recueil d'anciens articles relatifs aux variations des prix et à
celles de la valeur de la monnaie, les essais les plus intéres-
sants de discussion de ces sortes de questions. D'autre part, j'ai
rapporté de Rome des planches inédites de statistique des prix
que m'ont remises MM. Bodio, directeur, et Perozzo, inspec-
teur de la statistique du royaume d'Italie, et qui sont une ten-
tative très remarquable de représentation graphique des mou-
vements des marchés. Que l'économie politique soit de plus
en plus soustraite à la phraséologie pour être poussée dans
cette voie de précision et d'analyse, et nous sortirons du chaos
monétaire où nous sommes.
Au surplus, que ce moment vienne plus ou moins tôt, l'es-
sentiel à présent serait purement et simplement de nous y
'if
2
acheminer ou, tout au moins, de ne pas bous en éloigner. Pour
ceia, la future conférence monétaire devrait proroger l'Union
latine sur les bases suivantes:
L'unité monétaire est le FRANC, soit Les w/31 de i gramme d'or
au titre de de fin.
La monnaie se compose de pièces d'or de 10 et 20 francs. Ces
pièces sont frappées par l'Etat sur la demande des particuliers.
La frappe n'en peut être ni suspendue, ni limitée.
Indépendamment de la moauzaie d'or, il y a un .double BIL-
LON d'argent:
Un bitlon divisionnaire composé de pièces d'argent de
2 Va, 5 et 10 grammes au titre de "iooo de fin, d'une valeur no-
znizzale de Il, 1 et 2 francs;
Uzz billon RÉGULATEUR composé d'écus, soit de pièces d 'ar-
gent de 25 grammes au titre de de fin, d'une valeur nomi-
nale de 5 francs.
Le billon d'argent est frappé par l'Etat il ne circule que dans
l'izxtérieur du pays d'émission -t n'est reçu dans les paiements
que jusqu'à concurrence d'une certaine somme. La quantité de
billon qui pourra être émise par chacun des Etats composant
L'Uiziozz latine sera déterminée par des conventions internatio-
nales. Elle le sera, ezz ce qui concerne le billon divisionnaire,
ezz raison des besoins de la circulation pour les petits paiements,
et, en ce qui concerne le billon. régulateur, en vue d'assurer la
variation régulière de la valeur de la monnaie. Chacun des
Etats de l'Union profitera du bénéfice et supportera la perte à
faire picr t'émission et par le retrait de son billon.
A ces dispositions, j'en ajouterai une dernière qui me tient
à cœur. Il y a, dans ma Théorie mathématique de la richesse
sociale, un mémoire consacré à la Théorie mathématiquè du
billet de banque t, Cette théorie m'a coûté d'assez longues et at-
tentives réflexions; depuis que je l'ai formulée, j'ai repris la
question pour l'étudier de nouveau, et je m'attache de plus en
hlus à cette opinion qu'en réalité les émissions de billets de
1 Ce mémoire se trouve dans le présent volume.
banque ne pourraient être instantanément remboursées sans
un bouleversement social, ni même instantanément réduites
sans une grande gêne économique. Voici, de cette proposition,
une démonstration sommaire qui ne sera pas inutile ici. Soit
un pays où il ne s'émet point de billets de banque et,où le crédit
de capital circulant, par escompte d'effets de commerce, se
fait par l'intermédiaire des banquiers au moyen de dépôts en
compte courant à courte échéance. Si, dans ce pays, on décide
d'émettre des billets de banque, soit librement, soit en mono-
pole, il est certain que les banquiers peuvent rendre aux dé-
posants leurs dépôts en monnaie métallique, et ceux-ci les
enfouir en terre. Toutes les affaires se feront grâce aux billets
de banque comme elles se faisaient grâce à la monnaie métal-
lique les billets de banque seront à la fois les titres représen-
tatifs du capital circulant et l'instrument d'échange; les pre-
neurs des billets suppléeront les capitalistes, et les billets
suppléeront la monnaie. La seule différence sera que'les ban-
quiers garderont pour eux, au lieu de les remettre aux dépo-
sants, les intérêts du capital circulant. Maintenant, que les
capitalistes déterrent leur monnaie métallique et l'apportent
sur le marché, ils pourront demander des capitaux neufs pour
une somme égale. De quelle sorte seront ces capitaux neufs?
Ce seront des capitaux fixes. Pendant une certaine période de
temps que j'ai appelée période d'émiasion, une certaine quan-
tité de services producteurs sera détournée de la production
des objets consommables et employée à la production de ces
capitaux fixes. En même temps, la quantité' de monnaie en
circulation sera augmentée d'autant. La période d'émission
terminée, il aura été immobilisé du capital et mis de la monnaie
dans la circulation pour le montant de l'émission des billets
de banque. Tout cela posé, je demande qu'on m'explique com-
ment on pourrait liquider l'émission en tout ou partie sans
une double crise: crise financière par manque de preneurs
pour les titres du capital circulant, crise monétaire par réduc-
tion de la quantité de l'instrument d'échange. Si donc, pour
éviter le cours forcé, qui serait le seul moyen d'échapper à cette
double crise, les économistes ont eu raison de repousser les
expédients socialistes de mobilisation de la terre et des capi-
taux fixes, ils doivent repousser de même la mobilisation du
capital circulant qui se fait par les billets de banque.
En prenant ce parti, les économistes cesseraient d'être les
dupes des banques qui, elles, se rendent très bien compte de
l'impossibilité de rembourser leurs billets en tout état de cause.
Qu'on examine attentivement les nouveaux billets de la Ban-
que de France, on y trouvera toutes sortes de jolies choses:
une gravure soignée, de l'encre bleue, la Sagesse fixant la
Fortune, etc., etc.; mais on n'y trouvera pas ces sept mots qui
seraient l'essence* même d'un billet de banque: il sera payé à
vue, au porteur. D'ailleurs, ce qui est vrai de ces billets, qu'on
nous dit mais qui ne se disent pas eux-mêmes remboursables
à présentation, estencore plus évidemment vrai du billetàcours
forcé qui, lui, est franchement représentatif de capital immo-
bilisé et il est bien certain aussi que la suppression du billet
de banque censé remboursable entraînerait la suppression du
billet de banque non remboursable, et; que la suppression com-
plète de toute cette monnaie de papier qui tantôt apparaît, tan-
tôt disparaît pour reparaître encore, donnerait à la valeur de
la monnaie métallique une fixitté beaucoup plus grande. Pour
ces raisons, je joindrais aux résolutions qui précèdent la dis-
position suivante:
Les Etats faisant partie de l'Union latine qui voudront sup-
primer chez eux toute émission de bitlets de banque seront au-
torisés à frapper des écus d'argent pour une somme égale à
l'excédent de la circulation des billets sur l'encaisse métallique
des banques.
J'appelle l'attention sur l'occasion qui s'offre ainsi de faire
servir la quantité considérable d'argent actuellement dispo-
nible au redressement d'une grosse erreur économique.
MESURE ET RÉGULARISATION
DES VARtATIONS DE VALEUR DE LA MONNAIE
(Planche I).
1
Examen critique de lat doctrine de M. Cournot sur les
claangements de valeur absotus et relati fs 1.
CI C'est. dit M. Cournot, un point assez obscur, dans les
écrits des économistes, que la définition de la valeur, la dis-
tinction des valeurs relatives et des valeurs absolues une
comparaison bien simple et d'une exactitude frappante va
nous servir à l'éclaircir.
Nous jugeons qu'un corps se meut lorsqu'il change de si-
tuation par rapport à d'autres corps que nous considérons
comme fixes. Si nous observons à deux époques différentes un
»système de points matériels, et que les situations respectives
» de ces points ne soient pas les mêmes aux deux époques,
nous en concluons nécessairement que quelques-uns de ces
pointus, sinon tous, se sont déplacés; mais si de plus nous ne
» pouvons pas les rapporter à des points de la fixité desquels
» nous soyons sûrs, il nous est de prime abord impossible d'en
» rien conclure sur le déplacement ou l'immobilité de chacun
» des points du système en particulier.
Cependant, si tous les points du système, à l'exception d'un
seul, avaient conservé leur situation relative, nous regarde-
» rions comme très probable que ce point unique est le seul qui
» s'est déplacé; à moins toutefois que les autres points ne fus-
n sent liés entre eux, de manière à ce que le déplacement de
l'un entrainét le déplacement de tous les autres.
» Nous venons d'indiquer un cas extrême, celui où tous les
1 28e leçon de la tro édition des Elément» d'économie politique pure
21
11 points, à l'exception d'un seul, ont conservé leurs situations
» relatives; mais, sans entrer dans les détails, on conçoit bien
» qu'entre toutes les manières d'expliquer le changement d'état
» du système, il peut s'en présenter de beaucoup plus simples,
» et qu'on n'hésitera point à regarder comme beaucoup plus
n probables que d'autres.
» De même que nous ne pouvons assigner la situation d'un
point que par rapport à d'autres points, ainsi nous ne pou-
vons assigner la valeur d'une denrée que par rapport à d'au-
tres denrées. Il n'y a en ce sens que des valeurs relatives.
» Mais lorsque ces valeurs relatives viennent à changer, nous
» concevons clairement que la raison de cette variation peut se
» trouver dans le changement de l'un des termes du rapport,
» ou de l'autre terme, ou de tous deux à la fois de même que
» lorsque la distance de deux points vient à varier, la raison de
» ce changement peut être dans le déplacement de l'un ou de
» l'autre des deux points, ou de tous deux.
» Nous distinguons donc très bien les changements relatifs
» de valeur qui se manifestent par la variation des valeurs re-
» latives, d'avec les changements absolus de valeur de l'une
» ou de l'autre des denrées entre lesquelles l'échange établit
» des rapports.
» De même qu'on peut faire un nombre indéterminé d'hypo-
» thèses sur le mouvement absolu d'où résulte le mouvement
» relatif observé dans un système de points, ainsi l'on peut
» rnultiplier indéfiniment les hypothèses sur les variations ab-
» solues, desquelles résultent les variations relatives observées
» dans les valeurs d'un système de denrées.
Cependant, si toutes les denrées, à l'exception d'une seule,
» conservaient les mêmes valeurs relatives, nous regarderions
» comme bien plus vraisemblable l'hypothèse qui ferait porter
» le changement absolu sur cette denrée unique; à moins
» qu'on n'aperçût entre toutes les autres denrées une dépen-
» dance telle, que l'une ne pût varier sans entraîner, dans les
» valeurs de celles qui en dépendent, des variations propor-
» tionnelles.
-22-
Indépendamment de ce cas extrême, où la perturbation
du système des valeurs relatives s'explique par le mouve-
i ment d'une seule denrée, on conçoit qu'entre toutes les hy-
pothèses qu'il est permis de faire sur les variations absolues,
» il y en a qui rendent raison des variations relatives d'une
» manière plus simple et plus probable'. m
M. Cournot ne se borne pas à une comparaison, et, au moyen
d'une combinaison ingénieuse, il ramène précisément le pro-
blème de la détermination des changements absolus dans la va-
leur d'un certain nombre de marchandises sur un marché à
celui de la détermination des changements absolues dans-la po-
sition d'un nombre égal de points sur une ligne droite. Voici
comment.
Soient (A), (B), (C), (D). ces marchandises, IL, it, p. les
prix de (B), (C), (D). en (A). Soient, sur la droite XY, AB
=log tt, AC=log z, AD= log p. Il est clair que BA =
logp.=log-, queBC = AC– AB = log« logp.= log£,IL r
que– BD = AD AB=logp logp. = log- Ainsi, le
système des positions des points A, B, C, D. représente le
système des valeurs des marchandises (A), (B), (C), (D). Sui-
vant que l'un ou l'autre des points sera pris pour-origine, l'une
ou l'autre des marchandises fournira l'étalon numéraire. Ainsi
aussi, les prix po, p. étant devenus p/, «', p' auquel
cas les distances AB, AC, AD. sont devenues A'B', A'C',
A'D' la question de savoir si le changement de 'le en s',
par exemple, vient d'un changement dans la valeur de (A) ou
dans la valeùr de (C), on dans la valeur des deux marchandi-
ses àja fois, se ramène à celle de savoir si le changement de
1 A. Cournot. Recherches atir le* principes mathématiques delà théorie
desfichessei.Ch.il.
-t3-
AC en A'C' vient d'un changementdansla position de A ou
dans la position de C, ou dans la position des deux points à la
fois. Et généralement c les calculs propres a déterminer l'hypo-
b thèse la plus probable sur les mouvements absolus du sys-
» tème de points, s'appliqueront, en repassant des logarithmes
» aux nombres, à la détermination de l'hypothèse la plus pro-
bable sur les variations absolues du système des valeurs D.
Dans ces donnés, supposons que, par exemple, C'D' = CD.
De deux choses l'une: ou les points C et D n'ont pas changé
de position, ou ils ont tous deux avancé ou reculé également.
Mais alors aussi -,=-. Et de deux choses l'une: ou les mar-
chandises (C) et (D) n'ont pas changé de valeur, ou elles ont
toutes deux haussé ou baissé proportionnellement. La pre-
mière hypothèse est peut-être la plus probable; et cette pro-
babilité se rapprocherait d'autant plus de la certitude qu'il y
aurait, en outre de C et D, un plus grand nombre de points
dont les positions relatives, soit, en outre de (C) et (D), un
plus grand nombre de marchandises dont les valeurs relati-
ves seraient restées les mêmes. Dès lors, nous sommes fixés;
car nous avons, non pas un seul, mais plusieurs points fixes
sur XY, autrement dit, non pas une seule, mais plusieurs va-
leurs fixes sur le marché. Calculant, d'après la position de C,
le changement absolu de position de A, nous trouvons que ce
puint a avancé de AA'; ou calculant, d'après la valeur de (C),
le changement absolu de valeur de (A), nous trouvons que
cette marchandise a haussé dans la proportion de 1f. Et
que « si aucune denrée ne se trouve sous les conditions'requi-
» ses pour la parfaite fixité, nous pouvons, nous devons eri
» imaginer une qui n'aura sans doute qu'une existence abs-
» traite, mais aussi qui ne figurera que comme un terme auxi-
d liaire de comparaison destiné à faciliter l'intelligence de la
» théorie, sauf à disparaître des applications finales ».
Telle est la théorie de M. Cournot sur les changements de
valeur absolus et relatifs. La critique n'en est possible que par
l'introduction de l'idée de rareté. M. Cournot évite avec.soin de
24
parler de changements dans la valeur absolue, pour ne parler
que de changements absolus dans la valeur. La différence entre
ces deux expressions est, chez lui, quelque peu obscure, mais
elle peut devenir, pour nous, parfaitement claire. «étant le
prix de (C) en (A), rC)1, rc,8, rc,3. raH, ra,Q, ra,3. étant les rare-
tés de ces marchandises chez les échangeurs (1), (2), (3). on a
Or ces rapports de raretés sont les seuls dont nous ayons le
droit de considérer les deux termes comme ayant chacun une
valeur absolue et déterminée, Donc c'est seulement à leur sujet
qu'on peut se demander ceci: « étant devenu sont-ce les
raretés de (C), sont-ce les raretés de (A), ou sont-ce les rare-
tés des deux marchandises à la fois qui ont changé? C'est en
ce sens seulement que nous pouvons entendre parler de chan-
gements absolus dans la valeur. Cela dit, il se présente une
distinction capitale.
Je suppose que, l'équilibre existant aux prix de w, ft, p.
l'utilité de (A) ait augmenté entre les mains d'un certain nom-
bre d'échangeurs. En vertu du théorème de la satisfaction
maxima, ces échangeurs auront eu, dès lors, avantage à de-
mander de l'(A) en offrant du (B), du (C), du (D). et les prix
p., 1t, auront baissé. Ces prix baissant, les autres échan-
geurs, entre les mains desquels l'utilité de (A) n'aura pas va-
rié, auront eu, dès lors, avantage à demander du (B), du (C),
du (D). en offrant de l'(A). Un nouvel équilibre se sera ainsi
établi aux prix inférieurs p/,«',p' Dans cette opération, tou-
tes les raretés de (A) auront changé, et, de plus, elles auront
toutes augmenté, tant chez les échangeurs pour lesquels l'uti-
lité de cette marchandise a augmenté que chez ceux pour les-
quels cette utilité n'a pas varié. Mais, en même temps, toutes
les raretés de (B), (C), (D). auront aussi changé; ellesauront
toutes augmenté chez les échangeurs de la première catégorie,
qui en auront vendu; elles auront toutes diminué chez les
échangeurs de la seconde catégorie, qui en auront acheté.
25
Ainsi, il ne nous est pas permis, en principe, d'imaginer,
comme le veut M. Cournot, une denrée de valeur fixe, par la
raison qu'il ne nous est pas permis d'imaginer une denrée de
raretés fixes, à moins de supposer également fixes les raretés de
toutes les autres denrées, et que nous nous trouvons dans un
cas analogue à celui qu'il a eu soin de réserver, savoir qu'it
existe, entre les marchandises (A), (B), (C), (D). sur le mar-
ché, une dépendance telle que la valeur de l'une ne peut chan-
ger sans que les valeurs de toutes ne changent aussi, et par'
conséquent, entre les points A, B, C, D. sur XY, une solida-
rité telle que la position de l'un ne peut changer sans que les
positions de tous ne changent aussi.
En principe donc, il est impossible non seulement de con-
naitre, mais même de concevoir une marchandise dont la va-
leur soit constante. Mais cela dit, le procédé empirique indiqué
par M. Cournot pour déterminer les changements absolus de
valeur n'en a pas moins une importance réelle. Il est certain,
en effet, que, dans le cas cité, si les marchandises en présence
sont en grand nombre et en quantités considérables sur le mar-
ché, les seuls changements dans les raretés de (A), dont l'uti-
lité aura augmenté, seront sensibles, et que les changements
dans les raretés de (B), (C), (D). dont l'utilité n'aura pas varié,
seront insensibles, et,en outre, que la rareté moyenne de (A)
aura augmenté, tandis que les raretés moyennes de (B), (C),
(D). n'auront pas sensiblement varié. Par conséquent, on se-
rait fondé à dire; en vertu d'une application légitime de la loi
des grands nombres, que, dans le changement de ? en c'est
la valeur de (A) qui a augmènté, la valeur de(C)
étant restée la
même. A ce point de vue exclusivement, on peut admettre
aussi avec M. Cournot la possibilité de réduire les variations
relatives de valeur en variations absolues, notamment en ce
qui concerne le numéraire et la monnaie. Supposez, en effet,
que, par suite de changements dans l'utilité ou dans la quan-
tité du numéraire et de la monnaie, les prix de toutes choses
vinssent à augmenter ou à diminuer, soit tout d'un coup, soit
progressivement, d'une façon considérable; n'y aurait-il pas
-26-
un immense intérêt à mesurer ces effets, soit pour élever ou
abaisser les traitements des fonctionnaires, les salaires des ou-
vriers, ou pour modifler certains contrats? Cette question
s'impose précisément à l'époque actuelle, et elle mériterait as-
surément d'être abordée et résolue. Seulement, il convient
d'observer que cette possibilité théorique sera peut-être assez
rarement une possibilité pratique car, pratiquement, il arri-
vera peut-être le plus souvent que le plus grand nombre des
marchandises auront haussé ou baissé de prix dans des pro-
portions diverses et qu'il n'y aura pas moyen de découvrir et
de mettre à part le groupe des marchandises n'ayant pas varié
ou ayant toutes haussé ou baissé proportionnellement de prix
qui est nécessaire pour l'application de la méthode.
II
D'une méthode de régularisation
de la variation de valeur de la monnaie*.
Le système de monnaie d'or avec billon d'argent régulateur
que j'ai exposé dans le numéro du 1er décembre 18U de la
Revue de droit international repose tout entier sur un théo-
rème d'économie politique pure que j'ai démontré mathéma-
tiquement dans mes précédents ouvrages et auquel j'attache
une importance tout à fait capitale, savoir que Les valeurs
des marchandises sont proportionnelles aux intensités des der-
niers besoins satisfaits, ou aux raretés. Le dernier besoin sa-
tisfait est celui sur lequel s'arrête le consommateur: son inten-
sité est maximum au moment où la consommation commence;
elle diminue constamment au fur et à mesure que la'consom-
mation augmente elle est nulle quand la consommation a eu
lieu à discrétion. Le prix du blé en or étant de 0 fr. 20, soit
de1/5 de franc la livre, l'intensité du dernier besoin satisfait de
t Mémoire lu à la Société vaudoise des sciences naturelles, à Lausanne
(séance du 6 mai 1885).
•
blé chez chaque consommateur, après l'échange, est le cin-
quième du dernier besoin satisfait d'or. Au rapport des inten-
sités des derniers besoins satisfaits chez chaque consomma-
teur, on peut substituer le rapport des moyennes des intensités
des derniers besoins satisfaits chez tous les consommateurs.
Ainsi, dans l'exemple cité, l'intensité moyenne du dernier. be-
soin satisfait de blé serait le cinquième de l'intensité moyenne
du dernier besoin satisfait d'or. Quand je parlerai ici de la ra-
reté tout court, il s'agira de cette rareté moyenne.
Les valeurs étant proportionnelles aux raretés, les éléments
de variation des raretés sont les éléments de variation des va-
leurs. Pour une marchandise ordinaire, ces éléments sont au
nombre de deux: son utilité, 2o sa quantité. L'augmentation
ou la diminution de l'utilité amène l'augmentation ou la di-
minution de la rareté; l'augmentation ou la diminution de la
quantité amène la diminution ou l'augmentation de la rareté.
L'utilité et la quantité pouvant agir concurremment et en sens
inverse, il se peut qu'elles varient toutes les deux sans que la
rareté change. Pour une marchandise qui sert de monnaie, les
éléments de variation de la rareté sont au nombre de trois:
1° son utilité comme marchandise, 2° son utilité comme mon.
naie, c'est-à-dire le chiffre de la circulation à desservir, 3o sa
quantité. L'augmentation ou la diminution de chacune des
deux utilités amène l'augmentation ou la diminution de la ra-
reté l'augmentation ou la diminution de la quantitéamènè la
diminution ou l'augmentation de la rareté. Ici encore, les deux
utilités, d'une part, et la quantité, de l'autre, pouvant agir
concurremment et en sens inverse, il se peut que les trois élé-
ments, ou deux d'entre eux, varient ensemble sans que la ra-
reté change.
Cela posé, il est facile de montrer comment l'Etat ou le lé-
gislateur peut régler la rareté et par suite la valeur de la mar-
chandise monnaie.
Supposons, pour fixer les idées, une monnaie d'or comme
la nôtre et un billon spécial d'argent distinct du billon division^
naire comme nos écus de 5 francs sont distincte des. pièces de
-28-
Va, 1 et 2 francs et que nous appellerons billon régulateur.
L'or est monnaie parce que la frappe n'en est ni suspendue ni
limitée, parce que l'Etat transforme des lingots en pièces d'or
à toute réquisition des particuliers et qu'ainsi l'or tend à avoir
toujours la même valeur comme marchandise et comme mon-
naie. L'argent est billon parce que l'Etat frappe des pièces
d'argent pour lu quantité qui lui convient et en leur attribuant
comme monnaie une valeur nominale supérieure à la valeur
qu'elles auraient comme marchandise, Dans ces conditions, il
est bien clair que l'Etat ou le législateur peut contrebalancer
les effets des variations qui ne dépendent pas de lui dans les
deux utilités ou dans la quantité de la marchandise monnaie
en opérant lui-même une variation dans laquantité de cette mar-
chandise qui sert de monnaie au moyen du billon régulateur
dont il dispose. Par exemple, une des deux utilités de la mar-
chandise monnaie a augmenté l'usage se répand de plus en
plus d'aurifier les dents au lieu de les plomber, ou bien on sup-
prime dans lé pays une circulation existante de papier pour la
remplacer par une circulation d'espèces. Les intensités des der-
niers besoins satisfaits d'or vont augmenter. Que f&iî le légis-
lateur ? Il introduit du billon spécial dans la circulation une
certaine quantité d'or monnaie se transforme, s'il le faut, en
or marchandise, et la rareté de l'or marchandise n'augmente
pas. Ou bien la quantité de la marchandise monnaie a aug-
menté on a découvert quelque part des sables aurifères. Les
intensités des.derniers besoins satisfaits d'or vont diminuer.
Que fait le législateur? Il retire du billon spécial de la circu-
lation une certaine quantité d'or marchandise se transforme
en or monnaie, et la rareté de l'or marchandise ne diminue pas.
Il est évident que, dans ce système, l'argent paie pour l'or.
L'Etat fixe ou fait varier comme il lui convient la rareté dé
l'or; mais, en même temps, il crée, par cet emploi intermit-
tent du billon spécial d'argent qui tantôt entre dans la circu-
lation et tantôt en sort, une cause de plus de variation de la
rareté de l'argent. Mais il vaut bien mieux que l'argent varie
un peu plus de rareté et par suite de valeur, et que l'or, qui
2Q
sert à régler toutes les transactions, acquière une rareté et par
suite une valeur fixe ou régulièrement variable. Au surplus,
il n'est pas nécessaire d'insister sur les avantages de la fixité
ou de la régularité de variation de la valeur de la marchandise
monnaie. L'objection qu'on fait d'ordinaire à cette fixité ou à
cette régularité de variation n'est pas d'être une chose, peu
avantageuse, cVt d'être une chose impossible. On vient de voir
qu'elle est une chose parfaitement possible.
Et, toutefois, cela n'est pas à dire que ce système monétaire,
qui est rationnel, soit simple et facile. Les intensités des der-
niers besoins satisfaits, ou les raretés, ne se mesurent pas di-
rectement ce sont des grandeurs, mais non pas des grandeurs
appréciables. Leur tendance à l'augmentation ou à la diminu-
tion ne se révèle que par la tendance à l'augmentation ou à la
diminution des valeurs qui leur sont proportionnelles. Mais
les valeurs elles-mêmes ne nous sont données que par leurs
rapports avec d'autres valeurs. Comment donc discerner leur
vrai mouvement? Ainsi, le prix du blé en or s'est élevé de
0 fr. 20 à 0 fr. 25, soit de V5 à V* de franc la livre. Il est cer-
tain que l'intensité moyenne du dernier besoin satisfait de blé,
qui était auparavant le cinquième de l'intensité moyenne du
dernier besoin satisfait d'or, en est à présent le quart. Mais
est-ce la rareté moyenne du blé qui a augmenté? Est-ce la rareté
moyenne de l'or qui a diminué? Ou même ces raretés n'ont-
elles pas varié toutes les deux? C'est ce qu'il semble malaisé
de savoir. On a proposé plusieurs méthodes pour y arriver.
J'ai critiqué, dans la 28e leçon de mes Eléments d'économie
politiqtte pure, celle qui a été exposée par Cournot dans ses
Principes mathématiques de la théorie des richesses
je critiquerai ici celle qui a été employée par Jevons dans le
célèbre mémoire A serions Fall in the Value of Gold ascpr-
tained, and ils social Effects set forth
Soient a, b, c, d. les prix en or d'un nombre m de mar-
chandises (A), (B), (C), (D). à un moment donné a', b', c',
1 Ce mémoire est le second de ceux qui ont été réunis dans le volume-
intitule Investigations in Cwrencij and Finance. London,
30
d' les prix en or de ces marchandises au bout d'un certain
temps. D'après Jev.ons, la moyenne géométrique des rapports
HLÏ.Lsoit
a b c dsoit
représentant l'augmentation ou la diminution moyenne des
prix des marchandises en or, le rapport inverse, soit
représentera d'autre part la diminution ou l'augmentation de
valeur de l'or. Cournot cherche des marchandises qui n'aient
pas varié de valeur les unes par rapport aux autres; Jevons
prend ses marchandises au hasard, il en prend seulement le
plus possible sa méthode, dit-il lui-même, est non exclusive
mais inclusive. Nous en examinerons tout à l'heure le principe
même mais il convient de mentionner auparavant divers dé-
tails intéressants d'application.
Les éléments du calcul sont des prix annuels qui sont des
prix moyens arithmétiques. Le prix ai, de l'année 1 est égal à
la somme des prix at, aF, aU. des mois de janvier, février,
mars. divisée par 12 selon la formule
Après les prix ai, bh ci, dv.. de l'année 1, on cherche suc-
cessivement les prix a2, b2, c2, d, de l'année 2, les prix as,
b3, c3, da de l'année 3. les prix au, b^, a^, d^ de l'année
20 et l'on en fait un TABLEAU 1 des Prix moyens annuels de
chacune des m marchandises durant la période 1-20 disposé
comme suit
-31
Cela fait, on pourrait prendre les rapports^* ^2. -A b3
Ci,£3 .J
?..
et l'on aurait ainsi la variation annuelle des
prix des marchandises en or et la variation annuelle de valeur
de l'or. Mais, pnur une raison fondée sur toute une théorie des
plus ingénieuses, Jevons procède un peu différemment.
Dans un pays qui épargne et qui capitalise, une partie des
services producteurs rentes de terres, travaux de facultés per-
sonnelles, profits de capitaux, sont annuellement détournés
de la proiuction des objets de consommation vers la produc-
tion des, capitaux neufs. Mais cette production des capitaux
neufs, qui constitue le fait de la capitalisation, ne s'opère pas
d'une façon régulière. Un pays qui capitalise 5 milliards en
10 ans ne capitalise pas 500 millions par an cette capitalisa-
tion sera celle de certaines années moyennes pendant quel-
ques années, elle sera supérieure et s'élèvera peut-être à 7 ou
800 millions pendant quelques années, elle sera inférieure et
s'abaissera peut-être à 2 ou 300 millions. Ce mouvement est
analogue à celui de la mer il comporte un flux, une marée
haute, un reflux, une marée basse. Les périodes de marée
haute, qui sont celles de forte capitalisation, se caractérisent
par l'élévation du taux de l'escompte, le haut prix du fer et
des matériaux de construction et par une hausse du prix des
objets de consommation à la production desquels on dispute
les services producteurs pour la production des capitaux neufs.
Les périodes de marée basse, qui sont celles de faible capitali-
sation, se caractérisent par les phénomènes contraires abais-
sement du taux de l'escompte, bas prix du fer et des matériaux
de construction, baisse du prix des objets de consommation.
Le reflux se fait plus rapidement que le flux: il coïncide en
général avec une crise. Jevons, qui a accumulé sur ce point
OC)
les observations et les analyses avec une patience et une saga-
cité rares, pose en fait qu'au xixe siècle, en Europe et aux
Etats-Unis, la période de 10 ans que nous avons citée comme
exemple est en réalité celle d'une marée économique compre-
nant flux et reflux, marée haute et marée basse. Peut-être les
explications qu'il a données de ce fait sont-elles plus ou moins
contestables le fait lui-même parait plus certain. Il en résul-
terait qu'il y a une précaution à prendre dans le calcul des va-
riations de prix, vu que, si l'on comparait entre eux des prix
séparés par un nombre quelconque d'années d'intervalle, on
s'exposerait à ne pas comparer des choses comparables. Il faut
comparer des prix de marée haute avec des prix de marée
haute, ou des prix de marée basse avec des prix de marée basse,
ou mieux encore des moyennes de prix de flux et reflux avec
des moyennes de prix de flux et reflux. Cette dernière façon de
procéder semble tout à fait indiquée au point de vue même de
la théorie de Jevons. Ce n'est pourtant pas tout à fait celle qu'il
a suivie dans son mémoire. Pour mesurer la diminution de va-
leur de l'or produite par la découverte des mines de Californie
et d'Australie, il a pris le rapport de la moyenne des prix de
1860-62, période de marée basse, à la moyenne des prix de
1845-50, période de flux et reflux terminée par l'événement
dont il s'agissait de mesurer l'effet. Il est vrai qu'en procédant
ainsi, il atténue, plutôt que de l'exagérer, l'effet en question;
mais pourquoi, quand on mesure, ne pas mesurer exactement?
Quoi qu'il en soit, pour tenir compte de la théorie de la marée
économique, nous supposerons, quant à nous, que les prix a,
b, c, d. a', b', c', d' sont des moyennes arithmétiques de
prix de périodes successives de flux et reflux, c'est-à-dire des
moyennes arithmétiques de prix de périodes décennales selon
les formules
jgj
3
et. ce seront ces moyennes a, b, c,d.a\ b', ci, d! que nous
introduirons dans la formule
pouren déduire l'augmentation ou la diminution moyenne des
prix des marchandises en or, au moyen de l'équation
Et, toutefois, avant de tirer ce rapport final, Jevons fait un
second tableau accompagné d'une construction graphique très
importante.
a, b, c, d. étant les moyennes arithmétiques de prix de la
première période décennale de tlux et reflux, on dresse un
TABLEAU II des Rapports des prix annuele durant la période
1-20 aux moyennes des prix durant la période 1-10 disposé
comme suit
et l'on construit les courbes représentatives de ce tableau en
prenant, pour chaque marchandise, les temps comme abscis-
ses et les rapports ci-dessus comme ordonnées. Dans le mé-
moire dont nous nous occupons, Jevons a fait correspondreses courbes non pas à ce second tableau, mais il.un troisième
34
donnant les rapports des prix annuels durant la période totale
aux moyennes des prix durant la première période sous forme
de rapports moyens géométriques par groupes de marchandi-
ses plus ou moins analogues. Toujours en me plaçant à son
point de vue, je me permets de penser qu'il y a lieu de cons-
truire la courbe représentative de la variation des prix annuels
durant la période totale par rapport à la moyenne du prix du-
rant la première période pour chaque marchandise séparément.
Il me semble qu'ainsi seulement on peut reconnaitre et cons-
tater qu'indépendamment de ses variations de prix spéciales,
chaque marchandise a subi une variation générale qui lui a
été commune avec toutes les autres et qui a été due à des cau-
ses afférentes à la monnaie. Mais je reviendrai sur ce point
tout à l'heure.
Cette variation générale et commune est fournie, suivant Je-
vons, par le tableau
et par la courbe qui le représente. Cette courbe est frappantedans le mémoire de Jevons. On voit le prix moyen d'une qua-rantaine de marchandises, prises entre toutes, partir en 1845
des environs de l'horizontale correspondante à la moyenne des
prix de la période 1845-50, s'élever au-dessus en 1846, moment
de flux, s'y tenir en 1847, moment de marée haute, s'abaisser
au-dessous de l'horizontale en 1848, moment de reflux, s'y te-
nir en 1849-52, moment de marée basse, remonter au-dessus
de l'horizontale en 1853, moment de flux, s'y tenir en
moment de marée haute, mais à un niveau sensiblement plus
élevé qu'en 1847, redescendre en 1858, moment de reflux, mais
pour se tenir en moment de marée basse, au-dessus
de l'horizontale et non plus au-dessous, c'est-à-dire à un ni-
veau beaucoup plus élevé qu'en
35
Il semble donc évident que l'effet de l'abondance de l'or a été
de transporter toutes les ondulations de la courbe à un niveau
supérieur. Et c'est bien la différence du niveau de la seconde
période et de celui de la première, exprimée par le rapport
et non la différence du niveau de la marée basse et de l'hori-
zontale, qui fournit la mesure de l'augmentation moyenne des
prix des marchandises en or; et c'est bien la différence inverse,
exprimée par le rapport
qui fournit la mesure de la dépréciation de la monnaie, du
moins si le principe même de la méthode de Jevons est juste.
C'est ce principe qu'il s'agit d'examiner à présent. Je fon-
derai cet examen sur la considération de la proportionnalité
des valeurs aux raretés qui est la considération décisive en ma-
tière de monnaie et d'économie politique pure et sur laquelle,
j'ai déjà fondé l'examen de la méthode de Cournot.
Soient a, a, 8. o les raretés moyennes des marchandises
(A), (B), (C), (D). et la rareté moyenne de For, aux prix a, b,
c, d.i soient a' p' y' 8' ol les raretés des mêmes marchan-
dises et la rareté de l'or, aux prix el, d' En vertu du
1 Ces a, /?, y,6. sont les raretés Ra, Rb, Rc, Ra. qui interviendront
plus loin dans la Théorie de la monnaie.
36
théorème de la proportionnalité des valeurs aux raretés, on a
à la fois
d'où l'on tire successivement
par où l'on voit immédiatement que l'inverse de la moyenne
géométrique des variations de prix des marchandises (A), (B),
(C), (D). ne donne pas ta variation de rareté et de valeur de
l'or, mais bien le raspport de cette variation de rareté et de va-
leur de l'or ci la moyenne géométrique des variations de rareté
et de valeur des marchandises (A), (B), (C), (D). Pour qu'elle
donnât la variation de rareté et de valeur dé l'or, il faudrait
que l'on pût poser
ce qui n'est pas; car, même en prenant toutes les marchandises
autres que la marchandise monnaie sans exception, on n'a pas
37
La moyenne géométrique des raretés de ces marchandises n'est
pasune constante. Au contraire, la science montre que, dans
une société progressive, c'est-à-dire dans une société où le
capital augmente pius, rapidement que la population, cette
moyennedoit diminuer; dans une société rétrograde, elle de-
vrait augmenter; et, dans une société stationnaire, elle pour-
rait varier en raison de variations accidentelles dans l'utilité
ou dans la quantité des marchandises. Il est vrai que, dans
une telle société, elle pourrait aussi demeurer constante si,
l'utilité ou la quantité d'un certain nombre de marchandises
ne variant pas, les effets des variations dans l'utilité ou dans
la quantité des autres marchandises se compensaient exacte-
ment. Et comment reconnaîtrait-on qu'il en serait ainsi? On
le reconnaîtrait en comparant la courbe de variation générale
et commune de prix dont nous avons parlé plus haut avec les
courbes de variation spéciale de prix correspondant à chaque
marchandise. S'il en était un grand nombre de ces dernières
dont la similitude avec la première fût remarquable, il serait
à supposer que les variations de prix qu'elles représenteraient
proviendraient de causes inhérentes à la monnaie et non de
causes inhérentes aux marchandises. C'est ce qui parait avoir
lieu dans l'application que Jevons a faite de sa méthode à la
mesure de la dépréciation de l'or de 1850 à 1862 et ce qu'on
verrait encore mieux si, au lieu d'établir des courbes spéciales
par groupes de marchandises, il avait établi des courbes spé-
ciales à chaque marchandise. Seulement, il faut bien le re-
marquer en procédant ainsi, on abandonne, en réalité, la mé-
thode inclusive de Jevons pour revenir à la méthode exclu-
sive de Cournot laquelle me semble décidément préférable
pour ce qui est de constater et de mesurer les variations abso-
lues de valeur, soit d'une marchandise quelconque, soit de la
marchandise monnaie.
Mais ici se pose une question à laquelle on pourrait répondre
d'une façon qui rendrait à la méthode de Jevons toute sa su-
périorité. Doit-on désirer que la monnaie ne varie peu de ra-
reté et de valeur? Ou ne doit-on pas plutôt désirer que la va-
38
nation de rareté et de valeur de 'la monnaie soit précisément
égale à la moyenne géométrique des variations de rareté et de
valeur des autres marchandises? Pour ma part, je n'hésite pas
à croire, comme je l'ai dit dans l'exposition de mon système
de monnaie. d'or avec billon d'argent régulateur, que c'est à ce
dernier but que l'on doit tendre plutôt qu'au premier, vu qu'il
n'y a aucune raison de soustraire la marchandise monnaie à
la loi de réduction de plus en plus considérable des raretés des
produits résultant du progrès économique et qu'il y a, au con-
traire, tout avantage à ce que son pouvoir d'acquisition reste
le même. Or rien de plus aisé que d'obtenir ce double résul-
tat par l'emploi du billon d'argent régulateur effectué sur des
indications empruntées à la méthode de Jevons. Supposons en
effet que, par cet emploi, on réussit à faire en sorte que la
moyenne géométrique des prix ne variât pas, soit que l'on eût
et la variation de la rareté et de la valeur de la monnaie serait
égale à la moyenne géométrique des variations de rareté et de
valeur des marchandises.
Cette dernière moyenne doit-elle être une moyenne géomé-
trique? C'est un point que Jevons n'a pas non plus discuté
théoriquement et que je vais essayer de préciser aussi, toujours
en m'appuyant sur le principe de la proportionnalité des va-
leurs aux raretés.
D'un système d'équations
a» ''•
Et si, par l'emploi du billon régulateur, on réussissait à faire
en sorte que la moyenne arithmétiques des prix ne variât pas,
soit que l'on eût
et la variation de la rareté et de la valeur de la monnaie serait
égale à la moyenne arithmétique des variations de rareté et
de valeur des marchandises.
Il y a plus. Si, par l'emploi du billon régulateur, on réussis-
sait à faire en sorte que la moyenne harmonique des prix ne
variât pas, soit que l'on eût
alors on aurait aussi, comme on peut s'en assurer par un cat-
cui très simple et très facile,
40
et la variation de la rareté et de la valeur de la monnaie serait
égale à la moyenne harmonique des variations de rareté et de
valeur des marchandises. Pourquoi faut-il préférer la moyenne
géométrique à la moyenne arithmétique et à la moyenne haro:
monique?
Dans l'hypothèse de la moyenne harmonique, avec une même
quantité d'or
a + b + c+d +
on aurait successivement
aux prix aw, blvy cIV, dlv.
Dans l'hypothèse de la moyenne arithmétique, avec une
même quantité d'or
am + &w + c"'+d"j_
on aurait successivement
aux prix a, b, c, d. et
1 de (A) + 1 de (B) + 1 de (C) + 1 de (D) + = m
aux prix a" bm, cm, dw.
Ainsi, dans les deux cas, une même quantité de monnaie
achèterait toujours une même quantité de richesse sociale.
Il n'y a pas lieu d'ailleurs de préférer un résultat à l'autre
et l'on doit prendre la moyenne géométrique, comme le fait
Jevons, s'il est vrai, comme Jevons l'affirme, mais sans le dé-
montrer, qu'elle donne un résultat intermédiaire. Il y aurait
donc à prouver ici que la moyenne géométrique des variations
"–Ai-
de rareté des marchandises est intermédiaire des moyennes
arithmétique et harmonique, c'est-à-dire que t'on a
Or, il ne serait pas difficile de montrer que cette double iné-
galité, qui a lieu pour 2 et pour 3 marchandises, a lieu pour
un nombre quelconque de marchandises.
Il convient de rechercher encore jusqu'à quel point, en pro-
cédant comme nous le faisons, nous nous rapprochons de la
combinaison de l'étalon multiple. Le principe de cette combi-
naison, qui est qu'une même quantité de monnaie achète tou-
jours les mêmes quantités déterminées des mêmes marchan-
dises déterminées, s'exprimerait généralement par l'équation
pa + qb + rc + sd =pay -qbv + ,'cv + sdv
La détermination des marchandises (A), (B), (C), (D) et des
quantités p, q, r; s est arbitraire. Si on prend toutes les mar-
chandises, et une unité de chacune, le principe s'exprimera
par l'équation
a + b + c -f- d + = av -f &v -f cv -f rfv +
Dans ce système, la compensation a lieu si, tandis que le prix
d'une marchandise a augmenté de a, le prix d'une autre a*di*
minué d'autant. Dans notre système, dont le principe s'ex-
prime généralement par l'équation
a. d"
la compensation a lieu si, tandis que le prix d'une marchan-
dise a été multiplié par a, le prix d'une autre a été divisé par
le même nombre. Dans l'un et l'autre système, il arrive qu'une
quantité égale d'or a toujours sensiblement la même valeur en
marchandises.
Ainsi, la méthode de Jevons est peut-être excellente à la
condition qu'au lieu de l'employer pour mesurer la variation
de rareté et de valeur de la monnaie, on la fasse servir à ré-
gulariser cette variation en la rendant égale à la variation
moyenne de rareté et de valeur des marchandises. Pour cet
objet, elle est d'une rigueur et d'une simplicité parfaites. Les
marchandises qui se vendent sur des marchés réguliers et
dont les prix, résultant d'une enchère et d'un rabais'rigoureux,
sont constatés par des mercuriales publiques, ne sont pas ex-
trêmement nombreuses. Qu'on les prenne toutes et qu'on cal-
cule la moyenne géométrique de leurs variations de prix à des
intervalles déterminés puis qu'on ajoute ou qu'on retranche
du billon régulateur selon que cette moyenne sera inférieure
ou supérieure à l'unité; et le, problème de la régularisation de
la variation de valeur de la monnaie est résolu. Il l'est complè-
tement et sans qu'il y ait ni place ni ressource pour l'arbitraire.
Supposons, en effet, que l'on ait
et demandons-nous quelle serait laquantitéde billon régulateur
à ajouter dans la circulation ou à en retrancher pour q ue l'on eût
Soient Q', Q" les quantités totales de monnaie correspondant
aux deux séries de prix a', & c', d' a", b", c", d" D'après la
43
théorie de la monnaie, les prix en monnaie sont sensiblement
proportionnels à la quantités de monnaie en circulation, c'est-
à-dire que l'on a
d'où l'on tire aisément comme valeur de
tlinsi Pour faire en sorte que la moyenne géométriquedes
prix ne uarie pas, ou que la variation de rareté et de valeur de
la monnaie soit précisément égale la moyennes ,géométrique
des variations de rareté et de valeur des marchandises, il faut
multiplier la quantités totale de monnaie en circulation par
L'inverse de la variation moyennes des prix des marchandises.
Pour montrer comment fonctionnerait le système, je me suis
servi de la monnaie d'or et du billon d'écus d'argent de l'Union
latine. Et, en effet, ma solution de la question monétaire a ceci
de séduisant que, pour la réaliser, il n'y a qu'àse servir de
notre système monétaire actuel en ayant soin toutefois de le
rectifier par une modification consistant à définir le franc
comme une certaine quantité d'or et non plus comme une cer-
taine quantité d'argent, conformément aux principes suivants
par moi proposés à l'adoption de la Conférence monétaire in-
ternationale
Monnaie d'or au titre de °/l0 composée de pièces de 10 et 20
franc, soit de 10 et 20 fois de gramme d'or, toujours frap-
pées sans restriction par l'Etat à la demande des particuliers;
Billon divisionnaire d'argent à ^/iow composé de pièces de
3 V», 5 et 10 grammes, d'une valeur nominale de l/it1 et 2
francs; billon régulateur d'argent à 9110 composé d'écus de
44
25 grammes, d'une valeur nominale de 5 francs toutes ces
pièces d'argent frappées par l'Etat en quantité déterminée par
des conventions internationales pour le billon divisionnaire,
en raison des besoins de la circulation, et, pour le billon régu-
lateur, en vue d'imprimer à la valeur de la monnaie une va-
riation moyenne des variations de valeur des marchandises.
Limitation de la circulation du billon aux pays d'émission
limitation du pouvoir libératoire du billon divisionnaire à 50
francs et du billon régulateur à 500 francs.
En même temps que l'on prorogerait l'Union latine sur ces
bases, on instituerait immédiatement une commission statis-
tique internationale chargée de suivre les variations des prix,
de constater tous les dix ans la hausse ou la baisse de la
moyenne géométrique accusant la surabondance ou l'insuffi-
sance de la quantité de monnaie en circulation, et d'indiquer
à l'autorité le chiffre exact de la somme d'écus d'argent à re-
tirer ou à ajouter.
Ce système, qui tient la balance égale entre les créanciers et
les débiteurs, entre les producteurs et les consommateurs, de-
vrait avoir pour lui les monométallistes et les bimétallistes
car il laisse à l'expérience le soin de donner raison ou tort aux
uns ou aux autres. Que si, comme l'assurent les monométal-
listes, l'or peut suffire à lui seul à desservir la circulation, la
quantité actuelle de monnaie, y compris les écus, sera trop forte;
les prix hausseront; nous serons amenés à démonétiser peu à
peu ce qui reste d'écus d'argent, et nous irons tout doucement
au monométallisme-or. Que si, comme le prétendent les bimé-
tallistes, l'or et l'argent sont tous deux nécessaires pour desser-
vir la circulation, la quantité actuelle de monnaie, y compris les
écus, sera trop faible les prix baisseront; nous serons amenés
à monnayer peu à peu ce qui reste d'argent disponible, et nous
reviendrons ainsi sans secousse au bimétallisme. Mais proba-
blement les partisans de ces systèmes exclusifs tiendront à
nous conseiller ce qu'on appelle un saut dans l'inconnu et,
entre eux, les politiciens incertains continueront à se laisser
traîner à la remorque des circonstances.
45
Avant de terminer, je veux répondre A une objection qui m'a
été présentée par quelques économistes plutôt bien disposés en
faveur de mon système et qui se sont inquiétés seulement de
la perte qu'à un moment donné ce système pourrait causer à
l'Etat. Je pourrais faire observer d'abord que cette objection
devrait être renvoyée aux monométallistes. Le retrait d'écus
d'argent que je propose de faire éventuellement, les m6nomé-
tallistes proposent de le faire en tout état de cause; si donc
j'inflige à l'Etat une perte possible, ils lui infligent une perte
certaine. Les bimétallistes seuls, qui réclament la reprise du
monnayage illimité de l'argent, peuvent se vanter de n'exposer
l'Etat à aucune perte; il est vrai qu'ils font retomber cette
perte sur les créanciers et les consommateurs; et je pourrais
demander quelle perte troublera moins les relations éconú-
miques de celle qui sera supportée par l'Etat ou de celle qui
le sera par certains particuliers; mais je préfère chercher les
moyens de mettre l'Etat à l'abri de toute perte.
Les éventualités qui peuvent se présenter se ramènent aux
quatre éventualités élémentaires suivantes le une diminution
dans la quantité ou une augmentation dans l'utilité de l'or
20 une diminution dans la quantité ou une augmentation dans
l'utilité de l'argent; 3o une augmentation dans la quantité ou
une diminution dans l'utilité de l'argent; une augmentation
dans la quantité ou une diminution dans l'utilité de l'or. La
première éventualité est nettement avantageuse la quantité
de l'or diminuant ou son utilité augmentant, sa valeur s'élève;
de l'or monnaie se transforme en or marchandise; l'Etat doit
augmenter la quantité du billon d'argent régulateur; il fait
des bénéfices qu'il met en réserve. La seconde éventualité est
favorable la quantité de l'argent diminuant ou son utilité
augmentant, sa valeur s'élève; le billon est moins billon. La
troisième éventualité est défavorable la quantité de l'argent
augmentant ou son utilité diminuant, sa valeur s'abaisse le
billon est plus billon. Mais, de même que la seconde éventua-
lité ne donne pas de bénéfice, cette troisième ne donne pas de
perte. Reste donc la quatrième éventualité qui seule est désar
46
vantageuse la quantité de l'or augmentant ou son utilité di-
minuant, sa valeur s'abaisse; de l'or marchandise se transforme
en or monnaie l'Etat doit diminuer la quantité du billon d'ar-
gent régulateur; il fait des pertes qui peuvent être considé-
rables si la troisième éventualité se présente concurremment
avec la quatrième, et très lourdes s'il n'a pas mis en réserve
des bénéfices antérieurs.
Il faut absolument mettre l'Etat à l'abri de ces pertes et,
pour cela, il faut admettre la dernière partie de mon plan. Il
faut inviter les banques qui émettent des billets à vue, au por-
teur, à se préparer à liquider leurs émissions à l'expiration de
leurs concessions, et frapper alors du billon d'argent régula-
teur pour le montant des billets de banque en circulation. De
la sorte, un double résultat sera obtenu d'abord, l'Etat réali-
sera, par la frappe des écus, des bénéfices qu'il pourra capita-
liser et, ensuite, il relèvera la valeur de l'argent et rendra
son billon moins billon. Vienne alors, dans un avenir plus ou
moins rapproché, l'augmentation dans la quantité ou la dimi-
nution dans l'utilité de l'argent, concurremment avec l'aug-
mentation dans la quantité ou la diminution dans l'utilité de
l'or, il pourra retirer des écus de la circulation en couvrant
ses pertes au moyen de ses bénéfices antérieurs capitalisés.
En procédant ainsi, on aurait du même coup et par surcroît
réalisé un grand progrès, celui de la suppression de la monnaie
de papier consistant en billets de banque.
L'émission des billets de banque représentatifs des effets de
commerce en portefeuille n'est pas ce que les socialistes ont
appelé la mobilisation des terres ou dès capitaux fixes c'est
celle des capitaux circulants existant chez les entrepreneurs
sous forme de matières premières et de produits fabriqués. Au
moment où se crée l'effet de commerce, il est un titre de
propriété de matière première; au fur et à mesure que son
échéance se rapproche, il est un titre de propriété d'un produit
en voie de fabrication à son échéance, il est un titre de pro-
priété d'un produit non seulement fabriqué mais vendu, c'est-
à-dire de monnaie. Alors le billet de banque qui le représente
47
pourrait venir au remboursement. Seulement, si l'opération
n'était pas renouvelée, l'entrepreneur ne pourrait se procurer
d'autre matière première pour fabriquer un autre produit. Et,
par conséquent, si on devait liquider, de gré ou de force, les
émissions de billets de banque, toute la partie de la production
agricole, industrielle et commerciale qui emprunte son fonds
de roulement à ces émissions devrait s'arrêter. Dans ces con-
ditions, je n'hésite pas à répéter queles émissions de billets de
banque, ne pouvant se liquider que moyennant la suspension
de la vie économique, ne sont absolument pas liquidables.
Il ne faut pas que les titres de propriété du capital circulant
servent de monnaie; il faut que ces titres soient dans les porte-
feuilles de capitalistes créateurs d'épargnes tout comme les
titres de propriété du capital fixe. Il faut que l'escompte se
fasse au moyen de dépôts à trois mois, portant intérêt, effectués
en banque. Et comme, grâce aux émissions qui ont été au-
torisées, les dépôts en banque se sont fixés, il faut que des
épargnes nouvelles les reconstituent en vue du crédit à l'es-
compte. Mais l'émission de billets de banque n'a pas eu seule-
ment pour effet de permettre aux capitaux disponibles de s'im-
mobiliser elle a eu aussi pour effet d'augmenter la quantité
de monnaie en circulation en ajoutant une certaine quantité
de monnaie de papier à la monnaie métallique. Si donc on ne
remplaçait pas le papier destiné à disparaitre par une quantité
égale de métal, i; y aurait une crise de baisse des prix. La
grande quantité d'argent actuellement sans emploi offre une oc-
casion unique, exceptionnelle, d'éviter cet inconvénient. L'Etat
frappera des écus pour une somme égale à celle des billets en
circulation d'ailleurs l'émission de ces écus et le retrait des
billets se feront peu à peu, et de manière à permettre aux
épargnes nouvelles de se former; et, ainsi, aucune crise ni
monétaire ni financière n'aura lieu.
Comme il est facile de le comprendre, l'Etat, achetant l'ar-
gent marchandise à sa valeur réelle et revendant l'argent mon-
naie à sa valeur nominale, fera des bénéfices. Une caisse spé-
ciale sera chargée de capitaliser ces bénéfices; et, si les circons-
48
tances sont favorables, on pourra trouver là le moyen d'amor-
tir une notable partie de la dette publique; aussi, la caisse spé-
ciale dont il vient d'être parlé pourrait-elle se confondre avec
la caisse d'amortissement. Supposons que, pour liquider 1 mil-
liard de billets de banque, l'Etat émette 1 milliard d'écus et
fasse un bénéfice de 10 soit de 100 mil lions. 100 millions
capitalisés à 4 d'intérêts composés permettraient d'amortir
5 milliard en ans. Que faudrait-il pour que ce résultat fût
obtenu? Que, d'ici à 100 ans, il ne se produisit pas une inon-
dation d'or obligeant l'Etat à démonétiser de l'argent. Ce sont
des chances que l'on a généralement pour soi quand on est
sage. Et ne vaudrait-il pas bien mieux, s'il y a un bénéfice à
faire, le réserver à l'Etat plutôt qu'aux spéculateurs qui se
remuent pour amener la reprise du monnayage illimité de
l'argent?
Ainsi, réforme de notre système monétaire par la régulari-
sation de la variation de la valeur de la monnaie, réforme de
notre système de crédit par la suppression du crédit fictif à
l'escompte, amortissement d'une partie de la dette publique,
tels sont les avantages du plan que j'avais soumis à l'examen
des membres de la Conférence monétaire internationale si on
l'exécutait en entier. Un tel succès n'est pas à espérer, et cela
d'autant moins qu'à l'heure qu'il est l'Union latine semble de-
voir se dissoudre misérablement en trompant toutes les espé-
rances de ceux qui y voyaient une première étape dans la voie
de l'unification monétaire universelle. Je me résigne donc à
voir notre législation monétaire, au moment même où elle
avait atteint, sans le savoir et sans le vouloir, un système pres-
que rationnel, retomber dans le gâchis, comme un aveugle qui,
dans sa promenade, arrivé par hasard. à de moelleux gazons et
à de frais ombrages, les quitterait au plus vite pour retourner
parmi les marécages et les fondrières. Mais j'espère que si quel-
ques économistes d'esprit ouvert et indépendant veulent bien
lire avec attention les mémoires que j'ai consacrés à la circu-
lation métallique et fiduciaire et en tirer parti pour des études
ultérieures, la théorie de la monnaie sera plus ou moins re-
-19-
4
nouvelée avant longtemps d'ici, grâce & l'emploi de la méthode
mathématique. Bien entendu, on ne trouvera pas (ce qu'au
surplus on ne doit pas chercher) le moyen de supprimer tous
les mouvements de hausse et de baisse générale des prix, les-
quels constituent, dans certains cas, des indications nécessai-
res à la bonne marche de l'échange et de la production mais
on trouvera, en s'avançant dans la voie ouverte par Cournot
et par Jevons, sinon par leur méthode même du moins par
quelque méthode analogue, le moyen de supprimer ceux de
ces mouvements qui, tenant exclusivement à des circonstances
spéciales relatives à la monnaie, sont une cause de confusion
et de trouble et non plus un élément essentiel à la poursuite de
l'équilibre économique.
III
Contribution à l'étude des variation des prix
depuis la suspension de la frappe des écus d'argent 1.
Pour achever d'exposer dans le dernier détail le système de
monnaie auquel j'ai été conduit en quelque sorte. malgré moi
par la mathématique, j'aurais eu le désir de compléter mon
étude théorique de la méthode de Jevons par une application
pratique de cette méthode aux circonstances actuelles. Le ré-
sultat de mon étude m'obligeait seulement, on l'a vu, à modi-
fier légèrement le but de cette application. Jevoris emploie sa
méthode à chercher la variation de valeur de la monnaie pro-
duite par la découverte des mines d'or de la Californie et de
l'Australie, en je l'aurais employée à chercher la quan-
tité de billon régulateur à remettre actuellement dans la circu-
lation pour ramener la valeur de la monnaie au niveau de la
moyenne géométrique des valeurs des marchandises.
Mais ici se présentait une première difficulté. En vertu de
1 Mémoire lu à la Société vaudoise des Sciences naturelles, à Lausanne
(séance du 3 juin
m
sai théorie de la marée économique, levons aurait dt1 prendre,
pour les comparer, les deux périodes 1841-50 et 1851-60. Pour
des raisons que je n'examinerai point ici, il a pris les deux pé-
riodes et i860.62. Quant à moi, je devais prendre les
deux périodes 1869-78 et 1879-88. Or, d'un côté, il me parais-
sait difficile de faire entrer en ligne de compte l'année 1870,
trop troublée par les événements politiques; et, de l'autre,
nous ne sommes encore qu'en 1885. Ainsi, l'application devait
être forcément incomplète quant à l'espace de temps qu'elle
pouvait embrasser. Toutefois, cette première difficulté ne m'a
pas paru de nature à m'arrêter. Réduite aux huit années 1871-
la première période constitue encore assez exactement
une période de flux et reflux; avec marée haute en 1873 et
marée basse en 1878; et, quant à la période des six années
1879-84, elle est suffisante pour permettre de voir au moins se
dessiner le phénomène d'une baisse ou d'une hausse générale
des prix.
Il y aurait un intérêt évident à ce que la recherche, même
ainsi limitée à la période 1871-84, fût poursuivie concurrem-
ment dans chacun des pays composant l'Union latine France,
Belgique, Suisse, Italie et Grèce. Je me propose de faire des
tentatives auprès de ceux de ces pays qui sont le mieux outil-
lés pour un pareil travail. Mais tout d'abord, j'ai songé à pour-
suivre la recherche en' Suisse. Ayant trouvé chez un de mes
élèves de première année de Droit, M. Alfred Simon, Bernois 1,
beaucoup d'intelligence et de bonne volonté, je lui expliquai
le mécanisme de l'opération et le chargeai de l'effectuer sur
les marchandises dont il pourrait se procurer des statistiques
de prix, soit au bureau fédéral soit au bureau cantonal de sta-
tistique, à Berne. M. Simon s'est très consciencieusement ac-
quitté de sa tâche et m'en a transmis le résultat par la lettre
suivanteaccompagnée des tableaux et planche qu'on trouvera
à la suite du présent mémoire
1 M. le Dr Alfred Simon est devenu, depuis lors, Chef du Bureau fédéral
de la Statistique commerciale, à Berne.
51
Berne, le 24 avril 18M.
Monsieur,
Le travail dont vous avez bien voulu me chargerest terminé,
et je m'empresse de vous l'envoyer. Il comprend:
le un TABLEAU des Prix moyen. annuel» durant la période
1871-1884 et des Moyeaznes des prix entrant l,es période»
1878 et 1879-1884 de 20 marchandises prises sur le marché de
Berne:
2° un TABLEAU II des Rapport* ales prix moyen» annuel»
durant la période aux moyenne» ales prix êunrtmt
la période et des Moyennes géométriques de eat
rapports
3° une PLANCHE DE figures donnant les courbes de varia-
tion des Rapports et Moyennes ci-dessus et les courbes êe va-
riation du Taux de l'escompte à la Banque cantonale de Berne
et à la Banque de France durant la période
Voici comment je me suis procuré les prix contenus dans
le premier de mes deux tableaux et qui sont les éléments de
tout le calcul
Pour les années 1871-1877, je tes ai trouvés dans le Btati-
8ti$ches Jahrbuch fûr den Kanton Bèrn, herausgegeben vom
kantonalen statistische Bureau. Les prix de la viande pendant
l'année 1873 ne se trouvant pas dans le Jahrbuch, je les ai
remplacés par les moyennes arithmétiques des prix des deux
années 1872 et 1874.
Pour les années 1878-1883, relativement auxquelles la pu-
blication du Jahrbuch n'a pas encore été faite, j'ai sollicité de
M. de Steiger, Directeur de l'Intérieur, l'autorisation de con-
sulter les documents manuscrits qui se trouvent au Bureau
cantonal de statistique et qui doivent servir pour la publication
prochaine. Cette autorisation m'ayant été gracieusement accor-
dée, M. Mühlemann, secrétaire du Bureau, a eu la bonté de me
faire faire la copie de ces documents. Je me permets d'adresser
ici à MM. de Steiger et Muhlemann l'expression de ma gra-
titude.
52
Enfin, pour l'année 1884, le Bureau cantonal de statistique
n'ayant pas encore calculé les prix moyens, je les ai calculés
moi-même en recourant aux mêmes sources que lui, c'est-à-dire
aux trois journaux bernois Intelligenzblatt der Stadt Bern,
Berner Stadtblatt, Bernerpost, dans lesquels se trouvent les prix
hebdomadaires. Je remercie également les Rédactions de ces
trois journaux de l'obligeance avec laquelle elles ont mis à ma
disposition les collections de l'année 1884.
Les prix du pain ne se trouvent pas dans ces trois journaux.
Le Bureau cantonal de statistique les obtient en renant les
moyennes des prix tournis par un certain nombre de boulan-
gers. Pour l'année 1884, M. Mûhlemann me les a indiqués
approximativement.
Je crois devoir indiquer les mesures auxquelles se rapportent
tous ces prix. Ce sont les suivantes pour l'épeautre et l'avoine,
le maldre de 150 litres; pour le froment, les 200 livres ou les
100 kilogrammes pour l'orge et le seigle, le viertel ou quart,
de 15 litres pour le pain, les deux livres ou le kilogramme;
pour la viande, le beurre, le saindoux et le lard, la livre ou
le demi-kilogramme; pour les oeufs, les 10 pièces pour les
pommes de terre, les 5 litres; pour le foin et la paille, les
100 livres ou les 50 kilogrammes; pour le bois à brûler, le
moule ou les 3 stères.
Je noterai enfin qne, pour le taux de l'escompte à la Banque
cantonale de Berne, dont j'ai trouvé l'indication dans lesJahres-
berichte de cet établissement, j'ai dû, en raison de ses variations
fréquentes, prendre des moyennes annuelles.
Veuillez agréer, Monsieur, l'assurance de mes sentiments
respectueux et bien dévoués.
Alfred SINON, stud. jur.
II se trouve malheureusement, d'après ce qui précède, qu'in-
complète au point de vue de l'espace de temps embrassé, notre
application ne l'est pas moins au point de vue du nombre des
marchandises considérées. Jevons a pu opérer sur 39 marchan-
dises réparties en 12 catégories
53
I. 1. Argent;
II. Métaux 2. Etain, 3. Cuivre, 4. Plomb, 5. Fer, 6. Fonte,
7. Fer-blanc;
111. Huites 8. Huile de palme, 9. Huile de lin
IV. Cuirs et peaux 10. Suifs, 11. Peaux, 12. Cuirs
V. 13. Bois de construetion
VI. Matières tinctoriales 14. Bois de campêche, 15. Indiga
VII. Coton: 16. Coton Hautes-Terres, 17. Coton Pernam,
18. Coton Surat
VIII. Textiles 19. Laine, 20. Soie, 21. Lin, 22. Chanvre
IX. Céréales 23. Blé, 24. Orge, 25. Avoine, 26. Seigle,
27. Fèves, 28. Pois;
X. 29. Foin, 30. Trèfle, 31. Paille;
XI. Viande et beurre 32. Bœuf, 33. Mouton, 34. Porc,
35. Beurre
XII. Denrées coloniales. -36. Sucre, 37. Eau-de-vie, 38. Thé;
39. Poivre.
Et nous n'avons pu opérer, quant à nous, que sur 20 marchan-
dises réparties en 8 catégories
Céréales et pain 1. Epeautre, 2. Froment, 3. Orge,
4. Seigle, 5. Avoine, 6. Pain blanc, 7. Pain bis-blanc;
II. Viande 8. Bœuf, 9. Mouton, 10. Veau
III. 11. Beurre;
IV. 12. Saindoux, 13. Lard
V. 14. Œufs
VI. 15. Pommes de terre blanches, 16. Pommes de terre
rouges;
VII. 17. Foin, 18. Paille;
VIII. Bois li brûler 19. Hêtre, 20. Sapin.
Nos deux catégories I. Céréales et pain et VI. Pommes de
terre ne sont que l'équivalent de la catégorie IX. Céréales de
devons nos deux catégories II. Viande et III. Beurre ne sont
que l'équivalent de sa catégorie XI. Viande et beurre; notre
catégorie VII. Foin et paille est l'équivalent de sa catégorie
X. Foin, trèfle et paille; notre catégorie VIII. Bois à brûler peut
suppléer sa catégorie V. Bois de construction. Nous avons en
-M-
plus que lui le Saindoux, le Lard et les Œufs; mais nous avons
en moins l'Argent, les Métaux, les Huiles, les Cuirs et peaux,
les Matières tinctoriales, le Coton, les Textiles et les Denrées
coloniales. Il nous faudrait encore de 20 à 30 marchandises
empruntées à ces catégories. de saisis cette occasion pour
supplier-les Bureaux de statistique d'organiser enfin, à côté
de la statistique de la population et des autres statistiques qu'ils
poussent si loin, la statistique économique, c'est-dire la sta-
tistiquedes prix et, autant que possible, des quantités de mar-
chandises correspondant à ces prix. Ces éléments nous sont
indispensables pour tenter l'économie politique pratique ration-
nelle.
Nos marchandises principales étant des substances alimen-
taires et constituant non des produits industriels, mais des
produits agricoles sur la quantité et le prix desquels l'influence
des bonnes ou mauvaises récoltes est très grande, il est facile
de prévoir que, dans nos résultats, l'action des phénomènes
sociaux communs à toutes les marchandises doit ëti cachée
et dissimulée presque entièrement par l'action des phénomè-
nes naturels propres à chacune d'elles. C'est, en effet, ce qui
arrive.
Et d'abord, le phénomène social de la marée n'y apparaît
pas. Sans doute, il ne faut pas attacher à la théorie de la marée
économique une importance ni surtout lui attribuerune rigueur
exagérée. Cette marée se fait évidemment sentir beaucoup
plus fort sur certains points que sur certains autres. Les crises
qui marquent le moment du reflux sont plus ou moins géné-
rales peut-être n'arrivent-elles pas bien exactement tous les
dix ans, non plus que les marées hautes ou basses. Mais le
fait d'une succession et d'une alternance de périodes d'activité
et de périodes de stagnation industrielle et commerciale pa-
raît un fait incontestable. Chez Jevons, la courbe du taux de
l'escompte à la Banque d'Angleterre accuse deux périodes
d'activité ou de marée haute, en 1847 et en 1857, et deux pério-
des de stagnation ou de marée basse, en et en 1862.
Sa courbe générale de variation des prix s'élève et s'abaisse
55
exactement aux mêmes époques et le mouvement d'élévation
et d'abaissement de la courbe générale se retrouve plus, où'
moins dans toutes les courbes particulières qui sont des courbes
de variation de prix par groupes de marchandises. Cheznous
les deux courbes du taux de l'escompte à la Banque cantonale
de Berne et à la Banque de France accusent deux périodes
d'activité ou .de marée haute, en 1871-1873 et en 1882, et une
périodede stagnation ou de marée basse, en 1878. Mais aucun
mouvement correspondant d'élévation et d'abaissement ne
s'aperçoit ni dans les courbes particulières qui sont des cour-
bes de variations de prix par marchandises, ni dans la courbe
générale. Cette courbe générale s'élève sensiblement en 1876
et 1877 mais ce mouvement est dû à ce qu'à cette époque,
et surtout en 1877, probablement par suite de mauvaises
récoltes, tous les prix sont élevés, notamment ceux de l'orge
et du seigle, de la viande, du saindoux, du lard et des pommes
de terre.
Cela dit, il est pourtant impossible de n'être pas frappé de la
décroissance de notre courbe générale de variation des prix du-
rant la période 1879-1884, et cela d'autant plus que ce mouve-
ment décroissant de la courbe générale se retrouve, à travers
les alternatives de hausse et de baisse, dans presque toutes les
courbes particulières, à l'exception de celles de la viande qui
offrent au contraire un mouvement croissant. Nous pouvons
donc être tentés de croire que nous avons affaire ici à un phé-
nomène social et non plus naturel. Quoi qu'il en soit, nous
trouvons dans le cas présent
c'est-à-dire que nous constatons une diminution moyenne de
i à 0.9327, ou de des prix des marchandises en or de
la période 1871-78 à la période 1879-84.
D'où vient cette baisse générale des prix? Et quel remède y
doit-on apporter? Selon les bimétavilistes, elle vient exclusive-
ment de la raréfaction de la monnaie, et, pour y remédier, il
56
faut reprendre la frappe illimitée des écus d'argent. Au dire
des monométallismes, la baissevient
desprogrès de l'agriculture
et de l'industrie, du développement des voies et moyens de
transport, de l'ouverture du canal de Suez, etc., etc., et il n'y
a pas lieu d'y remédier par aucune mesure monétaire. On
trouvera de remarquables expositions de cette double thèse
dans deux essais récemment parus dont un article intitulé La
crise et la contraction monétaire, publié par M. de Laveleye
sous la rubrique Correspondance dans le numéro de mars 1885
du Journal des Economistes, et un brochure de M. Nasse:
Wsehrungsfrage in Deutschland. Plus j'y réfléchis, moins je
suis tenté, quant à moi, de m'associer sans réserve à l'un ou
à l'autre de ces deux points de vue. Je crois certainement,
avec les monométallistes, que la baisse générale des prix n'a
pas pour seule cause la raréfaction de la monnaie, et que le
progrès agricole, industriel et commercial y entre pour une
bonne part. Mais ces Messieurs m'accorderont cependant qu'il
est bien fâcheux que ce progrès-ne se soit pas étendu jusqu'à
la marchandise monnaie car nous aurions trouvé à cela deux
avantages celui de satisfaire plus complètement nos besoins
de cette marchandise et celui d'éviter la baisse générale des
prix en monnaie des autres marchandises qui s'est produite
au grand détriment des entrepreneurs. Et, pourraient deman-
der les bimétallistes, n'est-ce pas précisément l'action du légis-
lateur qui a empêché cette extension du progrès économique à
la marchandise monnaie? En tous cas, dirai-je pour ce qui me
concerne, nous avons un moyen de nous procurer artificielle-
ment cette diminution de la rareté et de la valeur de l'or qui
n'a pas eu lieu naturellement ce n'est pas de reprendre la
frappe illimitée des écus d'argent, ce qui serait vraisembla-
blement substituer la hausse à la baisse et tomber de Cha-
rybde enScylla mais c'est de remettre dans la circulation la
quantité de ces écus d'argent strictement nécessaire et suf-
fisante pour faire remonter les prix à leur niveau.
Cette quantité d'écus d'argent à remettre dans la circulation
serait donnée par la formule
57
m/a' V c' d'
Dans cette formule, ledénominateur 4 ~0~J
re-
présente la diminution moyenne des prix des marchandises en
monnaie il est égal à 0.9327. Q' est la quantité totale de mon-
naie métallique et fiduciaire actuellement en circulation dans
l'Union latine il est égal à 10 milliards. Je tire ce chiffre de
la manière suivante des renseignements contenus dans la pu-
blication de M. A. de Malarce: Monnaies, poids et mesures des
divers Etats du monde et qui se rapportent, à ce qu'il sem-
ble, à 1882
Il y aurait lieu de le mettre et de le maintenir au courant, ce
qu'il serait possible de faire d'une façon très suffisamment ap-
proximative. On aurait donc, dans le tjas présent:
Ainsi, supposons pour un instant que les deux périodes com-
parées, au lieu d'être écourtées comme elles le sont l'une et
1 Il sera démontré dans la Théorie de la Monnaie que, contrairement à
ce qui est fait ici, le montant des billets de banque en circulation ne doit
pas intervenir dans le calcul.
58
l'autre, fussent bien évidemment de la durée d'une marée éco-
nomique que les marchandises considérées, au lieu d'être en
nombre très insuffisantet de nature très spéciale, fussent assez
nombreuses et assez variées que le calcul, au lieu de s'appli-
quer au marché de Berne, eût été étendu à toute l'Union latine
il résulterait de ce calcul qu'il manquerait à la quantité totale
de monnaie actuellement en circulation dans l'Union latine une
somme de 720 millions d'écus d'argent à répartir entre les
divers Etats de l'Union proportionnellement pour chacun
d'eux à saquote-partdeslOmilliards de monnaie. Cette somme
est très forte à cause de diverses circonstances telles que la
concurrence des produits d'Amérique survenue au moment
même où la production de l'or se ralentissait tandis que de
nouveaux besoins se faisaient sentir. Il est vraisemblable qu'en
temps normal la quantité de billon régulateur à remettre dans
la circulation ou à en retirer serait beaucoup plus faible.
Mais je ne veux pas avoir l'air de fonder, même par hypo-
thèse, une conclusion précise sur des données évidemment
trop limitées et trop incertaines. Bien loin de là: je ne me
serais même pas permis de communiquer à la Société vaudoise
des Sciences naturelles notre travail, à M. Simon et à moi,
sans un motif tout spécial. Mon intention est, je l'ai dit, de
m'adresser, dans les Etats de l'Union latine, à quelques éco-
nomistes et satisticiens éclairés et expérimentés en les priant
de m'aider à compléter un ensemble d'observations suffisantes
et décisives et, pour cela, je dois leur fournir, avec l'expo-
sition théorique de la méthode de Jevons, un modèle pratique
de l'application de cette méthode. L'ouvrage de Jevons
Investigations in Currency and Finance, n'a pas été traduit
en français et ne le sera peut-être pas d'ici à quelque temps.
Mon dernier mémoire et celui-ci tiendront lieu jusqu'à un
certain point d'une traduction et c'est pourquoi je réclame
en leur faveur l'hospitalité du Bulletin. Je n'en engage pas
moins, et bien vivement, ceux qui voudront approfondir la
question à lire, s'ils le peuvent, avec le plus grand soin cet
ouvrage de Jevons. Ils trouveront dans l'Introduction de l'Edi-
@0
teur l'indication de très nombreux travaux consacrés à là mé-
thode de Jevons par MM. Giffen, Ellis, PatterÏon, Gosehen,
Gibbs, J.-B. Martini Cork, Sidgwick, Chevassus et Edgeworth.
Il ne m'a pas été possible de prendre encore connaissance due
tous ces travaux mais, comme j'ai tout lieu d'être assuré
qu'aucun de leurs auteurs n'était en possession du principe
de la proportionnalité des valeurs aux rarexés sur lequel est
fondée toute ma critique, je n'ai pas cru devoir attendre plus
longtemps pour la faire et pour la publier.
TABLEAU I. Prix moyens annuels durant la période 1871-1884 et Moyennesdes
prix
durant les périodes 1871-1878 et 1879-1884.
TABLEAU II. Rapports des prix moyens annuels durant la période 1871-1884 aux moyenne
des prix durant la période 1871-1878 et Moyennes géométriques de ces rapports.
THÉORIE DE LA MONNAIE
(1886)
(planches Il, IDE, IV et V.)
5
L'introduction qui suit expliquera comment j'ai été amené à
rédiger les deux premières parties de cette Théorie de la monnaie,,celles qui sont intitulées Exposition des principes et Critique des
systèmes. J'ai écrit la troisième, celle qui a pour titre Desiderata
statistiques, en juin et juillet de cette année, dans un moment où
j'espérais pouvoir assister à une réunion de statisticiens et d'éco-
nomistes parmi lesquels se seraient trouvés quelques-uns des
hommes les plus compétents du monde entier en matière de mon-
naie. Il m'avait semblé que je devais soumettre à de telles autorités
un mode précis, défini, de régularisation de la variation de valeur
de la monnaie, quelque imparfait qu'il pût être, venant d'un éco-
nomiste qui n'est pas statisticien, et que, de la discussion, de la
critique, de la réfutation même qui serait faite de cette ébauche,sortirait peut-être la notion d'un système susceptible d'être mis
immédiatement en pratique. Cette occasion m'ayant manqué, j'aicru devoir faire part de mon idée au public d'hommes de science
et de professeurs dont l'attention et la bienveillance m'ort encou-
ragé jusqu'ici. Mais, en effectuant cette publication, je répète que
je fais volontiers bon marché de ma combinaison statistique pourne m'attacher sérieusement 4d'à ma conclusion économique telle
qu'un de mes correspondants anglais, M.Aneurin Williams, l'a très
heureusement formulée en m'écrivant ces lignes « I have been
particularly interested in your suggestion of billon régulateur.1have no doubt that a vast social improvement will some day be
brought about by regulating the standard of value, instead of
allowing it tn vary hap-hazard as at present. » « Régler la valeur
de l'étalon monétaire au lieu de la laisser varier au hasard tout
est là Le monométallisme s'abandonne entièrement au hasardle bimétallisme s'y soustrait déjà tant soit peu le système de la
monnaie d'or avec billon d'argent régulateur, pratiqué dans les con-
ditions de mon quadrige monétaire, s'en affranchirait, ce me sem-
ble, beaucoup plus si l'on me montre un système encore meilleur,
je suis prêt à m'y rallier.
Un dernier mot. Au moment où j'achève l'impression de mon
opuscule, je reçois la première partie d'un travail considérable dans
66
lequel M. E. de Bœhm-Bawerk, professeur d'économie politique à
l'Université d'Innsbruck, expose la même théorie de la valeur que
j'ai exposée moi-même dans mes précédents ouvrages et qu'on
trouvera résumée au § II de la 1ro partie de la présente Théorie
de la monnaie, et dont les dernières lignes m'ont vivement ému
non seulement à cause de la manière si flatteuse dont j'y suis
nommé, mais aussi en raison d'une observation que je désire m'ap-
proprier pour y insister ici parce qu'elle s'accorde entièrement
avec ma conviction la plus profonde et la plus intime ainsi qu'avec
la pensée véritable qui a présidé à l'élaboration de cette étude.
« In unseren Tagen, sehen wir, dit M. de Bœhm-Bawerk, wie
gleichzeitig die origiriellsten Denker der verschiedensten fremden
Nationen, ein Jevons, ein Pierson, ein Walras, jeder in seiner Art,
die neue Lehre vom Grenznutzen zum Aufbau der Tauschwert-
gesetze zu verwerten beginnen sollte hierin nicht eine starke
Bürgschaft liegen, dass die Theorie vom subjektiven Wert doch
mehr als eine müssige Gedankenspielerei, dass sie ein fruchtbares
Fundament unserer Wissenschaft ist?1 » Le Grenznutzen de
M. de Bœhm-Bawerk n'est autre chose que la Grosse des Genusses
in dent Augeaxblick in avelclrern seine Bereitunp abgebrochen wird
ou le yfierth des letzten Atoms de Gossen 2, que le Final Degree of
Utility de Jevons 3, et que mon intensité du dernier besoin satisfait
ou ma rareté* qui se confond elle-même, à cela près qu'elle est
conçue comme une grandeur mathématique, avec la rareté telle
que la définissait A.-A. Walras mon père 5, il y a cinquante-cinq ans,
par la coexistence de l'utilité et de la limitation dans la quantité.
des
druek aus den Jahrbiichern fît;' Nationolôkonomie und Statistik. N. F.
Bd. XIII. Jena, 1886.
2Entmickelung de)' Gesetzo des menschlichen Verkehrs, und de)- daraus
fliessenden Regela fur menschliches Handeln. Braunschweig, 1854. M. de
Boehm-Bawerk ignore évidemment l'existence de Gossen. Quand il se sera
renseigné à cet égard, il reconnaîtra combien l'absence d'une mention du
nom et du livre de cet auteur constitue une lacune regrettable dans sa
Théorie de la valeur.
3 The Theonj of Political Economy. London, 1871.
Eléments d'économie politique pure ou Théorie de la richesse sociale.
Lausanne, 1874-1877. Théorie mathématique de la riùhesse sociales. Lau-
sanne, 1883.
5 De la naturc de la richesse et de l'origine de la valeur. Evreux, 1831.
-67-
Il est bien vrai d'ailleurs que 0: 'des esprits très originaux, dans
des pays très divers, s'efforcent, à l'heure qu'il est, de faire reposer
sur cette idée tout le système des lois de la valeur et de l'échange D.
Ainsi font, à ma connaissance, non seulement M. le professeur
Carl Menger', de Vienne, M. ie professeur F. de Wieser s, de Pra-
gue, M. le professeur N.-G. Pierson3, d'Amsterdam, suivis ou
cités par M. de BœhmBawerk, mais encore MM. les professeurs
Alfred Marshall 4 et Henry Sidgwick s, de Cambridge, M. le profes-
seur H.-S. Foxwell, de Londres, M. F.-Y. Edgeworth M. A.4, le
Révd P.-H. Wicksteed, M. le professeur J. d'Aulnis de Bourouill7,
d'Utrecht, M. le professeur H.-B. Greven, de Leyde, le général
Francis A. Walker Ph. D., LL. D., présidentde l'Institut de Techno-
logie du Massachusetts8, M. le professeur Charles Gide9, de Mont-
pellier, M. le professeur Wilhelm Launhardt !0, de Hanovre, M. le
Dr G.-B. Antonelli11. Comme le dit M. de Boehm-Bawerk, ces éco-
nomistes procèdent chacun à sa manière ». Les uns, comme mon
père et comme M. Menger, usent du langage ordinaire. M. de Bœhm-
Bawerk est de ceux-là. Les autres, comme Gossen et comme Jevons,
se servent du langage mathématique. Je me range parmi ces der-
niers mais à Dieu ne plaise que j'élève une discussion sur ce
sujet! Je crois, quant à moi, que, lorsqu'il s'agit d'étudier des
rapports essentiellement quantitatifs comme sont les rapports de
1 amndsâtee der Volkawio·th.scha,'tslelare. Wien,
Ueber den Ursprung und die Hauptgesetze des wirthscliaftlichenWerthes. Wien, 1884.
3 Leerboeck der 3taatshuisho-xdkunde. Eerste Deél. Haarlem, 1884.
Grondbeginselen der Staat'lmijhoudkunde. Tweede Druk. Haarlem,
4 Economies of Induslry. London, 1881.
5 Melhods of'Ethics. London, 1874. of Political
l.ondon, 1883.
c Malhemalical Pèychics. An Essay on the Application of Mallwmaties
to the Moral Sciences. London, 1881.
7 Het Inkomen der Maatschappij, eene proeve van theoretlsefia Slaata-
liuislioudkundÉ. Leiden, 1874.
8 Political Economy. New-York, 1883.
0Principes d'écononeie politique. Paris, 1884.
Mathematische Begrûndung der Volkswirthsclutfttlehre. Leipzig, 1885.
11 Sulla teoria »tatematica della economia politica. Capitolo primoConcetto di utilità. Pisa, 1886.
68
valeur, le raisonnement mathématique permet une analyse bien
plus exacte, plus comnlète, plus claire et plus rapide que le raison-
nement ordinaire et a, sur ce dernier, la supériorité du chemin de
fer sur la diligence pour les voyages. Mais je sais que beaucoup
de personnes ont de la répugnance à apprendre les mathématiques,
comme autrefois nombre de gens en avaient à monter en chemin
de fer; et je suis on ne peut plus reconnaissant à ceux de mes
confrères et collègues qui prennent soin d'amener, au moyen d'un
véhicule quelconque, ces personnes dans le pays nouveau qu'il
s'agit pour nous d'explorer et de coloniser, sûr qu'un jour viendra
où les anciens modes de locomotion céderont complètement la
place aux nouveaux. L'essentiel est qu'une école se forme sur le
terrain de notre théorie de la valeur et de l'échange or cette école
tend évidemment de jour en jour à se constituer, et « il y a là, en
effet, pour nous, une forte preuve que la théorie de la valeur sub-
jective n'est pas un simple jeu d'esprit, mais la pierre angulaire de
toute l'économie politique ». Mais s'il en est ainsi, l'heure
actuelle n'est-elle pas décisive? En fait de science sociale comme
en fait de science naturelle, la théorie pure est la lumière de la
théorie appliquée. Quand nous connaîtrons bien à fond le méca-
nisme, encore si imparfaitement connu jusqu'ici, de la libre con-
currence en matière d'échange, de production et de capitalisation,
nous saurons exactement jusqu'à quel point il est un mécanisme
automoteur et autorégulateur et dans quels cas il faut aider et
gouverner sa marche. Alors, nous serons dispensés de prendre
parti dans la lutte interminable et fastidieuse des socialistes qui
ne savent que faire intervenir l'Etat à tout propos et des économistes
qui ne savent que laisser faire l'individu en tout et partout et
nous pourrons nous ranger à des théories qui, rationnellement et
par principe, traceront la ligne de démarcation entre les droits et
devoirs de l'individu et les droits et devoirs de l'Etat dans toutes
les catégories relatives la production et à la répartition de la
richesse. Ce n'est pas tout. En fait de progrès social comme en fait
de progrès industriel, la théorie, pure et appliquée, est la lumière
de la pratique. Quand nous aurons tracé le plan d'une organisation
normale de la production et de la répartition de la richesse, nous
verrons clairement en quoi leur organisation actuelle est satisfai-
sante et en quoi elle est défectueuse et doit être modifiée. Alors,
nos enfants ou nos petits-enfants, au xxc siècle, pourront se refuser
69
à être ballotés, comme nous Pavons été durant tout le xixe, d'un
conservatisme béat qui trouve tout excellent, tout admirable, de-
puis les monopoles des mines, des chemins de fer et de l'émission
des billets de banque jusqu'aux impôts de consommation, à un
progressisme brouillon qui bouleverse tout à tort et à travers;
et ils seront à même de prendre des mesures à la fois prudentes
et hardies en vue de réformer, les unes après les autres, les con-
ditions légales de la monnaie, de l'agriculture, de l'industrie, du
commerce, du crédit, de la spéculation, de l'association, de l'assu-
rance, de la propriété, de l'impôt.
Ainsi, élaborer d'abord l'économie politique pure en vue de l'éco-
nomie politique appliquée, et élaborer ensuite l'économie politique
appliquée en vue des réformes économiques telle est l'oeuvre
dont la conception de la rareté est le point de départ. Je ne saurais
affirmer que cette idée soit celle de M. de Bœhm-Bawerk ni d'au-
cun des économistes qui travaillent, comme lui et moi, à dégager
cette conception. Mais je dois déclarer qu'elle est la mienne, tout
opposée qu'elle soit à l'absence totale de philosophie de la science
et de science pure qui se décore en ce moment du titre de méthode
expérimentale et qui n'est, à mes yeux, qu'un plat et stérile empi-
risme. De à 1877, je me suis efforcé de déduire de la théorie
de la rareté une théorie générale de la détermination des prix
sous le régime de la libre concurrence. Depuis lors, j'ai tâché de
déduire successivement de cette théorie de la détermination des
prix une démonstration rigoureuse de la loi de plus-value de la
rente dans une société progressive, en vue d'une théorie nouvelle
de la propriété, et une démonstration rigoureuse de la loi de pro-
portionnalité des prix à la quantité de monnaie en circulation, en
vue d'une théorie nouvelle de la monnaie. La question de la mon-
naie m'intéresse donc à un double titre à cause de son impor-
tance et de son actualité propres et, plus encore peut-être, parce
qu'elle se prête à une des premières et des plus décisives appli-
cations de mon système d'économie politique pure. Je me dis
« Voivri, en définitive, une, question qui se présente en tête de la
VinU des questions économiques et sur laquelle il est patent que
nos hommes de science et hommes d'Etat de l'école soi-disant expé-
rimentale hésitent et tâtonnent à plaisir. Si nous étions assez heu-
reux pour la résoudre théoriquement et pratiquement au moyen
de principes nouveaux, ces principes serviraient ensuite à résoudre
70
théoriquement et pratiquement toutes les autres questions écono-
miques et sociales ». Le système d'économie politique pure dont
je viens de parler a été exposé dans mes Eléments d'économie poli-
tique pure (1874-1877) dont la première édition est A, peu près
épuisée et dont la seconde a été retardée précisément par le renou-
vellement de ma théorie de la monnaie. Il l'a été aussi dans ma
Théorie mathématique de la richesse sociale (1883). Je ne puis qu'en-
gager mes lecteurs à chercher dans ces ouvrages la démonstration
des théorèmes sur lesquels repose la Théorie de la monnaie que je
leur offre aujourd'hui.
Novembre 1886.
INTRODUCTION
Réponse à quelques objections.
La question de la monnaie et celle de l'émission des billets
de banque sont deux questions d'économie politique appliquée
sur lesquelles rries recherches d'économie politique pure m'ont
amené peu à peu à changer complètement d'opinion.
Dans la section III de mes Éléments d'économie politique
pure (1874), intitulée Du numéraire et de la monniaie, je
professais la doctrine du monométallisme-or. J'avais, du reste,
professé déjà cette même doctrine en matière de circulation
métallique, ainsi que la doctrine de la liberté d'émission en
matière de circulation fiduciaire, dans divers articles précé-
demment publiés, notamment dans un article sur Les erreurs
du système monétaire franeais et dans un article intitulé
Des billets de banque en Suisse 2. Mais, dans cette même sec-
tion des Eléments, se trouvait une 30e leçon intitulée Froblème
de la valeur de la rnonnaie dans laquelle, au moyen de l'ad-
dition de deux fonctions ou de la superposition de deux cour-
bes, j'expliquais comment la valeur totale d'une marchandise
monnaie résultait à la fois, dans le système d'un étalon unique,
de son usage comme marchandise et de son usage comme
monnaie et cette analyse était le premier pas fait dans une
voie nouvelle.
Dans une Note sur le 15 */a légal insérée dans le Journal
des Economistes en décembre 1876, j'affirmais qu'on pouvait
expliquer d'une manière analogue comment s'établissait et
dans quelles limites se maintenait la proportion constante de
valeur entre deux marchandises monnaies, dans le système du
double étalon solidaire. Je donnais cette explication dans la
Théorie mathématique du bimétallisme insérée aussi dans le
1 Le Travail, 31 mai
t Bibliothèque universelle, juillet 1871.
72
Journal en mai 188i. Et, dans l'article intitulé De la fixité
de valeur de l'étalon monétaire, inséré dans le même recueil
en octobre 1882, je démontrais la fixité de valeur de l'étalon
bimétallique par rapport aux deux étalons mouométalliques, en
indiquant comment on,pourrait obtenir une fixité plus grande
encore au moyen d'un systéme, consistant dans le monom.étal-
lisme-or combiné avec un billon d'argent distinct de la monnaie
divisionnaire, d'ailleurs tout à fait analogue à celui que cons-
tituent en fait nos pièces de 5 francs d'argent en ce moment,
et qu'on introduirait dans la circulation ou qu'on en retirerait
suivant les circonstances. Ces trois études forment le mé-
moire intitulé Théorie mathématique du bimétallisme qui
est contenu dans ma Théorie mathématique de la richesse
sociale (1883).
Dans l'intervalle de la composition et de la publication de
la première et de la seconde, j'avais élaboré le mémoire sur
la Théorie mathématique du billet de banque, lu à la Société
vaudoise des sciences naturelles en novembre 1879 et qui est
contenu dans le même volume que le précédent. Je m'y pro-
nonçais formellement contre toute émission de billets de ban-
que.
En 1884, toujours préoccupé de ces questions, je fus de plus
en plus frappé de ce que le système de Momzaie d'or apec billon
d'argent régulateur auquel m'avait conduit le raisonnement
était, en définitive, précisément celui auquel nous avaient ame-
nés les faits; et je le montrai dans l'article publié sous ce titre
dans le numéro du 1er décembre 1884 de la Revue de droit
international. Je demandais que l'état actuel des choses fût
régularisé par l'emprunt à la monnaie d'or de la définition du
franc et par l'érection du billon spécial d'argent en billon ré-
gulateur.
Il ne s'agissait plus que de rendre fixe, au moyen de ce bil-
lon d'argent régulateur, le prix du franc d'or, mais en quelle
autre marchandise? Je n'avais pas encore tiré ce point au clair
lorsque, dans le courant de 1885, en relisant le volume de
Jevons Investigations in Currency and Finance, je crus que
73
la courbe duprix moyen des autres marchandises en or, in-
verse de la courbe du prix moyen de l'or en les autres mar-
chandises, et où Jevons cherchait à tort la mesure des varia-
tions de valeur de l'or, était précisément la courbe qu'il fallait
non pas rendre horizontale, mais faire. onduler le long d'un
axe horizontal et je développai cette thèse dans le mémoire
intitulé D'une méthode de régularisation de la variation de
valeur de la monnaie que je communiquai à la Société vau-
doise des sciences naturelles en mai 1885. Enfin, dans le mé-
moire intitulé Contribution à l'étude des variations de prix
depuis la suspension de la fra,ppe des écus d'argent, communi-
qué à la même société en juin 1885, j'essayai, avec l'aide de
mon élève, M. Alfred Simon, de tracer la courbe du prix moyen
en or de vingt marchandises prises sur le marché de Berne et
de calculer l'affaissement de cette courbe pendant la période
1879-84 par rapport à la période 1871-78.
Telles sont bien exactement les huit étapes par lesquelles
j'ai passé successivement en évoluant du monométallisme-or
et de la liberté d'émission des billets de banque à :a monnaie
d'or avec billon d'argent régulateur et à l'interdiction de
tout, 'mission de billets debanque en lesquelles je résume
aujoi<-=- d'hui la théorie de la circulation. Ce système ayantété
discuté à l'étranger, et même ayant eu la chance de ne pas
passer inaperçu en France, grâce à M. Adolphe Coste cl, à
M. Emile Cheysson qui l'ont tous deux exposé et combattu,
le premier dans son ouvrge sur Les questions sociales contem-
poraines, le second dans un rapport présenté à la Société de
statistique de Paris, dans sa séance du 16 décembre 1885, j'ai
désiré mettre le public à même de le juger et, pour cela, je
l'ai résumé à grands traits, en le rattachant, comme il conve-
nait, à la théorie d'économie politique pure d'où il a découlé,
dans la Théorie de La monnaie ci-après qu'a publiée la Revue
scientifique des 10 et 17 avril courant. En outre, je profiterai
de l'occasion pour répondre brièvement aux objections qui lui
ont été faites, principalement à celles de M. Cheysson qui est
mathématicien, qui m'a lu avec soin et m'a parfaitement coin-
74
pris, et qui a touché, dans sa'discussion, les points essentiels
du problème. Je relèverai ces objections une à une, en faisant
passer la dernière en première ligne.
Enfin, dit M. Cheysson, même en admettant résolues toutes ces
difficultés insolubles, la constance de la moyenne géométrique des
prix ne serait réalisée que pour l'être de raison achetant toutes
les marchandises qui ont concouru au calcul de la moyenne et
précisément dans laproportion
où elles y ont concouru. Mais pour
tous les consommateurs en chair et en os, avec leur budget réglé
non d'après une formule, mais d'après leurs convenances indivi-
duelles, les discordances éclateraient comme avant, peut-être même
avec aggravation'.
Cette objection est à relever avant toutes les autres parce
qu'elle accuse chez mon éminent contradicteur un point de
vue général qui n'est pas du tout, ce me semble, celui auquel
il faut se placer ici. Je suppose que je fusse un inspecteur
chargé d'élaborer un règlement pour la nourriture dans des
collèges, des casernes ou des prisons, et que je prescrivisse
de donner tous les jours un certain poids moyen de pain et de
viande par tête, M. Cheysson m'objecterait apparemment que
cette quantité conviendrait bien à a l'être de raison » doué de
l'appétit moyen, mais qu'elle serait un peu trop faible ou un
peu trop forte pour « tous les consommateurs en chair et en
os » de mes établissements. J'en tombe d'accord mais vau-
drait-il mieux laisser mes pensionnaires à la discrétion de
directeurs et de fournisseurs qui les laisseraient plus ou moins
mourir de faim? Je rapprocherai de cette objection de M.Cheys-
son une critique du même genre, mais cependant quelque
peu différente, que m'a adressée un écrivain de la Revue tri-
mestrielle d'économie politique de Berlin qui me fait aussi
l'honneur de suivre très attentivement et de combattre très
vivement mon système et qui, à propos de mes derniers mé-
moires, a cru devoir me faire observer que, selon que M. A ou
M. B serait membre de la Commission internationale de sta-
1 J'extrais ce résumé du rapport de M. Cheysson du numéro de jan-
vier du Journal de la Société de statistique de Paris contenant le
procés-verhal de la séance de la Société du 16 décembre 1885 (pp. 1
75
tistique chargée d'évaluer la différence du prix moyen des mar-
chandises d'une période à l'autre, il serait ajouté ou retranché
un peu plus ou un peu moins de billon régulateur'. Sans
doute Mais si j'ai la fièvre, il est probable aussi que, selon que
j'enverrai chercher le docteur A'ou le docteur B, je devrai
prendre quelques milligrammes de plus ou de moins de sulfate
de quinine. Est-ce là pourtant une raison de ne me point soi-
gner ? La régularité de variation de la valeur de la marchan-
dise monnaie ne saurait être obtenue que par voie de moyenne
et d'une façon approximative, et c'est à ce point de vue qu'il
faut examiner les divers procédés dont l'ensemble constitue
la méthode régulatrice.. C'est ce que je vais faire à présent en
revenant à l'ordre suivi par M. Cheysson.
Rien n'est plus malaisé que d'établir exactement le prix d'une
denrée quelconque à un moment donné. On peut citer comme exem-
ple le prix du pain qui, à l'heure actuelle, dans Paris, varie d'un
quartier à l'autre. Que serait-ce pour un grand pays, et a fortiori
pour tous ceux qui composent l'Union latine? Est-on sùrd'avance
que les variations y seront parallèles ? En prendra-t-on la moyenne
dans le résultat final *?
Je ne suis point statisticien; mais quand, l'année dernière,
j'ai voulu avoir des relevées de prix moyens annuels durant la
période 1871-1884, j'en ai trouvé de tout préparés au Bureau
cantonal de statistique à Berne. Ces prix se rapportaient seu-
lement au marché de Berne. Serait-il bien difficile d'obtenir
de même des prix se rapportant aux marchées principaux de
la Suisse Zurich, Baie, Lausanne, Genève, et d'en tirer des
prix moyens qui seraient relatifs à la Suisse entière? Il faut
croire que non; car, depuis la rédaction et la mise au jour de
mon mémoire, j'ai reçu de Paris une publication du ministère
de l'Agriculture, en date de juin 1885, contenant des Tableaux
des récoltes de la France en 1884, avec des Renseignements
divers de statistique agricole parmi lesquels figurent, aux
pages 74 et 75, 76 et 77, un Tableau VIII du Prix moyens par
département, des céréales, denrées alimentaires, fourrages,
Vierteljahrschrifl fur VolktwirUchaft, Jahrg. XXII, Bd. IV, S. 258.
'76
combustibles, etc., en 1884, et, aux pages 80 et 8'1, un Tableau IX
des Prix moyens annuels, pour la France entière et pendant
la dernière période de vingt ans, des céréales, de la farine, du
pain, de la viande, des fourrages, etc. Ces tableaux portent
sur vingt marchandises qui sont presque exactement les mêmes
que celles dont je me suis servi. Si je les avais eus plus tôt à
ma disposition, je les aurais évidemment employés de préfé-
rence, à cause de leur caractère plus général.
Quelles seront les marchandises à élever à la dignité de types, et
admettre à ce titre dans l'étalon multiple? Or, de ce choix dépen-
dent la variation définitive et, en dernière analyse, le jeu du régu-
lateur. Avec une sélection habile, on saura bien faire ressortir la,
conclusion qu'on se sera assignée d'avance.
Les marchandises à éleverà la dignité de types seront celles
dont la statistique a été ou sera le plus facile à faire, et qui
seront vraisemblablement les plus importantes. On aura soin,
par exemple, de joindre aux produits agricoles un certain
nombre de produits industriels. Le choix de ces marchandises
étant arrêté au moment du calcul, il n'y aura pas lieu de se
précautionner contre « une sélection habile a par laquelle on
arriverait à a la conclusion qu'on se serait assignée d'avance ».
Et, au surplus, que signifient ces insinuations empruntées au
répertoire ordinaire des plaisanteries de l'école orthodoxe sur
l'incapacité de l'Etat ou de ses représentants en toute matière
économique? Si des ingénieurs des Ponts et Chaussées ou des
Mines étaient chargés du calcul dont ils'agit, admettraient-ils
qu'on les accusât de s'être laissé corrompre par des détenteurs
d'argent pour conclure à une fierté introduction de billon ré-
gulateur dans la circulation ? Non, assurément. Eh bien,
pourquoi lancer à tous les corps de fonctionnaires publics
en général une injure que l'on ne souffrirait pas si elle s'adres-
sait à l'un deux en particulier? Qu'on y songe bien. Le jour
où il serait généralement admis que le sentiment du devoir
et de l'honneur professionnels ne suffit plus à mettre les
hommes qui sont chargés de poursuivre le bien de l'Etat au-
dessus de la tentation d'en faire aisément le sacrifice, u fau-
77
drait renoncer à réaliser aucun progrès de quelque genre que
ce fût.
Dans l'établissement de la moyenne, on ne peut, comme le fait
M. Walras, songer à faire peser du même poids les marchandises
d'inégale consommation, le pain et le fer, ou l'indigo et les plumes.
Grosse complication à surmonter dans la pratique
On pourrait répondre que les marchandises concourant à
l'établissement de la moyenne seront justement les marchan-
dises de grande consommation, le pain et le fer, et non l'in-
digo et les plumes. Mais, après tout, quelle si grosse compli-
cation y aurait-il à faire peser les marchandises adoptées d'un
poids différent dans l'établissement de la moyenne en les clas-
sant en trois ou quatre catégories à chacune desquelles cor-
respondrait un coefficient de consommation,?
Ici bi. Cheysson met sous les yeux de la Société un diagramme
représentant, d'après l'Economist de Londres, les variations des
prix de vingt marchandises en Angleterre, de 1845 à 1854. C'est un
écheveau confus, dans lequel il est bien difficile de démêler « la
marée économique », et où s'accusent en soubresauts brusques
des influences perturbatrices qui faussent les moyennes, comme la
guerre de sécession en 1866 pour le prix du coton, la spéculation
de 1873 pour celui du café.
Il est bien certain que les courbes de variation de prix d'un
certain nombre de marchandises soumises à des variations
propres d'utilité et de quantité doivent former un écheveau
confus. Mais pour savoir si, oui on non, on peut mettre en
évidence le phénomène de la marée économique, il faut tirer
de ces courbes particulières la courbe générale ou moyenne,
en prenant, au besoin, quelques précautions à l'égard des
marchandises affectées par des circonstances tout à fait excep-
tionnelles. Et c'est ce que M. Cheysson n'a pas fait. Jevons l'a
fait à deux reprises. Il l'a fait dans le mémoire intitulé: A Sc-
rions Fall in ihe Value of Gold ascertained and its Social
Effccls set forth (1863), pour la période 1845-1862; et il l'a fait
dans un autre mémoire intitulé The Variation of Prices and
the Value of the Currency since 1782 (1865), pour la période
1782-1865 et, dans les deux cas, le phénomène dé la marée
78
économique s'est nettement accusé. Je ne sache pas qu'aucun
statisticien français ait fait sur ce sujet des études qu'il soit
possible d'opposer aux investigations de Jevons, et ai eu, au
contraire, tout récemment le plaisir de voir se confirmer par
une observation française les conclusions de l'économiste an-
glais. Jevons fait concorder les ondulations de la courbe du
prix moyen des marchandises, correspondantes au mouvement
de la marée économique, avec celles de la courbe du taux de
l'escompte à la Banque d'Angleterre. Or M. Jacques Siegfried
a donné, dans le Temps du 1er février dernier, un graphique
des deux courbes du portefeuil le et de l'encaisse de la Banque
de France durant la période 1847-ÎS85 d'après lequel le mou-
vement de la marée économique se discerne aussi clairement
que possible, la marée haute et le reflux ayant lieu quand la
courbe du portefeuille est au maximum et commence à s'a-
baisser tandis que la courbe de l'encaisse est au minimum et
commence à s'élever, la marée basse et le flux ayant lieu quand
la courbe du portefeuille est au minimum et commence à s'é-
lever tandis que la courbe de l'encaisse est au maximum et
commence à s'abaisser. Puisque la marée économique a lieu
réellement en France comme en Angleterre, comment douter
que son effet sur les prix ne se produise ?
Une autre difficulté statistique, c'est la connaissance de la circu-
lation monétaire, qui est le second terme nécessaire pour mettre
en jeu le régulateur. A supposer que l'on sache exactement le mon-
tant de la monnaie proprement dite, comment tenir compte de la
circulation fiduciaire qui la supplée de plus en plus ? Ne sait-on pas
que, dans les Clearing-Homes, la monnaie ne joue qu'un rôle insi-
gnifiant d'appoint (en 1883, à New-York, 192 millions sur un total
de 244 milliards, moins de 1 pour 1000) L'avenir semble nous
préparer le spectacle de la décadence des métaux précieux par le
perfectionnement du crédit.
Telle est la dernière des « difficultés insolubles » que m'op-
pose M. Cheysson. Or il se trouve qu'elle est résolue d'une
façon très simple et très ingénieuse dans un article intitulé
La circulation monétaire de laFrance d'après les recensements
de 1868, 1878 et 1885, qui se trouve immédiatement à la suite
79
du Procès-verbal de la séance du 16 décembre 1885, dans le
numéro de janvier 1886 du Journal de la Société de statistique
de Paris, et qui reproduit une communication faite à cette
société par M. de Foville dans la séance du 21 octobre 1885.
L'inventaire des monnaies contenues dans toutes les caisses
publiques d'un pays étant fait, à un moment donné, le rapport
du montant total de la plus récente émission de pièces de
monnaie (de laquelle une fraction très faible a été fondue ou
exportée) à la quantité des pièces de cette émission figurant'
dans l'inventaire fournit le rapport du montant total des pièces
de monnaie circulant dans le pays à la quantitédes pièces in-
ventoriées. Il est vrai que, pour résoudre complètement le
problème de la régularisation de la variation de la valeur de
la monnaie, il faudraa connaître la quantité de métal mar-
chandise comme la quantité de métal monnaie mais la con-
naissance de cette dernière quantité n'en fournit pas moins
une limite minima de la quantité de billon régulateur à ajouter
ou à retrancher. Le chiffre des compensations effectuées dans
les clearing-houses ou autrement ne change rien à la position
et est inutile à la solution du problème qui nous occupe. La
quantité Q de la monnaie métallique, le prix p de cette mon-
nare en quelque autre marchandise, l'encaisse désirée H ex-
primée en cette autre marchandise et le montant F=Qf de la
monnaie de papier étant reliés entre eux par l'équation
Q(l+/)p = H,
laquelle devient, au bout d'un certain temps,
Q'(l+nï>' = H',
quels que soient, dans l'avenir, les perfectionnements du cré-
dit, il y aura toujours lieu et il y aura toujours moyen de ra-
mener p' à p par un changement de Q' en Q" effectué selon
la formule
et qui ne suppose que la seule connaissance de p, p' et Q'.
80
Après ces objections statistiques, M. Cheysson n'a fait qu'indi-
quer, sans y insister, les objections économiques qui combattent
le système de bi. Walras avec plus de force encore à savoir, les
dangers de l'intervention de l'Etat, qui, en cas d'erreur, déchaîne-
nerait d'épouvantables perturbations dans le mondé des affaires et
dans l'équilibre des finances publiques ensuite, l'impuissance de
ses efforts contre des courants d'une violence et d'une ampleur
irrésistibles. Enfin, la baisse progressive du pouvoir d'achat est
une sorte d'amortissement graduel des charges de l'Etat et des par-
ticuliers, un aiguillon pour le rentier oisif, une lente extinction des
dettes, et tient lieu, comme l'a dit M. Léon Say, des lois agraires
et des abolitions de dettes dans l'antiquité.
La peinture que trace M. Cheysson des conséquences désas-
treuses d'une'application erronée de mon système fait frémir.
Heureusement cette peinture est fort exagérée, comme il est
aisé de s'en convaincre. L'intervention de l'Etat « déchaînerait,
en cas d'erreur, d'épouvantables perturbations, etc.«. Eh bien,
on ne fera intervenir l'Etat que si la nécessité de son interven-
tion s'impose avec une évidence absolue; et, s'il y a le moindre
doute, on s'abstiendra, ce qui sera tout uniment la continua-
tion du statu quo. On fera de même, après qu'on aura mis en
œuvre toutes ses ressources, en présence de « courants d'une
violence et d'une ampleur irrésistibles ». Et que si, comme je
consens volontiers à le supposer pour un instant, l'Etat s'obs-
tinait à intervenir à tort et à travers, je supplie mon savant
contradicteur de bien remarquer ceci c'est que, quand il
aura remis assez de billon d'argent régulateur dans la circula-
tion pour relever, sur le marché, le prix de l'argent au niveau
du rapport légal de 15l/it
il sera revenu au bimétallisme et
devra s'arrêter là, et que quand, au contraire, il aura retiré de
la circulation tout le billon d'aï gent régulateur qui s'y trouve,
il sera arrivé au monométallisme-or et ne pourra pas aller plus
loin. Le statu quo, le bimétallisme et le monométallisme-or
sont les trois limites extrêmes entre lesquelles l'Etat peut se
mouvoir, dans mon système, soit en demeurant stupidement
inerte, soit en procédant d'une façon désordonnée dans le sens
ou de l'introduction ou du retrait du billon régulateur.
Que M. Cheysson se rassure donc: mon billon régulateur
81
6
n'est point du tout l'instrument dangereux qu'il se figure.
Mais il y. a plus: cet instrument est le seul qui puisse per-
mettre à M. Cheysson lui-même de réaliser son propre idéal
monétaire. M. Cheysson considère, avec M. Léon Say, « la
baisse progressive du pouvoir d'achat de la monnaie n comme
un fait heureux et désirable parce qu'il constitue « une sorte
d'amortissement graduel des charges de l'Etat et des particu-
liers » qui « tient lieu des lois agraires et des abolitions de
dettes dans l'antiquité ». Je ne partage pas, quant à moi, cette
manière de voir, et voici pourquoi. Les petits débiteurs sont
ou des consommateurs ou dés emprunteurs à courte échéance
qui ne retireraient en aucune façon d'une baisse progressive
du pouvoir d'achat de la monnaie le soulagement qu'ils reti-
raient autrefois de la remise pure et simple de leurs dettes à
un moment donné. Les seuls débiteurs qui profiteraient d'une
telle baisse seraient les emprunteurs à long terme qui sont
tous de très gros débiteurs, savoir l'Etat et les grandes entre-
prises industrielles. Dans une entreprise de mine ou de chemin
de fer, par exemple, le résultat bien certain de la combinaison
serait de faire passer toute la valeur et la propriété de l'entre-
prise des mains des porteurs d'obligations aux mains des ac-
tionnaires, c'est-à-dire des petits capitalistes aux gros. Ainsi,
comme faveur faite à l'Etat, cette combinaison s'inspire du plus
mauvais communisme et, comme faveur faite à certains par-
ticuliers, elle constitue un avantage de plus ajouté à tous ceux
dont disposent déjà les gros capitaux. Tel est du moins mon
avis; mais j'admets que je me trompe et qu'en réalité le meil-
leur système monétaire soit celui qui permettrait à.:l'Etat et
aux grandes compagnies de payer leurs dettes en monnaie de
singe, par lequel des systèmes en présence M. Cheysson espère-
t-il atteindre ce but? Ce n'est pas par le statu quo où l'on voit
déjà se produire non la baisse, mais la hausse du pouvoir d'a-
chat de la monnaie, ni par le monométallisme-or dans lequel
on verrait cette hausse s'accentuer bien davantage. Serait-ce
par le bimétallisme? Mais le bimétallisme amènerait, selon
toute probabilité, une baisse non pas progressive et lente,
82
mais subite et considérable du pouvoir d'achat de la monnaie
qui ruinerait tout d'un coup les petits capitalistes au profit
de l'Etat et des gros capitalistes. Je ne vois en vérité que le
système de la monnaie d'or avec billon d'argent régulateur,
auquel je persiste à demander, pour ma part, la constance
moyenne des prix, qui puisse aussi bien en donner à M. Cheys-
son la hausse régulière. M. Cheysson est, ainsi que moi, un
homme de science qui, quand il a posé un principe, en poursuit
logiquement l'application, et un professeur qui n'a de comptes
à rendre qu'à ses élèves. Je ne désespère donc aucunement
qu'un de ces jours il ne leur dise, comme je l'ai fait « Mes-
sieurs, j'ai enseigné jusqu'ici une certaine doctrine en matière
de monnaie. Par suite de recherches récentes et approfondies,
et pour des raisons que je vais avoir l'honneur de vous exposer,
j'enseignerai dorénavant une doctrine différente». Et il verra
que cette déclaration sera très bien accueillie.
Parmi les autres opinions émises au sein de la Société de
statistique, je n'en relèverai que deux.
M. Clément Juglar s'attache à démontrer que tous les moyens
plus ou moins ingénieux que l'on propose pour augmenter ou
diminuer la circulation monétaire, suivant les besoins de la popu-
lation, sont absolument inutiles les grandes affaires se traitant
aujourd'hui par les instruments de crédit, dont la monnaie, qui est
nécessaire néanmoins comme garantie des transactions, ne forme
que la plus faible partie.
Suivent deschiffres montrant a combien le numéraire a joué
un faible rôle dans les grandes opérations financières de notre
temps et principalement dans les emprunts». Ces chiffres, dont
M. Juglar parait fort émerveillé, justifient assurément cette
majeure que « Nombre d'échanges se règlent aujourd'hui par
compensation » mais ils ne sauraient tenir lieu de la mineure
qui serait nécessaire pour servir de seconde base à cette con-
clusion que « La quantité de la monnaie en circulation est
absolument indifférente ». D'ici à ce que M. Juglar ait retrouvé
le fragment égaré de son syllogisme, je me permettrai de m'en
tenir à ma théorie de la détermination des prix des marchan-
dises en monnaie développée aux alinéas 9 et 10 de la présente
83
Théorie de la monnaie et sur laquelle je fonde la thèse sui-
vante. La rareté de la monnaie, et, par suite, sa valeur par
rapport aux marchandises, croît avec l'utilité et décroît avec
la quantité de cette monnaie. Du montant des échanges qui se
règlent par compensation dépend, si l'on veut, l'utilité de la
monnaie. Reste la quantité, et, suivant que cette quantité sera
plus ou moins considérable, les prix seront plus ou moins
.élevés donc la quantité de la monnaie en circulation n'est
nullement indifférente. Sur ces deux grandeurs dont, entre
autres, dépend le prix des marchandises en monnaie l'utilité
et la quantité de la monnaie, M. Juglar juge à propos d'en
négliger une. 11 fait comme un homme qui dirait à son tailleur
en lui commandant un habit » Le marchand vous enverra
une pièce de l'étoffe que j'ai choisie; comme la largeur de
cette étoffe était très grande, il m'a paru que la longueur pou-
vait être absol-ument quelconque ».
M. Léon Say, résumant la discussion, fait remarquer que M. Ju-
glar a parfaitement démontré qu'aux époques de crise, il y avait
une forte diminution dans l'encaisse de la Banque.
Il en résulte que des procédés comme ceux de M. Walras, qui
consistent à corriger l'absence du numéraire par un billon d'ar-
gent, n'en laisseraient pas moins subsister la crise, en introduisant
dans l'encaisse de la Banque une monnaie non exportable. Ce pro-
cédé n'aurait d'autre résultat que d'amener des perturbations pro-
fondes dans l'état de la fortune publique et des fortunes privées.
M. Léon Say, qui sacrifie par principe les créanciers aux
débiteurs et qui voudrait voir s'effectuer, pjw la dépréciation
de la monnaie, « cette modification lente dans la distribution
de la richesse qui équivaut à une sorte d'amortissement des
dettes et qui tient lieu des lois agraires et des abolitions de
dettes dans l'antiquité », me reprochant a d'amener des per-
turbations profondes dans l'état de la fortune publique et des
fortunes privées », M. Léon Say, qui, en 1878 et 1879, par la
suppression du libre monnayagede
l'argent, a fait un billon
des écus d'argent sans prendre aucune précaution contre l'en-
1 Journal des Econontistes, no de septembre p. 4tO.
84
vahissement de la circulation commerciale par ce billon, mè
reprochant « d'introduire dans l'encaisse de la Banque' une
monnaie non exportable », cela,est fort Mais qu'il me sufr
fise de constater que M. Say me juge et me condamne sans
m'avoir lu. Je veux tenir la balance rigoureusement égale
entre les débiteurs et les créanciers en laissant à la monnaie
une valeur moyenne sensiblement constante. Mais je ne pré-
tends pas supprimer les crises en introduisant du billon d'écus
dans l'encaisse de la Banque, pour deux raisons: lo parce que
je ne crois pas que le billon d'écus doive desservir la circu-
lation commerciale et figurer dans l'encaisse de la Banque
2o parce que non seulement je ne cherche point du tout à sup-
primer les crises et à empêcher la diminution de l'encaisse de
la Banque en temps de crise, mais que je me préoccupe tout
spécialement de « laisser subsister ces crises et cette dimi-
nution d'encaisse. Si, comme il semble résulter des beaux
travaux de Jevons, les crises sont un phénomène régulier et,
en un sens, normal, il est essentiel de respecter les hausses
et baisses de prix qui marquent le cours de la marée écono-
mique et il faut seulement faire en sorte que, d'une marée à
l'autre, la moyenne des prix n'aille pas en s'élevant ou s'abais-
sant indéfiniment. Tel est le résultat auquel je tends. En d'au-
tres termes, si, comme je l'ai dit plus haut, la courbe du prix
moyen des marchandises en monnaie est une courbe à ondu-
lations, il faut non pas la rendre horizontale, mais la faire
onduler au plus près d'un axe horizontal. Tel est le beau pro-
blème d'économie monétaire pratique que je me suis posé et
sur lequel je persiste à attirer l'attention des économistes et
statisticiens de tous les pays.
Avril
1 Journal des Economistes, no.d'aoùt 1879, p. 273.
PREMIÈRE PARTIE
EXPOSITION DES PRINCIPES
1
De l'échange et de la production.
Mécanisme..
1. Les éléments du système astronomique sont des corps
célestes qui, sous l'influence de l'attraction universelle, gra-
vitent naturellement les uns vers les autres en raison directe
de leurs masses et en raison inverse du carré de ieurs distanccs.
Les éléments du système économique sont des services qui,
sous le régime de la libre concurrence, tendent naturellement
à se combiner en produits de la nature et de la quantité pro-
pres à donner la plus grande satisfaction possible des besoins
dans les limites de cette double condition que chaque service
comme chaque produit n'ait qu'un seul prix sur le marché
et que le prix de vente de chaque produit soit égal à son prix
de revient en services.
Ces services sont au nombre de trois le service de la terre
nommé rente, le service des facultés personnelles nommé tra-
vail et le service du capital nommé profit. Les détenteurs de
ces services, toutes réserves faites quant à la légitimité ou l'il-
légitimité des conditions d'appropriation, sont les propriétaires
fonciers, les travailleurs et les capitalistes. En dehors de ces
trois personnages, il en existe un quatrième qui est l'entrepre-
neur d'agriculture, d'industrie, de commerce, dont la fonction
propre est de transformer les services en produits. Voici com-
ment cette transformation s'effectue sous le régime de la libre
concurrence en matière d'échange et de production. Sur un
premier marché que nous appellerons marché des services,
les propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes d'une
part et les entrepreneurs d'autre part se rencontrent, les uns
comme offreurs et les autres comme demandeurs de services.
86
On crie un prix en numéraire pour chaque espèce de rente,
de travail, de profit. Si, à ce prix, la quantité effectivement
demandée est supérieure à la quantité effectivement offerte,
les entrepreneurs vont à l'enchère et font la hausse. Si la quan-
tité effectivement offerte est supérieure à la quantité effective-
ment demandée, les propriétaires fonciers, travailleurs et capi-
talistes vont au rabais -et font la baisse. Le prix courant est
celui auquel la demande effective et l'offre effective sont égales.
Le prix courant ainsi débattu de la rente s'appelle fermage;
le prix courant du travail, salaire; le prix courant du profit,
intérêt. Tandis que la vente de la rente et du travail se fait par
la location de la terre et des facultés personnelles en nature,
la vente du profit se fait par la location du capital en monnaie.
Il en résulte qu'il y a un certain prix courant de location du
capital monnaie qui est le taux de l'intérêt. Sur un second
marché que nous appellerons marché des produits, les entre-
preneurs d'une part et les propriétaires fonciers, travailleurs
et capitalistes d'autre part se rencontrent, les uns comme
offreurs et les autres comme demandeurs de produits. On crie
un prix en numéraire pour chaque espèce de produits. Si, à
ce prix, la quantité effectivement demandée est supérieure
à la quantité effectivement offerte, les propriétaires fonciers,
travailleurs et capitalistes vont à l'enchère et font la hausse.
Si la quantité effectivement offerte est supérieure à la quantité
effectivement demandée, les entrepreneurs vont au rabais et
font la baisse. Le prix courant est toujours celui auquel la
demande effective et l'offre effective sont égales.
Equilibre.
2. L'égalité de la demande effective et de l'offre effective de
chaque produit ou service, qui donne le prix courant, cons-
titue l'équilibre de l'échange. Cet équilibre tend à se réaliser
de lui-même, sous le régime de la libre concurrence, par
suite de la hausse qui se fait en cas d'excédent de la demande
sur l'offre et de la baisse qui se fait en cas d'excédent de l'offresur
la demande. Quant à l'équilibre de la production, il résulte
87
de l'égalité du prix de vente des produits et de leur prix de
revient en services. Il tend, lui aussi, àse réaliser de lui-même
sous le régime de la libre concurrence. En effet, si, dans cer-
taines entreprises, le prix de vente des produits est supérieur
à leur prix de revient en services, il y a bénéfice pour les
entrepreneurs; ceux-ci développent alors leur production et
font ainsi à la fois la hausse du prix des services et la baisse
du prix des produits. Et si, dans certainesentreprises, le prix
de revient des produits en services est supérieur à leur prix
de vente, il y a perte pour les entrepreneurs; ceux-ci restrei-
gnent alors leur production et font ainsi à la fois la baisse du
prix des services et la hausse du prix des produits. Tel est
l'équilibre de l'échange et de la production autour duquel le
monde économique oscille perpétuellement sans jamais l'at-
teindre, comme un lac autour de l'horizontalitédeson niveau.
Etudier les conditions de cet équilibre est l'objet de l'économie
politique pure, une des plus belles sciencesphysico-math^
matiques, j'ose le dire, quand elle sera faite. Entre ces condi-
tions, j'en vais indiquer une des plus remarquables.
II
Proportionnalité des valeurs aux raretés.
Courbes d'utilité ou de besoin.
3. Les entrepreneurs cherchent à acheter des services et à
vendre leurs produits de façon à faire du bénéfice et non de
la perte. Les propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes
cherchent à vendre leurs services et à acheter des produits
de façon à se procurer la plus grande somme possible de
satisfaction de besoins. Cela revient à dire qu'à l'état d'équi-
libre de l'échange et de la production, le prix des services est
déterminé par le prix des produits (et non pas le prix des
produits par le prix des services), et que le prix des produits
est déterminé par la condition de satisfaction maxima des
besoins qui est ainsi la condition fondamentale de tout l'équi-
libre économique. C'est la condition de ce maximum d'utilité
88
effective qui est empreinte à un haut degré du 'cachet d'am-
pleur et de simplicité réunies qui constitue la beauté scien-
tifique pour l'expliquer, je dois construire la courbe d'utilité
ou de besoin.
II s'agit d'exprimer mathématiquement le besoin qu'a un
échangeur (1) d'une marchandise (A) ou, en d'autres termes,
l'utilité de cette marchandise pour cet échangeur. Pour cela,
prenons (Fig. 1) deux axes perpendiculaires se croisant à une
origine 0 un axe vertical Oq et un axe horizontal Or. Sur le
premier, portons, à partir de l'origine, diverses longueurs
représentant les diverses quantités de (A) que l'échangeur (1)
pourrait avoir à consommer etiectivement dans un laps de
temps déterminé, par exenrple, dans l'intervalle de deux mar-
chés. Soit Oqa,r une de ces longueurs. Puis, par l'extrémité
des longueurs dont il vient d'être parlé, menons des parallèles
à l'axe horizontal, et, sur ces parallèles, portons, à partir de
l'axe vertical, des longueurs représentant les intensités des
derniers besoins satisfait, ou les raretés, correspondantes aux
diverses quantités de marchandise consommées. Soit qa,i>'a,{
une de ces longueurs correspondante à la quantité Oqa)l.
Cette intensité du dernier besoin satisfait par une quantité de
marchandise consommée, ou cette rareté, n'est pas une gran-
deur appréciable mais cela n'importe pas pour la théorie qui
n'a besoin que de la concevoir et non de la mesurer. C'est d'ail-
leurs une grandeur qui décroît à mesure que la quantité con-
sommée croit. Si l'échangeur (1) consommait une quantité de
(A) infiniment petite, l'intensité de son premier et dernier be-
soin satisfait, ou sa rareté, serait Oar,i s'il en consommait une
quantité Ootq,i, l'intensité de son dernier besoin satisfait, ou
sa rareté, serait nulle il aurait consomme discrétion et il
serait arrivé à la satiété. Les extrémités des horizontales de
rareté donnent donc une courbe ar,iaq,i qui est la courbe de
besoin ou d'utilité de la marchandise (A) pour l'échangeur(l).
Si la marchandise (A) se consommait nécessairement par uni-
tés, comme cela a lieu pour les vêtements, pour les meubles,
la courbe d'utilité ou de besoin serait une courbe discontinue.
89
Pour plus de simplicité, je supposerai ici que toutes les mar-
chandises sont susceptibles de se consommer par quantités
infiniment petites, comme cela a lieu pour les aliments, par
exemple, d'où il résultera que toutes les courbes d'utilité ou de
besoin seront des courbes continues. La courbe d'utilité, qui
donne la rareté en fonction de la quantité consommée par ses
abscisses, donne aussi la somnze de besoins satisfaits, ou l'uti-
lité effective, en fonction de la même quantité consommée par
ses aires. Ainsi, pour une quantité consommée Oqa,l, la somme
de besoins satisfaits, ou l'utilité effective, serait représentée
par la surface ombrée Oga,j?'a,f Or,i> Je suis de ceux qui admet-
tent que l'établissement de ces courbes de besoin ou d'utilité
dépend en partie de la volonté libre de l'homme mais on
doit aussi m'accorder que cela ne les empêche nullement
de ressortir, une fois établies, à la juridiction de la mathéma-
tique1.
Egalité des prix aux rapports des valeurs.
4. Cela posé, soient (A), (B), (C), (D). m marchandises con-
sistant soit en produits, soit en services susceptibles de se
consommer directement comme des produits et ayant, par
conséquent, leur courbe de besoin ou d'utilité comme des
produits. Soient Pb, PC, pd les prix de (B), (C), (D). en (A);
c'est-à-dire les quantités respectives de (A) nécessaires pour
obtenir 1 de (B), 1 de (C), 1 de (D). Le fait que pb de (A),
par exemple, s'échange couramment contre 1 de (B), ou que
pn fois la valeur d'échange d'une unité de (A) égale 1 fois la
valeur d'échange d'une unité de (B), peut s'exprimer par l'é-
quation
pb tv = 1 t?b,
en appelant va et vb la valeur d'échange d'une unité de (A)
et la valeur d'échange d'une unité de (B). On tire de là
t Cette expression mathématique de l'utilité a été fournie successive-
ment par Gossen, Jevons et moi, sans que ce dernier ni moi eussions
connaissance des travaux antérieurs aux nôtres.
90
en appelant fc et Vd la valeur d'échange d'une unité de (C) et
la valeur d'échange d'une unité de (D). Les prix sont donc
égaux aux rapports des valeurs d'échange.
Condition de la satisfaction maxima des besoins égalité des prix aux
rapports des raretés individuelles.
5. Soient d'autre part (Fig. 1) «r,i «q.1, 3m pq.i» ïr.i ïq,t, 8r,i 8q,i
les courbes de besoin ou d'utilité des marchandises (A), (B),
(C), (D). pour l'échangeur' (1), otr,2ouI,2, 3r,23q,27r,2Ïq,2, 8r,28q,2.
ar,3aq,3,3r,33q,3,Yi,3Tq,3>8i,38q^ les courbes de besoin ou d'u-
tilité des mêmes marchandises pour les échangeurs (2), (3).
On peut démontrer que, quand l'échangeur (1) a distribué
sa richesse sur ses besoins de façon à se procurer la plus
grande somme possible d'utilité effective, c'est-à-dire lorsqu'il
a gardé ou acquis de l'(A), du (B), du (C), du (D). en quan-
tités qa,i, <7i>M, <7ci, qd,t. et qu'il a ainsi atteint des raretés
ra,l, rb,t, *"c,i, »*d,i. de façon que la somme des surfaces om-
brées O4aMra,|ar,l,O9b,i rb,| 3r,l, O^ct **c,l7r,l»Ogd(1»>d,l8r,1. soit
maxima, on a, entre les raretés ra,t, rb,i, re,t, *"d,i. et les prix,
les équations
On aurait de même, entre les raretés ra,2, n>,2, rc,3, r<},2.rA,3,
rb,3, »"c,3, t'd,a. et les prix, les équations
ce qu'on peut exprimer aussi de cette façon
91
Et ainsi A l'état d'équilibre de l'échange et de la produc-
tion, les prix sont égaux axuc rapports des raretés; autrement
dit, les valeurs sont proportionnelles aux raretés. Cette vérité
est une vérité rationnelle; l'expérience ne saurait ta confir-
mer,pas plus qu'elle ne saurait confirmer que le rapport de
la circonférence au diamètre est égal à quatre fois la série
j +"§ –7 +••• ou que, à l'état d'équilibre d'un corps
sur un plan, la verticale passant par le centre de gravité du
corps tombe dans l'intérieur de sa base*.
Réserve relative au cas de non consommation.
6. Il y a une réserve importante à introduire relativement
au cas où un individu ne consomme pas d'une marchandise.
En ce cas, le nombre qui devrait figurer dans la série des
raretés pour cette marchandise dépasse l'intensité du premier
besoin à satisfaire. Ainsi, dans l'exemple de notre figure, l'é-
changeur (1) est un homme riche qui consomme de l'(A), du
(B), du (C), du (D), en quantités 7, 8, 7, 6, et atteint des rare-
tés faibles 2, 4, 5, 1, en se procurant une somme totale d'uti-
lité effective très considérable représentée parcelle des surfaces
ombrées 0(la, xr*H «r,i, O9b,fn.,i3r,i, Ogc,trc,,7r,i, Ogd,ird,i8r,t
l'échangeur (2) est un homme pauvre qui consomme de 1'(A),
du (D), en quantités 3, 2, et atteint des raretés fortes 6, 3, en
se procurant une somme totale d'utilité effective très res-
treinte représentée parcelle des surfaces ombrées Oqo,î»-a,9ar,2,
1 Pour la démonstration du principe de la proportionnalité des valeurs
aux raretés, voyez les Eléments d'économie politique pure, &, 9*, -10e, et
220 leçons.
Oqd,2»*d,28r,2, mais qui se prive de (B), de (C), par la raison que
les nombres 12, 15, qui devraient figurer dans la série de ses
raretés, dépassent les intensités 8, 11 des premiers besoins à
satisfaire de ces marchandises et l'échangeur (3) est un homme
simplement aisé qui consomme de l'(A), du (B), du (D), en
quantités 5, 4, 3, et atteint des raretés moyennes 4, 8, 2, en
se procurant une somme totale d'utilité effective d'une impor-
tance ordinaire représentée par celle des surfaces ombrées
Û9a,3ni,3ar,3, Oqb,3 n>,3 3r,3, 0^,3 rd.s&.s, maisquise prive tle(C),
parla raison que le nombre 10, qui devrait figurer dans la
série de ses raretés, dépasse l'intensité 8 du premier besoin à
satisfaire de cette marchandise. En mettant entre paren-
thèses ces nombres proportionnels correspondants à des ra-
retés virtuelles et non effectives, on aura le tableau d'équi-
libre
Egalité des prix aux rapports des raretés moyennes.
7. On sait que la proportion des raretés moyennes serait la
même que celle des raretés individuelles. Il faudrait seulement
tenir compte, dans l'établissement des moyennes; des nom-
bres correspondants aux raretés virtuelles et non effectives, ce
qui revient à définir la rareté l'intensité du dernier besoin
qui est ou qui devrait être satisfait. A cette condition, et en
appelant Ra, Rb, Rc, Rd- les raretés moyennes de (A), (B),
(C), (D). on peut substituer aux équations
93
Cette substitution des raretés, individuelles ou moyennes,
aux valeurs est d'une importance capitale elle est la clef de
tous les problèmes de l'économie politique. D'abord, la valeur
d'échange est un fait relatif, tandis que la rareté, individuelle
ou moyenne, est un fait absolu. Le prix de deux marchandises
l'une en l'autre ayant varié, on ne saurait dire que ce soit la va-
leur d'une des deux marchandises ou de l'autre qui a varié
car la valeur d'une chose n'existe pas autrement que par rap-
port à la valeur d'une autre chose. Au contraire, la rareté
existe par elle-même; et, un prix ayant varié,on peut parfai-
tement rechercher laquelle des raretés dont ce prix est le rap-
port a augmenté ou diminué. Mais il y a plus. On voit tout de
suite, sur notre figure, que la rareté augmente ou diminue
selon que la courbe d'utilité ou de besoin s'éloigne ou se rap-
proche de l'origine, c'est-à-dire selon que l'utilité augmente
ou diminue, ou selon que la parallèle à l'axe horizontal se rap-
proche ou s'éloigne de cet axe, c'est-à-dire selon que la quan-
tité consommée diminue ou augmente et ainsi, l'on saisit dans
les variations de l'utilité et de la quantité les causes des varia-
tions dans les prix, ceux-ci augmentant quand l'utilité aug-
mente ou que la quantité diminue, et diminuant quand l'utilité
diminue ou que la quantité augmente. Or c'est cette possibi-
lité de remonter des variations des prix à leurs causes pre-
mières qui permet de résoudre les principaux problèmes de
l'économie politique et en particulier celui de la monnaie.
III
Etablissemett de la valeur de la rnarchandise monnaie.
Rôle du numéraire; rôle de la monnaie.
8. Le fonctionnement du mécanisme de la libre concurrence
en matière d'échange et de production, suppose l'interven-
tion
lu D'un numérairo, c'est-à-dire d'une marchandise en la-
quelle on crie les prix des autres marchandises ou à la valeur
de laquelle on rapporte les valeurs des autres marchandises,
94
soit sur le marché des services, soitsur le marché des produits,
pour faire ensuite la hausse ou la baisse de ces prix suivant
qu'il y a excédent rie la demande sur l'offre ou de l'offre sur
la demande, en vue d'arriver à l'équilibre général
20 D'une monnaie de circulation, c'est-à-dire d'une marchan-
dise contre laquelle les propriétaires fonciers, travailleurs et
capitalistes vendent les services fonciers, personnels et mobi-
liers aux entrepreneurs, sur le marché des services, et avec
laquelle ils achètent les produits à ces mêmes entrepreneurs
sur le marché des produits;
30 D'une monnaie d'épargne, c'est-à-dire d'une marchan-
dise en laquelle les capitalistes réalisent l'excédent de leur
revenu sur leur consommation et le prêtent aux entrepreneurs
à titre de capital fixe-ou circulant.
Le rôle de numéraire et celui de monnaie sont distincts; on
peut supposer qu'une marchandise ait été prise pour numé-
raire et une autre pour monnaie, ou même que la monnaie
ne soit pas une marchandise. Pour le moment, et en vue d'é-
tudier l'effet que le choix d'une marchandise comme monnaie
a sur sa valeur, nous supposerons cette marchandise à la fois
numéraire et monnaie.
De l'encaisse monétaire. Proportionnalité des prix à la quantité
de la marchandise monnaie.
9. Dès qu'une marchandise, or ou argent, vin ou tabac, a été
désignée pour servir de monnaie, sa quantité totale doit se par-
tager en deux fractions la fraction marchandise qui reste
seule livrée à la consommation, et la fraction monnaie qui
joue le rôle d'intermédiaire d'échange ou d'instrument d'épar-
gne et de crédit. La quantité de la marchandise diminuant
ainsi, sa rareté augmente, et sa valeur par rapport aux autres
marchandises augmente proportionnellement, ce qui revient
à dire que les valeurs des autres marchandises par rapport à
elle diminuent. C'est ce phénomène qu'il faut étudier.
Lorsqu'un propriétaire foncier, travailleur, capitaliste ou
entrepreneur désire avoir par devers lui, à un moment donné,
95
une certaine provision d'or, argent, vin ou tabac à titre de
monnaie, il est évident qu'il ne se préoccupe nullement de la
quantité de cette monnaie, mais uniquement de la quantité des
marchandises, produits ou services, qu'il veut acheter avec
elle. En d'autres termes, le besoin qu'on a de monnaie n'est
autre chose que le besoin qu'on a des marchandises qu'on àchè-
tera avec cette monnaie. Ce besoin est le besoin d'approvi-
sionnement sa satisfaction se paie au prix d'un intérêt, et
c'est pourquoi la demande effective de monnaie est une fonc-
tion décroissante du taux de l'intérêt.
Soit donc l'équilibre général établi sur le pied des prix 1,
pb, pc, Pà de (A), (B), (C), (D). en (A) qui est déjà numéraire
et qui doit devenir monnaie. Soit i le taux de l'intérêt. Etsoient
a, 8, î, a. les quantités respectives de (A), (B), (C), (D).
que les consommateurs et producteurs voudraient acheter, à
un moment donné, pour entretenir leur capital fixe et circu-
lant à ce taux. La quantité de monnaie
Ha = x + 3Pb + ïî»c + 8pa -ra-
serait l'encaisse désirée. et, si cette quantité de (A) monnaie
Ha pouvait, à ce moment, tomber du ciel et s'ajouter à la quan-
tité de (A) marchandise Qa, de façon à former une quantité
totale de (A) marchandise et monnaie
Qa + Ha = Qa + a + Ppb + Yfc + $Pà +
l'équilibre de la circulation existerait avec celui de l'échange
et de la production, sans changement des prix. Mais les choses
ne peuvent se passer ainsi il faut prendre la quantités de mon-
naie nécessaire sur la quantité existante de marchandise (A).
Dès lors, et n étant, par hypothèse, le rapport de <Qa + Ha à
Qa suivant l'équation
Qa -(- Ha = ȕQa,
supposons qu'on procède à la constitution de l'encaisse mo-
nétaire en diminuant chez chaque consommateur la quantité
de (A) marchandise de façon à rendre la rareté n fois plus forte.
96
Et supposons qu'en même temps on rende aussi les prix pb,
pc,pa. n fois plus faibles. A ces deux hypothèses nous en
ajouterons deux autres plus gratuites, mais qui ne dépassent
.pourtant pasleslimites d'une approximation très voisine de la
vérité: l'une quei pour rendre, chez les consommateurs de (A),
.la rareté n fois plus forte, il faille rendre la quantité consom-
mée n fois plus faible; l'autre que, dans ces conditions nou-
velles, les consomrnateurs de (A) n'aient plus besoin d'avoir
en caisse là contre-valeur en monnaie que d'une quantité de
cette marchandise n fois plus faible. Tout cela fait, la quan-
tité existante de (A), Q», se partagera en une quantité Q'a
de (A) marchandise égale à et en une quantité Q"a de (A)
monnaie égale soit à a + g &- + + S + de
façon à former une quantité totale de marchandise monnaie (A)
et il s'agit de faire voir d'abord que l'équilibre existera sous
tous les rapports dans ces conditions comme dans les précé-
dentes, et ensuite que cet équilibre tendra à se réaliser de lui-
même sous le régime de la libre concurrence.
Or, à ce moment, l'équilibre de l'échange subsistera, vu que,
les prix étant toujours égau,x aux rapports des raretés confor-
mément aux équations
les consommateurs auront toujours la satisfaction maxima de
leurs besoins; l'équilibre de la production subsistera vu que,
les prix des services et ceux des produits ayant été augmentés
proportionnellement, les prix de vente des produits seront
97
7
toujours égaux à leurs prix de revient en services, de sorte que
les entrepreneurs ne feront toujours ni bénéfice ni perte; et
enfin l'équilibre de la circulation existera vu que, la valeur de
(A) marchandise et celle de (A) monnaie seront égales, en
même temps que les échangeurs auront l'encaisse désirée au
taux i de l'intérêt.
D'ailleurs, l'opération supposée se ferait d'elle-même, sous
le régime de la libre concurrence. Une certaine quantité quel-
conque de (A) déterminée au hasard,^^Q"a,
ayant été mise
sous forme de monnaie, serait prêtée aux échangeurs à titre
de capital circulant, à un certain taux d'intérêt i' pour repré-
senter une encaisse désirée suivant l'équation
Alors, d'une part, une certaine valeur de (A) monnaie s'éta-
blirait sur le marché, en vertu de l'équivalence de la quantité
de la monnaie qui achèterait les marchandises et de la quan-
tité des marchandises qui seraient achetées par la monnaie
suivant l'équation
et, d'autre part, une certaine valeur de(A) monnaie étant ainsi
établie, on transformerait de F(A) monnaie en (A) marchan-
dise tant que, la quantité de monnaie étant supérieure à l'en-
caisse d'équilibre, l'(A) aurait plus de valeur comme marchan-
dise que comme monnaie, ou de l'(A) marchandise en (A)
monnaie tant que, la quantité de monnaie étant inférieure
à l'encaisse d'équilibre, l'(A) aurait plus de valeur comme
monnaie que comme marchandise- On a.rriverait ainsi à l'équa-
tion/^Qf7\
-98-
II nous a suffi de rendre tous les prixn fois plus faibles
pour rétablir l'équilibre avec une quantité de marchandise
monnaie n fois plus faible. Il nous aurait de même suffi de
rendre tous les prix n fois plus forts pour rétablir l'équilibre
avec une quantité de marchandise monnaie zz fois plus forte.
Il est donc certain que Toute augmentation vit diminution
dans la qzcantité de la marchandise monnaie, a pour effet une
augmentationoit une diminution sensiblement
proportionnelle
dans les prix.
Ue la monnaie de papier et des compensations.
10. Il faut tenircompte des deux complications suivantes:
On a eu l'idée de représenter par les titres de propriété,
effets de commerce ou billets de banque, une partie du capital
des entrepreneurs, celle qui consiste en matières premières
et produits fabriqués en magasin, et de se servir de ces titres
au lieu et place de monnaie. C'est la monnaie de papier par
opposition à la monnaie de métal.
On a eu encore l'idée de régler un certains nombre d'échan-
ges journaliers par le procédés que voici. Des gens qui ont un
compte-courant créditeur chez un banquier s'achètent et se
vendent toute la journée des marchandises les uns aux autres
en se payant au moyen ce récépissés sur leur banquier appe-
lés chèques. Enture cinq et six heures du soir, les banquiers se
réunissent et compensent les dettes et créances de leurs clients,
chacun d'eux donnant seulement en monnaie l'excédent des
chèques qu'il doit sur ceux quilui sont dus, ou recevant seu-
lement en monnaie l'excédent des chèques qui lui sont dus
sur ceux qu'il doit.
On fait aussi des achats et ventes à crédit, c'est-à-dire qui ne
seront réglés que plus tard en monnaie métallique on de papier.
Nous ne nous occuperons pas de cette catégorie d'échanges.
Nous noterons seulement que la demande de monnaie qui s'y
rapporte est effectuée à tout prix au moment de leur échéance.
Quant aux règlements par compensation, remarquons
1° que, pour payer avec un chèque, il faut avoir, chez un
-99-
banquier, une provision résultant d'un solde de compte cré-
diteur et représentée par des espèces métalliques ou des bil-
lets de banque en caisse ou par des effets de commerce sus-
ceptibles d'être réescomptés en portefeuille 2° que la com-
pensation des chèques entre banquiers, aux clearing-houses, a
ce résultat que les choses se passent comme si tous les échan-
geurs avaient le même banquier, de telle sorte qu'un chèque
étant porté au crédit d'un client en même temps qu'au débit
d'un autre, sa délivrance n'entraînât aucun déplacement de
monnaie; 3" que, dans ces conditions, les banquiers peuvent
avoir la représentation des soldes de comptes créditeurs de
leurs clients: partie en efiets de commerce en portefeuille por-
tant intérêt, partie en la fraction proportionnelle d'espèces
métalliques et de billets de banque en caisse reconnue par
expérience nécessaire pour faire en généralle service des
retraits de dépôts et en particulier celui du paiement des
chèques, et en maintenant cette proportion de l'encaisse au
portefeu.ille par une élévation ou un abaissement du taux de
l'intérêt suivant que les versements excèdent les retraits ou
les retraits les versements; que, dans les mêmes conditions,
les banquiers payant à leurs clients un intérêt de leurs soldes
de comptes créditeurs qui est à l'intérêt courant dans la pro-
peruon de la fraction du solde effets au solde total, ces clients
ont, en fait, réduit leur encaisse désirée dans la proportion
du solde total au solde espèces, soit, par exemple, dans la
proportion de 1 à
Maintenant, en ce qui concerne la monnaie de papier consis-
tant en billets de banque, il faut évidemment en tenir compte
en faisant figurer dans l'équation de la circu lation, à côté d'un
terme QIva représentant ]a quantité de monnaie métallique
quand il y a une monnaie de papier, un terme F représentant
la quantité de cette monnaie de papier. Mais s'il est démontré
que, en dehors de l'intervention de la monnaie de papier, les
prix des marchandises sont proportionnels à la quantité de la
monnaie métallique, il est démontré par cela même que le
-100-
terme F, exprimant le montant de la fraction déterminée de la
richesse sociale admise àfournira
matière de la monnaie de
papier au moyen de ses titres de propriété et de la représen-
tation de ces titres par les billets de banque, se proportionne
naturellement à Qlva ou est de la forme
F = fQ'va.
L'équation exprimant l'égalité de l'offre et de la demande
de monnaie à un moment donné, qui est l'équation d'équilibre
de la circulation, devient donc, avec les compensations et la
monnaie de papier,
Mais que Qiv. soit <Q"a en raison à la fois de l'introduction
du facteur: dans le second membre de l'équation et de l'in-
troduction du terme F dans le premier, cela n'empêche pas
qu'il ne soit toujours proportionnel ànb,
c'est-à-
dire que:Avec ou sans la monnaie de papier et les com-
pensations,les prix sont
proportionnels,toutes choses
égales
d'ailleurs, èc da quantitésde la monnaie
métallique'.
En substituant les prixen une quelconque des marchandises
(B), (C), (D). aux prix en (A), négligeantle
premier terme
du second membre qui est négligeable, et additionnant les
autres, nous aurions l'équationde la circulation sous la forme
Q(i+f)p = H
exprimant queLe prix de la monnaie en une autre mar-
chandise quelconqueest inversement proportionnel à la
quan-
tité de la monnaie 2.
1Voir la Note finale.
2L'équation de la circulation est donnée sous cette forme dans les Elé-
ments d'économie politique pure, 86» leçon, § 345.
101
IV
Variation de la valeur du numéraire et de la monnaie.
Règles et conditions du numéraire et de la monnaie.
11. Le double rôle du numéraire et de la monnaie étant dé-
fini, et les dois relatives à l'effet de l'institution de la monnaie
sur ta valeur de la marchandise monnaie et à l'effet de la va-
riation de la quantité de la marchandise monnaie sur les prix
étant formulées, il semble que la théorie pure de la monnaie
est achevée et que ce serait le moment de poser lés diverses
questions dont les réponses constitueraient les règles formant
l'ensemble de la théorie appliquée de la monnaie. Parmi ces
règles, il y en a deux qu'on serait tenté d'énoncer tout de suite.
La première serait que Il ne faut qu'un numéraire. En
effet, avoir deux ou trois numéraires, ce serait avoir deux ou.
trois séries de prix à crier pour toutes les marchandises, ce
qui serait une complication aussi grande et aussi fâcheuse
que d'avoir deux ou trois séries d'évaluation des longueurs,
des surfaces, des capacités, des poids, en deux ou trois unités
différentes. La seconde serait que Le numéraire doit être
monnaie,. En effet, quand on crie, sur le marché des services
ou sur le marché des produits, des prix en la marchandise
numéraire, il est particulièrement commode aux entrepreneurs
qui achètent les services et aux propriétaires fonciers, tra-
vailleurs et capitalistes qui achètent les produits d'avoir en
poche la même marchandise à l'état de monnaie pour payer.
Et pourtant, il ne faut encore»énoncer ces deux règles que
sous toute réserve. Le rôle de numéraire et celui de monnaie
étant deux rôles distincts, il faut nous réserver la faculté d'a-
voir un ou plusieurs numéraires, une ou plusieurs monnaies,
si cela était avantageux au point de vue des conditions à rem-
plir par le numéraire et la monnaie. Voyons donc quelles sont
ces conditions.
J'indiquerai d'abord quatre conditions dont une commune
au numéraire et à la monnaie, et les trois autres spéciales à
102
la monnaie auxquelles il se trouve qu'il y a deux moyens plutôt
qu'un de satisfaire. La marchandise numéraire et la marchan-
dise monnaie doivent être l'une et l'autre d'une seule espèce,
de sorte qu'il n'y ait aucune incertitude et aucune contestation
possibles sur leur nature, soit quand on conclut une vente ou
un achat, soit quand on les règle. La marchandise monnaie
doit être une marchandise très rare afin d'avoir assez de valeur
pour n'être pas encombrante. Elle doit être facile à diviser
pour se proportionnerà l'importance de tous les achats et de
toutes les ventes. Elle doit être facile èe conseruer et ne pas
s'altérer entre les mains des échangeurs depuis le moment où
ils la reçoivent en vendant jusqu'au moment où ils la donnent
en achetant. Or il y a deux marchandises, l'or et l'argent ou les
métaux précieux, qui remplissent admirablement ces quatre
conditions; de sorte que la question de savoir si l'or ou si l'ar-
gent sera seul numéraire et monnaie, ou s'ils le seront tous
les deux, dépend plus que d'une dernière condition encore
commune au numéraire et à la monnaie et qui est celle-ci la
marchandise numéraire et monnaie doit être de rareté et par
suite de valeur aussi peu variable ou dit moins aussi régu-
liérement variable que possible, en vue de la plus grande stabi-
lité possible des prix. L'exposition détaillée que nous avons
faite du mécanisme de la libre concurrence en matière d'é-
change et de production va nous permettre de saisir mieux
qu'on ne l'a fait encore la nature et l'importance de cette con-
dition.
Inconvénients de la variation de la valeur du numéraire
et de latoonnaie.
Soit (À) le numéraire et la monnaie, et soient
les prix, égaux aux rapports des raretés, de (B), (C), (D). en
(A) à un moment donné. Ces prix sont prix courants d'équi-
libre, c'est-à-dire qu'ils résultent, à notre moment donné, de
103
ce vaste tâtonnement qui a consisté à crier d'abord des prix
au hasard, puis à faire la hausse quand la demande était supé-
rieure à l'offre et la baisse quand l'offre était supérieure à la
demande, puis aussi à augmenter la quantité des produits
quand leur prix de vente était supérieur à leur prix de revient
en services et à diminuer cette ^auntité quand le prix de re-
vient était supérieur au prix de vente, puis enfin à transformer
de l'(A) marchandise en (A) monnaie ou de l'(A) monnaie en
(A) marchandise suivant que la valeur de (A) était plus grande
comme monnaie que comme marchandise ou comme mar-
chandise que comme monnaie cette triple série d'opérations
se faisant d'ailleurs simultanément et réagissant les unes sur
les autres. Enfin l'équilihre est atteint. Il y a un prix courant
en (A) pour chaque espèce de services, un fermage pour
chaque espèce de rente, un salaire pour chaque espèce de tra-
vail, un taux d'intérêt du capital ces fermages, salaires et in-
térêts fixés souvent à forfait pour un certain temps. Il y a un
prix courant en (A) pour chaque espèce de produits, lequel
est égal au prix de revient en fermages, salaires et intérêts. La
valeur de la marchandise monnaie est la même comme mon-
naie que comme marchandise. Et de quoi dépend, en dernière
analyse, le maintien de cet équilibre? Du maintien de ses
conditions premières qui sont les utilités et les quantités, et,
plus exactement, les raretés des marchandises (A), (B), (C),
(D). Or voyez la différence Que la rareté de (B) varie, le
prix Jtb varie. Si (B) est un service, les prix de tous les produits
dans la confection desquels entre ce service varient. Si' (B) est
un produit, les prix de tous les services qui entrent dans la
confection de ce produit varient. Mais, après tout, ce n'est là
qu'un phénomène isolé comme une très légère agitation du
lac sur un point particulier. Qu'au contraire, la rareté de (A)
varie, tous les prix 7tb, 1re, 7td. doivent varier. Et comment
s'effectue cette variation? Si la rareté de (A) augmente, les
prix de vente de tous les produits baissent d'abord et tombent
au-dessous de leurs prix de revient en services. Les proprié-
taires fonciers, travailleurs et capitalistes y gagnent; mais les
104
entrepreneurs perdent jusqu'à ce que, à l'échéance de leurs
baux, ils puissent obtenir une baisse des fermages, des salaires
et des intérêts en vue de l'établissement d'un nouvel équilibre.Si la rareté de (A) diminue, les prix de vente de tous les pro-duits haussent d'abord et s'élèvent au-dessus de leurs prix de
revient en services. Les entrepreneurs y gagnent, mais les
propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes perdent jus-
qu'à ce que, leurs contrats prenant fin, ils puissent obtenir une
hausse des fermages, des salaires et des intérêts et rétablir un
équilibre nouveau. C'est un changement complet de niveau
du lac. Ce trouble général de l'équilibre économique s'appelleune crise. Les théoriciens de l'école orthodoxie ont beau s'éver-
tuer à nous soutenir que « la monnaie est une marchandise
comme une autre » ce n'est pas une marchandise comme une
autre que celle dont toute variation soit d'utilité soit de quan-tité occasionne une crise. On s'est demandé laquelle était pré-férable de la crise de baisse ou de la crise de hausse, et la
réponse a varié selon que ceux qui se posaient la question ap-
partenaient à la catégorie des consommateurs pu à celle des
producteurs. Quant à moi, sans m'arrêter à discuter des théo-
ries de cette nature, je me borne à poser en fait que toute
crise, soit de baisse, soit de hausse, est mauvaise et devrait
être évitée; et c'est là ce que j'entends dire en parlant des
avantages de la stabilité des prix.
Principe de la constance du prix de la richesse socialeen le numéraire et la monnaie.
13. Que faudrait-il pour cela? Que la rareté de la marchan-
dise (A) fût constante? Assurément, si les raretés de toutes les
autres marchandises (il), (C), (D). étaient constantes. Mais
supposez que ces dernières raretés fussent toutes croissantes,
ne vaudrait-il pas mieux que la raretés de (A) le fut aussi, de
telle sorte que les prix ne haussassent pas? Et supposez que
ces mêmes raretés fussent toutes décroissantes, ne vaudrait-il
pas mieux que la rareté de (A) le fut aussi, de telle sorte que
les prix ne baissassent pas? Et enfin, comme il est certain que,
105
parmiles marchandises
(B), (C), (D).il
yen
a,comme les
produits agricoles,dont les raretés sont
plutôt croissantes,et
d'autres, comme lesproduits industriels,
dont les raretés sont
plutôt décroissantes, dans une sociétéprogressive,
n'est-il pas
évidentqu'en
somme l'idéal de l'intérêt et de lajustice
serait
que larareté de la marchandise numéraire et monnaie variât
de telle sortequ'un
certainprix moyens
de la richesse sociale
en cette marchandise ne variâtpas ? Laissons ici de côté la
questionde savoir comment doit s'établir le prix
de la ri-
chesse sociale en(A),
s'il doit êtrepurement
etsimplement
la
moyennes géométrique, arithmétiqueou
lzarrzzorziquedes
prixde
(B), (C), (D). en (A), ou s'il ne doit pas plutôt être le prix en
(A) d'un étalon nzultiple composé d'une quantité b de (B),
d'une quantité c de (C), d'une quantité ct de (D). de façon à
ce qu'il soit tenu compte de la quantité débitée de chaque
marchandise. Quelle que soit celle de ces quatre combinaisons
à laquelle on s'arrête, il est certain que, selon qu'on aurait,
entre les prix nouveaux Pb, pc, po. et les anciens îtb, 4te,, fia-
le rapport
on aurait aussi, entre les raretés nouvelles Ra, Rb, Ro, Ra
106
et les anciennes pa, pb, pc, p* le rapport
et qu'en conséquence on peut dire, en d'autres termes, que ce
qui serait à souhaiter, ce serait que la rareté de la marchan-
dise numéraire et monnaie variât comme la rareïé moyenne
de la richesse sociale.
DEUXIÈMEPARTIE
CRITIQUEDESSYSTÈMES
1
Systèmes des étalons uniques et du double étalon indépendant.
Etalon unique d'or.
14. En possession d'un idéal monétaire bien défini, voyons
jusqu'à quel point les divers et nombreux systèmes existants
ou proposés le réalisent.
Le premier que nous rencontrons est le système de l'étalon
unique d'or ou monométallisme-or. Dans ce système, l'or est
seul numéraire et seul monnaie. L'utilité de l'or comme mar-
chandise augmente sans cesse avec le développement de la
population et notons que, parmi les besoins qui constituent
cette utilité, il en est qui ne sont satisfaits que par la consom-
mation de la marchandise elle-même et non pas seulement de
son service. L'utilité de l'or comme monnaie augmente aussi
sans cesse avec le développement des affaires. Et la quantité
de l'or augmente-t-élle proportionnellement? Loin de là! Le
seul minerai d'or qui soit bien avantageusement exploitable
est celui que la nature a pris soin de broyer elle-même et qui
se trouve à l'état de sable dans les terrains d'alluvion. On peut
assurément espérer de trouver encore de temps à autre quel-
ques-uns de ces sables aurifères comme ceux de la Californie
et de l'Australie; mais il est bien évident qu'au fur et à mesure
que la surface du globe sera de plus en plus connue et habitée,
ces gisements deviendront de plus en plus difficiles à rencon-
trer. Ainsi, une augmentation toujours croissante, avec quel-
ques diminutions accidentelles et brusques, dans la rareté de
l'or par conséquent, une baisse toujours croissante, avec
quelques hausses accidentelles et brusques, des prix: voilà
l'avenir monétaire que nous réserverait peut-être le mono-
métallisme-or. Ce serait la crise industrielle en permanence.
108
N'importe Presque partout sévit la monomanie de ce système,
exactement comme a sévi jadis la monomanie du système
mercantile. L'Angleterre s'y cramponne; l'Allemagne, en train
d'y passer, a dû s'arrêter à mi-chemin en voyant qu'elle ven-
dait son argent à vil prix pour acheter l'or de plus en plus
cher. Les procès-verbaux de la dernière Conférence monétaire
pour la prorogation de l'Union latine nous montrent la Bel-
gique et la Suisse rêvant d'étalon d'or et y tendant per fas et
nefas la Belgique, après avoir frappé, jusqu'à la suspension,
des écus en quantité excessive, spéculant sur l'absence d'une
clause de liquidation pour jeter ces écus dans les autres Etats,
y prendre de l'or en échange et laisser l'Union se dissoudre
en essayant de soutenir qu'elle n'est pas tenue de rembourser
son billon; la Suisse, qui ne frappe pas de monnaie, spéculant,
au contraire, sur l'introduction d'une clause de liquidation
pour se laisser inonder d'écus par les autres Etats et sortir de
l'Union, à la première occasion, en se faisant rembourser ces
écus en or. Et tout cet: n vue de ce beau résultat: avoir une
monnaie très chère et, par conséquent, toutes les marchan-
dises avilies Il est vrai que, dans tous ces pays, des savants,
des hommes d'Etat affirment, avec cette énergie particulière
qu'on met aux affirmations gratuites, que le progrès des paie-
ments par compensation suffira, et au delà, à restreindre les
exigences de la circulation monétaire. Je livre, pour ce qu'elle
vaut, aux entrepreneurs d'agriculture, d'industrie et de com-
merce cette hypothèse consolante.
Etalon unique d'argent.
L'étalon unique d'argent ou monométallisme-argent se-
rait infiniment moins déraisonnable. L'argent existe dans la
nature en quantité bien plus considérable que l'or et, grâce
aux perfectionnements des procédés métallurgiques, on traite
avec profit des minerais d'une richesse médiocre. Il serait
donc parfaitement permis d'espérer que la quantité de l'argent
pourrait se maintenir au moins au niveau de sa double utilité
de marchandise et de monnaie, que sa rareté non seulement
409
n'augmenterait pas, mais diminuerait plutôt avec le temps,
comme celle de la plupart des marchandises qu'en consé-
quence, les prix des marchandises en argent seraient assez
stables. Mais encore faut-il dire que cette stabilité probable
n'est pas certaine et qu'elle serait, en tout cas, traversée par
des alternatives de hausse et de baisse correspondant à celles
d'activité ou de ralentissement dans la production du métal.
Double étalon indépendant.
16. Après les systèmes à étalon unique, viennent les systèmes
à étalon multiple, et d'abord celui du double étadon indépen-
dant préconisé par quelques économistes mais qui n'a, je crois,
jamais fonctionné nulle part de façon qu'on puisse en consi-
dérer l'expérience comme faite. Dans ce système, l'or et l'ar-
gent sont sinon tous deux numéraire, au moins tous deux
monnaie. L'Etat frappe pour qui le demande des pièces d'or
et des pièces d'argent à poids rond. Les échangeurs au comp-
tant se servent indifféremment des unes ou des autres en se
basant sur le rapport variable de la valeur de l'or à la valeur
de l'argent. Les vendeurs et les acheteurs à terme stipulent à
leur gré payable en or ou payable en argent, sauf, l'échéance
venue, à substituer un métal à l'autre au cours du jour. Juger
ci priori un système non encore expérimenté n'est nullement
une chose impossible si l'on dispose de principes sûrs et qu'on
use d'un raisonnement juste cela est seulement une chose un
peu difficile et délicate. J'appelle l'attention des partisans de
ce système sur un point qu'ils ont négligé d'éclaircir faute
d'avoir fait entrer en, ligne de compte tous les éléments déter-
minants de la valeur d'une marchandise monnaie. Rien ne
semble indiquer que, dans la combinaison dont il s'agit, une
certaine catégorie d'affaires, soit au comptant, soit à terme,
serait dévolue à la circulation d'or et qu'une certaine catégorie
serait dévolue à la circulation d'argent. Or la volonté pure et
simple des contractants, c'est le caprice, c'est le hasard; c'est-
à-dire que la limite des deux circulations serait tout à fait in-
décise et variable, chacune des deux empiétant tour à tour sur
110
l'autre. Aujourd'hui, la circulation d'argent s'étend, la valeur
de l'argent monnaie s'élève au-dessus de la valeur de l'argent
marchandise, de l'argent marchandise se transforme en argent
monnaie, l'argent marchandise hausse de valeur. En même
temps, la circulation d'ar se restreint, la valeur de l'or mon-
naie tombe au-dessous de la valeur de l'or marchandise, de
l'or monnaie se transforme en or marchandise, et l'or mar-
chandise baisse ùe valeur. Demain, ce sera le contraire. Et
ainsi la valeur des deux métaux et le rapport de ces valeurs
seraient d'une perpétuelle, excessive et insupportable mobilité,
circonstance des plus fâcheuses qui, jointe à l'inconvénient
très sérieux des calculs de conversion d'un étalon dans l'autre,
pour les payements, doit, ce semble, faire considérer le sys-
tème comme impraticable.
II
Système dtt double étalon solidaire ou bimétallisme.
Théorie du parachute.
17. Avec le système qui suit, nous n'avons pas à regretter
que les confirmations de l'expérience ne viennent pas se join-
dre aux indications du raisonnement. Le système du double
étalon solidaire ou bimétaltisme est le système monétaire fran-
çais qui est devenu celui de l'Union latine. Nous en devons
faire une étude attentive. Or le bimétallisme n'est pas du tout,
comme le soutiennent des économistes qui n'y ont pas regardé
d'assez près, un système fondé purement et simplement sur
cette violation grossière des lois de l'économie politique qui
consisterait à décréter un rapport fixe entre la valeur de deux
marchandises ou, du moins, si le bimétallisme est né de
cette erreur, il n'en constitue pas moins un système très
ingénieux et, dans certaines limites, très efficace qu'il importe
de bien comprendre avant tout. Dans ce système, l'or et l'ar-
gent sont tous deux marchandise pour une certaine fraction
de leur quantité totale et tous deux monnaie pour le surplus.
Le législateur ne fixe pas du tout le rapport de la valeur de
l'or marchandise à la valeur de l'argent marchandise qui
demeure libre et continue à varier, sur le marché, en raison
des variations dans l'utilité et dans la quantité des deux mé-
taux il fixe seulement à un certain taux u> le rapport de la
valeur de l'or monnaie à la valeur de l'argent monnaie; et
ainsi, il agit, mais indirectement, et en obéissant, afin de leur
commander, aux lois économiques, sur les quantités respec-
tives d'or et d'argent marchandise et monnaie et sur le rap-
port de la valeur de l'or marchandise à la valeur de l'argent
marchandise. Voici comment. Si le rapport de la valeur de
l'or marchandise à la valeur de l'argent marchandise est su-
périeur à w sur le marché, l'or, ayant plus de valeur comme
marchandise que comme monnaie, se démonétise, et l'argent,
ayant plus de valeur comme monnaie que comme marchan-
dise se monnaye; double phénomène d'où il résulte que le
rapport de la valeur de l'or marchandise à la valeur de l'ar-
gent marchandise s'abaisse, en se rapprochant de W, sur
le marché. Si, au contraire, le rapport de la valeur de l'or
marchandise à la valeur de l'argent marchandise est inférieur
à w sur le marché, l'or, ayant plus de valeur comme mon-
naie que comme rnarchandise, se monnave, tandis que l'ar-
gent, ayant plus de valeur comme marchandise que comme
monnaie, se démonétise double phénomène d'où il résulte
que le rapport de la valeur de l'or marchandise à la valeur de
l'argent marchandise s'élève, en se rapprochant de w, sur
le marché. En résumé, le métal qui abonde entre dans la cir-
culation monétaire, et cet emploi modère sa baisse de valeur;
le métal qui se raréfie sort de la circulation monétaire, et cette
désutilisation modère sa hausse de valeur. Telle est l'essence
de la théorie dite du paraclrute, telle que la soutenait Wo-
lowski, et, ainsi présentée, cette théorie est inattaquable;
malheureusement, les bimétallistes eux-mêmes l'ont très mal
connue et, par suite, ils l'ont à la fois exagérée et faussée. Nous
allons en faire une illustration qui permettra d'en saisir tout
ensemble la portée et les bornes.
112
Position de la courbe de prix de l'étalon bimétallique par rapportaux courbes de prix des étalons monométalliques.
18. Le rapport de la valeur de l'or monnaie à la valeur de
l'argent monnaie étant une fois fixé, ào> = 10 par exemple, les
quantités des deux métaux peuvent s'énoncer en francs, francs
d'argent de 5 grammes à de fin et francs d'or de
gramme à de fin. Faisant varier ces quantités, en lais-
sant d'ailleurs toutes choses égales, prenons un axe horizontal
0-45 (Fig. 2) sur lequel se compteront les temps et un axe
vertical qOq' sur lequel ou sur des parallèles auquel se comp-
teront les quantités correspondantes à chaque période de
temps les quantités de francs d'argent au-dessus de l'axe
horizontal, suivant la courbe AA^, et les quantités de francs
d'or au-dessous de l'axe horizontal, suivant la courbe BBe.
Cela fait, prenons un autre axe horizontal 0-45 sur lequel
se compteront toujours les tenaps et un autre axe vertical Op
sur lequel ou sur des parallèles auquel se compteront les prix
du franc d'argent et du franc d'or exprimés soit en une autre
marchandise (B), suivant la formule. soit en toutes les autres
Pb
1
marchandises (B), (C), (D). suivant la formuley
ou suivant la formule
bph + cpe [ -f- dpA+
et correspondants
aux quantités ci-dessus dans les trois hypothèses du monomé-
tallisme-or, du monométallisme-argent et du bimétallisme.
Dans la première hypothèse, l'or est à la fois marchandise et
monnaie, sa courbe de prix est f'^s; l'argent n'est que mar-
chandise, sa courbe de prix est p'p' Dans la seconde hypo-
thèse, l'argent est à la fois marchandise et monnaie, sa courbe
de prix est p^p"^ l'or n'est que marchandise, sa courbe
de prix est tV^. Dans la troisième hypothèse, il peut se pré-
senter trois cas. La courbe «" de prix de l'or à la fois marchan-
dise et monnaie est nécessairement toujours supérieure à la
113
8
courbe 2t' de prix de l'or seulement marchandise mais elle
n'est pas nécessairement toujours supérieure à la courbe p'
de prix de l'argent seulement marchandise. De même, la
courbe p" de prix de l'argent à la fois marchandise et monnaie
est nécessairement toujours supérieure à la courbe p' de prix
de l'argent seulement marchandise mais elle n'est pas néces-
sairement toujours supérieure à la courbe ie de prix de
l'or seulement marchandise. S'il arrive que les deux cour-
bes n" et p" soient supérieures aux deux courbes t! et p', le
bimétallisme est effectif, les deux métaux se trouvent l'un et
l'autre dans la circulation monétaire, et leur prix commun est
en même temps inférieur aux deux prix des deux métaux à la
fois marchandise et monnaie et supérieur aux deux prix des
deux métaux seulement marchandise. La courbe P de prix du
franc d'or ou d'argent se place au-dessous des deux courbes
z" et p" et au-dessus des deux courbes 2t' et p'. C'est ce qui a
lieu durant les périodes 0-10, 1f s5 et 35-45. S'il arrive que
la courbe 2t' s'élève au dessus de la courbe p", c'est-à-dire que
le franc d'or seulement marchandise vaille plus que le franc
d'argent à la fois marchandise et monnaie, le bimétallisme
se résout en monométallisme-argent. La courbe P cède la
place aux deux courbes s' et p". C'est ce qui a lieu durant la
période 10-15. Et s'il arrive que la courbe p' s'élève au-dessus
de la courbe n", c'est-à-dire que le franc d'argent seulement
marchandise vaille plus que le franc d'or à la fois marchan-
dise et monnaie, le bimétallisme se résout en monométallisme-
or. La courbe P cède la place aux deux courbes p' et if. C'est
ce qui a lieu durant la période Ainsi, en définitive,
dans les conditions de quantité des deux métaux supposées
par notre figure, la courbe de prix de la marchandise mon-
naie, dans le système du bimétallisme, est la courbe PPte,
suppléée d'abord par la courbe p", de P,o à PI,5, et ensuite
par la courbe x", de PiS à Pu. Cette courbe est remarquable-
ment horizontale, ce qui vient de ce que nous avons supposé
la quantité de l'argent et la quantité de l'or variant générale-
ment en sens inverse; et cependant, telle qu'elle est, elle
114
permet très bien de reconnaitre les limites de l'action com-
pensatrice du bimétallisme'.
.Limites de l'action compensatrice du bimétallisme.
19. Complétons d'abord la première partie de la Figure 2
au moyen des deux courbes A' A' B'B' relatives au système
bimétallique, dont l'une partage la quantité totale des francs
d'argent en francs d'argent marchandise et francs d'argent
monnaie,, les premiers se comptant sur la partie supérieure
de l'ordonnée, entre les deux courbes A et A', les seconds
sur la partie inférieure, entre la courbe A' et l'axe horizontal,
et dont l'autre partage la quantité totale des francs d'or en
francs d'or marchandise et francs d'or monnaie, ceux-ci se
comptant sur la partie supérieure de l'ordonnée, entre l'axe
horizontal et la courbe B', ceux-là sur la partie inférieure,
entre les deux courbes B' et B. Maintenant, toutes choses
restant égales d'ailleurs, il peut arriver que, la quantité de
l'un des deux métaux augmentant ou diminuant, la quantité
de l'autre métal diminue ou augmente également, de telle
sorte que la quantité totale de francs d'or et d'argent demeure
la même et qu'en outre la quantité de francs d'or marchan-
dise, la quantité de francs d'argent marchandise et la quantité
de francs d'or et d'argent monnaie demeurent aussi les mêmes,
n'y ayant alors que la seule proportion des francs d'or et des
francs d'argent monnaie qui change, comme cela a lieu durant
la période 15-25. En ce cas, le bimétallisme est toujours effec-
tif, et, en conséquence, le rapport de la valeur de l'or mar-
chandise à la valeur de l'argent marchandise se maintient
à 10 sur le marché. En outre, la quantité de la monnaie
n'augmente ni ne diminue, et, en conséquence, les prix des
marchandises en monnaie ne haussent ni se baissent. Mais,
d'abord et même dans cette éventualité d'un des deux métaux
devenant abondant ou rare pendant que l'autre métal devient
1 Pour la construction de la courbe de prix de l'étalon bimétallique,
voyez la 35o leçon des céments d'économie politique pure.
115
rare ou abondant, il peut arriver que le métal abondant
chasse complètement le métal rare de la circulation moné-
taire et y fournisse à lui seul plus ou moins de francs que
n'en fournissaient auparavant les deux métaux réunis, comme
cela a lieu durant la période 10-15 et durant la période 25-35.
En ce cas, le bimétallisme se résout en monométallisme, et,
en conséquence, le rapport due la valeur de l'or marchandise
à la valeur de l'argent marchandise s'élève au-dessus ou s'a-
baisse au-dessous de 10 sur le marché. En outre, la quan-
tité de la monnaie augmente ou diminue, et, en conséquence,
il se produit une hausse ou une baisse des prix des marchan-
dises en monnaie. Ensuite, il peut arriver aussi que, la quan-
tité de l'un des deux métaux augmentant ou diminuant, laquan-
tité de l'autre métal augmente ou diminue en même temps, de
telle sorte que les deux métaux, or et argent, se trouvent tou-
jours dans la circulation monétaire, mais y fournissent à eux
deux plus ou moins de francs qu'il n'en fournissaient aupa-
ravant, comme cela a lieu au commencement de la période
0-10 et à la fin de la période 35-45. En ce cas, le bimétallisme
est toujours effectif, et, en conséquence, le rapport de la valeur
de l'or marchandise à la valeur de l'argent marchandise se
maintient à 10 sur le marché mais la quantité de la mon-
naie augmente ou diminue, et, en conséquence, les prix des
marchandises en monnaie haussent ou baissent.
Tels sont les effets des variations possibles dans la quantité
des métaux précieux il faudrait signaler aussi les effets des
variations possibles dans leur utilité, lesquels effets seraient
précisément le contraire des effets des variations dans la
quantité. On se rendrait ainsi un compte exact des limites de
l'action compensatrice du système bimétallique. Mais c'est là
ce que les partisans de ce système ont complètement négligé
de faire; ils ont trouvé plus expéditif (et ce l'était effective-
ment) de nier àpriori la possibilité de toutes ces variations.
« La production de l'or est très irrégulière, disait M. Cernus-
chi dans le troisième considérant de son Projet de convention
internationale bimétallique proposé à la Conférence monétaire
116
de 1881, très irrégulière celle de l'argent, tandis que la pro-
duction additionnée des deux métaux évalués à la proportion
légale est très suffisamment régulière Que la production
totale de deux métaux soit moins irrégulière que celle d'un
'seul, que la production totale de trois métaux fût plus régu-
lière que celle de deux, celle de quatre que celle de trois. et
ainsi de suite, cela serait conforme à la théorie des probabili-
tés mais que, la production de l'or étant très irrégulière, et très
irrégulière aussi celle de l'argent, la production additionnée
des deux métaux évalués à la proportion de *>=151/a soit très
suffisamment régulière,voilàqui serait t vrai ment extraordi naire
et presque miraculeux! Aussi certains bimétallistes particuliè-
rement convaincus et enthousiastes n'hésitent-ils pas à se por-
ter ici garants des bonnes intentions de la Providence. Malheu-
reusement, les faits tels que nous les fournissent l'histoire
et la statistique n'exigent ni ne justifient à aucun degré l'hypo-
thèse de cette intervention surnaturelle; ils confirment, au
contraire, notre théorie en même temps qu'ils sont éclairés par
elle d'une lumière irrésistible. Par trois fois au moins depuis
son établissement, c'est-à-dire depuis le commencement de ce
siècle (la Providence étant apparemment trop absorbée par d'au-
tres soins) le bimétallisme a été pris en défaut par des varia-
tions dans l'utilité et dans la quantité de l'or et de l'argent qui
dépassaient tout à fait les limites de son action compensatrice
et il a, comme on va voir, finalement péri dans cette épreuve.
III
Transformation du bimétallisme en système de la monnaie d'or
avec billon d'argent régulateur.
Crise de 1810 à 1850.
20. De 1810 à 1850, il y eut un ralentissement simultané
dans la production de l'or et de l'argent provenant de ladésor-
1Conférence monétaire internationale. Juin-juillet Procès-verbcutx,
p. 15 t.
117
ganisation des mines en Amérique. Conformément à notre
théorie ci-dessus exposée, les prix des marchandises en mon-
naie baissèrent. M. de Laveleye a lui-même reconnu le fait de
cette baisse dans la Bibliothèque universelle, en mars 1882 <,
et dans le Journal des Economistes, en mars La crise
fut longue et intense mais, comme le bimétallisme resta mal-
gré tout effectif, le législateur ne fut pas amené à prendre
aucune mesure. Toujours est-il que le parachute n'empêcha
pas la chute.
Crise de 1850 à 1870 création du billon divisionnaire hausse des prix.
21. Vers 1850, par suite de la découverte des gisements
aurifères de la Californie et de l'Australie, l'or devint très
abondant et tendit à chasser complètement l'argent de la cir-
culation monétaire. Le bimétallisme se résolvait en monomé-
tallisme-or, et le rapport de la valeur de l'or marchandise à
la valeur de l'argent marchandise s'abaissait au-dessous de
15 .Iisur le marché. En outre, la quantité de la monnaie aug-
mentait et les prix des marchandises en monnaie haussaient.
La première conséquence, celle de la disparition de l'argent,
força le législateur à intervenir. Pour retenir dans la circu-
lation la monnaie d'argent divisionnaire, on la transforma
en un billon par l'abaissement de son titre de à ^Aooo-
Ce fut le premier coup porté au bimétallisme; aussi les bimé-
tallistes déplorent-ils amèrement cette altération du titre de
la monnaie d'argent divisionnaire. Ils feraient mieux de nous
expliquer comment on eût pu pourvoir autrement aux petits
payements. Quant à la seconde conséquence, celle de la hausse
de tous les prix, elle fut considérée comme un signe de la
prospérité due à l'excellence des gouvernements, et on en
laissa profiter les producteurs et débiteurs et pâtir les con-
sommateurs et créanciers. C'est cette hausse de prix que Je-
vons a mesurée et trouvée de10.25% environ, en restant sen-
1 Des fonctions de la monnaie, p.
2 La crise et la contraction monétaire, p.
118
siblement au-dessous de la vérité, comme je l'ai expliqué
ailleurs.
Crise actuelle création du billon spécial ou complémentaire;
baisse des prix.
22. Après 1870, en raison de la découverte de mines d'ar-
gent dans le Nevada et aussi en raison du remplacement, en
Allemagne, de la monnaie d'argent par la monnaie d'or, l'ar-
gent est devenu, à son tour, très abondant et a tendu à chasser
complètement l'or de la circulation monétaire en France et
dans l'Union latine. Le bimétallisme se résolvait en monomé-
tallisme-argent, et le rapport de la valeur de l'or marchandise
à la valeur de l'argent marchandise s'élevait au-dessus de 15 Vs
sur le marché. En outre, la quantité de la monnaie augmen-
tait et les prix des marchandises en monnaie haussaient. Ce
fut alors que, sous l'influence de la doctrine monométalliste,
le législateur intervint. II restreignit d'abord, en 1874, puis
suspendit complètement, en 1878-79, le monnayage de l'ar-
gent. Nous en sommes là, et c'est cette situation qu'il faut
apprécier exactement.
La suspension du monnayage de l'argent a certainement
arrêté la substitution complète de l'argent à l'or dans la cir-
culation monétaire de l'Union latine et empêché le bimétal-
lisme de se résoudre en monométallisme-argent; mais elle
a non moins certainement accéléré et accentué la hausse au-
dessus de 15 fil du rapport de la valeur de l'or marchandise
à la valeur de l'argent marchandise, supprimé la monnaie
d'argent et tué le bimétallisme lui-même. M. Cernuschi nous
parle à tout propos d'assignats métalliques et de monométal-
tisme bossu; ces expressions ne sont ni assez scientifiques ni
assez exactes. Du moment où la frappe des écus d'argent n'est
plus libre, la valeur de l'argent monnaie est toujours le-r–
de la valeur de l'or monnaie, tandis que la valeur de l'argent
marchandise n'est plus que le-^ ou le! de la valeur de l'or
119
marchandise en d'autres termes, les écus d'argent ont comme
monnaie une valeur légale et conventionnelle supérieureà la
valeur réelle et commerciale qu'ils auraient comme marchan-
dise ils ne sont pas des assignats métalliques, ils sont un
billon. D'autre part, du moment où l'argent est billon et où
l'or seul est monnaie, nous sommes, de fait, régis par l'étalon
d'or; nous le serions aussi de nom si l'on définissait doréna-
vant, ainsi qu'on devrait le faire, le franc non plus comme
« 5grammes d'argent à de fin », mais comme =–
grammes d'or de fin Il. Il ne s'en faut que de cet aveu
que nous soyons au régime non du monométallisme bossu,
mais de la monnaie d'or avec billond'argent spécial
ou com-
plémentaire. Ce système monétaire est le cinquième qui s'offre
à nous dans cette étude, et, comme je vais le montrer dans
un instant, il se trouve que c'est le bon.
Voilà donc pour ce qui est du rapport de valeur de l'or et
de l'argent quant au mouvement des prix, la suspension du
monnayage de l'argent a complètement dépassé le but elle a
substitué une diminution à une augmentation dans la quan-
tité de la monnaie et une baisse à une hausse des prix des
marchandises en monnaie. Le monnayage de l'argent est
arrëté mais la démonétisation de l'or ne l'est pas. Depuis
deux ou trois ans, personne n'apporte aux Hôtels des Mon-
naies de l'or marchandise à transformer en or monnaie, et il
est à croire qu'au contraire on transforme de l'or monnaie
en or marchandise. La production de l'or est inférieure à sa
consommation. Ainsi la quantité de la monnaie diminue en
conséquence, les prix des' marchandises en monnaie baissent.
Ils baissent peut-être pour d'autres raisons encore mais ilst'
baissent incontestablement pour celle-là. Sur ce point, les
bimétallistes ont pleinement raison contre le parti-pris des
monométallistes. Seulement, il ne faudrait pas se borner,
comme ils le font, à affirmer cette baisse il faudrait la cons-
tater et la mesurer.
120
II ne reste plus qu'à faire du billon spécial ou complémentaireun billon régulateur.
23. Je résume ainsi le procès. Si, comme l'auraient voulu
les bimétallistes, on avait laissé le rapport légal de pro-
duire librement ses conséquences, tout l'argent démonétisé
par l'Allemagne, accompagnéde celui des mines du Nevada,
serait venu se faire monnayer dans l'Union latine; tout notre
or serait passé en Allemagne nous aurions eu une monnaie
exclusivement d'argent, d'ailleurs très abondante, et une hausse
considérable des prix au détriment des propriétaires fonciers,
des travailleurs et des capitalistes. Les monométallistes étant
intervenus et ayant réussi à faire d'abord restreindre, puis
suspendre la frappe des é.cus, l'argent allemand et américain,
partout repoussé comme métal monnaie, s'est amassé sur le
marché du métal marchandise et y a déterminé une baisse de
20 une bonne partie de notre or nous est restée mais la
monnaie est, malgré tout, très rare et il se produit une baisse
considérable des prix au détriment des entrepreneurs. Je
demande c Pourquoi suspendre complètement la frappe des
écus au lieu de la restreindre purement et simplement dans les
limites nécessaires pour qu'il n'y ait pas plus de crise de baisse
que de crise de hausse? » « Mais, me répondra-t-on, quel
est votre principe régulateur ? n
Je l'ai dit. Le but à poursuivre n'est pas de rendre absolu-
ment fixe la rareté et la valeur de la marchandise monnaie.
Parmi les marchandises ordinaires il y en a, comme certains
produits agricoles, qui, indépendamment des oscillations heb-
domadaires, mensuelles ou annuelles, tendent à augmenter
régulièrement de rareté et de valeur; et il y en a d'autres,
comme la plupart des produits industriels, qui, indépendam-
ment des oscillations dues à des causes diverses, tendent à
diminuer r'égulièrement de rareté et de valeur. Tout serait
pour le mieux si la rareté de la marclsaardise numéraire et
monnaie variait comme la arorreté moyennes de la richesse
sociale. L'or, pas plus qu'aucune marchandise quelconque,
ne saurait prendre naturellement une telle variation de rareté
et de valeur mais on peut la lui imprimer artificiellement
en ajoutant à la circulation monétaire ou en en retranchant,
selon les besoins, des écus d'argent. Et c'est à quoi j'ai démon-
tré qu'on arriverait précisément en faisant ces additions ou
ces soustractions de façolz ix ce que le prix moyen de la richesse
sociale en la nzarclzandise numéraire et monnaie ne variât pas.
Sans doute il est évident qu'on ne peut pas ajouter à la circu-
lation monétaire ou en retrancher des écus d'argent de façon
à prévenir toute variation du prix moyen de la richesse sociale
en or; mais il semble qu'on pourrait le faire de façon à rame-
ner périodiquement ce prix moyen à la constance en ajoutant
des écus quand il tendrait à baisser et en en retranchant quand
il tendrait à hausser.
C'est ce que j'appelle système de la monnaie d'or avec bil-
lon d'argent régulateur, et j'insiste sur ce point que ce sys-
tème est actuellement le nôtre, celui auquel nous a conduits
la logique des faits plus forte que celle des bimétallistes. L'or
seul est aujourd'hui monnaie et doit seul fournir la définition
du franc. Le franc doit être défini comme «les 5 -10
grammes d'or à9110 de fin n. L'argent est billon il doit être
billon divisionnaire pour les pièces de il., 1 et 2 francs, soit
de2 (/j,
5 et 10 grammes à 835/1joo; il doit être billon régula-
teur pour les pièces de 5 francs, soit de 25 grammes à 9oo/)Ooo-
Et les créanciers ne seront pas tenus à recevoir de leurs
débiteurs du billon divisionnaire pour plus de 50 francs, ni
du billon régulateur pour plus de 500 francs. Un calcul mathé-
matique dont il reste à fixer le détail pratique nous apprendra
si nous devons verser peu à peu du billon régulateur dans la
circulation monétaire ou en retirer. Dans le premier cas, nous
inclinons dans le sens du bimétallisme où nous reviendrons
tout à fait si nous prenons assez d'argent sur le marché du
métal marchandise pour faire remonter son prix en or de
"ïQ"0U"2Ô"àHP"'Dans le second cas, nous penchons vers le
122
monométallisme-or où nous serons définitivement arrivés le
jour où il ne restera plus d'écus d'argent dans la circulation
monétaire. Ainsi, nous évitons de nous précipiter aveuglé-
ment dans l'un ou dans l'autre de ces systèmes, ou de nous
arrêter immobiles et indécis entre les deuY; mais nous nous
plaçons dans une situation intermédiaire en nous réservant
d'aller soit à l'un soit à l'autre, selon qu'il le faudra, en raison
de la pénurie ou de l'afflux de l'or, pour soustraire les prix à
toute contraction ou à toute inflation générale et persistante.
IV
Difficultés de réalisation.
Etude à faire de la courbe du prix de la richesse sociale en le numé-
raire et la monnaie. récessité d'une entente internationale.
24. Pour aller jusqu'au bout de la question de la monnaie,
il y aurait encore beaucoup à faire. Il me resterait à indiquer
en détail, et sur un exemple emprunté au passé, comment, à
quels moments, en quelles proportions, il eût fallu effectuer
l'introduction ou le retrait du billon régulateur pour maintenir
aussi horizontale que possible la courbe du prix de la monnaie
en la richesse sociale ou son inverse la courbe du prix de la
richesse sociale en la monnaie. Or il y a là des difficultés. On
m'en a signalé quelques-unes; je ne sais si l'on n'a pas omis
la plus sérieuse de toutes. Est-il, oui ou non, possible de
prévoirle mouvement de la courbe dont il s'agit, au moins
jusqu'à un certain point, d'après des indices directs et sûrs
tels que des variations dans la quantité ou dans l'utilité des
métaux précieux? Et, sinon, qui nous garantit que nous n'in-
troduirons pas du billon régulateur dans la circulation à la
veille d'une hausse des prix et que nous n'en retirerons pas
à la veille d'une baisse, exagérant ainsi, au lieu de les res-
treindre, les oscillations du marché? Il me faudrait expliquer
aussi qu'un système tel que le mien ne saurait être pratiqué
par une nation isolée, ni même par une union limitée de
nations comme l'Union latine qu'il doit être universel ,dans
123
une certaine mesure. Autre difficulté très grave. L'Allemagne
et les Etats-Unis sont déjà, de fait, comme l'Union latine, au
régime de la monnaie d'or avec billon d'argent complémen-
taire l'ancienne pièce d'argent de thaler qui circule encore,
aussi bien que la nouvelle pièce de 5 marks, la pièce d'argent
de 1 dollar, toutes pièces dont la frappe est ou suspendue ou
limitée, sont du billon comme la pièce d'argent de 5 francs.
Si l'on veut réserver la question de l'adoption d'une monnaie
universelle, si l'on veut réserver même la question, moins
compliquée et plus pressante, de l'adoption d'un rapport uni-
versel entre la valeur de la monnaie d'or et la valeur du
billon d'argent régulateur, il faudrait au moins que l'Angle-
terre consentit à reprendre la frappe de la pièce d'argent de
1 couronne ou de 5 shillings comme billon spécial, et que
l'Angleterre, l'Allemagne et les Etat-Unis fussent d'accord
avec l'Union latine pour faire de tout ce billon spécial et
complémentaire d'argent un hillon régulateurqui serait frappé
en quantités déterminées pour chaque pays par des conventions
internationales. Autrement, si l'Union latine reprenait seule
la frappe des écus, le premier effet de cette reprise serait de
faire passer tout son or à l'étranger et de la laisser dépourvue
de monnaie. Ce n'est pas tout il faudrait aussi que les prin-
cipales puissances monétaires s'entendissent pour réglementer
leurs émissions de monnaie de papier et surtout de billets de
banque à cours forcé. Autrement, toute régularisation de la
variation de valeur de la monnaie serait illusoire. Je n'abor-
derai pas ces parties de la question, non seulement parce que,
dans le cadre que je me suis aujourd'hui tracé; l'espace me
ferait défaut, mais parce que, je dois l'avouer franchement, je
n'en ai pas fait une étendue assez approfondie. Je ne veux pas
me laisser entraîner à affirmer des choses dont je doute encore;
je veux, au contraire, m'en tenir au point dont je suis sûr.
J'ignore ce qui sera possible, je sais seulement ce qui serait
désirable. Autrement dit, je ne me flatte pas d'avoir résolu le
problème, je prétends seulement l'avoir posé, et voici exacte-
ment dans quels termes.
124
En tout cas, il faut renoncer à l'optimisme monétaire.
25. Il faut absolument renoncer à l'optimisme qui a régné
jusqu'ici et qui règne encore dans les sphères officielles de
l'économie politique. Cela est dur; car rien n'était plus com-
mode et plus agréable qu'un tel point de vue auquel toute la
science pure consistait à célébrer les harmonies providentielles
de la richesse sociale, et toute la science appliquée se réduisait,
en conséquence, à cette formule Ne rien faire Malheureu-
sement cette conception reçoit tout les jours, sous nos yeux,
de la réalité, de trop accablants démentis. Sans doute, le sys-
tème des phénomènes économiques tend de lui-même à l'équi-
libre sous le régime de la libre concurrence, comme le système
des phénomènes astronomiques sous l'influence de l'attraction
universelle mais, au lieu que les corps célestes gravitent
régulièrement et paisiblement le long de leurs trajectoires,
les services et les produits subissent des changements de prix
brusques et violents dont il faudrait connaitre bien plus à
fond que nous ne les connaissons les causes et les conséquen-
ces afin de les prévoir et peut-être de les prévenir. Laissons
de côté les troubles de la production pour nous en tenir à
ceux de la circulation. Jamais les monométallistes ne consen-
tent à les avouer. « Rien, disent-ils, ne fait prévoir la dimi-
nution de la quantité de l'or. Et si cette quantité venait, contre
toute attente, à diminuer, le développement des compensa-
tions suppléerait, et au delà, à l'absence de la monnaie métal-
lique, etc., etc. » Les bimétallistes ont certainement étudié
la question de la monnaie plus sérieusement; ils font inter-
venir l'Etat pour fixer un rapport de la valeur de l'or monnaie
à la valeur de l'argent monnaie. Ils sont des hétérodoxes, mais
combien encore imprégnés d'optimisme! On a entendu M. Cer-
nuschi a La production de l'or est très irrégulière, très
irrégulière celle de l'argent, tandis que la production addi-
tionnée des deux métaux évalués à la proportion légale est
très suffisamment régulière », Voilà qui tient lieu d'une ana-
lyse scientifique des effets des variations dans la quantité de
125
la monnaie sur les prix voilà la base fragile de tout le sys-
tème. Hélas, non La production de l'or est très irrégulière,
très irrégulière celle de l'argent, et très irrégulière aussi,
nous l'avons constaté, la production additionnée des deux
métaux évalués à la proportion de 15 'le. Puis, sur cette éco-
nomie politique pure si succincte, toujours la même économie
politique appliquée simple et facile. « La monnaie, dit
M. Cernuschi, doit être automatique. » Voilà la règle posée.
Eh bien non La monnaie doit être d'une valeur réelle égale
à sa valeur nominale; elle doit être, en outre, d'une valeur
aussi régulièrement variable que possible. C'est là ce qu'elle
doit être. Et si, pour la rendre telle, il est besoin que l'Etat
intervienne un peu plus que vous ne l'avez déjà fait inter-
venir, la monnaie ne doit pas être et ne sera pas automatique.
Et il faut agir sur la nature des choses dans l'ordre social
comme dans l'ordre industriel.
26. Nous sommes, en présence des variations dans la quan-
tité des métaux précieux qui alimentent la circulation moné-
taire, comme les habitants d'une vallée en présence des varia-
tions dans la quantité de l'eau du fleuve qui les arrose. Nos
Bernardin de Saint-Pierre s'extasient sur la beauté et la majesté
de ce grand courant qui finit toujours, tôt ou tard, par rentrer
dans son lit quand il en est sorti par hasard. Ils nousadjurent
de ne pas toucher à l'œuvre de la nature, de ne pas substituer
(c'est une de leurs phrases favorites) les conceptions de notre
faible cerveau aux plans admirables de la Providence. Maissi,
négligeant cette rhétorique, nous procédons à un examen
attentif des faits, nous constatons les ravages exercés par le
fleuve à l'époque des crues, les inconvénienls de la séche-
resse absolue qui vient ensuite; et, très froidement, mais très
fermement, nous nous demandons si, au moyen d'un système
de bassins et de réservoirs qui recevraient les eaux au moment
de leur surabondance et les rendraient lorsqu'elles sont insuf-
fisantes, nous ne pourrions transformer un torrent dévastateur
en un canal d'irrigation et de fertilisation. On nous objecte que
-126-
cette opération sera difficile et coûteuse, que, si nous ne
sommes pas renseignés sur un grand nombre de phénomènes
physiques et météorologiques, nous risquons de remplir nos
réservoirs et de les vider mal à propos qu'il n'y a rien à faire
que d'un commun accord avec les riverains qui sont en amont
et ceux qui sont en aval. Soit 1 Nous sommes toujours un peu
plus avancés que ceux qui ferment les yeux pour ne rien voir.
Impossible aujourd'hui, l'exécution des travaux peut devenir
possible dans quelque temps d'ici. Mais est-elle bien réellement
impossible? Que d'entreprises gigantesques et fécondes ont
été accomplies, dans l'ordre des sciences physiques et natu-
relles et de leurs applications au génie civil, qui seraient
encore à commencer si, de ce côté, on eût toujours fait preuve
d'autant d'ignorance et de timidité que nous en montrons dans
l'ordre des sciences morales et politiques et de leurs applica-
tions au progrès social. Portons, une fois pour toutes, dans
cet ordre de recherches et d'efforts la méthode qui consiste à
faire d'abord avec soin la science pure et à aborder ensuite
avec énergie la science appliquée. Peut-être, ayant un peu
plus de lumières, aurons-nous âussi un peu plus de courage.
Et peut-être cesserons-nous de donner le triste spectacle de
la plus complète impuissance à mener à bien les réformes
économiques et sociales les plus urgentes et, en toute première
ligne, la réforme de notre système de monnaie.
TROISIÈME PARTIE
DESIDERATA STATISTIQUES
1
De la détermination du prix de la ricleesse sociale en monnaie.
Position du problème de la stabilité des prix.
27. Les dernières questions à résoudre en vue de l'achève-
ment d'une théorie rationnelle de la monnaie ayantle caractère
de questions de statistique et non plus d'économie politique, je
trouve, toute réflexion faite, qu'il vaut peut-être mieux les poser
aux statisticiens que d'essayer de les résoudre moi-même. Celle
que j'introduirai d'abord se rapporte à la détermination du
prix de la richesse sociale en monnaie. Elle se présente de la
manière suivante
(A), (B), (C), (D). étant un certain nombre de marchandi-
ses, (A)étant la marchandise numéraire et monnaie, ftb,ffc,Kd.
étant les prix de (B), (C), (D). en (A) à un certain moment,
P'b, p'c, p'a. étant ces prix à un autre moment, Q et Q' étant
les quantités totales de (A) marchandise et monnaie aux deux
moments dont il s'agit, nous supposons démontré que l'on
peut, si l'on veut, augmenter ou diminuer proportionnelle-
ment tous les prix p'u, p'e, p'd. par une augmentation ou une
diminution proportionnelle de Q' conformément à l'équation
Cette possibilité résulte de ce double fait que10 Les prix
sont égaux aux rapports des raretés, et que 20 Toutes choses
égales d'ailleurs, la rareté de la marchandise monnaie est
setzsibleznetzten proportion inverse de sa quantités. Et la démons-
tration rigoureuse de ces deux faits implique une économie
politique pure toute mathématique entièrement nouvelle. Mais
j'ai résumé cette économie politique pure et la démonstration
128
qu'elle permet dans les deux premières parties de la présente
Théorie de la monnaie; et c'est pourquoi j'ai le droit de faire
la supposition dont j'ai parlé. Or, dans cette hypothèse, le pro-
blème qui se pose est le suivant « Que doit être Q" par
rapport à Q', autrement dit, que doivent être p\ p"e, p"d-
par rapport àp\, p'c, p'd. pour que la stabilité des prix soit
la plus grande possible, c'est-à-dire pour que le trouble occa-
sionnépar
la substitution de l'équilibre économique sur le pied
des prix p"b, p"e, p"d.k l'équilibre économique sur le pied des
prix îtb, ne, 1rd. soit le moins grand possible, tant au point
de vue des entrepreneurs acheteurs de services aux derniers
prix et vendeurs de produits aux premiers qu'au point de vue
des propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes ache-
teurs de produits aux premiers prix et vendeurs de services
aux derniers?
Cas particulier d'une hausse ou d'une baisse proportionnelle
de tous les prix.
28. Il est un cas où la réponse est évidente. Si par hasard
on avait
puisqu'ainsi on maintiendrait purement et simplement le pm-
mier équilibre
Ce cas est celui qui se présenterait si, toutes choses restant
égales d'ailleurs, la quantité primitive Q de marchandise mon-
naie était devenueQ'= Alors, en faisant Q"= [«.0/ =Q, on
129
9
remédierait à la seule cause de modification des prix. Le même
cas pourrait se présenter, mais plus improbablement, par
suite non plus d'une augmentation ou d'une diminution dans
la quantité de (A), mais d'une diminution ou d'une augmen-
tation, dans certaines conditions, des quantités de (B), (C),
(D). et, alors encore, on pourrait rétablir l'ancien équilibre
comme par un coup de baguette au moyen d'un changement
de Q' en Q" = p,Q'=Q au lieu de le laisser se rétablir de lui-
même au moyen d'une hausse ou d'une baisse du prix des
services.
Il faut s'arrêter un instant sur ce point qui se rapporte direc-
tement aux circonstances actuelles.
On croit constater, à l'heure qu'il est, une baisse plus ou
moins proportionnelle dans le prix d'un grand nombre de
marchandises, sinon de toutes; sur quoi, une controverse
s'engage entre savants. Les uns, qui sont les bimétallistes,
soutiennent que cette baisse est due à une diminution propor-
tionnelle dans la quantité de la monnaie et qu'il faut y remé-
dier en donnant l'argent comme auxiliaire à l'or dans la cir-
culation monétaire. Les autres, qui sont les monométallistes,
soutiennent que cette baisse est due à une augmentation dans
la quantité des marchandises résultant de certains progrès
industriels et commerciaux et qu'il n'y a pas lieu, en consé-
quence, d'y remédier d'aucune manière. Je me permets d'in-
sister sur le fait que cette controverse, ainsi engagée, n'a pas
grand intérêt. Que si les bimétallistes avaient raison et réus-
sissaient à démontrer que la quantité de la monnaie a dimi-
nué, tandis que la quantité des autres marchandises n'aurait
pas varié, il conviendrait évidemment d'augmenter la quantité
de la monnaie pour relever les prix. Mais que si les monomé-
tallistes étaient dans le vrai et parvenaient à mettre hors de
doute que la quantité des marchandises a augmenté, tandis
que la quantité de la monnaie n'aurait pas varié, il me semble
qu'il conviendrait tout autant d'augmenter la quantité de la
monnaie et de relever les prix, si on le pouvait, puisqu'ainsi
on rétablirait l'équilibre. Car, enfin, que la quantité de la
430
marchandise monnaie ait diminué, les quantités des autres
marchandises étant restées les mêmes, ou que la quantité de
la marchandise monnaie soit restée la même, les quantités des
autres marchandises ayant augmenté, il y a toujours insuffi-
sance de la quantité de la marchandise monnaie par rapport
à la quantité des autres marchandises. Le raisonnement serait
le même en cas de hausse.
Cas général système de Vélalon multiple: système de la moyennes
géométrique des pri.r.
29. Mais ces cas simples ne se présentent guère dans la réa-
lité. En général, il y a à la fois, d'un moment à l'autre, varia-
tion dans l'utilité et dans la quantité de toutes les marchan-
dises, y compris la marchandise monnaie; et ainsi, soit en
thèse générale, soit dàns les circonstances actuelles, il faut
chercher à résoudre le problème de la stabilité des prix par
des modifications à effectuer dans la quantité de la monnaie
en supposant qu'il y a eu en même temps variation dans l'u-
tilité et dans la quantité de la marchandise monnaie et varia-
tion dans l'utilité et dans la quantité des autres marchan-
dises.
Dans mon mémoire intitulé Théorie mathématique du binxé-
tallisme, j'indiquais comme solution la fixité de prix d'un
étalon multiple. Cet étalon serait composé d'une quantité b de
(B), d'une quantité c de (C), d'une quantité d de (D). et le
prix de la richesse sociale en monnaie serait
bpb cpe + dpd
Plus tard, dans mon mémoire intitulé D'une méthode de
régularisation de la variation de valeur de la monnaie, j'ai
cru la trouver dans la fixité de la moyenne géométrique des prix
de (B), (C), (D). Le prix de la richesse sociale en monnaie
serait alors
Ces deux formules conviennent également bien au cas par-
131
ticulier d'une hausse ou d'une baisse proportionnelle de tous
les prix. Plusieurs personnes m'ont fait observer que laseconde
ne tenait pas compte d'une circonstance essentielle, celle de
l'inégalité dans la production et la consommation .des mar-
chandises cette observation me parait fondée et, pour m'y
conformer, j'inclinerais aujourd'hui à revenir à la première
formule.
Soit toujours (A) la marchandise numéraire et monnaie.
Mais soient maintenant, conformément aux notations de mes
Eléments d'économie politique pure 1, (B), (C), (D). des pro-
duits, (T), (P), (K). des services producteurs, irt», ftc, ira. des
prix d'équilibre de (B), (C), (D). 1tt, 1tp, Jtk. des prix d'équi-
libre de (T), (P),. (K).. en (A), et enfin &t, bp, bk. et, cp, Ck.
dt, dp, dk. les coefficients de fabrisation des produits (B), (C),
(D). en services (T), (P), (K). c'est-à-dire les quantités res-
pectives de (T), (P), (K). qui entrent dans la confection d'une
unité de (B), de (C), de (D). on aurait d'une part, en vertu de
l'équilibre originaire,
Mais supposons que Qb, Qc, Qd. fussent les quantités res-
pectives de (B), (C), (D). que les entrepreneurs auraient à
tleçon,
132
fournir aux propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes
aux prix p"b, p"c, p'd. tout en obtenant d'eux les services
producteurs aux anciens prix d'équilibre «t, fp, %••• si l'on
avait l'équation
QbP"b + Qcp"c + QdP"d = Qb*b + Qc 1tc + Qd1td
il est certain que les entrepreneurs, pris dans leur ensemble,
d'une part, et les propriétaires fonciers, travailleurs et capi-
talistes, pris dans leur ensemble, d'autre part, ne gagneraient
ni ne perdraient rien à la substitution du système de prix
p"b, p"c, p"a. au système de prix 1tb, ftc, 1td. même avant que
les prix des services se fussent équilibrés avec les prix des
produits. En effet, ce que les consommateurs, pris dans leur
ensemble, perdraient par la hausse du prix de certaines mar-
chandises, ils le gagneraient exactement par la baisse du prix
de certaines autres. Ils devraient seulement consommer plus
des marchandises qui auraient baissé et moins des marchan-
dises qui auraient haussé de prix. Et, de même, ce que les
producteurs, pris dans leur ensemble, perdraient par la baisse
du prix de certaines marchandises, ils le gagneraient exacte-
ment par la hausse du prix de certaines autres. Il est vrai
qu'ici la compensation se ferait seulement d'un producteur à
l'autre; c'est-à-dire que ce que certains producteurs perdraient
par la baisse du prix de leurs produits, d'autres producteurs
le gagneraient exactement par la hausse du prix des leurs. Les
premiers devraient restreindre leur production, et les seconds
développer la leur, en vue du rétablissement de l'équilibre.
Toujours est-il que l'aléa aurait été réduit et le rétablissement
de l'équilibre facilité autant que posssible.
Dans la pratique, il y aurait lieu de faire b, c, d. sensible-
ment proportionnels à Qb, Qc, Qd. c'est-à-dire de composer
l'étalon multiple en y faisant entrer un nombre convenable
des marchandises les plus importantes auxquelles on affecte-
rait un nombre également convenable de coefficients plus
ou moins proportionnels A la quantité produite et consom-
mée.
-133-
il
Construction de la courbe de variations du prix
de la richesse sociale en monnaie.
Formule indéterminée du prix de la richesse sociale en monnaie.
Equation de constance.
30. Mais j'oublie que je voulais poser et non résoudre la
question de la détermination du prix de la richesse sociale en
monnaie qui est une question de moyenne et par conséquent
une question de statistique. C'est pourquoi, désignant à pré-
sent ce prix par la formule indéterminée
F(pb,Pc,ÎM.),
je passe à l'étude des moyens pratiques les plus propres à en
assurer la constance.
"b, ne, nd. étant les prix des marchandises (B), (C), (D).
en la marchandise monnaie (A) à un certain moment initial,
pb, Pc, pa. étant ces prix à un autre moment postérieur quel-
conque, l'idéal à poursuivre, au point de vue de la plus grande
stabilité possible, serait donc que l'on eût
F (pb,Pcî>d.) = F (JTb, Se, ÎTd.),
soit
Et, ainsi, la première chose à faire est de construire la courbe
qui, ayant pour abscisses les temps tf, te, t3 .écoulés depuis le
moment initial, aurait pour ordonnées les valeurs successives
correspondantes
134
et de voir, au cas où cette courbe ne serait pas naturellement
une droite horizontale, jusqu'à quel point on pourrait artifi-
ciellement la ramener à l'horizontalité, ou, du moins, l'en
rapprocher.
Courbe de variation de la moyennne géométrique des prix.
Construction de .levons.
La courbe en question n'a pas été construite, que je
sache, suivant la formule
correspondant au système de l'étalon multiple. Mais elle l'a
été suivant la formule
correspondant au système de la moyenne des prix et c'est
même cette circonstance qui m'avait conduit à préférer le
système de la moyenne des prix à celui de l'étalon multiple.
Or, il a paru qu'elle obéissait, sous cette forme, à une loi très
importante qui doit, à n'en pas douter, la régir sous quelque
forme que ce soit, celle de la marée économiques.
C'est Jevons qui a fait le premier cette construction, et il
l'a faite à deux reprises la première fois pour 38 marchan-
dises anglaises et pour la période 1845-1862, nb, 1re, ird. ayant
pour valeurs les moyennes arithmétiques des prix durant la
période la seconde fois pour 40 marchandises
1 A Serions Fall in the Vaine of Gold asœvtained, and ils Social Effects
set forlh. 1863.
135
anglaises et pour la période 1782-1865, srt>, ne, nd. ayant pour
valeurs les prix de 1782 A chaque fois la courbe est apparue
comme soumise à un double mouvement 1° un mouvement
d'ondulation causé par des fluctuations temporaires (temporary
fluctuations) et qui se reproduit par périodes à pra près décen-
nales, et 2° un mouvement d'ascension ou de descente causé
par des fluctuations permanentes (,vernaunent fluctuations) et
qui se produit par périodes irrégulières, par exemple, comme
mouvement d'ascension de 1782 à 1810, comme mouvement
de descente de 1810 à 1850, comme mouvement d'ascension
de 1850 à 1865. Jevons me parait avoir commis une erreur de
théorie en ce qui concerne le second mouvement celle de
croire que les fluctuations permanentes provenaient de la
variation absolue de valeur de la monnaie et en fournissaient
la mesure. En fait, je suis disposé à croire avec lui que la
hausse de 1782 à 1810, la baisse de 1810 à 1850 et la hausse
de 1850 il. 1865 ont tenu principalement à des variations dans
la quantité de la monnaie; mais, en principe, je dois mainte-
nir qu'elles ont ou auraient pu tenir aussi à des variations
dans la quantité ou dans l'utilité des marchandises. En revan-
che, il me semble que Jevons a donné complètement et défi-
nitivement la théorie du mouvement occasionné par les fluc-
tuations temporaires. Il en a, selon moi, signalé la vraie cause
dans les alternatives d'activité et de ralentissement de la capi-
talisation (variations of permanent investment), indiqué les
vrais symptômes qui sont, pour la phase d'élévation, la hausse
du prix des matériaux de construction et du taux de l'es-
compte et, pour' la phase d'abaissement, la baisse de ce prix
et de ce taux; enfin il a donné au phénomène son nom de
marée économique (commercial lide). Des observations posté-
rieures ont non seulement confirmé la réalité et la régularité
du phénomène en question, mais établi, de plus, qu'il n'était
pas national, mais international ou universel.
lite Variation of Priées and the Valtte of the Curreney since 1789.
136
Construction de la Statistique du commerce de Hambourg.
32. La courbe de variation du prix de la richesse sociale en
monnaie a été construite une autre fois, assez récemment,
selon la formulecorrespondant au système de la moyenne des
prix par la Statistique du commerce de Hambourg. L'opéra-
tion a porté sur 114 marchandises et sur la période 1847-1884.
ïTb, 1re, ^d. ont reçu pour valeurs les moyennes arithmétiques
des prix durant la période 1847-1850. On trouve un résumé
de ce travail à la fin de la publication de M. Ad. Soetbeer inti-
tulée Materialtm zur Erliiuterung und Beurlheilung der
wirthschaftlichen Edelmetallverhiiltnisse und der Wâhrungs-
frage (octobre 1885). Cette construction, i cause du grand
nombre des marchandises considérées, du marché où elles ont
été prises, des conditions dans lesquelles les prix en ont été
relevés, enfin de la période à laquelle elle se rapporte, aurait
une importance capitale et peut-être décisive dans la ques-
tion de la monnaie si les valeurs de l'ordonnée étaient déduites
de la formule correspondant au système de l'étalon multiple
et si, surtout, elles nous étaient données année par année.
S'il en était ainsi, nous pourrions partager la période 1850-
1884 en quatre périodes, dont chacune, allant de marée basse
à marée basse, comprendrait exactement une marée écono-
mique, prendre les moyennes de ces quatre périodes et dis-
tinguer, dans le mouvement de ces moyennes, le mouvement
essentiel d'ascension et de descente de la courbe du prix de la
richesse sociale en le numéraire et la-monnaie. Mais les sta-
tisticiens de Hambourg et M. Soetbeer n'ont pas cru devoir
tenir compte du phénomène de la marée économique; ils ont
partagé la période 1850-1884 en les cinq périodes 1851-1860,
1861-1870, 1876-1880 et 1881-1884 qui n'offrent pas
le même intérêt. Et pourtant, telle qu'elle est, cette construc-
tion est bien expressive. Dans la période 1851-1860, qui est
celle des grands arrivages d'or, la moyenne des prix est de
plus élevée que dans la période 1847-1850; dans la
période 1861-1870, qui est celle de la grande production d'ar-
137
gent succédant à la grande production d'or, elle l'est de 23.41
dans la période 1871-1875, où l'afflux d'argent continue avec
liberté de frappe dans l'Union latine, elle l'est de32.90 0%
dans la période 1876-1880, où la frappe des écus est limitée,
elle ne l'est plus que de 22.61 et enfin, dans la période 1881-
1884, où la frappe des écus est suspendue, elle ne l'est plus que-
de 19.49 Cela suffit, à ce qu'il semble, pour montrer que,
si la raréfaction de la monnaie n'est pas la seule cause de la
baisse actuelle des prix, elle y a du moins sa bonne part'.
III
Correction de la courbe de variation du prix
de la richesse sociale en monnaie.
La courbe indéterminée étant soumise à la marée économique, il s'agit
de corriger la variation du niveau moyen de la marée.
33. Procédant comme on le fait d'ordinaire dans les scien-
ces mathématiques, pour faire la théorie sur des données
générales, abstraites et hypothétiques avant de passer à la
pratique sur des données particulières, concrètes et réelles,
je représente les diverses valeurs de la fonction
à 40 moments différents, soit pendant 40 années consécutives,
d'abord par une courbe A B C D E (Fig. 3) posée arbitraire-
ment et soumise seulement à un double mouvement 1° d'on-
dulation temporaire, 2b de descente permanente; ensuite par
1 Dans la seconde édition des MalerkUen les valeurs de l'or-
donnée de la courbe de variation du prix moyen des marchandises
sont données année par année, et cette courbe elle-même est représentée
graphiquement. Et, depuis lors, d'autres et nombreuses études statisti-
ques des variations des prix ont été faites à la suite de celle de .levons
en Angleterre, sous le nom d'index numbers, par MM. Newmarcti,
Bourne, Palgrave, Ellis, Giffen, Sauerbeck, Mulhall; en Allemagne, pur
MM. Laspeyres, Paasche et yon der Borght; aux Etats-Unis, par MM. Bur-
chard, Grosvenor.
138
une courbe G H I K L (Fig. 4) posée arbitrairement et soumise
seulement à un double mouvement d'ondulation tempo-
raire, d'ascension permanente. Les valeurs des ordonnées
de ces deux courbes, inscrites dans les quatre colonnes des
Tableaux 1 et II ci-après, immédiatement à côté du chiffre
des années, s'obtiennent de la façon suivante
Durant les 10 premières années, qui seront, par hypothèse,
les années de retlm à reflux pour la courbe ABCDE et de
flm à flux pour la courbe G H 1 K L, on prend successivement
les valeurs de la fonction
en introduisant ctimme vxleurs des variables ph,pc, pa. les
prix moyens annuels arithmétiques des marchandises (I3), (C),
(D). et on tire la moyenne arithmétique décès 10 valeurs,
laquelle donne, comme valeur de la fonction
F (îtb, îîc, îî,i.),
le niveau de la première' marée
On marque alors, au-dessus et au-dessous d'une ligne 1-X,
les points correspondants aux valeurs
valeurs inscrites dans les premières colonnes des tableaux.
On marque de même les points correspondants aux valeurs
439
valeurs inscrites dans les secondes colonnes des tableaux. Et
de même pour les 40 points de la courbe.
Cela fait, le problème à résoudre est simple il consisterait
à laisser aux deux courbes AB D E et G H IK L leur mouve-
ment d'ondulation en supprimant pour l'une le mouvement
de descente et pour l'autre le mouvement d'ascension. Or
voici, à titre d'indication, comment on pourrait procéder dans
l'un et l'autre cas.
Baisse du niveau moyen de la marée introduction de hillon régulateur.
Tirant la moyenne arithmétique des valeurs de la seconde
colonne du Tableau I, on a le rapport du niveau de la
seconde marée à celui de la première. Ce rapport étant, par
hypothèse. < l, on augmente, dans la proportion de v, à v3,
par introduction de billon régulateur, la quantité totale de la
marchandise monnaie, et, par suitc. la quantité de monnaie
en circulation. Dès lors, la fonction qui aurait pris les valeurs
140
prend, en raison de cette première addition de billon régula-
teur, les valeurs
valeurs inscrites à droite dans la troisième colonne du tableau
c'est-à-dire que la partie CD de la courbe a été relevée en C'D'.
Tirant la moyenne arithmétique des valeurs en question, on
a le rapport du niveau de la troisième marée à celui de la
seconde. Ce rapport étant encore, par hypothèse, < 1, on
augmente encore dans la proportion de Yj à va, par introduc-
tion de billon régulateur, la quantité totale de la marchan-
dise monnaie, et, par suite, la quantité de monnaie en circu-
lation, déjà augmentée dans la proportion dev, à v2. Dès lors,
la fonction qui aurait pris les valeurs
prend. en raison de cette seconde addition de billon régula-
teur, les valeurs
441
valeurs inscrites à droite dans la quatrième colonne du tableau;
c'est-à-dire que lapartie DE de la courbeaété relevée en D"E'.
Et ainsi de suite.
Nous avons supposé que l'augmentation dans la quantité
de monnaie en circulation se faisait tout d'un coup et que son
effet était instantané. Si nous supposons maintenant que cette
augmentation se fasse en deux ans, ou que son effet ne soit
complètement senti qu'au bout de deux ans, les lignes Ce,
D'd se substitueront aux lignes CC'c, D'D"d, de telle sorte
qu'en fin de compte la courbe A B C D E aura été remplacée
par la courbe ABCcD'dE'.
TABLEAU 1
-142-
Hausse du niveau moyen de la marée; retrait de billon régulateur.
35. Par des procédés exactement analogues, c'est-à-dire
semblables sauf que, au lieu d'augmenter la quantité de mon-
naie en circulation au moment du reflux par introduction
de billon régulateur, on la diminuerait au moment du flux
par retrait de billon régulateur, et qu'au lieu de supposer
l'opération faite en deux ans ou son effet senti au bout de deux
ans, on la supposerait faite en trois ans ou son effet senti au
bout de trois ans, la courbe G H 1 K L pourrait être remplacée
par la courbe GHIiK'&L'.
TABLEAU II
Règles à observer.
36. Le succès de cette régularisation de la variation de
valeur de la monnaie par introduction et retrait de billon régu-
lateur suppose deux conditions dont il appartient à la statis-
tique expérimentale de confirmer l'existence 1° que le mou-
vement d'ondulation (fluctuation temporaire) de la courbe de
143
variation du prix de la richesse sociale en monnaie est assez
régulier pour qu'on en puisse discerner le flux, la marée
haute, le reflux, la marée basse 2" que le mouvement d'as-
cension ou de descente (fluctuation permanente) de la même
courbe est assez prolongé, en général, pour porter sur plu-
sieurs marées consécutives. A ces deux conditions, il est évi-
dent que, l'ascension ou la descente du niveau d'une marée
étant sensiblement contrebalancée par la correction relative à
l'ascension ou à la descente du niveau de la marée précé-
dente, la valeur de la monnaie est suffisamment régulière
durant tout le cours de la fluctuation permanente et ne monte
ou ne descend que durant le cours de la première fluctuation
temporaire. C'est ainsi que. sur notre Fig. 3, la descente de
la courbe ne se fait sentir que de B en C, et que l'horizonta-
lité en est assurée de C en E', et que, sur notre Fig. 4, l'ascen-
sion de cette courbe ne se fait sentir que de H en I, et que
l'horizontalité en est assurée de 1 en L'. Et encore est-il bien
certain que, quand la pratique du système (si le système est
praticable) y aura fait introduire tous les perfectionnements
convenables, notre dessin semblera aussi grossier que nous le
paraitrait aujourd'hui le premier métier à filer ou à tisser ou
la première machine à coudre. Sous réserve de ces perfection-
nements futurs, je me hasarderai à formuler les quelques
règles suivantes qu'il faudrait observer
Irzaugurer le système pendant un mouvement permanent de
descente et non d'ascension, c'est-à-dire par une introduction
de billon régulateur et non par un retrait; et cela, afin de faire
réaliser à l'Etat des bénéfices au moyen desquels il puisse cou-
vrir facilement des pertes ultérieures, au lieu de lui faire subir
des pertes qu'il ne pourrait que difficilement couvrir par des
bénéfices ultérieurs
Opérer l'introduction de billon régudatezar au moment du re-
flux, c'est-à-dire de la crise, quand les prix baissent et que la
monnaie est exceptionnellement demandée pour les règlements
et les liquidations, bref, au moment où la Banque d'Angleterre
sollicite et obtient la suspension de l'acte de 184à et émet de
144
la monnaie de papier pour remédier à l'insuffisance momen-
tanée de la monnaie de métal; au contraire, opérer le retrait
de billon régulateur au moment du flux, c'est-à-dire de la re-
prise des affaires, quand les prix s'élèvent et que le crédit
supplée largement la monnaie
Effectuer cette introduction ou ce retrait de billon régulateur
dans la proportion exactement inverse de la descente ou de l'as-
cension du niveau de la dernière marée su,r le niveau de la
ynarée précédente, de façon à ce que, durant le cours d'une
marée quelconque, les prix ne soient en baisse ou en hausse,
par rapport aux prix initiaux, que du fait des circonstances
afférentes à cette marée et correction faite des circonstances
afférentes à toutes les marées précédentes
Ne faire l'introduction du billon régulateur que si on a lieu
de croire que la baisse continuera, et n'en faire le retrait que
si on a lieu de croire que la hausse continuera; en cas de doute,
attendre le flux qui suivra le reflux, ou le reflux qui suivra le
flu.x; et cela, afin de ne pas exagérer, au lieu de les restreindre,
les mouvements d'ascension ou de descente de la courbe en
introduisant du billon régulateur à la veille d'une hausse des
prix ou en en retirant à la veille d'une baisse.
IV
Le quadrige monétaire.
Changement de rapport légal bimétallique.
37. Il est assez évident qu'un retrait prolongé de billon ré-
gulateur aboutit au'monométallisme-or et qu'une addition pro-
longée aboutit au bimétallisme et au monométallisme-argent.
Maintenant, pourrait-on revenir du monométallisme-or, du
bimétallisme, du monométallisme-argent au système du billon
régulateur? Il faut, pour répondre à cette question, être fixé
d'abord sur l'influence du taux du rapport légal de valeur de
l'or et de l'argent en matière de bimétallisme.
Les monométallistes opposent souvent aux bimétallistes un
argument qu'ils honorent du nom de réduction à l'absurde et
145
10
qui consiste en ceci « Votre rapport de 15 '/a est arbitraire
au lieu de 15 </<> le législateur aurait pu dire 20, ou 36 ou
10, ou Or il est absurde de soutenir que le législateur
puisse établir un rapport quelconque de valeur entre l'or et
l'argent». Cet argument ne laisse pas que d'être assez fort
contre les bimétallistes qui, vraiment, ont trop l'air de croire
que ce rapport légal quelconque, une fois décrété, s'établirait
immédiatement et se maintiendrait perpétuel.lement mais il
suffit de savoir que le bimétallisme peut se résoudre tantôt en
monométallisme-or, tantôt en monométallisme-argent pour
réfuter en ces termes l'argument des. monométallistes a Le
législateur peut assurément décréter un rapport quelconque
de valeur entre l'or et l'argent; mais ce qu'il ne peut pas faire,
c'est que ce rapport se maintienne, ni même s'établisse effec-
tivement, s'il s'écarte trop d'un certain taux conforme aux
circonstances. Si ce rapport légal est trop fort, c'est-à-dire trop
à l'avantage de l'or, l'argent restera entièrement à l'état de
marchandise, et, en fait, le législateur aura décrété le mono-
métallisme-or s'il est trop faible, c'est-à-dire trop à l'avantage
de l'argent, ce sera l'or qui demeurera, pour sa quantité to-
tale, à l'état de marchandise, et, en fait, le législateur aura
décrété le monométallisme-argent ». C'est ce qu'il est bon de
montrer graphiquement.
La Fig. 2 avait été construite de la manière suivante. Les
temps, soit les années, se comptaient sur l'axe horizontal 0-45.
Les quantités d'argent correspondant à chaque temps, et éva-
luées en francs de 5 grammes à se comptaient sur l'axe
vertical Oq et sur des parallèles à cet axe; elles variaient sui-
vant la courbe AAte. Les quantités d'or correspondant à cha-
que temps, et comptées en francs dejq = 2
gramme à 9/10,
se comptaient sur l'axe vertical Oq' et sur des parallèles à
cet ase elles variaient suivant la courbe BB45' Enfin la courbe
A'A'js partageait les quantités d'argent en francs d'argent
marchandise et francs d'argent monnaie, et la courbe B'B'K
partageait les quantités d'or en francs d'or monnaie et francs
146
d'or marchandise, de telle sorte que les quantités de monnaie
étaient représentées par les longueurs comprises entre les deux
courbes A' A' 45 et B'B'tt. La Fig. 5 a été construite de la même
façon, mais dans l'hypothèse d'un rapport légal de u>=5,
c'est-à-dire que les quantités d'or, comptées en francs de
=1 gramme à y sont de 50% plus faibles que dans la
figure précédente. Les quantités respectives d'argent et d'or
marchandise et monnaie sont indiquées par les deux courbes
A' A'15et 18-40. La Fig. 6 a été construite aussi comme la Fig. 2,
mais dans l'hypothèse d'un rapport légal de co= 15, c'est-à-dire
que les quantités d'or, comptées en francs de-r^ =5- gramme
à 9/10; Y sont de500% plus fortes que dans la Fig. 2. Les quan-
tités respectives d'argent et d'or marchandise et monnaie sont
indiquées par les deux courbes A'A'te et B'B'K. Or on voit
tout de suite que, comme cela doit être, le métal apprécié
tend de plus en plus à prendre la forme de monnaie, et le mé-
tal déprécié à garder la forme de marchandise. Dans la Fig. 2,
les deux métaux jouaient un rôle à peu près égal dans la cir-
culation monétaire dans la Fig. 5, l'argent ne sort pas de la
circulation, tandis que l'or n'y parait que pendant les années
19-40; dans la Fig. 6, c'est l'or qui ne sort de la circulation
qu'un instant, pendant l'année 13, tandis que l'argent n'y pa-
rait que pendant les années 1-23 et 37-45. Nul doute qu'un
rapport inférieur à 5 n'eût complètement chassé l'or, et qu'un
rapport supérieur à 15 n'eût complètement chassé l'argent.
Retour du monométallisme au bimétallisme. Retour du monométallisme-
or et du bimétallisme au billon régulateur.
38. Il suit de là que, quand le bimétallisme s'est résolu en
monométallisme-or, on peut y rentrer soit au bout d'un cer-
tain temps sans changement de rapport légal, si la quantité
de l'or vient à diminuer et celle de l'argent à augmenter, soit
immédiatement au moyen d'un rapport légal plus bas. C'est
ainsi, par exemple, que, pendant les années 24-36, on rentre-
147
rait dans le bimétallisme en substituent le taux de 5 au taux
de 15. Il suit de là que, quand le bimétallisme s'est résolu en
monométallisme-argent, on peut y rentrer soit au bout d'un
certain temps sans changement de rapport légal, si la quantité
de l'argent vient à diminuer et celle de l'or à augmenter, soit
immédiatement au moyen d'un rapport légal plus élevé. C'est
ainsi, par exemple, que, pendant les années 1-12, on rentrerait
dans le bimétallisme en substituant, au contraire, le taux de
15 au taux de 5.
Il suit de là également que, quand le système du billon ré-
gulateur s'est résolu en monométallisme-or, on peut y rentrer
soit au bout d'un certain temps sans changement de rapport
légal, si la quantité de l'or vient à diminuer sans diminution
dans la quantité de l'argent, soit immédiatement au moyen
d'un rapport légal plus bas. C'est ainsi, par exemple, qu'en
l'année 28, on pourrait, au lieu de rentrer dans le bimétal-
lisme, en substituant le taux de 5 au taux de 15 et en laissant
faire à ce taux une frappe illimitée d'argent par les particuliers,
rentrer dans le billon régulateur en faisant faire, au taux de 5,
une frappe limitée d'argent par l'Etat.
On peut revenir du bimétallisme au billon régulateur, quand
la quantité de l'or augmente sans diminution dans la quantité
de l'argent, en limitant la frappe de l'argent. On le peut aussi,
de la même façon, quand la quantité de l'or diminue mais que
la quantité de l'argent augmente dans une proportion plus
considérable. Seulement, il faut prendre garde, en ce cas, de
ne pas tomber brusquement du billon régulateur dans le mo-
nométallisme-argent il vaudrait mieux y arriver sans secousse
par le bimétallisme. On ne peut évidemment pas revenir di-
rectement du monométallisme-argent au billon régulateur il
faut passer, ici encore, par le bimétallisme, de sorte que le
bimétallisme doit être considéré surtout, et abstraction faite
du cas spécial et exceptionnel où les variations de quantité
des deux métaux se compensent exactement, comme le sys-
tème intermédiaire entre le billon régulateur et le monomé-
tallisme-argent.
148
Il faut pratiquer les quatre systèmes.
39. Ce qui résulte donc enfin de toute cette étude, c'est que,
pour obtenir la plus grande stabilité possible des prix, il ne
faut pas la chercher dans la pratique de l'un ou de l'autre de
ces quatre systèmes: monométallisme-or, monométallisme-ar-
gent, bimétallisme., billon régulateur, mais la demander à la
pratique alternative de tous les quatre. Il faut se représenter
les quatre systèmes comme placés dans l'ordre suivant, qui va
du haut au bas de nos figures
Monométallisme-argent Bimétallisme Billon régulateur A'inomélallisme-or,
et, en partant d'un des deux systèmes intermédiaires, se laisser
conduire par les circonstances à l'un ou à l'autre des deux
systèmes extrême, pour revenir, avec ou sans changement
de taux du rapport légal de la valeur des deux métaux, des
systèmes extrêmes aux systèmes intermédiaires, en opérant
comme le cocher d'un char à quatre chevaux ou, mieux en-
core, comme un de ces écuyers du Cirque qui chevauchent
quatre montures en passant de l'une à l'autre. Je vais éclaircir
tout à fait cette idée au moyen des figures 5 et 6, dans les-
quelles il a été fait abstraction des variations dans l'utilité des
métaux précieux et tenu compte seulement des variations dans
leur quantité; d'ailleurs, je supposerai maintenant qu'au lieu
de représenter des années, les unités horizontales représentent
des périodes décennales de marée économique.
Au début de la période 1, on est au régime du billon régu-
lateur. La quantité de francs d'or monnaie est OB' (Fig. 6); la
quantité de francs d'argent monnaie, qui serait OA' si la frappe
était illirnitée sur le pied du rapport de 15, est limitée à Oa\
A la fin de la période 4, par suite de l'augmentation dans la
quantité de l'or, le billon régulateur se résout en monométal-
lisme-or. Durant la période 5, on est au régime du monomé-
tallisme-or. Au début de la période 6, on peut, par suite de
la diminution dans la quantité de l'or, revenir du monométal-
lisme-or au billon régulateur, sans changement de rapport lé-
149
gai. A la fin de la période 8, par suite d'une augmentation
dans la quantité de l'argent moins considérable que la dimi-
nution dans la quantité de l'or, le billon régulateur se résout
en bimétallisme. Durant la période 9, on est au régime du bi-
métallisme. Au début de la période 10, grâce à une augmen-
tation dans la quantité de l'argent plus considérable que la
diminution dans la quantité de l'or, on pourrait revenir du
bimétallisme au billon régulateur mais on irait ainsi tomber
brusquement dans le monométallisme-argent, au lieu d'y ar-
river sans secousse comme on le fait à la fin de la période 12.
Durant la période 13 on est au régime du monométallisme-
argent. Au début de la période 14, on peut, par suite de la
diminution dans la quantité de l'argent et de l'augmentation
dans la quantité de l'or, revenir du monométallisme-argent
au bimétallisme, sans changement de rapport légal. A la fin
de la période 23, par suite de la diminution continue dans la
quantité de l'argent et de l'augmentationcontinue dans la
quantité de l'or, le bimétallisme se résout en monométallisme-
or. Du début de la période 24 à la fin de la période 27, on est
au régime du monométallisme-or. Au début de la période 28,
par suite de la diminution dans la quantité de l'or, on pour-
rait revenir du monométallisme-or au bimétallisme en abais-
sant le taux du rapport légal de 15 à 5. On revient plutôt au
billon régulateur en commençant à faire, au taux de 5, une
frappe limitée d'argent (Fig. 5). Du commencement de la pé-
riode 28 à la fin de la période 34, on est au régime du billon
régulateur qui, alors, par suite de la diminution dans la quan-
tité de l'or et de l'augmentation dans la quantité de l'argent,
se résout en bimétallisme. Le bimétallisme, par les mêmes
causes, se résout à la fin de la période 40 en monométallisme-
argent lequel dure du début de la période 41 à la fin de la pé-
riode 45.
On aurait remédié de la sorte à toutes les variations dans la
quantité des deux métaux précieux sauf à l'augmentation dans
la quantité de l'or en cas de monométallisme-or, ou à l'aug-
mentation dans la quantité de l'argent en cas de monométal-
-150-
lisme-argent, ou enfin à la diminution simultanée dans la
quantité de l'or et dans la quantité de l'argent en cas de bimé-
tallisme. Pour peu qu'on y réfléchisse, on reconnaîtra qu'il
est impossible de parer aux deux premières éventualités en
laissant la monnaie soumise à cette condition que sa valeur de
monnaie ne soit pas supérieure à sa valeur de marchandise.
L'une ou l'autre de ces deux éventualités se présentant, il fau-
drait donc s'y résigner et subir la hausse du prix des produits
en laissant l'équilibre se rétablir par la hausse du prix des ser-
vices producteurs. L'Etat pourrait favoriser ce rétablissement
de l'équilibre en élevant les traitements de tous ses fonction-
naires et employés dans une proportion qui servirait de base
pour l'élévation de tous les salaires, de tous les fermages et de
tous les intérêts. Quant à la troisième éventualité, celle d'une
diminution simultanée dans la quantité de l'or et dans la quan-
tité de l'argent en cas de bimétallisme, il ne serait pas bien
difficile d'y parer, dans un état social régulier et normal, par
l'émission d'une certaine quantité de monnaie de papier qui
serait effectuée par l'Etat dans les mêmes conditions et de la
même façon que celle du billon régulateur 1. Il va sans dire
que, dans cette combinaison, comme dans celle du billon ré-
gulateur, l'émission des billets de banque serait ou interdite
ou limitée. C'est ainsi que la conduite du quadrige monétaire
réaliserait non pas la stabilité absolue, mais la plus grande
stabilité possible des prix des marchandises en monnaie.
Et, quant à présent, il faut se tenir au billon régulateur, en inclinant
dans le sens du bimétallisme.
40. Revenons à l'état présent des choses. J'espère que, pour
tous les lecteurs qui m'auront suivi jusqu'ici, la question mo-
nétaire actuelle sera maintenant aussi claire qu'elle l'est pour
1 On parerait encore à ces éventualités en faisant exploiter les mines
par les divers Etats qui suspendraient ou reprendraient l'exploitation d'a-
près des accords internationaux suivant que la monnaie viendrait à sur-
abonder ou à manquer? Pour justifier une telle mesure, il suffirait d'éta-
blir que l'usage des métaux précieux comme marchandise doit être subor-
donné à leur usage comme monnaie, ce qui serait assez facile.
151
moi. En ce moment, la quantité de l'or tend à diminuer et la
quantité de l'argent tend à augmenter. Donc la situation la
plus favorable que nous pourrions souhaiter serait de nous
trouver au régime du billon régulateur avec faculté d'ajouter
de ce billon dans la circulation. Or cette situation est précisé-
ment celle de l'Union latine, de l'Allemagne et des Etats-Unis.
L'Angleterre ouvre les yeux et comprend enfin que l'apprécia-
tion croissante de l'or jointe à la dépréciation croissante de
l'argent ruine son industrie et déséquilibre les rapports éco-
nomiques entre l'Inde et elle. Par conséquent, qu'elle se mette
aussi, elle et l'Inde, au régime du billon régulateur, et que,
cela fait, toutes les grandes puissances monétaires s'achemi-
nent ensemble, et autant qu'il le faudra pour maintenir les
prix, vers le bimétallisme. Mais, pour Dieu qu'elles ne fassent
pas l'énorme sottise de s'y précipiter tête baissée et de faire
ainsi succéder brusquement ta hausse des prix à la baisse, en
demeurant d'ailleurs complètement à la merci d'une diminu-
tion dans la quantité de l'argent qui viendrait à remplacer
l'augmentation, et cela à seule fin de faire faire à quelques
spéculateurs des bénéfices qu'il est si facile de réserver à l'E-
tat. Il est vrai que, pour faire fonctionner ainsi plus ou moins
universellement le système du quadrige monétaire, il faudrait
sans doute un taux international de rapport de valeur entre
les deux métaux. Je rentre, en terminant, sur le terrain de la
statistique, dont je me suis quelque peu éloigné dans ce para-
graphe, pour constater que ce serait à elle à fixer ce taux au
chiffre le plus convenable et à le modifier quand cela serait
nécessaire.
FIN
DE LA THÉORIE DE LA MONNAIE
NOTE
SUR LA « THÉORIE DB LA QUANTITÉ».
L'idée dominante développée dans ma Théorie de la monnaies,
et qui est de régulariser la variation des prix en réglant la quan-
tité de la monnaie, n'a pas été mieux accueillie en France que ne
l'avait été celle d'appliquer la mathématique à l'économique; mais
elle a eu, comme cette dernière, la bonne fortune de rebondir im-
médiatement à l'étranger, et tout particulièrement en Amérique,
où MM. Benjamin Andrews, Edw. A. Ross, John R. Commons,
L. S. Merriam, J. B. Clark, J. A. Smith et d'autres ont, ainsi que
moi, étudié la question d'un standard of deferred payments »,
d'une a elastic currency », d'un « multiple money standard », dans
de nombreux mémoires et articles insérés, de 1889 à 1896, dans
les Publications of the A merican Economie Association, dans les Ait-
nals of the American Academy of Political and Social Science et dans
divers autres recueils.
Ces travaux n'ont pas encore abouti à un résultat positif, ce qui
n'a rien d'extraordinaire, l'Amérique ayant quelque chose de plus
pressé à faire, en matière de monnaie, que d'établir la « monnaie
régulatrice qui est d'abolir la «monnaie déréglée». Une théorie
rigoureuse de la monnaie est nécessaire pour les deux opérations,
et il est satisfaisant de constater que les principaux économistes
américains, déjà acquis à la théorie a du degré final d'utilité », le
sont aussi à celle de la quantité », et ne diffèrent entre eux que
par des nuances dans la manière de présenter cette théorie. J'ai la
conviction que la méthode mathématique peut seule faire cesser
ces derniers et légers dissentiments, et je vais l'employer encore
une fois pour identifier de telle sorte la théorie de la quantité
avec la théorie de la rareté qu'il faille renverser celle-ci pour avoir
le droit de nier la première. Il s'agit, pour cela, de dégager et de
mettre en évidence ce qu'on pourra appeler le degré final d'utilité,
l'intensité du dernier besoin satisfait ou la rareté de la monnaie. Et
c'est ce que permet de faire aisément la considération de l'en-
caisse désirée.
154-
Qa étant, à un certain moment, la quantité de (A) déjà numéraire
et non encore monnaie
i étant le taux de l'intérêt; a, p, y, ô. étant les quantités de (A),
(B), (G), ;D). que les producteurs et consommateurs ont, au taux
de i, le désir d'acheter en vue de l'entretien de leur capital fixe et
circulant; pb,pc,pà– étant les prix courants d'équilibre de (B),
(G), (D), en (A) a + j3pb + ypc + apa + étant, en conséquence,
l'encaisse désirée ou la quantité de (A) monnaie qu'il faudrait ajou-
ter à la quantité Qa de (A) marchandise pour joindre l'équilibre
de la circulation à celui de l'échange
n étant le rapport de cette quantité totale de (A) marchandise
et monnaie à la quantité existante Qa conformément à l'équation
Qa + a + /?pb + ype + tyA + =n Qa
il a été démontré que, théoriquement et pratiquement, l'équilibre
de la circulation pourrait s'établir au moyen de la division des prix
Pb, pc, Pd. par n et du partage de Qa en une quantité
de (A) marchandise et une quantité
de (A) monnaie, l'équation [1] exprimant alors l'égalité de l'offre
de la monnaie, soit de sa quantité, et de la demande de la mon-
naie, soit de l'encaisse désirée.
Or, en vertu de la théorie de la rareté, cette équation peut se
mettre sous la forme
-155-
a, fi, y, 0. sont des fonctions décroissantes du taux de l'intérêt i.
Si on suppose i déterminé, on peut supposer a, fi, y, d. déterminés
et considérer, a un moment donné, aRa + ;8Rb + yRc + «îRd
comme une constante va. On a alors
»Ra est la rareté de (A) marchandise nous pouvons donc pren-
dre conventionnellementva
pour « la rareté de (A) monnaie » né-
cessairement égale à la première à l'état d'équilibre. Or la simple
inspection de l'équation [2] exprimant cette égalité suffit pour mon-
trer que La rareté et, par suite, la valeur de la monnaie est in-
versement proportionnelle â sa quantité.
On a approximativement, en ce qui concerne (A) marchandise,
on a donc, en ce qui concerne (A) à la fais marchandise et mon-
naie,
ce qui montre que La rareté et, par suite, la valeur de la mar-
chandise monnaie est sensiblement en proportion inverae de sa qtucn-
tité. Et telle est, à proprement parler, la formule exacte de la loi
dite de la quantité.
L'équation [1] prouve suffisamment que Les prix des mar-
chandises en monnaie sont proportionnels «la quantités de la mon-
naie. D'où il suit que Le nwntant de tout ou partie de la richesse
soèiale éva.luée en monnaie est proportionnel la quantités de la mon-
naie. On peut tirer de cette proposition un corollaire intéressant et
utile.
Soit, alors qu'il y a déjà une monnaie métallique, mais non pas
encore de monnaie de papier,
156
la fraction bien définie de la richesse sociale évaluée en monnaie
qui sera représentée par des titres et qui formera le montant de la
monnaie de papier. Alors, Qa, au lieu de se partager en Q'a, et Q"ae
se partagera en Q"'a et Q«va les prix pb, pc, pd. au lieu de devenir
£t ili ndeviendront
Q S±et le montant de la mon-
naie de papier sera
On trouve aisément, en vertu de la théorie de la rareté,
Considérant aRa + bRb + cRc + dRd +. comme une constante
v'a, nous avons
sVRa = "'a
Nous avons d'ailleurs alors, en vertu de l'équation [2],
Ce qui montre explicitement que Le montant de la monnaies de
papier se proportionne naturellement à la quantité de la monnaie
métallique.
157--
Nous savons que les compensations ont pour effet de réduire
dans une proportion déterminée l'encaisse désirée en monnaie mé-
tallique et de papier. Si nous en avions tenu compte, nous aurions
eu, en vertu de l'équation t2l,
Comparant les équations [4] et [7], nous voyons que
d'où nous pourrions conclure que n est 5 n'; que, par conséquent,
MRaest>»'Ra;quefest>Ç,f>f,f>f.soitque:
L'intervention de la monnaie de papier et des compensations di-
minue la rareté de la marchandise monnaies et élève les prix des
marchandises. Mais il nous suffira de constater qu'il résulte mathé-
matiquement de l'examen de ces équations [4] et [7] que Après
comme avant l'intervention de la monnaie de papier et des compen-
sations, la rareté et, par suite, la valeur de la marchandise monnaie
est toujours sensiblement en proportion inverse de sa quantité.
-158-
Les économistes et statisticiens qui ont quelques notions d'algè-
bre peuvent à présent se rendre un compte exact de l'effet des
compensations et de la monnaie de papier au point de vue de la °
« théorie de la quantité».
Dans la formule de la loi de la pesanteur
quand on s'avance du pôle vers l'équateur, le coefficient g diminue;
et, par conséquent, e, ou l'espace parcouru, diminue mais est tou-
jours proportionnel à fl ou au carré du temps. Eh bien, de même,
dans la formule [4) de la loi de la quantité, qui est la loi de la ra-
reté ou de la valeur de la monnaie,
les compensations réduisent le terme va en le divisant par v, et la
monnaie de papier le réduit encore en diminuant le quotient de
v'a; et, par conséquent, «Ra, c'est-à-dire la rareté ou la valeur de
la monnaie, diminue mais est toujours inversement proportionnel
à Qa ou à la quantité de la monnaie. Et, ainsi, quand les àyeu/iér^/ni
invoquent des faits provenant de l'intervention de la monnaie de
papier et des compensations pour prouver que la valeur de la mon-
naie n'est pas inversement proportionnelle à sa quantité, c'est
comme s'ils alléguaient des faits provenant de la variation de l'in-
tensité de la pesanteur pour prouver que l'espace parcouru n'est pas
proportionnel au carré du temps, dans la chute des corps. Et quand
ils vont jusqu'à dire, comme ils le font assez souvent, que « avec
les compensations et la monnaie de papier, il n'y a plus aucune
corrélation entre les prix et la quantité de la marchandise mon-
naie », ils font encore exactement comme des physiciens amateurs
qui diraient que, « à l'équateur, il n'y a plus aucune corrélation
entre l'espace parcouru par les corps graves et le temps employé
au parcours».
LE PROBLÈME MONÉTAIRE
J
Notre sur la solution
du problème monétaire anglo-indien*.
Le problème de l'organisation des rapports monétaires de
l'Angleterre et de l'Inde sur des bases rationnelles se résou-
drait de la manière suivante dans le système de la monnaie
d'or avec billon d'argent régulateur.
Soient, en faisant abstraction, pour simplifier, de la monnaie
divisionnaire
Qo la quantité de monnaie d'or existant en Angleterre,
Qa la quantité de monnaie d'argent existant dans l'Inde,
w le rapport actuel de la valeur de l'or à la valeur de l'argent.
Si, après avoir tout d'abord suspendu le libre monnayage
de l'argent dans l'Inde, on prenait, d'une part, dans l'Inde,
une quantité x d'argent pour latransporter
en Angleterre et
lui faire jouer le rôle de billon régulateur, à côté de la mon-
naie d'or, sur le pied du rapport légal w' de la valeur de l'or
à la valeur de l'argent; et si on prenait, d'autre part, en An-
gleterre, une quantité y d'or pour la transporter dans l'Inde
et lui faire jouer le rôle de monnaie, à côté de l'argent restant
transformé en billon régulateur, sur le pied du rapport légal
uf de la valeur de l'or à la valeur de l'argent; il faudrait, pour
que la valeur de la monnaie fût la même en Angleterre et dans
l'Inde, que les quantités nouvelles de monnaie et billon éva-
luées en or fussent dans le même rapport que les quantités an-
ciennes évaluées de même, c'est-à-dire que l'on eût
Communiquée il la Section économique de l'Association britannique
pour l'avancement des sciences (réunion de Meachester, 1887), A paru en
français dans la Reetee d'économie politique de novembre-décembre 1887.
160
proportion d'où l'on tire
On voit que zv', w", x et y ne sont pas absolument déter-
minés et que l'on peut se donner arbitrairement trais de ces
quatre quantités. Admettons donc, uniquement pour fixer les
idées, que ls quantité de monnaie d'or existant en Angleterre,
Qo, soit de 750,000 kgr., et qu'on voulût prendre seulement
une partie y représentant le tiers de cette quantité totale, soit
250,000 kgr., pour la transporter dans l'Inde; que la quantité de
monnaie d'argent existant dans l'Inde, Qa, soit de 25,000,000 kgr.
Admettons que le rapport actuel de la valeur de l'or à la valeur
de l'argent, zv, soit égal à 20. Admettons enfin que, pour ne
pas déranger les habitudes indiennes, on jugeât à propos de
composer le billon régulateur dans l'Inde avec la roupie ac-
tuelle, en décrétant le rapport de 10 roupies pour un souve-
rain, ce qui ferait ressortir ni' à 14.60 environ, et que, pour un
motif ou pour un autre, on jugeât à propos de composer le
billon régulateur en Angleterre avec une pièce de 4 shillings
ayant le même poids et le même titre que l'écu de 5 francs de
l'Union latine, ce qui ferait ressortir w' à 15.36 environ. Dans
ces conditions, la quantité .c d'argent à prendre dans l'Inde pour
la transporter en Angleterre serait de 6,378,500 kgr.
Cette'quantité doit être décomposée en deux parts: une de
2,728,500 kgr. à transporter sans contrepartie, et une de
3,650,000 kgr. à transporter en échange de 250,000 kgr. d'or.
La première opération pourrait se faire au moyen d'un em-
prunt contracté par l'Etat dans l'Inde et dont le produit serait
employé à acheter, en Angleterre, des titres de consolidés. La.
seconde opération pourrait se faire au moyen d'une émission
de billets de battue effectuée par la Banque d'Angleterre et
par laquelle on se procurerait de l'or à échanger contre de
l'argent dans l'Inde., Ces deux opérations donneraient une
perte notable, dans les conditions que nous avons supposées,
161
11
en raison de la supériorité de w'=15.36 sur w" puis-
que l'Etat et la Banque donneraient 1 d'or ou l'équivalent
contre 14.60 d'argent dans l'Inde et 15.36 d'argent contre 1
d'or ou l'équivalent en Angleterre.
De cette façon, la valeur de la roupie serait relevée à 2 shil-
lings. On diminuerait évidemment les difficultés de l'opération
en ne relevant cette valeur qu'à un niveau moins élevé. Par
exemple, si l'on décrétait le rapport de 12 roupies pour 1 sou-
verain, ce qui ne relèverait la valeur de la roupie qu'à 1 shil-
ling 8 pence, en faisant ressortir à 17.50 environ, x serait
égal à 5,102,568 kgr. dont 727,568 kgr. seulement à transpor-
ter sans contrepartie et 4,375,000 kgr. à transporter en échange
de 250,000 kgr. d'or, ces deux opérations donnant un bénéfice.
Si l'on ne croyait pas pouvoir ou devoir faire faire aucun
transport de capital disponible sous forme de monnaie par
l'Inde à l'Angleterre, il faudrait introduire, comme une condi-
tion nouvelle, que la quantité d'argent importée de l'Inde dans
l'Angleterre fût exactement bàlancée par la quantité d'or im-
portée de l'Angleterre dans l'Inde. Il faudrait donc poser:
équation qui, combinée avec la précédente, donne l'équation
dans laquelle deux quantités seulement sont à fixer arbitraire-
ment. On voit tout de suite que, pour que y ne soit pas une
fraction trop forte de Qp, il faut que w' soit le plus petit pos-
sible et ttf le plus grand possible1.
1 Je me suis aperçu qu'en rédigeant cette Note, j'étais passé de l'idée
d'arrêter la baisse de la valeur de la roupie à celle de relever cette valeur
par rapport à la valeur de la livre sterling, et, pour cela, d'augmenter la
quantité de la monnaie en Angleterre et dans l'Inde. J'aurais mieux fait,
je crois, de m'en tenir à la première idée, en supposant w" aussi près
que possible d'être égal à w (par exemple en fixant la valeur de la roupie
à 1 sh. 6 p. ce qui supposait te" = 19.50), et en faisant aussi w' = w" et
x = y w", l'opération s'exécutant alors sans transport de capital et sans
hénéfice ni perte.
162
II
Le problème monétaire anglo-indien 1.
Au Rédacteur de la Gazette de Lausanne.
La Bugnonne, juillet 1893.
Monsieur le Rédacteur,
La Gazette de Lausanne ayant bien voulu mentionner mon
nom, dans son numéro du 10 courant, à propos de la solution
récemment donnée au problème monétaire anglo-indien, je
me permets de vous adresser à ce sujet les observations sui-
vantes que je crois susceptibles d'éclairer pour vos lecteurs la
question de la monnaie en général, en même temps que la po-
sition particulière que j'y ai prise.
Il y a dix ans, j'avais achevé la théorie pure de la monnaie. Je
m'étais expliqué mathématiquementcomment s'établit lavaleur
de la marchandise monnaie par rapport à celle des autres mar-
chandises, en d'autres termes comment se déterminent t les prix
des marchandises en monnaie, soit dans le cas d'une seule mar-
chandise monnaie (monométallisme), soit dans le cas de deux
marchandises monnaies avec rapport légal de valeur d'une
monnaie à l'autre (bimétallisme); et je m'étais convaincu ma-
thématiquement que si, toutes choses restant égales d'ailleurs,
Za quantité de la nronnaic augmente ou diminue, les prix des
marchandises en monnaie haussent ou baissentproportionnel-
lement. Je n'ai pas été le premier à formuler cette loi ma
seule prétention est d'en avoir fourni une démonstration scien-
tifique et, en outre, d'en avoir poursuivi rigoureusement les
conséquences dans la théorie appliquée de la monnaie et dans
la politique monétaire.
Au point de vue de la théorie appliquée, il résulte de la loi
de la quantité que, ni avec te monométallisme, ni avec le bi-
métallisme, on n'a une monnaie satisfaisant à cette condition
essentielle d'un instrument d'échange de procurer la plus
1 Gazette de Lausanne, 24 juillet
163
grande stabilité possible des prix, ou, du moins, de ne pas
compliquer par sa propre variation de valeur les variations
naturelles de valeur des autres marchandises. Qu'en effet la
quantité du métal monnaie ou des deux métaux monnaies
augmente, les prix de vente des produits s'élèvent au dessus
de leurs prix de revient en fermages, salaires et intérêts, et
les entrepreneurs producteurs y gagnent, tandis que les pro-
priétaires fonciers, travailleurs et capitalistes consommateurs
y perdent; que cette quantité diminue, les prix de vente des
produits s'abaissent au dessous de leur prix de revient au dé-
triment des entrepreneurs et à l'avantage des propriétaires
fonciers, travailleurs et capitalistes. Dans un cas comme dans
l'autre, l'équilibre économique est détruit; il y a crise jusqu'à
l'établissement d'un équilibre nouveau. Pour éviter ces incon-
vénients, il faut prendre l'or comme monnaie à frappe illimi-
tée destinée à régler les échanges internationaux et les gros
échanges nationaux et se servir de l'argent comme d'un billon
à frappe limitée: billon régulateur pour les paiements inté-
rieurs de médiocre importance, et billon divisionnaire pour
les petits paiements. Alors, si la quantité de l'or augmente ou
diminue, on diminuera ou augmentera la quantité du billon
régulateur de façon à éviter toute crise de hausse ou de baisse
des prix.
Au point de vue de la pratique, il résulte de la loi de la
quantité que les monométallistes-or, en poursuivant la démo-
nétisation de l'argent., et en diminuant ainsi la quantité de la
monnaie, nous préparent une crise de baisse des prix, et que
les birnétallistes, en réclamant le monnayage libre de l'argent
jusqu'au relèvement de sa valeur en or au rapport de 1 à 15 '/s,
et en augmentant ainsi la quantité de la monnaie, nous expo-
sent à une crise de hausse des prix. Ce qu'il y a à faire, pour
chaque pays, c'est de garder ou d'adopter la monnaie d'or et
de limiter la frappe de la monnaie d'argent, en vue d'utiliser
cette monnaie comme billon complémentaire en attendant de
lui faire jouer le rôle de billon régulateur.
Tels furent les principes que je soumis à la conférence mo-
164
nétaire internationale réunie à Paris pour la prorogation de
l'Union latine dans un article publié en décembre 1884 par la
Revue de droit international sous le titre Monzzaie d'or avec bil-
lon d'al'gent régulateur et qui fut résumé dans un autre article
inséré le 12 janvier 1885 dans la Gazette de La2esanne sons ce
titre Un systèmes rationnel de monnaie. Je demandais d'abord
qu7on appelât les choses par leur nom en déclarant l'or seul
monnaies, le franc se définissant comme lesio/3r d'un gramme
d'or, et en déclarant l'argent billon, les pièces d'argent de
2 rh,5 et 10 grammes, au titre de 835/iooo> d'une valeur nomi-
nale de 1/a, 1 et 2 francs, formant le billon divisionnaire, et les
pièces de 25 grammes, au titre de 0/10, d'une valeur nominale
de 5 francs, formant le billon régulateur. Je demandais ensuite
que le billon ne circulât que dans les pays d'émission et n'y
fut reçu en paiement que jusqu'à concurrence d'une certaine
somme, et que la quantité de billon à émettre par chacun des
Etats de l'Union latine fût déterminée par des conventions in-
ternationales, celle de billon divisionnaire en raison des besoins
de la circulation, et celle de billon régulateur en vue d'assu-
rer la variation régulière de la valeur de la monnaie. L'article
de la Gazettc se terminait ainsi
Ce système, qui tient la balance égale entre les créanciers et les
débiteurs, entre les producteurs et les consommateurs, devrait
avoir pour lui les monométallistes et les bimétallistes car il laisse
à l'expérience le soin de donner raison ou tort aux uns ou aux au-
tres. Que si, comme l'assurent les monométallistes, l'or peut suffire
à lui seul à desservir la circulation, la quantité actuelle de la mon-
naie, y compris les écus, sera trop forte les prix hausseront; nous
serons amenés à démonétiser peu à peu ce qui reste d'écus d'ar-
gent, et nous irons tout doucement au monométallisme-or. Que si,
comme le prétendent les bimétallistes, l'or et l'argent sont tous
deux nécessaires pour desservir la circulation, la quantité actuelle
de monnaie, y compris les écus, sera trop faible les prix baisse-
ront; nous serons amenés à monnayer peu à peu ce qui reste d'ar-
gent disponible et nous reviendrons ainsi au bimétallisme. Mais,
probablement, les partisans de ces système exclusifs tiendront à
nous conseiller ce qu'on nppelle un saut dans l'inconnu et, entre
eux, les politiciens incertains continueront i1 se laisser traîner à la
remorque des circonstances.
-165
Les choses se passèrent bien suivant ces prévisions. L'Union
latine ne pouvait appeler ses écus du billon sans qu'aussitôt
se posât cette question u Du billon doit-il être admis à la cir-
culation internationale? » c'est-à-dire, en d'autres termes:
« Les Etats composant l'Union latine ne doivent-ils pas, dès à
présent, prendre des mesures en vue de se rembourser en or
les uns aux autres leurs écus d'argent? » La réponse à cette
question était trop claire' pour qu'on voulût l'aborder. On
adopta du moins, pour le cas de la dissolution de l'Union la-
tine, une clause de remboursement des écus en or dans cer-
taines limites. Quant à moi, je continuai mes études, poussé
surtout parla considération résumée en ces termes à la fin de
la prélace de ma Théorie de la monnaie,:
La question de la monnaie m'intéresse donc à un double titre:
à cause de son importance et de son actualité propres et, plus en-
core peut-être, parce qu'elle se prête à une des premières et des
plus décisives applications de mon système d'économie politique
pure. Je me dis: « Voici en définitive une question qui se présente
en tète de la liste des questions économiques et sur laquelle il est
patent que nos hommes de science et hommes d'Etat de l'école
soi-disant expérimentale hésitent et bâtonnent à plaisir. Si nous
étions assez heureux pour la résoudre théoriquement et pratique-
ment au moyen de principes nouveaux, ces principes serviraient
ensuite à résoudre théoriquement et pratiquement toutes les au-
tres questions économiques et sociales.
Dans cette Théorie de la monnaie, publiée en et 4887,
je reprenais l'exposition développée des principes de mon sys-
tème de monnaie d'or avec billon d'argent régulateur, je fai-
sais la critique approfondie des systèmes opposés du monomé-
tallisme et du bimétallisme, et j'ajoutais une indication détaillée
des desiderata statistiques nécessaires à la régularisation de la
variation de valeur de la monnaie, Je concluais ainsi
En ce moment, la quantité de l'or tend à diminuer et la quan-
tité de l'argent tend à augmenter. Donc la situation la plus favo-
rable que nous pourrions souhaiter serait de nous trouver au ré-
gime du billon régulateur avec faculté d'ajouter de ce billon dans
la circulation. Or cette situation est précisément celle de l'Union
latine, de l'Allemagne et des Etats-Unis. L'Angleterre ouvre les
166
yeux et comprend enfin que l'appréciation croissante de l'or jointe
à la dépréciation croissante de l'argent ruine son industrie et désé-
quilibre les rapports économiques entre l'Inde et elle. Par consé-
quent, qu'elle se mette aussi, elle et l'Inde, au régime du billon
régulateur, et que, cela fait, toutes les grandes puissances moné-
taires s'acheminent ensemble, et autant qu'il le faudra pour main-
tenir les prix, vers le bimétallisme.
En conséquence, dans l'été de 1887, ayant été invité à assis-
ter au Congrès de l'Association britannique pour l'avancement
des sciences à Manchester, et ne pouvant me rendre à cette
invitation, je rédigeai une Note sur la solution du problème
monétaire anglo-indien qui fut traduite en anglais et commu-
niquée en septembre au Congrès, dans les procès-verbaux du-
quel elle figure, par mon collègue le professeur Foxwell. Je
proposais dans cette note que, tout d'abord, on suspendit le
libre monnayage de l'argent dans l'Inde et qu'on fit de la mon-
naie d'argent de l'Inde un billon en attribuant à la roupie une
valeur nominale en souverains et shillings, puis qu'ensuite on
prit d'une part dans l'Inde une certaine quantité d'argent pour
la transporter en Angleterre et lui faire jouer le rôle de billon
régulateur à côté de la monnaie d'or, et qu'on prit d'autre
part en Angleterre une certaine quantité d'or pour la trans-
porter dans l'Inde et lui faire jouer le rôle de monnaie à côté
de l'argent transformé en billon régulateur. Je fournissais une
formule des quantités respectives d'or et d'argent à échanger
ainsi entre l'Angleterre et l'Inde pour que la valeur de la mon-
naie fût la même dans les deux pays après l'opération comme
avant, et j'appliquais cette formule dans les deux hypothèses
du rapport de 10 roupies pour un souverain, la valeur de la
roupie étant ainsi relevée à 2 shillings, soit à 24 pence, et du
rapport de roupies pourl souverain, la valeur de la roupie
étant relevée à 1 shilling8 pence, soit à 20 pence. Or, que fait-
on aujourd'hui? On suspend le libre monnayage de l'argent
dans l'Inde et l'on fait de la monnaie d'argent de l'Inde un
billon en attribuant à la roupie une valeur norninale en souve-
rains et shillings. On avait songé au rapport de 12 roupies
pour 1 souverain, ce qui aurait fixé la valeur de la roupie
-167-
à 1 shilling 8 pence soit à 20 pence; on s'est arrêté au rapport
de 15 roupies pour un souverain, ce qui fixe la valeur de la
roupie à 1 shilling 4 pence, soit à 16 pence. On remet à plus
tard d'approvisionner l'Inde d'une monnaie d'or effective qui
lui permette de payer à l'étranger, le cas échéant, l'excédent
de ses importations sur ses exportations.
A part ce fait qu'on diffère de fournir à l'Inde une vraie mon-
naie, la conformité des mesures ainsi prises avec mes proposi-
tions est évidente mais il me semble que, de plus, le régime
monétaire du inonde entier est dores et déjà fixé selon nos
vues. C'en est fait du monométallisme absolu et du bimétal-
lisme absolu on .ne procédera pas à la démonétisation immé-
diate du stock actuel de monnaie d'argent; on n'ouvrira pas
immédiatement le libre accès des hôtels des monnaies à l'ar-
gent sur le pied du 15 */j universel comme rapport de la valeur
de l'or monnaie il la valeur de l'argent monnaie. Mais que la
quantité de l'or vienne à augmenter, comme elle semble le
faire à présent par suite de la production africaine, rien n'em-
pêchera les nations qui voudront faire les frais de l'opération
de se mettre peu à peu à l'étalon d'or en démonétisant du bil-
lon d'argent; et qu'au contraire cette quantité de l'or vienneà
diminuer par le ralentissement de la production, on devra rap-
procher la valeur réelle de l'argent de sa valeur nominale en
frappant partout des quantités croissantes de billon régulateur.
Ne sont-ce pas exactement là les termes de l'article de la Ga-
zette du 12 janvier 1885? Je n'insisterai pas sur ce point et me
bornerai, pour aujourd'hui, à constater, en faveur de ma mé-
thode et de mes principes d'économie politique pure, que,
grâce à eux, j'ai pu indiquer, dès 1884-85, l'idéal monétaire à
poursuivre, et montrer, en 1887, le point précis sur lequel il
fallait agir pour orienter les faits dans le sens des indications
de ta théorie.
Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments bien
dévoués.
LÉON Walras.
168
III
Le problème monétaire en Europe et aux Etats-Unis (
J'ai reçu ces jours-ci un volume publié dans la forme ordi-
naire des documents officiels de l'administration des Etats-
Unis et contenant la traduction en anglais de l'ouvrage connu
de M. Edouard Suess sur L'avenir de l'argent. M. Suess est
professeur de géologie à l'Université, vice-président de l'Aca-
démie des sciences, à Vienne, membre du Parlement autri-
chien, etc. Cette traduction de son ouvrage est publiée avec
son autorisation, par ordre du Comité des Finances du Sénat
des Etats-Unis. Il amis en tête une préface spécialement écrite
pour la circonstance et que je crois devoir traduire aussi
textuellement que possible.
Préface clc r édition américaine.
En quelques années après l'introduction de l'étalon d'or
en Allernaâne, qui donna lieu à de si importants mouvements, je
publiai un petit travail: L'avenir de l'or- dans lequel j'essayai de
montrer que, d'après les indications de la géologie, nous devons
nous attendre dans l'avenir à une rareté de l'or et à une abondance
de l'argent, et que l'extension de l'étalon d'or à tous les Etats ci-
vilisés est impossible.
Le travail sur L'avenir de l'argent3 qui a maintenant l'honneur
d'être publié en anglais par les soins du Comité des Finances du
Sénat des Etats-Unis, parut au printemps de 1892, au début des
délibérations concernant l'introduction del'étalon d'oren Autriche-
Hongrie. Dans l'intervalle de ces deux publications, plusieurs de
mes assertions de s'étaient vérifiées. La production de l'or
s'est abaissée pendant quelques années en conséquence de l'épui-
sement de riches gisements; après quoi, il est vrai, elle s'est re-
levée en raison de la découverte des gisements du Transvaat mais
en même temps est survenu un accroissemeut extraordinaire dans
la consommation industrielle de l'or. Simultanément avait lieu, en
1 Gazelle rie Lausanne, 27 février 18fH.
3 Dicr Zukunfl de* Goldet. Wien unri Leipzig.
;¡ Dit! Xnlninfl des Silben. Id.
169
dépit de la baisse du prix de l'argent, un accroissement dans la
production de ce métal dû principalement au progrès des procédés
métallurgiques.' La République Argentine, le Brésil, le Portugal,
l'Espagne, l'Italie, la Grèce, par suite de vicissitudes de diverse
nature, ont perdu en tout ou partie leur circulation métallique; et,
qui plus est, en 1890, un moment est venu où la Banque d'Angle-
terre ne s'est pas trouvée par elle-même à la hauteur des néces-
sités.
Dans ces circonstances, plusieurs de mes amis et moi nous fùmes
d'avis que l'Autriche-Hongrie, pour se garder contre toutes les
éventualités, devait bien se procurer graduellement une provision
d'or modérée, mais non proclamer l'étalon d'or ni établir un rap-
port définitif entre le florin d'argent et la monnaie d'or.
Notre gouvernement est allé beaucoup plus loin que nous ne le
jugions fl propos.
Cependant, au commencement de 1892, parut le dernier grand
travail d'Ad. Soetbeer sur le sujet [Litierulurnuclnveis iiLer Gold
uml Mtïnzwescn} dans lequel (notamment pp. 285, 291 ) quelques-uns
des arguments par moi avancés contre l'étalon exclusif d'or étaient
admis. M. Soetbeer me fit, en outre, l'honneur de m'écrire pour
m'exprimer ses craintes au sujet de la marche des affaires et de
l'appréciation de l'or. Il regardait les efforts des bimétallistes comme
impuissants à cause de l'attitude de l'Angleterre, indépendamment
des autres raisons; mais il était convaincu qu'il y avait quelques
mesures à prendre pour arrêter la chute de l'argent. Les 30 et 31
juillet 1892, j'eus le plaisir de passer deux journées inoubliables
chez lui a Gœtting.ue. Le 5 aoùt, il mit au jour un memorandum
contenant ses propositions. Dans leurs traits essentiels, ces propo-
sitions demandaient bien la reconnaissance de l'or comme seul
étalon monétaire; mais il n'était pas question de maintenir dans
la circulation des monnaies d'or de moins de 20 francs, de 20 marks,
de 1 souverain ou de 10 dollars, ni des billet de crédit au-dessous
de cette valeur. Les grosses pièces de monnaie d'argent devaient
être remonnayées à un rapport supérieur à 15 1/i; chaque gouver-
nement devait recevoir Pn paiement ses propres grosses pièces de
monnaie d'argent sans limite mais la quantité de monnaie légale
à recevoir dans les paiements privés devait être bornée, pour ces
pièces, à trois foJs le montant de l'unité monétaire d'or, par exem-
pie, il francs. Des certificats de dépôt d'argent à couverture
pleine pouvaient être émis, mais non des billets de crédit payables
en argent.
En ce qui concerne le rapport auquel les grosses pièces de mon-
naie d'argent devaient être remonnayées, les vues du Dr Soetbeer
n'étaient pas arrêtées. Dans la dernière lettre qu'il m'écrivit, datée
du 7 octobre 1892, il mentionnait celui de 22 à 1. Peu après, le 23
170
octobre, cet homme excellent nous fut enlevé avec le trésor de son
expérience, dans sa année.
Comment le congrès international rejeta toutes les propositions
comment, en 1893, les événements se précipitèrent avec une écra-
sante rapidité, c'est ce- que je ne me propose pas de relater. Soet-
beer admettait que l'effet de ses propositions serait seulement
transitoire; mais il ne voyait pas la possibilité de mesures plus ra-
dicales. Pour un certain nombre d'années, au point de vue de l'ex-
périence géologique, le monde a été averti que tout son système
monétaire était poussé vers un abime. Durant le cours de l'année
passée, nous avons approché tout près du bord.
E. SUESS.
Vienne, Autriche, 'Ier octobre 1893.
Je suis acquis, depuis longtemps déjà, aux vues de M. le pro-
fesseur Suess sur l'avenir de l'or et de l'argent. Je les expri-
mais en 1886 en ces termes dans la 2t partie de ma Théorie de
la monnaies intitulée Critique des systèmes:
Le premier que nous rencontrons est le système de l'élalon unique
d'or ou monométallisme-or. Dans ce système l'or est seul numéraire
et seul monnaie. L'utilité de l'or comme marchandise augmente
sans cesse avec le développement de la population et notons que,
parmi les besoins qui constituent cette utilité, il en est qui ne sont
satisfaits que par la consommation de la marchandise elle-méme et
non pas seulement de son service. L'utilité de l'or comme monnaie
augmente aussi sans cesse avec le développement des affaires. Et
la quantité de l'or augmente-t-elle proportionnellement? Loin de
là! Le seul minerai d'or qui soit bien avantageusement exploitable
est celui que la nature a pris soin de broyer elle-même et qui se
trouve à l'état de sable dans les terrains d'alluvion. On peut assu-
rément espérer de trouver encore de temps autre quelques-uns
de ces sables aurifères comme ceux de la Californie et de l'Aus-
tralie mais il est bien évident qu'au fur et à mesure que la surface
du globe sera de plus en plur connue et habitée, ces gisements de-
viendront de plus en plus diftiuiles rencontrer. Ainsi, une augmen-
tation toujours croissante, avec quelques diminutions accidentelles
et brusques, des prix voilà l'avenir monétaire que nous réserve le
monométallisme-or. C'est la crise industrielle en permanence.
L'étalon unique d'argent ou monomélallisme-aruent serait infini-
ment moins déraisonnable. L'argent existe dans la nature en quan-
tité bien plus considérable que l'or; et, grâce aux perfectionne-
ments des procédés métallurgiques, on traite avec profit des mine-
rais d'une richesse médiocre. II serait donc parfaitement permis
17.
d'espérer que la quantité de l'argent pourrait se maintenir au moins
au niveau de sa double utilité de marchandise et de monnaie, que
sa rareté non seulement n'augmenterait pas, mais diminuerait plu-
tôt avec le temps, comme celle de la plupart des marchandises;
qu'en conséquence les prix des marchandises en argent seraient
bien plus stables. Mais encore faut-il dire que cette stabilité pro-
bable n'est pas certaine et qu'elle serait, en tout cas, traversée par
des alternatives de hausse et de baisse correspondant à celles d'ac-
tivité ou de ralentissement dans la production du métal.
J'envoyais toutes mes publications sur la monnaie au doc-
teur Soetbeer, et je lui envoyai la Tlaéos·ie de la monnaie en
janvier 1887. Son accusé de réception, que j'ai sous les yeux,
est de nature à faire croire que ses convictions monométallis-
tes n'étaient pas encore ébranlées. Je félicite M. Suess d'en
avoir eu raison et je me félicite moi-même de ce que, en renon-
çant au monométallisme pur, Soetbeer ne se soit pas, comme
beaucoup d'autres, jeté dans le bimétallisme immédiat, mais
soit finalement venu au système de la monnaie d'or avec billon
d'argent complémentaire et régulateur. Et, en effet, tous mes
lecteurs, j'en suis sûr, auront reconnu dans les propositions
élaborées par lui le 5 août 1892 une application formelle et
précise de ce système à laquelle l'admirable connaissance de
la statistique et de la littérature- monétaires qu'avait, son au-
teur donne un poids considérable.
C'est là un premier fait que j'ai tenu à signaler. Le second,
qui n'est pas moins important ni moins heureux, c'est celui
de la prise en considération des vues de M. Suess et des pro-
positions de Soetbeer auxquelles elles conduisent par le Comité
des Finances du Sénat des Etats-Unis. Si la circonstance que
le système auquel j'étais arrivé en 1886 par les déductions
mathématiques de la théorie quantitative de la monnaie est le
même que celui auquel a été conduit Soetbeer en 1892 par
l'étude des faits me donne quelque titre à défendre son plan,
je dirai que les Etats-Unis ne sauraient rien faire de mieux
que de ramener toute leur circulation d'argent, en dehors de
172
la monnaie divisionnaire parmi laquelle on pourrait faire
figurer les dollars d'argent à 16, je veux dire les Silve1' Ce1'ti-
ficates et les Treasury llrotes émis en vertu des Blaxxd Act et
Sherman Act, au type unique de billon élastique à 22 circu-
liait sous forme de certificats de dépôtà couverture pleine ainsi
conçus: « Il est tenu en dépôt à la disposition du porteur.
dollars-argent au rapport de 22 d'argent pour 1 d'orn. Il ne
serait pas nécessaire que l'argent en dépôt, correspondant ri-
goureusement au montant des certificats en circulation, fût
entièrement monnayé il le serait seulement qu'il pût l'être de
façon à satisfaire à toutes les réquisitions. Coïncidence assez
curieuse La mesure par laquelle on a suspendu, en juin
le libre monnayage de l'argent dans l'Inde et établi le rapport
de roupies pour 1 souverain a précisément fait des roupies
indiennes un billon d'argent à 22. Si donc l'Angleterre pou-
vait se décider à pourvoir sa colonie d'une monnaie d'or en
place de sa monnaie d'argent dcnt elle a fait un billon et, pour
cela, à lui faire le prêt d'une certaine somme en souverains
garanti par la remise d'une somme égale en roupies, puis à
faire circuler cet argent chez elle dans la forme de certificats
de dépôt à couverture pleine ci-dessus décrite, l'Angleterre,
avec l'Inde, et les Etats-Unis, c'est-à-dire la partie anglo-
saxonne du monde, qui en est la plus influente dans les af
faires, se trouveraient dès à présent au régime de la monnaie
d'or avec billon élastique d'argent à 22.
Je ne verrais pas pour ma part, et quoi qu'en ait pensé
Soetbeer, de nécessité absolue à ce que les écus français et les
thalers allemands fussent remonnayés à un rapport supérieur
à celui de 15'/2 ou de 14 qui est le leur. En les supposant laissés
tels qu'ils sont, et à la seule condition que la France eût liquidé
sa triste Union latine, rien n'empêcherait, en cas d'insuffisance
de monnaie bien constatée har la baisse des prix, l'Angleterre,
les Etats-Unis, la France et l'Allemagne d'opérer d'un commun
accord des frappes de billon élastique d'argent déterminées par
173
le calcul de manière à ce que chaque nation demeurât en pos-
session du stock d'or qu'elle aurait su s'acquérir. Quand, par
suite de ces frappes, le rapport de la valeur de l'or à la valeur
de l'argent approcherait de 22, sur le marché, on verrait s'il y
a lieu de proclamer le bimétallisme à 22 en demandant à la
France et à l'Allemagne de réaliser la perte nécessaire sur
leurs écus et thalers. Autrement, l'Angleterre et les Etats-Unis
transformeraient leur billon élastique à 22 en un billon élas-
trique à opération très facile et très avantageuse, dans le
cas où ce billon circulerait sous forme de certificats à couver-
ture pleine, puisqu'elle s'effectuerait par la substitution pure et
simple de certificats de livres-argent et dollars-argent à 15If*
aux certificats de livres-argent et dollars-argent à 22. L'in-
suffisance de monnaie persistant, par hypothèse, on opé-
rerait de nouvelles frappes de billon élastique d'argent; et
quand, par suite de ces frappes, le rapport de la valeur de l'or
à la valeur de l'argent approcherait de 15 Va> surle marché,
on proclamerait, s'il le fallait, le bimétallisme à 15 1/2. Il faut
noter que si, durant la première période, l'or, au lieu de rester
rare, devenait tout d'un coup abondant, l'adoption du chiffre
de 22 comme taux du billon élastique d'argent anglais et amé-
ricain aurait ce résultat que l'or prendrait naturellement et de
lui-même la place de l'argent dans la circulation monétaire de
l'Angleterre et des Etats-Unis, mais non dans celle de la France
et de l'Allemagne si ces deux derniers pays n'avaient pas jugé
à propos de remonnayer leurs écus et leurs thalers. Et ainsi,
l'adoption du billon élastique d'argent à 22 par les Etats-Unis
constituerait à la fois pour eux un premier pas vers le bimé-
tallisme, dans l'hypothèse de la rareté de l'or, et une mesure
conservatoire de toutes les chances du monométallisme-or,
dans l'hypothèse de l'abondance de l'or.
Je ne suis pas bien sûr d'être d'accord avec M. Suess au su-
jet de l'abîme monétaire vers lequel il dit que nous sommes
poussés. A mon sens, le système monétaire du monde est placé
174
entre deux aMmes qu'il appartient sans doute a'la géologie de
nous signaler mais qu'il appartiendrait surtout à une économie
politique digne de ce nom de nous faire éviter. Le premier,
c'est l'abîme de la baisse continue et persistante des prix des
produits, par suite de la raréfaction de la monnaie, dans le
monométallisme-or, au détriment des entrepreneurs d'agricul-
ture, d'industrie et de commerce. C'est ce que j'appelais en
« la crise industrielle en permanence ». L'autre, c'est l'a-
bîme de la hausse, d'abord et à coup sûr subite, puis peut-être
continue et persistante elle aussi, de ces mêmes prix, par suite
de la surabondance de la monnaie, dans le bimétallisme im-
médiat, au détriment des propriétaires fonciers, travailleurs
et capitalistes. Or le premier de ces deux dangers, qui est celui
dont se préoccupe M. Suess, n'est plus guère à craindre. Le
monométallisme-or est actuellement plus impossible que ja-
mais. L'Allemagne, il y a vingt ans, avec cinq milliards dans
ses poches, n'a pu se mettre, elle toute seule, à l'étalon d'or;
elle a dû s'arrêter devant les pertes énormes que lui infligeaient
l'appréciation croissante de l'or, suite de ses achats, et la dé-
préciation croissante de l'argent, suite de ses ventes. Toute
nation qui, sur la foi de ses académiciens les plus illustres,
ferait aujourd'hui la même tentative échouerait de la même
manière. Au contraire, le second danger me paraît toujours
redoutable. Le bimétallisme immédiat a pour lui les proprié-
taires de mines d'argent d'Amérique; il a les manufacturiers
anglais lesquels voient parfaitement, depuis quelques années, la
hausse formidable des prix des produits qui résulterait d'une
inondation d'argent dans la circulation monétaire; et il suffi-
rait d'un trait de plume pour l'établir. Les consommateurs
propriétaires, salariés, rentiers, qu'il ruinerait pour longtemps
ou pour toujours, ne connaissent point leurs intérêts et ne sau-
raient point les défendre. Voilà le précipice qui est toujours
ouvert sous nos pieds et dans lequel une décision du gouver-
nement des Etats-Unis conforme au testament monétaire de
Soetbeer nous empêcherait de tomber.
175
IV
Le péril biméUUliete*.
Qui a fait cela? les bureaucrates pro-
bablement les corps constitués I les
réputations établies, les gens établis,
les gens de place, les gens de poids,
les imbéciles considérables.
J.-J. Weiss, A propos de Théâtre.
Par suite de la découverte récente de mines d'or à la fron-
tière du Brésil et de la Guyane française, dans l'Australie oc-
cidentale, et surtout en Afrique, dans le Transvaal, le problème
monétaire est entré dans une phase nouvelle, la dépréciation
de l'or devant bientôt succéder à son appréciation. En effet, la
production annuelle de l'or, qui était descendue de 700 mil-
lions (1856-1860) à 500 millions de francs en valeur, soit à
150,000 kilogrammes en quantité (1881-1885), est remontée à
800 millions en 1893, à 900 millions en 1894, s'élèvera proba-
blement à 1 milliard de francs en valeur, soit à 300,000 kilo-
grammes en quantité, en 1895, et se maintiendra à ce taux ou
au-dessus pendant un certain nombre d'années. Des personnes
compétentes ont évalué à 14 ou 15 milliards la quantité d'or
qui se trouve dans une partie du Transvaal seulement, le Witt-
watersrand. Or, le principe que les prix, toutes choses égales
d'ailleurs, haussent ou baissent proportionnellement à l'aug-
mentation ou àla diminution dans la quantité de la monnaie»,
qui fournit la solution de tous les problèmes monétaires, est
un principe aujourd'hui susceptible d'une démonstration
scientifique très rigoureuse. La monnaie s'offre journellement
sur le marché du capital monnaie (money-market). Elle y est
demandée par les entrepreneurs qui désirent acheter des ca-
pitaux fixes et circulants de la production (machines, instru-
ments, outils, matières premières, produits fabriqués à mettre
en vente à l'étalage) et par les propriétaires fonciers, travail-
t Revue socialiste, 15 juillet 1895.
176
leurs et capitalistes qui désirent acheter des capitaux fixes et
circulants de la consommation (meubles, vêtements, objets
d'art et de luxe, objets de consommation). Sa quantité offerte
augmentant ou diminuant, son prix de location, qui est le
taux de l'intérêt, baisse ou hausse, et sa quantité demandée
augmente ou diminue. Mais la quantité offerte des capitaux
fixes et circulants, dont l'ensemble constitue toute la richesse
sociale, restant la même pendant que leur quantité demandée.
augmente ou diminue, il est certain que leurs prix haussent
ou baissent dans une proportion commune, moyennant quoi
l'équilibre est rétabli.
En défalquant des 14 ou 15 milliards d'or qui doivent nous
arriver ainsi du seul Wittwatersrand la valeur de la quantité
d'or qui sera employée à des usages industriels et de luxe, on
a pu évaluer sans aucune exagération à 12 ou la hausse
des prix qui se produira d'ici à une dizaine d'années du fait
de l'accroissement dans la production de l'or. Tous les gens
qui profitent de l'excédent d'un prix de vente sur un prix de
revient, les entrepreneurs d'agriculture, d'industrie, de com-
merc; et les capitalistes-actionnaires, qui vendront longtemps
les produits en hausse avant d'élever le prix des services pro-
ducteurs, vont nager en pleine prospérité. En revanche, tous
les gens qui vivent d'un revenu fixé à forfait, les propriétaires
fonciers, travailleurs et capitalistes-obligataires, vont se trou-
ver dans la gène. Les propriétaires fonciers qui cultivent eux-
mêmes sont des entrepreneurs les autres espèrent réussir
assez vite à faire élever leurs fermages; mais les ouvriers auront
à recourir au procédé si coûteux et si pénible pour eux de la.
grève pour faire élever leurs salaires; les employés et les fonc-
tionnaires publics auront pl'is de mal encore à faire élever
leurs traitements; et, quant aux petits capitalistes porteurs
d'obligations, ils n'ont aucun moyen quelconque de faire élever
leurs intérêts, qui sont fixés définitivement, et ils sont assurés
dores et déjà d'être remboursés de leur capital en une monnaie
dépréciée.
177
it
Un jour viendra sûrement, on nous fait espérer que *;e
sera peut-être dans la seconde moitié du xxe siècle, où l'on
saura prendre des mesures pour empêcher une telle disloca-
tion de tout le mécanisme économique et social. Peut-être
alors, en considération de ce fait que le rôle des métaux pré-
cieux comme monnaie est beaucoup plus important que leur
rôle comme marchandise, et que l'intérêt public doit passer
avant l'intérêt privé, aura-t-on remis les mines d'or et d'argent
entre les mains de l'Etat qui les exploitera en vue d'une pro-
duction réglée sur les besoins. Peut-être, en cas d'insuffisance
naturelle de la quantité de monnaie, saura-t-on se servir d'un
billon d'argent complémentaire et régulateur. Peut-être, en
cas d'excès naturel de cette quantité, saura-t-on remédier à la
hausse des prix des produits par une hausse calculée et décré-
tée des prix des services producteurs. Mais, pour aujourd'hui
et en cette fin duxix0 siècle, de telles idées font crier au socia-
lisme d'Etat ei, comme remède à la surabondance de la mon-
naie, nous aurons probablement le bimétallisme, c'est-à-dire
une surabondance plus grandeencore.
A l'heure qu'il est, l'or est le seul métal qui soit vraiment
monnaie, parce qu'il est le seul qui, étant monnayé librement
dans les hôtels des monnaies, sur la demande desparticuliers,
ait toujours et nécessairement une valeur de marchandise
égale à sa valeur de monnaie. Quant à l'argent, dont le libre
monnayageest partout suspendu, sauf au Mexique et peut-être
quelque part ailleurs encore, il est non pas monnaie mais bil-
lon, parce que sa valeur conventionnelle comme monnaie est
supérieure, de moitié environ, à sa valeur réelle comme mar-
chandise. Or, les propriétaires de mines d'argent des Etats-
Unis d'Amérique, dans tine conférence tenue à Washington
où seize états de l'Union étaient représentés, viennent en mars
dernier de faire réclamer la frappe libre de l'argent comme de
l'or sur le pied du rapport de valeur de 16 à 1. En février, au
Reichstag allemand, les agrariens on fait passer une proposi-
178
tion tendant à convoquer une conférence internationale pour
ramener l'Europe au bimétallisme, et cette proposition sera,
dit-on, certainement appuyée par le Conseil d'Etat. Une ligue
nationale bimétallique s'est constituée le 23 mars, à Paris, pour
réclamer le bimétallisme à 151/2; elle a l'appui des protection-
nistes les ancien gouverneur, gouverneur actuel et caissier
de la Banque de France y remplissent des fonctions; des pro-
positions législatives ont été déposées. Enfin, le 3 avril, la ligue
bimétallique anglaise a tenu sa réunion annuelle à Mansion-
House, et M. Balfour y a demandé la substitution du bimétal-
lisme à « l'absurde système monométallique sous lequel il avait
le malheur de vivre». D'ailleurs, la production de l'argent
était, dans ces derniers temps, de 4 ou 5 millions de kilogram-
mes par an, c'est-à-dire de 15 ou 16 fois celle de l'or en quan-
tité. Et la production de l'argent est encore bien plus suscep-
tible de se développer que celle de l'or. Sous le régime d'un
bimétallisme à 15 ou 16, elle serait donc égale et même supé-
rieure en valeur. C'est-à-dire que, pour remédier aux inconvé-
nients que nous procure une masse énorme de monnaie sous
forme d'or, on veut nous inonder d'une masse plus grande en-
core de monnaie sous forme d'argent, ou que, pour nous con-
soler d'une hausse de 12 à 15 sur les prix, on va nous porter
cette hausse à 30 ou 40 Le prix des choses étant augmenté
d'un tiers, ou porté aux quatre tiers de ce qu'il est, notre re-
venu sera réduit aux trois quarts de ce qu'il est, ou diminué
d'un quart.
Que des sitverrnen américains, appuyés par des agrariens al-
lemands, des fabricants anglais et des protectionnistes fran-
çais, n'aient aucun scrupule de nous prendre un quart de notre
revenu pour se partager entre eux quelques milliards, et fas-
sent dans ce but de grands efforts et de grands sacrifices, c'est
ce qui n'a pas lieu d'étonner dans l'état actuel des mœurs so-
ciales mais que l'accomplissement de cette iniquité ait été
rendu probable par l'incapacité des gouvernements et par
179
l'ignorance du public, et tout spécialement du public soi-
disant savant, c'est une chose dont on ne se doute pas assez
et qui offre la matière de l'étude la plus instructive.
A tout seigneur tout honneur. Dans cette course à la désor-
ganisation monétaire, financière et économique, les Etats-Unis
tiennent la corde. L'Etat a, dans ce pays, la mauvaise habitude
d'emprunter par émission de billets payables à vue, au por-
teur, qui forment la majeure partie de la monnaie de papier;
et cette monnaie de papier y a déjà eu et menace d'y avoir en-
core ses tristes effets contre lesquels il est aisé de déclamer
mais qu'il serait plus intéressant de faire bien comprendre.
Toute monnaie de papier, quand elle est émise, augmentant
la quantité de monnaie en circulation, amène la hausse des
prix, encourage l'importation, décourage l'exportation et pro-
voque ainsi la sortie de la monnaie métallique exportable à la-
quelle en fin de compte elle se substitue. Le Journal des Débats
du 30 mars 1895, au cours d'une série d'articles contre le bi-
métallisme qui ne semblent pas faits pour contrister beaucoup
les bimétallistes, énonçait à deux reprises, comme «un fait
indéniable et universellement reconnue; que la dépréciation
de la monnaie amène une exportation de numéraire et aussi
la dépréciation et une exportation des marchandises. J'avoue
humblement que ce fait indéniable est pour moi un fait in-
compréhensible. Par rapport à quoi la monnaie est-elle dépré-
ciée sinon par rapport aux marchandises? Et comment un pays
pourrait-il avoir à la fois un excédent de la sortie sur l'entrée
du numéraire et un excédent de l'exportation sur l'importation
des marchandises? S'il a vendu un excédent de marchandi-
ses, il a dû recevoir du numéraire en échange, et s'il a donné
un excédent de numéraire, c'est apparemment qu'il a acheté
des marchandises pour une somme égale. La vérité est que la
dépréciation de la monnaie se traduit par la hausse des prix
des marchandises et que, ces prix haussant, il y a avantage
pour les acheteurs indigènes à acheter à l'étranger et pour les
180
vendeurs étrangers à vendre dans le pays, qu'il y a donc bien
encouragement de l'importation, découragement de l'expor-
tation, et sortie du numéraire.
Cette situation se reconnait tout de suite à deux faits le
change, non seulement reste défavorable, mais peut se mainte-
nir à sa limite maximum de perte égale au montant des frais
de transport et de refonte de la monnaie indigène en monnaie
étrangère; et les réserves métalliques pour le paiement à pré-
sentation des billets en circulation diminuent. En effet, les
débiteurs vis-à-vis de l'étranger ont par devers eux le mon-
tant de leurs remises à effectuer, mais ils l'ont soit en papier,
soit en métal. Les uns achètent avec cela des traites sur l'é-
tranger et ajoutent le change maximum en perte les autres
échangent, s'il le faut, leur papier contre du métal aux caisses
publiques et ajoutent le montant des frais de transport et de
refonte. Ainsi s'en va le numéraire. Quand la monnaie métal-
lique est devenue rare dans le pays. et que les réserves sont
trop réduites, le cours forcé s'impose et l'on sort absolument
des conditions normales. Il n'y a plus parité entre la monnaie.
métallique et la monnaie de papier: la monnaie métallique
bénéficie d'un agio qui représente exactement la dépréciation
de la monnaie de papier. L'importation cesse d'être encoura-
gée et l'exportation d'être découragée. D'autre part, il n'y a
plus de limite à la perte et à la prime de change puisqu'il n'y
-a plus de monnaie métallique exportable en circulation. Les
créances sur l'étranger s'ajoutent à la faible quantité de métal
existant dans le pays pour constituer l'offre de ce métal les
dettes vis-à-vis de l'étranger s'ajoutent aux besoins de métal
pour constituer la demande, et le taux de l'agio résulte de
ces circonstances. Alors vient l'agio à 10, à 50, à 100 Ceux
qui peuvent se procurer du métal à ce taux font honneur à
leur signature; les autres, particuliers ayant des comptes à
régler ou Etats ayant des arrérages de rente à payer, font
faillite à leurs créanciers étrangers.
Voilà quels sont les aboutissements de la monnaie de papier
quand elle consiste en papier d'Etat. Mais les Etais-Unis ont
181
fait de ce procédé dangereux un usage particulièrement détes-
table. L'étalon unique d'or y a été établi en 1873. Depuis plus
de quinze ans, néanmoins, en vertu des Bland Act (1878) et
Sherman Act (1890), il a été émis des billets d'Etat (silver cer-
tificates et trectsury notes) pour une somme de 4 ou 500 mil-
lions de dollars, afin d'acheter aux propriétaires des mines
4 ou 500 millions d'onces d'argent qui ont été serrés dans des
caves. Pourquoi l'Etat ne fait-il pas de même des approvision-
nements de meubles, de vêtements, de jouets d'enfants ou de
boites à musique? Uniquement parce que les producteurs de
ces objets n'ont pas, comme les producteurs d'argent, l'art
d'intéresser le législateur à la prospérité de leurs industries.
A l'heure actuelle, on est en présence d'une circulation de
papier d'environ 6 milliards de francs, dont 2 milliards de
billets d'Etat émis pendant la guerre de sécession et payables
en or, 3 milliards de billets d'Etat émis pour acheter de l'ar-
gent aux silvermen, légalement payables en argent mais qu'on
paie en or pour les maintenir dans la circulation commer-
ciale, et 1 milliard de billets de banque l'or des Etats-Unis,
chassé par la monnaie de papier, est venu s'accumuler dans
les caisses des banques de l'Europe la réserve du Trésor,
malgré plusieurs emprunts successifs, est faible le change
est défavorable. On n'en est pas encore au cours forcé et à
l'agio des grands jours mai.s rien n'empêche qu'on y arrive.
Dans cette conjoncture, nos monométallistes intransigeants
recommandent aux Etats-Unis, avec l'abandon définitif de
l'argent comme étalon monétaire qui est en effet indispensa-
ble lu la vente au poids de l'argent acheté, et 20 un emprunt
de 3 ou 4 milliards de francs en or pour remplacer autant de
papier-monnaie. Ces conseils étaient insensés et impossibles
à suivre lors de la rareté et de l'appréciation de l'or ils ne le
sont plus autant à présent mais on peut procéder à meilleur
marché. L'argent acheté aux silvermen peut servir comme
billon complémentaire à la condition d'être exclu de la circu-
lation commerciale et confiné dans la circulation courante par
une simple disposition légale en vertu de laquelle tout effet
182
de commerce (si ce n'est, bien entendu, quant à l'appoint)
devrait être payable en or pour pouvoir être escompté par les
banques d'émission. En vertu de cette disposition, il y aurait
toujours, dans les encaisses des banques, une réserve en or
suffisante pour les remises à l'étranger; il faudrait seulement
que ces banques eussent bien soin d'abaisser ou d'élever le
taux de l'escompte en proportion de l'augmentation ou de la
diminution de leurs encaisses. Les siLver certificates et les
treasury notes émis pour l'achat de l'argent, en vertu des
Bland Act et Sherman Act aujourd'hui abrogés, et qui lé-
galement sont remboursables en argent, seraient transfor-
més en certificats de dépôts de billon d'argent à couverture
pleine qui circuleraient pour les paiements courants au Heu
et place de dollars d'argent. Une perte sèche de 2 milliards
environ sur la vente de l'argent et une dépense en intérêts
annuels d'emprunt pouvant s'élever à plus de 100 millions
seraient évités. L'or rentrerait dans la circulation des Etats-
Unis par le fait de son abondance sur le marché et par le
jeu naturel des changes. Seulement, les silvermen n'enten-
dront pas de cette oreille. Leur but, en faisant acheter de
l'argent à l'Etat, a été de l'acculer au bimétallisme et ils fe-
ront prévaloir, par les moyens à eux connus et dont ils ont
usé si supérieurement jusqu'ici,, une solution qui, en attri-
buant à l'argent acheté une valeur légale de l/i6 par rapport
à l'or, libérera l'Etat de toute perte. Les 2 ou 3 milliards d'ar-
gent enfouis dans les caves seront envoyés à la monnaie;
tout l'argent extrait ou à extraire des mines s'y précipitera à
leur suite. L'Etat sera tiré d'affaire, les silvermen seront enri-
chis et les consommateurs seuls seront ruinés.
Une suite d'erreurs et de fautes non pas identiques mais
analogues a amené la France à ce point que, pour elle comme
pour les Etats-Unis, le bimétallisme semble la carte forcée. En
1878-79, lorsque, par le fonctionnement du bimétallisme alors
existant, l'argent affluait dans l'Union latine, en suite de l'a-
183-
doption de l'étalon d'or en Allemagne et de l'exploitation des
mines d'Amérique, et menaçait de s'y substituer entièrement
à l'or, on en suspendit le libre monnayage. Mais cette opéra-
tion fut faite avec une irréflexion et une imprévoyance bien
explicables dans un pays où la libre étude et la libre discus-
sion de ces questions font en quelque sorte scandale et sont
soigneusement étouffées. Personne ne sut voir qu'en suspen-
dant le libre monnayage de l'argent, on faisait de la monnaie
d'argent un billon d'une valeur nominale supérieure à sa va-
leur réelle, et qu'en conséquence deux mesures urgentes
s'imposaient dans l'Union latine d'abord le rapatriement des
écus d'argent dans leurs pays respectifs d'origine, et ensuite
la limitation, dans chaque pays, de l'emploi de ces écus aux
transactions courantes non commerciales. Comme je l'ai dit
tout à l'heure en parlant des Etats-Unis, il suffisait, pour opé-
rer cette limitation, de décider le paiement en or des effets
de commerce admis dans le portefeuille de la Banque de
France. Dès lors, en effet, les entrepreneurs auraient dû
avoir, dans leurs caisses, deux sébiles distinctes: l'une où ils
auraient mis les pièces d'or qu'ils auraient reçues d'autres
entrepreneurs après la vente de leurs produits ou de ban-
quiers après l'escompte d'effets de commerce, et où ils auraient
pris de l'or à donner à d'autres entrepreneurs après l'achat
de matières premières ou aux banques pour acquitter leurs
propres effets; l'autre où ils auraient mis les écus d'argent
qu'ils auraient reçus de consommateurs en paiement de pro-
duits, et où ils auraient pris de l'argent à donner à des pro-
priétaires fonciers, travailleurs et capitalistes en paiement de
services producteurs. Les banquiers auraient dû faire de
même et distinguer l'or provenant du réescompte ou de l'en-
caissement des effets du portefeuille, et devant servir à l'es-
compte d'autres effets, et l'argent provenant de dépôts de fer-
mages, salaires et intérêts, et devant servir à satisfaire des
demandes de retrait pour l'achat de produits consommables.
Et il y aurait eu, au besoin, deux taux d'intérêt et d'escompte.
L'Etat, en raison de son rôle et de la nature de ses recettes et
184
de ses dépenses, aurait pu recevoir et donner beaucoup d'ar-
gent. La Banque de France, par contre, n'aurait reçu et donné
que de l'or, et son encaisse, composée exclusivement d'une
monnaie d'or, aurait été réellement à la disposition du pays
pour des remises à l'étranger. Toutes ces précautions ont été
négligées. Comment y aurait-on songé quand le principe faux
de la circulation internationale du billon faisait partie inté-
grante de l'Union latine préparée et constituée par les sommi-
tés de l'économie politique et financière et de l'Institut de,
France? Ce principe avait été posé pour le billon division-
naire il allait de soi qu'il fonctionnât pour le billon d'écus.
Aujourd'hui, le résultat est assez apparent Va milliard d'écus
italiens refoulés par le papier-monnaie s'est ajouté aux 3 mil-
liards Va d'écus des autres pays de l'Union latine et, sur ces
4 milliards, 1 milliard 7s figurent dans l'encaisse des banques
d'émission pour cette valeur nominale de millions, alors
que leur valeur réelle n'est plus que de 750 millions. Les ban-
ques ne remboursent plus leurs billets en or, de peur de per-
dre leur or; et le commerce des pays de l'Union latine, même
de ceux où ne règne pas le cours forcé, est privé d'une mon-
naie véritable.
Ici, comme pour les Etats-Unis, les monométallistes purs et
absolus ne connaissent et ne préconisent qu'une solution: la
vente au poids des 4 milliards d'écus d'argent, avec une perte
sèche de 3 milliards ou davantage, et des emprunts s'élevant
à 3 milliards au moins en vue d'acheter une monnaie d'or.
Plût au ciel que les Etats de l'Union latine et tous les Etats à
monnaie avariée fussent assez bien dans leurs affaires pour
en agir ainsi Les 14 ou 15 milliards d'or du Wittwatersrand
trouveraient là leur emploi et ne pèseraient pas de tout leur
poids sur la valeur de la monnaie. Mais, hélas! il n'en est
rien. Ces Etats sont fort obérés et n'ont pas 3 milliards à dé-
penser pour se payer le luxe d'une monnaie d'or. Eh bien,
qu'ils apprennent à y suppléer par 4 milliards de billon d'ar-
gent desservant la circulation courante, en faisant servir
exclusivement leurs 5 milliards d'or à desservir la circulation
185
commerciale, comme je fai exposé plus haut. L'Etat prendra
1 milliard il! d'écus dans les encaisses des banques et retirera
de la circulation milliardi/i de billets de banque qui seront
transformés, comme les ailver certifieates et les treasury notes
d'Amérique, en certificats de dépôt de billon d'argent à cou-
verture pleine et circuleront au lieu et place des écus. Mais
quoi Des gens infaillibles avoueront-i*s s'être trompés ? D'ail*
leurs, les protectionnistes, qui n'estiment pas avoir suffisam-
ment sacrifié le consommateur au producteur, ont saisi avec
empressement une nouvelle occasion d'amener la hausse des
prix et le renchérissement de l'existence, et ils se sont faits
bimétallistes. On va réunir une de,ces conférences monétai-
res internationales où les plaques scintillent sur les broderies
d'or et les palmes vertes et dont on aimerait voir les procès-
verbaux illustrés par le crayon de Caran d'Ache. Et le jour où,
dans cette conférence, les Etats-Unis proposeront le bimétal-
lisme universel, la France verra, elle aussi, dans cette solu-
tion désespérée et extravagante, le moyen de rendre à ses
écus leur ancienne valeur par rapport à l'or et à l'encaisse de
la Banque de France son caractère de monnaie et, pourvu
que ce bimétallisme soit seulement un bimétallisme à 15 il!,
c'est-à-dire aussi désastreux qu'on puisse l'avoir, elle s'em-
pressera de l'accepter pour y noyer toutes ses bévues.
Les Anglais aiment les choses simples. 11 leur faut une
monnaie automatique, c'est-à-dire une monnaie dont l'Etat
n'ait à s'occuper que pour la frapper dans le métal choisi, aux
poids et titre déterminés. Dans ces derniers temps, ils ont
reconnu que leur monométallisme-or était une monnaie auto-
matique à valeur croissante, amenant les bas prix, tandis que
le bimétallisme universel, après que le rapport légal de valeur
entre l'or et l'argent aurait été fixé une fois pour toutes,
serait une monnaie automatique à valeur décroissante, ame-
nant les hauts prix. Tous ceux d'entre eux qui sont intéressés
à la hausse des prix s'y sont ralliés. Le parti conservateur a
186
vu là un atout à mettre dans son jeu et s'est emparé de cette
piate-forme mais, là aussi, c'est l'incapacité du pouvoir qui
a fait à l'opposition la partie belle en manquant pitoyable-
ment l'occasion de résoudre la question monétaire anglo-in-
dienne.
Cette question était une question de change ou, pour mieux
dire, d'agio très aiguë, non plus d'agio de métal par rapport
à papier, mais d'agio de métal-or par rapport à métal-argent.
Le change proprement dit est le prix dont on paie une créance
à recouvrer dans un pays où l'on a soi-même une dette à
payer. Ce prix varie suivant le rapport des dettes et créance
respectives des deux pays qui est aussi le rapport de l'offre et
de la demande des lettres de change. Entre deux pays qui ont la
même monnaie, ou tout au moins une monnaie faite du même
métal, les variations du change dans le sens soit d'une prime
soit d'une perte ont pour limite extrême les frais de transport,
ou tout au plus les frais de transport et de refonte, du métal
d'un pays dans l'autre, puisque, si la perte au change atteint
cette limite, le débiteur, au lieu d'acheter une créance, envoie
du métal. Et c'est précisément pour cela qu'il serait grande-
ment à souhaiter que tous les pays du monde eussent l'or,
sinon comme monnaie unique, au moins comme monnaie
commerciale. Mais, entre deux pays qui ont des monnaies
faites de deux métaux différents, le change est un produit de
deux facteurs, pouvant agir soit dans le même sens soit en
sens contraire, dont l'un, égal au rapport inverse des remises
à effectuer et qui est le change proprement dit, a pour limite
les frais de transport du métal indigène, et dont l'autre, égal
au prix du métal étranger en métal indigène, et qui est l'agio,
peut n'avoir pas de limite. L'Angleterre étant au monométal-
lisme-or et l'Inde au monométallisme-argent, l'or augmentant
constamment de valeur en Angleterre par suite de sa rareté,
et l'argent diminuant constamment de valeur aux Indes par
suite de son abondance, la perte au change, ou, pour mieux
dire, la perte du fait de l'agio, des créances anglaises sur
l'Inde allait sans cesse en augmentant. La roupie, dont la
187
valeur originaire était d'environ un dixième de livre sterling,
ne valait plus que un quinzième ou un seizième. L'Etat indien
perdait, à Londres, sur le recouvrement des impôts; les fonc-
tionnaires retraités de l'administration et de l'armée indien-
nes vivant en Angleterre perdaient sur le montant de leurs
pensons des marchandises expédiées d'Angleterre aux Indes
à un prix de bénéfice se trouvaient, lors du règlement et de
la négociation des traites, avoir été vendues à perte, en raison
de la baisse du change.
Le parti libéral actuellement au pouvoir est-opposé au bimé-
tallisme. C'est lui qui a décidé la suspension du libre mon-
nayage de l'argent aux Indes en et certainement il
aurait pu résoudre ainsi la question par le système de la mon-
naie d'or avec billon d'argent complémentaire et régulateur
mais il ne l'a pas su. En faisant de l'argent indien de l'or de
convention, il fallait d'abord ne pas faire ainsi de l'or en quan-
tité excessive, et il fallait ensuite superposer à cet or de con-
vention une certaine quantité d'or réel, de façon à permettre
soit l'exportation de l'or de l'Inde en Angleterre, soit l'impor-
tation de l'or de l'Angleterre dans l'Inde, selon que les remi-
ses à effectuer auraient été supérieures ou inférieures aux
recouvrements à opérer d'un côté et de l'autre. Ainsi on
aurait permis à la valeur des deux monnaies de s'équilibrer,
puis au change d'osciller autour du pair. On y serait arrivé
en faisant prêter par l'Angleterre à l'Inde une certaine somme
en souverains qui aurait fourni à l'Inde une monnaie d'or, et
en faisant remettre par l'Inde à l'Angleterre, en garantie de
ce prêt, une somme égale en roupies dont l'Angleterre se
serait servie pour faire un billon d'argent. L'abondance ac-
tuelle de l'or aurait permis à l'Inde de rembourser son em-
prunt dans un délai assez rapproché. Quant à régulariser le
change et l'agio en décrétant, sur le papier, que 15 roupies
équivaudraient à un souverain, sans savoir si le taux nominal
correspondait au taux réel et sans donner de monnaie d'or
l'Inde, c'était une prétention outrecuidante et enfantine que
la réalité devait rabattre. C'est pourtant tout ce qu'on a fait,
488
sauf quelques avances en or consenties à l'Inde dans des mof
ments difficiles et ayant tout à fait le caractère d'expédients.
En réalité, la monnaie indienne s'est trouvé avoir une valeur
moindre que celle qu'on lui avait attribuée, et le change sur
l'Inde à Londres a continué à être au-dessous du pair officiel.
La roupie vaut en ce moment à Londres non pas un quin-
zième mais un. dix-huitième de souverain. Le gouvernement
paraissait avoir perdu la tête, et l'on put entendre, le 18 décem-
bre 1893, le chancelier de l'Echiquier dire, dans la Chambre
des Communes, c que l'expérience qui avait été faite devait
être jugée par son résultat final et que, si ce résultat n'était
pas favorable, il faudrait essayer autre choses. Cet « autre
choses, c'est le bimétallisme. Le même chanceliér vient bien
d'affirmer ces jours-ci, en réponse à une adresse des mar-
chands et banquiers dé Londres, « son intention de s'en tenir
fermement à l'étalon unique d'or ». Mais ce sont là des phra-
ses qui ne se suppléent pas à des actes. La vraie manière de
-s'en tenir à l'étalon unique d'or, c'était de le plier à résoudre
la question monétaire anglo-indienne; si on ne l'a pas fait,
il faudra bien subir la solution bimétalliste, soit de la main
des whigs, soit de celle des tories.
Reste l'Allemagne. Les Allemands n'ont pas la prétention
d'appliquer toujours des solutions simples à des questions
complexes. Ils sont patients et ingénieux. La science alle-
mande n'est pas régentée et exploitée parles hommes-liges de
la haute finance; et, dans le gouvernement allemand, la repré-
sentation des intérêts particuliers ne s'était pas encore jus-
qu'ici complètement substituée à celle de l'intérêt public.
L'Allemagne tient à son régime monétaire qui lui a coûté cher
et ne lui a rendu que de bons services. Là, comme aux Etats
Unis et en France, l'or, est monnaie, et l'argent est billon
mais, pas plus qu'aux Etats-Unis et en France, on n'a su faire
-desservir par l'or la circulation commerciale et par l'argent la
circulation courante; la Banque d'Allemagne ne reçoit pas et
189
ne donne pas que de l'or; toutefois, èlle offre au public des-
facilités pour l'échange de l'argent contre l'or et, grâce aux cir-
constances, elle a eu yusqu'ici dans son encaisse la réserve
nécessaire pour les remises à l'étranger. On pouvait espérer·
(et j'espérais quant à moi) que l'Allemagne, s'en tenant aux
indications de Moritz Lévy et de Soetbeer1, opposerait son
veto au bimétallisme et obligerait ainsi les Etats-Unis, la
France et l'Angleterre à renoncer à leurs fantaisies. On se se-
rait alors acheminé vers l'unification monétaire du monde en
partageant l'or monnaie entre les divers pays du globe pour
les paiements internationaux et les gros paiements nationaux,
et en affectant l'argent billon aux moyens et petits paiements-
nationaux. On aurait remis du billon dans la circulation ou on
-an aurait ôté selon l'insuffisance ou la surabondance de l'or.
Mais le système de maquignonnage au moyen duquel, en
Allemagne, le pouvoir se sert de certains partis pour tendfe
à ses visées semble s'être exercé ici. On aura eu besoin des
voix des agrariens pour faire voter la construction de vaisseaux
cuirassés ou des mesures de rigueur contre les socialistes et
on leur aura promis le bimétallisme en échange. Lorsque,
comme nous l'avons dit, le Reichstag, sur la proposition de
M. de Mirbach, a demandé dernièrement au gouvernement
de convoquer une conférence internationale en vue d'établir
le bimétallisme universel, les orateurs officiels se sont décla-
rés bimétallistes. L'empereur Guillaume Il, d'après ce qu'on
télégraphie de Berlin au Standard, s'est mis personnellement
à l'étude du bimétallisme; il veut présider une conférence
monétaire. Gare à nous:
Nous aurons donc le bimétallisme. Il se produira, sur les
prix des subsistances, déjà surfaits par les tarifs de douane,
Voyez, à la suite du procès-verbal de la 9* séance (30 juin) de la Con-
férence monétaire internationale de l'annexe It Lettre de M. Moritz
Lévy à M, le Président de la Conférence. C'est de cette lettre que Soetbeer,
s'est inspiré en rédigeant son memorandum du 6 août 1892.
im
une hausse de 20, de 25, de 33 se résolvant en une réduc-
tion de Ve» de'/5, de '/4
sur les revenus, au détriment de tous
les gens qui vivent d'un fermage, d'un salaire ou d'un intérêt
fixé à forfait, et au profit de ceux qui spéculent sur l'aléa d'un
écart entre le prix des produits et le prix des services produc-
teurs. Sans doute, ces entrepreneurs seront à leur tour écrasés
par des responsabilités d'accidents de travail, par des obliga-
tions de caisses de secours, de caisses de retraites, par des im-
pôts progressifs, toutes solutions extra-juridiques de problèmes
de justice, tous emplâtres de nature à envenimer les plaies
qu'ils sont censés guérir. Car tel est bien le train des choses
on appauvrit les uns pour enrichir les autres, c'est àquoi
ex-
cellent les conservateurs; puis on prend dans la poche des ri-
ches pour venir en aide aux pauvres, c'est ce dont se chargent
les radicaux. Et c'est ainsi que le bimétallisme contribuera pour
sa part à mener le monde actuel à sa perte. Il serait temps que
l'économie politique devint une science positive, établissant
son autorité par une pratique rationnelle et des résultats favo-
rables comme fait en ce moment la médecine. Le corps social
est soigné par des médecins de Molière et s'en va de vie à tré-
pas. Les anarchistes pourraient se tenir tranquilles; la so-
ciété « bourgeoise et capitaliste se dissout suffisamment d'elle-
même, et leurs boites à sardines opèrent avec moins d'effi-
cacité que la réunion de toutes ces causes l'empirisme scien-
tifique et politique, le militarisme, le protectionnisme, le bimé-
tallisme, et par là-dessus cette assistance légale sous toutes les
formes qui, en s'efforçant de mettre ceux qu'on ruine à la
charge de ceux au profit de qui on les ruine, détruit tout res-
sort de volonté et d'énergie et est le signe le plus certain des
époques de décomposition sociale.
Il
MONOPOLES
13
L'ÉTAT ET LES CHEMINS DE FER
II est positif que, pour certains économistes, l'économie po-
litique et sociale est une science qui tient tout entière dans
ces quatre mots Laisser faire, laisser passer. Quelle que soit
la question qu'on leur pose, et qu'H s'agisse du travail des
enfants et des femmes dans les manufactures ou du régime
des colonies, du commerce des blés ou de l'industrie des trans-
ports, ils n'y voient jamais qu'une seule et unique solution
possible l'initiative individuelle s'exerçant dans la plénitude
de sa liberté. Qu'on parcoure l'article Cüemins de fer, de
M. Michel Chevalier, dans le Dictionnaire de l'économie poli-
que, article très remarquable à bien des égards, et demeuré
tel quoique écrit depuis près de vingt-cinq ans, on y verra
discutés successivement tous les problèmes que soulèvent ces
voies de communication, sauf un seul celui de savoir si ce
ne serait point à l'Etat de les construire et de les exploiter.
L'auteur ne semble pas mettre en doute un seul instant que
cette tâche n'incombe à des compagnies privées. A un certain
moment, il nous parle de l'exploitation des chemins de fer
telle qu'elle se faisait en Angleterre, vers 1843; il nous ap-
prend que quelques personnes trouvaient cette exploitation
a très peu conforme à l'intérêt publiée, et demandaient que
les chemins de fer anglais fussent a rachetés et exploités par
Ce mémoire a été composé dans le courant de à un moment où
\p. question du rachat des chemins de fer, de nouveau pendante en Suisse
à l'heure actuelle, avait été déjà soulevée dans le canton de Vaud, et sur
la demande de deux membres du Conseil d'Etat de Vaud dont un, M. De-
larageaz, s'en est autorisé au cours d'une série d'articles publiés par le
Nouvelliste Vaudois en octobre le m'en suis servi moi-même, depuis
lors, comme de texte dans mon cours d'économie politique appliquée eny
y ajoutant les développements que m'ont fourni divers ouvrages successi-
vement parus et dont les auteurs se mettaient plus ou moins à mon point
de vue. Je laisse le morceau tel qu'il fut écrit, me réservant d'analyser les
ouvrages dont il s'agit dans une Note finale. Revue du Droit public et
de la Science poütique, mai-juin et juillet-août 1897.
194
l'Etat». Puis il ajoute a Cette conclusion était forcée. Le gou-
vernement anglais aurait eu tort de s'emparer des chemins
de fer en les rachetant d'autorité. C'eût été une atteinte très
sérieuse à l'esprit d'association qui est une des forces vitales
» de la société anglaise. C'eût été une attaque contre la liberté
» de l'industrie qui est un des attributs indispensables de la
» société moderne. Jusque là, dans les chemins de fer, les ad-
» ministrateurs s'étaient mépris, la liberté de l'industrie avait
fait un écart. Ce n'était pas une raison pour exercer envers
» les compagnies des violences et pour entraver systématique-
» ment la liberté de l'indu.strie en matière de chemins de fer.
» Les associations étaient accessibles à la raison. La liberté de
» l'industrie portait en elle-même, le temps aidant, le remède
» à ses propres excès C'est le même auteur qui, à la fin
d'une longue lettre, dans une polémique avec M. Wolowski
au sujet de la liberté des banques d'émission, après avoir
invité son contradicteur à prendre un maître de philoso-
phie comme M. Jourdain, lui disait: «Si donc dans cette
affaire, mon honoré confrère, vous avez présenté une oeu-
vre aussi peu convaincante, c'est que vous êtes entré en
» campagne en répudiant le principe de la liberté du travail:
vous avez fait comme le marin qui, en mettant à la voile,
» jetterait la boussole û la mer. La discussion sur les ban-
» ques, de même que toute discussion politique, est sans
issue pour celui qui tourne le dos à la liberté du travail.
» Conservons la bonne habitude de respecter ce principe, qui
fait notre force et notre valeur. Revenons-y sans fausse
honte quand nous avons eu le malheur de nous en sépa-
» rer ». On le voit la construction et l'exploitation des
chemins de fer par descompagnies privées et la libre émis-
sion des billets de banque sont des applications du principe
de la liberté de l'industrie ou de la liberté du travail; et tout
homme qui ne sera pas partisan de ces systèmes sera un ad-
1 Dictionnaire de l'économie politique, t. 1, p.
s L. Wolowski, La Banque d'Angleterre et les banques d'Ecosse, p. 248.
-195-
versaire du principe de la liberté de l'industrie ou de la liberté
du travail, un ennemi de l'économie politique, tranchons le
mot, un socialiste. Et pourtant, il ne faut pas creuser beau-
coup pour reconnaître que, par des motifs différents, mais
également décisifs, l'émission des billets de banque n'a rien
de plus à faire avec la liberté du travail que la construction et
l'exploitation des chemins de fer avec la liberté de l'industrie.
On sait que la formule Laisser faire, laisser passer, ainsi
traduite Libre concurrence et libre échange. a été adoptée par
l'école de Manchester et poussée par cette école à ses dernières
limites. Mais on sait aussi qu'une réaction énergique contre
cet excessif individualisme est en train de s'opérer en Alle-
magne sous le nom de socialisme de la chaire. Une fraction
notable, si ce n'est même la majorité, des professeurs d'éco-
nomie politique et sociale des Universités de ce pays se sont
déclarés résolus à préconiser, dans certaines limites, l'inter-
vention de l'Etat en manière d'industrie. Ces novateurs ont an-
noncé l'intention de se placer dans une position intermédiaire
entre le socialisme qui fait trop intervenir l'Etat et le manches-
terianisme qui ne le fait pas intervenir assez. D'Allemagne, le
socialisme de la chaire a déjà passé en Italie où beaucoup
d'hommes distingués, et même plusieurs économistes émi-
nents, lui ont donné leur adhésion. Inutile d'ajouter que les
chemins de fer et les billets de banque sont au nombre des
manifestations de l'industrie et du crédit dans lesquelles on se
réserve d'appeler l'intervention de l'Etat. Mais, à vrai dire, on
ne voit pas jusqu'ici que les économistes de la nouvelle école
se montrent fort supérieurs à ceux de l'ancienne quant à la
manière d'établir leurs conclusions. Ces anciens économistes
affirmaient le laisser faire, laisser passer; les nouveaux affir-
ment l'intervention de l'Etat; mais ni les uns ni les autres ne
démontrent rien. Or, c'est d'affirmations gratuites surtout que
nous sommes las, et ce serait surtout de démonstrations ri-
goureuses que nous aurions besoin. Ce que nous reprochons,
en somme, à M. Michel Chevalier c'est moins encore de con-
clure en matière de chemins de fer et de billets de banque à
-196-
la liberté de l'industrie et du travail que de ne fonder cette
conclusion sur aucune base quelconque, soit rationnelle soit
expérimentale. Aussi ne saurait-il nous suffire d'entendre les
socialistes de la chaire nous donner l'assurance qu'ils feront
intervenir l'Etat en matière de chemins de fer, qu'ils le feront
intervenir un peu plus que les économistes, sans toutefois le
faire intervenir tout à fait autant que les socialistes propre-
ment dits. A quel titre l'Etat peut-il et doit-il intervenir dans
l'industrie des chemins de fer? Voilà ce que nous voudrions
savoir. Nous saurions par cela même exactement dans quels
cas et dans quelles limites il y peut et y doit intervenir. Nous
sortirions enfin des systèmes pour entrer dans la science.
1
Des services publics et des rrcon.opotes économiques.
L'économie politique pure nous apprend que La produc-
tion et l'échange sous le régime de la concurrence des proprié-
taires fonciers, travailleurs et capitalistes consommateurs et
des entrepreneurs producteurs, sur le marché des services et
sur le marché des produits, est une opération par laquelle les
services peuvent se combiner en les produits de la nature et
de la quantité propres à donner la plus grande satisfaction
possible des besoins sous cette double réserve 1" que chaque
service comme chaque produit n'ait qu'un seul prix sur le
marché, celui auquel l'offre et la demande sont égales et
que le prix de vente des produits soit égal à leur prix de. re-
vient en services 1.
Qu'il n'y ait, pour les services et pour les produits, qu'un seul
prix sur le marché, celui auquel a lieu fégalité de l'offre et de
la demande, et que le prix de vente des produits soit égal à
leur prix de revient en services, ces deux conditions n'en font
qu'une seule et unique qui est que les services s'échangent les
1Voyez Eléments d'économie politique pure, 200, 21. et 22' leçons.
197
uns contre les autres suivarct des proportions cornmunes résui-
tant des dispositions de tous leurs propriétaires et cette con-
dition est une condition de justice qu'il appartient l'écono-
mie sociale d'établir t.
Que tes produits soient de la nature et de la quantité propres
donner la plus grande satisfaction possibledes besoins, autre-
ment dit, qu'il ait été tiré le plus grand et le meilleur parti
possible des services, c'est là une circonstance dont l'utilité
est évidente par elle-même. Et quand l'économie politique
pure l'a énoncée, il ne reste plus à l'économie politique ap-
pliquée qu'à rechercher avec soin les cas où la concurrence
est possible pour se confier à elle, et ceux où elle ne l'est pas
pour recourir à quelque autre moyen.
Or la concurrence est généralement possible en matière de
production de services et produits d'intérêt privé. Ces services
et produits sont ceux qui intéressent les hommes en tant
qu'individus vaquant librement à l'obtention de leurs posi-
tions personnelles, c'est-à-dire à la satisfaction de besoins di-
vers et inégaux pour chacun d'eux. Chaque individu consom-
mateur suppute le nombre d'unités de services ou produits
alimentaires, d'habillement, mobiliers, etc., qu'il pourrait con-
sommer à la rigueur. Il compare les intensités d'utilité, non
seulement des unités similaires d'un même service ou produit,
mais des unités différentes des diverses espèces de services ou
produits. Les prix une fois criés ou affichés, il voit comment
il doit distribuer son revenu entre ces diverses marchandises
pour se procurer la plus grande utilité effective possible. Et,
finalement, il demande tant de tels ou tels produits ou servi-
ces. Ainsi, il y a généralement, pour chaque service ou produit
d'intérêt privé, une foule de consommateurs-demandeurs et,
par cela même, il y a une foule de producteurs-offreurs assu-
rés de vendre à l'un ce qu'ils ne vendront pas à l'autre. Dès
lors, la concurrence peut fonctionner. La demande de certains
produits se trouvant supérieure à l'offre, les consommateurs
1Voyez Etudes d'économie sociale, Théorie de la propriété.
198
iront à l'enchère et feront la hausse le prix de vente s'élèvera
au-dessus du prix de revient, et la production se développera.
L'offre de certains produits se trouvant, au contraire, supé-
rieure à la demande, les producteurs iront au rabais et feront
la baisse le prix de vente tombera au-dessous du prix de re-
vient, et la production se restreindra. L'ordre et la proportion
s'établiront d'eux-mêmes avec l'équilibre.
Il n'en est pas de même en matière de production de ser-
vices et produits d'intérêt public. Ceux-là sont théoriquement
ceux qui intéressent les hommes comme membres de la com-
munauté ou de l'Etat procédant d'autorité à l'établissement
des conditions sociales, c'est-à-dire à la satisfaction de besoins
qui sont les mêmes pour tous et qui sont égaux pour tous. On
peut bien, si l'on veut, se figurer l'Etat consommateur suppu-
tant, lui aussi, le nombre d'unités de services ou produits re-
latifs à la sécurité extérieure et intérieure, à la justice, à l'ins-
truction, aux communications, etc., qu'il lui faudrait à la ri-
gueur comparant les intensités d'utilité des unités similaires
d'un même service ou produit et des unités différentes des di-
verses espèces de services ou produits voyant, les frais éva-
lués, comment il doit employer son revenu pour se procurer
la plus grande utilité effective possible; et enfin, demandant
tant de tels ou tels produits ou services. Mais la similitude
s'arrête là. Tout cela fait, il n'y aura généralement, pour cha-
que service ou produit d'intérêt public, qu'un seul consom-
mateur-demandeur, l'Etat et, par cela même, il n'y aura point
de producteurs-offreurs, chacun d'eux devant se dire que ce
qu'il ne vendrait pas à l'Etat, il ne le vendrait à personne.
En possession d'un principe imparfaitement démontré et
même imparfaitement défini, mais néanmoins fondé jusqu'à
un certain point, et désireux de l'appliquer dans le plus grand
nombre de cas possible, les économistes se sont toujours effor-
cés d'assimiler les services ou produits d'intérêt public à ceux
d'intérêt privé. C'est une erreur il y a entre les uns et les au-
tres une différence absolue. Le besoin des services ou produits
d'intérêt privé est senti par les individus le besoin des servi-
-199-
ces ou produits d'intérêt public n'est senti dans toute son éten-
due que par la communauté ou l'Etat. De même que les indi-
vidus ne sentent pas toujours judicieusement leurs besoins,
l'Etat non plus ne sent pas toujours judicieusement les siens,
si les hommes qui le représentent ont été mal choisis. Cela est
fâcheux, dans les deux cas, et il importe de remédier à la cause
du mal; mais il ne s'ensuit pas qu'il faille, dans le second, s'en
remettre aux individus du soin de demander les services et
produits d'intérêt public car il est certain qu'alors ces servi-
ces et produits ne seraient le plus souvent ni demandés ni
offerts, ni produits ni consommés. Aussi les économistes qui
ont prétendu soumettre la production des services publics à
la règle de la libre concurrence ont-ils commis une méprise
que leur ton d'assurance et de plaisanterie ne rend que plus
lourde et plus inexcusable. Ils ont compromis la science poli-
tique autant que la science économique ils ont porté la con-
fusion dans toute la science sociale.
Ce n'est donc qu'exceptionnellement que l'Etat peut attendre
de la concurrence la production des services ou produits d'in-
térêt public; en général, il doit les produire lui-même, et s'il
a des raisons de vouloir, non seulement que ces services ou
produits soient consommés, mais qu'ils le soient dans certaines
conditions, il peut toujours déclarer qu'il les produira seul
en termes techniques, il peut s'en réserver le monopoles. Au
contraire, ce n'est qu'exceptionnellement que l'individu doit
produire lui-même les services ou produits d'intérêt privé;
en général, il peut en attendre la production de la concur-
rence. C'est alors le cas de proclamer le « principe de la libre
concurrence » et, toutefois, à côté des monopoles d'Etat rela-
tifs aux services et produits d'intérêt public qui sont fondés
sur le droit et qu'on peut appeler monopoles mora2ix, il y a
place pour des monopoles d'Etat relatifs à des services et pro-
duits d'intérêt privé qui seraient fondés sur l'intérêt, qu'on
pourrait appeler monopoles économiques et qui, tout en n'étant
pas, comme les premiers, en dehors de l'industrie, seraient au
moins, comme eux, en dehors de la liberté de l'industrie.
200
En effet, la concurrence suppose aussi bien la multiplicité
des entrepreneurs que celle des consommateurs et, par con-
séquent, tout le principe de la libre concurrence repose aussi
sur cette hypothèse que, de même qu'en cas de perte, la quan-
tité des produits.diminuera et leur prix s'élèvera par détourne-
ment d'entrepreneurs, ce qui supprimera l'excédent du prix de
revient sur le prix de vente, de même, en cas de bénéfice, la
quantité des produits augmentera et leur prix s'abaissera paraf-
fluence d'entrepreneurs, ce qui supprimera l'excédent du prix
de vente sur le prix de revient et fera concorder ces deux prix
l'un avec l'autre. Or, cette affluence d'entrepreneurs ne se pro-
duit pas lorsque, pour une cause ou pour une autre, l'entre-
prise est dans une seule main; c'est-à-dire en monopole. Alors,
en cas de bénéfice, l'excédent du prix de vente sur le prix de
revient n'est pas supprimé, par la raison que l'augmentation
dans la quantité et l'abaissement du prix des produits ont lieu
tant qu'ils amènent une augmentation du bénéfice de l'entre-
preneur, et non pas jusqu'à ce que ce bénéfice soit réduit à
zéro. Il suit de là que le principe de la liberté de l'industrie
n'est pas nécessairement applicable à la production des servi-
ces ou produits d'intérêt privé dont l'entreprise ne peut se faire
qu'en monopole.
On sait quelle est la différence. Tandis que le a laisser faire »
appliqué à une industrie susceptible de concurrence indéfinie
a pour résultat que les consommateurs obtiennent la satisfac-
tion maxima avec la condition que le prix de vente soit égal
au prix de revient, les entrepreneurs ne faisant ni bénéfice ni
perte, la même règle appliquée à une industrie en monopole a
pour résultat que les consommateurs obtiennent cette satisfac-
tion maxima avec la condition que le prix de vente soit supé-
rieur au prix de revient, le monopoleur faisant le plus grand
bénéfice possible'. Dans le premier cas, l'entrepreneur est
un intermédiaire dont on peut faire abstraction, et les pro-
priétaires fonciers, travailleurs et capitalistes échangent entre
tVoyez Eléments d'économie politique pure, 37* leçon.
eux des services contre des services dans le second cas, l'en-
trepreneur intervient pour prélever, à son profit, une certaine
portion de la richesse échangée.
C'est pour éviter cette prélibation onéreuse qu'il y a lieu,
dans certains cas, de ne plus « laisser faire », mais, au contraire,
de faire intervenir l'Etat. L'Etat interviendra soit pour exercer
lui-même le monopole soit pour l'organiser de façon à ce
qu'il soit exercé sans bénéfice ni perte. Ainsi naissent les mo-
nopoles économiques fondés sur l'intérêt social à côté des
monopoles moraux fondés sur le droit naturel. Ce sont des
monopoles privés transformés en monopoles d'Etat ou en mo-
aopoles concédés par l'Etat. Il importe de bien distinguer ces
monopoles économiques des monopoles moraux. Non seule-
ment leur raison d'être n'est pas la méme; mais, de plus, dans
le monopole moral exercé au profit de la communauté, les pro-
duits, qui sont les services publics, peuvent et doivent sou-
vent être gratuits, au lieu que, dans le monopole économique
exercé au profit des individus, il suffit que les produits soient
livrés aux prix de revientet non à ceux de bénéfice maximum.
Est-ce à dire que le principe de la liberté de l'industrie doive
être suspendu et que l'Etat doive intervenir sans exception
dans toutes les industries susceptibles de monopole? Ce n'est
pas, bien loin de là, notre conclusion. Notre analyse montre
le monopole comme contraire à l'intérêt social, et l'interven-
tion de l'Etat comme fondée sur l'intérêt social. Mais d'abord
l'intérêt doit fléchir devant le droit, et ensuite un intérêt in-
férieur peut fléchir devant un intérêt supérieur. On confit
tel cas où le monopole privé serait de droit. Si, par exemple,
l'entrepreneur de notre produit était un inventeur parfaite-
ment matîre de son secret et ne demandant à aucun degré le
concours ni l'appui de l'Etat, son droit ne serait-il pas d'exer-
cer son monopole? De même que la communauté ou l'Etat a
ses droits sur lesquels l'individu ne doit pas empiéter, de
même aussi l'individu a ses droits que l'Etat ne doit pas mé-
connaître. On pourrait soutenir qu'en ce cas l'entrepreneur a
sur son invention un droit de propriété, qu'il vend cette in-
202
vention en vendant le produit dans lequel elle se réalise et
qu'il est en droit de fabriquer de ce produit la quantité qui lui
convient pour le vendre au prix qui lui convient. Ainsi, l'in-
térêt de la consommation céderait ici devant le droit de pro-
priété. On conçoit aussi tel cas où le monopole privé serait
d'intérêt. Si, par exemple, notre entrepreneur était un inven-
teur moins maitre de son secret que le précédent ét demandant
à l'Etat sa protection pour exercer son monopole pendant un
certain temps à la condition de mettre, ce temps écoulé, l'in-
vention dans le domaine public, il pourrait être de l'intérêt de
la société de conclure cette convention. En effet, il vaudrait
mieux pour les consommateurs avoir immédiatement le pro-
duit en rémunérant par quelques années de monopole les ef-
forts de l'inventeur que d'en attendre indéfiniment la décou-
verte d'un heureux hasard. Ici, l'on aurait fait céder un intérêt
moins considérable devant un intérêt plus considérable. Seu-
lement, et tout cela dit, on conçoit enfin tel cas où, le mono-
pole privé n'étant ni de droit ni d'intérêt, l'intervention de
l'Etat deviendrait utile et légitime.
Supposons que le produit dont il s'agit soit de l'eau ou du
gaz, et notre entrepreneur un individu ou une compagnie qui
veut porter cette eau ou ce gaz au domicile des particuliers. Il
n'y a là aucun secret qui puisse être gardé, ni aucune décou-
verte de nature à être encouragée. Mais l'entrepreneur a be-
soin que la commune l'autorise à enfouir ses conduites sous la
voie publique. Le monopole est inévitable. La commune ne peut
autoriser un nombre indéfini d'entrepreneurs à enfouir des
tuyaux dans les rues; elle n'en peut'autoriser que deux ou trois
tout au plus; et ces deux ou trois seront bien vite amenés à se
coaliser pour separtager entre eux un bénéfice de monopole
plutôt que de se faire concurrence les uns aux autres. La con-
currence entre un nombre limité d'entrepreneurs n'est ration-
nellement qu'un fait transitoire à la suite duquel se produit le
fait définitif du monopole d'un seul fondé sur la ruine des au-
tres ou du monopole de tous ou de quelques-uns établi par
coalition. Si donc, sous prétexte de liberté de l'industrie, on
203
concédait, soit à un entrepreneur, soit à deux ou trois, sans,
conditions, la fourniture en question, le résultat final serait
certain il serait livré aux consommateurs 1 tlUO mètres cubes
d'eau ou de gaz par jour, au prix de vente de 5 fr. le mètre cube
et au prix de revient de 2 fr., avec un bénéfice de 3 000 fr. par
jour'. Quelle raison de justice ou d'utilité y a-t-il à cela? Au-
cune. Dès lors, que la ville fournisse elle-même l'eau ou le
gaz aux consommateurs, à raison de 5 000 mètres cubes par
jour au prix de 2 fr., sans bénéfice ni perte; ou autrement,
qu'elle concède la fourniture par adjudication, le rabais por-
tant sur le prix le résultat sera le même. C'est ainsi que, dans
les monopoles économiques, la communauté intervient soit
pour exercer elle-même soit pour faire exercer par un conces-
sionnaire le monopole au prix de revient.
Mais on sait aussi que le monopole porte atteinte, non seule-
ment à la condition d'égalité du prix de vente et du prix de
revient, mais encore à celle de l'unité de prix 2. Ainsi, dans
notre exemple, le résultat tout à fait définitif serait de faire
livrer aux consommateurs 2500 mètres cubes d'eau ou de gaz
dont 10 à 50 fr., 40 à 20 fr., 950 à 5 fr. et 1500 à 3 fr., l'entre-
preneur unique ou les entrepreneurs coalisés réalisant ainsi
un bénéfice de 5550 fr. par jour 3. C'est, aux yeux de certains
auteurs, une chose toute simple et toute naturelle que le mono-
poleur poursuive et obtienne ainsi un surcroît de bénéfice par
le moyen du prix multiple. Parlant, à la fin de son travail De
l'influence des péages sur l'utilité des voies de communication
1 Voici pourquoi. Le prix étant supposé successivement de 100, 50, 20,
5, 3 et 2 fr. et la quantité débitée à chacun de ces prix étant respective-
ment de 0, 10, 50, 1000, et 5000 unités le produit, déduction faite
de 2 fr. de frais par unité, serait de 0, 480,900, 3000, 2500 et 0 fr. Le prix
de 3 fr. serait donc le prix de bénéfice maximum. Les frais fixes qui s'a-
jouteraient aux frais proportionnels réduiraient le bénéfice mais ne chan-
geraient pas le prix.
2Voyez Eléments d'économie politique pure, 37e leçon.
3 Les chiffres donnés ci-dessus en note expliquent encore ce nouveau
calcul.
4 Annales des Ponts et Chaussées, nos de mars et avril 1849.
204
-de la solution que comportent toutes les questions relatives à
l'exploitation d'un monopole, « Cette solution, dit Dupuit, re-
» pose sur ce principe général, c'est qu'il faut demander pour
» prix du service rendu non pas ce qu'il coûte à celui qui le
» rend, mais une somme en rapport avec l'importance qu'y atta-
» che celui à qui il est rendu ». Nous ne saurions, quant à nous,
accepter sans restrictions ce soi-disant principe qui, énoncé
d'une façon aussi absolue, serait destructif de toute justice.
Que ce soit l'intérêt du monopoleur d'entretenir sur le marché
non plus un seul prix de vente égal au prix de revient, non plus
même un seul prix de bénéfice maximum, mais plusieurs prix
égaux aux plus grands sacrifices pécuniaires pouvant être con-
sentis par les consommateurs, cela ne fait aucun doute que
ce soit son droit, c'e^i une autre affaire.
A cet égard, nous reviendrons à notre précédente distinction.
Que s'il s'agit d'une industrie ou d'un commerce susceptible de
libre concurrence, ou d'un monopole basé sur le droit ou l'in-
térêt général, nous n'avons rien à dire. Dans ces conditions,
c'est le droit de l'industriel ou du commerçant de vendre le
même produit à des prix différents, comme, d'autre part, c'est
le droit du chaland de l'acheter ainsi si cela lui fait plaisir. Je
dis le même produit, alors qu'il y aurait identité parfaite à
plus forte raison s'il y a une différence quelconque de nature,
ou de qualité, ou d'apparence. Un chocolatier multiple les en-
veloppes et les étiquettes, un libraire multiplie les formats et
les papiers, en évitant tous deux avec soin ce qui serait une
tromperie sur la qualité de la marchandise, en vue de vendre
le même chocolat ou le même ouvrage à des prix différents.
Vous estimezque
la différence des prix n'est pas justifiée par
la différence de forme des produits achetez en conséquence,
ou, s'il vous plait de payer non un produit réel, mais la satis-
faction d'un caprice, ne vous plaignez pas.
Maintenant, et alors qu'il ne s'agirait plus que d'un mono-
pole de fait, il nous sera bien permis de demander pourquoi à
la faculté d'élever le prix de vente du niveau du prix de revient
à celui du prix de bénéfice maximum, le monopoleur joindrait
205
encore et par surcroît celle de maintenirsur le marché plusieurs
prix de vente correspondant aux sacrifices maxima des consom-
mateurs. Ainsi, dans l'exemple que nous avons choisi d'une
fourniture d'eau ou de gaz, ce ne serait pas assez que le con-
cessionnaire fit un bénéfice de monopole de 3000 fr. par jour
en livrant à la consommation 1 000 mètres cubes à 5 fr. au lieu-
de 5000 mètres cubes à 2 fr. il faudrait encore qu'en mainte-
nant les deux prix supérieurs de 20 fr. et 50 fr. et le prix inférieur-
de 3 fr. à côté du prix de 5 fr., par telles ou telles combinai-
sons, comme en servant certains abonnés avant les autres, à
des heures spéciales, il portât le bénéfice de 3000 fr. à 5500 fr. T
Nous pensons, pour notre part, que, s'il y a lieu de prévenir la
première de ces deux conséquences du monopole, il y a d'au-
tant plus lieu d'empêcher la seconde. Et nous déclarons sans
hésiter que, s'il faut subir la multiplicité des prix dans le caa
de monopole de droit ou d'intérêt général, il faut, en dehors
de ces cas, y voir une raison de plus de transformer les mono-
poles de fait en monopoles d'Etat économiques.
II
Des chemins de fer comme services publics et comme monopoles
économiques.
Les chemins de fer sont des chemins assujettis à certaines-
conditions de pente, de courbure, et garnis de rails sur lesquels
roulent des convois de voyageurs et de marchandises traïnés.
par des locomotives. Ils se classent à côté des routes et des ca-
naux parmi les voies de communication mais ils s'en dis-
tinguent et se caractérisent spécialement par la solidarité qui
y résulte de l'emploi des rails entre ces trois éléments de tout
transport la voie, d'une part, le véhicule et le moteur, de l'au-
tre. On s'était figuré, au début, pouvoir laisser, sur les chemins
de fer comme sur les routes et les canaux, la liberté du parcours-
à divers entrepreneurs de transport; mais on a bien vite reconnu
que l'entrepreneur du transport devait y être en même temps.
206
l'exploitant de la voie, et qu'il devait percevoir à la fois le péage,
ou loyer de cette voie, et le frêt, ou loyer du véhicule et du
moteur. Toutefois, comme c'est le rôle propre de la science de
distinguer par abstraction ce qui est confondu dans la réalité,
nous considérerons d'abord la voie ferrée en elle-même, indé-
pendamment des locomotives, voitures de voyageurs et wa-
gons de marchandises qui y circulent, sauf à revenir ensuite à
l'union de l'une et des autres.
Le service des voies de communication est-il un service
public? « Il ne parait pas nécessaire, dit Adam Smith, que
» la dépense de ces ouvrages publics soit défrayée par ce qu'on
» appelle communément le revenu public, celui dont la percep-
» tionet l'application sont, dans la plupart des pays, attribués
» au pouvoir exécutif. La plus grande partie de ces ouvrages
» peut aisément être régie de manière à fournir un revenu par-
s ticulier suffisant pour couvrir leur dépense, sans grever d'au-
» cune charge le revenu de la société. Une grande route, un
pont, un canal navigable, par exemple, peuvent le plus sou-
» vent être construits et entretenus avec le produit d'un léger
» droit sur les voitures qui en font usage.
» D'ailleurs, si ce droit ou taxe est avancé par le voiturier,
» il est toujours payéen définitive par le consommateur qui s'en
» trouve chargé dans le prix de la marchandise. Néanmoins,
i comme les frais du transport sont extrêmement réduits au
» moyen de- ces sortes d'ouvrages, la marchandise revient tou-
» jours au consommateur, malgré ce droit, à bien meilleur
i marché qu'elle ne lui serait revenue sans cela, son prix n'é-
» tant pas autant élevé par la taxe qu'il est abaissé par le bon
D marché du transport.
x. Lorsque les grandes routes, les ponts, les canaux, etc.,
11 sont ainsi construits et entretenus par le commerce même qui
j> se fait par leur moyen, alors ils ne peuvent être établis que
» dans des endroits où le commerce a besoin d'eux, et, par con-
» séquent, où il est à propos de les construire. La dépense de
» leur construction, leur grandeur, leur magnificence répon-
» dent nécessairement à ce que ce commerce peut sufflr &payer.
207
o Par conséquent, ils sont nécessairement établis comme il est
propos de les faire
J.-B. Say, dans son Cours, mentionne cette opinion d'Adam
Smith, mais pour se ranger, quant à lui, à une manière de voir
opposée « Adam Smith croit, dit-il, qu'une route doit être
» payée par ceux qui en font usage et en proportion de l'usage
» qu'ils en font; que si le consommateur y gagne une diminu-
» tion de frais de production, au moins doit-il payer les frais
» nécessaires. Mais ne doit-on pas, du moins dans beaucoup.
de cas, ranger les moyens de communication parmi ces éta*
p blissements dont Smith lui-même dit ailleurs que, quoique
» hautement utiles à la société en général, personne en particu-
» lier ne se croit assez intéressé à leur existence, pour vouloir
» en payer les frais?
b. On peut, je crois, sans crainte, mettre les moyens de com-
» munication, pourvu qu'ils soient judicieusement conçus, au
n rang des dépenses sociales les mieux entendues. Il en résulte
» une diminution de frais de production en général, une baisse
» de prix pour tous les produits, d'où résulte un gain pour la
société 2 ».
Insistant sur son opinion, et l'appuyant d'un exemple, Say
dit plus loin Les frais deconfeeHon d'un canal, même les
» frais indispensables, peuvent être -els que les droits de navi-
gation ne soient pas suffisants pour payer les intérêts de l'a-
vance; quoique les avantages qu'en retirerait taxation fus-.
» sent très supérieurs au montant de ces intérêts. Il faut bien
» alors que la nation supporte gratuitement les frais de son éta*
blissement, si elle veut jouir du bien qui peut en résulter3».
Sur ce point, on le voit, comme sur d'autres, les « maîtres
de la science m ne sont pas d'accord. Disons tout de suite que
la thèse de Say nous parait fondée jusqu'à un certain peint,
mais qu'en même temps son exemple nous semble bien mal
choisi et son argumentation singulièrement malheureuse. Si
.4 Richesse des Nations, 1. V, sectton III; article ter.
2 Cours d'économie po2itique; 7« partie, ch. XXIH.- 3Id., Id., ch. XXIV.
208
l'on veut ranger, au moins en partie, le service des voies de
communication parmi les services publics, c'est en dehors du
transport des marchandises qu'il en faut chercher les motifs et
ce n'est pas sur les canaux, exclusivement destinés à ce trans-
port, qu'il faut s'appuyer. Le transport des marchandises est
une partie de leur façon par conséquent, en tant que permet-
tant ou facilitant la circulation des produits, les voies de com-
munication sont un capital productif et rentrent dans la règle
générale de la production et de la capitalisation. Sous l'empire
de la concurrence, de même que les services producteurs se
combinent en les produits de la nature et de la quantité propres
à donner la plus grande satisfaction possible des besoins, de
même les épargnes se transforment en les capitaux de la nature
et de la quantité propres à donner la plus grande utilité effec-
tive possible. Dès lors, la libre concurrence est d'intérêt social
en matière de capitalisation comme en matière de production,
et toute direction artificiellement imprimée aux épargnes vers
un mode de placement moins rémunérateur qu'un autre se
résout en une perte d'utilité pour la société. Donc, sur le ter-
rain où la question est placée, A. Smith a raison et J.-B. Say
est en dehors de l'économie politique.
Mais les voies de communication, et particulièrement les
voies ferrées, ne servent-elles qu'au transport des marchan-
dises et à la circulation des services ou des produits Tel
était le point à examiner. A cet égard, nous ferons tout d'a-
bord observer à A. Smith, qui range la défense nationale et
la justice au nombre des fonctions de la communauté ou de
l'Etat, que le service des voies de communication, s'il est es-
sentiel à l'exécution de ces services publics, est lui-même, en
cela, un service public. Il faut des routes ou des chemins de
fer pour réunir les armées et les porter à la frontière et c'est
avec raison que, lors de la discussion sur les chemins de fer
dans les Chambres françaises, en 1838, on attacha une grande
importance au point de vue stratégique. Cette importance est
réelle elle a paru dans la guerre de sécession d'Amérique et.
dans les guerres qui ont eu lieu depuis lors en Europe. Il faut
290
14
des routes ou des chemins de fer pour mettre les agents de la
force publique à la poursuite des malfaiteurs; et c'est faute de
voies de communication suffisantes à cet effet que le brigan-
dage subsiste dans certains pays comme la Grèce et la Sicile.
Cette première considération suffirait, à elle seule, pour jus-
tifier l'intervention de l'Etat dans l'établissement des voies de
communication et pour motiver de sa part des encouragements
et des subventions; mais il y en a d'autres. Si l'on retranche
du nombre des voyageurs qui circulent sur les routes et les
chemins de fer ceux qui voyagent pour leur agrément et qui
paient le service de la voie comme un objet de consommation
quelconque, ceux qui voyagent pour leurs affaires et dont les
frais de route se retrouvent dans le prix de certains produits,
si l'on en retranche enfin les militaires et les gendarmes, il
reste encore un certain nombre de voyageurs qui, ne voyageant
ni pour leur propre compte, ni pour le compte des consom-
mateurs, ni pour le compte de l'Etat, voyagent néanmoins dans
l'intérêt de la société. Je citerai, par exemple, ces hommes
qui se rendent aux divers congrès scientifiques, aux exposi-
tions industrielles et des beaux-arts, devenus si fréquents grâce
aux chemins de fer. Une observation analogue serait appli-
cable à certaines marchandises dont le transport n'intéresse
pas seulement le consommateur qui les paie mais aussi, en
un sens, la société même, par exemple, ces journaux qui,
grâce aux chemins de fer, portent, dans l'intervalle du soir
au matin, d'un bout du pays à l'autre, les nouvelles des inci-
dents journaliers de la politique. Il faut, en vérité, avoir sur
les yeux le double bandeau de l'individualisme le plus étroit
et de l'utilitarisme le plus borné pour ne pas voir que, indé-
pendamment de la façon donnée aux produits par le transport,
les voies de communication ont encore un autre objet qui est
de constituer, de resserrer l'unité nationale; que, de même
qu'une ville sans rues se réduirait à un amas d'habitations
isolées les unes des autres, de même un pays sans voies de
communication redeviendrait une agglomération de districts
étrangers les uns aux autres que, grâce aux voies de com-
210
munication, la population se distribue entre les campagnes
et les villes que, par leur moyen, quelques-unes de ces villes
deviennent des centres de mouvement scientifique, industriel,
littéraire, artistique, d'où les idées, qui ne se paient point
toujours dans les frais de production des marchandises, se
répandent sur le pays tout entier; qu'ainsi ces voies sont des
agents essentiels de la civilisation et du progrès en tous sens.
Le service des voies de communication, tout spécialement
des routes et des voies ferrées, a donc incontestablement, dans
certaines limites, le caractère de service public. Il a de plus
essèntiellement celui de monopole, et de monopole pour l'ex-
ploitation duquel leconcours de l'Etat est indispensable. Sous
ce rapport, il y a une analogie parfaite entre la position d'un
entrepreneur, comme celui que nous avons imaginé, qui vou-
drait fournir l'eau ou le gaz aux habitants d'une ville, et celle
d'un entrepreneur qui voudrait effectuer les transports de voya-
geurs et de marchandises d'une ville à une autre. L'un a be-
soin qu'on l'autorise à enfouir ses conduites sous la voie publi-
que l'autre a besoin qu'on l'autorise à acquérir par voie d'ex-
propriation les terrains qui lui sont nécessaires. Et, de même
qu'une commune ne peut autoriser un nombre indéfini d'entre-
preneurs à enfouir des tuyaux dans les rues, de même l'Etat
ne peut autoriser un nombre indéfini d'entrepreneurs à acqué-
rir des terrains par expropriation entre une ville et une autre.
Et, toutefois, ce n'est pas encore là la raison la plus déci-
sive. Dans les deux cas, il y en a une autre tirée de la nature
même de l'industrie dont il s'agit qui est telle que les mêmes
frais de premier établissement, et jusqu'à un certain point
d'exploitation, y sont susceptibles de se répartir sur un nom-
bre de produits plus ou moins considérable. Dix ateliers diffé-
rents de menuiserie ou de construction exigent à peu près la
même surface de terrain, la même étendue de bâtiments, le
même nombre de métiers et de machines qu'un atelier uni-
que qui fournirait la même quantité de produits. Tout au plus
ferait-on, dans ce dernier cas, une certaine économie assez
peu importante sur la force motrice. Au contraire, une seule
211
conduite peut suffire à desservir toute une population d'eau
ou de gaz aussi bien que dix conduites; une seule route peut
suffire à la même circulation de voyageurs et de marchandises
que dix routes. La conduite posée ou la route construite, les
frais de pose ou de construction peuvent se répartir sur une
distribution ou une circulation soit dix fois plus petite, soit
dix fois plus grande; et, que cette distribution ou cette circu-
lation soit dix fois plus petite ou dix fois plus grande, ces frais
n'en courront pas moins. Il y a là, J. S. Mill l'a justement re-
marqué { une circonstance qui met les industries où elle se
produit en dehors du principe de la libre concurrence, par la
raison que cette libre concurrence ne pourrait s'y exercer que
moyennant des frais multipliés es premier établissement tout
à fait inutiles en eux-même. Poser un second système de con-
duites d'eau ou de gaz dans une ville où il y en à déjà un qui
pourrait à lui seul répondre à tous les besoins, construire un
second réseau de routes dans un pays où il y en a déjà un en
état de suffire à lui seul à toutes les communications, ce serait
une façon absurde de poursuivre le bon marché. A supposer
même que la concurrence introduite de cette façon, procurât
un bon marché relatif, elle ne procurerait pas le bon marché
absolu, en ce sens qu'il aurait toujours mieux valu obtenir les
produits à un prix de revient dans lequel ne fussent pas entrés
de doubles et triples frais de premier établissement.
Cette observation prend une valeur toute particulière quand
il s'agit de frais de premier établissement très considérables.
Alors, en effet, deux obstacles s'opposent à ce que la concur-
rence produise ses effets ordinaires de bon marché et même à
ce qu'elle s'exerce d'abord la difficulté de trouver des capi-
taux, et ensuite celle de rémunérer ces capitaux. Or tel est le
cas des routes, des canaux et surtout des chemins de fer. C'est
ce que Dupuit, à l'article Péages du Dictionnaire de l'économie
politique, a mis en évidence par un exemple heureusement
choisi et que nous nous bornerons à reproduire. a En effet,
1Principes, 1. le., ch. IX, § 3.
212
» dit-il, imaginons qu'une compagnie concessionnaire d'un ca-
b nal ou d'un chemin de fer élève le chiffre de son tarif de
» manière à porter ses profits bien au delà du taux ordinaire du
» revenu des capitaux industriels que, ceux-ci ne rapportant
ordinairement que 6 à 7, elle obtienne 12 ou 15, et même
» 20 pour 100 de bénéfices. Par exemple, la voie a coûté 100
» millions. La recette brute est de 30 millions les frais d'en-
» tretien, d'administration, d'exploitation sont de 15 millions
x reste 15 millions à distribuer aux actionnaires, c'est-à-dire
15 pour 100 du montant dé leurs actions. Certes, un pareil
résultat aurait de quoi tenter la concurrence, et, s'il s'agis-
» sait d'une autre industrie, il est certain qu'une ou plusieurs
entreprises rivales viendraient partager et réduire les profits
de la première. Mais pour une voie de communication cela
J) n'aura pas lieu. D'abord l'énormité du capital nécessaire pour
» établir la nouvelle voie restreint à un très petit nombre de
personnes la possibilité de l'entreprendre: ensuite c'est que,
» l'entreprise ancienne étant unique, la nouvelle ne peut vivre
» qu'aux dépens de la première, et que le bénéfice qui suffit
» à une ne suffit pas à deux. Quand cent filatures prospèrent,
la cent-unième peut prospérer aussi, parce qu'il lui suffit
d'une légère augmentation relative dans la consommation,
» ou même de prendre une très petite fraction de la clientèle
» des autres filatures, pour avoir le même sort. Mais il n'en
p est pas ainsi pour une entreprise qui est unique comme une
» voie de communication. Continuons l'hypothèse que nous
» avons posée tout à l'heure et imaginons que de hardis ca-
» pitalistes mettent 100 millions dans la construction d'une
» voie de communication parallèle à celle qui est établie. Re-
marquons d'abord qu'il est très probable que la première
à entreprise, qui avait le choix des tracés, a pris le meilleur;
a elle a suivi la rive droite, vous n'aurez plus que la rive gau-
t che; ou elle a suivi la vallée, et vous n'aurez plus que les
» plateaux c'est-à-dire que votre tracé est nécessairement in-
férieur sous le rapport des difficultés du terrain, de là ri-
» chesse, de la population, etc. Puis, vous arrivez après des
213
» habitudes prises, des relations établies; vous ne pouvez es-
» pérer de prendre à la première entreprise la moitié de sa
» clientèle ce sera donc faire une part très large aux éven-
tualités que de supposer que vous enlèverez 12 millions à la
» recette brute, et que vous y ajouterez 2 ou 3 millions de nou-
» veaux produits, dûs aux nouvelles localités traversées en
» résumé, tout ce qu'on pourra espérer, c'est une recette de
» 15 millions. Déduisons maintenant les frais d'entretien et
» d'exploitation, qui pourront s'élever à 12 millions, parce
qu'un grand nombre d'entre eux sont indépendants de la
» fréquentation et il ne restera plus que 3 millions à dis-
» tribuer, c'est-à-dire 3 pour 100. La première entreprise,
» n'ayant plus qu'une recette de 18 millions, et des frais de
» 12 ou 13, ne donnera plus que 5 à 6 pour 100 au lieu de 15.
» Ainsi la nouvelle entreprise aurait fait beaucoup de mal à
» l'ancienne tout en ruinant ses actionnaires; au lieu d'une
bonne affaire, il y en aurait deux mauvaisesl. On ne sau-
rait mieux dire, et le même Dupuit, à l'article Voies de com-
munication du même Dictionnaire de l'économie potitique, a
eu beau se contredire en soutenant l'identité de l'industrie des
chemins de fer et des autres industries, afin d'établir la pos-
sibilité d'appliquer aux chemins de fer le principe de laliberté
de l'industrie, il n'a pas réussi à se réfuter lui-même. Remar-
quons, en effet, que, dans sa propre hypothèse, les deux en-
treprises rivales s'entendent sur un point, savoir sur l'intérêt
qu'elles ont à maintenir des tarifs de monopole, et qu'avant
comme après leur prétendue concurrence, les consommateurs
paient les transports non au prix de revient, mais au prix de
bénéfice maximum. C'est ce qui a toujours lieu, en réalité, un
peu plus tôt un peu plus tard. Dupuit ne se préoccupe pas de
ce fait parce qu'il le trouve naturel et légitime; mais nous,
qui ne sommes point de cet avis, nous devions le signaler.
L'établissement et l'exploitation d'une voie ferrée, comme
ceux d'une route ou d'un canal, échappent donc par nature
1 Dictionnaire de l'économie politique, t. II, p.
-214-
à la concurrence. Mais il y a plus si la route et le canal,
considérés en eux-mêmes, constituent un monopole naturel,
au moins la traction qui s'y opère rentre dans les conditions
de la concurrence par la raison qu'un nombre indéfini de
voitures et de bateliers peuvent rouler sur la route ou navi-
guer sur le canal. Le péage, si on le maintient, se paie à un
monopoleur; mais le frêt se paie à des entrepreneurs concur-
rents. Dans les chemins de fer, au contraire, la voie constitue
un monopole naturel et la traction en constitue un autre es-
sentiellement lié au premier par la raison que, comme nous
l'avons dit, un nombre indéfini de compagnies d'exploitation
ne peuvent faire circuler sur les rails leurs convois de voya-
geurs et de marchandises. Ici, le loyer de la voie et le loyerdes
véhicules et des moteurs, le péage et le frêt, tout se paie à un
monopoleur. C'est donc, par tous ces motifs, une véritable
aberration que d'invoquer la liberté de l'industrie en matière
de chemins de fer; et il est d'autant plus urgent d'y chercher
le bon marché par l'application des règles propres au mono-
pole qu'ils constituent, comme on va le voir par l'étude de la
question des tarifs, le monopole le plus puissant et le plus
redoutable.
III
Des tarifs de chemins defer.
Les produits de l'industrie des chemins de fer sont les
transports de voyageurs et de marchandises. L'unité de pro-
duit est le transport de voyageur ou de 1 tonne de marchan-
dise à 1 kilomètre on l'appelle voyageur kilométrique, tonne
kilométrique. Ce sont les prix de ces unités qui sont indiqués
par les tarifs; l'étude de la question des tarifs, c'est donc
l'étude de la question du prix dans l'industrie des chemins
de fer.
Cette industrie étant un monopole, il y a deux prix à consi-
dérer un prix correspondant au prix de revient du voyageur
215
ou de la tonne kilométrique, et un prix différent correspon-
dant au produit net maximum. Le consommateur doit désirer
le premier; l'entrepreneur monopoleur doit désirer-le second.
En fait, il est bien certain que les compagnies de chemins de
fer souhaitent obtenir le plus grand produit net possible;
mais il l'est aussi que, faute de posséder la théorie et la pra-
tique rationnelles du monopole, elles n'y réussissent que très
imparfaitement. C'est là une vérité curieuse à constater et que
M. Gustave Marqfoy, dans son remarquable travail, intitulé
De fabaisscment des tarifs de chemins de fisr en France (1863),
nous parait avoir démontrée en ce qui concerne les compagnies
françaises. A la différence de la plupart des économistes qui
écrivent sur les chemins de fer, M. Marqfoy fait preuve, dans
son travail, d'une perception très nette et très claire de ce fait
que l'industrie des chemins de fer est un monopole et d'une
connaissance approfondie de la nature et des conditions du
monopole. Il sait qu'il y a un prix de revient et un prix de
produit net maximum, il sait, en outre, que le prix de pro-
duit net maximum est indépendant des frais lixes ou géné-
raux et ne dépend que des frais proportionnels ou spéciaux;
et il tire le meilleur parti de ces données.
Les frais généraux d'une compagnie de chemins de fer sont
les frais afférents à l'organisation du service d'exploitation,
aux bâtiments, services centraux, chefs de gare. Ils s'ajoutent
à l'intérêt et à l'amortissement des capitaux. Ils ont lieu quelle
que soit la quantité de voyageurs et de marchandises trans-
portés, c'est-à-dire quel que soit le trafic; ils sont sensiblement
.fixes.
Les frais spéciaux sont les frais afférents au fait même du
transport, c'est-à-dire à tout ce qu'un train de voyageurs ou
de marchandises qui circule consomme par sa circulation
houille, salaire du personnel du train, usure du matériel, des
rails, etc. Ils sont sensiblement proportionnels à l'importance
du trafic.
Dans ces conditions, la marche à suivre par les compagnies
dans la fixation de leurs tarifs est tout indiquée. Elles doivent,
216
dans leur intérêt exclusif, à leur point de vue propre, déter-
miner le prix de revient spécial du voyageur et de la tonne
kilométriques, et considérer ce prix de revient comme une li-
mite inférieure dont elles ont à se rapprocher tant que l'a-
baissement des tarifs donne une augmentation de produit net,
en s'arrêtant dès que cet abaissement donne une diminution,
exactement comme fait le propriétaire d'une source minérale
supposé par Il. Cournot, comme ferait l'entrepreneur four-
nisseur d'eau ou de gaz, dans notre exemple, comme ont fait
les administrations des postes qui ont su trouver l'accroisse-
ment de leur revenu dans l'abaissement du port des lettres et
des imprimés. Cela posé, quelques faits et quelques chiffres
relatifs aux chemins de fer français, empruntés à M. Marqfoy,
feront voir combien peu les compagnies sont, en général, au
courant du problème qu'elles ont à résoudre.
Les cahiers des charges des compagnies françaises fixaient
ainsi qu'il suit le maximum des tarifs de voyageurs: lreclasse,
10 c. 2e classe, 7 c. 5 classe, 5c. 5, par tête et par kilomè-
tre. Moyenne, 7c. 66.
D'autre part, au moyen de calculs longs et minutieux, éta-
blis sur l'exploitation de la Compagnie du Midi, en 1860, et qui
sont parfaitement applicables aux autres compagnies françai-
ses et à l'époque actuelle, M. Marqfoy a déterminé ainsi qu'il
suit le minimum égal au prix de revient spécial du voyageur
kilométrique 1™ classe, 1 c. 12 2e classe, Oc. 56; 3e classe,
Oc. 24. Moyenne, Oc. 64. Nous ne parlons, pour plus de sim-
plicité, que des trains omnibus, et non des trains express et
des trains mixtes.
Ainsi, du prix de 7c.66 au prix de Oc. 64, les compagnies
avaient toute une échelle de 702 centièmes de centime à par-
courir par tâtonnement en vue de trouver le tarif de produit
maximum. Elles n'ont pas fait, depuis l'origine, un pas dans
cette voie, et les tarifs de voyageurs sont restés, depuis la créa-
tion des chemins de fer français, fixés au maximum du ca-
hier des charges. Les compagnies n'ont essayé d'abaissement
de prix que par les combinaisons exceptionnelles de trains de
217
plaisir, abonnements, voyages circulaires dont nous parle-
rons tout à l'heure.
Pour les marchandises, les cahiers des charges fixaient
comme suit le maximum des tarifs: tre classe, 16c; 2e classe,
14c. 3c classe, 10 c., par tonne et par kilomètre. Moyenne,
13c. 33.
D'autre part, et par ses calculs établis comme il a été dit
ci-dessus, M. Marqfoy a déterminé comme suit le prix de re-
vient spécial de la tonne kilométrique 1 c. par trains et wa-
gons complets; 2 c. par trains complets et wagons à demi-
charge. Moyenne, 1 c. 5.
Ainsi, du prix de 13 c. 33 au prix de 1 c. 5, les compagnies
avaient à parcourir, pour trouver le tarif de produit maximum,
.-une échelle de 1183 centièmes de centime. Ici, elles ont fait
quelque chose. Elles ont abaissé leurs tarifs jusqu'à une
moyenne de 6 ou 7 c. Les tarifs inférieurs à 4 c. sont très ra-
res il n'y a pas de tarifs au-dessous de 3 c.
Est-ce à dire que les compagnies ont agi en toute connais-
sance de cause, et -se sont arrêtées dès que l'abaissement des
tarifs a commencé à donner une diminution du produit net?
C'est ce qu'il est difficile de croire. Durant la période de 10
années écoulées de 1852 à 1861, les recettes kilométriques ont
augmenté de la manière suivante: pour les voyageurs, avec
des tarifs demeurés fixes, de pour les marchandises, avec
des tarifs abaissés, de 142 o/0. L'abaissement des tarifs peut as-
surément être considéré comme ayant eu sa part dans ce der-
nier résultat. Et l'on peut même se demander non seulement
si un abaissement du tarif des voyageurs n'eût pas plevé la re-
cette kilométrique demeurée à peu près constante, mais si un
abaissement plus hardi du tarif des marchandises n'eût pas
élevé davantage la recette kilométrique déjà notablement ac-
crue. Et c'est ce qu'on est encore plus tenté de penser quand
on parcourt les divers documents, tels que rapports aux as-
semblées d'actionnaires, émanés des compagnies.
Aucune d'elle ne fait la distinction entre les frais généraux
et les frais spéciaux et ne soupçonne l'indépendance du tarif
-218-
de produit maximum des frais généraux. La Compagnie de
Lyon (Rapport de 1860) nous parle du personnel dirigeant, des
bureaux, de l'entretien des bâtiments, du chauffage, de l'éclai-
rage, des charges résultant des capitaux immobilisés, etc., etc.,
comme d'éléments du prix de revient des transports. Et elle
invoque en particulier le prix d'établissement de son réseau
de Rhône-et-Loire, qui lui a coûté plus de 1200000 fr. le kilo-
mètre, pour justifier un tarif de 10c. pour les houilles, alors
que, probablement, un tarif de 7 ou 8 c., de 5 ou 6c., lui don-
nerait un produit plus considérable. Toutes ces compagnies
demeurent stupéfaites quand une augmentation de produit
net se présente à la suite d'un abaissement des tarifs. Au dé-
but de l'établissement des voies ferrées, on avait considéré le
transport des voyageurs comme devant former la partie la plus
productive de l'exploitation. Ces prévisions furent trompées
l'abaissement du prix, l'augmentation de la rapidité dévelop-
pèrent surtout le transport des marchandises. Les Compagnies
du Nord (Rapports de 1853 et de 1855), de l'Est (Rapport de
1853), de l'Ouest (Rapport de 1859), du Midi (Rapports de 1855,
de 1856, de 1861 et de 1862) ne reviennent pas de l'étonnement
que leur cause ce développement, même après que l'expé-
rience de plusieurs années aurait dû les instruire. La Compa-
gnie du Nord avait abaissé ses prix pour le transport des blés
en 1847, par suite de circonstances exceptionnelles, et avec
l'intention de ne le faire que pour six mois; elle s'en était si
bien trouvée que, plusieurs années après, en 1850, ce tarif
subsistait encore. La même compagnie (Rapport de 1860) s'ap-
plaudissait d'avoir « adopté la pratique des prix réduits, no-
tamment pour les matières pondéreuseset de première néces-
sité », mais sans qu'il lui vint à l'esprit de poursuivre cette
expérience d'une façon générale etsystématique. De même des
autres compagnies elles se cramponnent aux tarifs élevés, non
seulement malgré l'intérêt public, mais malgré leur propre
intérêt; non seulement elles ne cherchent pas à atteindre le
prix de revient, mais elles ne songent pas même à s'avancer
vers le prix de produit maximum.
219
Outre que le monopole permet l'établissement d'un prix de
produit net maximum plus élevé que le prix de revient, il fa-
cilite, on l'a vu, le maintien de plusieurs prix différents pour
le même produit. Nous venons de constater que l'industrie des
chemins de fer profite (plus ou moins intelligemment) de la
première circonstance; elle profite de même de la seconde.
Au premier abord, il ne semble pas que cette observation
soit applicable aux tarifs de voyageurs. Les compagnies fran-
çaises demandent respectivement 10 c. à ceux de 1 re classe,
7 c. 5 à ceux de 2e et 5 c. 5 à ceux de 3e mais elles mettent
dans une voiture 2,' voyageurs de ire classe, 30 dé 2e et 40 de3'
Elles ajoutent à cela des sièges plus ou moins rembourrés, etc.
Ni sous le rapport de l'espace accordé, ni sous le rapport du
confort, le service n'est donc identique, et les prix semblent
assez bien proportionnés à la différence. Ils le seraient en ef-
fet s'ils étaient à peu près égaux aux prix de revient 1 c.12,
Oc. 56 et Oc. 24; mais comme ils sont bien supérieurs et, par
conséquent, complètement indépendants de la nature du ser-
vice, il faut raisonner tout autrement. En réalité, les compa-
gnies considèrent, à tort ou à raison, le prix moyen de 7c.66,
prix assez voisin de celui de 7 c. 5 qui est le prix des secondes,
comme étant le prix de bénéfice maximum mais elles ne veu-
lent pas négliger d'accepter plus des voyageurs disposés à payer
plus, ni même refuser d'accepter moins des voyageurs décidés
à ne pas payer tant. De là l'institution de trois classes distinc-
tes et les grands efforts qu'elles font pour accentuer, d'une
part, les avantages de la 1re classe et, d'autre part, les désa-
vantages de la 3e. Quand on réclamait jadis à si grands cris la
fermeture des voitures de 3e classe par des vitres telle que l'a
stipulée le cahier des charges de 1857-58, quand on réclame
aujourd'hui leur chauffage en hiver, et qu'on se plaint à ce
propos de la dureté des compagnies, on ne saisit pas leur vrai
mobile. Si les voitures de 3e classe étaient assez confortables
pour que beaucoup de voyageurs de 2e et quelques-uns de lpe
y allassent, le produit net total, tel qu'il çe compose d'après la
théorie du monopole, serait abaissé. Et voilà tout 1 Les com-
-220-
pagnies n'ont de voitures de classe que pour ne pas laisser
-échapper un grand nombre de voyageurs peu aisés qui, plu-
tôt que de payer le prix de la lre ou dela2e, auraient continué
à voyager en diligence. De même, elles ont des tarifs d'abon-
nements pour des voyageurs quotidiens qui, plutôt que de
payer le tarif ordinaire, resteraient en ville au lieu d'aller de-
meurer à la campagne, des tarifs de trains de plaisir ou de
voyages circulaires pour des voyageurs qui, sans ces réduc-
tions, ne voyageraient pas. Mais tous ces tarifs, bien entendu,
sont encore de beaucoup au-dessus du prix de revient.
Toutefois, c'est surtout en ce qui concerne les tarifs de mar-
chandises que s'applique notre observation. Ici, la classifica-
tion a évidemment pour but de maintenir des prix multiples
pour un même service; car, à part quelques différences d'es-
pace accordé en raison du volume, de soins donnés en raison
de la nature, de risques courus en raison de la valeur de la
marchandise, toutes circonstances qui ne justifieraient que
des différences de prix insignifiantes, le transport d'une tonne
d'une certaine marchandise et celui d'une tonne de quelque
autre marchandise entre deux points donnés sont deux servi-
ces identiques. Que l'on parcoure, aux cahiers des charges, la
nomenclature des marchandises de chaque classe spiritueux,
bois de menuiserie, produits chimiques, gibier, sucre, café, tis-
sus, objets manufacturés, dans la lre, blés, grains, farines, bois
à brûler, bois de charpente, cotons, laines, boissons, métaux,
dans la houille, fumier et engrais, pierres, minerais, cail-
loux, sable, argile, briques, ardoises, dans la 3e on voit assez
clairement que cette classification n'est fondée que sur le prix
de ces matières, c'est-à-dire, en réalité, sur le sacrifice pécu-
niaire que les consommateurs sont disposés à faire pour les
-avoir à leur portée. « La diversité des prix, disait M. de Ruolz
s dans un rapport relatif à une réforme de tarifs, est la condi-
i dition indispensable d'un tarif moyen assez élevé pour attein-
b dre le chiffre des capitaux engagés.» CI Pourquoi ne pas
» dire plus péremptoirement encore, ajoute M. Lamé-Fleury
» qui cite ce passage, que les compagnies de chemins de fer
22t,-
» n'ont à se préoccuper uniquement que des moyens de se-
procurer légitimement le maximum de recettes t. » C'est la
doctrine du monopole sans conditions ni réserves de Dupuit.
Disons, quant à nous, que la classification des voyageurs et
des marchandises établie par les cahiers des charges des che-
mins de fer est une limite à la multiplicité de ces prix que
l'intérêt des compagnies serait vraisemblablement de rendre
beaucoup plus grande encore.
Les tarifs maxima de marchandises des cahiers des charges
n'ont pas paru, nous l'avons dit, aux compagnies françaises
être les tarifs de bénéfice maximum ou, du moins, elles ont
agi comme si elles avaient cru trouver ceux-ci un peu plus
bas. C'est pourquoi elles ont substitué, dans certains cas, à ces
tarifs maxima des tarifs moins élevés. Ces tarifs ont été géné-
raux ou spéciaux; généraux quand ils étaient applicables à
tous les expéditeurs sans autres conditions que celles du ca-
hier des charges; spéciaux quand ils étaient applicables à cer-
tains expéditeurs seulement et à des conditions autres que
celles du cahier des charges, ainsi à la condition que le délai
réglementaire de transport fût prolongé, que la compagnie ne
répondit point des avaries et déchets de route, que l'expédi-
teur remit un minimum de poids. On devine que le tarif spé-
cial était moins élevé que le tarif général. Le rabais était cor-
rélatif des conditions. Parmi les conditions de tarifs spéciaux,
a figuré pendant un certain temps, en France, la condition
d'abonnement par laquelle l'expéditeur s'engageait à confier
au chemin de fer tous ses transports. La même condition fi-
gurait aussi dans des conventions ayant le caractère de traités
particuliers. Elle a été interdite, en 1890, sous les deux for-
mes, sur les réclamations des Conseils généraux des départe-
ments et dans l'intérêt des canaux. En dehors de cette appli-
cation particulière, le principe des tarifs spéciaux s'est con-
sidérablement développé ces tarifs régissent aujourd'hui la.
moitié ou les trois quarts des transports par petite vitesse.
Journal dea Economistes, série, t. XXXV, p. 57.
222
Général ou spécial, un tarif est proportionnel quand il re-
pose sur une base kilométrique constante, par exemple si l'on
paie 5c. par kilomètre quelle que soit la distance parcourue.
Un tarif est différentiel quand il repose, au contraire, sur une
base kilométrique décroissante à mesure que la distance par-
courue augmente, par exemple si l'on paie 5 c. par kilomètre
pour les distances inférieures ou égales à 100 kilomètres, 4c.
pour les distances comprises entre 100 et 200 kilomètres, et
ainsi de suite. Ici, il est clair que la compagnie vend le ser-
vice du transport kilométrique à deux prix différents suivant
qu'on lui demande plus ou moins d'unités: elle fait sur une
échelle beaucoup plus étendue, beaucoup plus compliquée
et beaucoup plus grave, ce que fait le commerçant au détail
qui donne le treizième à la douzaine. Deux exemples suffiront
à donner une idée de la souplesse et de l'importance de ce
mécanisme. D'après le rapport présenté par M. Moussette à la
commission d'enquête de 1862, les prix moyens de transport
de la houille par tonne et par kilomètre, frais de chargement
et de déchargement non compris, avaient été, en 1860, sur les
cinq compagnies françaises du Nord, de l'Ouest, de l'Est, d'Or-
léans et de Lyon, de 9c., 8c. 10, 7 c. 60, 6 c. 90, 6c. 20, 4c. 90,
4c. 70 et 4c. 20 pour les distances respectives de 6,19,
80, 120,161 et 241 kilomètres. Les prix de transport du mine-
rai de fer etaient, en 1862, sur le Great Northern anglais, de
31 c., 13c, 9c., 6c. 5, 5c.6, 5c.5, 5c.2 pour les distances
respectives de 6, 20, 50, 100, 200 et 300 kilomètre.
Ces tarifs différentiels, et ceux de transit qui ont des effets
analogues, sont un sujet de discussion des plus vives. On leur
a énergiquement objecté le trouble qu'ils apportaient dans la
situation des villes industrielles et commerçantes, en les éloi-
gnant ou les rapprochant à volonté de certains centres de pro-
duction ou de consommation des matières premières ou des
objets manufacturés, et l'on a agité la question de savoir si les
compagnies ont ou non le droit de modifier ainsi les condi-
tions naturelles d'industrie ou de commerce des villes, et si
l'Etat a ou non le devoir d'intervenir pour maintenir ces
223-
conditions. On leur a fait une autre objection relative à l'inté-
rêt des canaux, et l'on s'est aussi demandé si les compagnies
avaient ou non le droit de tuer les canaux, et si l'Etat avait
ou non le devoir d'intervenir pour les faire vivre. Ces ques-
tions confuses s'éclaircissent singulièrement à la lumière des
principes. Que si les conditions industrielles et commerciales
des villes étaient changées, ou l'existence des canaux compro-
mise, par le seul fait de transports effectués sur les chemins
de fer au prix de revient, il n'y aurait là, évidemment, qu'un
effet très ordinaire du progrès technique ou économique, qui,
tous les jours, déplace ainsi les situations. Ou que si ces résul-
tats se produisaient par l'effet d'une exploitation des chemins
de fer faite au prix de monopole par la communauté ou l'Etat,
en vue d'un intérêt défini, il n'y aurait encore là qu'un sacri-
fice de certains intérêts particuliers à l'intérêt général comme
il s'en fait à chaque instant. Mais que ces conséquences aient
lieu par suite d'une exploitation faite aux prix de monopole,
par des compagnies particulières, pour le plus grand profit
des actionnaires, c'est, en effet, une chose assez étrange, et
qui a dû sembler telle au sens commun comme elle l'est réel-
lement au regard de la science.
IV
De l'iitervention de l'Etat en matière de chemins de fer.
La conclusion des réflexions qui précèdent est assez évi-
dente. L'Etat peut et doit intervenir dans l'industrie des che-
mins de fer, et cela à un double titre to parce que le service
des chemins de fer, en ce qui concerne les transports des ser-
vices ou produits d'intérêt public, est lui-même un service
public; 2° parce que le service des chemins de fer, en ce qui
concerne le transport des services ou produits d'intérêt privé,
est un monopole naturel et nécessaire qui, comme monopole
privé, ne serait fondé ni en droit ni en intérêt et qui, par con-
séquent, doit être érigé en monopole d'Etat économique. A ce
224
dernier titre, le monopole des chemins de fer devrait être
exercé purement et simplement, soit par l'Etat soit pour son
compte, au prix de revient. Mais au premier titre, et vu le ca-
ractère particulier de l'industrie des chemins de fer, cette con-
dition doit être entendue dans un sens plus large qu'il ne pa-
rait au premier abord.
Laissons pour un instant de côté le point de vue des trans-
ports d'intérêt public, et considérons les chemins de fer com-
me un des capitaux qui interviennent dans la production des
services ou produits d'intérêt privé. Il en est de la valeur du
revenu de ces capitaux comme de la valeur du revenu de cer-
tains autres capitaux agricoles ou industriels elle dépend des
lieux et des temps. De même que le dessèchement d'un ma-
rais qui ne serait pas rémunérateur dans un certain district,
ou à une certaine époque, le deviendrait ailleurs, dans le voi-
sinage d'une grande ville, ou plus tard, après un certain dé-
veloppement de la population et de la richesse, de même une
ligne de chemin de fer qui ne ferait pas ses frais, à la fois spé-
ciaux et généraux, sur un certain point, à un certain moment,
les ferait sur un point différent, entre deux centres industriels
et commerçants, à un moment différent, à la suite d'un pro-
grès économique plus ou moins marqué. Ainsi, un pays étant
donné, il y a peut-être d'abord quatre ou cinq lignes de che-
mins de fer qui feraient tout juste leurs frais spéciaux et gé-
néraux ou dont l'exploitation aux prix de monopole serait une
exploitation à prix de revient. Quelques années plus tard, ces
mêmes lignes feraient plus que leurs frais. En effet, la courbe
du débit ou de la consommation, courbe décroissante par rap-
port au prix et sur laquelle repose toute la théorie du mono-
pole, n'est pas une courbe invariable. Et, ainsi, au fur et à me-
sure que la population et la richesse se développent,le prix
de revient s'abaisse en raison de la répartition des frais géné-
raux sur une plus grande quantité débitée ou consommée de
services ou produits. Dès lors, les tarifs de voyageurs et de
marchandises qui auront été, au début, tarifs de prix de re-
vient deviendront tarifs de bénéfice. En même temps, d'ail-
225
15
leurs, que les premières lignes construites feront plus que
leurs frais, d'autres lignes apparaitront comme étant en état
de faire les leurs. Dans ces conditions, il y aurait pour l'Etat
deux manières très distinctes de procéder à l'exploitation de
son monopole. Il pourrait considérer les lignes diverses com-
me indépendantes les unes des autres, n'en entreprendre la
construction et l'exploitation que quand elles se présenteraient
comme susceptibles de ttùre leurs frais, et réduire toujours
les tarifs quand elles commenceraient et continueraient à don-
ner des bénéfices. Ou bien, il pourrait considérer toutes ces
lignes comme formant un réseau d'ensemble, et, sans réduire
tout de suite les tarifs sur les premières qui feraient plus que
leurs frais, en construire et en exploiter d'autres qui ne fe-
raient pas encore tout à fait les leurs, les bénéfices réalisés
sur les unes servant à couvrir les pertes essuyées sur les au-
tres. Il suffirait que les bénéfices et les pertes se compensas-
sent. L'Etat serait alors dans la position de ces agriculteurs
qui perdent sur le bétail et gagnent sur la culture. « Combien
» d'établissements sidérurgiques, a dit M. Demongeot, ont ga-
» gné sur la fonte et perdu sur l'affinage et réciproquement,
» ou perdu sur la forge et gagné sur les ateliers de construc-
tion 1. Mais, toutefois, dans le second mode comme dans le
premier, l'exploitation serait faite, en un sens, à prix de revient.
Dans le premier mode, les transports seraient à plus bas
prix et l'achèvement du réseau des chemins de fer un peu
moins rapide dans le pays. Dans le second, les transports se-
raient plus chers et l'achèvement du réseau plus rapide. Si
l'on ne considérait les chemins de fer que comme un capital
industriel donnant aux marchandises la façon du transport,
peut-être faudrait-il s'en tenir au premier mode. Si l'on fait
intervenir, au contraire, le point de vue des services publics,
il ne semble pas douteux qu'il convienne d'adopter le second.
Remarquons, d'ailleurs, que les chemins de fer étant un moyen
elles six grau-
des compagnies de chemins de fer.– Journal des Actuaires, t. IK, p. 386.
226
puissant d'ouverture de débouchés, et par cela même un éner-
gique stimulant de la production économique, hâteraient eux-
mêmes le progrès qui d'infructueux les rendrait fructueux ou
de déjà fructueux plus fructueux encore. Ilemarquons aussi
que le prix de bénéfice maximum, sur toutes les lignes, irait
en s'abaissant constamment par suite de l'accroissement du
débit ou de la consommation.
Telles sont les deux combinaisons avantageuses entre les-
quelles on peut choisir si on remet le monopoles des chemins
de fer à l'Etat: bas prix des transports ou rapide achèvement
du réseau. Que si, au contraire, sous prétexte de liberté de
l'industrie, on laisse ce monopoles aux mains de compagnies
particulières, qu'arrivera-t-il ? Ces compagnies construiront
et exploiteront volontiers les lignes qui feront leurs frais; et,
quand viendra le moment où ces lignes feront plus que leurs
frais, elles s'abstiendront soigneusement soit de réduire les
tarifs, soit de construire et d'exploiter d'autres lignes qui ne
feraient pas leurs frais en compensait les bénéfices des unes
par les pertes des autres. Le pays paiera les transports cher
et verra son réseau s'achever lentement; c'est ce qui se passe
en France.
Le raisonnement qui précède est fondé sur l'hypothèse, gé-
néralement admise en matière de questions économiques, que
les intérêts privés seront à la fois égoïstes et clairvoyants. Mais
cette hypothèse, nous l'avons reconnu, n'est pas absolument
conforme à la réalité. Pour égoïstes, les intérêts privés le sont
toujours mais pour clairvoyants, c'est autre chose. En voici
une seconde preuve empruntée à l'histoire des chemins de fer.
Il est arrivé dans certaines pays, comme l'Angleterre et la Suisse,
que le succès obtenu parles premières lignes établies a poussé
les capitaux à se précipiter en foule et sans réflexion vers cette
industrie. Des compagnies dont les actions donnaient deux ou
trois fois l'intérêt normal et avaient, en conséquence, doublé
ou triplé de valeur se sont surchargées d'embranchements
sans fin, en ont favorisé d'autres de souscriptions et de ga-
ranties d'intérêts, et ont ainsi réduit leur propre revenu à
227
2 ou 3 en faisant tomber le montant de leurs actions au-
dessous du pair. Il semble donc qu'une précipitation irréflé-
chie de l'initiative individuelle ait eu, en somme, le même ré-
sultat qu'aurait eu une marche rationnelle dans le système de
l'intervention de l'Etat. Mais il n'y aurait que des esprits lé-
gers et superficiels qui pourraient ainsi considérer comme
une chose indifférente d'aller au même but par des moyens
normaux ou par des moyens irréguliers. Dans un pays où
l'Etat aurait procédé comme nous l'avons expliqué, il n'y au-
rait eu ni bénéfices ni pertes pour personne, aucun trouble,
aucune crise; et le développement des chemins de fer conti-
nuerait à se faire de jour en jour. Dans les pays dont nous ve-
nons de parler, il y a eu des bénéfices et des pertes des bé-
néfices pour ceux qui ont fait les premières lignes, et des per-
tes pour ceux qui ont fait les dernières; des bénéfices pour
ceux qui ont vendu leurs actions quand elles étaient au-des-
sus du pair, et des pertes pour ceux qui les ont achetées à ce
moment et les ont vues redescendre au-dessous du pair. A côté
du mouvement de spéculation, il y a eu le déploiement de l'a-
giotage. Ce n'est pas tout. Il faut songer aux désordres accessoi-
res qui ont accompagné ces désordres principaux: aux dépen-
ses qui se sont faites et à la corruption qui s'est exercée en
vue de l'obtention des concessions, à l'espèce de chantage par
lequel des concessionnaires de lignes parallèles se sont faitra-
cheter leurs concessions par les lignes existantes, aux luttes
acharnées et ruineuses de ces lignes làou la fusion n'a pu s'o-
pérer. Ces crises et ces scandales ont amené pour un temps la
défaveur sur les entreprises de chemins de fer qui se sont ar-
rêtées et ne reprendront que pouramener peut-être les mêmes
conséquences.
Il faut traiter les questions de science scientifiquement. Or
la méthode scientifique, en économie politique appliquée, est
de supposer les intérêts privés clairvoyants et de se dire que,
s'ils ne le sont pas d'abord, ils le deviendront par l'expérience.
A spéculer sur leur aveuglement, on s'expose à des inconvé-
nients certains en vue d'avantages hypothétiques. A ce point
228
de vue scientifique, il faut admettre que les entreprises de che-
mins de fer seront faites quand elle seront rémunératrices et
ne seront pas faites quand elles seront onéreuses, si on les
abandonne purement et simplement à l'initiative individuelle.
Et ainsi la construction des chemins de fer par l'Etat et leur
exploitation au profit de l'Etat dans les conditions de mono-
pole a, sur leur construction et leur exploitation par des com-
pagnies privées et au profit de ces compagnies dans les mêmes
conditions, cette immense supériorité que, dans la première
combinaison, le succès progressif des lignes construites as-
sure la construction des suivantes, tandis que, dans la seconde,
le succès ne sert qu'à enrichir une classe parasite de spécu-
lateurs de qui les gains sont sans nulle corrélation avec les
chances qu'ils ont courues.
L'école économiste de nos jours, de qui le laisser faire, laisser
passer constitue toute l'économie politique et toute la science
sociale, ne manquera pas de faire à la construction et à l'ex-
ploitation des chemins de fer par l'Etat l'éternelle objection
tirée de la prétendue incapacité de l'Etatàfaire aucune affaire.
Ces bénéfices que des actionnaires représentés par des admi-
nistrateurs intéressés et vigilants savent tirer de leur mono-
pole, l'Etat, dit-on, représenté par des fonctionnaires désinté-
ressés et négligents, ne les fera pas. Les emplois de chemins
de fer deviendront entre ses mains des sinécures grassement
payées à distribuer par le népotisme et le favoritisme politi-
que. Construites et exploitées par un tel personnel, les lignes
de chemins de fer coûteront cher et ne rapporteront rien. Au
lieu de ces bénéfices qui seraient consacrés au développement
du réseau, l'Etat fera des pertes qui retomberont lourdement
sur les contribuables.
Nous ne saurions, pour notre part, admettre ce parti-pris de
doter l'individu de toutes les vertus et l'Etat de tous les défauts.
C'est là un abus des principes économiques. S'il est vrai que
l'initiative individuelle, stimulée par la libre concurrence,
effectue mieux que qui que ce soit les services d'intérêt privé,
il l'est également que l'initiative collective, sous le contrôle
229
de la publicité et de la discussion, effectue mieux que n'im-
porte qui les services d'intérêt public. Là où l'esprit politique
est formé, la presse libre et sérieuse, les fonctions publiques
sont convenablement remplies, et des magistrats intègres, de
braves officiers, des administrateurs éclairés et d'habiles ingé-
nieurs font une besogne souvent très considérable pour une
rémunération parfois fort modique. La considération <%l l'hon-
neur sont, il faut le reconnaître, des mobiles d'activité naturels
à l'homme aussi bien que le désir de gagner beaucoup d'argent.
L'Etat a son rôle comme l'individu a le sien, et il faut avoir
confiance en l'Etat dans la limite de ses attributions comme en
l'individu dans la limite des siennes. L'Etat se substituant à
l'initiative individuelle dans les entreprises industrielles est
déplacé; mais l'individu se substituant à l'initiative de 1acom-
munauté dans les fonctions publiques ne l'est pas moins. Et,
bien entendu, il y a lieu, non seulement de faire la théorie
appliquée des fonctions de l'Etat, mais de procéder à l'orga-
nisation pratique de l'Etat, et de faire en sorte que le person-
nel des fonctionnaires de l'Etat soit composé d'hommes ayant
suivi des cours universitaires, fait un stage, subi des examens
professionnels, et non de gens qui se font surtout connaître
comme nouvellistes ou vaudevillistes.
Si le service des chemins de fer était exclusivement un ser-
vice public, il faudrait donc en remettre sans hésiter la cons-
truction et l'exploitation à l'Etat. Mais il est en même temps
un service privé. Eh bien, ce serait là peut-être une raison de l'a-
bandonner à l'intervention des compagnies si la concurrence y
était possible mais ce n'en est plus une du moment où le mo-
nopole y est naturel et nécessaire. Par ce fait seul, et a priori,
la prédilection des économistes pour l'initiative individuelle
n'est plus de mise. Et, de fait, à qui espère-t-on faire croire
que les compagnies privilégiées de chemins de fer soient un
type. d'activité et d'intelligence et non de a mauvais petits
Etats », comme les appelait Dupuit dans l'intimité '1 Aqui per-
suadera-t-on que le népotisme et le favoritisme y sont incon-
nus ? Qui ne sait combien l'esprit d'administration et d'ex-
230
ploitation y est médiocre et mesquin? Mal payer leurs em-
ployés, traiter le public en matière exploitable, s'en tenir aux
plus hauts tarifs alors même que leur intérêt bien entendu.
serait de les abaisser bref, écumer avec lésinerie et non-
chalance un fructueux monopole, voilà ce qu'elles font. Mais
au moins, s'écrie-t-on, elles font des bénéfices Et qui em-
pêcherait l'Etat de faire exactement les mêmes Personne
n'ignore que les actionnaires des compagnies de chemins de fer
n'y sont rien, que la plupart des administrateurs y sont fort
peu de chose, que toute la conduite de ces entreprises est
concentrée entre les mains de quelques directeurs et chefs de
service intéressés par des situations exceptionnelles à leur
succès. Qui interdirait à l'Etat de se servir de ces mêmes per-
sonnes, aux mêmes conditions, en vue des mêmes résultats
Qu'on suppose les actionnaires désintéressés, les administra-
teurs congédiés, les directeurs et chefs de service seuls main-
tenus, l'Etat se présentant pour percevoir les dividendes, il
n'y aurait rien de changé que l'emploi de ces dividendes. Et
alors même que l'Etat, sans faire mieux au point de vue des
recettes, ferait moins bien au point de vue des dépenses, il y
aurait encore profit pour la société. Le cotit des transports ne
serait pas ce qu'il devrait être, soit dans l'intérêt des consom-
mateurs soit dans l'intérêt des chemins de fer mains, d'un au-
tre côté, on ne verrait plus des aiguilleurs chargés pour un
salaire dérisoire d'une tâche au-dessus des forces humaines,
la vie des employés et celle des voyageurs compromise, puis
marchandée. En ce sens, le public réaliserait encore le gain
actuellement réalisé par les actionnaires.
Au surplus, il existe une solution à cette difficulté. Admet-
tons qu'en matière de chemins de fer le côté des services pri-
vés l'emporte sur celui des services publics, et qu'à ce titre
leur exploitation réclame impérieusement cet esprit d'âpreté
mercantile qui est le ressort des affaires agricoles, industriel-
les, commerciales et financières mais qui est incompatible avec
l'exercice des fonctions publiques. Il y a, nous l'avons reconnu,
un moyen de séparer les monopoles économiques des mono-
231
poles moraux et de les faire rentrer dans les conditions de la
concurrence: c'est de mettre ces monopoles en adjudication
pour en faire la concession au mieux de l'intérêt général. Quoi
de plus appticable à l'industrie des chemins de fer? Selon qu'on
voudra que l'entreprise soit faite au prix de revient ou au prix
de produit net maximum, on fc l'adjudication au rabais ou
à l'enchère, le rabais portant, dans le premier cas, sur les ta-
rifs offerts au public, l'enchère portant, dans le second cas,
sur le fermage à payer à l'Etat. Les chemins de fer, toujours
construits pour le compte de l'Etat, au moyen d'un capital-
obligations emprunté et garanti par l'Etat, seraientainsi remis
à des compagnies fermières pour étre exploités par elles à for-
fait. Dans le système de l'exploitation au prix de revient, le
fermage à payer serait égal au montant rles intérêts des obli-
gations, et les tarifs ctétenninés en raison de ces intérêts et des
autres frais, généraux et spéciaux. Dans le système de l'ex-
laloitation au prix de produit net maximum, les tarifs seraient
déterminés en raison de la loi du débit ou de la consomma-
tion, et l'Etat construirait des lignes pour le montantdes capi-
taux dont il pourrait servir l'intérvt. Tout porte à croire que
de telles compagnies, ainsi replacées dans les conditions nor-
males des entreprises industrielles et soumisses elTectivement
au régime de la libre concurrence, déploieraient l'activité et
l'intelligence dont, jusqu'ici n'ont fait preuve ni les compa-
gnies ni l'Etat lui-mèrne.
Assurément, cette solution ne serait pas sans complications
et sans difficultés. Si l'Etat était propriétaire non seulement
de la voie et des bâtiments, mais aussi du matériel et du mo-
bilier d'exploitation, le fermage comprenant le loyer de ce ca-
pital, il faudrait que ses inspecteurs vérifiassent avec le plus
grand soin si ce matériel et ce mobilier sont entretenus par les
compagnies conformément aux prescriptions d'un cahier des
charges très précis et très minutieux. Et si le matériel et le
mobilier appartenaient aux compagnies fermières, il faudrait
que le cahier des charges en réglât le mode et les conditions
de rachat en cas de non renouvellement du bail. Mais quoi! Il
232
devra bien, après tout, en être ainsi à l'expiration des conces-
sions, à moins qu'on ne prie alors les compagnies de vouloir
bien consentir à demeurer en possession de leurs réseaux, l'Etat
ne sachant absolument pas qu'en faire. Au fait, cette solution
est peut-être celle à laquelle on nous prépare nous avouons
préférer la nôtre avec toutes les complications et toutes ses dif-
ficultés d'exécution.
Ce n'est pas à la science proprement dite, mais à une étude
plus spéciale, à pénétrer dans ces détails. La science propre-
ment dite a rempli son office, dans un pays où l'on croit que
les bons principes sont la base des applications heureuses et
qu'il n'y a pas contradiction entre la théorie et la pratique,
quand elle a fixé ces principes. Or les principes, en ce qui
touche à l'industrie des chemins de fer, sont que cette indus-
trie échappe complètement à la rèâle du laisser faire, laisser
passer, d'abord parce que le service des transports d'intérêt
public est un service public, et ensuite parce que le service
des transports d'intérêt privé est un monopole naturel et né-
cessaire que les chemins de fer doivent donc être construits
et exploités dans les conditions des monopoles économiques,
soit à prix de revient, soit aux prix de bénéfice maximum, soit
par l'Etat lui-même, soit, pour le compte de l'Etat, par des
compagnies concessionnaires. En dehors de ces principes, il
n'y a qu'erreur, confusion, désordre; et c'est ce que prouve-
rait au besoin, par confirmation, l'histoire des chemins de fer
dans les divers pays de l'Europe et du Nouveau-Monde.
NOTE
Depuis que ce travail a été rédigé, ont paru, entre autres, les
ouvrages suivants de nature à confirmer et compléter mes vues
DE Labry, Ingénieur des Ponts et Chaussées. Etude sur les rap-
ports financiers établiespour la construction des chemins de fer entre
l'Etat et les sixprincipales Compagnies françaises (Extrait des An-
nales des Ponts et Cltaaassées, 1875).
Arthur T. Hadley. Le transports par les chemins de fer. Histoire,
léyislation. Traduit par A. Raffalovich et L. Guérin, 1877.
René TAYERNIER, Ingénieur des Ponts et Chaussées. Constdéra-
tiotts économiques sur les chemins de fer franrais De l'exploitation
locale des grande. Compagnies et dit la nécessité de réformes décen-
tralisatrices (Extrait des Annales des Ponts et Chaussées, -1888);
Principes de tarification et d'exploitation dit trafic voyagettrs (Ex-
trait des Annales .des Ponts et Chaussées, 1889). Economie des
exploitations de banlieue sur les grands réseaux de chemins defer.
Rapport présenté a la Société d'économie politique de Lyon dans
sa séance du 21 février 1890.
E.Wickersheimer, Ingénieur en chef des Mines, ancien Député.
Ettcde sur le rachat des cheuxiats de fer d'Orléans, de l'Onest, de
l'.Est et du Midi. Construction de 20,000 kilo)nètres de chemins de
fer économique, 1892.
MM. Hadley et Tavernier possèdent tous deux la théorie scienti-
fique dé l'exploitation en monopole et tous deux même exposent
mathématiquement cette tliéorie qui est bien une théorie mathé-
matique. Le second a le tort d'en attribuer la priorité non à Cour-
not, à qui elle revient, mais à Dupuit, et aussi celui d'adopter le point
de vue exagéré de cet auteur. En revanche, il a le mérite de com-
pléter la théorie en question par une étude approfondie des tarifs
de produit brut et de produit net maxima, des tarifs multiples,
etc., et d'en poursuivre une application rigoureuseà l'exploitation
des chemins de fer. Ses publications n'affectent pas la forme d'une
critique des compagnies françaises mais cette critique résulte
suffisamment, selon moi, de la simple énonciation de tout ce qu'el-
les auraient pu faire et n'ont pas fait, notamment en ce qui con-
234
cerne le transport des voyageurs distinction de la clientèle de
banlieue d'avec la clientèle de transit, trains-tramways, tarifs ré-
gionaux, exploitations locales. A cetégard, j'oserai dire qu'un exa-
men plus détaillé et plus étendu de la conduite de nos compagnies
ne serait pas de nature à modifier mon jugement de Et, ce-
pendant, je dois ajouter qu'il y a, en raison de faits récents, une
distinction à faire entre elles.
En vertu des conventions intervenues, en France, entre l'Etat et
les compagnies de chemins de fer, est spécialement de celles de
1858-59 et 1868-69, l'Etat s'engage vis-à-vis de ces six compagnies
à faire, au besoin, les avances nécessaires pour assurer le service
des intérêts et de l'amortissement des obligations émises et pour
payer un dividende minimum aux actions. Par contre, les compa-
gnies qui reçoivent de telles avances, et celles-là seules, doivent,
au-delà d'un certain dividende maximum, partager l'excédent avec
l'Etat. Dés lors, les six compagnies françaises se sont divisées en
deux groupes d'un côté, le Nord et le Paris-Lyon-Méditerranée
qui, pourvus d'un magnifique réseau principal, ont aperçu la pos-
sibilité de construire et d'exploiter leur réseau secondaire sans re-
courir aux avances de l'Etat, de façon à ne pas avoir partager
avec lui les excédents du dividende maximum, et exploitent en
monopoleurs actifs de l'autre, l'Est, le Midi, l'Orléans et l'(luest
qui, s'étant résignés à recourir aux avances, sauf à ne jamais les
rembourser, se contentent du dividende minimum, et exploitent
en monopoleurs indolents. Mes critiques subsistent donc au moins
en ce qui concerne les quatre dernières compagnies. Et, en tout
cas, la situation de l'Etat, ne pouvant rien gagner avec les compa-
gnies riches et ayant tout il perdre avec les compagnies pauvres,
est parfaitement caractérisée par M. Hadley quand il représente les
compagnies françaises de chemins de fer comme jouant avec l'Etat
français à pile ou face dans les conditions suivantes Face,jegagne;
yéle, tu perds.
Comment sortir de là? Evidemment en rachetant les réseaux,
non pas seulement des quatre compagnies obérées, mais des six
compagnies, aux conditions prévues par les conventions, en vue
de l'abolition de ces conventions et d'une exploitation rationnelle,
soit par l'Etat lui-même, soit par des compagnies fermières puis
en créant, si l'on veut, comme le propose NI. Wickersheimer, un
réseau du chemins de fer d'une construction peu onéreuse et d'une
235-
exploitation simplifiée et productive. Et cela plus tôt que plus.
tard.
M. de Labry, mettant lui-même a profit, dans la réunion de la
Société d'économie politique de Paris du 5 juin 1880, son étude de
1875 sur les rapports de l'Etat avec les compagnies, indiquait de
la manière suivante les voies et moyens de ce rachat tel qu'il pou-
vait s'effectuer à peu près à cette époque inscription au budget
des recettes de 810 millions de produit brut; inscription au budget
des dépenses de 850 millions, dont 410 de frais d'exploitation et
440 d'annuités à payer aux compagnies jusqu'à l'expiration de leurs
concessions (1954-60), les 40 millions d'excédent des dépenses sur
les recettes correspondant aux 40 millions d'avances annuelles que
faisait alors l'Etat aux compagnies obérées; enfin, paiement de
500 millions d'excédent de la valeur du matériel et du mobilier des
compagnies sur la somme due par elles pour avances. Mais, de-
puis lors, sont intervenues les conventions de 1883 qui, en aug-
mentant les concessions de lignes secondaires et les engagements
de l'Etat pour garantie d'intérêts, ont notablement élevé le chiffre
des annuités à payer. Et, plus on attendra, plus l'Etat aura enfoui
de milliards dans les chemins de fer pour l'agrément des action-
naires qui, moyennant des avances de l'Etat de 50 millions par an,
reçoivent en moyenne, sans se donner aucune peine, plus de 10
de leur capital versé. Mais, ici, se présente cette grosse objection,
d'un caractère pratique et non plus théorique, que l'Etat, en France,
est absolument incapable soit d'exploiter lui-même les chemins de
fer, soit de les faire exploiter par des compagnies concessionnaires.
Le compte-rendu de la séance de la Société d'économie politique
du 5 juin 1880 dont j'ai parlé plus haut se termine ainsi
« M. JOSEPH Garnier, membre de l'institut, croit pouvoir dire,
» d'ap'ès tout ce qu'il a lu et tout ce qu'il entend, que la question
» des chemins de fer en France n'est point assez élucidée pour
» qu'on puisse formuler un système de réorganisation générale.
» Les Chambres ont acquiescé, à tort ou à raison, à l'achat des
lignes des Charentes et de la Vendée en détresse; l'Etat est de-
» venu, par ce fait, directeur provisoire de ces lignes, et on a re-
» commencé l'expérience de l'exploitation administrative. Il en est
o résulté la nécessité de racheter quelques lignes de l'Orléans pour
a parfaire un réseau exploitable.
On ne saurait aller plus loin quant à présent. Le rachat de
236
» l'Orléans tout entier serait une imprudence, puisqu'on ne sait
» comment exploiter.
» Le rachat de toutes les lignes serait encore plus insensé, non
» pas qu'il ne soit possible de le faire financièrement selon les
» clauses du cahier des charges, mais parce que l'on n'a pas des
idées nettes, ni sur les compagnies financières qui remplaceraient
» les compagnies actuelles, ni sur le système des tarifs à leur im-
» poser.
» Quant à l'exploitation par l'Etat de ces vastes entreprises, il ne
n peut en être question l'Etat exploiterait forcément plus mal,
» plus chèrement et plus autoritairement que les compagnies ac-
tuelles. Le public, de son côté, serait exigeant sans raison et vou-
drait être transporté pour rien. Le coulage deviendrait bientôt
» considérable le fonctionnarisme se trouverait accru et les em-
» ployés ne tarderaient pas à être des agents électoraux. L'exploi-
» tation par l'Etat, c'est le gâchis politique. n
Ces lignes contiennent la substance de tout ce qui se dit et s'é-
crit à l'encontre de la réforme de nos chemins de fer. On pourrait
d'ailleurs les transcrire ainsi « Nous ne voulons pas ou ne sa-
vons pas faire de science pure ni de la richesse sociale ni de la
société. D'où il suit premièrement que nous n'avons pas de science
appliquée ni de la construction et de l'exploitation des chemins de
fer ni de l'organisation et du fonctionnement de l'Etat, et seconde-
ment que nos chemins de fer sont mal exploités et que notre Etat
fonctionne mal. Et nous sommes pour une double raison dans l'im-
possibilité de réformer nos chemins de fer parce que nous n'a-
vons pas la formule d'une exploitation normale, et 20 parce que,
l'eussions-nous, si cette formule comportait l'intervention de l'Etat,
nous n'avons pas l'Etat qu'il faudrait avoir pour le faire interve-
nir. » Eh bien, soit. Nous conviendrons que ce raisonnement est
rigoureux en ce que, son point de départ une fois admis, il faut
subir sa conclusion. Mais, de grâce, qu'on renonce à nous faire ac-
cepter ce thème comme l'expression du « principe de la liberté de
l'industrie ».
III
AGRICULTURE, INDUSTRIE, COMMERCE
INFLUENCE DE LA COMMUNICATION DES MARCHÉS
SUR LA SITUATION DES POPULATIONS AGRICOLES 1
Messieurs,
Vous m'avez fait l'honneur de me demander, pour la Société
d'utilité publique, un rapport sur l'influence du développement-
de l'industrie et du commerce national et international sur la
situation des populations vivant dans des centres plus spécia-
liement agricoles. Le peu de temps que vous m'avez accordé
pour ce travail m'interdit absolument de traiter d'une manière
complète une question qui, pour être convenablement appro-
fondie, exigerait un volume. Mais je suppose qu'en vous adres-
sant à un homme de théorie pure, vousavez voulu lui deman-
der beaucoup moins des faits que des principes pour tirer de
ces faits la signification qu'ils contiennent. Je suis économiste,
et non pas statisticien. C'est vous dire que je ne dispose pas
d'un grand nombre de chiffres recueillis de première main.
J'en emprunte quelques-uns, pour la circonstance, à des hom-
mes spéciaux et autorisés et l'opération à laquelle je m'atta-
che, c'est au raisonnement à exercer sur ces chiffres. En effet,
Messieurs, les chiffres sont au raisonnement, dans les ques-
tions de la nature de celle qui m'est posée, ce que la matière
première est à la machine qui la transforme, ou, pour me ser-
vir d'une comparaison encore plus rigoureuse, ce que les don-
nées concrètes d'un problème sont à la formule algébrique de
résolution de ce problème. L'oeuvre du mathématicien de pro-
fession, c'est de fournir cette formule algébrique, indiquant
d'une façon générale la relation qui existe entre les données et
les inconnues. L'oeuvre des hommes pratiques, c'est de rem-
placer, dans chaque cas particulier, les données abstraites par
des quantités numériques, et de déduire ainsi de la formule
1Rapport présenté à la Société vaudoise d'utilité publique. à Lausanne
(séance du 20 avril
240
des valeurs numériques pour les inconnues. Ainsi, les chiffres
dont je me servirai n'auront, si vous voulez, qu'une valeur de
convention la seule chose dont je réponde, c'est du raisonne-
ment que je leur appliquerai.
Notre position économique à tous tant que nous sommes
résulte du double rôle que nous remplissons comme consom-
mateurs de produits d'une part et comme propriétaires de
services producteurs d'autre part. Il faut que vous me permet-
tiez de poser ici quelques définitions qui me sont propres et
pour lesquelles je m'écarte un peu des habitudes de la science
actuelle.
Les services producteurs sont, à mes yeux, au nombre de
trois, savoir la terre, les facultés humaines et les capitaux
proprement dits. Les trois revenus de ces trois capitaux sont:
la rente, le travail et le profit. J'appelle propriétaire foncier
le propriétaire de terre, travailleur le propriétaire de facultés
humaines, et capitaliste le propriétaire de capitaux proprement
dits. Et j'appelle entrepreneur un quatrième personnage sui
generis dont le rôle est d'associer les services producteurs dans
l'industrie agricole, manufacturière et commerciale pour en
tirer des produits. Ainsi je m'écarte à la fois de la doctrine de
l'école française qui fait de l'entrepreneur un travailleur, en
le considérant comme l'homme chargé du travail de la direc-
tion, et de celle de l'école anglaise qui le confond avec le ca-
pitaliste.
Comme conséquence de cette conception du mécanisme de
la production, je conçois aussi deux marchés distincts. Le pre-
mier s'appelle marchés des services producteurs là se rencon-
trent les propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes com-
me vendeurs, et les entrepreneurs comme acheteurs de servi-
ces producteurs, c'est-à-dire de rente, travail et profit. Ces ser-
vices producteurs s'échangent suivant la loi de l'offre et de la
demande; ils se payent en monnaie; le prix de la rente s'ap-
pelle fermage, le prix du travail s'appelle salaire, le prix du
profit s'appelle intérêt. Le second de mes deux marchés s'ap-
pelle marché des produits: là se rencontrent les entrepreneurs
241
16
comme vendeurs et les propriétaires fonciers, travailleurs et
capitalistes comme acheteurs de produits. Ces produits s'é-
changent, eux aussi, suivant la loi de l'offre et de la demande
ils se paient, eux aussi, en monnaie. L'état d'équilibre de la
production est celui où le prix des produits est égal à la somme
des prix des services producteurs. A cet état d'équilibre, qui
est un état idéal et non réel, mais vers lequel les choses ten-
dent d'elles-mêmes, sous l'empire de la libre concurrence, l'en-
trepreneur ne fait ni bénéfice, ni perte. Aussi mes entrepre-
neurs ne subsistent-ils pas comme entrepreneurs, mais comme
propriétaires fonciers, travailleurs ou capitalistes dans leurs
propres entreprises ou dans d'autres.
II va sans dire, en effet, que les quatre fonctions que j'ai dis-
tinguées sont le plus souvent cumulées dans la réalité des cho-
ses. Dans l'industrie agricole qui va nous occuper, par exem-
ple, l'entrepreneur de culture ou cultivateur est très fréquem-
ment propriétaire de la terre qu'il exploite, travailleur occupé
à son exploitation, et enfin propriétaire des capitaux propre-
ment dits associés à la terre dans cette même exploitation
capitaux fixes tels que bâtiments, instruments et outils, ani-
maux capitaux circulants tels qu'engrais, semences. J'estime
que, pour tenir une comptabilité rationnelle, cet homme doit
débiter ses frais généraux et se créditer lui-même d'un fermage
de sa terre, d'un salaire de son travail et d'un intérêt de son
capital: fermage, salaire et intérêt calculés au taux du marché
des services producteurs. Comme consommateur, je le suppose
subsistant au moyen de ce fermage, de ce salaire et de cet in-
térêt et, comme entrepreneur, je le suppose, à l'état normal,
retrouvant purement et simplement ses frais de production
dans la valeur de ses produits. Quoi qu'il en soit, au surplus,
à cet égard, j'insiste tout particulièrement sur la nécessité de
distinguer scientifiquement les quatre fonctions plus ou moins
cumulées dans la réalité. Qu'il importe peu aux cultivateurs,
pourvu qu'ils vivent, de savoir comment ils vivent, c'est, après
tout, leur affaire. Mais, pour nous, quand nous étudions leur
position, il nous importe essentiellement de rechercher et de
242
reconnaître si, par exemple, ils ne font pas, comme entrepre-
neurs, des pertes qu'ils couvrent par l'abandon, comme pro-
priétaires fonciers, travailleurs ou capitalistes, d'une partie de
leur fermage, de leur salaire ou de leur intérêt.
A la lumière de ces définitions, il s'agit, à présent, d'exami-
ner la situation économique des populations agricoles. C'est ce
que l'on doit faire en les considérant successivement comme
consommant des produits et comme possédant des services
producteurs.
Comme consommateurs de produits, les individus engagés
à titre de propriétaires fonciers, travailleurs ou capitalistes
dans l'industrie agricole ne se distinguent en aucune façon de
ceux engagés aux mêmes titres dans l'indùstrie manufactu-
rière, dans l'industrie commerciale, dans les fonctions pu-
bliques ou dans les professions libérales. Le prix des pro-
duits doit être supposé le même pour les uns et pour les
autres sur le marché des produits. Sans doute, une famille de
cultivateurs a bien quelques facilités spéciales au point de vue
de la consommation des substances alimentaires, comme aussi
une famille de fabricants ou de négociants au point do vue de
celle des effets d'habillement ou autres. Mais la science est
autorisée, après avoir mentionné de telles circonstances, à les
négliger. En somme, le jardinier qui mange ses propres légu-
mes les paie au prix qu'il en aurait obtenu sur le marché,
comme le tailleur qui porte ses propres habits ou le cordonnier
qui porte ses propres chaussures les paie au prix qu'il les au-
rait vendus à un client. Et, de fait, c'est là un compte que les
agriculteurs, industriels et commerçants avisés savent parfai-
tement bien tenir.
Il n'y a donc, en principe, aucune distinction à établir entre
les consommateurs suivant qu'ils tirent leurs revenus d'en-
treprises agricoles, industrielles ou commerciales cette dis-
tinction n'aurait aucune valeur économique. Et, toutefois,
comme il est pourtant certain que ces diverses variétés de con-
sommateurs ne consomment pas précisément les mêmes cho-
ses, il l'est aussi que, dans un travail complet, il y aurait lieu,
243
en raison du but que nous poursuivons, de dresser ici, en
aussi grand nombre que possible, des budgets de consomma-
teursagricoles. N'ayant ni le temps ni les moyens d'effectuer
ces opérations multiples, et voulant surtout m'attacher à mon-
trer comment doit se discuter la situation comparée des con-
sommateurs avant et après la transformation du système éco-
nomique, je prendrai un budget unique, et je le prendrai moins
spécial que général, c'est-à-dire moins comme un document
que comme un exemple.
L'établissement des chemins de fer, l'abaissement des bar-
rières commerciales, la communication des marchés intérieurs
entre eux et des marchés intérieurs avec les marchés extérieurs
qui en a été la suite, la transformation et le développement de
l'industrie proprement dite, l'introduction des machines dans
les exploitations agricoles, dont nous avons à rechercher les
conséquences économiques, sont des faits qui se sont accom-
plis en France dans le cours des second et troisième quarts
de ce siècle, en Suisse dans le cours du troisième quart seu-
lement. Les prix que j'ai sous la main sont des prix comparés
de 1820 à 1870 pour la France, de 1848-50 à 1870-72 pour la
Suisse. Ils s'appliquent ainsi exactement à notre problème.
Je prends donc une famille de quatre personnes le père,
la mère et deux enfants adolescents, vivant en 1820 dans une
des provinces agricoles de la France, ou en 1848 dans un
des cantons agricoles de la Suisse. Je mets de côté les dépen-
ses extraordinaires ou facultatives telles que celles de maladie,
voyages, le prélèvement en vue de l'épargne et, considérant
uniquement le budget de la consommation courante, je le sup-
pose établi de la manière suivante
244
L'article nourriture nous intéresse particulièrement et doit
être détaillé. Je le supposerai établi comme suit
Quels seraient actuellement les prix de toutes ces choses?
Je crois pouvoir dire que le loyer serait doublé.
Quant à la nourriture, si je consulte un mémoire de M. Cha-
telanat, secrétaire du Bureau statistique de Berne, publié en
1873 dans le Journal de statistique suisse, et un rapport de
M. Levasseur, membre de l'Institut de France, relatif au con-
cours ouvert par l'Académie des sciences morales et politiques
sur la question des variations des -prix en France depuis un demi-
siècle, rapport inséré dans le numéro d'avril 1874 du Journal
des Economistes, je vois que le prix du pain est sensiblement
le même aujourd'hui qu'il ya cinquante ans; que le prix du vin
a augmenté de 500% que les prix de la viande; des légumes et
fruits, du lait, beurre et œufs, ont doublé; que le prix du bois
a aussi augmenté de que le prix du café, sucre, a di-
minué environ de moitié. La nourriture reviendrait donc ac-
tuellement aux prix que voici
245
L'entretien du mobilier et l'ha.bilLerrxent seraient sensiblement
moins chers aujourd'hui qu'il y a 50 ans. Les meubles, le linge,
les tissus, les vêtements confectionnés s'obtiennent à des prix
avantageux. J'énoncerai donc qu'avec 800 fr. on aurait facile-
ment les mêmes objets qu'on avait avec fr.
Pour tenir compte de l'augmentation du prix du bois, je
porte l'article chauffage, éclairage, blanchissage et dépenses
diverses de 200 à 300 fr.
Dans ces conditions notre budget serait devenu celui-ci
Il faudrait donc à notre ménage de quatre personnes 4000 fr.
pour se procurer aujourd'hui les mêmes objets identiquement
qu'il se serait procurés il y a 50 ou 60 ans en France, il y a 20
ou 25 ans en Suisse, avec 3000 fr, Or, ces 4000 fr., nous pou-
vons et nous devons supposer qu'il les aurait précisément, et
cela à cause de la dépréciation de la monnaie. Dans un ou-
vrage étendu sur le sujet que nous traitons, il faudrait un
-chapitre tout entier consacré à cette question de la déprécia-
tion de l'instrument de mesure et d'échange de la richesse
je ne lui consacrerai que deux pages mais, vu son caractère
et son importance, je ne saurais me dispenser d'en parler.
Les prix sont les rapports des valeurs des marchandises à la
valeur de la monnaie ce sont des valeurs relatives. On conçoit
donc que la hausse ou la baisse des prix peuvent tenir soit à
la hausse où à la baisse des valeurs des marchandises, soit à
la baisse ou à la hausse de la valeur de la monnaie, soit aux
deux phénomènes concurremment en d'autres termes, on
conçoit que les variations relatives des valeurs proviennent,
d'une manière ou d'une autre, de variations absolues dans les
éléments de ces valeurs. C'est ce que tout le monde sait; main-
246
tenant, comment apprécier les variations absolues au delà des
variations relatives? C'est une opération compliquée et déli-
cate qu'on effectue par divers procédés dont j'expliquerai seu-
lement un seul, qui est le plus facile à comprendre.
Le problème. qui consiste à déterminer les variations absolues
dans les valeurs d'un certain nombre de marchandises sur un
marché, q?iand aucune de ces marchandises n'a de valeur
constante, est exactement le même que celui qui consisterait
à déterminer les changements absolus dans les positions d'un
certain nombre de points sur une droite, quand aucun de ces
points n'aurait de position fixe, ou du moins connue pour telle
à l'avance. Comment procéderait-on dans ce dernier cas? On
chercherait à discerner, parmi tous les points, un certain
nombre d'entre eux qui fussent demeurés à la même distance
respective les uns des autres, c'est-à-dire dont les positions
relatives fussent restées les mêmes et l'on dirait alors « De
deux choses l'une ou ces points ont tous avancé ou reculé
d'une longueur égale, ou ils sont tous demeurés immobiles
La seconde hypothèse ne serait jamais que plus ou moins pro-
bable mais elle serait d'une. probabilité d'autant plus voisine
de la certitude que le nombre des points ayant conservé les
mêmes positions relatives serait plus considérable. On procède
exactement de même en ce qui concerne les variations dans
la valeur des marchandises. On cherche à discerner, parmi
ces marchandises, un certain nombre d'entre elles qui soient
demeurées aux mêmes prix les unes par rapport aux autres,
c'est-à-dire dont les valeurs relatives soient restées les mêmes;
et l'on dit alors « De deux choses l'ur,e ou ces marchandises
ont toutes haussé ou baissé proportionnellement, ou elles sont
toutes demeurées stationnaires La seconde hypothèse est
d'autant plus probable que le nombre de ces marchandises
est plus grand. Ce système de marchandises probablement de-
meurées stationnaires étant une fois trouvé, si leur prix en
monnaie a haussé ou baissé, on déclare que c'est la valeur de
la monnaie qui a baissé ou haussé dans une proportion inverse.
M. Jevons, économiste anglais, s'est occupé de déterminer la
dépréciation actuelle de la monnaie par une autre méthode que
je m'abstiens d'exposer et de critiquer ici. L'auteur du mé-
moire sur les variation desprix
en France depuis un demi-
siècle couronné dernièrement par l'Institut, et qui est M. Fol-
leville, sous-chef de bureau au Ministère des Finances, l'a fait
aussi à sa manière, et il est arrivé à constater une diminution
de 25% dans la valeur de la monnaie, à laquelle correspond
une élévation de dans les prix: 100 fr. valent aujourd'hui
ce que valaient, il y a 50 ans, 75 fr. Par contre, ce qui coûtait,
il y a 50 ans, 75 fr. coûte aujourd'hui 100 fr; et ce qui croûtait
100 fr. coûte 133 fr.
Vous voyez que, pour placer notre ménage consommateur
dans des conditions identiques en 1820 et en 1870 pour la
France, en 1850 et en 1870 pour la Suisse, pour lui attribuer,
en un mot, une même quantités de richesse en revenu aux deux
époques, nous devons lui supposer un revenu de 3000 fr. à la
première et un revenu de 4000 fr. à la seconde. Et puisque
sa dépense, évaluée à 3000 fr. à la première époque, est éva-
luée à 4000 fr. à la seconde, il s'ensuit que, tout compte fait
sa position, au point de vue de la consommation, est demeu-
rée exactement la même.
Elle est demeurée la même au total mais cette identité
d'ensemble résulte de différences en sens contraire dans le
détail qui se sont compensées et qu'il convient de faire ressor-
tir. Pour cela réduisons de tous nos prix de 1870, nous
obtenons les chiffres ci-après.
Pour le budget particulier de la nourriture
-248-
Ainsi, en bonne analyse, notre ménage a subi d'une part
une augmentation de 200 fr. ou de 33% sur son loyer, de
175 fr. ou de 8% sur sa nourriture, de 25 fr. ou de 12.5% sur
son chauffage, éclairage, blanchissage et dépenses diverses. Par
contre il a bénéficié d'une diminution de 400 fr. ou de40%
sur
son entretien du mobilier et habillement Voilà par suite de
quelles influences opposées sa situation n'a pas varié.
Je ferai, pour être parfaitement complet, une remarque que
négligent en général les statisticiens et les économistes et qui
a pourtant une très grande importance.
Les faits prédominants sont ceux-ci une augmentation no-
table dans les frais de loyer et de nourriture, une diminution
notable dans les frais d'entretien du mobilier et d'habillement.
Or, dans ces conditions, il n'est pas admissible que notre mé-
nage ait continué à consommer exactement les mêmes choses
en 1870 qu'en 1820 ou 1850. Le loyer et la nourriture ayant
sensiblement augmenté de prix, l'entretien du mobilier et l'ha-
billement ayant, au contraire, sensiblement diminué de-prix,
il a été amené nécessairement à faire, sur son loyer et sur sa
nourriture, des réductions qui, relativement faibles, lui procu-
raient des économies relativement fortes, et à s'accorder au con-
traire, sur l'entretien de son mobilier et son habillement, des
satisfactions qui, relativement fortes, ne lui imposaient qu'un
surcroit de dépense relativement faible c'est-à-dire qu'il en
est arrivé, en somme, à se loger et à se nourrir moins bien, à
se meubler et à s'habiller mieux. Dès lors, on serait conduit
à établir de la manière suivante, en 1870, le budget de la con-
sommation courante de cette famille modestement aisée
249
Ces chiffres, je l'ai dit et je le répète, ne valent qu'à titre
d'exemple. Ils suffisent pourtant à la mise en évidence d'une
conclusion générale qui sera, je crois, ratifiée par l'expérience
personnelle d'un grand nombre de consommateurs. Le nom-
bre en est grand, en effet, des personnes dont le revenu no-
minal n'a augmenté que tout justement dans la proportion in-
verse de la diminution dans la valeur de la monnaie, c'est-à-
dire dont le revenu réel n'a pas varié. Eh bien, il me parait
incontestable que, pour ces personnes, les conditions de la
nourriture sont devenues plus défavorables dans les régions
agricoles. Là où l'on vivait autrefois à l'aise, on se resserre;
on se nourrit surtout avec du pain, des viandes ordinaires,
des légumes de conserve haricots, pommes de terre, etc. le
gibier, la volaille, les légumes frais, les fruits ont plus ou
moins disparu des petites tables. En revanche, dans les mê-
mes contrées, dans celles du moins qui n'ont pas maintenu à
leurs frontières des droits restrictifs à l'importation des pro-
duits de l'industrie étrangère, les conditions de l'entretien du
mobilier et de l'habillement sont devenues plus favorables.
On est meublé, on est vêtu plus confortablement. Les hom-
mes, peut-être, regrettent l'ancien état de choses; les femmes,
sans doute, préfèrent un régime où l'on est en quelque sorte
contraint de donner un peu moins à la bonne chère et un peu
plus à la toilette. Je me borne, quant à moi, à constater les
faits; et, s'il faut une conclusion positive, je la formule en ces
termes: Les conditions de la consommation, pour les popula-
tions vivant dans des centres agricoles en général, et pour les
populations agricoles en particulier, sont demeurées sensible-
ment les mêmes, sauf qu'elles sont devenues, d'une part, plus
-250-
difficiles sous le rapport du logement et de la nourriture, et
d'autre part plus faciles sous le rapport de L'entretien du mo-
bilier et de l'habillement.
Maintenant, et après avoir examiné le point de vue de la dé-
pense, dans l'hypothèse d'un revenu constant, il reste à exa-
miner le point de vue du revenu et à reconnaître les augmen-
tations ou diminutions de ce revenu.
D'après les documents que j'ai sous les yeux, le prix des
terres, et le prix de la rente de ces terres, qui est ce que j'ai
appelé le fermage, se sont élevés en moyenne de 150 à
durant la période que nous étudions. Je crois cette moyenne
plutôt inférieure que supérieure à la réalité toujours est-il
que ce n'est, après tout, qu'une moyenne. Dans le voisinage
des chemins de fer, là où ils ont ouvert aux produits agrico-
les le débouché des marchés des grandes villes, là ou ils ont
ouvert aux étrangers l'accès des beautés de la nature, l'aug-
mentation a été la plus forte et bien au-dessus de la moyenne.
Pour les terres agricoles dont les produits, comme le vin, le
bois, le fourrage, ont notablement enchéri, l'augmentation a
été encore assez forte, soit au-dessus soit au-dessous de la
moyenne. Au contraire, dans certaine localités autrefois en
possession de la circulation sur les grandes routes, et aujour-
d'hui délaissées, ou pour ces champs en culture ordinaire
dont les produits ont baissé de valeur, il y a eu diminution.
Dans un travail plus spécial ou plus étendu que celui-ci, il
conviendrait d'introduire des données spéciales ou de réunir
des donnés variées. Nous nous en tiendrons il la moyenne.
Le prix du travail, ou le salaire, a augmenté de 100%. Ce
chiffre n'est pas plus contesté que le précédent. Pour les ou-
vriers de l'industrie, l'augmentation du salaire est évaluée, en
France, à des chiffres variant de 40 à 800%, à Genève, à des
chiffres variant de 50 à Mais, pour les ouvriers agrico-
les, on s'accorde à dire que leurs salaires ont doublé. Cette
moyenne, comme la précédente, comprend les 33% corréla-
tifs des 250% de baisse de la valeur de la monnaie.
Les capitaux n'ont pas plus de spécialité qu'ils n'ont, dit-
251
on, de patrie. Ils se placent dans le pays même ou vont s'em-
ployer à l'étranger, ils se portent vers l'agriculture ou vers
l'industrie, selon qu'ils y trouvent avantage. Aussi pourrions-
nous à la rigueur nous dispenser de nous occuper de la posi-
tion des capitalistes agricoles. Et cependant, comme le plus.
souvent lés paysans-propriétaires sont en même temps capita-
listes dans certaines limites, il convient de fixer à cet égard leur
situation. Constatons donc, ce qui est aisé, que, d'une part, les-
prix des capitaux proprement dits, qui sont des produits, ayant
augmenté en moyenne de 33, par suite de la baisse de25%.
dans la valeur de la monnaie, mais que, d'autre part, le taux
de l'intérêt ayant baissé quelque peu, les prix des profits ont
dû augmenter en moyenne de 25 à 30ejo environ.
De tout cela, on voit ce qui résulte. Si le revenu de notre
ménage, qui était en 1820 ou 1850 de 3000 fr., est un fermage,
ce revenu pourrait bien être, en 1870, non plus de 3000 fr.,
ni même de 4000 fr., mais de 7 à 8000 fr. Si c'est un salaire,
il serait de 6000 fr. Si c'est un intérêt, il serait à peu près de
3500 ou 4000 fr. Pour une famille d'agriculteurs, il se compose
vraisemblablement à la fois d'un fermage et d'un salaire pour
une forte part, et d'un intérêt pour une part plus faible. Dans-
toutes les hypothèses, il ne saurait avoir diminué il aura no-
tablement augmenté dans la plupart des cas. Aussi dirons-
nous, sans hésiter, pour conclure à cet égard Les conditions.
du revenu, pour les populations agricoles, se sont sensiblement
améliorées en raison de la hausse considérable des salaires et
de la hausse plus considérable encore de la valeur de la terre
et de celle de la rente foncière.
Cette seconde conclusion me semble, comme la première,
parfaitement conforme aux faits environnants. Et s'il y a des.
exceptions apparentes, elles s'expliquent par le fait que j'ai
déjà suffisamment indiqué, et que cependant je mentionnerai
de nouveau, que peut-être bien certains cultivateurs couvrent
au moyen de leurs fermages et de leurs salaires notablement,
accrus, des pertes réelles d'exploitation qu'ils font faute de
diriger convenablement leurs entreprises.
252
Messieurs, tels sont les faits convenablement analysés de
manière à nous permettre de distinguer ceux qui peuvent
nous satisfaire et ceux qui peuvent nous contrarier. Je ré-
ponds hardiment à la question de votre programme que la
position économique des travailleurs du sol en général est
notablement meilleure qu'il y a trente ou quarante ans, et
que, grâce à l'augmentation de leurs revenus, ces travailleurs
jouissent aujourd'hui à un beaucoup plus haut degré qu'au-
trefois de toutes les commodités et de toutes les aisances de
la vie. Et toutefois je distingue, en vertu de mon analyse,
dans ce résultat d'ensemble, entre la condition de ces travail-
leurs comme propriétaires de services producteurs, qui s'est
améliorée, et. leur condition comme consommateurs de pro-
duits, qui est restée la même et, en ce qui concerne cette
dernière, je distingue encore entre les conditions d'entretien
du mobilier et d'habillement, qui sont devenues plus faciles,
et les conditions de loyer et de nourriture, qui sont devenues
plus difficiles. Ainsi, dans un ensemble en somme réjouissant,
il y a, malgré tout, une circonstance déplaisante, savoir l'aug-
mentation du prix des produits agricoles. Là est le mal au-
quel il s'agirait de remédier.
Mais ce mal est-il réel ? Messieurs, on le conteste et c'est
là, puisque vous voulez bien faire accueil à ces choses aujour-
d'hui quelque peu discréditées: le raisonnement et la théorie,
un point que je vous demande la permission de traiter. C'est
la fameuse question de la vie ci bon marché.
C'était l'opinion de J.-B. Say que le progrès économique se
traduit par une baisse, non pas, bien entendu, des prix de
tous les produits sans exception, ce qui n'aurait aucun sens,
mais de la valeur de tous les produits rapportée à la valeur de
la monnaie supposée constante. Il est vrai que J.-B. Say ne
démontrait pas sa proposition mais j'espère pouvoir le faire.
Donnons auparavant la parole à l'opinion contraire. Dans un ar-
ticle sur la question du blé, publié dans le numéro de janviers
dernier de la Revue des Deux Mondes, M. Dubost, professeur
d'économie rurale à l'école de Grignon, après avoir constaté
253
la cherté actuelle des subsistances, s'exprime en ces termes
On voit combien nous sommes loin des théories qui ont si gé-
néralement cours sur lavie à bon marché comme conséquence né-
cessaire du développement de la richesse et des progrès de l'agri-
culture. L'expérience a beau enseigner que la cherté des subsis-
tances, loin de diminuer par l'accumulation des richesses, aug-
mente, au contraire, avec les progrès de la culture; l'observation
a beau démontrer que le bon marché des denrées alimentaires ne
se rencontre que dans les pays arriérés et pauvres, beaucoup de
personnes n'en persistent pas moins à dire que le progrès consiste
à produire à bon compte et à vendre peu cher, pour amener enfin
l'ère tant désirée de la vie à bon marché. C'est là une chimère qu'il
faut renoncer à poursuivre. La richesse est le fruit de l'abondance
et de la variété des produits; mais, comme tous ces produits s'échan-
gent les uns contre les autres, les denrées alimentaires ont d'au-
tant plus de valeur qu'elles trouvent plus de facilité à s'échanger,
c'est-à-dire plus de produits de toute nature contre lesquels on ait
la possibilité d'en faire l'échange. Loin de marcher de front avec
la richesse, qui implique une activité féconde, une demande im-
périeuse, une consommation exigeante, la vie à bon marché ne
comporte que l'absence de moyens d'échange, c'est-à-dire la pri-
vation et la misère. C'est dans les campagnes reculées que la vie
à bon marché se rencontre, mais non dans les villes populeuses ou
dans les campagnes riches.
Ce n'est pas le bon marché de la vie qui mesure la marche pro-
gressive de l'humanité, c'est la puissance du travail servi par les
capitaux, fécondéparJ'intelligence.
Dans un milieu riche où l'ou-
tillage de la production est plus complet, où les besoins de la con-
sommation trouvent plus facilement à se satisfaire, le travail de
l'homme est mieux rémunéré, parce qu'il est à la fois plus actif,
plus habile et plus puissant, par conséquent plus fécond. La hausse
des salaires et des rémunérations de toute sorte, conséquence iné-
vitable de la richesse et du développement de l'activité qui en est
la source, donne au simple travailleur, malgré la cherté de la vie
plus d'avantages que dans les pays arriérés ou la vie est à bon
compte, parce que le prix du travail y monte plus rapidement que
celui des subsistances. Les améliorations dans le régime, dans le
vêtement et dans l'habitation, c'est-à-dire le remplacement des
grains inférieurs par le blé dans la nourriture, des vêtements plus
commodes, plus sains, plus variés, des habitations plus spacieuses
et plus confortables, plus de services de toute nature à échanger
contre celui du travail, plus d'air à respirer, plus de facilité à se
mouvoir, voilà le progrès mais ce progrès n'est pas incompatible
avec la cherté croissante de la vie, car l'un ne va jamais sans
l'autre.
La thèse qui est ici soutenue est bien, comme on le voit, la
thèse directement opposée à celle de J.-B. Say. On l'appuie
sur le témoignage de l'expérience et sur les résultats de l'ob-
servation c'est aujourd'hui le grand argument .en faveur
mais tout d'abord je me permets de contester cette observa-
tion et cette expérience. En effet, il y a lieu de le remarquer si
l'on veut des faits précis: les prix des produits agricoles seuls
ont haussé ceux des produits industriels ont baissé. Et mê-
me, parmi les produits agricoles, tous n'ont pas augmenté de
prix il en est un, le plus important peut-être, et celui dont
s'occupe précisément l'auteur de cet article, c'est le blé, qui
a diminué, sinon de prix, au moins de valeur, puisque la
permanence de son prix correspond à une diminution de sa
valeur égale à la diminution de la valeur de la monnaie, soit
de Or, les faits étant ainsi rectifiés, le même raisonne-
ment donne des conclusions tout à fait différentes. Les den-
rées alimentaires, nous dit-on, ont d'autant plus de valeur
.qru'elLes trouvent plus de produits de toute nature contre les-
quets on ait la possibidité d'en faire l'échange. Assurément, si
la quantité des denrées alimentaires n'augmente pas tandis
qu'augmente la quantité des produits de toute nature, le prix
des denrées alimentaires augmentera tqpdis que diminuera
le prix des produits de toute nature. Mais en quoi donc con-
sistera ce phénomène, sinon en ce que la production des pro-
duits de toute nature se sera développée d'une manière très
heureuse tandis qu'au contraire la production des denrées
alimentaires se sera arrêtée d'une façon très regrettable. Nous
en sommes là tout justement les produits industriels sont à
bon marché, et nous sommes mieux meublés et mieux vêtus:
les produits agricoles sont chers, et nous sommes moins bien
nourris, ceux d'entre nous, du moins, dont le revenu n'a pas
augmenté de valeur, sinon nominale, du moins réelle.
Mais précisément, nous dit-on encore, la hausse des salai-
res et des rémunérations de toute sorte donne au simple travail-
leur, malgré la cherté de la vie, plus d'avantages parce que
le prix du travail monte plus rapidement que celui des sub-
aistancea. Ici encore il y a tout à redresser. Il n'y a pas eu
hausse des rémunérations de toute nature il y a eu hausse
des fermages et des salaires. Puis, parmi les salaires, il y en
a qui ont moins haussé que d'autres ainsi les salaires de
l'industrie, qui ont augmenté de 50 à ont moins haussé
que les salaires de l'agriculture, qui ont augmenté de 100%.
Il y a même des salaires qui n'ont pas haussé du tout,
comme les traitements d'un grand nombre de fonctionnaires
etd'employés qui ont augmenté dans une proportion exacte-
ment inverse à celle de la diminution de la monnaie, soit de
33 0%. Ainsi, quand on veut bien nous affirmer que le prix du
travail monte plus rapidement que celui des subsistances,
cela d'abord n'est pas parfaitement exact. Mais combien, d'ail-
leurs et en tout cas, notre position ne serait-elle pas meil-
leure et plus sûre encore si, pendant que le prix du travail
monte, celui des subsistances, au lieu de monter seulement
moins rapidement, descendait, comme fait le prix des objets
d'ameublement et d'habillement, ou demeurait au même point
comme fait, en définitive, le prix du blé lui-même.
Est-il donc absurde, contradictoire, impossible, de conce-
voir ainsi les prix de tous les produits agricoles baissant en:
même temps que les prix de tous les produits industriels
En aucune façon. Soient, à un moment donné, tous ces pro-
duits et leurs prix en monnaie. Supposons que, parmi eux,
on en prenne un quelconque, pour en augmenter la quan-
tité, son prix baissera; et, dès que cette quantité aura été ren-
due assez grande pour que le produit existe à discrétion pour
chacun, comme l'air ou l'eau, son prix sera nul, comme celui
de l'air ou de l'eau. Qu'on prenne successivement tous les prao-
duits, industriels et agricoles, et qu'on en augmente la quan-
tité jusqu'à l'illimitation, le prix baissera jusqu'à zéro. Donc
l'augmentation de la quantité amène la baisse de la valeur, et
la hausse de la valeur est une conséquence de la diminution
de la quantité. Si le blé est absolument moins cher, c'est que
nous en avons plus; et si les autres produits agricoles sont
plus chers, c'est que nous en avons moins.
256
Ainsi, la théorie qui nous donne comme un signe certain et
comme une conséquence nécessaire du progrès économique
une élévation générale des prix des produits consommables,
compensée par une élévation générale plus forte des prix des
services producteurs, me parait absolument inadmissible. Le
signe véritable et la conséquence rationnelle du progrès éco-
nomique, c'est une élévation des prix de certains services pro-
ducteurs, comme la rente et le travail, à laquelle s'ajoute-
comme un second bienfait pour les propriétaires et les tra-
vailleurs, un abaissement des prix de tous les produits con-
sommables. Je tenais essentiellement à écarter de mon sujet
cette théorie erronée qui l'obscurcit de la manière la plus fâ-
cheuse. Cela fait, et les deux points de vue de la consomma-
tion et du revenu une fois rétablis dans leur indépendance
respective, il nous faut, en revenant au premier de ces points
de vue, chercher une explication vraie de ce fait exact: l'éléva-
tion des prix des produits agricoles. Or, cette explication, je la
trouve sans trop de peine dans la circonstance de la commu-
nication des marchés par l'établissement des chemins de fer
et le développement du libre échange que votre questionnaire
a précisément assigné comme objet à mes études.
Je ne crois pas, pour ma part, comme semblent le faire cer-
tains écrivains un peu trop exclusivement théoriciens, que le
principe de la spécialité des occupations puisse être poussé
aussi loin en matière de production nationale qu'en matière
de travail individuel. La nature n'a pas fait des nations exclu-
sivement agricoles, industrielles ou commerçantes, comme
elle a donné à chacun d'entre nous des aptitudes spéciales
pour l'administration ou pour la science, pour la mécanique
ou pour les affaires. Il n'en est pas moins vrai, cependant, que
la facilité et la liberté des échanges nationaux et internatio-
naux est bien une application du principe de la division du
travail à la production des nations. La France est un pays
plus spécialement agricole, bien que remarquablement indus-
triel et l'Angleterre est un pays plus spécialement voué à
l'industrie, bien qu'elle possède peut-être l'agriculture la plus
257
17
avancée du monde entier. Dans un pays déterminé, si l'on
pousse plus loin l'examen, on voit déjà les conditions de l'a-
griculture et de l'industrie se localiser davantage. La Suisse
offrirait, à cet égard, des exemples frappants et, sans aller
bien loin, on peut dire que le canton de Vaud est un canton
presque exclusivement agricole, et le canton de Genève un
canton presque exclusivement industriel. Enfin, dans un can-
ton déterminé, l'industrie-et l'agriculture se séparent de plus
en plus, celle-ci s'étendant dans les campagnes et celle-là se
concentrant dans les villes. Qu'à présent on se figure ces villes
et ces campagnes, ces cantons limitrophes, ces pays voisins,
reliés entre eux par des voies ferrées, et les barrières commer-
ciales abaissées en même temps que les barrières naturelles,
les produits agricoles vont se répandre des centres agricoles
dans les centres industriels, les produits industriels vont se
répandre des centres industriels dans les centres agricoles, et
l'effet de cette communication des marchés sera, pour ce qui
concerne en particulier les denrées alimentaires, un abaisse-
ment du prix de ces denrées dans les centres industriels et
une élévation de ce même prix dans les centres agricoles.
Nous voici donc revenus, assez aisément, par le raisonne-
ment et la théorie à la réalité des choses. Notre ménage con-
sommateur était supposé vivre dans un centre agricole. Trans-
portons-nous, à présent, dans un centre industriel, et nous y
constaterons des phénomènes inverses. J'ai vécu, pour ma part,
d'assez longues années dans un centre de cette nature, à Paris,
où s'exerce sur une grande échelle une industrie de luxe con-
sidérable. J'ai pu y reconnaître, depuis l'établissement des
chemins de fer, une abondance, une régularité prodigieuses
dans l'approvisionnement des denrées alimentaires. Un sim-
ple détail donnera la mesure de ces conditions nouvelles. Il y
a ici des années où certains fruits, les cerises ou les pêches,
font défaut, où le raisin même est trop rare et trop cher, dans
ce pays de vignobles, pour des tables modestes. A Paris, à
Lyon, cela n'arrive jamais. Jamais aucun fruit, jamais aucun
légume ne manque; et jamais les prix ne s'élèvent que dans
258
des proportions presque insensibles. Les chemins de fer et le
libre échange ont donc procuré aux centresindustriels, sous
le rapport de la nourriture, les mêmes avantages qu'ils ont
procurés aux centres agricoles sous le rapport de l'ameuble-
ment et de l'habillement. Tel est le résultat de la communica-
tion des marchés considéré dans son ensemble, et c'est; vu
sous cet aspect, un résultat favorable, et plus favorable encore
peut-être qu'on ne le croit en général. C'est là une vérité qui
a été déjà solidement établie priori et largement confirmée
ci posteriori. Je vous demande néanmoins la permission d'in-
sister quelque peu.
Supposons deux régions que la Providence ait dotées l'une
de coteaux convenablement exposés au soleil pour ta culture
de la vigne et la production du vin, l'autre des minerais et des
combustibles les plus propres à la production du fer. Ici le fer
sera pour ainsi dire trop abondant et à trop bon marché, non
pas sans doute absolument, mais relativement à la rareté et à
la cherté du vin. Là ce sera le vin qui sera trop abondant et
à trop bon marché, relativement du moins à la rareté et à la
cherté du fer. Que les marchés communiquent, et, grâce à
l'échange, tous ces gens qui avaient, d'un côté, trop de fer et
pas assez de vin, de l'autre, trop de vin et pas assez de fer,
auront en quantité convenable de l'un et de l'autre. Sans doute,
le prix du fer aura haussé dans la région métallurgique, et le
prix du vin dans la région viticole mais les consommateurs
des deux pays n'en auront pas moins, en réalité, bénéficié les
uns et les autres de la communication des marchés, puisqu'ils
seront, tout compte fait, en état de satisfaire une somme de
besoins de première nécessité beaucoup plus considérable.
Encore, dans ces conditions, pourra-t-il arriver qu'une an-
née ou l'autre, le fer, et surtout le vin, viennent à manquer.
Mais que tous les marchés communiquent de plus en plus les
uns avec les autres, et le même équilibre qui s'est établi d'un
point à un autre, pour les denrées différentes, s'établissant
aussi d'une année à une autre, pour une même denrée, la com-
munication des marchés aura réalisé dans tous les temps com-
259-
me dans to»"? les lieux tous ses avantages. Ce dernier point est
capital. Plutôt que de boire, dans les années de bonne récolte,
du vin à discrétion, ne vaut-il pas mieux en envoyer là où il
manque, afin d'en recevoir de là où il abonde dans les années
de mauvaise récolte? Mettons le blé au lieu du vin, et la réponse
à faire à cette question n'est-elle pas moins douteuse encore?
Puisque j'ai pris la liberté de critiquer l'auteur de l'article sur
la question du blé touchant un point de doctrine, je veux au
moins rendre justice à la façon dont il a traité celui-ci, en lui
empruntant quelques chiffres d'une éloquence irrésistible. Ces
chiffres s'appliquent à la France mais il n'y a pas de doute
qu'ils ne s'appliquent également à la Suisse qui, pour le blé,
est, comme la Belgique, tributaire de l'agriculture et du com-
merce français.
En France donc, avant l'établissement des chemins de fer,
certaines provinces étaient seules en communication facile avec
les marchés de l'étranger c'étaient les provinces maritimes
la Normandie, la Bretagne, la Gascogne, la Provence. Le Hâ-
vre et Marseille importaient du blé en temps de disette et en
exportaient en temps d'abondance. Aussi ces provinces étaient-
elles celles où le prix du blé était le moins haut dans le pre-
mier cas et le moins bas dans le second les prix de disette
étaient de 40, 45, 50 fr. l'hectolitre, et les prix d'abondance
étaient de 18, 20, 22 fr. l'hectolitre dans les provinces médi-
terranéennes, les prix de disette étaient de 70, 75, 80 fr. l'hec-
tolitre, et les prix d'abondance étaient de 11 fr. l'hecto-
litre. Des marchés voisins, comme Metz et Nancy, présentaient
parfois des écarts de 5, 6 et 7 fr. et les mercuriales de deux
marchés consécutifs offraient des différences de 3 et 4 fr. L'é-
tablissement des chemins de fer et la suppression du méca-
nisme réglementateur et protecteur de l'échelle mobile a pres-
que entièrement nivelé toutes ces inégalités. Les prix d'abon-
dance ne descendent plus nulle part au-dessous de 15 fr. les
prix de disette ne montent plus jamais au-dessus de 30 ou 35
francs. Il n'y a plus qu'un écart de quelques francs entre tous
les marchés du territoire, et qu'une différence de quelques
260
centimes entre les mercuriales consécutives d'un marché quel-
conique. On a vu, à Paris, par exemple, les prix d'abondance
se relever peu à peu de 13 fr. 37 (1822) à 16 fr. 34 (1865) on a
vu les prix de disette s'abaisser peu à peu de 50 fr. 44 (1817) à
42 fr. (1847), à 39 fr. 42 (1855), à 32 fr. (1868). Dans des condi-
tions de consommation et de dépense ainsi plus assurées et
plus régulières, l'épargne est plus aisée pour le consommateur,
sans compter qu'il est complètement à l'abri de la désolation
des disettes. On peut le dire aujourd'hui en toute certitude
nous ne reverrons plus, dans notre Occident, des calamités
comme celles dont l'Orient est encore le théâtre; de ces trois
maux qui ont accablé nos pères la famine, la peste et la guerre,
la communication des marchés a supprimé le premier. Que
ne peut-elle nous affranchir aussi des deux autres
L'élévation du prix des produits agricoles dans les centres
agricoles est donc un fait résultant naturellement et nécessai-
rement du développement des relations économiques et, à cet
égard, un fait normal et favorable. Il ne manquerait peut-être
pas d'économistes qui, à ma place, s'arrêteraient satisfaits de
l'avoir ainsi expliqué et justifié. Messieurs, je suis plus diffi-
cile à contenter. Cette élévation n'est, à mon sens, qu'un résul-
tat imparfait et transitoire de la communication des marchés,
et j'estime qu'après une période de crise, un abaissement des
prix devrait se produire comme le résultat complet et définitif
du nouveau régime économique.
Je prends les deux régions dont j'ai parlé, celle qui produit
du fer et celle qui produit du vin. J'admets bien que, dans le
premier moment, une fois les marchés communiquant, le prix
du fer s'élèvera dans la première; mais que cette région détourne
ensuite vers la production naturelle du fer tous les services
producteurs qu'elle consacrait à la production difficile et
onéreuse de son vin, elle fera du fer pour elle et pour la ré-
gion viticole. De même, j'admets bien que le prix du vin s'é-
lèvera dans celle-ci tout d'abord ensuite de la communication
des marchés; mais que cette région détourne ensuite vers la
production facile et économique du vin tous les services pro-
261
ducteurs qu'elle consacrait à la production artificielle de son
fer, elle fera du vin pour elle et pour la région métallurgique.
Ainsi, et toujours attaché à ma chimère de la vie à bon mar-
ché, je persiste à croire que le résultat définitif de la facilité
et de la liberté des échanges nationaux et internationaux, ce
devrait être la multiplication dans la quantité et par suite ra-
baissement du prix de tous les produits, industriels et agried-
les. Ce n'est là, il est vrai, qu'une vue scientifique, et, à ce ti-
tre, elle ne vaut rien pour nos hommes pratiques. Soit Mais
l'observation et l'expérience la confirment car, après tout, le
prix des produits industriels ne s'est pas élevé, il a, au con-
traire, baissé dans les centres d'industrie, apparemment parce
que leur quantité a été multipliée suffisamment pour répon-
dre à l'étendue des nouveaux débouchés, Eh bien, pourquoi
n'en a-t-il pas été de même pour les produits agricoles dans
les centres d'agriculture?
On me dira, et je l'accorde, que les conditions naturelles
économiques de l'industrie et de l'agriculture ne sont pas les
mêmes, quele capital, qui est le service producteur essentiel
pour l'une, est susceptible d'une extension sans limites, et que
la terre, qui est le service producteur essentiel pour l'autre,
nous est donnée en étendue limitée; qu'en conséquence, la
multiplication dans la quantité des produits agricoles ne sau-
rait s'effectuer sur la même échelle que la multiplication dans
la quantité des produits industriels. Soit. Je ne demanderai
donc pas un abaissement du prix des denrées alimentaires aussi
considérable que du prix des objets d'entretien et d'habille-
ment mais je demanderai toujours que ce prix s'abaisse et ne
s'élève pas. Pourquoi n'en est-il pas ainsi Il y a là une ques-
tion qui, une fois reconnue, ne saurait être éludée.
Or la vérité sur ce point, pour le dire tout de suite, c'est que
généralement, dans tous les pays, l'agriculture n'a pas saisi et
accepté au même degré que l'industrie les conditions et les
consciences du fait de la communication des marchés natio-
naux et internationaux. Les Anglais sont un peuple industriel
avec la houille et le fer dont ils disposent, ils peuvent, en
262
construisant des métiers et en tissant du coton, habiller le
monde entier, c'est-à-dire s'habiller eux-mêmes et se nourrir
par surcroît en exportant des tissus et en important des cé-
réales, de la viande, etc., si leur agriculture ne leur en four-
nissait pas. En conséquence, non seulement ils mettent tou-
jours leur production industrielle au niveau des débouchés qui
s'ouvrent à elle, mais ils devancent même cette ouverture, et,
quand ils signent un traité de commerce, leurs magasins re-
gorgent déjà des produits industriels prêts à se répandre sur
les nouveaux marchés qui les attendent. Comparons à cette
conduite intelligente et hardie celle des peuples agricoles, de
la France, par exemple. J'ai vu, Messieurs, au moment même
où je débutais dans la carrière de publiciste, se signer le traité
de commerce de 1860, et je n'oublierai jamais l'étonnement
que me causa l'imprévoyance du gouvernement qui, seul au-
teur de cette mesure, en était seul responsable. Avions-nous,
dès lors, en réserve assez de produits agricoles pour inonder
le marché de l'Angleterre? Bien loin de là. Notre production
de blé suffisait strictement à notre consommation. Nous pro-
duisions 150 millions de kilogrammes de viande de mouton,
les Anglais en produisaient 350 millions nous produisions
400 millions de kilogrammes de viande de bœuf, les Anglais
en produisaient 500 millions. Du vin, dans le Mk'.i, du beurre
et des œufs en Normandie et dans la Flandre, voilà ce que
nous avions à offrir à nos voisins. Au moins devions-nous, à
ce moment, concentrer tous nos efforts sur notre agriculture
pour la développer avec énergie, mettre à sa disposition tous
les services producteurs aux plus bas prix. C'est alors préci-
sément qu'on commença à attirer artificiellement les bras et
les capitaux vers les travaux les plus exagérés de reconstruc-
tion des villes. Qu'en est-il résulté? L'augmentation considé-
rable qu'on nous révèle aujourd'hui du prix de toutes les den-
rées alimentaires. Mais on ne peut dire, après examen, que
cette augmentation soit un fait normal et satisfaisant.
Les cantons agricoles de la Suisse, et le canton de Vaud en
particulier, ne se sont point abandonnés à des errements si
263
fâcheux. Ils ne connaissent point le fléau des armées perma-
nentes et de la guerre,; ils ont toujours évité l'exagération des
dépenses publiques, ordinaires et extraordinaires. Mais, s'ils
n'ont rien fait de directement nuisible à l'agriculture, peut-
être n'ont'ils pas suffisamment dirigé leurs efforts dans le sens
de son développement les faits, du moins, sembleraient l'in-
diquer. Ma conclusion est, en effet, positive les populations
agricoles n'ont qu'à se louer d'un régime qui a doublé leurs
salaires et triplé leurs fermages; mais les consommateurs,
dans les régions agricoles, ont à se plaindre, eux, de l'agri-
culture qui n'a pas su se mettre à la hauteur du nouveau ré-
gime économique et faire entrer la société en pleine et en-
tière possession de la totalité des avantages que pouvait, que
devait lui procurer la communication des marchés. Les che-
mins de fer fonctionnent, entre les mains d'un commerce très
actif et très habile, comme des pompes qui aspirent jusque
dans les coins les plus reculés toutes les substances propres
à la nourriture de l'homme, pour les déverser sur les marchés
des grands centres de population, là où la demande est éten-
due, régulière, assurée c'est le réservoir où puisent ces ca-
naux qui n'est pas assez abondant.
Quant aux mesures propres à remédier à cet état de choses,
votre programme en indique deux, entre autres, qui seraient
incontestablement très efficaces l'institution d'écodes agricoles
et celle de sociétés coopératives. Je n'entrerai pas, pour l'ins-
tant, dans un examen détaillé de ces combinaisons qui me
prendrait trop de temps et qui m'écarterait d'ailleurs du point
essentiel que j'ai voulu vous signaler. Remarquez, en effet,
Messieurs, combien ce point, s'il était une fois fixé et hors de
doute, éclairerait la discussion et réglerait l'application de ces
remèdes. Si nous souffrons, en réalité, comme j'incline déci-
dément à le croire, pour ma part, d'une insuffisance de la pro-
duction agricole, ne conviendrait-il pas de répandre surtout
l'enseignement agricole comme un moyen de faire pénétrer
chez les cultivateurs la notion exacte et complète des condi-
tions modernes de leurs entreprises, le sentiment de la néces-
264
sité où sont ces entreprtees d'entrer dans la voie de la produc-
tintu spéciale, de laproduction intensive, c'est-à-dire d'abandon-
ner pjas ou moins dettes ou telles productions, comme celle du
blé, qui s'effectue plus naturellement dans les pays arriérés,
pour s'adonner principalement à telles ou telles autres, comme
celles de la viande, du lait, des fruits, des légumes, plus en
apport avec aa état social avancé? Ne conviendrait-il pas de
recommander suTtotàî l'association coopérative comme un
moyen de concilier les exigences de la petite propriété avec
celles de là moyenne ou de la grande culture, là où elles se-
raient nécessaires ? C'est donc cette question préalable, encore
controversée, comme vous l'avez pu voir, qui demanderait à
être vidée avant tout. C'est pourquoi j'estime qu'une sorte d'en-
quête, officielle ou officieuse, mais approfondie, pour laquelle
les agronomies, les statisticiens, les économistes, uniraient leurs
efforts, et dont il&débattraient contradictoirement les résultats,
serait peut-être l'opération la plus urgente et la plus utile, et
celle qui répondrait le mieux aux préoccupations et aux in-
tentions de votre société relativement au' sort des populations
qui vivent dans les régions agricoles'.
Quelques lecteurs très attentffs se seront peut-être demandé, en lisant
cette étude, comment peuvent se produire simultanément (dans l'hypothèse
d'une rareté et d'une valeur constante de la monnaie) ces deux faits une
baisse générale des prix des produits tant agricoles qu'industriels en
monnaie, et une hausse générale des prix des services producteurs en
monnaie, puisque, à l'état d'équilibre, les prix de vente des produits sont
égaux à leurs prix de revient en services. Ce phénomène s'explique prin-
cipalement par la réduction des coefficients de fabrication, soit des quan-
tités des services qui entrent dans la confection des produits, résultant du
progrès technique et économique.
L'ÉCONOMIQUE APPLIQUÉE
ET LA DÉFENSE DES SALAIRES 1
1. La science que Jevons et moi avons inaugurée dans la
forme mathématique, lui en 1871 sous le nom de Theory of
Political Economy, moi en 1874-77 sous le nom d'économie po-
litique pure, et que Cari Menger inaugurait de son côté en
1871-72 dans une forme plus voisine de la forme ordinaire et
sous le titre plus habituel de Gnlndsàlze der Volkswirtlzsclza fts-
lehre, exprime d'abord théoriquement les besoins que l'homme
a de services et de produits par des fonctions des quantités con-
sommées donnant à volonté soit les utilités effectives soit les
intensités des derniers besoiaas satisfaits ou les raretés elle dé-
duit de ces fonctions des fonctions des prix donnant l'offre ef-
fective et la demandeeffective en vue du maximum d'utilité par
la proportionnalité des raretés aux valeurs dont les prix sont
les rapports; elle montre comment les prix courants s'établis-
sent par l'égalité de l'offre et de la demande; et elle prouve
enfin que « la libre concurrence combine les services en les
produits de la nature et de la quantité propres à donner la sa-
tisfaction maxima des besoins sous cette seule réserve que les
serins s'échangent entre eux suivant des proportions com-
munt»; ft identiques ». Les économistes de plus en plus nom-
breux qui, en Angleterre et aux Etats-Unis, se rallient à cette
science l'appellent couramment EQoaomQVEf Economies, Th"o-
ry of Economies, PureEconomies).
D'autre part, la science dont j'ai essayé d'indiquer la formule
constitutive en 1867-68, en la désignant comme la théorie gé-
nérale de la société, nous apprend que l'homme en société est
à la fois individu et Etat, qu'il a des besoins individuels en tant
qu'il vaque à l'obtention d'une position personnelle et des be-
soins collectifs en tant qu'il procède à l'établissement de con-
1 Revue d'Econoneie politique, décembre 1897.
266
dations sociales; et elle vise à nous dire, en principe, comment
il doit effectuer ces opérations et participer à leur résultat. Et
voici que M. Giddings propose d'appeler CÉNONIQUE (Cœnonics)
la science sociale ainsi considérée comme science morale et ra-
tionnelle, en laissant à la science sociale descriptive et plus ou
moins naturelle, telle qu'elle a été faite jusqu'ici, le nom qu'elle
s'est donné de sociologie {.
Trouvant ces dénominations excellentes, et bien convaincu
que l'économique et la cénonique doivent tôt ou tard prendre
autant d'importance et de rigueur que la mécanique, je m'a-
vance dans la voie qui m'est ouverte en joignant à l'économi-
que pure ou théorie de la Richesse sociale, l'économique appli-
quée qui sera la théorie de l'Industrie ou de la production de
la richesse, et à la cénonique générale une cénonique civile qui
sera la théorie de la Famille, une cénonique politique qui sera
la théorie du Gouvernement, et une cénonique économique qui
sera la théorie de la Propriété ou de la répartition de la richesse.
Les éléments de l'ancienne économie politique se retrouve-
raient ainsi dans l'économique pure et appliquée et dans la
cénonique économique. Toutefois, pour ménager la transition
et m'en tenir à ce qui parait admis, je désignerai encore ici la
dernière de ces sciences sous le nom d'économie sociale.
Ce serait à la cénonique civile et politique à nous apprendre
quels sont les besoins individuels et quels sont les besoins col-
lectifs de l'homme, autrement dit, quels sont les services et pro-
duits que l'homme peut consommer individuellement et quels
sont ceux qu'il doit consommer comme membre de la commu-
nauté ou de l'Etat.
C'est à l'économie sociale à nous dire, au nom de la justice,
avec quelles ressources l'homme pourvoira à la satisfaction de
ses besoins soit individuels soit collectifs. Et c'est ce qu'elle
fait en établissant que: «l'individu doit posséder ses facultés
personnelles et disposer de son salaire, et l'Etat doit posséder
les terres et disposer des fermages ».
1Theory ol' Socialisation, 1897.
267
C'est enfin à l'économique appliquée à nous dire, au nom de
l'utilité, à qui il faut confier la production des services et pro--
duits d'intérêt soit privé soit public. J'ai traité cette question
au § de l'étude sur L'Etat et tes chemins de fer, intitulé Des
services publics et des monopoles économiques; je crois devoir
la reprendre brièvement ici en vue de formuler méthodique-
ment les règles de la production comme j'ai formulé les prin-
cipes de la répartition.
2. Pour obtenir un produit, dans une société à travail divisé,il faut un marché des services, un marché des produits et un
entrepreneur qui achète à forfait les services sur le premier mar-
ché, fait fabriquer le produit, et le vend à ses risques et périlssur le second marché. Cet entrepreneur peut être un individu
ou une association d'individus ce peut être une commune ou
l'Etat. Quand plusieurs individus réunis en société anonyme
se font entrepreneurs, ils nomment un ou plusieurs directeurs
qui effectuent les opérations de l'entreprise; l'Etat peut en faire
autant. L'objet principal de l'économique appliquée est donc-
d'indiquer les cas où l'intérêt social permet d'abandonner les
entreprises à l'initiative individuelle et ceux où il commande
de les réserver à l'initiative de l'Etat ou de les faire organiser
ou règlementer par l'Etat.
Or, d'abord, le fonctionnement de la concurrence ci-dessus
rappelé suppose essentiellement « l'appréciation de l'utilité dea
services et produits parte consommateur! Cette appréciationse fait par l'individu pour les services et produits d'intérêt privé
et par l'Etat pour les services et produits d'intérêt public. C'est
l'individu qui ressent et mesure les besoins qu'il a-de pain, de
viande, d'habits, de meubles; c'est l'Etat qui ressent et mesure
les besoins qu'il ade troupes, de tribunaux, d'écoles, ds routes.
Il en résulte que comme il y a généralement, pour les services
et produits d'intérêt privé, un nombre indéfini de consomma-
teurs, il y a par cela même un nombre indéfini d'entrepre-
1Eiénaentsd'économiepolitique'pure, 22eleçon,
268
neurs, tandis que comme il n'y a généralement, pour les ser-
vices et produits d'intérêt public, qu'un seul consommateur,
il n'y a par cela même aucun entrepreneur. Qui s'avisera de
construire un fort ou d'organiser une Université pour les ven-
dre ou les louer à l'Etat ?
Donc 1 Dans l'intérêt social, l'ETAT doit entreprendre la
prosluction des SERVICES OU PRODUITS D'INTÉRÊT PUBLIC QUE
L'INITIATIVE INDIVIDUELLE NE PRODUIT PAS.
Ensuite, le fonctionnement de la concurrence économique
suppose essentiellement « la possibilité de l'affluence t'es en-
trepreneurs vers les entreprises en bénéfice, comme de leur
détournement des entreprises en perte Et il y a diverses
raisons qui peuvent empêcher cette affluence de se produire et
faire d'une entreprise un monopole. Il peut en être ainsi dès
le début comme nous l'avons vu pour la fourniture de l'eau ou
du gaz dans une ville, pour la construction et l'exploitation
d'un chemin de fer entre une ville et une autre; il peut en être
ainsi au bout d'un certain temps en raison des conditions par-
ticulières de l'entreprise par exemple, dans une industrie
.où les frais généraux seraient en même temps très considéra-
bles et sensiblement fixes. Dans ce cas comme dans les précé-
.dents, la concurrence ne pourrait fonctionner. Quelques en-
trepreneurs disposant de gros capitaux tueraient d'abord les
petits; puis ils se battraient entre eux jusqu'à extermination
de tous par un ou coalition de deux ou trois survivants, en
tout cas jusqu'à monopole. Or le monopole ne procure la sa-
tisfaction maxima des besoins que sous réserve du bénéfice
maximum de l'entrepreneur.
Donc Il Dans l'intérêt social, et sauf exceptions fondées
-et% droit naturel, l'ETAT doit entreprendre la production à prix
de revient ou concéder d'autorité, par adjudication au rabais
pourtant sur le prix de vente, la production en monopole des
SERVICES OU PRODUITS D'iNTÉRfcï1 PRIVÉ NON SUSCEPTIBLES DE
CONCURRENCE INDÉFINIE.
1 Eléments d'économie politique pure, 220 leçon.
269
On pourrait, on devrait même faire encore quelques autres
exceptions ainsi celle des professions libérales relatives au
cas d'un service ou produit dont le consommateur peut bien
apprécier l'utilité, mais non la qualité, et où l'Etat intervient
pour lui faciliter cette appréciation en éliminant les produc-
teurs incapables et en ne laissant subsister, entre les autres,
que la différence du talent. Mais, toutes ces exceptions faites,
et la concurrence fonctionnant, par hypothèse, sans obstacles,
l'économique pure démontre qu'en cas de pénurie du service
ou produit, accusée par le bénéfice de l'entrepreneur, elle
amène sa multiplication, et qu'en cas de surabondance du ser-
vice ou produit, accusée par la perte de l'entrepreneur, elle
amène sa raréfaction, procurant ainsi la satisfaction maxima
des besoins avec égalité du prix de vente au prix de revient.
Donc: III Dans l'intérêt social, ^'individu peut entreprendre
la production des SERVICES OU PRODUITS SUSCEPTIBLES DE
CONCURRENCE INDÉFINIE.
3. L'économique appliquée trace ainsi la limite de l'initia-
tive individuelle et de l'initiative collective en matière de pro-
duction, comme l'économie sociale trace celle de la jouissance
de l'individu et de la jouissance de l'Etat en matière de répar-
tition. Mais la première limite est à la fois moins nette et moins
prompte à fixer que la seconde. En premier lieu, la séparation
est moins tranchée entre les objets à prodl're qu'entre les ob-
jets à répartir. Les terres sont les terres, comme les personnes
sont les personnes; tandis qu'il y a des services et produits
qui sont à la fois d'intérêt privé et d'intérêt public, des entre-
prises susceptibles de concurrence indéfinie qui cessent d'en
être susceptibles par suite de telles ou telles circonstances. En
second lieu, l'économie sociale procède au nom de la justice
.ou du droit naturel, tandis que l'économique appliquée pro-
cède, quoi qu'en disent les moralistes-spiritualistes, au nom
de l'utilité ou de l'intérêt social. Si l'individu estime que ses
lettres seront transportées et distribuées à moins de frais et
avec plus de sûreté par l'Etat que par des compagnies privées,
270
.aucun principe ne s'oppose à ce qu'il confie à l'Etat le service
de la poste pour l'effectuer, bien entendu, à prix de revient, et
non pour en faire un monopole fiscal et si l'Etat pense que
des individus, manufacturiers, tailleurs et bottiers, sont parfai-
tement outillés pour lui fournir le drap, le cuir, les habits et
les chaussures dont il a besoin pour ses soldats et ses marins,
rien ne l'oblige à les fabriquer lui-même. Or la détermination
de la justice est exclusivement rationnelle celle de l'intérêt
-est à la fois rationnelle et expérimentale et, par cela même,
beaucoup plus lente.
La justice se confirme par son accord avec l'intérêt; l'inté-
rêt rationnel se confirme par l'expérience et, jusqu'à cette
confirmation, la science n'est pas définitivement faite. La jus-
tice, l'intérêt rationnel et l'intérêt expérimental: tels sont les
trois critères dont dispose concurremment la science sociale
et dont aucun n'est de trop. A cet égard, nous ferons remar-
quer d'abord aux économistes qui nous parlent à tout propos
de l'économie politique comme d'une science expérimentale,
sans bien savoir toujours ce que c'est qu'une science et ce que
-c'est qu'une expérience, qu'à proprement parler l'économie
politique peut être une science d'observation mais non d'ex-
périence. La mécanique, la physique, la chimie, la physiologie
-expérimentent. En raison de la nature impersonnelle des faits
qu'elles étudient, elles peuvent isoler certains d'entre ces faits
et les faire apparaître, cent fois sur cent, dans un rapport que,
par induction, elles sont fondées à considérer comme une loi
physique ou naturelle. L'économie politique n'expérimente
pas elle observe des faits personnels toujours amalgamés les
uns avec les autres et dont elle ne peut jamais dire avec certi-
tude s'ils se sont produits parcoque ou quoique les uns après
les autres. D'où il suit que la déduction y doit toujours venir
au secours de l'induction. Comme on le leur a très bien dit,
les historicistes purs, ceux qui repoussent toute déduction en
économie politique, sont des singes qui scient la branche sur
.laquelle ils sont assis.
L'histoire nous est infiniment précieuse, et nous ne saurions
27i
trop remercier l'école allemande et l'école française de Le Play
de nous avoir donné l'histoire économique que nous autres,
économistes proprement dits désireux d'emprunter soit des
points de départ soit des confirmations à l'expérience, nous de-
mandions en vain aux historiens de profession toujours con-
finés dans l'histoire politique et militaire. Mais croire et dire
que l'histoire est à elle seule toute l'économie politique et
toute la science sociale, c'est introniser un fatalisme absolu
suivant lequel le progrès se fait tout seul et auquel on est par-
faitement fonêé à demander Alors, pourquoi vous en mêlez-
vous ? » ou un empirisme pur qui ne laisse à l'homme d'autre
rôle que de testeur, au hasard, des essais en nombre indéfini
après chacun desquels il pourra se dire « Cela n'y est pas »
ou « Cela y est » et qui a le malheur d'être aussi faux histo-
riquement que logiquement. Dans les premiers temps de la civi-
lisation, au sein même de la barbarie, les combinaisons éco-
nomiques et sociales contiennent, à une dose étonnante, des
éléments rationnels de justice et d'intérêt. Le grand principe
baconien Homo naturse non nisi parendo imperat s'applique
à la politique comme au génie civil. Des deux côtés, il y a les
forces naturelles, et il y a l'esprit humain. Il faut que l'esprit
humain connaisse les forces naturelles pour leur obéir, et il
faut qu'il leur obéisse pour leur commander. Mais enfin il leur
commande en les faisant concourir au but dont il a l'idée. Et
c'est pourquoi l'imagination est aussi nécessaire au savant, à
l'ingénieur, à l'économiste, à l'homme d'Etat qu'à l'artiste.
P>ur l'homme dépourvu d'imagination, il n'a de possible que
ce qui est pour l'homme dépourvu de sens pratique, tout ce
qui est désirable est possible. L'homme bien équilibré discerne
de l'idéal réalisable ou réalise de l'idéal.
4. Au point où nous en sommes, le problème de la réparti-
tion et celui de la production de la richesse sont vidés. L'Etat
possédant les terres et l'individu ne payant pas d'impôts, per-
sonne ne s'enrichit par la plus-value de la rente et personne ne
s'appauvrit par l'accroissement des charges publiques. L'Etat
?72
produisant à prix de revient les services ou produits d'intérêt
privé non susceptibles de concurrence indéfinie, ou en ayant
concédé la production par adjudication au rabais pariant sur
le prix de vente, personne ne s'enrichit grâce à un excédent
anormal du prix de vente sur.le prix de revient maintenu par
la limitation arbitraire et factice de la quantité du service ou
produit aux dépens du consommateur. On est riche en raison
d'un travail utile et limité en quantité et d'un salaire élevé, ou
d'un excédent du prix de vente sur le prix de revient d'un
produit résultant d'un perfectionnement apporté à la fabrica-
tion, ou de l'intérêt d'un capital épargné sur un salaire suffi-
sant ou sur un bénéfice normal.
L'individu entreprend la production des services ou pro-
duits d'intérêt privé susceptibles de concurrence indéfinie. Il
y en a beaucoup pour le moment. Peut-être quelques-unes de
ces entreprises individuelles sont-elles destinées à devenir des
monopoles économiques en raison de progrès techniques, com-
merciaux ou autres. Peut-être toutes. Entre l'initiative indivi-
duelle et l'intervention ou l'initiative de l'Etat, rien n'empêche
d'instituer, dans des conditions aussi sérieuses que possible,
une grande expérience. Il se pourrait que la première l'em-
portât là où il faudrait plus d'activité, d'esprit de progrès, et
la seconde là où il faudrait plus de régularité, de fidélité à la
tradition. Pourquoi nourrir un parti-pris? S'il en fallait un
absolument, ce ne serait pas à l'individualisme exclusif qu'il
faudrait s'arrêter. Toutes les entreprises pourraient, à la ri-
gueur, être supposées collectives, tandis que toutes ne sau-
raient être supposées individuelles. Le collectivisme de la pro-
duction est matériellement possible et n'aurait, à la rigueur,
rien de contraire ni à la liberté ni à l'égalité, ni à l'ordre ni à
la justice; il n'y a là qu'une simple question d'utilité sociale.
Seulement, ce qui est sùr, c'est que, même dans ce collec-
tivisme où l'Etat serait l'entrepreneur unique, nt à fortiori en
attendant, le prix du travail des facultés personnelles, comme
celui de la rente des terres et comme celui du profit des capi-
taux, devrait être déterminé sur le marché des services par le
273
le
mécanisme de l'enchère en cas d'excédent de la demande sur
l'offre et du rabais en cas d'excédent de l'offre sur la demande,
tout comme le prix des produits sur le marché des produits,
et en raison de ce prix des produits. Dans nos conditions idéa-
les de répartition et de production, le salariat, ou la vente à
forfait du travail sur le marché des services, subsiste, et c'est
en quoi notre collectivisme ne serait pas le communisme.
Le salariat est juste parce qu'il résulte de l'échange libre de
services producteurs appropriés légitimement. Soient, n'im-
porte où, un médecin et un porteur d'eau échangeant leurs
travaux le prix juste est celui qui correspond, à un moment
donné, à l'égalité de l'offre et de la demande effectives des con-
sultations et des courses à la rivière. Soient, après cela, dans
le même endroit, d'autres médecins, des avocats, des architec-
tes, d'autres porteurs d'eau, des boulangers, des boucheras le
prix juste de chaque travail est toujours celui qui correspond
à l'égalité de l'offre et dé la demande sur le marché. Le sala-
riat est utile parce qu'il stimule le travail enproportionnant
sa valeur à sa rareté et parce que, dans les limites de la jus-
tice, il correspond à la transformation des travaux en les pro-
duits les plus utiles.
Disons que la question des machines a sa place ici et se ré-
sout de même. Il est conforme au droit que l'entrepreneur em-
ploie des machines, si cet emploi diminue le prix de revient
des produits, parce qu'il serait conforme au droit que le con-
sommateur, s'il fabriquait lui-même le produit, le fabriquât au
prix de revient minimum. Il est conforme à l'intérêt que les
machines soient employées parce que cet emploi, à la seule
condition que le travail se déplace, n'abaisse pas le prix des
services producteurs, sauf l'intérêt du capital, et abaisse seule-
ment le prix des produits 1.
Voilà ce qui demeure essentiellement d'individualisme dans
l'économie sociale rationnelle et dans l'économique appliquée
rationnelle. Ce résidu est irréductible; et, en économique ap-
1 Eléments d'éc»nomiie Politique pure, 98e leçon.
– 274
pliquée comme en économie sociale, l'abandon de l'individua-
lisme faux permettra de sauver cet individitalisme vrai. J'esti-
me, pour ma part, que l'économique et la cénonique nouvelles
rendent ces vérités aussi incontestables que les vérités astrono-
miques. Qu'on nous produise une autre économique et une
autre cénonique, nous les discuterons; mais des négations fa-
ciles à l'endroit du régime actuel et des affirmations gratuites
en faveur d'un régime opposé n& suffisent. pas.
5. Il est bien certains que, pour notre production agricole,
industrielle et commerciale actuelle, l'état de crise n'est pas
un accident, mais l'état régulier et permanent. Il suffit, en
particulier, d'avoir quelquefois arrêté son attention sur la sta-
tistique des grèves, d'avoir constaté que la moitié seulement
réussissent, d'avoir chiffré la perte totale et définitive des tra-
vailleurs et des entrepreneurs dans les cas d'insuccès, d'avoir
calculé le temps nécessaire aux premiers pour récupérer leur
perte provisoire dans. les cas de succès, pour être convaincu
que, sous le régime actuel, la détermination des conditions du
travail est entièrement désordonnée.
Les grèves portent, pour les deux tiers, sur la question du
prix du travail ou du salaire et, pour un tiers, sur les autres
conditions au travail conditions de moralité, d'hygiène, tra-
vail des enfants et des femmes, durée du travail en général.
Ces dernières questions sont des questions de cénonique ci-
vile et politique, et non d'économique appliquée. Des publicis-.
tes formés surtout à l'école du Droit, et se rattachant plus ou
moins au socialisme de la chaire allemand, s'en sont emparés
et les traitent supérieurement t. Si on veut bien se rappeler
que, selon moi, la céno.nique, qui parle au nom du droit natu-
rel, passe avant l'économique appliqués, qui parle au nom de
l'intérêt social, et que la science, cénonique ou économique,
est fondée à formuler les conditions idéales d'une société qui
Voyez, à cet égard, la série des Rapports publiés par le Congrès inter-
national de législation du travail, réuni àllruxelles du 27 au 30 septembre
1897, sur les VII Questions de son programme.
275
serait parfaite sous tous les rapports, en laissant à la pratique
le soin d'introduire des compromis et des tempéraments de réa-
lisation, on ne s'étonnera pas que toutes mes sympathies soient
du côté de ces réformateurs que préoccupent la dignité de la
personne morale, le maintien de la famille, l'avenir de la race,
et non pas seulement la satisfaction du consommât* il', et qui,
pour les protéger, font appel à l'Etat dont c'est le rôle. Toute-
fois, étant pour ma part plus spécialement économiste, je me
bornerai à leur apporter ici le secours de l'économique pure et
appliquée.
L'économique pure suppose, à son point de départ, des pro-
priétaires de facultéspersonnelles dont chacun offre une quan-
tité de journées de travail
op fv (Pt, Pp, Pk. pb, Pc, Pd..)
.susceptible de varier avec tous les prix de tous les services et
produits et se déterminant, après détermination de ces prix, par
la raison du maximum d'utilité effective. Mais l'économiste ne
doit pas être la dupe de ses abstractions. En fait, cette hypo-
thèse peut se réaliser dans certains cas, comme peut-être celui
des professions libérales; mais, dans beaucoup d'autres cas,
elle est irréalisable. Dans la grande et moyenne industrie, la
quantité fournie et employée de travail journalier est néces-
sairement la même pour tous les travailleurs, non seulement,
pour des raisons technique, dans une même entreprise, mais
encore, pour des raisons économiques, dans toutes les entre-
.prises d'une même industrie. Et qui fixe alors cette quantité?
.Sous le régime du laisser faire, c'est une concurrence d'entre-
preneurs qui, visant au bon marché par la répartition des
intérêts nets du capital sur une quantité plus considérable de
produits, tend à allonger indéfiniment la journée de travail.
Il faut pourtant que cette tendance soit arrêté. Le travail-
leur ne peut pas travailler vingt-quatre heures par jour. La
fixation d'un maximum s'impose. Et dès lors, quoi de plus na-
1 Eléments u économie politique pwe, 20e leçon.
276
turel que de la confier à l'Etat qui l'effectuera d'après ses desi-
derata de moralité, d'hygiène, etc. f.
Mais, va-t'on dire, en réduisant la journée et, par suite, la
quantité de travail, on réduira le montant des salairesl -Pas
nécessairement. D'abord, des gens très compétents estiment
que, dans bien des cas, on ne réduira pas même la quantité
des produits mais supposons pourtant qu'il en soit ainsi. En
réduisant la quantité des produits, on en fera monter le prix
la différence n'ira pas au capital qui s'offrira toujours en quan-
tité égale; elle ira au travail qui s'offrira en quantité moindre;
donc les travailleurs, vendant moins d'heures à un prix plus
élevé, recevront en tout cas très peu moins, peut-être bien un
peu plus, nous pouvons dire à peu près autant. Alors le
produit sera plus cher Sans doute. Et les travailleurs s'en
apercevront dans la proportion de leur consommation mais
ils gagneront en échange le loisir dont ils profiteront eux-
mêmes, les services que leurs femmes leur rendront en restant
au logis, la santé et l'instruction de leurs enfants. Quant à
nous, consommateurs non travailleurs ou travailleurs non sa-
lariés, nous payerons nos chemises 50 centimes ou 1 franc de
plus, mais nous aurons la satisfaction de penser qu'elles ont
été tissées et cousues sans outrage à la nature humaine.
6. La réalisation de cette dernière assertion suppose un fonc-
tionnement perfectionné du marché des produits et du mar-
ché des services et ceci nous ramène à l'objet le plus fréquent
des grèves la question du prix du travail. Tous les écono-
mistes savent ce que sont les arbitrages, les échelles de prix,
et que ces tentatives en vue de terminer ou d'éviter les grèves
offrent, avec de bons résultats, des difficultés considérables. Je
crois que la vraie solution du problème n'est pas là et qu'elle
se trouve, pour la question du salaire comme pour les autres
.conditions du travail, dans la suppression des grèves au moyen
t Je fais abstraction de la concurrence étrangère. Comme on le recon-
naît aujourd'hui, la solution de plusieurs de ces questions de réglementa-tion du travail suppose une entente internationale.
-277
d'une intervention rationnelle de l'Etat qui s'exercerait ici en
vue d'un meilleur fonctionnement des marchés des produits
et des services. Il faut réagir hardiment contre une- ancienne
économie politique qui donne au laisser faire le sens exigu de
ne rien faire avec le nom pompeux de liberté du travail. L'é-
conomique appliquée nouvelle, éclairée par l'économique pure
nouvelle, sait à merveille que la libre concurrence est un mé-
canisme automoteur et autorégulateur de transformation des
services en produits mais elle en conclut que son rôle con-
siste non pas du tout à s'endormir dans une complète inertie,
mais àpoursuivre l'organisation soignée et minutieuse d'un
mécanisme aussi vaste et aussi compliqué. Ainsi guidée par
la science pure, la science appliquée peut procéder dans une
large mesure par la méthode déductive et rationnelle, poser
d'abord une formule générale et fixer ensuite tous les détails
de la mise en pratique. Je rie remplirai pas ici ce programme
il y faudrait un volume et j'ai deux ou trois pages je fourni-
rai seulement quelques indications essentielles.
Parmi les équations de la production que résout le méca-
nisme de la libre concurrence, il y en a une qui est celle-ci
(Ot Dt)pt + (Op Dp) pp + (Ok Dk)j»k
dans laquelle.Ot, Op, Ok. sont les quantités offertes, Dt, Dp,
Dit. les quantités demandées, et pt, Pp, pk. les prix des ser-
vices producteurs (T), (P), (K). Cette équation permet, à elle
seule, d'affirmer que, hors le cas de crise générale, si, à un mo-
ment donné, l'offre de certains services producteurs est supé-
rieure à leur demande, la demande de certains autres services
producteurs doit être supérieure à leur offre. D'ailleurs, la théo-
rie de la production établit que si Ot, par exemple, est ou tend
à devenir > Dt, en même temps que Dp est ou tend à devenir
> Op, on amènera ou maintiendra l'égalité de Ot et de Dt et celle
de Op et de Dp en faisant la baisse de pt et la hausse de pp.
Dans le cas où les services producteurs (T) et (P) ne sont pas
1 Elénwnis d'écono»tie politique pure, 2le leçon.
278
de même nature ni transformables l'un en l'autre, comme il
arrive en général des rentes de terres vis-à-vis des travaux
de personnes, il n'y a pas d'autre solution au problème de l'é-
quilibre que cette baisse et cette hausse de prix amenant l'éga-
lité des quantités offertes avec les quantités demandées. Mais
si, au lieu des services producteurs (T) et (P), on suppose deux
services producteurs (P) et(P'), de même nature quant au fond
et susceptibles de sè transformer l'un en l'autre, comme pour-
raient l'être des travaux de personnes vis-à-vis les uns des au-
tries, il y a un moyen d'amener ou de maintenir l'égalité de Or,
et de Dp, celle de Op' et de Dp', sans variation ou avec une
variation insensible de pp et de pP c'est de transformer soit
du (P) en (P'), soit du (P') en (P).
Ainsi Pour amener oumaintenir l'équilibre de la produc-
tion en ce qui concerne les salaires, il faut, en dernière analyse,
détourner du travail des entreprises où les salaires tendent à
baisser vers les entreprises oia les salaires à hausse¡..
Telle est la formule générale de solution du problème de la
détermination du salaire en libre concurrence. La hausse ou
la baisse du salaire n'est qu'une indication il la faut très légère,
mais il la faut. Et toute la mise en pratique consiste à la lais-
ser apparaître pour la réprimer aussitôt en portant du travail
d'un point sur un autre.
7. Les grèves dont nous parlons ont lieu entre des entrepre-
neurs et des travailleurs d'industries où la production serait à
restreindre, en vue du maintien des prix, et dont les premiers
veulent produire autant grâce à la baisse du prix des produits,
tandis que les derniers veulent travailler autant sans subir la
baisse des salaires; et cela, pendant que, à côté, dans une indus-
trie où la production serait à développer, le prix des produits et
les salaires s'élèvent inutilement. Ce sont ces tendances à aller
à l'encontre de l'établissement de l'équilibre économique qu'il
faut réprimer, de quelque côté qu'elles se produisent, non
pas par des articles du code pénal et par des patrouilles de
cavalerie, mais en organisant les marchés des produits et des
379
services après avoir organisé les entreprises. Pourquoi ne voit-
on pas de grèves entre les entrepreneurs et les capitalistes?
Parce que le marché du capital fixe, qui est la Bourse, et celui du
capital circulant, qui est la Banque, sont un peu mieux organi-
sés que le marché du travail qui ne l'est pas du.tout. Mais la
question est générale et veut être traitée d'ensemble.
A côté des entrepreneurs d'agriculture et d'industrie, il y a
les entrepreneurs de commerce c'est le moment de les faire
entrer en scène. On ne peut attendre ni exiger du consomma-
teur qu'il passe sa journée sur dix marchés à demander les
produits aux prix courants d'équilibre. Qu'il achète les pro-
duits chez le commerçant au détail. Celui-ci les achètera, sur
un marché régulier, du commerçant en gros qui les aura ache-
tés de l'entrepreneur. Ni l'entrepreneur ni le détaillant ne doi-
vent spéculer sur les produits; le premier spécule sur la ma-
tière première et sur les services producteurs de la fabrication
le second spécule sur les services producteurs de la vente au
détail l'un doit se borner à faire la hausse du prix des servi-
ces producteurs de la fabrication, ou leur baisse, suivant la
demande du négociant; l'autre doit se borner à faire la hausse
du prix du produit, ou sa baisse, suivant la demande du con-
sommateur. C'est le négociant qui spéculera sur les produits.
Il achètera et vendra ic terme. Quand il croira à la hausse, il
achètera à l'entrepreneur avant de vendre au détaillant; si
c'est la baisse qui survient, il résiliera son achat en abandon-
nant une prime par laquelle il se sera couvert et qui dédom-
magera l'entrepreneur. Quand il croira à la baisse, il vendra au
détaillant avant d'acheter à l'entrepreneur; si c'est la hausse
qui survient, il épuisera son stock de produits. Ce stock rem-
plira l'office du volant dans les machines à vapeur en modérant
les mouvements des prix. Toute la préoccupation du commer-
çant en gros doit être d'en avoir un suffisant, pour n'être pas
pris au dépourvu, et de n'en avoir pas un excessif, pour ne
pas grossir son prix d'achat par des intérêts de capital.
C'est une mine à exploiter que la recherche et la dénoncia-
tion des abus qui empêchent la hausse ou la baisse naturelle
des prix des marchandises et sa facile et rapide transmission
du marché des produits au marché des services le crédit à la
consommation qui fausse, à l'origine, la demande effective, la
réclame qui surélève le prix de revient, la mode qui fait varier
excessivement le prix de vente, l'émission des billets de banque,
par la mobilisation des stocks en magasin représentés par des
effets de commerce, qui l'exagére, etc. Qu'on trouve moyen de
supprimer tous ces abus par cette unique et inflexible péna-
lité la perte d'entreprise se substituant au bénéfice; qu'on sup-
prime d'ailleurs toutes les combinaisons fiscales ou protection-
nistes qui poursuivent la rapine par le trouble et l'altération
des prix qu'on appréhende tout monopole autre que ceux de
droit ou d'intérêt général, une fois constitué, pour le régle-
menter et le faire rentrer sous la loi de la concurrence; et l'on
aura des prix de produits uniquement déterminés par la quan-
tité et l'utilité réelles de ces produits et des prix de services
producteurs uniquement déterminés par la quantité de ces
services et par le prix des produits. Alors, les entrepreneurs
devront se borner à développer leur production en cas d'ex-
cédent du prix de vente sur le prix de revient et à la restrein-
dre en cas d'excédent du prix de revient sur le prix de vente;
et les travailleurs devront se résigner à se porter eux-mêmes
ou à diriger leurs enfants des entreprises à salaires en baisse
vers les entreprises à salaires en hausse. Des mercuriales, des
statistiques éclaireront ce mouvement; des associations syn-
dicales professionnelles, qui ne seront point opposées les unes
aux autres ainsi que les anciennes corporations, qui se consi-
déreront plutôt, à l'instar des trade-unions de nos jours, com-
me des sections solidaires d'une grande société unique, y ai-
deront. Dans ces conditions, le capital et le travail seront bien
obligés de renoncer à se violenter l'nn l'autre et de laisser le
monde économique suivre sa voie comme une planète son or-
bite. Si cette comparaison semblait trop ambitieuse, en voici
une plus familière. Un temps doit venir, à n'en pas douter, où
la société effectuera son mouvement de consommation et de
production journalières en se maintenant au plus près de l'é-
281
quilibre des prix des produits et des services, comme un vé-
locipédiste exercé avance sur une route en réagissant par des
efforts presque inconscients et imperceptibles contre les petits
chocs qui tendent à le jeter à droite et à gauche. Pour le mo-
ment, elle marche cahin-caha; et, quant à la grève, c'est le vé-
locipède à plat et le vélocipédiste au fond du fossé.
8. Après les points où la défense des salaires appelle l'inter-
vention de l'Etat, je voudrais signaler ceux où elle peut se
faire par l'initiative individuelle; mais, ici, le défaut de la céno-
nique civile et politique me met dans le même embarras où il
m'a mis à propos des conditions morales et hygiéniques du
travail. Le premier de ces points, celui de l'offre et de la de-
mande du travail, est lié à la question de la famille et non
seulement je ne possède point de théorie de la famille comme
je crois posséder une théorie de la propriété, mais je suis hors
d'état de la chercher par la raison que je ne possède point les
notions de physiologie dont elle dépend comme je crois pos-
séder les notions d'économique pure dont dépend la théorie
de la propriété. J'incline à croire qu'on ferait mieux de cher-
cher l'égalité de l'homme et de la femme, qui est évidemment
la justice, dans une adaptation aux exigences de la société mo-
derne de l'union monogamique selon la formule romaine
Ubi tu Caïus, ibi ego Caïa, avec appartenance des enfants à
leurs parents et des parents à leurs enfants, plutôt que dans
l'exercice par les hommes et les femmes des mêmes profes-
sions manuelles ou intellectuelles et dans une égale liberté
des relations sexuelles pour les uns et les autres, en ajoutant
nécessairement, pour les dernières, la faculté de déposer leur
progéniture entre les bras de l'Etat-nourrice. Mais ce ne sont
là que des sentiments personnels. Et toutefois je rappelle que
si, d'une part, la cénonique a le pas sur l'économique, d'autre
part, la vérité sociale résulte de l'accord de la justice avec l'in-
térêt comme du raisonnement avec l'observation, et qu'en
conséquence l'économique est fondée à dire où lui parait être
l'intérêt en attendant que la cénonique se décide à parler au
282
nom de la justice. Or l'économique appliquée a des raisons à
donner en faveur de la solution qui tend à faire de la famille
un degré de l'individu, je veux dire une province dans le
royaume de la liberté et de l'inégalité.
L'intérêt social demande que la population s'accroisse, mais
que son accroissement soit précédé de celui du capital. L'éco-
nomique pure le démontre le travail ne suffit pas pour fabri-
quer des produits; il faut de la rente de terre et du profit de
capital, et, à défaut d'un supplément de l'une, un supplément
spécial de l'autre; en conséquence de quoi, tout homme qui
vient au monde sans que sa venue coïncide avec celle d'un
supplément spécial de capital fait à la fois hausser le prix des
produits et baisser le prix du travail*. Et, s'il en est ainsi alors
qu'il y a encore des continents à peine peuplés, à plus forte
raison en sera-t-il de même quand toute la surface du globe
aura été colonisée. Il semble que, si on s'en remet à l'individu
du soin de se marier et de nourrir sa femme et ses enfants, la
population s'accroitra et ne s'accroitra pas trop vite. Les tra-
vailleurs sont parfaitement inspirés quand ils se montrent hos-
tiles à la concurrence des femmes et des enfants nous avons
vu que cette concurrence ne profite qu'à la consommation.
Qu'ils comprennent, en outre, que leur intérêt n'est pas d'a-
voir plus d'enfants que de capital, pour ne pas avilir les salai-
res par une offre excessive du travail, et leur instinct sera
complètement d'accord avec la science.
En même temps que les travailleurs ne doivent pas offrir le
travail en trop grande quantité, ils doivent ofirir du travail
aussi utile que possible, et, pour cela, développer autant que
possible leur instruction générale et professionnelle. C'est en-
core une vérité d'économique pure que le travail vaut en rai-
son de son utilité et de sa productivité, et cette vérité ration-
nelle a été confirmée par l'expérience. D'après le grand entre-
preneur Thomas (depuis Lord) Brassey, le travail qu'on paie
cher est en réalité celui qui revient à bon marché, et le travail
1 Eléments d'économie politique pure, 28e leçon.
ma
qu'on paie bon marché est en réalité celui qui coûte cher 1. On-
peut encore croire que, sous l'influence de l'intérêt personnel,
le travailleur s'efforcerait de profiter lui-même et de faire pro-
fiter ses enfants de toutes les facilités d'instruction qu'il ap-
partient sans conteste à l'Etat de mettre à sa disposition.
9. La famille est une association particulièrement impor-
tante puisqu'elle a lieu entre des personnes de sexe différent
en vue de la perpétuité de l'espèce. L'assurance est une autre
espèce d'association par laquelle on met en commun certaines
risques en substituant ainsi la certitude d'une fraction minime
de ces risques à l'éventualité du risque total. Pour qui voit.
le plein et entier accomplissement de la destinée humaine dans
l'épanouissement simultané de la communauté à tous ses de-
grés Etat, province, commune, et de l'individualité à tous
les siens: individu, famille, association, l'homme qui s'assure
lui-même est aussi supérieur à celui qui se laisse assurer par
l'Etat que l'homme qui élève lui-même ses enfants est supérieur
à celui qui s'en remet à l'Etat de ce soin. Et, ici encore, les con-
sidérations utilitaires ou économiques viennent appuyer ou
suppléer les considérations morales ou cénoniques en montrant
que, si on charge l'individu de s'assurer lui-même contre le chô-
mage, les accidents, la maïâdie et la vieillesse, il chômera le
moins possible, sera aussi rarement blessé que possible, se por-
tera aussi bien que possible et sera vieux le plus tard possible.
Prenons, par exemple, l'assurance contre les accidents pro-
fessionnels, et supposons-la individuelle et libre et non pas
collective et obligatoire. Qu'arrivera-t-il? Les travailleurs se
porteront plutôt vers les industries non dangereuses que vers
les industries dangereuses; le salaire sera plus élevé dans ces
dernières. Que les travailleurs qui se sentent plus forts et plus
adroits s'y engagent en contractant une assurance mutuelle
contre les accidents; puis qu'ils emploient toute leur force et
1 On Work and Wage.9, 3d ed., 1872. Foreign Work and English
Wages, 2d ed., 1879.
284
toute leur adresse à éviter les accidents, de façon à récupérer
leur prime sous forme d'un dividende à recevoir dans la so-
ciété d'&ssurance mutuelle l'accident aura été évité, la supé-
riorité du travail aura reçu un supplément de salaire et ce
supplément aura été payé par le consommateur du produit..
Faisons l'hypothèse contraire de l'assurance par l'Etat les tra-
vailleurs n'ayant pas le mobile de la prime à récupérer sont
moins attentifs, les accidents se multiplient et l'Etat s'obère.
Notre raisonnement suppose une population laborieuse pour-
vue d'une élite. Assurément. Dans toutes les questions ¡¡l'ap-
plication, nous nous plaçons d'abord dans les conditions idéa-
tes pour fournir la solution idéale. Qu'en fait, ces conditions
idéales ne se rencontrent pas, et qu'il faille s'acheminer len-
tement et avec précaution vers la solution idéale, c'est l'es-
sence même de notre philosophie sociale. Nous acceptons
donc tous les tempéraments, tous les compromis dans la pra-
tique et en particulier, s'il le faut, l'initiation des travailleurs
à l'association et à l'assurance par l'Etat; nous désirons seu-
lement qu'on s'avance vers le but et qu'on ne lui tourne pas
le dos comme fait le radicalisme de nos jours. Nous voulons
bien que l'armée sociale ramasse ses trainards nous deman-
dons seulement qu'elle ne règle pas sa marche sur la leur,
eous peine de ne compter bientôt plus que des traînards.
Ayant écrit la matière d'un volume sur les sociétés coopé-
ratives, je me contente de reproduire ici la conclusion qui est,
à mon sens, celle de l'économique appliquée sur ces sociétés.
Elles appartiennent au domaine de l'activité libre de l'individu,
et elles rentrent dans le type général des entreprises agrico-
les, industrielles, commerciales et financières; c'est-à-dire que
leurs membres doivent être envisagés séparément dans leur
double rôle d'actionnaires, soit d'entrepreneurs-capitalistes,
d'une part, et d'employé (Aans les sociétés de production) ou
de clients (dans les sociétés de consommation, de crédit, im-
mobilières), d'autre part; iju'ils doivent, comme employés,
toucher les salaires courants du marché des services, comme
clients, payer les prix courants du marché des produits, et,
285
comme actionnaires, participer soit aux pertes soit, mieux en-
core, aux bénéfices de l'entreprise en proportion de leurpart
de capital. C'est ainsi qu'elles remplissent leur gtand rôle éco-
nomique qui est non de supprimer le capital, mais de rendre
tout le monde capitaliste, et aussi leur rôle moral non moins
considérable qui est d'initier la démocratie au mécanisme de
la production et de lui ouvrir l'accès des affaires, véritable
école de !a politique active.
Plutôt que d'effleurer le beau sujet des relations philanthro-
piques des patrons avec leurs ouvriers, dans lequel est com-
prise l'heureuse combinaison de la participation aux bénéfi-
ces, j'aime mieux n'y pas toucher et me borner aux relations
de droit pur entre travailleurs et entrepreneurs. Tout ce que
j'en ai dit découle du principe qu'en matière de positions per-
sonnelles particulières, si l'individu veut la liberté, il doit ac-
cepter la responsabilité. Je comprends une doctrine qui, don-
nant à l'Etat la responsabilité de notre sort, lui donne toute
autorité sur nos actes c'est le communisme. Mais quant à
laisser les hommes travailler comme ils l'entendront et se ma-
rier à leur guise, à charge, pour l'Etat, de leur garantir un sa-
laire minimum ou de les nourrir, eux, leurs femmes et leurs
enfants, c'est un système qui doit être séduisant puisque, de-
puis tantôt quarante ans, je le vois se produireavec un suc-
cès constant, mais qui n'en demeure pas moins pour moi une
contradiction, un mystère. Encore n'est-ce pas assez dire, et
suis-je convaincu que les races appelées à renouveler la face
du monde en y faisant régner la justice et l'ordre sont celles
qui, loin de subir la responsabilité comme une condition sine
quâ non de la liberté, montrent qu'elles sont vraiment des
races d'hommes en manifestant une soif égale de liberté et de
responsabilité et qui, au jeu de la vie, veulent courir la chance
et tenir leurs cartes.
THÉORIE DU LIBRE ÉCHANGE
1. Certains journaux nous affirment assez souvent de leur
propre autorité, et la Gazette de Lausanzze du 1er mars 1895
nous disait, sur l'autorité de M. de Novicow, que « le libre-
échange est une des vérités économiques les plus certaines et
les mieux démontrées ». Ce n'est pas mon avis, et plus loin je
dirai pourquoi. Par contre, je me figure qu'en se basant sur la
théorie de l'équilibre économique telle qu'elle est exposée dans
mes Eléments d'économie politique pure et qu'elle a été com-
plétée par les travaux de MM. Pareto et Barone en ce qui con-
c'erne la détermination des coefficients de fabrication 2, et sur
la théorie de la monnaie telle qu'elle est, elle aussi, exposée
dans les éléments et complétée dans les présentes Etudes d'é-
conomie jiolitique appliquée, on pourrait aujourd'hui donner
une théorie rigoureuse du libre-échange. Ce n'est pas toute-
fois ce que j'entreprends de faire ici je veux seulement es-
sayer d'esquisser cette théorie dans une forme élémentaire en
introduisant quelques hypothèses simplificatrices de façon à
faire abstraction des variations d'ordre secondaire.
2. Soit un pays isolé eu l'équilibre économique est établi et
où, à un moment donné, 100000 hect. de blé vont être offerts
et demandés, vendus et achetés, au prix courant d'équilibre
-de 22 fr. l'hectolitre. A ce momenk, l'importatiori du blé peut
Revue d'Economie politique, juillet 1897.
2 Ces travaux ont paru, de 1892 à 1896, dans le Giornale degli Economiste.
En 1896-97, M. Vilfredo Pareto a publié son Cours d'économie polUigue
professé à l'Université cte Lausanne dans lequel on en retrouve les résul-
tats. L'auteur de cet ouvrage y applique couramment aux systèmes des
équations de l'échange, de la production et de la capitalisation, tels que
je me suis attaché à les établir, les. procédés du calcul infinitésimal en
vue de la solution des diverses questions de maxima et minima; et il a
ainsi ouvert la voie aux économistes mathématiciens, en même temps
-qu'il fournissait une preuve décisive de la valeur de ces systèmes.
287
s'effectuer, et 1OO00 hecto de blé importés cl'un pays voisin se
présentent sur le marché; L'augmentation de l'offre effective
produit une baisse du prix courant, et les 110000 heçt. de blé
se vendent au prix de 20 fr. l'hectolitre. Je suppose, on le voit,
que les consommateurs achètent pour fr. de blé dans
le second cas comme dans le premier, ce qui, mathématique-
ment, revient à supposer que la courbe de demande totale'de
blé en monnaie se confond, à ce point de son tracé, avec une
hyperbole équilatère. J'opère cette simplification pour n'avoir
pas à tenir compte de la variation de demande des autres mar-
chandises..
Ces consommateurs gagnent 200000 fr. en blé, puisqu'ils
ont de plus qu'auparavant 10000 hect. de blé à 20 fr., et l'u-
tilité effective correspondante. En revanche, les entrepreneurs
d'agriculture producteurs de blé perdent fr. en mon-
naie, puisqu'ils vendent leurs 100000 hect. de blé indigène
20 fr. au lieu de 22. Ce sont les 10000 hectolitres de blé que
le pays a reçus et tes 200000 fr. qu'il a donnés.
3. Puisque nous avons supposé que te prix de 22 fy. était
prix courant d'équilibre, c'est-à-dire prix de vente du produit
égal à son prix de revient en services producteurs, les choses
ne sauraient continuer à aller de la même façon; si l'on peut
prévoir sûrement, pour l'année suivante, un second arrivage de
10000 hect. de blé étranger. Dans ce cas, les entrepreneurs ne
voudront demander les services producteurs de blé que dans
des conditions qui leur procurent le prix de revient de` 20 fr.
Et ce sera à prendre ou à laisser pour les propriétaires de ces
services. Supposons, ici encore, pour. simplifier, que les pro-
priétaires fonciers, travailleurs et capitalistes soient disposés
à livrer au prix total de 2 millions les. mêmes services pro-
ducteurs.qu'ils livraient précédemment au prix de 2 200 000 fr.,
.ce qui, mathématiquement, revient à supposer que la courbe
d'offre totale de ces services contre monnaie se confond, à ce
point de son tracé, avec une droite horizontale; l'équilibre
sera rétabli. Et ce sont tes propriétaires fonciers, travailleurs
et capitalistes engagés dans la production du blé .qui auront
28»
perdu les 200000 fr. en monnaie correspondant aux 200000 fr.
en blé gagnés par les consommateurs.
Nous pouvons accuser dans le pays exportateur les phéno-
mènes inverses hausse du prix du blé, perte et désavantage
pour les consommateurs de blé gain pour les entrepreneurs
producteurs de blé, puis pour les propriétaires fonciers, tra-
vailleurs et capitalistes engagés dans la production du blé'.
4. C'est ici qu'il faut placer une observation qui ne me pa-
rait pas avoir jamais été présentée correctement et qui est
pourtant, à mon sens, de première importance dans la théorie
du libre échange, savoir que la sortie de 200000 fr. de mon-
naie du pays importateur de blé y produira une baisse géné-
rale des prix. Voici comment la chose arriverait d'après la
théorie de la monnaie.
Si ces 200000 fr. avaient été payés aux entrepreneurs indi-
gènes, ils auraient été déposés, comme les 2 millions dans les
banques et ils se seraient offerts, comme ces derniers aussi,
sur le marché du capital monnaie. Ayant été payés aux entre-
preneurs étrangers, ils manqueront sur ce marché. Il s'ensui-
vra une hausse momentanée du taux de l'intérêt en vue de
réduire la demande de capital monnaie et une baisse définitive
de tous les prix résultant de la diminution de la demande des
capitaux fixes ou circulants, soit de la production, soit de la
consommation. La théorie montre que cette baisse des prix
sera proportionnelle à la diminution de la quantité de la mon-
naie. Mettons qu'elle soit de10%
tout le système économique
du pays importateur de blé sera transporté à une échelle de
prix de90 de ce qu'elle était; et, dorénavant, le prix courant
d'équilibre du blé sera non de 20 fr., mais de 19 fr. 80.
En vertu de la même théorie, l'entrée des 200 000 fr. de mon-
naie dans le pays .exportateur de blé y produira une hausse gé-
nérale des prix, et, en particulier une hausse du prix courant
d'équilibre du blé, proportionnelle à l'augmentation dans la
quantité de la monnaie.
5. La prochaine importation de blé, de quelque chiffre qu'on
la suppose, rapprochera encore de l'égalité les deux prix cou-
280
19
rants d'équilibre du blé. Et ainsi de suite jusqu'à ce que toute
importation cesse; après quoi, la production et la consomma-
tion reprendront de part et d'autre telles qu'elles étaient aupa-
ravant. Et ainsi: L'importation des produits étrangers d'un
paysdans un autre, sans
exportationdes
produits indigènesdu
second pays dans le premier, tend à s'arrêter d'elle-mëme par
suite de la sortie de la monnaie ainsi que de la baisse des prix
dans le pays importateur et par suite de l'entrée de la monnaie
ainsi que de la hausse des prix dans le pays exportateur.
II est bon, avant de passer outre, d'insister déjà sur ce point.
Le pire qu'il puisse arriver, du fait du libre échange, à un
pays ayant un sol infertile et un climat défavorable avec une
population inintelligente et indolente, et dont en conséquence
les produits ne seraientdemandés nulle part, ce serait d'en re-
venir à les consommer lui-même, après comme avant l'ouver-
ture des communications, sauf un changement en baisse de
l'évalùation de la richesse sociale exactement comme le pire
qu'il pût arriver à un individu dont les services ne seraient
demandés par personne serait de produire lui-même tous les
objets de sa consommation après qu'il aurait dépensé sa mon-
naie. Et inversement, sauf une restriction que nous ferons tout
à l'heure, tout ce que peut espérer finalement du libre échange
un pays bien doué sous tous les rapports qui ne trouve rien à
acheter autour de lui, c'est un accroissement de son stock mo-
nétaire et une hausse dans l'évaluation de la richesse.
Il
6. Nous pouvons passer maintenant du cas d'un pays qui
importe sans exporter ou qui exporte sans importer à celui
d'un pays qui importe et exporte. Pour cela, prenons un pays
dans lequel S est la somme totale, en numéraire et monnaie,
des services producteurs fonciers, personnels et mobiliers
vendus (Otpt + Oppp + Ok#k + .), dans lequel P est la
somme totale, en numéraire et monnaie, des produits achetés
290
(Da + Ihpb + Dcpc + Ddpd + .), et où l'équilibre de l'é-
change et de la production existe sur le pied de l'équation
S=P.
Que ce pays vienne à entrer en relations de commerce avec
un pays voisin, il importera des produits étrangers dont le
montant peut être désigné couramment par I, et exportera des
produits indigènes dont le montant peut être désigné couram-
mant par E et un moment viendra où l'équilibre économique
existera sur le pied de l'équation
S' = V + V E'
comprenant à la fois une équation d'équilibre de l'échange in-
ternational sans entrée ni sortie de monnaie
I' = E',
et une équation d'équilibre de la production intérieure
S' = P'.
C'est ce qu'il faut expliquer.
7. Comment s'établit d'abord la seconde équation? De la ma-
nière que voici, en raison de la démonstration faite dans le
paragraphe précédent (4). Si, au début, 1 est> E, c'est-à-dire
si l'importation est supérieure à l'exportation, il y a, de ce
fait, sortie de monnaie, baisse des prix, d'où cessation de cer-
taines importations, entrée en jeu de certaines exportations,
et finalement égalité de I' et de E'. Alors, tes prix étant plus
bas, on a S' <S et P'<P. Si, au contraire, au début, 1 est
<E, c'est-à-dire si l'importation est inférieure à l'exportation,
il y a, de ce fait, entrée de monnaie, hausse des prix, d'où pos-
sibilité de certaines importations, impossibilité de certaines
exportations, et finalement encore égalité de l'et de E'. Alors,
les prix étant plus élevés, on a S' > S et P' > P. Dans ce cas
général, l'équilibre s'établit assez vite puisque chacun des deux
éléments importation et exportation y concourt, et y concourt
doublement.
291
Remarquons en passant que le cas particulier d'importation
sans exportation, ou réciproquement, que nous avons étudié
d'abord, rentre, comme il est naturel, dans le cas général que
nous étudions maintenant. Si E est nul au début et reste tel
malgré la baisse des prix, l'équilibre'n'existe que quand
I'=E==0.
Et si I est nul au début, et reste tel malgré la hausse des prix,
l'équilibre n'existe que quand
E' =I=0.
8. La première des trpis équations existe par la raison que
le premier terme exprime la valeur des services producteurs
vendus par les propriétaires fonciers, travailleurs et capitalis-
tes et le second terme la valeur des produits par eux achetés.
Or on ne peut acheter de produits que pour la valeur des ser-
vices qu'on vend. Il y a bien le cas des prodigues qui man-
gent leurs capitaux mais ils ne peuvent le faire qu'à la con-
dition qu'il y ait des gens économes, ayant épargné sur leurs
revenus, qui les leur achètent. S'il y a, dans le pays, compen-
sation exacte entre la prodigalité et l'économie, P' et I' com-
prendront, d'une part, des capitaux neufs et des capitaux im-
portés par une certaine somme, et S' et E' comprendront,
d'autre part, des capitaux existants et des capitaux exportés
pour une somme égale; si l'économie l'emporte, P' et I' com-
prendront un excédent de capitaux neufs et de capitaux im-
portés si la prodigalité l'emporte, S' et E' comprendront un
excédent de capitaux existants et de capitaux exportés. Il faut
noter, comme un fait essentiel à considérer dans la théorie du
libre échange, qu'un pays économe diminue par l'importation
des capitaux étrangers celle de la monnaie et retarde ainsi la
hausse des prix, tandis qu'un pays prodigue diminue par l'ex-
portation des capitaux indigènes celle de la monnaie et retarde
ainsi la baisse des prix. Un tel pays se vend en quelque sorte
à l'étranger mais sa ruine est alors la conséquence de la pro-
digalité et non du libre échange.
292
9. Reste à savoir enfin comment la troisième équation se ré-
tablit d'accord avec les deux autres.
Dans le cas d'importation sans exportation, nous avons re-
connu que la baisse de prix des produits importés constituait
une perte d'abord pour les entrepreneurs indigènes et ensuite
pour les propriétaires des services producteurs dont se compo-
sent ces produits. Dans le cas d'exportation sans importation,
la hausse de prix des produits exportés constitue un gain d'a-
bord pour les entrepreneurs et ensuite pour les propriétaires
des services producteurs. Et cette diminution ou augmentation
des revenus agit dans le même sens que la sortie ou l'entrée
de la monnaie au point de vue de la baisse ou de la hausse
de tous les prix. Dans le cas général d'importation et d'exporta-
tion coexistant l'une avec l'autre, les deux phénomènes se pro-
duiraient simultanément une diminution de la valeur des ser-
vices dans les industries à importation et une augmentation
de la valeur des services dans les industries à exportation. Mais
il est clair que, dans ce cas, les services se détourneraientau-
tant que possible des premières industries pour se porter vers
les secondes, et qu'il y aurait à la fois un relèvement de va-
leur d'un côté et un abaissement de l'autre. L'équilibre de la
production intérieure n'existerait que quand ce mouvement,
qui, s'il pouvait s'effectuer complètement, laisserait les pro-
priétaires de services producteurs en masse sans gain ni perte
du fait du libre échange, serait terminé.
10. Ainsi L'équilibre économique tend à s'établir de lui-
même sous l'empire du libre échange, savoir 1° l'équilibre de
l'échange international (consistant dans l'égalité de valeur des
importations et des exportations/ par sortie de monnaie et baisse
des prix en cas d'excédent des importations sur les exportations
et par entrée de monnaie et hausse des prix en cas d'excédent
aLes exportations sur les importations; et !On l'équilibre de la
production intérieure (consistant dans l'égalité duprix de vente
des produits et de leur prix de revient en services) par détour-
nement des services des industries à importation vers les indus-
tries à exportation.
293
Les économistes n'ont pas donné cette démonstration et ne
pouvaient pas la donner par la raison qu'ils n'avaient pas élu-
cidé assez à fond la théorie de la monnaie sur laquelle elle re-
pose. Ils se sont bornés à affirmer que a les produits s'échan-
gent contre des produits ». Les produits s'échangent contre
des produits quand le pays importe et exporte pour une som-
me égale mais quand il importe sans exporter, ou qu'il im-
porte plus qu'il n'exporte, ils s'échangent contre de la mon-
naie. Est-ce à dire que ce pays court à sa ruine comme le sou-
tenaient les partisans de la balance du commerce et comme le
soutiennent encore les protectionnistes? Non pas du tout. Il
court à l'équilibre ou à son ancien isolement sur le pied d'une
échelle réduite de tous les prix et, comme on l'a pu voir, il
arriverait assez rapidement à l'un ou à l'autre but. Cette indi-
cation rationnelle est confirmée par l'expérience. Dans les pays
à services producteurs utiles et rares, ou riches, le métal pré-
cieux surabonde et comme métal marchandise et comme métal
monnaie; dans les pays pauvres, il fait défaut sous l'une et
l'autre forme on ne porte guère de bijoux et l'on achète beau-
coup de choses avec peu d'argent.
III
11. Il s'agit maintenant d'analyser le phénomène au point
de vue de l'utilité.
Laissons de côté la question d'équilibration de l'échange in-
ternational par exportation ou importation de monnaie. S'il
sort de la monnaie par excédent des importations sur les et-
portations, il y a baisse générale des prix au détriment de tous
les entrepreneurs et à l'avantage de tous les consommateurs.
S'il en entre par excédent des exportations sur les importa-
tions, il y a hausse générale au détriment de tous les consom-
mateurs et à l'avantage de tous les entrepreneurs. Dans l'un
et l'autre cas, du reste, les consommateurs reperdent finale-
ment leur gain ou regagnent finalement leur perte comme
294
propriétaires de services producteurs. En outre de cette crise
générale, il y a une crise particulière de baisse des prix pour
les industries d'importation et de hausse des prix pour les in-
dustries d'exportation qui, les unes et les autres, reviendront
à leurs conditions antérieures de production et de débouchés
quand l'équilibre de l'échange international sera établi. Mais
tous ces faits sont transitoires, et nous les négligeons tout en
constatant qu'ils persistent, à un moindre degré, une fois l'é-
quilibre établi et pour le maintenir.
12. Pour faire ainsi abstraction de l'équilibration de l'échange
international, afin de nous attacher à l'équilibration de la pro-
duction nationale, il n'y a qu'à supposer que, du premier coup,
le pays trouve à exporter pour une somme égale à celle pour
laquelle il importe par exemple, qu'en même temps qu'il im-
porte 10000 hect. de blé à 20 fr., il exporte 40000 m. de den-
telle à 5 fr. Il produisait et consommait auparavant 200 000 m.
de dentelle à 4 fr. l'exportation de 40000 m., en réduisant
l'offre de 200000 à 160000 m., fait monter Je prix de 4 à 5 fr.
Je suppose ici encore, pour simplifier, que, après comme
avant, les consommateurs du pays achètent pour 800000 fr.
de dentelle. Ces consommateurs perdent 200000 fr. en den-
telle et l'uL1lité effective correspondante puisqu'ils ont de moins
qu'auparavant 40000 m. de dentelle à 5 fr. En revanche,
les entrepreneurs d'industrie producteurs de dentelle gagnent
200000 fr. en monnaie, puisqu'ils vendent leurs 200000 m.
de dentelle indigène 5 fr. au lieu de 4. Ici encore, nous
pouvons supposer que, les choses ayant été prévues, les en-
trepreneurs ont demandé à.l'enchère les services producteurs
de dentelle, et que les propriétaires fonciers, travailleurs et
capitalistes leur ont livré au prix total de 1 million les mêmes
services producteurs qu'ils livraient précédemment au prix
de 800000 fr. de sorte que ce sont en définitive ces proprié-
taires fonciers, travailleurs et capitalistes qui ont gagné les
200000 fr. en monnaie correspondant aux 200000 fr. en den-
telle perdus par les consommateurs. Réunissons les deux opé-
rations d'importation et d'exportation, nous avons les résul-
295
tats du libre échange suivants: 200000 fr. en monnaie perdus
par les propriétaires de services producteurs de blé et ga-
gnés par les propriétaires de services producteurs de dentelle;
hect. de blé à 20 fr. gagnés par les consommateurs de
blé; 40000 m. de dentelle à 5 fr. perdus par les consomma-
teurs de dentelle.
13. Au point de vue de la valeur, les pertes et gains se com-
pensent. Au point de vue de l'utilité, il faut examiner les cir-
constances en détail car tout dépend d'elles. Le blé étant une
marchandise de première nécessité et la dentelle une mar-
chandise de luxe, ily a, dans notre exemple, gain évident d'u-
tilité au point de vue de la consommation. Supposons, en ou-
tre, que, dans le pays considéré, le service producteur princi-
pal du blé soit de la rente de terres appartenant à des seigneurs
terriens et le service producteur principal de la dentelle du
travail de pauvres ouvrières, il y aurait en outre gain évident
d'utilité au point de vue de la propriété des services produc-
teurs. Mais il serait bien facile, on le conçoit sans peine, d'i-
maginer une situation complètement renversée où la consom-
mation de première nécessité et la propriété pauvre seraient
en perte, tandis que la consommation de luxe et la propriété
riche seraient en gain.
14. Ainsi Au nzoanent où l'équilibre de l'échange inter-
aaational est établi et où l'équilibre de la production intérieure
ne l'est encore que provisoirement, les résultats du libre échange;
au point de vue de la valeur, consistent en un gain des consom-
mateurs de produits importés égal Ii la perte des consomma-
teurs de produits exportés et en une perte des propriétaires de
services producteurs des produits importés égal au gaiaa des
propriétaires de services producteurs des produits exportés, les
gains et pertes corrcspoaadants d'utilité dépendant de la nature
des produits et des conditions d'existence des propriétaires de
services producteurs et pouuant, suivant les circonstances, ou
se balancer ou s'excéder l'un l'autre.
15. Dans notre exemple, il n'est pas aisé de se figurer tous
les s. "vices producteurs de blé se transformant en services
296
producteurs de dentelle. L'équilibre provisoire serait un équi-
libre définitif. Mais mettons, à présent, du drap à la place de
la dentelle, et la chose devient possible. Qu'il en soit donc
ainsi que la culture du blé cesse peu à peu et soit remplacée
par l'élevage des moutons et la fabrication du drap, pendant
que, au dehors, il en sera exactement à l'inverse. Au bout d'un
certain temps, le pays que nous considérons et qui consacrait
2200000 fr. à la production du blé et 800000 fr. à la produc-
tion du drap consacrera 3 millions à la production du drap et
aura, pour cette somme, 122000 hect. de blé à 18 fr., au lieu
de 100000 à 22, et ses anciens 200000 m. de drap à 4 fr. Il n'y
aura plus alors ni gain ni perte pour les propriétaires de
services producteurs; il n'y aura plus de perte pour les con-
sommateurs de drap; il ne restera que le gain des consom-
mateurs de blé.
16. Ainsi Le libre échange aae donne qu'à mesure et en
proportion du détournement des services producteurs des in-
dustries ix importation vers les industries à exportation son ré-
sultat complet et définitif qui est un gain d'utilité pour les con-
sommateurs des produits importés sans perte d'utilité pour les
consommateurs des produits exportés et sans gain ni perte pour
les propriétaires de services producteursen général.
Notre pays serait arrivé, en dernière analyse, à faire du blé
en faisant du drap. Il aurait ainsi substitué les coefficients de
fabrication de l'étranger aux siens propres pour le blé, en mê-
me temps que l'étranger opérait la substitution inverse pour
le drap. Là est l'essence du libre échange, et les deux substi-
tutions sont corrélatives. La voie du libre échange ne mène au
but que si elles peuvent s'effectuer toutes les deux autrement,
on sera forcé de s'y arrêter et de retourner en arrière après
une crise ou, tout au plus, on n'arrivera à procurer un avan-
tage à certains consommateurs ou à certains propriétaires de
services producteurs qu'aux dépens de certains autres, et l'on
aura effectué non un progrès général, mais un déplacement
des situations particulières.
297
IV
17. Si nous considérons que l'importation et l'exportation
peuvent porter non sur deux mais sur plusieurs marchandi-
ses, si nous nous rappelons qu'en vertu de la théorie des chan-
ges, il importe peu qu'un pays achète auxpays auxquels il
vend, et qu'il suffit que le montant de ses créances sur l'é-
tranger soit égal au montant de ses dettes envers l'étranger,
nous resterons convaincus que ce cas très avantageux où le
libre échange profite à tous les consommateurs sans nuire à
aucun propriétaire de services producteurs, est le cas géné-
ral, d'où il suit que le libre échange est l'idéal de la science.
Toutefois, nous n'oublierons pas que ce cas suppose essentiel-
lement le détournement des services producteurs des indus-
tries à importation vers les industries à exportation et, en
conséquence, nous nous demanderons jusqu'à quel point ce
détournement est possible, et nous insisterons sur la néces-
sité de ne lui opposer aucun obstacle.
18. Et d'abord ce détournement suppose la transformation
des entreprises. Il faut convenir que la situation des entrepre-
neurs de produits importés est désagréable; mais, après tout,
les entrepreneurs sont faits pour la société et non la société
pour les entrepreneurs. L'importation met ceux-ci en perte,
par suite de la baisse des prix. Ils ont à liquider, en repassant
autant que possible leur perte aux capitalistes, aux travailleurs
et aux propriétaires fonciers, et à se diriger vers les entrepri-
ses d'exportation. On doit les y aider en leur donnant du temps
et surtout en ne faisant peser aucun impôt sur les produits
d'exportation. D'ailleurs, il n'en faut laisser peser aucun non
plus sur les produits d'importation, pour ne pas gêner la trans-
formation des entreprises étrangères. Le libre échange impli-
que la suppression de tous les impôts indirects. On l'a reconnu
quand on a essayé sans succès de constituer le Zollverein eu-
ropéen.
Reste la question du détournement des services producteurs.
298
Le retrait des capitaux des entreprises à importation et leur
acheminement vers les entreprises à exportation n'a rien de
particulièrement difficile. Pour les capitaux circulants, il pour-
rait être presque immédiat, et, pour les capitaux fixes, il peut
commencer immédiatement, les capitaux en formation cessant
de se diriger d'un côté pour se diriger de l'autre.
Le détournement des facultés personnelles n'est pas tout à
fait aussi facile. Cependant, les travailleurs peuvent, eux aussi,
commencer immédiatement à se porter de l'apprentissage des
industries qui déclinent vers celui des industries qui prospè-
rent. En réalité, les travailleurs qui ont fait, à tort, une si vive
opposition à l'emploi des machines, et qui en font, avec plus
de raison, une égale à celui des ouvriers étrangers, ne sont
pas aussi mal disposés à l'endroit du libre échange.
Plus difficile peut-être est le détournement des terres. La
terre, c'est, outre le sol, le climat même qui ne peut changer;
et, pourtant, sol et climat, tout peut s'utiliser de diverses
manières. Le détournement se ferait, ici encore, dans une large
mesure sous le régime de la concurrence appliqué aux entre-
prises agricoles. Ce qui le gêne et l'empêche, ce sont des ins-
titutions sociales contraires à ce régime c'est la confusion des
fonctions de propriétaire foncier et d'entrepreneur de culture
dans la petite propriété aux mains de paysans également dé-
pourvus de capitaux et de connaissances techniques; ce sont
les droits de mutation contrariant la vente des terres soit à de
grands propriétaires qui les donneraient à bail à des fermiers,
soit à des compagnies d'exploitation agricole qui les cultive-
raient elles-mémes aussi les paysans-propriétaires forment-
ils, avec les entrepreneurs d'industries à importation, le gros
de l'armée protectionniste. Le libre échange implique la na-
tionalisation du sol.
19. Les économistes eux-mêmes étant de grands partisans
et défenseurs de la propriété foncière individuelle et de l'im-
pôt, il en résulte que leur libre échange ne saurait être que ce
libre échange incomplet qui profite à certains consommateurs
et à certains propriétaires de services producteurs en nuisant
299
à certains autres. Ce libre échange peut fort bien, nous l'avons
vu, se résoudre en une perte d'utilité, sinon de valeur mais,
de plus, il soulève une question de justice que les économistes
n'ont point aperçue mais que nous nous permettrons de leur
montrer.
20. Le libre échange n'est autre chose que l'extension au
monde entier du régime de la libre concurrence en matièré
économique. Et ce régime, nous le savons, consiste en der-
rière analyse en ce que les propriétaires de services produc-
teurs échangent entre eux leurs services de façon à se procurer.
la plus grande satisfaction de leurs besoins sous la condition
que chaque service n'ait qu'un seul prix sur le marché. Que
signifie cette restriction? Elle signifie que le vendeur aurait
le droit de se transporter d'un point du marché où le service
vaudrait moins en un point où il vaudrait plus, et que l'ache-
teur d'un service aurait le droit de se transporter d'un point
où le service vaudrait plus en un point où il vaudrait moins,
double opération dont l'effet serait de niveler le prix. On com-
prend tout de suite qu'il y a là une condition de justice qui
restreint l'utilité en substituant un maximum relatif à un maxi-
mum absolu. Si le vendeur est riche et l'acheteur pauvre, le
prix le plus bas donnerait le maximum absolu d'utilité effec-
tive et le prix le plus haut le donnerait dans le cas contraire.
Mais le besoin n'est pas le fondement du droit, et la richesse
sociale appartient non à ceux à qui elle serait le plus utile,
mais à ceux qui en sont légitimement propriétaires. Sans doute.
Seulement la restriction, juste dans l'intérieur d'un pays. est-
elle juste d'un pays à un autre? En d'autres termes, le ven-
deur d'un service a-t-il un droit naturel à vendre à l'étranger
si le service vaut plus à l'étranger que dans son pays? Et l'a-
cheteur d'un service a-t-il un droit naturel à acheter à l'étran-
ger si le service vaut moins à l'étranger que dans son pays ?
J'aimerais, pour ma part, qu'on produisit à cet égard une dé-
monstration correcte et rigoureuse plutôt que des apologues
ou des facéties, quelque étincelants qu'ils puissent être.
Je suis un travailleur, européen j'ai fait mon service mili-
300
taire et je paie de lourds impôts. La justice exige-t-elle que je
vende mon travail au même prix qu'un Hindou ou un Chi-
nois qui ne supporte point de telles charges? Abolissez les
impôts, et alors la partie sera peut-être égale. Ou bien je suis
un propriétaire foncier anglais ou français j'ai acheté ma
terre en proportion d'une certaine valeur et d'une certaine
plus-value de la rente résultant des prix des produits. La jus-
tice exige-t-elle que je vende cette rente au même prix qu'un
immigrant allemand eu irlandais du Far-West à qui on a
donné sa terre pour rien? Que l'Etat rachète les terres et il
pourra décréter le libre échange en compensant ses pertes
sur le fermage de certaines terres par ses gains sur le fermage
de certaines autres.
21. Que de conditions à l'établissement du libre échange
Et il y en a bien d'autres 1 Voici, par exemple, une industrie,
celle de l'horlogerie, qui, grâce au libre échange, va se déve-
lopper dans les vallées du Jura pour trouver son débouché
dans l'Amérique du Sud. Qu'une guerre éclate entre le Pérou
et le Chili, et toute une population sera livrée au chômage. Le
libre échange ne doit-il pas être définitf et ne suppose-t-il pas
la paix universelle ? Et, à devoir revenir sur ses pas pour avoir
voulu s'y acheminer trop tôt, n'expose-t-on pas l'industrie à
de terribles cahots comme nous en voyons précisément se pro-
duire aujourd'hui sous nos yeux ?
V
22. Les économistes n'ont jamais résolu ni même posé ces
questions, sauf la dernière. En revanche, il leur est souvent ar-
rivé de donneraux protectionnistes, en faveur du libre échange,
des raisons détestables telles que celle-ci que je trouve préci-
sément dans l'article de la Gazette de Lausanne du 1er mars
« Aux propriétaires qui se plaignent de l'avilissement de
» leurs produits, M. Novicow tient le même raisonnement:
Vous vous croyez appauvris, leur dit-il, si, le prix du blé
» baissant, votre fermage tombe de 4000 à 3000 fr. Qu'imp-ji-te
» si, grâce au bon marché universel, ces 3000 fr. d'aujourd'hui
» vous assurent autant de bien-être que les 4000 fr. d'hier? »
Se figure-ton un grand propriétaire terrien de l'aristocratie
anglaise auquel on aurait dit lors du rappel des lois sur les
céréales, vers 1845: « Qu'importe que, par la baisse du prix
du blé, le fermage de vos terres diminue de quelques milliers
de livres sterling, puisque, du même coup, vous paierez votre
pain Va penny de moins la livre? » Franchement de tels argu-
ments seraient propres à transformer, au besoin, les adversai-
res du libre échange en adversaires convaincus.
23. Il y en a pourtant beaucoup de cette force. Le 5 février
1860 eut lieu, à la Société d'économie politique de Paris, une
discussion sur la liberté commerciale, au lendemain de ce traité
de commerce entre la France et l'Angleterre, préparé par Mi-
chel Chevalier et Richard Cobden, et par lequel Napoléon III,
pour des raisons politiques, lançait le pays dans la voie du
libre échange à peu près comme on jette un chien dans la ri-
vière pour le faire nager. Les économistes exultaient. MM. Hip-
polyte Passy et Wolowski exprimaient la conviction très ferme
que la liberté commerciale « non seulement ne ferait tort à
aucune des industries françaises, mais qu'elle les ferait pros-
pérer toutes ». « Mais alors, disait M. Dupuit, il en résulte
que la France a fort peu d'avantages à en retirer. Il fallait es-
pérer, au contraire, que quelques-unes de ces industries suc-
comberaient ou diminueraient leur production, parce que cela.
serait une preuve que les nations étrangères pouvaient fabri-
quer les mêmes produits à moindres frais. » Sur ce, grand
scandale des libre-échangistes. ils ne prétendaient pas nier
que la réforme douanière ne pût entraîner après elle a divers.
déplacements » mais ils estimaient que son résultat général
serait a un accroissement d'activité dans toutes les branches
du travail, une augmentation d'intelligence, de richesse et de
moralité car la liberté commerciale est une des applications
du principe général de justice et de liberté, la cause. première
de la prospérité économique, intellectuelle et morale des na-
302
tions ». En Angleterre, disaient-ils, l'effet du rappel des lois
sur les céréales avait été d'augmenter les fermages t.
Laissons l'empirisme et les phrases vagues, et raisonnons
en langage précis. En dehors des deux cas d'exportation sans
importation et d'importation sans exportation qui sont des faits
temporaires et qui ne sauraient durer indéfiniment, le libre
échange ne peut avoir que les deux résultats suivants expor-
tation et importation sans détournement des services, expor-
tation et importation avec détournement des services produc-
teurs des industries à importation vers les industries à expor-
tation. Le premier résultat est avantageux aux propriétaires
des services producteurs des produits exportés et aux consom-
mateurs des produits importés mais il est désavantageux aux
propriétaires des services producteurs des produits importés
et aux consommateurs des produits exportés son utilité est
douteuse et son équité contestable. Le second résultat seul
profite aux consomnri'eurs des produits importés sans nuire
aux consommateurs des produits exportés et en laissant telle
quelle la situation des propriétaires de services producteurs.
Que ce dernier cas soit le cas général, et que, dans ce cas, le
détournement une fois mis en train, un pays favorisé sous le
rapport des services fonciers et personnels, et qui est en même
temps un pays économe, puisse voir tout d'abord la quantité
des capitaux personnels et mobiliers augmenter en raison des
facilités données à la consommation et, par suite, à la capi-
talisation, et bientôt après la valeur des services fonciers s'éle-
ver en raison du progrès économique, c'est-à-dire de l'accrois-
sement de la population et de la richesse, cela est certain. Le
phénomène s'est produit en Angleterre après la transformation
de l'agriculture anglaise qui a suivi le rappel des lois sur les
céréales il se serait sans aucun doute produit en France si
l'agriculture française s'était transformée à la suite du traité
de'1860. Et c'est pourquoi on peut penser que le système pro-
tecteur, appliqué à des pays tels que l'Angleterre et la France,
1 Journal des Economistes, 2o série, t. XXV, p. 305.
303
est une ineptie. Mais ce qui est tout aussi absurde, c'est de
promettre la prospérité générale et la hausse des fermages
sans déplacements ou avec des déplacements insignifiants d'in-
dustrie, autrement dit sans détournement des services.
24. Voilà la vérité. Aussi, l'agriculture française ne s'étant
pas transformée, retrouvons-nous, vingt-cinq ans plus tard, les
propriétaires fonciers français, dont les fermages baissent par
suite de l'importation des blés étrangers, occupés à solliciter
vigoureusement l'augmentation du droit à, l'importation des
blés. Aussitôt, les libre-échangistes constituent une Ligue con-
Ire le renchérissement drc pain et de la viande dont le pro-
gramme, publié par le Journal des Débats du 4 décembre 1884,
débute ainsi « La culture des céréales traverse en ce moment
» une phase difficile dont les causes multiples, et il faut l'es-
» pérer transitoires, tiennent en partie aux charges qui pèsent
» trop lourdement sur la propriété foncière, etc. ». Ainsi, la
crise qui atteint la culture des céréales ne vient pas de ce que,.
par suite du développement des voies de communication et des
moyens de transport, combiné avec l'abaissement des tarifs
de douane, les blés hongrois, russes, américains, australiens,
qui ne paient que peu ou point de fermage, viennent faire con-
currence aux blés français; et elle ne trouverait pas sa solu-
tion rationnelle dans un abaissement du fermage des terres de
France au profit du consommateur de blé et au détriment du
propriétaire foncier. Non Cette crise tient en première ligne
aux eharges qui pèsent trop lourdement sur la propriété fon-
cière et, conséquomment, elle serait à résoudre par un dégrève-
ment de l'impôt foncier. Je ne m'arrête pas à demander en quoi
l'impôt foncier est trop lourd et en quoi cet impôt, lourd ou
non, peut affecter la culture des céréales; je demande seule-
ment ceci: « Si on dégrève l'impôt foncier et qu'on le remplace
par un impôt pesant directement ou indirectement sur les con-
sommateurs de blé, à quoi bon leur procurer le pain à bon
marché? Et si votre intention est d'améliorer le sort des pro-
priétaires fonciers, pourquoi ne pas leur accorder purement
et simplement le relèvement de tarifs qu'ils réclament ? Ne
304
croit-on pas entendre ce candidat qui dit, en se tournant vers
les propriétaires «Je veux que le blésoit
cher. » et en se
tournant vers les travailleurs Et que le pain soit à bon
marché»?
25. Le fait est que, derrière cette agitation par laquelle on
se donne l'air de faire quelque chose quand on ne fait rien du
tout, et au fond de cette science de politiciens, il n'y a qu'une
complète méconnaissance de la nature, des effets et des con-
ditions du libre échange. Le libre échange, c'est l'entrée de
l'humanité dans le régime industriel et commercial, c'est la
division du travail et la libre concurrence appliquées à la pro-
duction des nations c'est, plus ou moins, l'unification écono-
mique du monde, et non seulement la suppression de la guerre,
le règlement des différends internationaux par arbitrage, mais
plus spécialement l'agriculture traitée comme une industrie,
la séparation des fonctions de propriétaire foncier et d'entre-
preneur de culture, le rachat des terres par l'Etat et l'abolition
de tous les impôts, en un mot, ce à quoi les économistes offi-
ciels sont chargés de s'opposer de toutes leurs forces. Aussi
l'histoire leur rendra-t-elle ce témoignage qu'ils ont combattu
le protectionnisme de la manière la plus propre à le faire du-
rer, comme cet homme qui, dans une grande ville qu'on m'a
nommée, travaillait à faire des expériences d'éclairage élec-
trique. Il était toujours très près de réussir, mais ne réussis-
sait jamais tout à fait. Enfin il mourut et on découvrit alors,
disent de méchantes langues, qu'il était subventionné par la
compagnie d'éclairage au gaz.
20
ÏV
CRÉDIT
THÉORIE DU CRÉDIT
1
Nature du crédit.
1. Le crédit est la location du capital. Et qu'est-ce que le
capital ? En toute rigueur, c'est la partie de la richesse sociale
qui se loue sous furme de monnaie 2. Le mot de capital (comme
celui de revenu) a ainsi, en économique, deux sens différents
qui se distinguent aisément avec un peu d'habitude. Quand
on dit un capital, des capitaux, les capitaux (fonciers, per-
sonnels, mobiliers), il s'agit des choses valables et échangea-
bles qui servent plus d'une fois quand on dit ducapital,
le
capital (fixe, circulant), il s'agit des choses qui ont été em-
pruntées et seront restituées non en nature, mais en monnaie.
Les capitaux personnels et les capitaux fonciers se louent
toujours en nature; ils ne sont donc, les uns et les autres, ja-
mais du capital, et leur location ne constitue pas une opéra-
tion de crédit. Le travailleur et le propriétaire foncier, louant
ainsi l'un ses facultés personnelles et l'autre sa terre en na-
ture, sont toujours assurés, sinon de toucher exactement l'un
son salaire et l'autre son fermage (ils peuvent, au surplus,
prendre diverses précautions pour cela), du moins, de retrou-
ver, à l'expiration du bail, quelle qu'en soit la durée, l'un son
capital personnel et l'autre son capital foncier. Les proprié-
taires de beaucoup de maisons et bâtiments et de quelques
meubles, vêtements, machines et outils sont dans le même
cas et la location de ces capitaux mobiliers n'est pas non plus
1 Reaue d'éconon:ie politique, février 1898.
2 Cette définition est celle que j'ai donnée dans les Eléments d'écono-
mise politique pure. Voyez notamment les 19*, !Se et 25* leçons. Elle a une
conséquence un peu choquante pour nos usages celle d'exclure du ca-
pital le capital-actions des entreprises, qui n'est pas emprunté. On évitera
cet inconvénient en considérant le capital-actions comme emprunté par
la société à ses actionnaires.
308
une opération de crédit. Mais tous les autres capitalistes sont
dans une situation bien plus périlleuse. Ils louent leurs capi-
taux proprement dits non en nature, mais en monnaie, et ne
sont jamais sûrs non seulement de toucher exactement leurs
intérêts (ce pour quoiils peuvent aussi prendre certaines me-
sures), mais même de retrouver, à l'expiration du bail, une
somme de monnaie égale à celle qu'ils ont prêtée. C'est pour
cela qu'il faut qu'ils aient confiance et qu'on dit qu'ils font
crédit (de credere).
2. D'où vient cette difiérence? De ce que la plupart des ca-
pitaux mobiliers employés dans l'industrie agricole, manufac-
turière ou commerciale sont d'une nature éminemment spé-
ciale et telle que, propres à servir dans une certaine industrie
et dans une certaine entreprise, ils ne le seraient pas à servir
ni dans une autre industrie, ni dans une autre entreprise de
la même industrie. Une presse à imprimer ne peut servir que
dans une imprimerie, et, en outre, l'imprimerie aura besoin
de telle ou telle presse selon qu'elle imprime des livres ou des
journaux, des journaux de grand ou petit format, d'un tirage
restreint ou considérable. Une locomotive ne peut servir que
dans un chemin de fer, et, en outre, le chemin de fer aura
besoin de telle ou telle locomotive selon qu'il s'agit de traîner
des voyageurs ou des marchandises, sur de faibles ou fortes
rampes. Un capitaliste qui, ayant formé son capital en mon-
naie par l'épargne, achèterait une presse d'imprimerie ou une
locomotive et les offrirait en location à des imprimeurs ou à
des compagnies de chemins de fer n'en trouverait très proba-
blement pas le placement. Si, au contraire, il offre de la mon-
naie, nombre d'imprimeurs ou de compagnies la lui demande-
ront pour acheter eux-mêmes des presses d'imprimerie ou des
machines à leur convenance.
Il faut ajouter qu'à la différence des facultés personnelles
qui s'usent, mais par le fait de l'âge et non du travail, et des
terres qui ne s'usent pas, les capitaux mobiliers s'usent par le
fait du service qu'ils rendent. Supposons un capitaliste louant
malgré tout en nature une presse à un imprimeur; à l'expira-
309
tion du bail, celui-ci la lui rendrait à l'état non de capital
neuf, mais de capital usé. Dans l'impossibilité de prévoir à
l'avance le degré d'usure, il faudrait stipuler une estimation
et une compensation de l'usure en monnaie. Il est bien plus
simple que l'entrepreneur qui fait l'usure fasse l'amortisse-
ment et rende une somme de monnaie exactement égale à la
somme reçue.
Ce que nous venons de dire à propos de capitaux fixes s'ap-
plique à bien plus forte raison aux capitaux qu'on appelle cir-
culants et qui ne sont autre chose que des revenus. C'est
surtout des matières premières et des produits neufs devant
figurer à l'étalage qu'on peut dire que, susceptibles d'être
utilisés dans une entreprise, ils ne le sont pas d'être utilisés
dans une autre, et aussi qu'ils s'usent par le fait du service
qu'ils rendent, puisqu'en raison de leur nature même, cette
usure va jusqu'à la disparition complète. Ceux-là ne sauraient,
à aucun prix, être loués en nature.
Le capital, tel qu'il a été défini en tant qu'objet 61u crédit,
ne s'identifie donc pas avec l'ensemble des capitaux mobiliers.
Il comprend quelque chose de moins, savoir les capitaux mo-
biliers qui sont entre tes mains de leurs propriétaires ou qui
ont été loués en nature, et quelque chose de plus, savoir les
revenus qui ont été loués (en monnaie).
3. Mais la différence de forme entre la location en nature
des terres et des facultés personnelles et le prêt en monnaie
de certains capitaux fixes ou circulants est surtout importante
en raison de la différence de fond à laquelle elle correspond
entre la position des propriétaires fonciers et des travailleurs
et celle des capitalistes. La terre du propriétaire foncier, les
facultés personnelles du travailleur sont toujours là, persis-
tant à travers les diverses phases de la production et distinc-
tes des autres éléments de cette production. Elles ne sont ni
transformées, ni confondues, ni usées; et, bonnes pour l'en-
treprise, elles le seront pour cent autres entreprises ou sem-
blables ou différentes. Au contraire, tous les capitaux emprun-
tés en monnaie à divers capitalistes ont été fondus ensemble,
-310-
puis transformés en machines, outils, en matières premières,
employés en fermages, salaires et intérêts, usés ou consommés.
De toute cette combinaison sont résultés des produits agrico-
les, industriels ou commerciaux. Ces produits sont-ils bons,
sont-ils mauvais? Se vendront-ils, resteront-ils en magasin?
Vendus crédit, seront-ils payés? Et si l'entreprise doit s'ar-
rêter et liquider, que vaudra le matériel, que vaudront les
marchandises, que vaudront les créances ? Un certain nombre
de capitalistes ont prêté 100000 fr. à un entrepreneur. Cet
entrepreneur ne réussit pas, et, en conséquence, ne paie pas
ce qu'il doit aux échéances; on arrête son entreprise pour la
liquider. Les propriétaires reprennent leurs terrains et leurs
locaux, les travailleurs vont porter chez un entrepreneur voi-
sin leurs bras, leurs capacités, leurs aptitudes. Restent les
capitalistes en face d'un actif se composant d'un matériel usé
sans avoir été amorti et hors d'état d'être utilisé soit dans une
autre industrie soit dans une autre entreprise de la même in-
dustrie, de matières premières achetées trop cher ou mal
choisies, de marchandises mal fabriquées ou revenant à un
prix trop élevé, de créances douteuses, toutes circonstances
ayant amené l'insuccès de l'entrepreneur. On réalise cet actif
tant bien que mal, on en retire 50 000 fr. et on distribue ce
dividende entre les capitalistes au marc le franc. Chacun
d'eux ne retrouve que la moitié de son capital. Quels sont les
procédés à employer pour préserver autant que possible les
capitaux de ces dangers et inspirer confiance aux capitalistes?
Tel est le problème de l'organisation du crédit que nous trai-
terons spécialement dans les paragraphes III et IV ci-après
consacrés à l'étude des garanties du crédit.
4. Quand on dénombre les éléments de la richesse sociale,
on reconnaît qu'à côté des capitaux mobiliers productifs de
services producteurs (bâtiments d'exploitation, usines, ateliers,
magasins; arbres et plantes de rapport; animaux de travail;
machines, instruments, outils), il y a des capitaux mobiliers
productifs de services consommables (maisons d'habitation,
édifices publics; arbres, plantes et animaux d'agrément; meu-
311
bles, vêtements, objets d'art et de luxe), et qu'à côté des ap-
provisionnements de revenu» aux mains des entrepreneurs tels
que les matiéres première» (engrais, semences, métaux, bois à
ouvrer, textiles, tissus à confectionner, combustibles indus-
triels), et des capitaux et revenus neufs, en vente à l'étalage,
il y a des approvisionnements de revenus aux mains des con-
sommateurs et de l'Etat tels que les objets de consommation
(pain, viande, vin, légumes, fruits, huile et bois à brûler)1.
Ainsi, on peut, si l'on veut, se représenter les consommateurs
et l'Etat comme disputant aux entrepreneurs le capital-mon-
naie des capitalistes. Le prêt de capital à l'Etat serait le crédit
public; le prêt de capital aux consommateurs serait le crédit
à la consommation et le prêt de capital aux entrepreneurs
serait le crédit à la production. Mais l'économique appliquée
ne traite normalement que du dernier, et la raison en est celle-
ci. La monnaie 'prêtée à un entrepreneur par un capitaliste
sert à acheter un capital productif de service producteur, ou
de la matière première et des services producteurs qui devien-
dront un produit neuf lequel se vendra contre de la monnaie.
La monnaie prêtée à un consommateur ou à l'Etat servira à
acheter un capital productif de service consommable, ou un
objet de consommation, ou un service consommable, et ne
pourra se retrouver que par un prélèvement sur des revenus,
c'est-à-dire par une épargne future, ou par des impôts sur
des fermages, des salaires ou des intérêts, toutes opérations
ou incertaines ou irrégulières. Voilà pourquoi la science est
fondée à ne s'occuper du crédit à la consommation et du cré-
dit public (en tant que ce dernier est lui-même un crédit à la
consommation, et non à la production) que pour bien établir
qu'ils ne devraient pas exister.
5. Lorsque le capitaliste se dessaisit de sa monnaie en faveur
de l'Etat, d'un particulier ou d'un entrepreneur, il reçoit un
titre constatant sa créance. La forme de ces titres varie suivant
la variété même des espèces et des combinaisons de crédit. Il
1Voyez Eléments d'économie politiqeie pure, 18e leçon.
912 -<-
y a les titres de rentes d'Etats, les créances hypothécaires, les
obligations foncières, les créances chirographaires, les obliga-
tions industrielles, les billets ia ordre et lettres de change, les
billets de banque. Ces titres établissent le droit du capitaliste
sur le capital qu'il a prêté. Ils ont pour contrepartie, dans le
crédit à la production, les capitaux fixes et circulants de l'a-
griculture, de l'industrie et du commerce dont le produit doit
servir à les rémunérer et à les rembourser. Les obligations
d'un chemin de fer, par exemple, ont pour contrepartie les
voies, ouvrages d'art, gares, locomotives, wagons, ateliers,
approvisionnements de rails, de charbon de la compagnie.
Ce sont non des titres de propriété directe sur ces capitaux,
mais des titres de propriété virtuelle sur la monnaie à retirer
de leur amortissement, en même temps que des titres à per-
cevoir leur intérêt. Comme nous le verrons, il arrive que cer-
tains titres sont représentés par d'autres titres ainsi, les obli-
gations foncières représentent des créances hypothécaires, les
billets de banque représentent des effets de commerce. De la
sorte, les titres sont une représentation au premier, au second,
au troisième degré de la richesse sociale mais ils ne sont pas
de la richesse sociale. Il est clair que si on voulait évaluer la
richesse d'un pays en capitaux fixes et circulants, il faudrait
ou bien inventorier les capitaux eux-mêmes ou bien invento-
rier les titres représentant ceux de ces capitaux qui auraient
été loués en monnaie, en faisant abstraction des titres repré-
sentés par d'autres titres, mais non pas additionner les capi-
taux et tous les titres. Autrement, il y aurait double et triple
emploi. Sous prétexte que les titres se vendent et s'achètent,
certains auteurs s'obstinent pourtant à soutenir qu'ils sont
par eux-mêmes de la richesse sociale, qu'ils constituent une
valeur sinon présente, du moins future. C'est là une erreur
qui ne peut engendrer que des mécomptes. Il faut s'en tenir
à ce principe que le crédit déplace le capital mais ne le multi-
plie pas, et que, quand on vend et achète des titres, on vend
et achète les capitaux qu'ils représentent.
313
n
Crédit à long terme et crédit à courte échéance.
6. Le crédit à la production est donc l'opération par laquelle
les capitalistes prêtent de la monnaie aux entrepreneurs pour
acheter du capital. Or les entrepreneurs ont besoin, un besoin
simultané et égal, de capital fixe et de capital circulant. Le
capital fixe comprend tous les objets qui servent plus d'une
fois dans la production. Nous mettons à part les usines, les
ateliers, les magasins quand ils ont été loués en nature mais
souvent l'entrepreneur fait construire ses bâtiments ils peu-
vent alors faire partie du capital fixe emprunté en monnaie.
Restent en tout cas, parmi ce capital fixe, les machines, les
instruments, les outils. Quant au capital circulant, il comprend
tous les objets qui ne servent qu'une fois dans la production
les matières premières et les produits (capitaux et revenus)
neufs en vente à l'étalage, ainsi que la monnaie de circulation
en caisse. Ce capital circulant, comme le capital fixe, se prête
et s'emprunte en monnaie mais il y a entre le prêt de capi-
tal fixe et le prêt de capital circulant une différence essentielle,
résultant de la nature des choses, qu'il faut signaler avant
tout.
7. Le capital circulant peut se retirer de l'industrie aisé-
ment et rapidement non pas immédiatement à tout instant
donné, mais dans un délai dont l'extrême limite est détermi-
née par l'intervalle de temps nécessaire pour la fabrication
et la vente des produits. Qu'à un certain moment, l'entrepre-
neur, sans plus acheter de matières premières, se borne à prié-
lever sur la vente de ses produits déjà fabriqués les fermages,
salaires et intérêts nécessaires pour transformer en produits
à l'étalage ses matières premières en magasin, et qu'il vende
ses produits à fabriquer ainsi comme ceux déjà fabriqués anté-
rieurement, il aura liquidé ou réalisé son capital circulant et
pourra, à la rigueur, le restituer en monnaie. Notons cepen-
dant que si cet entrepreneur ne pouvait, après cela, emprun-
314
ter de nouveau le même capital, il serait arrêté dans son entre-
prise. Ainsi, dire que cette sorte de liquidation est matérielle-
ment possible n'est pas dire qu'elle soit sans inconvénient. Un
entrepreneur peut disposer de son capital circulant dans qua-
tre conditions il peut en être propriétaire, comme le vou-
draient J.-B. Say et Gossen il peut en être locataire soit à
long terme, soit à courte échéance, soit ad nutum. La pre-
mière condition est d'une solidité plutôt excessive la seconde
est très suffisamment solide; la troisième, beaucoup plus chan-
ceuse, est encore acceptable la quatrième est absolument pé-
rilleuse. C'est pourtant sur elle que reposent en partie les
combinaisons du billet de banque et du chèque.
8. Il en est du capital fixe autrement que du capital circu-
lant. Il n'y a que deux manières de le retirer de l'industrie, et
de ces deux manières, comme on va voir, l'une est prompte
mais très chanceuse, l'autre est sûre mais très lente. La pre-
mière consiste à chercher un acquéreur des bâtiments, ma-
chines, instruments, outils, et à les vendre à un prix plus ou
moins voisin du prix de revient suivant qu'on les aura plus
ou moins entretenus à l'état de capital neuf au moyen de pré-
lèvements opérés sur la vente des produits. Mais autant il est
facile de vendre des produits bien fabriqués à un prix conve-
nable, autant il est difficile de vendre un fonds d'industrie ou
de commerce. Les acquéreurs pour les produits sont tous les
consommateurs qui sont fort nombreux les acquéreurs pour
le fonds sont les quelques individus assez rares qui veulent
s'adonner à un certain genre d'entreprise. Aussi voit-on beau-
coup d'industriels et de commerçants, même enrichis, et qui
voudraient céder leur fonds, n'y pouvant réussir, continuer
les affaires jusqu'à ce que leurs fils soient en âge de leur succé-
der. L'autre moyen est de laisser les bâtiments, machines,
instruments, outils, se détériorer d'année en année par l'u-
sage, mais de prélever sur la vente des produits la monnaie
nécessaire pour reconstituer tous les objets au moment où ils
seront tout à fait hors de service on fait alors l'amortissement
de son capital fixe en monnaie., et ainsi on le liquide, on le
315
réalise. Mais on voit assez combien cette manière de procéder
demande de temps puisque le délai qu'elle exige est celui de
l'usure totale du capital.
9. Il résulte de là que le capital fixe doit être emprunté pour
longtemps, et que le capital circulant peut seul être rendu à
bref délai. Le prêt de capital fixe doit être un crédit à long
terme le prêt de capital circulant peut seul être un crédit à
courte échéance. On appelle souvent le premier crédit indus-
triel et le second crédit commercial par la raison que, dans
l'industrie, c'est le capital fixe qui joue le rôle le plus impor-
tant, tandis que, dans le commerce, c'est le capital circulant
qui est surtout considérable mais nos deux expressions sont
plus rigoureuses. Disons toutefois qu'elles sont élastiques à
dessein. Il y a du capital fixe qui est emprunté pour quelques
années, et il y en a qui est emprunté pour cent ans. Le capi-
tal circulant se rend généralement avant trois mois mais il y
a telle industrie, comme la tannerie, qui a besoin de deux ou
trois ans pour transformer sa matière première en produits,
et il est bien certain que, quand on se décidera à organiser le
crédit agricole, on devra l'organiser comme un prêt de capi-
tal circulant pour six mois ou un an.
Le crédit à long terme et le crédit à courte échéance, étant
ainsi distingués en principe, se distingueront encore
10 Par les institutions qui s'y consacrent, l'un étant fait par
les caisses de crédit foncier et les caisses de crédit mobilier,
l'autre par les caisses et banques d'escompte et les bunques d'é-
mission. Ce seront ainsi des institutions différente? qui inter-
viendront entre les capitalistes prêteurs et les entrepreneurs
emprunteurs de monnaie suivant que ceux-ci demanderont du
capital fixe ou du capital circulant et que ceux-là offriront du
crédit à long terme ou du crédit à courte échéance
20 Par les titres qui s'y rapportent. Les crédits fonciers et
les crédits mobiliers achèteront aux entrepreneurs et reven-
dront aux capitalistes des créances hypothécaires, des obliga-
tions foncières, des obligations industrielles les banques d'es-
compte et d'émission achèteront aux premiers et revendront
-316-
aux seconds des effets de commerce billets à ordre et lettres
de change
30 Par le taux de l'intérêt. Tous les jours une fraction du
capital vient à échéance et est restituée en monnaie. Cette frac-
tion, augmentée de l'excédent du revenu sur la consommation
ou diminuée de l'excédent de la consommation sur le revenu
constitue l'épargne disponible. Une partie s'emploie en achat
de capitaux neufs à louer en nature à un certain taux du re-
venu. une partie se prête en monnaie comme capital fixe à un
certain ta-ux de l'intérêt; une partie se prête en monnaie comme
capital circulant à un certain taux de l'escompte. Les taux du
revenu et de l'intérêt tendent à l'égalité puisque, si l'un est
plus élevé que l'autre, les épargnes se détournent de celui-ci
vers celui-là. Mais le taux de l'escompte est tantôt au-dessus
tantôt au-dessous des deux autres. Beaucoup de gens, pour
conserver la disponibilité relative de leurs fonds, se contentent
normalement d'un taux de l'escompte inférieur au taux de
d'intérêt vienne pourtant un moment de crise, le capital fixé
ne peut être rendu à la circulation, et le taux de l'escompte
est supérieur au taux de l'intérêt. C'est ainsi qu'on voit le
taux de l'intérêt, abstraction faite de l'amortissement et de l'as-
surance, se maintenir à 30%environ et le taux de l'escompte
descendre le plus souvent à 2, à 1 Vs» à pour s'élever par-
fois à 8 ou
10. Qu'il soit à long terme ou à courte échéance, le crédit
est toujours une location de capital faite à un entrepreneur
par un capitaliste. Je dois, à cet égard, réfuter une erreur de
Charles Coquelin qui vicie toute sa théorie du crédit.
Il ne faut pas croire, dit-il, comme cela n'arrive que trop sou-
vent, que le plus grand effort du crédit soit de faire passer l'argent
ou même, pour parler d'une manière plus générale, les capitaux
des mains des capitalistes proprement dits dans celles des travail-
leurs. A voir la manière dont on raisonne ordinairement sur ce
sujet, il semblerait que ce fut là son unique but ou la seule appli-
cation dont il fût susceptible. C'est au contraire la plus rare et la
moins digne d'être observée. Dans tout pays, le plus grand nombre
des actes de crédit se consomment dans le cercle mémr des rela-
317
tions industrielles, c'est-à-dire de travailleur à travailleur, de com-
merçant à commerçant. Le producteur de la matière première en
fait l'avance au fabricant qui doit la mettre en œuvre, en acceptant
de lui une obligation payable à terme. Ce dernier, après avoir exé-
cuté le travail qui le concerne, avance à son tour et aux mêmes
conditions cette matière déjà préparée à quelque autre fabricant
qui doit lui faire subir une préparation nouvelle, et le crédit s'étend
ainsi de proche en proche, d'un producteur à l'autre, jusqu'au con-
sommateur. Le marchand en gros fait des avances de marchan-
dises au marchand en détail après en avoir reçu lui-même du fa-
bricant ou du commissionnaire. Chacun emprunte d'une main et
prête de l'autre, quelquefois de l'argent, mais bien plus souvent
encore des produits. Ainsi se fait dans les relations industrielles
un échange continuel d'avances qui se combinent et s'entrecroisent
dans tous les sens. C'est surtout dans la multiplication et l'accrois-
sement de ces avances mutuelles que consiste le développement
du crédit, et c\ là qu'est le véritable siège de sa puissance
Toute cette théorie, exclusivement relative au crédit de ca-
pital circulant, est illusoire et chimérique. Soient A, B, C, le
marchand en détail, le marchand en gros et le fabricant dont
nous parle Coquelin. A ne possède pas de fonds de roulement;
il prend à B des marchandises à crédit contre un effet qu'il
paiera après la vente au consommateur. De deux choses l'une:
ou B possède son fonds de roulement, et, pour le retrouver,
après avoir livré ses marchandises à A, il doit céder l'effet
de A à un capitaliste L qui, en définitive, aura prêté à A son
fonds de roulement ou B ne possède pas lui-même de fonds
de roulement, et alors les marchandises livrées à A étaient
empruntées et B a un effet à payer en circulation par suite
de quoi il doit d'abord céder l'effet de A au capitaliste L, qui
aura toujours fait, en dernière analyse, le fonds de roulement
de A, et employer le montant à acquitter son propre effet,
puis ensuite reprendre à C des produits à crédit contre un
nouvel effet qu'il paiera, comme le premier, après la vente à A.
Et de même en ce qui concerne la situation de C par rap-
port à B. A côté de chaque entrepreneur qui n'est pas capita-
liste, il y a un capitaliste, et les choses se passent comme si
tCharles COQUELIN. Dît crédit et des
banques. Chap. II, § Il.
318
chaque entrepreneur non capitaliste empruntait de la monnaie
au capitaliste pour acheter à un autre entrepreneur. Le mode
ci-dessus décrit, dans lequel chaque entrepreneur achète en
payant avec un effet qui s'escompte à un capitaliste, a le double
avantage pour celui-ci qu'il voit, par l'effet escompté, qu'il
prête bien du capital circulant et non du capital fixe, et qu'il
a deux signatures au lieu d'une mais c'est là une différence
non de fond et seulement de forme. En réalité, il n'y a pas de
crédit d'entrepreneur à entrepreneur; il n'y a de crédit que
de capitaliste à entrepreneur.
III
Des garanties du crédit. Garanties spéciales.
11. Nous avons constaté qu'à la différence du travailleur et
du propriétaire foncier, qui louent toujours leurs capitaux en
nature et qui sont assurés, sinon de toucher exactement l'un
son salaire et l'autre son fermage, dú moins de retrouver, à
l'expiration du bail, l'un ses facultés personnelles et l'autre sa
terre, le capitaliste louait généralement son capital en mon-
naie, et n'était pas sûr, non seulement de toucher exactement
ses intérêts, mais même de retrouver une somme de monnaie
égale à celle par lui prêtée. Nous faisions ainsi abstraction de
toutes garanties; mais il est bien clair que la confiance du ca-
pitaliste ne peut résulter que de la concession de telles garan-
ties par l'entrepreneur, ou que le capitaliste ne fait crédit à l'en-
trepreneur qu'à la condition d'avoir lieu de compter: lu que les
intérêts du capital par lui prêté lui seront exactement payés;
2o que le capital lui-même lui sera rendu à l'échéance. Il nous
faut exposer ici les moyens propres à donner au capitaliste
cette conviction, en traitant des garanties du crédit.
Ces moyens découleront tous d'une condition qu'il est aisé
de fixer à priori c'est que l'entrepreneur ait quelque chose
à lui appartenant par l'abandon de quoi il puisse couvrir ses
pertes d'entreprise. Théoriquement, on peut supposer les
entrepreneurs n'étant rien autre chose qu'entrepreneurs; pra-
tiquement, il en est rarement ainsi. Exceptionnellement, il ar-
rive qu'un entrepreneur dont la capacité et l'honnêteté sont
parfaitement connues trouve du crédit sans garanties ou,
comme on dit, sur garanties personnelles; mais, en général,
l'entrepreneur doit être en même temps propriétaire foncier
ou capitaliste, que ses terres ou ses capitaux soient, du reste,
engagés dans son entreprise ou dans une autre. Alors, il est
entendu que si son entreprise, au lieu de donner des bénéfi-
ces, donne des pertes, les pertes seront couvertes par l'aban-
don de son avoir avant que les créances des capitalistes ne
soient réduites. C'est le cas des garanties réelles, et l'on ex-
prime la fréquence de ce cas par rapport au précédent au
moyen de l'adage Plus est caulionis in re quam in personâ.
L'avoir de l'entrepreneur en terres, en capitaux fixes ou cir-
culants, ou la partie de cet avoir que l'entrepreneur donne en
garantie, forme ainsi comme un rempart entre les pertes d'en-
treprise et les capitaux des capitalistes. Tant que les pertes
n'excèdent pas le montant des garanties, les capitaux emprun-
tés sont à l'abri ils ne sont entamés qu'au delà de cette limite.
Or l'entrepreneur qui veut donner en garantie des terres ou
des capitaux peut faire de deux choses l'une il peut affecter
spécialement telle ou telle terre, tels ou tels capitaux à la ga-
rantie d'un emprunt ou bien il peut y affecter d'une manière
générale, tout ou partie de son avoir en terres et capitaux. Le
premier système est le système des garanties spéciales; le se-
cond est celui des garanties générales. Nous les examinerons
successivement.
12. L'affectation d'une terre en garantie d'un emprunt est
une opération bien connue sous le nom d'hypothèque. Rien de
mieux justifié et, en principe, rien de plus simple et de plus
sûr que cette sorte de garantie spéciale. Parmi les entrepre-
neurs, ceux d'agriculture sont souvent propriétaires fonciers.
Dans les pays de grande propriété, il y a un certain nombre
de propriétaires qui dirigent la culture de leurs terres, se font
ainsi entrepreneurs et empruntent en vue de leur entreprise,
320
ou qui même empruntent comme propriétaires pour prêter
comme capitalistes à leurs fermiers qui sont les entrepreneurs.
Dans les pays de petite propriété, beaucoup de propriétaires
sont cultivateurs et empruntent pour leur entreprise. Les
grands et petits propriétaires qui empruntent ainsi affectent
spécialement la valeur de leurs terres à la garantie de leurs
emprunts; c'est-à-dire que, par un acte en due forme, ils re-
connaissent au capitaliste prêteur le droit, si ses intérêts ne
lui étaient pas exactement payés, ou si son capital ne lui était
pas rendu à l'échéance, de faire vendre la terre pour se rem-
bourser, le surplus du prix de vente revenant au propriétaire.
Cette opération se comprend surtout si le capital emprunté
doit être employé en capitaux fixes incorporés ou associés à la
terre tels que bâtiments d'exploitation, murs de clôture ou de
soutènement, appareils d'irrigation ou d'arrosage, tuyaux des
drainage, amendements, etc., toutes combinaisons qui, ajou-
tant à la valeur de la terre la valeur du capital incorporé ou
associé, augmentent la garantie du prêteur. Après avoir ainsi
fait un premier emprunt, le propriétaire peut en faire un se-
cond, un troisième. Il y a alors première, seconde, troisième
hypothèque. En cas de vente, les créanciers hypothécaires sont
payés sur le prix suivant l'ordre de leur inscription. La sécu-
rité du prêteur en cas de prêt hypothécaire provient de l'im-
possibilité pour l'emprunteurde
déplacer ou dénaturer les ter-
res les maisons, qui ont l'immobilité des terres, donnent
aussi lieu à des opérations de crédit sur garantie spéciale hy-
pothécaire.
Il faut ajouter cependant que le crédit hypothécaire, s'il est
simple et sûr enprincipe, n'est sûr, en fait, qu'à la condition
de s'exercer dans des formes assez rigoureuses, sinon compli-
quées. Il faut que le capitaliste prêteur soit absolument sûr
de deux choses d'abord que son emprunteur est bien pro-
priétaire de l'immeuble hypothéqué, ensuite que cet immeu-
ble n'est grevé d'aucune hypothèque inconnue, légale ou au-
tre, primant la sienne. Le premier point suppose des forma-
lités de transcription de la propriété, et le second des forma-
321
21
lités d'inscription des hypothèques successives, qui sont à dé-
duire en droit civil. Ces formalités se sont beaucoup perfec-
tionnées depuis l'antiquité, où elles consistaient en écriteaux
placés sur les terres, jusqu'à nos jours, où, comme dans cer-
tains états allemands, elles se résolvent en l'établissement de
cadastres et registres fonciers et hypothécaires très rationnelle-
ment conçus et tenus.
13. De même qu'on affecte spécialement la valeur de terres
et de maisons à la garantie d'emprunts, de même on peut y
affecter la valeur de tel ou tel autre capital qu'on possède
et qu'on ne veut pas vendre. Pour cela, on dépose ce capital,
ou son titre de propriété, en nantisseuient. Il est toujours en-
tendu que si, au jour fixé pour le paiement des intérêts ou
pour la restitution du capital, on n'est pas en mesure, le ca-
pital ou son titre de propriété est vendu, le créancier payé sur
le produit, et le surplus remis au débiteur; c'est ce que sti-
pule l'acte de nantissement. Les titres d'actions et d'obligations
étant aujourd'hui très répandus, ce genre d'opérations s'effec-
tue, en ce qui les concerne, sur une échelle considérable.
14. Le crédit sur hypothèque et le crédit sur nantissement
sont généralement du crédit à long terme. La raison en est
que le prêt de capital fixe est plus périlleux que le prêt de
capital circulant et réclame la garantie spéciale. Il n'est pas
sûr du tout qu'un entrepreneur qui emprunte son fonds de
premier établissement fasse d'assez bonnes affaires pour en
payer les intérêts et en rembourser le capital dans un certain
nombre d'années. Au contraire, il y a de grandes chances pour
qu'un industriel ou un commerçant qui est bon aujourd'hui
soit encore bon dans deux ou trois mois et pour qu'après avoir
emprunté son fonds de roulement, il puisse le rendre, sauf à
l'emprunter de nouveau, quand il aura fabriqué ses produits
ou vendu ses marchandises. C'est pourquoi ce fonds de rou-
lement se prête et s'emprunte d'ordinaire sur garantie géné-
rale. Et, cependant, les progrès du crédit ont fait appliquer
aussi la garantie spéciale au prêt de capital circulant. On dé-
pose des produits et des marchandises, ou leurs titres de pro-
priété, en nantissement. Cette opération se fait surtout] au
moyen des établissements appelés docks en Angleterre et ma-
gasins géoéraux en France « et qui se composent, dit M. Emile
» Thomas 10 d'un système de docks proprement dits, bassins
» à flot munis d'écluses à sas; 20 de quais préparés et outil-
b lés pour la réception et le déchargement des navires et pour
les manutentions de marchandises 30 de vastes hangars et
» de bâtiments considérables destinés au magasinage public,
» et armés de toutes les machines, de tous les appareils qui
» rendent plus facile la réception, le pesage, la vérification, le
» conditionnement, l'arrimage, la bonne conservation et la
» réexpédition de toutes sortes de marchandises; 40 d'une en-
» ceinte complète et sûre, d'une surveillance organisée pour
» prévenir toute spoliation 5° d'une administration centrali-
n saut pour les négociants toutes les opérations de douane
» (d'entrée, de sortie ou de transit) et toutes les mains-d'œuvre
» commerciales auxquelles la marchandise est su,jette 6o du
» mécanisme des warrants, et des prêts sur consignation 70
» enfin de la faculté d'entrepôt réel, accordée par le gouver-
» nement à cette sorte d'établissements. » Il y a ici, comme
on voit, deux idées indépendantes. L'une est de centraliser le
magasinage des marchandises, d'en diminuer les frais, qu'on
a diminués effectivement de 20% environ, d'en atténuer les
embarras, qu'on a entièrement supprimés pour les négociants,
de retarder l'acquittement des droits de douane l'autre est de
permettre le crédit sur garantie spéciale.
Le négociant qui dépose des marchandises dans les docks
ou magasins généraux reçoit un titre de dépôt nommé war-
rant ou récépissé. Ce titre est au portear la vente des mar-
chandises s'opère ainsi par la transmission du titre. En outre,
il est facile de comprendre comment un warrant ou récépissé
peut être donné en nantissement d'un emprunt. Si, à l'é-
chéance de cet emprunt, le remboursement n'est pas effectué,
la marchandise est vendue par la vente du titre, le prêteur
1 Dictionnaire de d'écononaie politique, article Docks, T. I, p. 569.
323
désintéressé, et le surplus tenu à la disposition de l'emprun-
teur. M. Horace Say dit à ce propos que « l'emprunt sur nan-
tissement de marchandises n'a lieu sur une grande échelle
» que lorsque la vente fait défaut, c'est-à-dire lorsque la crise
» devient imminente. En temps ordinaire, le commerce évite
9 les encombrements de marchandises ainsi que la perte qui
» en résulte en intérêts et en frais de magasinage 1 P. Cela est
vrai des produits fabriqués et marchandises en détail leur
dépôt en nantissement est surtout utile en temps de crise en
temps ordinaire, l'industriel ou le commerçant n'a que la
quantité de capital circulant nécessaire, et doit l'avoir dans
ses ateliers ou dans son magasin. Mais il en est autrement des
matières premières et marchandises en groa il est de l'essence
de celles-là, qui constituent les stocks d'approvisionnement
des négociants en gros, d'être plusieurs fois vendues et re-
vendues, et d'être ainsi l'objet de spéculations commerciales,
avant leur arrivée aux mains des fabricants ou des marchands
en détail. Leur dépôt en garantie spéciale de capital emprunté
a sa raison d'être en tout temps, et les entrepreneurs qui en
font le commerce sont les clients naturels des docks et des
magasins généraux.
15. Le crédit sur garantie spéciale hypothécaire donne nais-
sance à des créances hypothécaires à long terme. Le crédit sur
garantie spéciale consistant en nantissement de titres d'actions
et obligations donne naissance à des billets à ordre à trois mois
qu'on renouvelle à l'échéance jusqu'à l'expiration du crédit à
long terme. Cette forme est incorrecte et devrait être modifiée:
le billet à ordre ne doit pas être renouvelé. Quant au crédit
sur garantie spéciale consistant en nantissement de warrants
.ou récépissés de marchandises, il peut donner et donne en ef-
fet naissance à des effets de comrnerce à courte échéance, re-
présentatifs de capital circulant, non renouvelables et, par
conséquent, tout à fait réguliers et irréprochables.
Dictionnaire de l'économie poütique, article Warrant, T. II, p. 893.
IV
Dea garanties du crédit. Garanties générales.
16. Lorsque l'entrepreneur n'affecte pas spécialement telle
ou telle terre, tels ou tels capitaux, telles ou telles marchan-
dises la garantie d'un emprunt à long terme ou à courte
échéance, il affecte d'une manière générale à cette garantie
tout ou partie de son avoir en terres, capitaux ou marchandi-
ses. L'affectation de la totalité de son avoir constitue la res.
ponsabilité illimitée ou indéfinie l'affectation d'une partie seu-
lement de cet avoir, jusqu'à concurrence d'une somme déter-
minée, constitue la responsabilité définie ou limitée. Dans les
deux cas le prêteur doit pouvoir se renseigner sur la solvabi-
lité de l'emprunteur.
Les deux modes de la responsabilité illimitée et de la res-
ponsabilité limitée sont praticables soit par un individu isolé,
soit par plusieurs individus associés. Généralement, quand
on fait seul une entreprise, on est indétïniment responsable;
et, le plus souvent, quand on veut n'être responsable que dans
certaines limites, on s'associe avec d'autres pour être entre-
preneurs tous ensemble. Mais on voit aussi très fréquemment
des entrepreneurs associés tous indéfiniment responsables
et l'on conçoit à la rigueur, quoique cela se rencontre peu
dans la réalité, un entrepreneur isolé responsable seulement
dans certaines limites.
Non seulement on peut pratiquer les deux modes soit isolé-
ment soit en association mais on peut aussi les combiner en-
tre eux. Alors, un ou plusieurs des entrepreneurs sont indéfi-
niment responsables, un ou plusieurs le sont seulement dans
certaines limites. Les premiers donnent couramment leur nom
au public ce sont les associés en nom; les autres ne le don-
nent que dans les actes constitutifs de la société ce sont les
associés anonymes.
Lorsqu'il y a, dans une entreprise faite en association, plu-
sieurs associés en nom, les créanciers de la société peuvent
325-
réclamer ce qui leur est dû non seulement à tous ces associés,
mais a chacun d'entre eux, jusque concurrence de tout leur
avoir; ainsi, la responsabilité indéfinie devient une responsa-
bilité solidaire.
Grâce à la distinction des associés en nom et des associé
anonymes, on reconnaît aisément les conditions de garantie
générale à la raison sociale qui forme le titre de l'entreprise.
Voici des exemples des combinaisons les plus usitées
Un entrepreneur isolé indéfiniment responsable. Raison so-
ciale Martin,
Plusieurs entrepreneurs associés tous indéfiniment respon-
sables. Raison sociale glartin et Durand Martin, Durand et
Lefèvre. C'est une société en nom collectif.
Plusieurs entrepreneurs associés, tous responsables jusqu'à
concurrence d'une ou plusieurs actions de 500, de 1000 francs,
versés ou non versés. Raison sociale Société d'éclairage et de
chauffage par le gaz, aucapital
de 10 millions; Compagnie
du Chemin de fer du Centre, au capital de 100 millions. C'est
une société anonyme.
Enfin, un ou plusieurs associés indéfiniment et solidaire-
ment responsables et un ou plusieurs associés responsables
seulement jusqu'à concurrence d'une part de commandite de
10000, de 25000, de 50000 francs. Raison sociale Martin et
O Martin, Durand et Cie. C'est une société en commandite.
17. Tout associé, qu'il soit indéfiniment responsable ou qu'il
ne le soitque
dans certaines limites, est entrepreneur en même
temps que capitaliste; il ne voit pas seulement son capital ré-
munéré par un intérét; il peut encore le voir accru en cas de
bénéfice ou diminué en cas de perte. A cet égard, plusieurs
cas peuvent se présenter.
Il n'y a ni bénéfice ni perte. C'est le cas théorique d'équi-
libre. Dans ce cas, tous frais payés, c'est-à-dire matières pre.
mières, fermages, salaires et intérêts des capitaux empruntés,
il reste, sur leprix
des produits, de quoi payer aux capitaux
associés les mêmes intérêtsqu'aux capitaux empruntés.
2o Il y a bénéfice. Il reste, dans ce cas, de quoi payer aux
326
capitaux associés des intérêts supérieurs aux intérêts payés
aux capitaux empruntés. L'entreprise prospère et peut se déve-
lopper elle donne des dividendes.
Se Il y a perte. Il peut y avoir plusieurs degrés de perte. Il
peut rester, sur le prix des produits, de quoi payer aux capi-
taux associés des intérêts inférieurs aux intérCts payés aux ca-
pitaux empruntés. Il peut ne pas rester de quoi payer des in-
térêts aux capitaux associés ces capitaux se passent de rému-
nération. Dans les deux cas, du reste, l'entreprise souffre et doit
se restreindre, si le fait est général. Il peut n'y avoir pas assez
même pour payer tous les frais c'est alors que la garantie gé-
nérale devient effective. En cas de responsabilité limitée, le
capital actionnaire ou commanditaire est diminué de la somme
nécessaire à parfaire la différence; et, ce premier capital épuisé,
les actionnaires ou commanditaires sont quittes de tout enga-
gement. En cas de responsabilité indéfinie, l'avoir personnel
des associés en nom est entamé et ceux-ci demeurent engagés
tant que toutes les dettes ne sont pas payées.
Dans tous les cas, la perte est égale à la différence du pro-
duit existant et de celui qui serait nécessaire pour servir aux
capitaux associés un intérêt normal. Aussi est-ce une pratique
conforme aux indications de la théorie que de séparer, comme
on le fait d'habitude, la somme payée annuellement aux capi-
taux associés en intérêts au taux courant et dividende repré-
sentant le bénéfice pur. Ce qui, par exemple, est répréhensi-
ble, c'est de payer dividende ou intérêts avant inventaire,
comme, par exemple de payer des intérêts aux actionnaires
d'un canal ou d'un chemin de fer durant la période de cons-
truction il suffirait de les porter en compte.
18. Il y a lieu à une discussion intéressante au sujet des deux
principes de la responsabilité. L'ayant faite ailleurs, je me per-
mets de l'indiquer et de la résumer ici.
Le principe de la responsabilité indéfinie et solidaire assure
avant tout l'attribution de ses pertes à l'association, au risque, il
est vrai, de faire cette attribution à certains d'entre les associés
plus qu'à d'autres. Le principe de la responsabilité limitée, en revan-
327
che, établit surtout une répartition proportionnelle des pertes entre
tous les associés, mais avec la chance, il faut le dire, que cette ré-
partition soit insuffisante pour couvrir tout le passif social. On
pourrait énoncer autrement, en toute rigueur, que, des deux prin-
cipes en présence, l'un sacrifie en quelque sorte les droits des so-
ciétaires vis-à-vis les uns des autres à ceux des tiers-créanciers
vis-à-vis de la société, tandis que l'autre, au contraire, sacrifie
jusqu'à un certain point les droits des tiers-créanciers ceux des
sociétaires.
Le fait est incontestable ce serait toutefois juger les choses su-
perficiellement que de. partir de là pour considérer tout de suite les
deux principes en question comme deux principes également im-
parfaits. Un examen plus attentif fait reconnallre que tous deux
sont, au contraire, excellents; que, seulement, l'un et l'autre sont
plus spécialement appropriés à un genre déterminé d'entreprises,
le principe de la responsabilité indéfinie aux entreprises commer-
ciales, et le principe de la responsabilité limitée aux entreprises
industrielles, le commerce se définissant économiquement comme
un changement de place et l'industrie comme un changement de
forme apporté à la richesse sociale.
En quoi consiste une entreprise commerciale quelconque, txlle
que l'établissement d'un magasin de nouveautés ou d'épicerie?
Elle consiste à acheter d'une part pour revendre de l'autre. On
achète ordinairement à crédit, et l'on revend au comptant, ou, si
l'on revend à crédit, on fait alors au consommateur un crédit un
peu moindre que celui qu'on obtient du producteur, et l'on fait
souvent, dans de telles conditions, un chiffre d'affaires très élevé.
Deux faits ici sont évidents: l'un que ces opérations n'exigent point
la mise en œuvre d'une très grande masse de capitaux, et l'autre
qu'elles aboutissent à une situation qui s'établit par la balance à
faire entre un passif et un actif tous deux considérables, le passif
certain, l'actif plus ou moins douteux. D'où il suit, en supposant
que ces opérations soient entreprises en société, qu'il ne faut point
surtout à cette société un fonds social, et qu'il n'y a pas à se préoc-
cuper de proportionner les chances de perte et de gain de chacun
à sa quote-part dans le fonds social, mais qu'il y a à se préoccuper
avant tout d'assurer le paiement des dettes de la société et qu'il
faut à cette société des noms, et, avec ces noms, la fortune per-
sonnelle des associés. D'où il suit enfin que le principe de la res-
ponsabilité solidaire est tout à fait indiqué par les circonstances.
Qu'est-ce, au contraire, qu'une entreprise industrielle, comme
l'établissement d'une usine ou d'un chemin de fer? C'est la créa-
tion d'un capital d'exploitation. On se procure des matériaux pres-
que toujours d'espèces très nombreuses, en très grande quantité,
et l'on y applique une main-d'œuvre le plus souvent fort compli-
328
quée et coûteuse, le tout se payant au fur et à mesure. Or ce qui
apparait très nettement, c'est qu'en industrie, au rebours de ce
qui se passe dans le commerce, on n'a pas lieu de contracter avec
des tiers des dettes de quelque importance, et qu'on se trouve en-
fin dans une position qui n'est autre que l'exploitation d'un capital
industriel, exploitation plus ou moins fructueuse, selon que l'usage
du capital est plus ou moins généralement recherché, son service
payé plus ou moins cher. D'où il résulte qu'il n'y a pas ici à s'in-
quiéter tout d'abord d'assurer le paiement des dettes de la société,
et qu'il n'est pas besoin ni du nom, ni de la fortune personnelle
des associés, mais qu'il est besoin, en premier lieu, d'un fonds so-
cial, et qu'il y a à s'inquiéter de proportionner les chances de perte
et de gain de chacun à sa quote-part dans le fonds social. D'où il
résulte en définitive que le principe de la responsabilité limitée est
éminemment approprié à la situation'.
19. La raison conçoit pourtant qu'il puisse y avoir des en-
treprises d'un caractère mixte auxquelles ne conviennent ni
le principe de la responsabilité indéfinie, ni celui de la res-
ponsabilité limitée. Et elle conçoit aussi, d'autre part, qu'entre
ces deux principes il en existe un troisième qui sauvegarde-
rait à la fois les droits des tiers-créanciers vis-à-vis de la so-
ciété et ceux des sociétaires vis-à-vis les uns des autres et qu'on
ferait aisément dériver du principe de la responsabilité limi-
tée. Ce dernier, en effet, possède le double caractère d'une
responsabilité proportionnelle, et non solidaire, en quoi il
donne satisfaction aux droits des sociétaires vis-à-vis les uns
des autres, et d'une responsabilité limitée, et non indéfinie,
mais trop limitée et ne donnant par là qu'une satisfaction in-
suffisante aux droits des tiers-créanciers vis-à-vis de la société.
Or rien de plus facile que de lui enlever son caractère de trop
grande limitation en lui laissant son caractère de proportion-
nalité. Ainsi apparaîtrait la responsabilité proportionnelle in-
tégrale consistant dans une responsabilité proportionnelle pour
chaque associé ie sa quote-part d'un fonds social susceptible de
se trouver, soit supérieur, soit égal, mais jamais inférieur au
passif éventuel de la société. J'ai eu beau montrer que ce prin-
1 Les Associations populaires de consommation, dé production et de cré-
dit, 20 leçon.
329
cipe, qui conviendrait particulièrement aux associations coopé-
ratives, spécialement à celles de crédit, n'était autre que celui
de la garantie mutuelle, sur lequel reposent les compagnies
d'assurance mutuelle et les unions de crédit mutuel, convena-
blement développé pour Uyz lionner au regard des tiers comme
entre associés la routine française s'en est effarouchée. Mais,
quand je suis venu en Suisse, j'ai eu le plaisir d'apprendre
qu'il était pratiqué dans le canton de Zurich sous le nom de
thcilschuld.
V
Principes généraux du crédit.
20. Il est satisfait à cette première condition du crédit que
le paiement des intérêts et la restitution du capital soient aussi
assurés que possibte dès que les entrepreneurs sont proprié-
taires fonciers ou capitalistes, et affectent tout ou partie de
leurs terres ou de leurs capitaux à la garantie spéciale ou gé-
nérale de leurs emprunts. Aussitôt une partie des épargnes
vient se mettre à leur disposition, sous forme de monnaie,
pour être transformée en capital fixe ou circulant et en cela
consiste l'opération même du crédit. Il mus faut étudier de
près le mécanisme de cette opération afin de formuler les
conditions à remplir et d'indiquer les dangers à éviter en vue
de son exécution la plus parfaite.
Les épargnes se font en monnaiè la monnaie est l'instru-
ment d'épargne comme elle est l'instrument d'échange; et elle
doit de jouer ce double rôle à ses qualités de rareté, de divisi-
bilité, de conservabilité. On peut, si l'on veut. se représenter
très distinctement les métaux précieux qui sont à l'état de
marchandise d'un côté, c'est-à-dire les ustensiles et bijoux, et
ceux qui sont à l'état de monnaie de l'autre, c'est-à-dire les
pièces d'or et d'argent. Et on peut aussi, si l'on veut, se repré-
senter très distinctement la monnaie d'échange ou de circula-
tion d'un côté et la monnaie d'épargne de l'autre la première
330
se trouve dans les caisses et les porte-monnaies des proprié-
taires fonciers, travailleurs et capitalistes et des entrepreneurs,
et est destinée soit à acheter des approvisionnements de pro-
duits consommables ou de matières premières, ou des services
consommables ou producteurs, soit à rendre elle-même le ser-
vice d'approvisionnement; la seconde se trouve dans les tiroirs
des propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes et est des-
tinée soit à acheter des capitaux à louer en nature, soit à être
prêtée aux entrepreneurs, comme capital par le crédit.
Lorsque le crédit n'est pas bien organisé, la quantité des
métaux précieux qui se trouve dans les tiroirs est considéra-
ble. Les épargnes n'arrivent pas à se transformer prompte-
ment et facilement en capital fixe ou circulant, parce que le
capitaliste propriétaire de la monnaie d'épargne et l'entrepre-
neur qui a besoin de capital mettent du temps et ont de la
peine à se rencontrer pour donner l'un son épargne, l'autre
un titre avec une bonne garantie. Lorsqu'au contraire le cré-
dit est bien organisé, le capitaliste et l'entrepreneur se rencon-
trent aussitôt l'épargne formée, et l'opération de crédit s'ac-
complit. Ici, comme partout, on est arrivé à la promptitude et
à la facilité par la division du travail, c'est-à-dire par l'inter-
vention d'intermédiaires spéciaux qui, d'un côté, reçoivent les
épargnes des capitalistes et, de l'autre, achèteut des titres aux
entrepreneurs. Ces intermédiaires sont les banquiers et les
banques, entrepreneurs de crédit soit de cette variété de com-
merce qui est le commerce des titres.
La partie de la monnaie d'épargne destinée à l'achat dé ca-
pitaux à louer en nature étant ainsi employée, et la partie
destinée à se réunir au capital existant par le crédit journalier
étant remise par le capitaliste au banquier, par le banquier à
l'entrepreneur et employée par celui-ci en achat de capitaux
fixes et circulants, toute la monnaie d'épargne redevient mon-
naie de circulation elle sort des tiroirs pour entrer dans les
caisses et porte-monnaies. Au contraire, lorsqu'un entrepre-
neur rembourse un emprunt à un capitaliste ou qu'un capita-
liste forme une épargne nouvelle, il y a transformation de
33i
monnaie de circulation en monnaie d'épargne, passage d'une
certaine quantité de monnaie des caisses et porte-monnaies
dans les tiroirs. On pourrait exactement comparer ce circulus
par lequel la monnaie va de la circulation à l'épargne et de
l'épargne à la circulation, à celui par lequel l'eau de pluie va
des mers aux nuages et des nuagesà la mer.
21. Dire que les banquiers sont des entrepreneurs, c'est dire
que, pour inspirer confiance, ils doivent eux-mêmes offrir des
garanties spéciales ou générales. A cet égard, la banque étant
un commerce, on peut lui appliquer nos observations relatives
à la responsabilité indéfinie et à la responsabilité limitée. Il est
vrai non seulement qu'une banque n'a pas besoin d'un fort ca-
pital social pour opérer, mais que même elle peut opérer sans
aucun capital, ou que son capital n'est qu'un capital de garan-
tie. Aussi le principes de la responsabilité indéfinie y est-il tout
àfait de mise. Du moins, il en est ainsi surtout dans les ban-
ques de crédit à courte échéance; quant aux banques de crédit
à long terme, un capital social plus important peut leur être
nécessaire, et le principe de la responsabilitéli»xitée peut leur
convenir. Ce serait une question à examiner que celle des ga-
ranties et de la responsabilité en matière de banque, et de sa-
voir s'il vaut mieux que le capital social soit ou non versé, si,
quand il est versé, il vaut mieux qu'il soit ou non employé
dans les affaires de la banque.
22. Les banquiers et les banques achètent des titres de crédit
aux entrepreneurs et vendent des titres de crédit aux capita-
listes mais ils ne vendent pas toujours aux capitalistes les
mêmes titres de crédit qu'ils ont achetés aux entrepreneurs.
Il arrive souvent que, pour la commodité des opérations, c'est-
à-dire pour éviter les difficultés résultant de la différence entre
le montant ou la durée du crédit offert d'un côté et du crédit
demandé de l'autre, ils représentent les titres achetés par
d'autres titres destinés à être vendus. C'est ainsi, par exemple,
que les caisses de crédit'foncier représentent les créances hy-
pothécaires de montants inégaux, échéances variées, de leur
portefeuille par des obligations foncières de coupure uniforme,
332
à échéances régulières, qu'elles répandent dans lepublic. En
elle-même cette transformation n'a que des avantages sans in-
convénients mais il y faut observer un principe essentiel si
on veut éviter une grande confusion et un grand péril c'est
que les titres représentatifs correspondent, pour la durée, awe
titres représentés. Il faut que les banquiers et les banques qui
prêtent du capital fixe et qui achètent aux entrepreneurs des
titres de crédit à long terme représentent ces titres par d'au-
tres titres de crédit à long terme qu'elles vendront aux capi-
talistes et que les seuls banquiers et banques qui prêtent du
capital circulant et qui achètent aux entrepreneurs des titres
de crédit à courte échéance en fassent la représentation en
d'autres titres de crédit à courte échéance destinés à être ven-
dus aux capitalistes ou répandus dans le public d'une manière
ou d'une autre. N'est-il pas clair qu'une institution de crédit
qui, par exemple, représenterait des créances hypothécaires
par des billets de banque serait dans une situation absolument
incorrecte et détestable, puisqu'elle serait placée entre un
passif immédiatement exigible et un actif non immédiatement
réalisable? La conséquence de ce principe est qu'il y a avan-
tage à ce que les institutions de crédit se distinguent en institu-
tions de crédits à courte échéance et institutions de crédit àlong
terme. Mais, dans tous les cas, si une seule et même institu-
tion fait à la fois le prêt de capital circulant et le prêt de capi-
tal fixe, elle doit avoir dans son bilan un actif réalisable au
moins égal ci son passif exigible.
23. Il y a, du reste, un certain ordre en quelque sorte his-
torique dans les opérations de crédit à courte échéance et de
crédit à long terme. Un capitaliste qui entreprend d'épargner
un capital de 1000 fr. pourra, quand cette épargne sera faite,
en faire l'objet d'un prêt de capital fixe en achetant, par exem-
ple, des obligations foncières ou des obligations industrielles;
mais, pendant qu'elle se fait, et au fur et à mesure, il peut en
faire l'objet de plusieurs prêts de capital circulant en ache-
tant, par exemple, des reçus de dépôt en banque à 3 ou 6 moins,
de 100, 200, 300 fr., et en s'arrangeant pour que toutes ces
333
créances soient échues au moment 06 son capital sera formé.
Le résultat de cette combinaison est de rendre inutile la mon-
naie d'épargne ou au moins de la réduire à ses plus extrêmes
limites. Les tiroira se vident, la monnaie d'épargne qui s'y
trouvait est remplacée par des titres de crédit courte échéance
et rendue à la circulation et aux usages industriels, après
qu'elle a provoqué par son offre, sur le marché, la création
d'un supplément de capital. Cette situation ne présente aucun
danger mais il en serait autrement si, après avoir remplacé
par des titres de crédit à courte échéance toute la monnaie
d'épargne, on remplaçait aussi par des titres semblables tout
Ou partie de la monnaie de circulation. La transformation qui
se fait ainsi, grâce à l'émission des billets de banque et à la
compensation des chèques, de la monnaie métallique en mon-
naie de papier est un procédé au sujet duquel je fais les plus
expresses réserves en attendant que j'en fasse une critique
spéciale et approfondie.
24. La question de l'intérêt du capital est vidée à moitié par
la définition du service. Grâce à cette définition, on peut ré-
pondre aux socialistes et aux théologiens que, quand ou a payé
vingt ans le loyer d'une maison, on a payé vingt fois le service
annuel de ce capital, mais qu'on n'a pas payé le capital lui-
même. Il en est ainsi de tous les capitaux fonciers, personnels
et mobiliers. Pour ceux qui sont à services producteurs, le
prix de leurs services figure dans le prix des produits et est
payé par le consommateur de ces produits pour ceux qui
sont à services consommables, le prix de leurs services est
payé par le consommateur de ces services. Entre ces derniers,
ceux qui sont loués rapportent le fermage, le salaire ou l'in-
térêt qu'on en paie ceux qui sont aux mains de lenrs proprié-
taires coûtent le revenu qu'on n'en touche pas.
La même question sera vidée tout à fait par une extension
de la définition du service. En dehors des capitaux qui ren-
dent le service d'usage, il y a, parmi les éléments nécessaires
et indispensables de la richesse sociale, les approvisionne-
ments de revenus consistant en objets de consommation et me
-334
t'ières premières, sans compter les approvisionnements de pro-
duito neufs. Il faut admettre que, en attendant qu'ils rendent
le service d'usage définitif qu'on attend d'eux, ces revenus et
produits rendent préalablement un, service d'une nature parti-
culière, le service dapprovisionnement, qui a son utilité, sa
rareté, sa valeur et qu'on paie, sans quoi ils n'existeraient pas.
Pour ceux qui sont chez les entrepreneurs, le prix de ce ser-
vice d'approvisionnement figure dans le prix de vente des
produits et est payé par le consommateur de ces produits;
pour ceux qui sont chez les consommateurs, le prix du service
d'approvisionnement est payé par ces consommateurs. Entre
ces derniers, ceux qui sont loués (en monnaie) rapportent l'in-
térêt qu'on en paie ceux qui sont aux mains de leurs pro-
priétaires coûtent l'intérêt qu'on n'en touche pas.
Si on fait la même observation pour la monnaie, qui rend,
elle aussi, un service d'approvisionnement dont la théorie sait
exprimer mathématiquement la rareté et la valeur, on arrive
à cette conclusion que toute la richesse sociade qui n'est pas
service, qui n'apparaît pas pour disparaître aussitôt, rend ser-
vice; et que ce service se paie d'une manière ou d'une autre.
Que si, maintenant, cette richesse sociale a été louée en mon-
naie et non en natuee" peu importe c'est la richesse achetée
avec la monnaie qui rend service, et l'intérêt paie ce service t.
1 La célèbre discussion sur l'intérêt du capital entre Bastiat et Proudhon
s'est élevée à l'occasion d'un article intitulé Capital et Rente, publié sous
forme d'une lettre à M. F. Basiiat dans la Voix du Peuple du 22 octobre
dont l'auteur, M. C.-F. Chevé, accordait que l'usage d'une maison de
20000 fr. ou d'un sac due blé pendant un an donnait droit à l'usage d'un na-
vire de 20000 fr. ou d'un sac de blé « pour un temps égal ». Cette concession
aurait suffi pour établir le droit du prêteur à l'intérêt de son capital à qui
eût eu une bonne théorie de la valeur et une bonne théorie de la propriété.
Mais Bastiat n'avait ni l'une ni 1 autre. Il ne concevait que des services per-
sonnels, et non des services fonciers ou mobiliers c'est pourquoi, dès sa
seconde lettre, il en arrive, pour justifier l'intérêt du capital, à le décom-
poser en M usure du capital prêté, 2° compensation du temps consacré à
faire le capital, 3° juste rémunération de l'habileté, de la prévoyance, de
la privation du capitaliste. Ce n'était pas là une théorie du crédit dans la-
quelle il pût enserrer le terrible sophiste auquel il avait affaire. Au con-
traire, la considération des services, de l'utilité et.du degré final d'utilité
des services, lève toutes les difficultés, ici comme ailleurs.
25. La considération du swi<» d'approvisionnement ne per-
met pas seulement d'établir le principe de l'intérêt du capital
elle permet aussi d'en déterminer le taux.
En effets, si les revenus qui rendent un service d'approvi-
sionnement sont assimilables aux capitaux qui rendent un
service d'usage, nous sommes, pour toute la richesse sociale,
au bénéfice des démonstrations de l'économique pure concer-
nant les capitaux neufs, c'est-à-dire que
Io Il faut faire la hausse ou la baisse du taux du revenu se-
lon que l'offre des capitaux et reuenus neu fs en numéraire est
supérieure ou inférieure ci la demande
20 Il faut augmenter ou diminuer la quantité des capitaux
et revenus neufs selon que le prix de vente est supérieur ou in-
férieur au prixde revient
3° L'identité du taux du revenu est la condition de l'utilité
maxima des capitaux et revenus neufs 1.
D'où, en économique appliquée, il suit que Dans l'inté-
rêt social, on peut laisser le taux du revenu net se déterminer.
suivant le mécanisme de la libre concurrence.
Le taux du revenu représente généralement le prix du ser-
vice de la richesse sociale le taux de l'intérêt et le taux de
L'escompte représentent particulièrement le prix du service de
la partie de la richesse sociale qui a été louée en monnaie et
non en nature, c'est-à-dire le prix du service du capital ou le
prix du crédit. Nous avons expliqué pourquoi et comment le
taux de l'intérêt et le taux de l'escompte oscillaient plus ou
moins autour du taux du revenu. Il nous reste à constater que,
grâce à l'intervention de la monnaie, les notions de capital et
de crédit sont, comme toutes les notions économiques, essen-
tiellement quantitatives. A étant une quantité de capital mon-
naie, a l'intérêt de ce capital pour unan, Â
= i, ou le taux
de l'intérêt, est le prix de l'unité de crédits.
1Voyez Eléments d'éconontie politique pure 25» leçon et Appendice I,
§ 1U, nos 12, 13 et 14.
336
J'ai reconnu, dans mes gléments d'économie politiquepure,
notamment en énumérant les éléments et en décrivant le méca-
niame de la produ.ction (189 leçon), et en déflnissant le marché
permanent (27e leçon), que toutes les espèces de la richesse so-
ciale, sauf les terres, étaient soumises à un continuel mouve-
ment de disparition par suite de la consommation et de réap-
parition par suite de la production, qu'elles étaient ainsi
e comme autant de tiges qui, sans cesse coupées à l'un de leurs
bouts, repousseraient sans cesse par l'autre bout». Entre tou-
tes ces espèces, les services immatériels de capitaux sont tout
spécialement à l'état de courant continu; ils sont consommés
au fur et à mesure qu'ils sont produits. Mais j'ai expliqué en
posant les équations de la production (20e leçon) qu'au moyen
de ces deux unités 10 l'unité, naturelle ou artificielle, de quan-
tité du capital, et 2o l'unité de temps, on pouvait évaluer les
quantités de ces services et, par conséquent, les supposer of-
ferts et demandés, vendus et achetés, par stocks sur le marché.
J'ai expliqué enfin, après avoir posé et avant de résoudre les
équations de la production (20e leçon) et celles de la capitali-
sation et du crédit (24e leçon), que, pour faire la théorie de la
détermination des prix courants des services et des produits,
je supposais le mouvement économique de la production et de
la consommation arrêté pour un instant, afin de considérer
une quantité déterminée de richesse sociale et un marché hy-
pothétique sur lequel les tâtonnements pussent se faire jus-
qu'à l'établissement de l'équilibre. En opérant ainsi, j'ai fait
comme les mathématiciens qui, pour constituer rationnelle-
ment toute la mécanique, élaborent la statique avant la dyna-
mique. S'il y a des savants qui aient trouvé le moyen de pro-
céder à l'inverse en économique, on doit souhaiter qu'ils se
décident, sans trop tarder, à nous faire part de cette remar-
quable découverte.
K&V-
V
BANQUE
THÉORIE MATHÉMATIQUE DU BILLET DE BANQUE'1
(Planche Vt.)
Dépréciationde la monnaie
parl'émission
des billets de banque.
1. L'émission des billets de banque doit-elle être faite par
l'Etat, ou par une banque unique investie d'un monopole et
pourvue d'un cahier des charges, ou par un nombre indéfini
de banques libres? C'est là une question d'économie politique
appliquée qui est encore controversée et sur laquelle les éco-
nomistes se divisent de telle sorte qu'on en peut compter au-
tant et d'aussi autorisés d'un côté que de l'autre.
Il semble au premier abord que la question soit à résoudre
par les principes généraux qui président à l'organisation de
l'industrie agricole, manufacturière et commerciale. L'émis-
sion des billets de banque est-elle un service public? Est-elle
un service privé qui soit l'objet d'un monopole naturel et
nécessaire? Est-elle un service privé qui soit susceptible de
concurrence indéfinie? Dans le premier cas, elle devra être
remise à l'Etat dans le second cas, elle devra être concédée à
une compagnie adjudicataire dans le troisième cas, ne pou-
vant être considérée ni comme un monopole social ni comme
un monôpole économique, elle devra être abandonnée à des
banques libres, parce qu'elle rentrera dans la règle du laisser
faire, laisser passer. Or le crédit en général, et le crédit
courte échéance en particulier, n'a nullement le caractère d'un
service public c'est incontestablement un service privé. Le
besoin du profit de capital fixe ou circulant qui entre dans la
confection d'un produit est ressenti non par la communauté
ou l'Etat dans son ensemble, mais en particulier par chaque
i Mémoire lu à la Société vaudoise des sciences naturelles, à Lausanne
(séance du 19 novembre 1879).
-340-
individu qui ressent le besoin du produit lui-même. Et, d'au-
tre part, l'achat d'effets de commerce aux entrepreneurs con-
tre espèces ou billets de banque par escompte ne saurait être
monopolisé par coalition, vu qu'à côté des banquiers coalisés
un banquier concurrent pourra toujours s'établir si l'émission
des billets de banque est libre. Donc il semble que nous n'ayons
autre chose à faire que de nous prononcer en faveur de la li-
berté des banques d'émission. Mais il y a dans cette question
une difficulté spéciale provenant des effets de l'émission des
billets de banque, et spécialement d'un de ces effets qui con-
siste dans la dépréciation de la monnaie et, par suite, dans la
hausse du prix de toutes les marchandises.
2. Adam Smith a fait l'analyse des effets de l'émission des
billets de banque de la manière suivante
«Supposons, par exemple, que la masse total' d'argent cir-
» culant dans un pays à une certaine époque se monte à un
» million sterling, somme alors suffisante pour faire circuler
» la totalité du produit annuel de ses terres et de son travail.
» Supposons encore que, quelque temps après, différentes
» banques et banquiers viennent à émettre des billets au por-
» teur jusqu'à concurrence de 1 million, en conservant dans
» leurs différentes caisses 200 mille livres pour répondre aux
» demandes qui peuvent survenir; il se trouverait donc alors
» dans la circulation 800 mille livres en or et argent et 1 mil-
lion de billets de banque, ou bien, 1800 mille livres, tant
» argent que papier. Or 1 million suffisait auparavant pour
» faire circuler et pour distribuer aux consommateurs tout le
» produit annuel des terres et du travail du pays, et ce produit
ne peut pas se trouver augmenté tout d'un coup par les opé-
» rations de banque.1 million suffira donc tout de même après
» pour le faire circuler. La quantité de marchandises qu'il s'a-
» git de vendre et d'acheter étant la même qu'auparavant, il
» ne faudra que la même quantité d'argent pour toutes les
» ventes et tous les achats. Le canal de la circulation, si je
»puis me permettre cette expression, restera précisément le
» même qu'auparavant. 1 million, d'après notre supposition,
341
» suffisait à remplir ce canal. Tout ce qu'on y versera donc au
» delà de cette somme ne pourra y prendre son cours, mais
» sera forcé de déborder. Il se trouve qu'on y a versé 1800
» mille livres donc il y a 800 mille livres qui vont nécessai-
9 rement déborder, cette somme étant l'excédent de ce que
peut employer la circulation du pays. Mais si cette somme
ne peut pas trouver à être employée au dedans, elle est trop
précieuse pour qu'on la tienne oisive. On l'enverra donc au
» dehors.pour y chercher cet emploi profitable qu'elle ne peut
» trouver au dedans. Or le papier ne peut aller hors du pays
» où on peut recourir à la loi pour s'en faire payer il ne se-
» rait pas reçu dans les paiements ordinaires. L'or et l'argent
» seront donc envoyés au dehors jusqu'à concurrence de 800
» mille livres, et le canal de la circulation intérieure demeu-
» rera rempli avec 1 million en papier au lieu du million en
» métal qui le remplissait auparavant t. D
A. Smith ajoute qu'en échange des 800 mille livres d'or et
d'argent exportées, on peut importer 800 mille livres de reve-
nus consommables ou de capitaux producteurs il pense qu'on
importera infailliblement, pour la majeure partie, des mar-
chandises de la seconde catégorie et qu'en conséquence l'é-
mission des billets de banque se résoudra en une transforma-
tion de la monnaie métallique en capital. Mais A. Smith ne
songe pas que l'émission des billets de banque se fait aussi
bien au dehors qu'au dedans du pays dont il nous parle que
l'exportation de monnaie métallique effectuée en conséquence
des émissions intérieures sera compensée par l'importation de
monnaie métallique effectuée en conséquence des émissions
extérieures que, par suite, on doit faire abstraction des com-
munications avec le dehors pour traiter la question d'une ma-
nière scientifique.
3. Ainsi, pour faire rigoureusement l'analyse des effets de
l'émission des billets de banque, il faut considérer un pays
isolé qui sera, si l'on veut, le monde entier. C'est ce qu'ont fait
A. Smith. Richesse des riationa. L. II, Ch. Il.
342
divers auteurs qui ont cru-alors que l'excédent de la-monnaie,
métallique sur les besoins antérieurs de la circulation, au lieu
d'être exporté, serait purement et simplement rendu aux usa-
ges industriels et de luxe. Telle est l'idée très positivement
exprimée par M. Courcelle Seneuil dans son Introduction
à l'ouvrage de Charles Coquelin Le crédit et les banques. Il y
dit en propres termes que « 100 000 francs de monnaie fidu-
» ciaire ajoutés à la monnaie existante provoquent aussitôt, si
» cette somme était suffisante, la fusion ou l'exportation de
» francs en monnaie métallique, a et que « les émis-
» sions suivantes ont le même résultat. »
Cette analyse, pas plus que celle d'Adam Smith, ne fait men-
tion, comme on voit, de celui des effets de l'émission des bil-
lets de banque qui est surtout invoqué dans la discussion en-
tre les partisans du monopole et ceux de la liberté, c'est-à-dire
de la dépréciation de la rnonnaie mais elle est encore super-
ficielle et insuffisante. Elle repose, en effet, comme celle de
Smith, sur l'hypothèse que la quantité de monnaie métallique
ou fiduciaire nécessaire à la circulation d'un pays est une
quantité fixe. Or cette hypothèse n'est pas admissible. Il est,
au contraire, certain que la circulation peut absorber des quan-
tités ou plus grandes ou plus petites de monnaie à la seule
condition, pour cette monnaie, d'avoir une valeur plus petite
ou plus grande tout comme aussi les usages industriels et de
luxe peuvent employer des quantités ou plus grandes ou plus
petites de métal précieux suivant que ce métal a une valeur
plus petite ou plus grande. D'ailleurs, il est également cer-
tain que le métal monnaie et le métal marchandise tendent
d'eux-mêmes à avoir une valeur égale, par la raison que, s'il
en était autrement à un instant donné, on transformerait soit
de la monnaie en marchandise, soit de la marchandise en
monnaie. D'où il résulte enfin qu'il ne saurait y avoir augmen-
tation dans la quantité et diminution dans la valeur du métal
précieux sans qu'il y ait augmentation dans la quantité et di-
minution dans la valeur de la monnaie. Et, de fait, cette dé-
préciation de la monnaie par suite de l'émission des billets de
banque a été justement affirmée, sinon convenablement ex-
pliquée, par plusieurs économistes. Comme sa constatation
importe essentiellement à notre sujet, nous allons y procéder
mathématiquement.
4. Soient, conformémeni à la théorie de la valeur de la
monnaie exposée dans la 33e leçon de nos Elémerets d'économie
politique pure, deux axes rectangulaires: un axe des prix, Op,
horizontal et un axe des guantités, Oq, vertical. Soit (À) la mar-
chandise monnaie, soit la courbe Aq Ap passant au point A',
et dont l'équation est g=F(p), la courbe de prix en une
autre marchandise (B) de (A) considérée comme marchandise.
Soit une courbe passant au point A", et dont l'équation est
q = la courbe de prix en (B) de (A) considérée comme
monnaie.Nous négligeons un terme négligeable en prenant
pour la courbe de prix de la monnaie une hyperbole équi-
latère rapportée à ses asymptotes. Soit parconséquent la courbe
passant au point A, et dont l'équation est q= F
(p) + H,
la courbe totale de prix en (B) de (A) considérée à la fois
comme marchandise et comme monnaie. Soit enfin Qa, repré-
sentée par OQa, la quantité existante de (A). On sait comment,
avant toute émission de monnaie de papier, la quantité Qa de
(A) se partage en une quantité Q'a, représentée par OQ'a, ser-
vant de marchandise, et en une quantité Q"a, représentée par
Q'aQa=OQ"a, servant de monnaie et comment le prix com-
mun de (A) marchandise et de (A) monnaie en (B), qui serait
pa, représenté par Opa, si (A) ne servait que de marchandise,
devient Pa, représenté par OPa, si (A) sert aussi de monnaie.
Les trois inconnues Pa, Q'a et Q"a se déterminent au moyen
des trois équations
344
dont la première fournit Pa et les deux autres Q'a et Q"a. La
solution géométrique s'effectue en conséquence.
5. Cela posé, on émet une certaine quantité de monnaie de
papier consistant en billets de banque payables à vue, au por-
teur, c'est-à-dire toujours convertibles en espèces, et d'ailleurs
évaluée en (A). La quantité de monnaie en circulation va donc
se décomposer en deurç termes Mm et Mp représentant l'un la
quantité de monnaie métallique, l'autre la quantité de mon-
naie de papier circulantau delà de l'encaisse métallique. Nous
considérons les billets de banque qui ont leur représentation
en espèces dans les caisses des banques et banquiers comme
circulant au lieu et place de ces espèces, et nous appelons
émission proprement dite l'excédent de l'émission totale sur
l'encaisse métallique. Il est évident que la quantité de mon-
naie métallique est égale à l'excédent de la quantité existante
de (A) sur la quantité employée comme marchandise, et qu'on a
Mm = Qa F(p).
Il est également évident que la quantité de monnaie de papier
est égale à l'excédent de la quantité totale de monnaie sur la
quantité de monnaie métallique, et qu'on a
fonction décroissante puisque et F (p) sont elles-mêmes des
fonctions décroissantes, et d'où l'on tire p quand on connaît Mp.
p diminuant ainsi quand Mp augmente, nous voyons par la
dernière équation que Des émissions de plus en plus consi-
dérables de billets de banque réduisent de plus en plus le prix
de la marchandise monnaie en une autre marchandise quel-
conqcce ou, en d'autres termes, élèvent de plus en plus les prix
de toutes les marchandises en la marchandise monnaie.
345
F (p) augmentant quand p diminue, et par conséquent Mm
diminuant quand Mp augmente, nous voyons par Pavant-der-
nière équation que Des émissions de plus en plus eonsÍdé-
rables de billets de banque amènent une transformation déplus
en plus considérable de métal monnaie en métat marchandise,.
Le prix de (A) auquel il n'y a pas de monnaie de papier est
celui pour lequel Mp 0. C'est la racine de l'équation
racine égale à Pa et représentée par la longueur OP,
Le prix de (A) auquel il n'y aurait plus que de la monnaie
de papier est celui pour lequel Mm =0. C'est la racine de l'é-
•quation
Qa=F(p)
racine égale à pa et représentée par la longueur Opa. A ce mo-
ment, on a
quantité représentée par la longueur vu.C'est la quantité de
monnaie de papier qui dessert à elle seule la circulation. Il
est essentiel de remarquer qu'elle est un maximum tant que
le billet de banque est remboursable à présentation. En effet
si, pour un moment, l'émission des billets de banque la dé-
passait, le prix de (A) monnaie baissant encore sans que le
prix de (A) marchandise pût baisseraussi, puisque tout le mé-
tal monnaie aurait été transformé en métal marchandise, il y
aurait momentanément infériorité du prix du papier sur le
prix du métal. Mais alors, au lieu de se procurer du métal en
l'achetant sur le marché, on s'en procurerait en présentant
des billets au remboursement. Ces billets rentreraient donc
aussitôt émis.
Ainsi On ne peut émettre de billets de banque rembour-
sables présentation pour u»e quantité plus considérable que
346
celle qui est nécessaire et suffisante pour amener la transfor-
mation de tout le métal monnaie en métal marchandise.
6. L'ensemble des faits ci-dessus constatés apparait avec une
clarté parfaite sur la figure. On y voit que l'émission de quan-
tités respectives de billets de banque M'p, M"p, M"'p, repré-
sentées par les longueurs n'm', xx"nx", n"'m" v/a, ferait passer
le métal marchandise par les quantités Q', Q", Q" Qa, repré-
sentées par les longueurs p'q' ,p"q" ,p'"q'p*v, le métal mon-
naie par les quantités M'm, M"m, M'"m, 0, représentées par les
longueurs q'n' q"n", q"'n' et par le point v, la monnaie mé-
tallique et de papier par les quantités M'm + M'p, M"m + M"p,
M'"m + M'"p, représentée par les longueurs q'm! ,q"m", q"'m'
v/jt, et enfin les prix de (A) en (B) par les quantités p', 1)", p',
pa, représentées par les longueurs Op', Op", Op' Opa.
Dans cette figure, les fonctions indéterminées F(p) et p
ont reçu la forme déterminée suivante. La fonction F(p) est
telle qu'aux ordonnées représentant des quantités d'argent
marchandise de 6, 5, 4, 3, 2. milliards de francs correspon-
dent des abscisses représentant des prix de (A) en (B), soit
d'argent en blé, de livres le franc (demi-
décagramme au titre de 9/tO)' Quant à la fonction la cons-
tante H y est égale à 20 milliards, c'est-à-dire que nous suppo-
sons l'importance de l'encaisse désirée de 20 milliards de livres
de blé, de telle sorte que, suivant que le franc vaut 1, 1.25,
1.66, 2.50, 5. livres de blé, il faut des quantités de monnaie
(argent ou papier) de 20, 16, 12, 8, 4. milliards de francs.
TJ
Il suit de là que la fonction F(p) H est telle qu'aux ordon-
nées représentant des quantités totales d'argent marchandise
et monnaie de 26, 21, 16, 11, 6. milliards de francs, corres-
pondent des abscisses représentant des- prix d'argent en blé de
1, 1.25, 1.66, 2.50, 5. livres le franc. D'autre part, la quantité
347
existante d'argent est de 6 milliards de francs, de sorte que,
en dehors de toute émission de billets de banque, cette quan-
tité se partage en 2 milliards d'argent marchandise et 4 mil-
liards d'argent monnaie, et le prix de l'argent en blé est de 5
livres le franc, le blé valant alors 0 fr. 20 la livre.
Dans ces conditions, des émissions de quantités respectives
de 5, 10, milliards de billets de banque feraient passer
le métal marchandise par des quantités de 3, 4, milliards
de francs, le métal monnaie par des quantités de 3, 2, 1, 0.
milliards de francs, la monnaie métallique et de papier par
des quantités de 8, 12, 15, 20. milliards de francs et le prix
de l'argent en blé par des quantités de 2.5, 1.66, 1.25, 1.
livres le franc, le blé valant alors 0 fr. 40, 0 fr. 60, Ofr. 80,
1 franc la livre, c'est-à-dire qu'elle doubleraient, tripleraient,
quadrupleraient et quintupleraient les prix de toutes les mar-
chandises. Une émission de plusde 20 milliards serait impos-
sible par la raison que, dès que cette limite serait dépassée,
le prix de l'argent monnaie tombant au-dessous de 1 livre de
blé, tandis que le prix de l'argent marchandise se maintien-
drait à 1 livre, on viendrait présenter des billets de banque au
remboursement au lieu d'acheter de l'argent marchandise.
Il est donc bien certain que la monnaie de papier ne se subs-
titue à la monnaie de métal que pour une partie seulement de
la quantité émise que, pour l'autre partie, elle s'ajoute à cette
monnaie métallique et, par cette augmentation dans la quan-
tité de l'intermédiaire d'échange, produit une dépréciation
sensible de cet intermédiaire, soit une hausse sensible des prix
de toutes les marchandises. Il est aussi certain d'ailleurs que
si, à un moment donné, la monnaie de papier disparaissait, soit
peu à peu, soit tout d'un coup, de la circulation, les billets de
banque étant retirés par cessation d'escompte ou se présentant
au remboursement, la quantité de l'intermédiaire d'échange
diminuant, sa valeur tendrait à se relever et les prix de toutes
les marchandises à fléchir dans une proportion exactement
inverse.
348
II
Accroissement du capital par l'émission des billets de banque.
Période d'émission.
7. La dépréciation des métaux précieux n'est pas le seul effet
de l'émission des billets de banque; il y en a un autre très im-
portant consistant dans une extension du crédit. En quoi con-
siste cette extension du crédit ? C'est ce que les économistes
n'ont pas non plus très bien expliqué. Frappés de ce fait qu'im-
primer des billets à vue, au porteur, avec vignettes, sur pa-
pier filigrané, n'est pas créer des bâtiments, machines, instru-
ments, outils, des matières premières et produits fabriqués,
quelques-uns ont paru disposés à nier que l'émission des bil-
lets de banque permit d'obtenir un supplément quelconque de
capital fixe ou circulant et à soutenir que leur seul résultat
avantageux était d'amener la transformation d'une partie du
métal monnaie en métal marchandise. Charles Coquelin, dans
l'ouvrage dont nous avons parlé, s'avance pourtant un peu
plus; mais ne voulant pas dire que l'émission des billets de
banque multiplie la quantité des capitaux, il dit qu'elle mul-
tiplie leur emploi en permettant aux entrepreneurs de se faire
du crédit entre eux sans en demander aux capitalistes. Ce ne
sont là malheureusement que des mots vides de sens. Un en-
trepreneur ne peut pas à la fois prêter son fonds de roulement
à un autre entrepreneur et continuer à l'employer lui-même
le capital qu'un entrepreneur prête à un autre entrepreneur,
il doit l'emprunter de nouveau pour continuer ses opérations.
Il faut aller plus loin encore que ne le fait Coquelin et énon-
cer que l'émission des billets de banque recule les limites du
crédit en permettant aux banques et banquiers de prêter aux
entrepreneurs sans emprunter aux capitalistes. En dehors
de toute émission de billets de banque, les banques et ban-
quiers ne peuvent acheter des titres de crédit, et particulière-
ment des billets à ordre et lettres de change, aux entrepreneurs
d'agriculture, d'industrie et de commerce qu'à la condition
34»
de revendre ces mêmes titres ou des titres représentatifs de
ceux-là. Grâce à l'émission, les banques et banquiers repré-
sentent les effets de commerce par des billets de banque et
ils remettent ces titres représentatifs aux entrepreneurs eux-
mêmes qui les répandent dans la circulation en achetant les
capitaux dont ils ont besoin. Il est donc incontestable que
L'émission des billets de banque pour une certaine somme
permetune
augmentationdans la
quantitésdu
capital pour
une somme égale. Sans doute, cette augmentation n'est pas
effectuée par le fait seul de l'émission mais elle est, par ce
fait, rendue possible. Il est bien de vouloir réfuter Law et
les socialistes, mais il faut le faire autrement qu'en mécon-
naissant la part de vérité qui se trouve dans leurs systèmes
et qui précisément les a induits en erreur. Il y a dans les Mille
et une nuits un conte où l'on voit un magicien distribuer des
pièces d'or qui, dans les tiroirs de ceux qui les reçoivent, se
changent en feuilles sèches. Telle est exactement l'histoire des
billets de banque. Eux aussi, à un moment donné, se chan-
gent parfois en feuilles séches et, de plus, jusqu'à ce moment
fatal, comme ils jouent exactement le rôle de la monnaie mé-
tallique, leur création a exactement les mêmes effets qu'aurait
la découverte par les banques et banquiers d'une somme égale
de monnaie métallique dans leurs caisses. Cette somme étant
prêtée par les banques et banquiers aux entrepreneurs, sa dé-
couverte aurait un double effet d'abord la demande par les
entrepreneurs d'un supplément de capital contre léquel ils l'é-
changeraient, et ensuite l'augmentation dans la quantité de
l'intermédiaire d'échange avec toutes ses conséquences. L'é-
mission des billet de banque engendre les mêmes phénomènes.
En quoi consiste donc la différence des deux situations? En
deux points d'abord en ce que la monnaie métallique aurait
une valeur par elle-même, au lieu que les billets de banque
représentent seulement la valeur des capitaux contre lesquels
ils doivent être échangés, et ne valent plus rien le jour où ces
capitaux eux-mêmes n'ont plus de valeur; ensuite en ce que,
après avoir prêté une première fois leur monnaie métallique,
35p
les banques et banquiers seraient en quelque sorte condamnés
à la prêter indéfiniment, sous peine de laisser cette valeur oi-
sive, tandis que la continuation du prêt en billets de banque
est subordonnée à la bonne volonté du public.
8. Comme nous l'avons dit tout à l'heure, l'augmentation
dans la quantité du capital permise par l'émission des billets
de banque est seulement rendue possible, mais non pas effec-
tuée, par le fait de cette émission. En un mot, l'échange entre
un entrepreneur et une banque d'émission d'un effet de com-
merce à terme et à ordre contre un billet de banque à vue et
au porteur crée non pas un capital nouveau, mais une demande
nouvelle de capital, et le capital lui-même reste à créer. Pour
signaler complètement tous les effets de l'émission des billets
de banque, sans les confondre avec les effets du crédit, il faut
supposer d'abord le crédit se faisant sans émission de billets
de banque, au moyen de dépôts faits par les capitalistes chez
les banques et banquiers, puis supposer ensuite l'intervention
de l'émission des billets de banque. Or, dans cette hypothèse,
il y a, d'après ce qu'on vient de voir, une période d'émission
pendant laquelle la production antérieure des produits cons,is-
tant en revenus consommables et capitaux neufs est entière-
ment troublée. Durant cette période, la demande dé capitaux
neufs résultant de l'émission s'ajoute à la demande antérieure
de capitaux neufs et de revenus consommables. Il en résulte
une double conséquence en premier lieu, la proportion de la
production des revenus consommables et des capitaux neufs
est changée, il y a diminution dans la quantité des uns et aug-
mentation dans la quantité des autres et, en second lieu, le
prix de tous ces produits est changé puisque, à la condition de
supposer la diminution de la demande définitive proportion-
nelle à l'augmentation du prix (ce qui revient à supposer que
les courbes de prix se confondent partiellement avec des hy-
perboles équilatères), leur valeur totale est augmentée du mon-
tant de l'émission des billets de banque. La situation n'est pas
du tout la même que si, à un moment donné, l'épargne avait
eu lieu sur une échelle considérable et exceptionnelle. Non
351
dans ce cas, les propriétaires fonciers, travailleurs et capita-
listes demanderaient, par l'intermédiaire des entrepreneurs,
beaucoup plus de capitaux neufs mais, en revanche, ils de-
manderaient directement beaucoup moins de revenus consom-
mables. Il y aurait eu déplacement de la demande, et la valeur
totale de la production serait restée la même. Dans le cas de
l'émission des billets de banque, comme cela aurait aussi lieu
dans le cas de la découverte de monnaie métallique, il y a aug-
mentation de demande d'un côté sans diminution de demande
de l'autre, et, par suite, augmentation dans la valeur totale de
la production. Ainsi L'émissioza de billets de banque pour
une certaine sonzme amène, pendant toute la période d'émission,
une hausse du prix des produits consistant en revenus consom-
mables et capitaux neufs qui se mesure approximativement par
le rapport du montrant de l'émission au montant du revenu
social antérieur. Ce phénomène est transitoire une fois l'émis-
sion terminée, la hausse en question disparait, et il ne subsiste
plus que celle provenant de la dépréciation du métal précieux.
C'est évidemment faute d'avoir su reconnaître cette période
d'émission que les socialistes et les économistes se sont mépris,
les uns croyant la création du capital effectuée par l'émission
même, et les autres, par réaction, niant toute création de ca-
pital par suite d'émission.
9. Le fait de l'extension du crédit par l'émission de billets
de banque se compliquant du fait de la dépréciation des mé-
taux précieux, on comprend qu'il est impossible de mesurer
le premier si on ne le dégage en quelque sorte du second en
effectuant la réduction du capital non renchéri en capital ren-
chéri. Mais c'est ce que nous sommes en état de faire très aisé-
ment au moyen des formules dans lesquellesnous avons ex-
primé la théorie de la monnaie fiduciaire.
Soit K le montant du capital proprement dit, fixe et circu-
lant, évalué en (A), y compris une quantité Qa de (A), quand
le prix de (A) en (B) est Pa, c'est-à-dire quand il ne s'émet
point de billets de banque. Une émission de nature à ramener
le prix de (A) en (B) de Pa à p serait de
352
Ce serait là le supplément de capital à obtenir par l'émission
des billets de banque. Le montant du capital total antérieur,
évalué en (A), serait alors de
Et, par conséquent, le rapport du supplément de capital au
capital total antérieur serait de
Ce rapport serait maximum si l'émission avait été de.nature à
ramener le prix de (A) en (B) de Pa àpa, c'est-à-dire de nature
à chasser de la circulation toute la monnaie métallique. Il se-
rait alors de
Soit R le montant du revenu social, évalué en (A), avant
rémission. Le montant de l'émission s'ajoutant à ce chiffre pour
constituer la valeur totale des produits, revenus consommables
et capitaux neufs, pendant toute la période d'émission, la hausse
du prix de ces produits serait mesurée, pendant cette période,
par le rapport
353
23
10. Pour nous rendre mieux compte de ces résultats, nous
allons les exprimer en chiffres concrets en prenant comme
type un pays placé dans les conditions hypothétiques suivantes
de richesse sociale.
Dans ce pays, l'argent est la marchandise monnaie sa
quantité est évaluée en francs, soit en demi-décagrammes au
titre de Le capital K est de 60 milliards. Le revenu R est
de 10 milliards. Les 60 milliards de capitaux se partagent en
40 milliards de capitaux fixes comprenant 2 milliards d'argent
marchandise, et 20 milliards de capitaux circulants compre-
nant 4 milliards d'argent monnaie. La quantité totale d'ar-
gent, Qa, est ainsi de 6 milliards. Les 10 milliards de revenu
se partagent en 2 milliards de fermages, 5 milliards de sa-
laires et 3 milliards d'intérêts. Il est demandé à la production,
pour ces 10 milliards de revenu, 8 milliards d'objets consom-
mables et 2 milliards de capitaux producteurs dont 1 mil-
liard 500 millions pour l'amortissement et l'assurance des ca-
pitaux producteurs existants et 500 millions en augmentation
de la quantité de ces capitaux.
Les 40 milliards de capitaux fixes se partagent de même en
12 milliards de capitaux à services consommables et 28 mil-
liards de capitaux à services producteurs. Les 20 milliards
de capitaux circulants sont pour 4 milliards aux mains des
consommateurs et pour 16 milliards aux mains des entrepre-
neurs. En vue de la symétrie et de la concordance des chiffres,
nous supposerons les consommateurs empruntant, comme les
entrepreneurs, par l'intermédiaire des banques et banquiers,
leurs capitaux fixes et circulants. Le crédit à long terme est
fait par émission d'actions, d'obligations et de créances le
crédit à courte échéance est fait par dépôts et escompte. Les
capitalistes ont ainsi dans leurs portefeuilles 40 milliards d'ac-
tions, obligations et créances, et 20 milliards de récépissés de
dépôts signés des banquiers les banquiers ont dans les leurs
20 milliards d'effets de commerce signés ou endossés par les
entrepreneurs et consommateurs. La proportion de 20 à 40 re-
présente la proportion normale du capital circulant au capi-
354
tal fixe, vu le chiffre du revenu social et les conditions de la
fabrication et de la consommation des produits.
C'est dans un tel pays que nous allons émettre des billets
de banque. Si cette émission se fait en monopole, une banque
unique remettra les billets aux banquiers en réescompte de
leur portefeuille, et les banquiers les repasseront aux entre-
preneurs et consommateurs si elle se tait librement, les
banquiers remettront directement les billets aux entrepre-
neurs et consommateurs en escompte de leurs effets de com-
merce. L'émission aura évidemment les mêmes effets, quant
aux points ci-dessus touchés, dans les deux cas.
i1. Dans les conditions de notre figure, nous avons vu
qu'une émission de 5 milliards de billets de banque ren-
drait la quantité d'argent marchandise de 3 milliards, la quan-
tité d'argent monnaie de 3 milliards, la quantité de monnaie,
argent et papier, de 8 milliards, et le prix de l'argent de 2.5
livres de blé le franc, le blé valant alors 0 fr. 40 la livre
elle doublerait donc tous les prix.
En supposant ainsi doublés tous les prix, on trouve que la
valeur du capital fixe et circulant de la société en francs serait
de2(60-6)+6=H4 milliards, à quoi il faudrait ajouter
5 milliards provenant de l'émission de billets de banque. Cette
émission permettrait donc une augmentation dans la quantité
du capital de1-4 il-8
Dans les mêmes conditions, nous avons vu que des émissions
de 20 milliards de billets de banque rendraient la quan-
tité d'argent marchandise de 4,5,6 milliards, la quantité d'ar-
gent monnaie de 2, 1, 0 milliards, la quantité de monnaie,
argent et papier, de 12,16, 20 milliards, et le prix de l'argent
de1 .66 = g, 1 .25 = |, 1 = g
livres de blé le franc, le blé valant
alors 0 fr. 60, 0 fr. 80, 1 franc la livre elles tripleraient, qua-
drupleraient et quintupleraient donc tous les prix. Une émis-
sion de plus de 20 milliards serait impossible.
En supposant ainsi triplés, quadruglés et quintuplés tous les
prix, on trouve que la valeur du capital ltxe et circulant de la
société en francs serait de 3 (60 6) + 6 = 168, 4 (60 6) + 6
222, 5 (60- 6) + 6 = 276 milliards, à quoi il faudrait ajou-
ter 10, 15, 20 milliards provenant des émissions de billets de
banque. Tes émissions permettraient donc une augmentation
dans ia quantité du capitaltejfa=ïôfr §&=îîâ> U7-6
.on.Cette dernière augmentation serait un maximum.
D'ailleurs, suivant qu'on ferait des émissions de 5,10, 15,
20 milliards, la valeur totale dés produits, revenus consomma-
bles et capitaux neufs, se trouvant tout d'un coup portée de
10 milliards, montant du revenu social avant l'émission, à 15,
25, 30 milliards, la hausse temporairedes prix des produits
relative à l'augmentation de la demande pendant la période
12. Mais il n'est pas conforme à la réalité des choses de
supposer des émissions de 5, 10, 15, 20 milliards se faisant
ainsi dans l'intervalle d'un exercice économique ou d'une an-
née. C'est pourquoi nous supposerons plutôt une émission de
5 milliards qui se ferait en 5 ans, à raison de 1 milliard par
an, et dont nous chiffrerons les résultats d'année en année.
Pour plus de simplicité, nous ferons deux autres hypothèses
l'une que le doublement des prix qui doit résulter de l'émis-
sion totale s'effectue pi^portionnellement, à raison de 20%
par an, l'autre que le montant nominal du revenu social s'é-
lève dans la même proportion.
Dans ces conditions, pendant la première année, la valeur to-
tale des produits serait de milliards, dont 8 milliards
d'objets consommables et 3 milliards de capitaux producteurs
nouveaux; et la hausse temporaire de leurs prixde.
La pro-
duction des revenus consommables serait ainsi à celle des ca-
pitaux neufs dans le rapport de 7.27 à 2.72.
356
Pendant la deuxième année, la valeur totale des produits se-
rait de 10 x 1.20 + 1 =; 13 milliards, dont 9 milliards 600 mil-
lions d'objets consommables et 3 milliards 400 millions de ca-
pitaux producteurs nouveaux; et la hausse temporaire de leurs
prix de12.
La production des revenus consommables serait
ainsi à celle des capitaux neufs dans le rapport de 7.38 à 2.61.
Pendant la troisième année, la valeur totale des produits se-
rait de 10x1.40 + 1 =15*nilliards, dont 11 milliards 200 mil-
lions d'objets consommables et 3 milliards 800 millions de ca-
pitaux producteurs nouveaux;- et la hausse temporaire de leurs
prixde rg.
La production des revenus consommables serait
ainsi à celle des capitaux neufs dans le rapport de 7.46à 2.53.
Pendant la quatrième arinée, la valeur totale des produits se-
rait de 10 X 1.60 -f 1 == 17 milliards, dont 12 milliards 800 mil-
lions d'objets consommables et 4 milliards 200 millions de ca-
pitaux producteurs nouveaux; et la hausse temporaire dé leurs
prixde 16.
La production des revenus consommables serait
ainsi à celle des capitaux neufs dans le rapport de 7.52 à 2.47.
Pendant la cinquième année, la valeur totale des produits se-
rait de 10 X 1.80 +1 = 19 milliards, dont 14 milliards 400 mil-
lions d'objets consommables et 4 milliards 600 millions de ca-
pitaux producteurs nouveaux; et la hausse temporaire de leurs
prixdeTTï.
La production des revenus consommables serait
ainsi à celle des capitaux neufs dans le rapport de 7.57 à 2.42.
A partir de la sixième année, l'émission cessant, la valeur
totale des produits serait chaque année de 10x2 = 20 mil-
liards, dont 16 milliards d'objets consommables et 4 milliards
de capitaux producteurs nouveaux et il n'y aurait plus de
hausse temporaire des prix provenant d'une demande sup-
plémentaire de capitaux producteurs nouveaux. La produc-
tion des revenus consommables serait, de nouveau, à celle des
capitaux neufs dans le rapport de 8 à 2.
357
III
Impossibilité de liquider les émissions de billets de banque.
Nous avons supposé tout à l'heure, pour plus de'sim-
plicité, que, pendant la période d'émission, c'est-à-dire pen-
dant la période de diminution de la valeur de la marchandise
monnaie et d'augmentation dans la quantité du capital pro-
prement dit, le montant du revenu social s'élevait exactement
dans la proportion de la hausse des prix de tous les produits.
Il n'y a pas un très grand intérêt à rechercher s'il en est effecti-
vement ainsi pendant cette période mais il est, au contraire,
très important de se rendre compte de la variation du mon-
tant nominal et du montant réel du revenu social une fois l'é-
mission terminée et lorsqu'un nouvel équilibre des prix des
produits et des services producteurs s'est établi sur la double
base de la dépréciation du métal précieux et de l'extension du
crédit.
T, P, K étant les montants respectifs des capitaux fonciers,
personnels et mobiliers, i étant le taux du revenu net, e étant
la somme nécessaire pour l'amortissement et l'assurance des
capitaux personnels et mobiliers, le revenu social évalué en
(A) avant l'émission est
R = (T + P + K)i-|-e.
T', P', K', i' s' étant les mêmes quantités après une émission
de nature à ramener le prix de (A) en (B) de Pa à p, il s'agit
d'abord de savoir si le revenu social après cette émission, soit
R' = (T' + P' + K')i' + e',
est ou non égal à R. C'est ce que nous apprendra l'examen
des variations des éléments divers composant R et R'.
Il faut d'abord admettre, en vertu de la loi d'établissement
du taux du revenu net telle qu'elle a été formulée dans la 25e
358
leçon de nos éléments d'économie politique pure, que L'é-
mission des billets de banque, augmentant l'offre effective des
capitaux neufs en numéraire sur le marché, amène une baisse
du taux -du revenu net. Ainsi on a i' < i.
Cette baisse n'est pas du tout celle qui correspondrait au
prêt à titre gratuit du supplément de capital représenté par
les billets de banque. Il est bien certain qu'en cas d'émission
en monopole la banque investie de ce monopole n'a aucune
raison de faire le crédit gratuit; mais on pourrait être tenté
de croire qu'en cas d'émission libre la concurrence portera
les banques et banquiers à se disputer la clientèle en abais-
sant le taux de l'intérêt d'une somme correspondant à la lo-
cation gratuite d'un supplément de capital qui ne leur coûte
rien. Ce serait une erreur. Sans doute les banques et ban-
quiers sont eux-mêmes des espèces d'entrepreneurs qui, à
l'état normal, ne font pas de bénéfices mais quand excep-
tionnellement un entrepreneur fait des bénéfices, ce n'est pas
volontairement qu'il abaisse son prix de vente au niveau de
son prix de revient. En pareil cas, un entrepreneur se borne
à développer sa production, et c'est l'augmentation dans la
quantité du produit qui en fait baisser le prix. Or le taux du
revenu net, avec lequel le taux de l'intérêt tend à se confon-
dre, s'établit, comme le prix des produits, par la hausse ou
la baisse en vue de l'égalité de l'offre et de la demande des ca-
pitaux neufs en numéraire. Donc les banques et banquiers se
borneront, eux aussi, à développer leur escompte, et ce sera
seulement l'augmentation dans la quantité des capitaux neufs
qui fera baisser le taux de l'intérêt. Il est donc certain que
Les banques et banquiers perçoivent, au taux réduit du re-
venu net, les intérêts du capital supplémentaire qu'ils se pro-
curent et qzc'ils mettent à la disposition des entrepreneurs par
l'émission des billets de banque. Il n'y a aucune différence à
1 Il y a bien une baisse du taux de l'intérèt résultant de l'émission des
billets de banque, mais momentanée et servant à produire la hausse des
prix après laquelle elle cesse. Voir les Eléments politique
33o leçon, ou, dans ce volume, la Théorie de la monnaie., '1re partie, 9.
359
cet égard, non plus qu'à tous les autres, entre l'émission libre
et l'émission en monopole.
14. En conséquence de l'augmentation dans la quantité des
capitaux neufs, le montant du capital qui était K est devenu
Ainsi le terme K' diffère de -Ken plus de!! + F (p) et en
moins de Qa. On voit tout de suite que ces deux éléments
contraires de différence correspondent l'un à l'augmentation
dans la quantité du capital et l'autre à la diminution dans la va-
leur de la marchandise monnaie. Comme il n'ya aucune rai-
son de supposer la différence en plus supérieure ou inférieure
à la différence en moins, nous sommes autorisés, dans le doute,
à les considérer comme se compensant à peu près l'une l'au-
tre. C'est ce qui arrive dans notre exemple, puisque des émis-
sions de 5, 10, 15, 20 mil liards nous donnent des valeurs de K'
égales à 119, 178, 237, 296 milliards alors que les valeurs de
It seraient de 120, 180, 240, 300 milliards. Dans ce cas les
capitalistes retrouvent, comme actionnaires des banques d'é-
mission, presque exactement ce qu'ils perdent d'intérêts sur
la location de la marchandise monnaie. Ainsi il ne reste, en ce
qui concerne lerapport de K'i' à Ki
quela légère différence
provenant de l'abaissement du taux du revenu net de i à i'.
La baisse du taux du revenu net déterminée sur le marché
des capitaux y détermine une hausse correspondante du prix
des terres et des facultés personnelles. Mais les conditions d'of-
fre et de demande effectives des services fonciers et person-
nels n'ont pas changé puisque le revenu des capitalistes est
sensiblement le même. Il est donc certain que le montant des
360
fermages et des salaires nets s'élève exactement dans la pro-
portion de la hausse des prix, ou que
Les conditions d'amortissement et d'assurance n'ayant pas
été troublées davantage par le fait de l'émission des billets de
banque, on doit admettre aussi que e' = e.
Quant au montant réel du revenu social, c'est-à-dire à la
quantité des produits composant ce revenu, on ne saurait ad-
mettre qu'il soit resté le même. Les entrepreneurs, trouvant
une quantité plus considérable de capital à meilleur marché,
peuvent fabriquer une quantité plus considérable de produits
à meilleur marché. Il y a donc plus de produits à un prix re-
lativement plus bas, c'est-à-dire à un prix inférieur à celui
qui résulterait de la dépréciation du métal précieux; et c'est
précisément la coïncidence de la quantité plus considérable
et du prix relativement plus bas des produits composant le
revenu social qui fait que le montant nominal de ce revenu
n'a pas sensiblement varié, c'est-à-dire a augmenté en pro-
portion à peu près inverse de la diminution dans la valeur de
la marchandise monnaie, aussi bien en ce qui concerne le
montant du revenu net qu'en ce qui concerne celui de l'amor-
.tissement et de l'assurance. Pour être scrupuleusement exact,
et tenir compte de la baisse du taux du revenu net, il faut
pourtant constater que les capitalistes reçoivent à peu près la
même quantité de produits pour un montant un peu inférieur
d'intérêts, et que ce sont les propriétaires fonciers et las tra-
vailleurs qui reçoivent une quantité plus considérable de pro-
duits pour un montant égal de fermages et de salaires.
De tout cela il résulte que:' La période d'émission des
billets de banque une fois terminée, et le riouvel équilibre de
l'échange et de la production une fois établi, le montant nomi-
nal du revenu social n'apas
tout à fait augmenté dans la
proportion exacte de la hausse des prix résultant de la dimi-
nution dans la valeur de la marchandise monnaie, la diffé-
rence en moins provenant de la baisse du taux du revenu net
amenée par l'augmentation dans la quantité du capital. Le
montrant réel de ce revenu a alors augmenté pour leg Proprié-
taires fonciers et pour les travailleura, qui reçoivent' unè'quan-
lité plus considérable de produitsà titre de fermages et de
salaires, mais non pour les capitalistes, qui en reçoivent à peu
près la même quantités à titre d'intérêts.
15. Ce principe me permet de vider une question de toute
importance dans la théorie du billet de banque et que je ne
sache pas qu'on ait nettement abordée et résolue jusqu'ici
celle de savoir si l'augmentation dans la quantité du capital
permise par l'émission sera une augmentation dans la quantité
du capital fixe consistant en bâtiments, machines, instruments,
outils, ou une augmentation dans la quantité du capital circu-
lant consistant en matières premières et produits fabriqués en
vente àl'étalage. Comme les billets de banque sont des titres
représentatifs de capital circulant, remis par des institutions de
crédit à courte échéance à des entrepreneurs d'agriculture,
d'industrie ou de commerce en échange d'effets de commerce,
on est naturellement porté à croire que c'est une augmentation
dans la quantité du capital circulant qui va avoir lieu par suite
de l'émission des billets de banque. Mais il suffit, pour éviter
cette erreur, de se rappeler que le fonds de roulement de la.
consommation et celui de la production sont déterminés par
les conditions de cette consommation et de cette production,
ainsi que par le montant du revenu social, et que, par consé-
quent, ces conditions et ce montant ne changeant pas; le
montant du capital circulant ne changera pas non plus. Sans
doute, pour produire un revenu social un peu supérieur en
quantité, il faudra un capital circulant un peu supérieur en
quantité; mais les prix des produits ayant relativement baissé,
en raison de l'abaissement du taux de l'intérêt, cette quantité
plus considérable de capital circulant correspondra, comme
la quantité plus considérable du revenu social, à un montant
nominal relativement égal, c'est-à-dire à un montant nominal
362
.augmenté en proportion inverse de la diminution dans la va-
leur de la marchandise monnaie. Ainsi L'augmentation
dans la quantité du capital permise par l'émission des billets
debanque consigie en une augmentation dans la quantité
non
du capital circulant* mais du capital fixe.
Charles CoqueMn dans son ouvrage cité plus haut, a
eonstaté cette influence de rémission des billets de banque sur
la demande de capitaux fixes.
« Il y xl donc .ici une certaine masse de capitaux qui se
déplace et qui doit chercher ailleurs son emploi. Que de-
vient-elle ? Le voici nne partie se porte à la Bourse pour y
» chercher un placement sur les rentes publiques, dont natu-
» Tellement le taux s'élève une autre partie s'applique à l'a-
» chat des bons du trésor et de toutes les valeurspubliques
«qui offrent une certaine sécurité. Néanmoins, comme la
somme de ces valeurs.n'est pas élastique, qu'elle n'augmente
» pas au gré de la demande, il reste toujours une certaine
quantité de capitaux disponibles qui cherchent en vain leur
.» placement. Parmi les propriétaires de ces capitaux, un cer-
» tain nombre n'en trouvant pas l'emptoi sur l'heure, ou ne
jugeant pas les emplois actuels assez avantageux, déposent
» leur argent à la banque en attendant une occasion. Ainsi,
» l'encaisse métallique de la banque se grossit par le dépôt
d'une partie des fonds qu'elle a déplacés. »
a Lorsque Ies émissions de la banque sont arrivées à un
s certain degré, la masse des capitaux disponibles et cherchant
unplacement devient énorme, non pas, il est vrai, dans
» toute l'étendue du pays, car il n'existe pas de moyens régu-
» liers pour les y répartir, mais dans tout le rayon sur lequel
» la banque agit, et particulièrement dans la ville même où
» elle siège. Il s'y manifeste un engorgement tel qu'on ne sait
plus littéralement que devenir avec ses fonds. Les capita-
» listes petits ou grands se battent sur place toutes les va-
» leurs .publiques s'avilissent* la Bourse nage dans l'or. Par
1 L'auteur a évidemment voulu dire sont hors de prix.
363
une conséquence naturelle, l'afflux des dépôts à la banque
augmente toujours.
a Il y a un moment où l'engorgement des capitaux de-
vient tel sur la place qu'il faut bien qu'on leur trouve un
«emploi à tout prix. Les détenteurs ne peuvent pas se rési-
» gnet* éternellement à n'en toucher aucun intérêt ou à ne
percevoir, au moyen d'un placement éventuel et précaire,
s que des intérêts dérisoires de 2 */a à Ils appeflent donc
» à grands cris ces débouchés qu'ils ne trouvent pas. Alors,
c'est tout simple, les faiseurs de projeta leur viennent en
» aide, et le génie de la spéculation s'éveille. »
«.On imagine donc des plans gigantesques pour ouvrir
» de larges débouchés à tous ces fonds inoccupés. Le premier
» venu donne le branle, et tout le reste suit. De toutes parts,
» de grandes entreprises sont projetées, tantôt pour l'exploita-
» tation de mines de houille, tantôt pour la construction d'un
» vaste réseau de chemins de fer, quelquefois pour le défri-
» chement de terres incultes, ou bien encore, si c'est en An-
» gleterre que la scène se passe, pour l'exploitation en grand
» des mines d'or et d'argent du Nouveau-Monde. Tous ces
» projets sont accueillis avec transport. Il n'est pas alors d'en-
n treprise si grande dont on s'effraye au contraire, les plus
n vastes, les plus hardies sont celles qui ont le plus de chan-
» ces de succès parce qu'elles répondent le mieux au vrai be-
» soin de la situation. Les listes de souscription s'ouvrent et
» se emplissent en un clin d'oeil i. t>
de cette belle page a deux torts. Il suppose cette
demande de capitaux fixes se faisant d'une façon désordonnée,
et il se figure qu'elle n'a lieu que dans le cas et en consé-
quence d'une émission de billets de banque effectuée en mo-
nopole. Il est vrai que neuf fois sur dix, et peut-être dix fois
sur dix, l'apparition de plusieurs millions, dizaines ou cen-
taines de millions, sur le marché du capital numéraire déter-
minera la demande d'une quantité encore plus considérable
fCOQUELIN. Le crédit et les banques. Ch. VII, II.
364
de capitaux agricoles, industriels et commerciaux: sur le mar-
ché de ces capitaux, par suite de l'entraînement qui préside
toujours aux faits de spéculation, dé sorte que la hausse du
prix des titres sera tôt où tard suivie d'une baissé. Mais cet
entraînement, inhérent à la pratique, n'est'pas une nécessité
théorique. Quant à la conviction où est Coquelin que ce be-
soin de placements en capitaux fixes n'aurait pas lieu si les
capitalistes pouvaient employer leurs fonds à souscrire des
actions de banques d'émission, c'est un véritable enfantillage.
Etant une fois donné le montant de l'émission, qu'elle se fasse
en monopole ou en liberté, il faut trouver un emploi de capi-
tal pour une somme égale. Or, encore une fois, le montant du
capital circulant est déterminé par le montant annuel des
produits à fabriquer et à consommer et par le délai moyen de
la fabrication et de la consommation. Les consommateurs ont
dans leurs caves et dans leurs greniers un approvisionnement
suffisant en objets de consommation; les entrepreneurs ont
en magasin et à l'étalage les quantités de matières premières
et de produits fabriqués qui leur sont nécessaires donc le
supplément de capital fourni par l'émission des billets de ban-
que se composera nécessairement d'améliorations agricoles
drainage, colmatage; de constructions industrielles mines,
forges, filatures, services de transport, chemins de fer, paque-
bots, etc., etc. Assurément, les billets de banque en circulation
représenteront du capital circulant mais le placement de ces
titres de propriété de capital circulant dans la circulation mo-
nétaire aura rendu disponibles des dépôts qui chercheront à
s'échanger contre des titres de propriété de capital fixe. Et
tout cela pourrait à la rigueur se faire dans une juste mesure.
Nous avons supposé jusqu'ici le marché du capital fixe et celui
du capital circulant confondus en un seul mais, en réalité,
ces deux marchés sont distincts. Sur l'un se font les émissions
de titres d'actions et d'obligations sur l'autre se font les dé-
pôts en compte-courant. Abstraction faite de certaines consi-
dérations, le taux de l'intérêt tend à s'égaliser sur les deux
marchés. Qu'on fasse affluer sur le second une masse considé-
-365-
rabje de capital provenant d'émission de billets de banque, le
taux de l'escompte y baissera d'une manière sensible, et, en
conséquence, une masse sensiblement égale se détournera
vers le premier. C'est donc un fait normal, qui se produit le
plus souvent avec désordre mais qui pourrait à la rigueur se
produire avec ordre, et qui résulte aussi bien de l'émission
libre que de l'émission enmonopole, que, bien que les billets
de banque soient en eux-mêmes des titres depropriété de ca-
pital circulant, ils sont néanmoins, en dernière analyse, re-
présentatifs de capital fixe, vu que le supplément de capital
qu'ils procurent ne peut trouver son emploi que dans le cré-
dit à long terme.
17. Cette observation est, je le répète, de première im-
portance dans la théorie du billet de banque. Il s'ensuit en
effet que Une émission de billets de banque n'est en réalité
liquidable ni immédiatement par remboursement des billets
émis, ni dans le délai nécessaire pour vider le portefeuille par
cessation complète d'escompte avec retrait des billets ou avec
accumulation dans les caisses de Za banque d'espèces en quan->
tité égale au montrant des billets restés dans la circulation. In-
dépendamment de la crise de circulation qu'il produirait par
raréfaction de la monnaie, renchérissement du métal précieux
et baisse des prix, l'un ou l'autre de ces procédés produirait
une crise de crédit par contraction du capital circulant et
hausse du taux de l'eseompte. En effet, si le capital circulant
se transforme aisément et rapidement en capital fixe, le capi-
tal fixe ne se transforme que difficilement et lentement en
capital circulant. La production serait donc en partie arrêtée
jusqu'à ce que les épargnes, à supposer qu'il s'en fasse, eus-
sent comblé le déficit.
18. Dans notre pays type, les 60 milliards de capitaux pro-
prement dits se partagent en 40 milliards de capitaux fixes
dont 2 milliards d'argent marchandise, et 20 milliards de ca-
pitaux circulants dont 4 milliards d'argent monnaie. Des émis-
sions respectives de milliards de billets de banque
y doubleraient, tripleraient, quadrupleraient, quintupleraient
tous les prix, et feraient paeser 1, .2, 3, 4 milliards d'argent
monnaie à l'état d'argent marchandise. De telles émissions ren.
draient donc respectivement le capital fixe de2x38 + 3 + 5
=84, 3x38+4+10=128, 4x38 + 5 + 15=172, 5x38
+ 6 + 20= 216 milliards, et le capital circulant de 2 x 16 + 3
3x16 + 2=50, 4x16 + 1=65, 5x16=80 mil-
liards, de sorte que la disparition, à un moment donné, de la
quantité émise de billets de banque, en même temps qu'elle y
produirait une crise monétaire ou de circulation consistant
dans la disparition des s,t^, tt., ôt;
de la monnaie, y produi-
rait une crise financière ou de crédit consistant dans la dispa-
ritione 7' =, v-ôô, t
du capital circulant. Il n'y aurait qu'un
moyen d'éviter cette double crise monétaire et financière, ce
serait de décréter le cours forcé des billets de banque. Et
comme, dans notre pays hypothétique, les épargnes annuelles
sont de 500 millions, il faudrait que la liquidation de l'émis-
sion des billets de banque fût échelonnée sur 10, 20, 30, 40 ans
pour s'opérer sans secousse. L'expérience s'accorde également
avec le raisonnement sur cette nécessité du cours forcé pour
éviter des catastrophes.
IV
De la liberté des banques d'émission.
19. A la lumière des vérités d'économie politique pure que
nous avons établies, nous pouvons enfin nous prononcer, sur
la question de la liberté ou de la réglementation de l'émission
des billets de banque, entre les diverses écoles de l'émission
par l'Etat, de l'émission par une banque unique investie d'un
monopole et pourvue d'un cahier de& charges, de l'émission
par un nombre indéfini de banques libres, et enfin, car cette
école existe aussi, de l'interdiction de toute émission de billets
de banque.
367
On donne quelquefois, en faveur de l'émission par l'Etat,
une raison qu'il faut mentionne? et réfuter. Le droit de battre
monnaie, dit-en, est un droit régalien or le billet de banque
est une monnaie, vu qu'étant transmissible sans endossement,
il libère le débiteur vis-à-vis de son créancier donc l'émis-
sion des billets de banque appartient à l'Etat. De ce syllogis-
me, nous admettons, quant à nous, la majeure il est d'inté-
rêt public et non privé qu'il y ait un intermédiaire d'échange
institué dans des conditions rationnelles et avec lequel on
puisse légalement s'acquitter. Mais la mineure nous paraît
inadmissible le créancier est tenu de recevoir en paiement la
monnaie légale métallique, mais on ne saurait l'obliger à re-
cevoir des billets de banque. La conclusion est donc mal fon-
dée. Il faut se méfier de cette pétition de principe qui consiste
à faire de la monnaie de papier une monnaie légale pour en-
suite la traiter comme telle.
On invoque aussi la raison fiscale mais celle-là n'est pas
moins détestable. Il n'y a pas de plus grande erreur que de faire
faire à l'Etat ce qui est en dehors de ses attributions pour le
plus grand avantage du fisc, et rien n'est plus en dehors des
attributions de l'Etat que le crédit. Le gouvernement, repré-
sentant l'Etat, une fois investi des fonctions d'escompteur par
la constitution d'une Banque d'Etat, se trouve être le dispen-
sateur du capital il en procure à ses amis, il en refuse à ses
adversaires. Mais ce n'est pas tout encore. Il a, de cette façon,
entre lt* mains le moyen d'emprunter indéfiniment; car il
lui suffit, pour cela, de prendre lui-même à la Banque autant
de billets de banque qu'il en veut, sauf à décréter le cours forcé
pour le cas ces billets, une fois mis dans la circulation,
viendraient se présenter au remboursement. Le billet de ban-
que devient ainsi un assignat sans aucune garantie.
20. Eh bien, soit, disent alors les partisans du monopole.
Le billet de banque n'est pas une monnaie mais il fait office
de monnaie ou d'intermédiaire d'échange, et cette addition
d'une certaine quantité de monnaie de papier à la quantité de
monnaie métallique en circulation déprécie cette dernière,
368
élève les prix et trouble les rapports d'échange. Donc l'indus-
trie du crédit à l'escompte avec émission de billets de banque
n'est pas une industrie comme une autre; c'est une industrie
qu'il faut réglementer et non laisser libre. Sur quoi les parti-
sans de la liberté ripostent que les billets de banque ne sont
pas la seule espèce de monnaie de papier que les chèques,
les billets à ordre, les lettres de change suppléent, eux aussi,
la monnaie métallique que si donc on ne réglemente pas l'é-
mission des chèques, des billets à ordre et des lettres de change,
il n'y a pas lieu de réglementer l'ésnission des billets de banque.
Cette controverse ainsi engagée est assez désordonnée. La
hausse des prix provenant de 1a diminution dans la valeur
de la marchandise monnaie, jointe à celle provenant de l'aug-
mentation dans la demande des capitaux, constitue assuré-
ment un trouble sérieux des relations d'échange. Ce trouble
est très favorable aux entrepreneurs qui voient s'élever le prix
des produits avant que s'élève le prix des services produc-
teurs. Mais il est, par cela même, très défavorable aux pro-
priétaires fonciers dont les fermages ont été fixés par des baux
à long terme, aux capitalistes qui perdent à la fois sur les in-
térêts qu'on leur paie et sur leur capital quand on le leur rem-
bourse, aux travailleurs qui sont obligés, pour faire augmen-
ter leurs salaires, de recourir à des grèves toujours onéreuses,
aux fonctionnaires publics qui n'ont, eux, aucun moyen de
faire augmenter leurs traitements sans compter qu'on est
toujours à la merci d'une panique qui, tout d'un coup, ren-
chérissant la monnaie et faisant baisser le prix de toutes les
marchandises, amène la ruine des producteurs après celle des
consommateurs. L'assimilation, sous ce rapport, des chèques
et du papier de commerce on de banque aux billets de banque
n'est pas concluante ou n'est pas exacte. Si l'on peut établir
que la remise par les capitalistes aux banquiers de dépôts dis-
ponibles à intérêt et le prêt de ces dépôts par les banquiers à
des entrepreneurs ou consommateurs qui les transforment en
capitaux circulants exposent la société à une crise monétaire
ou financière le jour oû un certain nombre de capitalistes re-
aaU
34
demanderaient leurs dépôts aux banquiers ou refuseraient
seulement de renouveler les prêts faits aux entrepreneurs
ou consommateurs, il y a lieu d'empêcher ces opérations..
Quant au papier de commerce, billets à ordre et lettres de
change, il n'est pas de nature à circuler ces effets doivent ve-
nir se faire escompter dès qu'ils ont leurs deux signatures,
celle du souscripteur ou accepteur et celle du bénéficiaire ou
tireur endosseur. C'est le papier de banque, formé des accep-
tations des banquiers, qui circule et qui sert à régler des
échanges de place à place et de pays à pays. Sans doute, c'est
là une monnaie de papier qui supplée dans une large mesure
la monnaie métallique. Mais, parmi ces acceptations de ban-
quiers, les unes, qui sont à vue ou à très courte échéance,
sont uniquement des instruments de circulatiom et les au-
tres, qui sont à plus longue échéance et qui sont des instru-
ments de crédit, ne restent pas indéfiniment dans la circu-
lation elles se multiplient quand les affaires -sont actives et
disparaissent quand les affaires se ralentissent. Il n'en est pas
de même du billet de banque. Que les affaires soient actives
ou lentes, la quantité nécessaire de capital circulant sera tou-
jours fournie en première ligne. par les banques d'émission, à
cause de la facilité relative de leur escompte. Puis il n'y a au-
cun risque que les acceptations des banquiers se présentent
tout d'un coup, toutes à la fois, au remboursement, comme
les billets de banque. On peut objecter tout cela aux par-
tisans de l'émission libre; mais ce qu'on peut demander-
aussi aux partisans de l'émission en monopole, c'est en quoi
il nous sera plus favorable ou moins désavantageux que le
trouble des rapports d'échange soit causé par une banque
unique investie d'un monopole comme la Banque de France
ou la Banque d'Angleterre, au lieu de l'être par un nonibre
indéfini de banques libres. On voit bien l'énorme intérêt qu'ont
à cette combinaison les actionnaires de telles institutions
mais on ne voit guère celui qu'y a le public.
21. Il faut ici renouveler le débat en introduisant comme
éléments de discussion les résultats de l'analyse. D'abord, il
370
faut laisser de côté le fait de la hausse des prix pendant la pé-
riode d'émission c'est là un fait transitoire et non permanent,
destiné à cesser quand un nouvel équilibre des prix des pro-
duits et des services producteurs se sera établi. Ensuite, en se
mettant au point de vue de cet équilibre nouveau, il faut se
demander lequel des deux systèmesde l'émission en monopole
ou de l'émission libre réalise le mieux les avantages et évite le
mieux les inconvénients de l'émission des billets de banque
et, pour cela, il convient de résumer exactement ces inconvé-
nients et ces avantages.
« Les opérations d'une banque sage, a dit A. Smith, en subs-
» tituant du papier à la place d'une grande partie de cet or et
» de cet argent, donnent le moyen de convertir une grande
n partie de ce fonds mort en un fonds actif et productif, en un
» capital qui produira quelque chose au pays. L'or et l'argent
qui circulent dans un pays peuvent se comparer précisément
» à un grand chemin qui, tout en servant à faire circuler et
» conduire au marché tous les grains et les fourrages du pays,
» ne produit pourtant par lui-même ni un seul grain de blé ni
» un seul brin d'herbe. Les opérations d'une banque sage, en
» ouvrant en quelque manière, si j'ose me permettre une mé-
» taphore aussi hardie, une espèce de grand chemin dans les airs,
» donnent au pays la facilité de convertir une bonne partie de
ses grandes routes en bons pâturages et en bonnes terres à
» blé, et d'augmenter par là d'une manière très considérable
» le produit annuel de ses terres et de son travail.Il faut pour-
» tant convenir que, si le commerce et l'industrie d'un pays
» peuvent s'élever plus haut à l'aide du papier-monnaie, néan-
» moins, suspendus ainsi, si j'ose dire, sur les ailes d'Icare,
» ils ne sont pas tout à fait aussi assurés dans leur marche que
? quand ils portent sur le terrrain solide dé l'oret de l'argent I.»
Cette admirable comparaison est, après les rectifications et
compléments que nous avons apportés à la théorie d'A. Smith,
d'une justesse doublement merveilleuse. Selon A. Smith, l'é-
1 A. SMITH. Richesse des nations. Liv. Il, Ch. II.
371
mission des billets de banque a un avantage la possibilité
d'un accroissement dans la quantité du capital, compensé
par un inconvénient: la chance d'une crise de circulation
résultant d'une insuffisance de monnaie. Selon nous, l'émis-
sion des' billets de banque a deux avantages et deux incon-
vénients car, selon nous, la chance d'une crise de circulation
par insuffisance de monnaie est corrélative à la possibilité d'une
transformation de métal monnaie en métal marchandise et à
la possibilité d'un accroissement dans la quantité du capital
se rapporte la chance d'une crise de crédit par insuffisance
de capital circulant. Mais l'avantage de pouvoir transformer
du métal monnaie en métal marchandise, aussi bien que celui
de pouvoir accroître la quantité du capital, répond très bien
à l'avantage de convertir en terres de culture tes grandes rou-
tes d'un pays; et surtout, l'inconvénient de s'exposer à une
crise financière,. aussi bien que celui de s'exposer à une crise
monétaire, est parfaitement représenté par l'inconvénient d'ê-
tre précipité du haut des airs.
22. Dans ces conditions, peut-on songer un seul instant à
laisser les banques et banquiers libres d'exposer ta société à
cette double crise, en soumettant l'émission des billets de ban-
que à la règle du laisser faire, laisser passer? Non évidemment.
En vain nous dirait-on que les banques d'émission qui ne seront
pas bien conçues et bien conduites ne réussiront pas à faire
accepter leurs billets par le public; car le public, d'une part,
ignore absolument les principes de la théorie des banques et,
d'autre part, n'a.aucun moyen d'en contrôler la pratiqué. Mais
le monopole lui-même nous offre-t-il des perspectives beaucoup
plus rassurantes? Ses partisans ne manquent pas de nous l'affir-
mer. A les entendre, une banqueuniqtie administrée ousurveit-
lée par le gouvernement ne pourra manquer d'opérer d'une
façon satisfaisante. Cela d'abord n'est pas absolument certain;
puis, cela le fût-il, remarquons qu'il ne suffit pas à la banque de
mériter la confiance du public pour l'obtenir. Qu'à'tort oü à rai-
son le public se méfie, et il est nécessaire de décréter le cours
forcé. Or, à supposer que tes avantages résultant de l'émission
372
des billets de banque fussent tels qu'il ne faudrait pas craindre
de les acheter au prix du cours forcé, il existe une combinai-
son au moins aussi bonne que celle du monopole. Dans ce sys-
tème, toute banque, tout banquier, peut émettre des billets de
banque à la condition de remettre entre les mains de l'Etat,
engarantie, des titres d'actions ou d'obi igations pour-une somme
au moins égale à celle des billets émis. Vienne le vun, justifié
ou non, l'Etat décrète le cours forcé des billets de banque; il
opère la liquidation des opérations des banques et banquiers;
et, s'il y a lieu, vend les titres remis en garantie pour se cou-
vrir.
23. Cette combinaison est séduisante. Elle peut reposer sur
une théorie scientifique du billet de banque; car elle prévoit
et elle accepte d'avance la nécessité du cours forcé. Mais là
aussi est sa faiblesse. Il faut, en somme, prévoir mais non pas
accepter la nécessité du cours forcé. Le cours forcé est contraire
à la fois à la justice et à l'intérêt; car personne n'est tenu de
devenir malgré lui créancier de l'Etat, et, d'un autre côté, la
circulation fondée sur le papier-monnaie, même garanti par
l'Etat, n'est pas si solide que la circulation fondée sur la mon-
naie métallique. Du moment où l'on a reconnu que le billet de
banque n'est qu'en apparence seulement convertible en espè-
ces, on ne doit pas faire de différence entre lui etles autres instru-
ments dé circulation imaginés en vue de la mobilisation des
terres et des capitaux. Les économistes qui ont si souvent re-
poussé ces plans sont en contradiction avec eux-mêmes quand
ils se battent les flancs, comme Charles Coquelin, pour nous
vanter les prodiges de l'émission des billets de banque. Il faut
dire cependant que les maîtres de la science, comme avertis
par un secret instinct, n'ont pas donné dans cet engouement.
On a vu combien A, Smith est prudent et réservé J.-B. Say ne
l'est pas moins, et M. Michel Chevalier, croyons-nous, a jadis
assimilé les banques d'émission à des établissements insalu-
bres. Enfin M. Cernuschi, dans son bel ouvrage intitulé Méca-
nique de l'échange, s'est prononcé formellement pour l'inter-
diction à qui que ce fût d'émettre des billets à vue, au porteur.
373
Quant à nous, nous inclinons à nous ranger à cet avis. Nous
croyons qu'en tout état de cause, les inconvénients de l'émis-
sion des billets de banque sont supérieurs à ses avantages, et
que, dans un pays où l'économie politique serait assez avancée
et assez répandue, si l'Etat n'interdisait pas formellement d'é-
mettre des billets à vue, au porteur, les particuliers prononce-
raient eux-mêmes cette interdiction en refusant d'accepter des
billets de banque en paiement ou en s'empressant de les aller
présenter au remboursement.
Dans les limites de la somme nécessaire pour transformer
tout le métal monnaie en métal marchandise, les billets de ban-
que jouent absolument le rôle de monnaie métallique; par con-
séquent, dans ces limites, l'émission des billets de banque équi-
vaut absolument au débarquement dans un pays d'un capita-
liste étranger porteur de tonnes de monnaie métallique qu'il
déposerait en compte-courant disponible sans intérêts chez les
banquiers du pays. Ce capitaliste étranger, dans le cas de l'émis-
sion des billets de banque, c'est le public qui accepte les bil-
lets de banque et s'en sert comme de monnaie. Il n'y a, nous le
répétons, entre les deux situations, que cette seule et unique
différence que la monnaie métallique aurait une valeur par elle-
même, tandis que les billets de banque n'en ont pas d'autre
que celle des capitaux, à créer, qu'ils représentent,
Or il est certain que la remise par ce capitaliste étranger
aux banquiers d'une telle quantité de monnaie métallique en
supplément de celle déjà existante amènerait, d'une part, la de-
mande à l'industrie du pays d'une fourniture plus considérable
d'instruments de production qui serait, bien entendu, com-
pensée, pendant la période de construction de ces instruments,
par une fourniture moins considérable d'objets consommables;
et qu'elle occasionnerait, d'autre part, une augmentation dans
la quantité du métal précieux et une diminution dans la va-
leur de ce métal d'où résulterait une hausse de tous les prix.
Nous croyons avoir démontré, et c'était à vrai dire le point
capital de notre travail, que les instruments de production
obtenus en échange de la monnaie métallique supplémen-
374
taire consisteraient encapitaux fixes et non pas en capitaux
circulants.
Cela posé, les billets de banque se présentent au rembour-
sement autrement dit, le capitaliste étranger redemande ses
fonds et veut s'en aller. Il est encore certain que le retrait de
la circulation de la quantité de monnaie métallique qui y au-
rait été introduite occasionnerait d'une part une diminution
dans la quantité du métal précieux et une augmentation dans
la valeur de ce métal d'où résulterait une baisse de tous les
prix; et qu'elle obligerait d'autre part les emprunteurs à liqui-
der une partie de leur capital. Mais le capital fixe n'est pas ainsi
liquidable il n'y a que le capital circulant qui puisse se réaliser
sinon immédiatement, du moins dans le délai nécessaire pour
l'écoulement des matières premières et produits fabriqués dont
il se compose. Si donc on exécutait scrupuleusement les condi-
tions du contrat intervenu avec le public ou avec le capitaliste
étranger, on priverait la société d'une portion de son capital cir-
culant, on interromprait les opérations de la production agri-
cole, industrielle et commerciale. Aussi, en effet, a-t-on pris avec
le public ou avec le capitaliste étranger un engagement qu'on
ne peut remplir à moins de provoquer une suspension de !lit
vie économique. Eh bien, en disant qu'on devrait interdire
l'émission de billets à vue, au porteur, nous disons qu'on ne
devrait pas permettre aux banquiers de faire au public ou au
capitaliste étranger une promesse qu'ils ne peuvent pas tenir
.sans bouleverser la société. Et en disant qu'à défaut de cette
interdiction le public devrait ne pas se prêter à l'émission des
billets de banque, nous disons que le capitaliste étranger ferait
bien de ne pas se fier à une promesse qui ne peut pas être
tenue du moment où la société ne veut pas être bouleversée.
24. L'émission des billets de banque a plus d'inconvénients
que d'avantages en supposant même, comme nous l'avons fait,
que tous les phénomènes accompagnant ou suivant cette émis-
sion s'accomplissent d'une manière normale. Mais que dire à
présent si l'on songe qu'il est presque impossible qu'il en soit
.jamais ainsi 1 Nous avons supposé les billets de banque émis
375
exclusivement par des institutions de crédit à courte échéance
en représentation de bons effets de commerce. Mais qu'on les
suppose à présent émis aussi bien par des institutions de cré-
dit à long terme en représentation de créances hypothécaires
ou chirographaires. Qu'on les supposeémispardesinstitutions
de crédit à courte échéance en représentation d'effets renou-
velables ou de complaisance. Ils ne sont plus absolument rem-
boursables ni à présentation, ni dans le délai de quatre-vingt-
dix jours. Nous avons supposé l'émission lente et progressive,
par conséquent la dépréciation de la monnaie, lademande des
capitaux nouveaux, la hausse des prix, lentes et progressives
également. Mais qu'on suppose à présent tous ces faits se pro-
duisant brusquement et avec excès, n'est-il pas alors certain
que l'émisson des billets de banque n'est rien autre chose que la
préparation d'une crise à échéance indéterminée? Qu'on réflé-
chisse attentivement à ces éventualités et l'on se refroidira de
plus en plus à l'endroit de ce dangereux instrument de crédit
qui s'appelle le billet de banque.
LA CAISSE D'ÉPARGNE POSTALE DE VIENNE
ET LE COMPTABILISME SOCIALI
1
Plan d'une Banque de virements.
Il y a douze ou treize ans, ayant à mettre en sûreté des ti-
tres qui ne m'appartenaient pas, je regrettai de ne pouvoir les
déposer non, comme je dus faire, chez d'hoKorables banquiers
qui les firent ce reposer sous mon dossier, à mes risques, dans
leurs caisses », mais dans une Banque centrale, Banque d'Etat
ou Banque privilégiée (je réservais cette question), qui les eût
reçus au prix d'un droit de garde et d'une prime d'assurance,
en eût fait faire à mes frais des copies ou des extraits à mettre,
eux aussi, en lieu sûr et dont la substitution aux originaux,
en cas de perte de ceux-ci, eût été réglée par la loi, et finale-
ment en eût répondu absolument vis-à-vis de moi comme j'en
répondais absolument vis-à-vis d'une autre personne. Et ce
regret fut, pour moi, le point de départ d'une série de ré-
flexions sur la circulation monétaire telle qu'elle pouvait de-
venir ensuite de la création de ce service du dépôt des titres
dans une Banque centrale.
Tout d'abord, rien ne serait plus naturel, et pour ainsi dire
plus forcé, que d'ouvrir aux déposants des comptes-courants
et de porter au crédit de ces comptes-courants le montant des
coupons des titres, que la Banque se chargerait de détacher et
d'encaisser, en permettant aux titulaires de disposer de leur
crédit par des chèques payables à vue ou par des mandats de
virenxent d'un compte à un autre. Or cette première série d'o-
pérations serait déjà considérable.. Dans ces conditions de sé-
curité absolue, tous les capitalistes du pays inclineraient à
confier à la Banque la garde de leurs titres et à s'y faire ouvrir
des comptes-courants. Parmi les capitalistes, il y en a qui ne
t Revue d'économie politique, mars
377
sont que capitalistes d'autres sont en même temps travailleurs,
propriétaires fonciers ou entrepreneurs; il y en a qui sont à
la fois tout cela. Il aurait lieu de débiter les comptes-courants
d'entrepreneurs et de créditer les comptes-courants de travail-
leurs, propriétaires fonciers et capitalistes de salaires, fermaf-
ges et intérêts; il y aurait lieu de débiter les comptes-courants
de travailleurs, propriétaires fonciers et capitalistes et de cré-
diter les comptes-courants d'entrepreneurs du montant de pro-
duits réglés par chèques ou mandats.
Ce vaste établissement, sinon d'Etat, au moins privilégié,
pourrait faire le service de la trésorerie d'Etat comme le font
déjà certaines banques publiques. Il recevrait le montant des
impôts au crédit du compte de l'Etat et débiterait le compte
de l'Etat des arrérages de la dette, des traitements des fonc-
tionnaires publics, des sommes payées aux fournisseurs de
l'Etat, toutes ces opérations se faisant le plus souvent par vi-
rements de comptes.
Il pourrait, en se mettant en rapport avec des établissements
similaires étrangers, effectuer le règlement des comptes inter-
nationaux.
Ici, une question se posait. La Banque de virements, absor-
bant toute la monnaie du pays, devait-elle rester, comme la
Banque de France, banque de réescompte en reprenant les
effets des entrepreneurs aux banquiers et les payant en billets
de banque remboursables à présentation, de façon à faire ses
frais, et peut-être un bénéfice, tout en servant un intérêt k ses
déposants? Dans cette hypothèse, les banquiers restaient es-
compteurs, responsables vis-à-vis de la Banque par l'apposi-
tion de la troisième signature et la Banque était toujours le
grand réservoir de la monnaie métallique du pays.Son actif,
composé de l'encaisse et du porte feuille, égalait son passif, com-
posé des comptes-courants créditeurs disponibleset des billets
de banque en circulation. La coutume, ou la loi, fixait la pro-
portion minimum de l'encaisse à l'actif; suivant que cette pro-
portion tendait à monter ou à baisser, on abaissait ou on éle-
vait le taux de l'escompte. C'était le système actuel.
378
Voulant conduire le lecteur à la solution de cette question
par la même voie que j'ai suivie pour y arriver, je laisse de
côté ces services de réescompte et d'émission de billets de ban-
que, et je suppose la Banque se bornant à ceux de garde de
titres, ouverture de comptes-courants sans intérêts, paiement
de chèques, virement de comptes et trésorerie d'Etat. Dans
ces limites, sa situation est très facile à définir.
Tout être économique est consommateur et doit posséder, en
cette qualité, un fonds de roulement comprenant des approvi-
sionnements en objets de consommation et la monnaie néces-
saire pour renouveler ces approvisionnements au fur et à me-
sure qu'ils s'épuisent en attendant les rentrées en salaires,. fer-
mages et intérêts. Un certain nombre d'êtres économiques sont
entrepreneurs et doivent posséder, à ce titre, un fonds de rou-
lement comprenant des approvisionnements en matières pre-
mières, des produits fabriqués en vente à l'étalage et la mon-
naie nécessaire pour payer les services producteurs et pour
renouveler les approvisionnements en matières premières au
fur et à mesure qu'ils disparaissent en attendant les rentrées
en paiement de produits vendus. Or tout consommateur et
tout entrepreneur pourrait déposer son encaisse, à la réserve
d'une petite quantité de monnaie et de billon divisionnaire,
à la Banque qui aurait ainsi la presque totalité de la monnaie
du pays. La plus grande partie des paiements se ferait par man-
dats de virement; il y aurait, en outre, quelques fluctuations
d'entrée et de sortie de monnaie en raison de versements de
dépôts et d'encaissements de chèques. D'ailleurs, tous ces paie-
ments faits par mandats de virement seraient des paiements
non seulement au comptant, mais en monnaie métall ique. Pour
s'en convaincre, il suffit de réfléchir qu'on pourrait imaginer
chaque déposant ayant sa case particulière dans la caisse gé-
nérale de la Banque, et, à chaque virement, la somme qui en
est l'objet transportée par un employé de la case du payeur à
celle du payé. Cette opération est inutile; il sufft que l'écri-
ture soit passée et que le montant total des crédits des comptes-
courants se trouve toujours en monnaie dans la caisse mais
379-
il est bonde s'en représenter la possibilité pour bien se con-
vaincre que le système des virements de comptes facilite la
-manutention de la monnaie et, par suite, en augmente la cir-
culation mais non la quantité.
Il y a une catégorie d'entrepreneurs dont la position doit
être bien fixée c'.est celle des entrepreneurs de crédit à courte
échéance par escompte d'effets de commerce. Dans les condi-
tions où nous nous trouvons, ces banquiers escompteurs ont
reçu des capitalistes des dépôts d'épargnes à échéances échelon-
nées sur quelques mois, et ils les ont employés en achats de bil-
lets à ordre et lettres de change à échéances correspondantes.
Pour continuer ce commerce de titres de capital circulant, il
leur faut, comme à tout commerçant, une encaisse; cette en-
caisse est à la Banque de virements quand on leur fait un dé-
pôt et quand ils encaissent un effet, ils reçoivent un mandat;
quand ils restituent un dépôt et quand ils prennent un effet à
l'escompte, ils remettent un mandat. Leur portefeuille contient
les titres représentant le capital circulant de la société.
Supposons à présent que la Banque de virements devienne
Banque de réescompte et achète aux banquiers leurs portefeuil-
les. Il est complètement inutile qu'elle émette des billets de
banque et même qu'elle remette de la monnaie qui lui seraient
immédiatement déposés en compte-courant; il suffit qu'elle
crédite lescomptes-courantsdes banquiers du montant de leurs
portefeuilles. Dès lors, les banquiers, au fur et à mesure des
échéances de leurs dépôts, les restitueront aux capitalistes avec
des mandats ou des chèques sur la Hanque; et ils continueront
leurs opérations en payant avec des mandats les effets qu'ils
escompteront aux entrepreneurs et en se faisant créditer en
compte-courant des effets que la Banque leur réescomptera.
Les capitalistes, n'ayant plus l'emploi de leur capital à courte
échéance, devront le placer à long terme. Ils demanderont des
capitaux fixes nouveaux et paieront la matière première et les
services producteurs de ces capitaux au moyen des mandats
ou des chèques qui leur auront été remis sur la Banque. De
tout cela il résultera une augmentation dans la quantité des
380
capitaux fixes et auss-, une augmentation dans la quantité de
la monnaie, vu que les titres du capital circulant, c'est-à-dire
les effets de commerce contenus dans le portefeuille de la Ban-
que, s'ajouteront à la monnaie métallique contenue dans la
caisse de la Banque pour constituer la quantité totale de l'in-
termédiaire d'échange. Cette seconde circonstance amènera
une baisse de la valeur de la marchandise monnaie et une trans-
formation de métal monnaie en métal marchandise ily aura
avantage à se procurer de la marchandise monnaie en retirant
du métal monnaie de la Banque pour le fondre plutôt qu'à
acheter du métal marchandise sur le marché. D'ailleurs, dans
ces nouvelles conditions, la Banque ferait le bénéfice de l'es-
compte mais elle ne serait plus en état de restituer ses dépôts
s'ils se présentaient tous au remboursement. Le cas échéant,
il faudrait la dispenser non seulement de rembourser immé-
diatement tous ses créanciers, cette première opération étant
absolument impossible, mais même de les rembourser dans le
délai nécessaire pour vider son portefeuille par cessation de
réescompte, cette seconde opération ne pouvant se faire sans
une double crise crise de circulation par raréfaction de la
monnaie et crise de crédit par contraction du capital circu-
lant1.
On reconnaît les effets de l'émission des billets de banque.
Et, en effet, l'émission des billets de banque, les virements de
comptes constitués créditeurs non en monnaie mais en titres,
et aussi les compensations de chèques fournis ensuite de dé-
pôts disponibles portant intérêt, sont trois procédés, différents
dans la forme, identiques quant au fond, par lesquels une so-
ciété vend à prix réduit son métal monnaie comme métal mar-
chandise, emploie le produit de la vente à créer des capitaux
fixes nouveaux, et effectue sa circulation au moyen des titrés
du capital circulant. Il n'est donc pas étonnant que le premier
et le troisième procédé ne se développent pas concurremment.
La France, qui se sert de billets de banque dans une mesure
1Voyez Théorie mathématique du billet de banque, 17 et 18.
381
assez considérable, ne pratique pas beaucoup la compensation
l'Angleterre, qui a limité chez elle la circulation des billets de
banque à un chiffre relativement peu élevé, use largement du
chèque et du Pour moi, qui ne suis partisan
ni d'un mode ni de l'autre, j'avais décidé, il y a longtemps,
que ma Banque de virements ne serait pas banque de rées-,
compte. Seulement je me demandais, non sans inquiétude, si,
dans ce cas, elle pourrait fonctionner pratiquement, ou si ses
frais ne seraient pas supérieurs au prix qu'elle pourrait retirer
de ses services.
II
La Caisse d'épargne postale de Vienne.
J'en étais là lorsque j'ai reçu l'extrait des Annales de l'Insti-
tut des sciences sociates (1896) comprenant les travaux et do-
cuments suivants
Le eomptabitisme social, par Ernest Solvay;
20 Le service de chèques et de virements à la Caisse d'épargne
postate de l'empire d'Autriche, par Hector Denis;
30 Proposition de loi déposée à la Chambre des Représentants
de Belgique dans la séance du 20 novembre 4896.
En lisant le second travail, je reconnus avec satisfaction,
dans l'organisation et le fonctionnement du service de chèques
et de virements de la Caisse d'épargne postale de l'empire
d'Autriche, ceux de ma propre Banque de virements, sauf tou-
tefois la différence des intérêts qui sont payés aux comptes-cou-
rants par la Caisse et non par ma Banque et n'étant pas capa-
ble, pour ma part, de me former une idée nette d'un établisse-
ment financier sans avoir son bilan sous tes yeux, je me prao-
curai tout de suite le Douzième compte-vendu du Bureau de la
Caisse L et R. d'épargne postale pour Panne* où je trou-
vai ce bilan parmi d'autres renseignements infiniment détail-.
lés et précieux,.
Le voici avant toute explication ou discussion
382
ACTiF'••' •'
1. Titres en propre (valeur au 3} décembre
J'ai séparé, à l'actif, tes Titres en propre et les Créances hy-
pothécaires et, au passif, -les Versements en deux catégories
relatives l'une au service de l'épargne, et l'autre au service.de
chèques. J'ai souligné lès articles qui ne figurent au bilan que
pour ordre. Il n'était pas possible de traduire tes chiffres ex-
primés en florins en chiffres exprimés en francs, sur le pied
de 2 fr. 50 par florin, vu que cette valeur est celle dù florin
383
d'or, tandis que les florins de ce bilan sont des florins de pa-
pier qui ne valent que 2 fr.10 environ, tantôt plus;tantôt
moins, en or.
La Caisse d'épargne postale de Vienne est, il faut le constat-
ter tout d'abord, une Caisse d'Etat. Elle fonctionne sous l'ad-
ministration et la garantie de l'Etat; elle relève du Ministre du
Commerce et est du.ressort de l'Administration des postes; les
bureaux de poste servent comme bureaux d'encaissement..
(Art. ler de la loi du 28 mai 1882).
Elle comprend trois services distincts 1° le service de l'épar-
gne (Spar-Verkehrf 2e le service de chèques et de virements
(Check-Verkehr, Clearing- Verkehr), et 30 :le service de place-
ments en fonds d'Etat (Staatspapiergeschàft).
Le service de l'épargne consiste à recevoir des dépôts à in-
térêts. Le minimum du versement est de 50 kreutzers flo-
rin, soit environ 1 fr.). Tout versement doit être un multiple
de 50 kr. toutefois on a créé. des cartes postales d'épargne
qui rendent possible l'épargne par sommes inférieurés à ce chif-
fre. Le maximum de dépôt est de 1000 fl. On voit, par le n° 13
du bilan ci-dessus, qu'au 31 décembre 1895, la Caisse détenait
pour fl. 74 de ces dépôts et, par les nos 1 et 3, qu'elle
en possédait la contre-partie en 48317730 fl. de titres et.
1000000 Il. de créances hypothécaires au moyen desquels elle
payait les intérêts;
Le service de chèques et de virements consiste à recevoir.
encompte-courant des dépôts à intérêts dont les titulaires
peuvent disposer soit au moyen de chèques, soit en faisant.
passer une somme du, crédit de leur compte au crédit d'un
autre compte. On peut avoir son compte-courant pour le ser-.
vice de chèques seulement ou pour les services de chèques et
de virements à la fois. Le minimum de dépôt est de 100 fl. On
voit, par le nô 13 dû bilan, qu'au 31 décembre 1895, la Caisse
détenait pour 057 fi. 69 de ces dépôts et, par les nos 1 et 3,
qu'elle en possédait la contre-partie en 40 716290 fl. 53 de ti-.
tres et 11200000 fl. dé créances hypothécaires ait moyen des-
quels elle payait les intérêts.
384-
Le service de l'épargne aboutit au service de placements en
fonds d'Etat, Dès que le crédit d'un compte de dépôt d'épar-
gnes dépasse 1000 fl., l'excédent est employé en achat de titres
que la Caisse garde au nom du déposant. Ce sont ces titres
qui figurent pour ordre a l'actif et au passif du bilan, sous les
nos 9 et pour 22 686 660 fl. Le no 2, Assortiment de titres, se
rapporte à cette branche d'opérations il représente des titres
appartenant à la Caisse, tout prêts à être cédés aux déposants
d'épargnes.
Je renvoie au travail de M. Hector Denis pour les statistiques
montrant comment la Caisse est arrivée en douze ans à ces
chiffres. J'y renvoie également pour les détails d'organisation
et de fonctionnement, non pourtant sans lui emprunter la des-
oription des trois instruments au moyen desquels la Caisse
effectue son service de chèques et de virements le récépissé
de versement (Empfang-Erlag-ScheinJ, le chèque (Check/et l'ex-
trait de compte (Conto-AuszugJ
Le récépissé se compose de trois parties un talon, le certi-
ficat de versement et te certificat de dépôt. Pour effectuer son
versement, le déposant remplit les trois parties en indiquant
sur chacune d'elles le montant du versement. Il laisse la pre-
mière attachée au carnet il garde la seconde par devers lui à
titre de reçu, après que l'employé postal y a apposé sa signa-
ture et le timbre de la poste la troisième est transmise par
le bureau de poste à l'Office central, avec le compte rendu jour-
nalier des opérations, pour être renvoyé au déposant avec un
extrait de compte. Au moyen de cet instrument, on peut non
seulement verser mais recouvrer en envoyant les deux der-
nières parties remplies à un débiteur qui versera, gardera la
seconde à titre de reçu et fera transmettre la troisième à l'Office
central.
Le chèque se compose, lui aussi, de trois parties le talon,
le chèque proprement dit et une troisième partie comprenant,
répétés sur quatre rangées horizontales, les chiffres 1 à 9. On
déchire de la première rangée tous les chiffres supérieurs à
celui des mille du montant du chèque, de la seconde tous les
385
È5
chiffres supérieurs à celui des centaines, et ainsi de sùite. Le
chèque est ainsi rendu infalsifiable. D'ailleurs, de même que
le récépissé de versement se plie à toutes les rentrées, le chè-
que se plie à tous les paiements.
Enfin, l'extrait de compte est un bulletin contenant, avec
toutes les autres indications utiles, celles des versements ou
remboursements effectués au crédit, des paiements effectués
au débit du compte-courant, et de l'avoir antérieur et posté-
rieur à ces opérations. Toute la comptabilité est tenue à jour
au moyen de cet instrument.
Il faut voir, dans le compte rendu de la Caisse ou dans l'é-
tude de M. Denis, combien rapidement et exactement, dans le
service de chèques, l'Office central a fait, en 1895, pour 3 mil-
liards de florins environ d'opérations, soit, en moyenne, pour
2 000 il. par jour avec 4 000 bureaux de poste et pour 100 000 fl.
par an avec 28000 adhérents, à raison de 3 fl. de frais pour
10000 fl. d'opérations. On est heureux de constater que des
services d'Etat peuvent être ainsi conduits et qu'il peut se trou-
ver des hommes comme M. le directeur Wacek qui déploient,
par conscience professionnelle, autant de zèle et de capacité
dans l'intérêt public que certains industriels, commerçants et
banquiers pour faire fortune. Mais, cela dit, il reste à appré-
cier le rôle de la Caisse de Vienne au point de vue d'une théo-
rie rationnelle de la monnaie.
Je ne veux pas traiter ici la question de l'épargne sous la tu-
telle de l'Etat, au profit de l'Etat c'est un autre sujet qui m'oc-
cupe. Je constaterai donc seulement ceci. Les 44579 719 fl. 74
de dépôts d'épargnes et les 56 220 057 fl. 69 de dépôts en
comptes-courants ont été, les uns et les autres, remis dans la
circulation par l'achat de titres d'Etat; mais les premiers ne
circulent pas comme titres mobilisés, tandis que les seconds
circulent sous cette forme. Cette addition d'une certaine quan-
tité de monnaie de compte à la monnaie déjà existante dépré-
cie l'instrument d'échange et occasionne une hausse générale
des prix de toutes les marchandises. Dans un pays de mon-
naie métallique, cette monnaie dépréciée s'en irait en partie à
386
l'étranger et serait en partie rendue aux usages industriels
et de luxe; en Autriche, pays de papier- monnaie, c'est ce
papier-monnaie qui se déprécie, et cette dépréciation, en la
supposant limitée seulement par le montant des titres suscep-
tibles d'être mobilisés, peut devenir considérable.
Toutes les marchandises, disons-nous, haussent générale-
ment de prix. Il y en a une espèce qui hausse pourtant plus
que les autres c'est celle des titres d'Etat que la Caisse achète
avec les dépôts. Nous voyons, par le compte rendu, que les
020 fl. 53 de titres en propre du no 1 du bilan, achetés
30, ont obtenu la plus-value de 5 953 999 Il. 23
du no 20. C'est un joli héndfice mais on peut trouver fâcheux
que le perfectionnement de la circulation réalisé en Autriche
par la Caisse d'épargne postale de Vienne soit doublé d'une
combinaison pour la hausse des papiers d'Etat avec déprécia-
tion de l'instrument d'échange.
III
Le comptabilisme social: l'unité fixe de valeur.
« Le fondement de l'institution est monétaire, dit M. Hector
Denis en terminant sa description du service de chèques et
de virements de la Caisse d'épargne postale de Vienne, elle
» ne diffère en rien à cet égard de toutes les institutions mo-
dernes du crédit et de la compensation mais l'épargne de
monnaie va toujours croissant; en dedans de la circulation
monétaire se développe une circulation qui, si elle reste en-
» core subordonnée à la circulation monétaire, ne lui est pas
inéluctablement enchaînée. Notre effort collectif tend préci-
sément à rompre pour jamais ce lien de subordination.
(P. 40). Et, de même, M. Ernest Solvay, à la fin de son expo-
sition du comptabilisme social nous montre, comme but à at-
teindre, «la suppression pure et simple du système moné-
taire. (P. 17). C'est ce but que je suis tenté. de discuter en
raison de cette circonstance que M. Solvay et moi avons donné
387
chacun une formule mathématique de notreprincipe
de la va-
leur, que ces deux formules diffèrent entre elles sur un point
précis, et que cette différence permet une discussion rigou-
reuse.
D'après M. Solvay,v étant la valeur d'une chose »,
u « un
coefficient deproportionnalité dépendant de
l'unité de valeur
adoptée », et E une fonction F(d, h, o) des variables suivan-
tes d « désir qu'ont de posséder la chose les hommes qui la
demandent l, h « nombre de ces hommes », o « nombre d'élé-
ments offerts de cette chose s, la formule de la valeur est
Selonmoi, (A), (B), (C), (D). étant les diverses marchandi-
ses, produits et services, en présence sur le marché, va, vb,
i>c vd. étant les « valeurs de l'unité de quantité » de chacune
de ces marchandises, les prix, ou les rapports des valeurs de
ces marchandises à la valeur de l'une d'entre elles (A) prise
pour numéraire, seront
et, Ra, Rb, Re, Rd. étant les «raretés moyennes », ou les «in-
tensités moyennes des derniers besoins satisfaits t, de chacune
des marchandises chez chacun des échangeurs, d'après la for-
mule générale
on aura, à l'état d'équilibre général,
1Voyez Théorie dé la monnaie, i" parie, 7.
388
soit, si (A) est le numéraire,
Il est remarquable que la fonction E de M. Solvay et ma fonc-
tion R pourraient s'identifier son lz est le mien, et il. n'y au-
rait rien de plus facile que de retrouver ses d et ses o dans
mes fonctions fa, fa", fa'3 et mes Xtt Xi' x3. positifs ou né-
gatifs. Mais il y a plus. Il résulte de cette identité même que si
M. Solvay empruntait, comme moi, son étalon numéraire à
l'une des marchandises en présence sur le marché, il devrait
introduire dans sa formule une fonction e qui serait à u ce que
la fonction E est à v, et que cette formule, devenant
se confondrait absolument avec la mienne. C'est justement ce
qu'il se garde de faire. Son u est la valeur d'une unité d'un nu-
méraire-monnaie de convention: jeton de bois, billet de pa-
pier, ou d'un numéraire-monnaie de compte; et cette circons-
tance lui permet, pense-t-il, de nous présenter cet u comme
« une quantité constante dans le temps et dans l'espace. » (P. 7).
Je ne partage pas cette conviction. Je vais me placer, moi aussi,
dans l'hypothèse d'un numéraire-monnaie de convention ou de
compte; et j'arriverai, même dans cette hypothèse, à une
unité de valeür variable.
Soit (U) une chose quelconque, inutile par elle-même, exis-
tant seulement en quantité déterminée Qu, et susceptible par
cela même de servir de numéraire et de monnaie. Soient, à l'é-
tat d'équilibre de la production et de l'échange ci-dessus dé-
fini, a, 0, Y, 8. les quantités de (A), (B), (C), (D). dont les
producteurs et consommateurs désirent avoir en caisse la re-
présentation en monnaie, la valeur vu de la monnaie (U) sera
déterminée par l'équation d'équilibre de la circulation
Qu vu = «v, + 3»b H- YVc + 8»d +
389
Si nous attribuons à (U) une rareté Ru proportionnelle à sa
valeur vu, cette équation devient
Qu Ru= aRa + 8Rb + ïRc + SR«i +
Le second membre de cette dernière équation représente alors
l'utilité de l'intermédiaire d'échange quel qu'il soit, à un mo-
ment donné. Appelons cette utilité u, nous avons
Ainsi La rareté et, par suite, la valeur de la monnaie
quelle qu'elle soit est directement proportionnelle à son utilité
et inversement proportionnelle à sa quantité. Quand la monnaie
est une marchandise, son utilité de monnaie s'ajoute à son uti-
lité de marchandise, et, si sa quantité ne varie pas, sa rareté
et sa valeur augmentent par suite de son emploi comme mon-
naie. Quand la monnaie n'est pas une marchandise, sa rareté
n'est pas fonction de son utilité de marchandise puisqu'elle
n'en a pas mais elle est toujours fonction de son utilité de
monnaie, et aussi de sa quantité, et fonction très simple,
comme on le voit. Ainsi, même dans le cas d'un numéraire-
monnaie de convention ou de compte, la formule de la valeur
est toujours
soit encore
e étant alors une fonction directe de u et inverse de Qu. Cette
théorie n'est autre chose que la théorie dite de la quantité »,
complétée par la considération des effets de la variation dans
l'utilité de la monnaie aussi bien que de ceux de la variation
dans sa quantité. Par quels arguments M. Solvay peut-il la
contester dans le cas d'une monnaie fictive qui est précisément
le cas où elle est le plus incontestable? Les voici
390
« Dans le cas de contractions monétaires, puisque l'outil né-
» cessaire aux transactions fait défaut, on trouve que la valeur
» des choses en général doit baisser, car les transactionneurs
» en offrent à prix réduit dans le but d'obtenir l'outil moné-
» taire sans lequel ils ne pourraient effectuer leurs opérations.
» Il en serait évidemment de même si cet outil, au lieu d'être
» en or ou en argent, était en bois ou en papier; de même en-
» core s'il était représenté par de simples unités comptabilis-
» tes. Du moment où il est admis que l'homme doit nécessai-
» rement transactionnel', si un outil lui est indispensable pour
» y arriver, cet outil fût-il en papier ou consistât-il en unités
» comptabilistes, il fera des sacrifices pour se le procurer et
» aliénera, à cet effet, une partie de son bien; dès lors, en gé-
» néral, la valeur des choses baissera. Tandis que, si cet outil
» est en excès, c'est-à-dire s'il y a dilatation monétaire, comme
» l'excès d'outil ne peut aucunement servir aux transaction-
» neurs en général, qui n'ont besoin que de ce qui leur est né-
» cessaire pour effectuer leurs opérations, et rien de plus,
» on trouve que la valeur des choses n'en pourra être directe-
» ment affectée comme elle l'est dans le cas précédent. Nous
» voulons dire que si cet outil est en papier ou représenté par
» des unités comptabilistes, son excès ne nuira en rien, n'aura
» aucun effet sur la valeur des choses, alors que, dans le cas
» inverse, comme nous venons de le voir, cette valeur baissera.
» Mais s'il est en or ou en argent, et si au lieu d'aller s'en-
» tasser dans les coffres-forts des banques il afflue chez les
» transactionneurs, ces derniers chercheront à s'en débarrasser
» comme étant un métal ayant de la valeur et non pas comme
» étant un outil de transaction comme dans le cas précédent,
» et par suite de cette aliénation la valeur des choses, en gé-
» néral, haussera. » (Pp. 11 et 12).
Ainsi, selon M. Solvay, dans le cas d'une monnaie fictive, la
valeur de la monnaie croit quand sa quantité diminue; mais
elle ne décroit pas quand sa quantité augmente. Cette affirma-
tion parait contradictoire elle est en tout cas contraire à la
théorie de la monnaie. Théoriquement, la monnaie, réelle ou
391
fictive, existe journellement sur le marché, entre les mains des
détenteurs, comme un capital dont le service est demandé sui-
vant une courbe décroissante et offert suivant une courbe suc-
cessivement croissante et décroissante en fonction du prix de
ce service qui est le taux de l'intérêt'. Le prix d'équilibre est
celui d'égalité de l'offre effective et de la demande effective.
A ce prix, la monnaie se partage entre les consommateurs et les
producteurs ce qui ne va pas aux uns va aux autres aucune
fraction ne « s'entasse dans les coffres-forts des banques » ni
« n'afflue chez les transactionneurs». Mais ces transactionneurs
ont basé leur demande ou leur offre sur l'utilité du service,
c'est-à-dire sur l'approvisionnement de marchandises que re-
présentait l'approvisionnement de monnaie en raison des prix
de ces marchandises résultant d'une certaine quantité exis-
tante de monnaie. Si cette quantité a varié d'un jour à l'autre,
entre les mains des détenteurs, pour équilibrer l'offre et la de-
mande, après la variation, il a fallu une baisse du taux de l'in-
térêt en cas d'augmentation, une hausse en cas de diminution.
Les échangeurs ont ainsi augmenté ou diminué leur encaisse
désirée mais quand ils vont ensuite sur le marché des produits
et des services, pour y acheter des objets de consommation,
des matières premières, des capitaux neufs, des services con-
sommables ou producteurs, ils ne trouvent toujours que la
même quantité de toutes ces marchandises, et c'est alors qu'ils
font la hausse ou la baisse des prix en raison de l'augmenta-
tion ou de la diminution dans la quantité de l'instrument d'é-
change 2. Telle est la théorie de la monnaie, et cette théorie
est confirmée par les faits; car nous voyons tous les jours la
valeur des nombreux papiers-monnaie qui circulent dans le
monde croitre ou décroître selon que leur quantité diminue
ou augmente.
iVoyez éléments d'économie politique pure, Appendice I, 9, ou Etudes
d'économie sociale, Théorie do la propriété, 12, et les présentes Etudes
d'économie po6itiqtie appliquée, Théorie du crédit, 24 et 25.
Voyez Théorie de la monnaie, 4« partie. 9.
392
IV
Le comptabilisme social: le cours forcé. Véritable rôle
d'une Banque de virements.
La mobilisation de la richesse telle que l'effectue le comp-
tabilisme social ne nous donnera pas l'unité fixe de valeur;
et que nous donnera-t-elle ? Pour discuter cette idée, tant de
fois produite, dans la forme hardie et intéressante que M. Sol-
vay lui a donnée, supposons un pays de monnaie à la fois mé-
tallique et de papier, comme la Belgique ou la France, où l'on
aurait institué une Banque de virements autorisée à ouvrir
des comptes-courants disponibtes et à intérêt en employant le
montant de ses dépôts en achats de titres de capital. Cette ins-
titution absorberait peu à peu la presque totalité des encaisses
des consommateurs, des entrepreneurs et de l'Etat qui se fe-
raient les uns aux autres leurs paiements par mandats. D'autre
part, elle achèterait d'abord les titres du capital circulant, bil-
lets à ordre et lettres de change, vidant ainsi peu à peu les porte-
feuilles des banquiers pour ne laisser à ceux-ci que le rôle d'in-
termédiaires-escornpteurs prélevant une commission pour l'ap-
position de leur signature, supprimant l'émission des billets
de banque, et remplaçant les compensations des clearing-
houses. S'avançant encore plus dans cette voie, elle achèterait
ensuite les titres du capital fixe, créances et obligations hypo-
thécaires, actions et obligations industrielles, titres de rente
sur l'Etat, vidant ainsi peu à peu les portefeuilles des caisses
de crédit foncier et de crédit mobilier pour ne laisser à celles-ci
aussi que le rôle d'intermédiaires-souscripteurs prélevant une
commission pour intervention, sinon pour garantie. La mon-
naie métallique, indéfiniment rejetée par la Banque sur le
marché du capital comme monnaie d'épargne, rentrerait indé-
finiment, mais non totalement, dans ses caisses comme mon-
naie de circulation.
Sans prendre la peine de recommencer ici les analyses de ma
Théorie mathématique du billet de banque, je puis énoncerqu'au
393
fur et à mesure que la Banque, par ses achats de titres, rejette-
rait de la monnaie métallique sur le marché du capital en la
remplaçant dans ses caisses par de la monnaie de papier: 1° la
monnaie, métallique et de papier, serait de plus en plus dépré-
ciée 2° une quantité de plus en plus considérable de métal mon-
naie se transformerait en métal marchandise; 3° la quantité des
capitaux mobiliers serait augmentée pour une somme égale à
celle des achats de titres; 4° pendant la période des achats de
titres et de création des capitaux mobiliers nouveaux, la va-
leur des produits et des services s'élèverait et le taux de l'in-
térêt baisserait qu'enfin 50 la Banque ne pourrait faire d'achats
de titres tout en restituant ses dépôts en monnaie métallique
que pour la quantité nécessaire et suffisante pour amener la
transformation de toute la monnaie en marchandise.
Ici, je dois combattre chez MM. Solvay et Denis une illusion
résultant de celle qu'ils se font sur la fixité de valeur de leur
unité monétaire. Leur effort collectif tend, on l'a vu, à « rom-
pre pour jamais le lien qui subordonne la circulation de compte
à la circulation monétaire », à « supprimer purement et sim-
plement le système monétaire ». Et si M. Solvay veut accroître
« jusqu'à la dernière limite du possible » (p. 13) la faculté de
mobilisation de la richesse, et mobiliser ainsi « la fortune en-
tière de chacun » (p. 17), c'est afin de ne pas laisser a le déno-
minateur commun de la valeur des choses invariablement lié à
la chose monnaie ou, plus généralement, au support matériel
quelconque qui a servi à le définir à un moment donné. » (P. 7).
Eh bien, il y arrivera beaucoup plus tôt qu'il ne pense. Le
jour où tout le métal monnaie aura été assez déprécié pour se
transformer entièrement en métal marchandise et où la Banque
n'aura plus d'encaisse métallique, il faudra de toute nécessité
la dispenser de payer en espèces métalliques les chèques que
tireront sur elle les gens désireux de se procurer de l'or et de
l'argent à meilleur marché qu'en achetant des lingots ou de
faire un bénéfice en fondant de la monnaie en lingots. Quoi
qu'en puissent croire MM. Solvay et Denis, l'Autriche en est
déjà là. L'unité numéraire et monétaire n'y est plus du tout le
394
florin d'or, mais le florin de papier et elle ne devrait pas s'ap-
peler florin ou lis (florino), mais quelque chose comme lis mar-
tagon par exemple. En 1884, il y avait, dans ce pays, 800 mil-
lions de ces martagons en circulation, dont 380 millions de
billets de banque à cours forcé, 350 millions de billets d'Etat
et 70 millions de billon de cuivre 1. La Caisse de Vienne en a
ajouté, neus l'avons constaté, 56220057 69 en papiers d'Etat
mobilisés. Or le martagon a rompu tout lien de subordination
par rapport au florin d'or; il est complètement délié de la
chose monnaie qui a servi à le définir. Par exemple, il n'est
nullement de valeur fixe 8 florins d'or valent aujourd'hui
952 ou 953 florins de papier 2 c'est-à-dire qu'il y a aujour-
d'hui un agio de de l'or par rapport au papier, ou que
1 florin vaut 1 martagon 20; et ce rapport change tous les jours
en raison de l'utilité et de la quantité non seulement de l'or,
mais aussi des martagons.
Le cours forcé, voilà où aboutit le comptabilisme social.
Quand notre Banque en aura franchi la limite, la quantité des
capitaux mobiliers aura été accrue dans le pays et les métaux
précieux, s'ils ne sont pas allés à l'étranger, y seront plus
communs sous forme de bijoux et d'ustensiles; mais ils auront
disparu comme monnaie. Alors, l'unité de quantité d'or, soit
le franc d'or de 10/3J gr. àfl/10, vaudra i 20, 150 unités de mon-
naie de compte ou francs de compte; c'est-à-dire qu'il y aura
un agio de 20, de 50% sur l'or. Vienne une guerre, une révo-
lution, une crise, une de ces circonstances où les métaux pré-
cieux se révèlent richesse réalisée en étant exceptionnellement
demandés alors que toutes les autres marchandises sont ex-
ceptionnellement offertes et apparaissent comme richesse il
réaliser, l'agio bondira ce sera le coup de clo-
che qui annoncera l'effondrement du système. Les situations
qui ne se liquideront pas par faillite ne seront liquidées qu'en
monnaie de compte et, comme en dernière analyse cette mon-
naie ne consistera qu'en titres dépréciés et invendables, tous
1Ottom&r HAUPT,Wâhrungs-Politik urtd Mûns-Slatittik, 1881. p. 96.
2 Amlliches Caursbiatt der Wiener B6nse, 21 JSnner IB97.
395
les titulaires des comptes-courants créditeurs seront ruinés
ou dépouillés et auront perdu toute confiance pour l'avenir.
Les affaires cesseront, la vie économique sera arrêtée.
Cette perspective me suffit pour refuser, avec les économis-
tes, de suivre M. Sotvay sur le terrain de la mobilisation de
toute la richesse sociale et du cours forcé de la monnaie de
compte mais j'ai des raisons pour refuser, en outre, de sui-
vre les économistes eux-mêmes sur le terrain de la mobilisa-
tion du capital circulant et de la monnaie de papier.
Le rôle de la monnaie est aussi important dans l'économie
du corps social que celui du sang dans l'économie du corps
humain, et peut-être l'étude des microbes de la circulation
monétaire, tels que le billet de banque et le chèque fourni en-
suite de dépôt disponible portant intérêt, n'est-elle pas moins
difficile ni moins urgente que celle des microbes de la circu-
lation du sang. Mais, quand on a dit cela, on n'est pas beau-
coup plus avancé qu'un médecin qui aurait comparé le sang
à la monnaie. Je puis préciser. En recherchant les moyens de
défendre les salaires, j'ai reconnu combien il est essentiel que
la hausse ou la baisse des prix des produits se transmette sû-
rement et rapidement aux prix des services, afin que les tra-
vailleurs se détournent des industries en baisse vers les indus-
tries en hausse. Que survienne un retrait ou une émission de
monnaie de papier ou de compte, la transmission ne se fait
pas. En étudiant le libre échange, j'ai vu l'intérêt qu'il y a à
ce que se produise une hausse ou une baisse générale des prix
selon que le pays exporte plus ou moins qu'il n'importe, afin
que s'établisse l'équilibre définitif du commerce international.
Qu'ici encore, on retire ou émette une certaine quantité de
monnaie de papier ou de compte, la hausse ou la baisse n'a
pas lieu. Au fond de toutes les questions économiques, j'ai
trouvé ainsi des questions de variation des prix en monnaie
c'est pourquoi je tiens le rôle des métaux précieux comme
marchandise pour très secondaire à côté de leur rôle comme
monnaie, et pourquoi aussi je demande que la circulation mo-
nétaire ne soit pas troublée par les combinaisons du crédit.
396
On dit Le crédit mettra ses titres dans la circulation quand
il prendra de la monnaie comme capital il les retirera quand
il restituera cette monnaie et cela modérera les variations du
taux de l'intérêt et du taux de l'escompte. Je réponds que le
taux de l'intérêt et le taux de l'escompte sont les prix du ser-
vice du capital monnaie, fixe ou circulant, et qu'ils doivent
obéir à la loi de tous les prix qui est celle de l'offre et de la
demande ou de la hausse en cas de rareté et de la baisse en
cas d'abondance.
La solution complète du problème de la circulation consiste
à corriger, d'une part, les variations lentes et persistantes de
la valeur de la monnaie qui atteignent la propriété en trou-
blant l'équilibre économique général et à laisser subsister,
d'autre part, les variations plus ou moins subites et éphémè-
res qui sont des moyens de rétablissement des divers équili-
bres spéciaux dont l'ensemble constitue l'équilibre général.
La Banque de virements à base de monnaie métallique la four-
nirait. Organisée en premier lieu pour conserver la monnaie
métallique en toute sûreté et pour la restituer en toute rapi-
dité sur tous les points nécessaires, elle attirerait à elle la
presque totalité des encaisses faisant partie des fonds de rou-
lement des entrepreneurs, des consommateurs et de l'Etat. Et
ainsi, grâce à elle, toute la monnaie serait à tout instant sur
le marché, dans la réalité comme en théorie. Organisée en se-
cond lieu pour effectuer à très peu de frais les virements de
comptes, elle ferait passer incessamment cette monnaie de
l'acheteur au vendeur; du consommateur au producteur, du
consommateur et du producteur au propriétaire de services.
Ainsi s'effectueraient l'échange et la production et de même le
crédit. Les banques d'escompte recevraient des dépôts à intérêt
à échéance fixe de un mois, trois mois, un an, et elles auraient
en portefeuille tous les titres du capital circulant; leur encaisse
d'entrepreneurs de crédit à courte échéance serait à la Banque
de virements. Les crédits fonciers et les crédits mobiliers au-
raient également leur encaisse à la Banque et, en portefeuille,
des titres de capital fixe. Ils vendraient ces titres à des capi-
397
talistes contre des mandats de virement et achèteraient d'au-
tres titres aux entreprises industrielles en formation avec des
mandats de virement. Ils souscriraient et placeraient des em-
prunts d'Etats; et tout ce va-et-vient de spéculation monterait
aux mêmes chiffres formidables qui, dans les clearing-hoiises,
font l'ébahissement des statisticiens. Ainsi, la monnaie de cir-
culation deviendrait monnaie d'épargne, pour redevenir mon-
naie de circulation et toute la monnaie, soit de circulation,
soit d'épargne, jouerait, dans le système économique, le rôle
du fluide transmetteur de mouvement dans le système des
tourbillons de Descartes. Quant à la régularisationdes varia-
tions lentes de la valeur de la monnaie par la combinaison de
la monnaie d'or avec un billon d'argent régulateur, la Banque
de virements ne la rendrait que plus simple et plus facile en
plaçant à côté l'une de l'autre les deux circulations commer-
ciale et courante, et en permettant ainsi d'ajouter de l'or à la
première et du billon d'argent à la seconde en cas de baisse
générale des prix accusant une insuffisance relative de mon-
naie ou d'en retrancher en cas de hausse accusant une sur-
abondance
Cette banque aurait en outre un avantage moral que MM. Sol-
vay et Denis ont signalé à juste titre et qui se résume tout en-
tier dans la substitution au pur salarié du régime actuel, tou-
chant son traitement ou sa paie en argent, les dépensant à
l'avance ou les buvant au cabaret, endetté, misérable, du tra-
vailleur-capitaliste ayant à tenir un carnet et des comptes, cré-
dité de son salaire et de ses intérêts, débité de son loyer, du
On trouvera dans l'ouvrage de Jevons: La monnaie et le mécanisme
de t'écliange, au ch. XXII: la Banque des chèques, le plan d'une institution
tendant au même but que la Caisse de Vienne et ma Banque de virements,
et au ch. XXIV la Banque d'Angleterre et le marché de l'argent, des con-
sidérations sur la « sensibilité du marché monétaire anglais » due à l'abus
de la monnaie de papier tout à fait propres à confirmer mes vues sur la
nécessité d'une large base métallique de la circulation. Jevons rappelle
comment, faute d'une telle base, en 1839, la Banque d'Angleterre « ne fut
sauvée de la banqueroute que par l'expédient ignominieux d'un emprunt
considérable à la Banque de France ». S'il eût vécu, il aurait vu le même
fait se reproduire en 1890.
-r. 398
prix des produits qu'il consomme, du montant de ses cotisa-
tions d'association et d'assurance, employant l'excédent du cré-
dit sur le débit en achats de titres, devenant d'abord de plus
en plus capitaliste, puis ensuite entrepreneur avec toutes les
chances du bénéfice et de l'enrichissement, acquérant l'expé-
rience de la vie et des affaires, fondant une famille, à cent lieues
de l'aumône et de la charité, sinon pour la faire à de plus fai-
bles et à de moins heureux que lui, en tout cas pour la rece-
voir, bref l'homme économique et moral de la société future.
VI
BOURSE
96
LA BOURSE
LA SPÉCULATION ET L'AGMTAGE' 1
1
Définition de la spéculation financière.
D'une façon générale, on appelle spéculation commerciale
l'opération qui consiste à acheter des marchandises en vue de
les revendre, et, plus spécialement, on appelle spéculation
financière, ou spéculation propremeirt dite, le fait d'acheter
des titres d'actions ou d'obligations, c'est-à-dire des titres de
propriété de capital fixe dans l'intention non de les garder,
mais de les revendre soit avec bénéfice, soit aussi, et bien en-
tendu, avec perte, c'est-à-dire, en un mot, le commerce des
titres. Les institutions de crédit qu'on appelle caisses ou so-
ciétés de crédit industriel, de crédit mobilier, sociétés finan-
cières, sont précisément établies pour faire ce commerce;
aussi sont-elles les spéculateurs par excellence. Mais, à côté
de ces institutions, il y a des banquiers pour qui le commerce
des titres constitue aussi une spécialité, qui sont à peu près
aux sociétés de crédit mobilier ce que les négociants en demi-
gros ou en détail sont aux négociants en gros, et qui spécu-
lent, eux aussi, en vertu de leur profession. Et, enfin, il y a
de simples particuliers qui, sans faire du commerce des titres
leur occupation principale, les achètent pour les revendre
plus ou moins cher et réaliser ainsi un bénéfice ou une perte;
ce sont encore.des spéculateurs, mais dont l'intervention n'est
plus toujours aussi régulière. D'ailleurs, ces achats et ces ven-
tes de titres de propriété de capital fixe se font sur des mar-
chés spéciaux qui sont les bourses de fonds publics, comme
les achats et les ventes de marchandises se font aux bourses
de commerce. La bourse est donc le théâtre de la spéculation;
elle est aussi celui de l'agiotage qui est l'excès de la spécula-
1 Bibliothèque universelle, mars et avril 1880.
402
tion, et c'est pourquoi elle est considérée par beaucoup de
personnes d'un oeil défavorable. Que la plupart de ces per-
sonnes jugent la bourse et les opérations de bourse sans les
connaître, d'après des inventions et des déclamations de litté-
rateurs qui ne les connaissent pas davantage, et qu'elles ail-
lent plus loin qu'il ne faudrait dans leur répugnance, c'est ce
qui est évident au premier abord. En matière de commerce
des titres comme de bien d'autres choses, il ne manque pas
de gens qui trouvent tout simple d'interdire l'usage pour pré-
venir l'abus. Il n'en est pas moins certain, pourtant, que l'a-
bus existe à côté de l'usage et qu'il serait extrêmement inté-
ressant de savoir où finit la spéculation, où commence l'agio-
tage, en quoi l'agiotage nuit aux nations ou aux particuliers,
par quels moyens on pourrait le prévenir ou le réprimer. Mais
ce sont là des questions obscures et difficiles. Les opérations
de bourse sont des opérations très variées et très compliquées,
qu'ignorent en général les économistes, et que connaissent
seuls les gens d'affaires lesquels n'ont aucun intérêt à les di-
vulguer et à les discuter. Il y a donc là un sujet neuf que nous
voulons essayer d'aborder une fois en public. Qu'on nous per-
mette d'exposer d'abord avec sain l'objet et le mécanisme de
la spéculation nous pourrons en fixer ensuite avec quelque
certitude les conditions normales et rationnelles.
Pariai les titres de propriété de capital fixe, les plus impor-
tants et les plus répandus sont ceux qui se vendent et s'achè-
tent journellement aux bourses des grandes villes telles que
Londres, Paris, Berlin, Vienne, Genève, et dont les prix cou-
rants sont portés à la connaissance des intéressés par les mer-
curiales nommées cotes et que tous les journaux reproduisent.
On les classe habituellement en trois catégories le les fonds
yubhcs ou titres d'emprunts des Etats et des communes le
anglais consolidé, le 3«/0 et le français, le espa-
gnol, intérieur et extérieur, le 5% turc, le 7 égyptien, les
obligations de la ville de Paris, de la ville de Florence, de la
ville de Naples 2o les valeurs de crédit ou actions et obliga-
tions des banques et caisses de crédit celles de la Banque
d'Angleterre, de la Banque de France, du Crédit mobilier
français, autrichien, espagnol, du Crédit lyonnais; enfin 3o les
valeurs industrielles ou actions et obligations des entreprises
industrielles de toute nature dont les chemins de fer sont de-
venus le type principal, mais qui comprennent aussi les ca-
naux, les entreprises de navigation maritime et fluviale, de
voitures et d'omnibus, les mines, houillères et charbonnages,
les usines pour la fabrication du gaz, les forges, fonderies et
filatures ainsi, les actions et obligations des chemins de fer
français, autrichiens, suisses, du Canal de Suez, des Tram-
ways de Paris, du Zinc de la Vieille-Montagne, de Cail & Cie.
Tout le monde connaît d'ailleurs la différence entre l'aclion,
qui est un titre de propriété de capital impliquant fonction
d'entrepreneur en même temps que de capitaliste, avec parti-
cipation à un bénéfice ou à une perte d'entreprise qui s'ajoute
à l'intérêt courant du capital ou s'en retranche, et l'obligation,
qui est un titre de propriété de capital impliquant purement
et simplement fonction de capitaliste et donnant droit à l'in-
térêt courant du capital, ni plus ni moins.
Par le fait du progrès technique et du progrès économique,
la liste de ces valeurs s'enrichit tous les jours, et cette circons-
tance nous amène à introduire une distinction qui s'établit
dans chacune des trois catégories ci-dessus et qui est surtout
intéressante pour le sujet qui nous occupe c'est celle des
valeurs anciennes en plein rapport, par conséquent connues
et appréciées, et des valeurs nouvelles en voie de création, et
dont, par conséquent, l'avenir est encore incertain. Ce n'est
pas à dire que les premières échappent à tout aléa et ne soient
pas sujettes à des variations même sensibles en raison des va-
riations qui surviennent dans leur produit, dans les conditions
de leur entretien et de leur assurance mais ces variations
sont limitées, du moins dans des temps normaux. Ainsi, on
eait à combien s'élève la dette de l'Etat en France, quelles sont
les ressources de cet Etat pour en faire le service on sait ce
que rapportent le Crédit foncier de France, le Chemin de fer
du Nord ou celui de Paris à Lyon et à la Méditerranée, les Pa-
404
quebots transatlantiques. Encore faut-il ajouter que l'appari-
tion des valeurs nouvelles est, pour ces valeurs anciennes, un
élément d'incertitude mais enfin le certain l'emporte ici sur
l'incertain. Au contraire, lorsqu'un Etat fait un emprunt, sur-
tout si cela a lieu dans des circonstances critiques ou excep-
tionnelles, comme par exemple les Etats-Unis pendant la
guerre de sécession, on ignore quel sera le montant de ses
besoins, quel sera le succès de ses opérations. Quand une ins-
titution de crédit se fonde et qu'un chemin de fer se construit,
on ne sait ni ce que cette institution de crédit fera d'affaires,
ni ce que ce chemin de fer effectuera de transports, ni quels
seront les frais de ces entreprises. Or, entre tous les titres né-
gociés à la bourse, ce sont surtout les titres de ces valeurs
nouvelles qui sont la matière de la spéculation. En effet, pour
acheter des titres nouveaux il faut des capitaux nouveaux,
c'est-à-dire des épargnes. Par épargne, nous entendons d'une
façon générale l'excédent de la production sur la consomma-
tion du revenu. Ainsi, supposons que, dans un pays, sur
10 milliards de revenus consistant en fermages, salaires et in-
térêts, 8 milliards soient absorbés par les exigences de la con-
sommation privée ou publique, que 1500 millions soient em-
ployés à l'entretien et à l'assurance des capitaux existants, il
resterait 500 millions à consacrer à la création de capitaux
neufs. Amener ces 500 millions à s'échanger contre les titres
de propriété de ces capitaux neufs, c'est ce que se proposela
spéculation. On voit ici clairement à quel ordre de faits se rat-
tache le sujet que nous traitons c'est à cette branche du cré-
dit qui traite de la transformation des épargnes en capitaux
nouveaux, autrement dit à la capitalisation. La capitalisation
est le but, la spéculation est le moyen. Il reste à montrer que
c'est un moyen indispensable.
Si les choses se faisaient aussi simplement que possible,
voici cequi
se passerait.. Un certain nombre de propriétaires
fonciers, de travailleurs et de capitalistes, ayant su maintenir
leur dépense au-dessous de leur revenu, se trouveraient avoir
entre les mains une fraction, soit un cinquième, des épargnes
405
annuelles du pays. Ils souscriraient ensemble 200000 actions,
de 500 francs chacune, d'une grande entreprise industrielle
telle qu'un nouveau chemin de fer ou un nouveau canal devant
coûter 100 millions. Le chemin de fer ou le canal, une.fois
construit, transporterait un certain nombre de voyageurs, une
certaine quantité de marchandises, à un certain prix, et ainsi
son service se payerait annuellement ou 5 millions, ou 10 mil-
lions, ou 2.5 millions en conséquence de quoi, sa valeur ca-
pitale serait de 100, de 200, de 50 millions, et la valeur de
chacune de ses actions serait de 500, de 1000, de 250 francs.
Mais il y a de bonnes raisons pour que les choses soient beau-
coup plus compliquées.
On voit comment se présente la double hypothèse que l'en-
treprise réussira ou non. Cette alternative serait susceptible
d'explications et de développements. Il est certain que des
opérations comme celles qui viennent d'être prises pour exem-
ple peuvent être commencées seulement après qu'on s'est as-
suré qu'elles réussiront très probablement. Des études, des
plans, des devis permettent de prévoir ce qu'elles coûteront
c'est le côté technique de la discussion de l'entreprise, qui ap-
partient aux ingénieurs. Des calculs permettent de prévoir ce
qu'elles rapporteront; c'est le côté économique de cette dis-
cussion, qui regarde les financiers. Suivant que le rapport
doit être supérieur ou inférieur à l'intérêt courant des frais,
l'opération sera poursuivie ou abandonnée. Et lorsque la com-
paraison ne s'établit pas nettement, les capitaux ne répondent
point à l'appel, comme il est arrivé récemment lors de la sous-
cription aux actions du Canal inter-océanique de Panama. Le
cas de succès pourrait ainsi se présenter le plus souvent; mais
cependant un insuccès est toujours possible. Ni les frais,
ni le rapport d'entreprises telles que le Canal de Panama ne
sont susceptibles d'une évaluation rigoureuse. Quand les in-
térêts et les passions politiques se mettent de la partie, comme
dans l'affaire du Gothard, l'écart entre les prévisions et le ré-
sultat peut être énorme. Ainsi l'idée de spéculation emporte
naturellement et nécessairement celle d'un assez fort aléa.
406
Voilà pourquoi beaucoup d'hommes préfèrent échanger
leurs épargnes contre des valeurs anciennes d'un revenu as-
suré plutôt que contre des valeurs nouvelles d'un revenu pro-
blématique et voilà aussi pourquoi nous ne pouvons suppo-
ser, comme nous le faisions tout à l'heure, que ce sont les
créateurs et les détenteurs des épargnes eux-mêmes qui spé-
culent. Dans la réalité des choses, il en est tout autrement.
En général, les gens qui épargnent sont prudents et réservés;
ils n'aiment pas à courir de grosses chances de bénéfice ou de
perte. Et, d'autre part, beaucoup de gens qui spéculent, et l'on
pourrait dire le plus grand nombre d'entre eux, n'ont pas pris
soin de mettre en réserve aucun excédent de leur revenu sur
leur dépense. Parmi eux, les uns, comme les crédits mobiliers
et les banquiers, font profession d'avoir toujours par devers
eux une certaine masse de titres qu'ils vendent aux capitalistes
tantôt plus cher, tantôt moins cher qu'ils ne les ont achetés,
en compensant la perte qu'ils font sur ceux-ci par le bénéfice
qu'ils réalisent sur les premiers. Et dès qu'ils ont ainsi vendu
des capitaux formés, ils en rachètent d'autres en formation.
A côté de ces spéculateurs de profession, il y a des individus
qui, n'ayant pas épargné sur leur revenu, spéculent avec leur
capital. Ainsi le propriétaire d'une maison qui consomme an-
nuellement tout le montant de ses loyers, et qui veut spéculer,
doit vendre sa maison pour en engager le prix dans de gran-
des entreprises financières ou industrielles mais comment
cet individu pourrait-il se défaire de son immeuble s'il ne
trouvait unacquéreur qui l'achète en le payant de ses écono-
mies ? Par conséquent, il faut bien reconnaître à la fois que
les faiseurs d'épargnes ne sont pas les faiseurs de spéculations
et que, directement ou indirectement, la spéculation ne trouve
d'aliment que dans l'épargne.
En résumé donc, il faut se représenter les ingénieurs et les
financiers faisant les études et les calculs relatifs à telle ou
telle affaire nouvelle, puis les hommes qui, d'après ces études
et ces calculs, constituent une société ou une compagnie dont
ils sont les administrateurs et directeurs, et émettent des ac-
407
tions et des obligations pour le montant du capital social dont
ils ont besoin. Ceux-là produisent des titres comme les indus-
triels produisent des objets manufacturés. Les actions et obli-
gations ainsi émises passent alors par deux phases distinctes.
Elles sont d'abord achetées par les crédits mobiliers, les ban-
quiers et les spéculateurs qui les gardent ou se les revendent
les uns aux autres pendant toute la période de construction.
C'est alors que ces titres sont des titres de spéculation, dont
le prix s'établit à la bourse par suite d'opérations que nous
allons étudier en détail. La période de construction une fois
terminée, on sait ce que vaut l'affaire. Les titres deviennent
alors des titres de placement dont le prix s'établit selon le re-
venu et qui sont achetés par les capitalistes. Ils sont classés.
L'œuvre de la spéculation est finie; son bénéfice est réalisé ou
sa perte faite. Voilà comment la spéculation est l'intermé-
diaire entre les épargnes et les capitaux nouveaux.
II
Nature des opérations de bourse.
La nature des opérations de bourse n'avait jamais été expli-
quée, que nous sachions, d'une façon qui fût abordable au
public non initié, en même temps que complète et rigoureuse,
avant que M. H. Lefèvre (de Châteaudun), ancien secrétaire
particulier de feu M. le baron James de Rothschild, ne l'ex-
posât dans divers ouvrages parus en 1870 et qu'il a résumés
dans trois articles publiés sous le titre de Physiologie et mé-
caraique sociales, Fonction de circulation, La bourse, dans
le Journal des Actuaires français de juillet et octobre 1873
et de janvier 1874. La clarté et la supériorité de cette étude
tiennent essentiellement à ce que l'auteur a représenté gra-
phiquement les opérations de bourse dont la combinaison et
l'enchevêtrement demeurent insaisissables à l'esprit sans cette
méthode lumineuse. Nous ne suivrons pas M. Lefèvre dans
cette exposition détaillée qui, ici, ne serait pas à sa place;
408
nous ferons seulement des opérations de bourse une descrip-
tion sommaire, en renvoyant aux publications ci-dessus indi-
quées ceux de nos lecteurs qui seraient tentés d'approfondir
la matière.
Les opérations de bourse sont donc les opérations de vente
et achat de titres de rentes, d'actions et d'obligations. Le mar-
ché sur lequel elles s'effectuent est le marché type, en ce sens
que c'est un marché rigoureusement organisé sous le rapport
de la concurrence. Sur un marché ordinaire, sur le marché
aux fruits et aux légumes, au beurre et aux œufs, par exemple,
où les ménagères vont s'approvisionner, il n'est pas impossible
qu'il y ait, à un moment donné, deux prix différents pour une
même denrée, qu'ainsi la douzaine d'œufs se vende 0 fr. 85
sur un point et 0 fr. 90 sur un autre. L'écart ne peut être très
sensible ni très persistant, vu qu'alors les marchands se trans-
porteraient du premier point sur le second et les chalands du
second sur le premier, ce qui tendrait à ramener l'unité de
lorix mais il peut se produire dans certaines limites, pendant
un certain temps. A la bourse, cette différence est impossible;
voici pourquoi. Les ventes et achats s'y font non entre ven-
deurs et acheteurs, mais par l'intermédiaire d'ager.ts nommés
agents de change. A un certain prix, crié, si l'on veut, au ha-
sard, les agents acheteurs demandent une certaine quantité et
les agents vendeurs offrent une certaine quantité de titres
d'une valeur quelconque. Si la quantité demandée et la quan-
tité offerte sont égales, il y a prix courant et l'échange a lieu
à ce prix; les titres passent des mains des agents vendeurs à
celles des agents acheteurs, ou du moins l'affaire est conclue,
sinonréglée. Autrement, l'échange n'a pas lieu. Si la quantité
demandée est supérieure à la quantité offerte, on va à l'enchère
jusqu'à ce que, la quantité demandée diminuant et la quantité
offerte augmentant par l'effet de la hausse, l'égalité de l'une et
de l'autre s'établisse à un prix courant plus élevé. Si, au con-
traire, la quantité offerte est supérieure à la quantité deman-
dée, on va au rabais jusqu'à ce que, la première quantité di-
minuant et la seconde augmentant par l'effet de la baissc, leur
409
égalité s'établisse à un prix courant plus bas. La gradation
des prix en hausse ou leur dégradation en baisse se fait par
quotités déterminées: Ofr.05, ou même Ofr, 025 pour la
rente, 5 fr. ou 25 fr. pour les titres d'actions ou d'obligations,
selon l'importance de ces titres. Dans ces conditions, on voit
que le prix courant, à la bourse, est en quelque sorte mathé-.
matique. Ce prix s'appelle le cours. Il diffère généralement du
pair qui représente le capital nominal, on pourrait dire le
prix de revient du titre. En cas de supériorité du cours sur le
pair, la différence s'appelle prime; mais il faut prendre garde
que ce mot sera pris tout à l'heure dans une acception diffé-
rente. Le capital nominal n'est pas toujours entièrement versé;
mais le cours ne tient pas compte des versements restant à
effectuer: ces versements sont déduits dans les calculs. La
jouissance est le droit aux intérêts et dividendes de l'exereice
courant; elle s'exprime par la date du commencement de
l'exercice. Ainsi, dans le courant de janvier, on vend, à la
Bourse de Paris, le 3°/0 jouissance du 22 décembre, le4Va%
jouissance du 22 septembre et le jouissance du 10 novem-
bre. Aux époques où le coupon se détache, on indique si l'on
vend coupon non détaché ou coupon détaché (ex-coupon). Le
marché que nous venons de décrire est le marché officiel
chacun sait qu'à côté de ce marché il y en a un autre, irré-
gulier mais toléré, sur lequel se font des affaires très nom-
breuses et très importantes, qu'on appelle la coulisse et où les
ventes et achats se font par l'intermédiaire d'agents nommés
coulissiers.
Les opérations de bourse se partagent en opérations au
comptant et en opérations ci terme les opérations à terme
se partagent elles-mêmes en opérations ferme et en opérations
à prime. Les opérations au comptant se font par quotités quel-
conques les titres vpndus et achetés doivent être livrée et
levés le lendemain de l'opération. Les opérations à terme se
font par quotités rondes: 1 500 fr. ou des multiples de 1500fr.
de rente 30%, 2 500 fer. ou des multiples de 2 500 fr. de rente
25 actions ou des multiples de 25 actions de la Banque de
410
France, du Crédit foncier, de tel ou tel chemin de fer. Les
titres vendus et achetés doivent être livrés et levés à une épo-
que déterminée, quelquefois à l'émission, lorsqu'il s'agit d'une
valeur non encore émise, le plus souvent en liquidation, c'est-
à-dire à la fin du mois courant ou de la quinzaine courante.
A la Bourse de Paris, il y a une liquidation par mois pour les
rentes françaises et deux liquidations par mois pour les autres
valeurs. Dans les marchés ferme, le vendeur et l'acheteur sont
également engagés, sans condition ni option. Dans les mar-
chés à prime, l'acheteur se réserve le droit d'annuler son
achat, ou le vendeur sa vente, en liquidation, moyennant l'a-
bandon d'une indemnité nommée prirne. Le jour qui précède
la liquidation, et où le spéculateur opte ainsi entre l'alternative
de lever ou livrer ou d'abandonner la prime convenue, est le
jour de la réponse des primes. Mais cette réponse se fait en
quelque sorte 4'elle-même. Il est clair, en effet, que l'acheteur
lève ou abandonne selon que la baisse, s'il y a baisse, est infé-
rieure ou supérieure au montant de la prime, et que le ven-
deur livre ou abandonne selon que la hausse, en cas de hausse,
est inférieure ou supérieure à ce même chiffre. En cas d'éga-
lité, la prime est considérée comme abandonnée si l'on ne dit
rien. Les primes sur la rente sont de 1 fr., de 0 fr. 50, de 0 fr.25.
Elles s'écrivent 80 fr. 50/50 et s'énoncent 80 fr. 50 dont 50.
Outre les opérations à prime pour fin courant, il se fait, sur les
rentes, des opérations à prime pour fin prochain. Les primes
sont aussi de 1 fr., de Ofr. 50, de Ofr. 25. Il ne se négocie guère
de primes pour fin courant dont 1 fr. après le 20 de chaque
mois, ni de primes dont 50 après le 25. Mais c'est alors que
commencent à se négocier les primes pour fin prochain, qui
deviennent des primes pour fin courant après la liquidation.
Les fameuses primes de Ofr. 10 ou dont deux sous se rappor-
tent à des marchés d'un jour à l'autre. Les primes sur les va-
leurs autres que les rentes sont de 20 fr., de 10 fr., de 5 fr.
Toutes les opérations au comptant ou à terme, à terme ferme
ou à terme à prime, se font au cours du jour. Naturellement,
le cours n'est pas le même pour toutes ces opérations. Il y a
411
un cours pour les opérations au comptant qui est le cours du
comptant, un cours pour les opérations à terme ferme qui est
le cours du ferme, et des cours pour les opérations à terme à
prime qui sont les cours des primes, autant de cours des pri-
mes qu'il y a d'espèces de primes. Ainsi, pour les rentes, il y
a .le cours du comptant, le cours du ferme, trois cours des
primes fin courant et trois cours des primes fin prochain. Ce
n'est qu'au moment de la liquidation que ces cours se confon-
dent en partie en un seul qui est le cours de compensation.
Les marchés à terme peuvent n'être que des paris mais il
faut que les deux contractants soient d'accord à cet égard.
Ainsi un individu achète à un autre 3000 fr. de rente 3 Ofo pour
fin courant à 56 fr. 70. En liquidation, le est à 56 fr. 80
alors le second de nos individus est censé revendre au pre-
mier, à ce cours, les titres qu'il lui a achetés au cours précé-
dent. Pour mieux dire, le premier individu paie au second la
différence de 0 fr. 10 sur 1000 titres, soit 100 fr. La convention
de pari se fait à l'avance en achetant et vendant liquidable
suivant règlement. Autrefois, toutes les affaires de la coulisse,
ou du marché interlope, se traitaient ainsi on y faisait pro-
fession de ne jamais livrer ni lever de titres. C'était un jeu
pur et simple. Mais ce n'est là qu'une exception, et les ventes
et achats à terme sont en général tout autre chose que des
paris. Le vendeur doit livrer et l'acheteur doit lever les titres
en liquidation. Même, à la Bourse de Paris, il est admis que
l'acheteur peut mettre le vendeur en demeure de lui livrer les
titres avant l'époque de la liquidation. C'est ce qui s'appelle
escompter. Il y a d'autres bourses où la même faculté d'antici-
pation appartient au vendeur vis-à-vis de l'acheteur.
Laissons de côté les paris, qui sont un genre d'opérations
sans aucune influence sur les cours, et supposons-nous en li-
quidation, au lendemain de la réponse des primes, alors que,
comme on dit pour abréger, a les primes non abandonnées sont
devenues du ferme». 1l y a alors en présence deux catégories
d'acheteurs et deux catégories de vendeurs; des acheteurs
prêts à lever et des acheteurs qui, soit parce qu'ils n'ont pas
4i2
leur argent, soit parce qu'ils croient à la hausse, veulent
différer la conclusion de leur affaire; des vendeurs prêts à li-
vrer et des vendeurs qui, soit parce qu'ils n'ont pas leurs
titres, soit parce qu'ils croient à la baisse, veulent, eux aussi,
poursuivre leurs opérations. On appelle ces derniers vendeurs
des vendeurs à dëcouve,'t. Comme le montant total des achats
de titres d'une valeur donnée entre toutes est nécessairement
égal au montant total des ventes, il s'ensuit que, si les achats
sans argent sont plus considérables que les ventes sans titres,
les ventes avec titres sont, en revanche, plus considérables
que les achats avec argent, de sorte qu'en fin de compte il v a
des acheteurs sans argent qui ont des titres à lever; et que si,
au contraire, les ventes sans titres sont plus considérables que
les achats sans argent, les achats avec argent sont, en revan-
che, plus considérables que les ventes avec titres, de sorte
qu'en fin de compte il y a des vendeurs sans titres qui ont des
titres à livrer. La possibilité de l'une ou de l'autre de ces deux
situations engendre le phénomène du report ou du déport.
Soit un acheteur sans argent. Cet individu cherche d'une
part un acheteur au comptant et d'autre part un vendeur à
terme. Il les trouverait tous les deux dans un capitaliste qui
lui achèterait ses titres en liquidation courante et les lui re-
vendrait en liquidation prochaine. Mais il est évident que ce
capitaliste ne peut acheter et revendre au même prix il lui
faut l'intérêt de son capital. Il le trouvera, à la rigueur, dans
la plus-value du coupon d'une liquidation à l'autre, si l'on en
tient compte dans le prix de revente. S'il s'agit de rente
la plus-value en question est de 0 fr. 25. Ainsi, à la rigueur,
notre capitaliste pourrait acheter les titres au cours de com-
pensation de la liquidation présente, soit 56fr.80, et les re-
vendre à 57 fr. 05 en liquidation prochaine. On dit en ce cas
de notre acheteur sans argent qu'il se fait reporter.
Soit à présent un vendeur sans titres. Cet individu cherche
d'une part un vendeur au comptant et d'autre part un ache-
teur à terme. Il les trouverait réunis dans un détenteur de
titres qui lui vendrait ses titres en liquidation courante et les
413
lui rachèterait en liquidation prochaine. Mais il est évident
que ce détenteur de titres ne peut pas, du moins en temps
normal, jouir à la fois des titres et du capital il bonifiera
l'intérêt du capital par lui emprunté en renonçant à la plus-
value du coupon des titres par lui prêtés. Ainsi, à la rigueur,
ce détenteur de titres pourrait vendre les titres de rente
à 56 fr. 80 et les racheter à 57 fr. 05. On dit alors que notre
vendeur sans titres reporte.
Or les deux sortes de contre-parties existent. Il y a des capi-
talistes qui sont bien aises de trouver momentanément l'emploi
de leurs capitaux, et il y a des détenteurs de titres qui sont
bien aises d'emprunter momentanément sur leurs titres. Les
uns et les autres s'adressent aux agents de change qui les
abouchent avec les spéculateurs désireux de se faire reporter
ou de reporter. Ainsi se rencontrent d'un côté des spéculateurs
acheteurs sans argent et des détenteurs de titres qui, les uns
et les autres, eurent des titres et demandent du capital, et,
d'un autre côté, des spéculateurs vendeurs sans titres et des
capitalistes qui, les uns et les autres, offrent du capital et de-
mandent des titres. Le taux du report s'établit en raison de ces
offres et demandes. Nous l'avons supposé plus haut précisé-
ment égal à la plus-value du coupon, c'est-à-dire au pair; mais
il est rare qu'il en soit justement ainsi. Si, pour un grand nom-
bre de valeurs, il se trouve en liquidation beaucoup d'ache-
teurs sans argent ayant des titres à lever, et qu'en même
temps les capitaux soient rares, le report est supérieur au pair,
il est tendu. Le spéculateur emprunte alors l'argent à un taux
plus élevé que celui de son placement mais, comme il croit
à la hausse, il en prend son parti. Si, pour une certaine va-
leur, il se trouve en liquidation beaucoup de vendeurs sans
titres ayant des titres à livrer, et qu'en même temps les titres
soient rares, le report est inférieur au pair, il y a déport; et
ce déport peut aller non seulement jusqu'à l'absorption de la
plus-value du coupon, mais même plus loin. Le spéculateur,
en ce cas, prête son argent pour rien, et même parfois ajoute
encore quelque chose pour l'usage du titre mais il croit à la
414
baisse, et cette considération est pour lui secondaire. Pourtant,
lorsqu'un déport vient ainsi prouver l'existence d'un décou-
vert sur une valeur, la spéculation à la baisse doit se tenir en
garde, vu que les détenteurs de ces titres pourraient les lui
louer ou les lui vendre très cher. On a vu des baissiers ainsi
forcés d'aller emprunter ou acheter des titres à ceux-là même
auxquels ils les avaient vendus et qui les leur faisaient payer
le prix qu'ils voulaient.
A la Bourse de Paris, le 1er de chaque mois, a lieu la liqui-
dation des rentes françaises. Chaque acheteur ou vendeur est
tenu de déclarer, avant 2 heures, s'il lève ou se fait reporter,
s'il livre ou reporte dans le cas de continuation de l'opéra-
tion, il doit trouver une contre-partie. Le taux du report figure
sur la cote de ce jour. L'opération en liquidation courante se
fait au cours de compensation celle en liquidation prochaine
se fait au même cours plus le report ou moins le déport.
Le 2 et le 16, ont lieu la liquidation des autres valeurs. Un
cours de compensation et un taux de report sont de même
établis.
Le 13 et le 18, se font la régularisation des écritures, le poin-
tage des soldes en titres ou en espèces. Les agents de change
reçoivent ces mêmes jours ils paient les 4 et 19. Tout spécu-
lateur qui n'a pas réglé à ces deux dernières dates est exécuié:
on vend les titres par lui achetés, ou on achète ceux par lui
vendus, à son compte.
La commission des agents de change est de Il. ou de 1/8
sur la valeur nominale des titres. A ce taux, elle est assez im-
portante pour que les spéculateurs aient à en tenir compte
dans leurs calculs. On peut poser en principe qu'elle ne de-
vrait pas constituer une gêne pour les transactions au profit
d'un monopole, mais se limiter au chiffre nécessaire pour ré-
munérer l'intervention des intermédiaires et couvrir leur res-
ponsabilité, c'est-à-dire la garantie du syndicat des agents de
change pour la livraison des titres achetés et le paiement des
titres vendus.
415
III
Effets des opération de bourse.
Nous ne demandons pas à nos lecteurs d'excuser les détails
qui précèdent: ils auront compris, nous l'espérons, qu'il était
impossible de critiquer les opérations de bourse sans les défi-
nir ils vont voir à présent combien, la définition une fois
fournie, la critique devient facile, à la condition toutefois de
se replacer au point de vue général que nous avons indiqué
tout d'abord.
La spéculation commerciale a pour objet de porter la mar-
chandise de l'industriel à l'industriel, s'il s'agit de matières
premières, et de l'industriel au détaillant, s'il s'agit de pro-
duits. Ni l'industriel ni le détaillant ne doivent spéculer sur
la marchandise, par la raison que l'un et l'autre spéculent sur
autre chose. L'industriel spécule sur les services fonciers,
personnels et mobiliers qu'il ajoute à la matière première
pour en faire un produit; le détaillant spécule sur les services
fonciers, personnels et mobiliers qu'il ajoute au produit en
gros pour en faire un produit en détail. L'un occupe de vastes
emplacements, emploie de nombreux ouvriers, des machines
compliquées et coûteuses l'autre a des magasins plus ou
moins luxueux, des commis, des comptoirs. Ils doivent donc,
l'un acheter la matière première et vendre le produit, l'autre
acheter le produit en gros et demi-gros et vendre le produit
en détail, à des prix aussi constants et réguliers que possible,
afin de pouvoir concentrer toute leur attention sur l'achat et
la vente des services producteurs. Entre eux deux, intervien-
nent les négociants en gros et demi-gros qui prennent pure-
ment et simplement la marchandise des mains du premier
pour la remettre dans celles du second, qui, grâce surtout à
l'invention des docks et magasins généraux, peuvent faire
toutes leurs opérations sans magasins particuliers, sans com-
mis, au moyen d'un carnet et d'un crayon qu'ils portent dans
leur poche, et dont le rôle propre est de spéculer sur la mar-
416
chand6ae. Quand on passe du commerce des marchandises au
commerce des titres de capital fixe, on trouve l'analogue de
l'industriel dans lesingénieurs et les financiers fondateurs d'en-
treprises nouvelles on trouve celui du négociant en détail
dans un personnage qui n'existait pas il y a quelque temps,
mais qui se multiplie de jour en jour par la nature et la force
des choses: c'est à savoir le changeur qui a boutique sur rue
et des titres à l'étalage, qui renseigne le public des capitalistes
sur les conditions d'émission, de souscription, d'intérêt, de
remboursement des titres; et enfin on trouve celui du négo-
ciant en gros et demi-gros dans les crédits mobiliers, les so-
ciétés financières et les banquiers et syndicats de banquiers,
dont la spéculation est aussi l'office spécial. Entre la spécula-
tion commerciale et la spéculation financière il y a des diffé-
rences ainsi l'une opère sur des marchandises qui dispa-
raissent perpétuellement par consommation et reparaissent
perpétuellement par production l'autre opère sur des titres
qu'une capitalisation constante met à la disposition d'une
épargne constante. Mais il est évident qu'à la seule réserve de
ne pas oublier que la spéculation commerciale dépend des
accidents de la consommation et de la production et la spécu-
lation financière de ceux de l'épargne et de la capitalisation,
on a le droit de les rapprocher l'une de l'autre.. Or, ce rap-
prochement suffit pour montrer que toutes les opérations de
bourse par nous exposées, sauf le jeu pur et simple, ont leur
raison d'être.
Beaucoup de personnes, parmi celles qui légifèrent sur la
bourse plus ou moins à la légère, ont décidé que les opérations
au comptant étaient les seules sérieuses et les seules qui dus-
sent être permises. Au point de vue que nous venons de rap-
peler et qui considère la spéculation de bourse comme une
variété de la spéculation en général, c'est à peu près le con-
traire qui est vrai. La vente qui doit avoir lieu au comptant
est celle qui se fait du détaillant au consommateur quant à
celle qui se fait du spéculateur au détaillant, en vue de l'ap-
provisionnement, il esj de son essence d'avoir lieu plutôt à
417
27
terme. Le négociant en détail qui n'achèterait qu'au comptant
risquerait soit de manquer de marchandise s'il tardait à.s'ap-
provisionner, soit d'augmenter sensiblement ses frais géné-
raux s'il entretenait un fonds de roulement trop considérable.
Ainsi, les ventes de titres au comptant, qui sont surtout les
ventes de titres de rentes, d'actions et d'obligations aux capi-
talistes en quantités quelconques, devraient être faites parles
changeurs à un cours voisin du cours de la bourse, mais non
pas à la bourse même par l'intermédiaire desagents de change.
Les seules ventes qui devraient se faire ainsi sont les ventes
de quantités importantes de titres de spéculateurs à spécula-
teurs ou de spéculateurs à changeurs. En un mot, la bourse
des fonds publics et des valeurs financières et industrielles
devrait être pour les titres ce que la bourse de commerce est
pour les marchandises, c'est-à-dire le marché du gros et du
demi-gros et non le marché du détail, par conséquent le mar-
ché du terme plutôt que le marché du comptant.
Mais l'abomination de la désolation, pour les personnes
dont nous avons parlé, c'est qu'on vende et qu'on achète, à la
bourse, non seulement à terme, mais à découvert, c'est-à-dire
qu'on achète sans argent et qu'on vende sans titres. Et, ce-
pendant, quoi de pl us naturel et de mieux justifié? Le détail-
lant n'a d'argent que quand il a écoulé sa marchandise; s'il
achète à l'avance, il achète nécessairement sans argent. Quant
au spéculateur, il est l'intermédiaire entre l'industriel et le
détaillant, il achète à l'un pour revendre à l'autre. S'il croit à
la hausse en raison d'une forte consommation et d'une faible
production pour les marchandises, en raison d'une épargne
active et d'une capitalisation lente pour les titres, il doit acheter
d'abord au producteur et vendre plus tard au détaillant; mais
si, à tort ou à raison, il croit à la baisse, en raison d'une faible
consommation et d'une forte production, ou en raison d'une
épargne lente et d'une capitalisation active, il doit vendre d'a-
bord et acheter plus tard, en d'autres termes, il doit vendre à
découvert. Cette raison nous semble plus juste et plus topique
que le mot cité par M. Badon-Pascal jeune, dans la préface de
418
son étude sur Ges marclté. à terme, comme ayant été dit par
M. Boscary de Villeplaine; syndic de la compagnie des agents
de change de Paris, àNapoléon, lors de la discussion, en 1810,
de l'article du Code pénal: « Sire, lorsque mon porteur
d'eau est à ma porte, commettrait-il un stellionat en me ven-
dant deux tonneaux d'eau au lieu d'un qu'il a? Certainement
non, puisqu'il est toujours certain de trouver à la rivière celui
qui lui manque. Eh bien, sire, il y a une rivière de rentes. »
Il n'est pas exact qu'il y ait une rivière de rentes; il ne l'est
pas surtout qu'il y ait une rivière d'actions ou d'obligations de
telle ou telle valeur déterminée. Au temps des premières af-
faires de M. Philippart en France, les spéculateurs qui lui ven-
daient à découvert des actions de laBanque franco-hollandaise
n'étaient pas toujours certains de trouver ces actions sur le
marché, puisque l'acheteur les avait déjà toutes en portefeuille.
Mais il nous parait incontestable que, si notre porteur d'eau
n'était qu'un intermédiaire achetant lui-même à un réservoir
l'eau qu'il nous vend, il ferait précisément son métier d'inter-
médiaire, et ne commettrait point de stellionat, en achetant
avant de vendre ou en vendant avant d'acheter, selon que son
expérience lui ferait croire à la sécheresse ou à la pluie.
Même s'ils se bornaient à acheter au comptant aux Etats, aux
communes, aux sociétés en voie de formation ou d'extension,
les titres de fonds publics et de valeurs financières ou indus-
trielles pour les revendre au comptant aux changeurs, les cré-
dits mobiliers et les banquiers rempliraient une fonction utile.
Ils détiendraient par devers eux un stock de titres qui demeu-
rerait tel quel dans le cas où le mouvement de l'épargne et
celui de la capitalisation correspondraient l'un avec l'autre, mais
qui pourrait aussi s'étendre ou se réduire selon qu'une épargne
lente aurait lieu en même temps qu'une capitalisation rapide
ou qu'une épargne rapide aurait lieu en même temps qu'une
capitalisation lente. Ils préviendraient la baisse dans le premier
cas, la hausse dans le second, et ils agiraient dans les deux cas
comme le volant d'une machine à vapeur qui tantôt absorbe
de la vitesse en excès et tantôt fournit de la vitesse en insuf-
41»
fisance. Mais ce stock important de titres représenterait, pour
la société, un surcroît onéreux de capital circulant. L'interven-
tion des opérations à terme, en introduisant comme un élément
nouveau la prévision de l'avenir, ramène le stock en question
à des proportions plus constantes et aussi petites que possible.
Et, enfin, l'adjonction des opérations à prime aux opérations
ferme apporte un dernier perfectionnement au mécanisme en
parant à l'éventualité où les circonstances tromperaient les
prévisions des contractants. Que l'engorgement survienne au
lieu de la pénurie, et la baisse au 1ieu de la hausse, le détaillantse
libère vis-à-vis du spéculateur, le spéculateur vis-à-vis du pro-
ducteur, par l'abandon d'une prime qui réduit, pour ce dernier,
le prix de revient. I en est, à cet égard, des titres comme des
produits. C'est ainsi que, grâce à la variété et à la souplesse
des combinaisons usitées à la bourse, l'immense opération de
la distribution des épargnes entre lesemplois de capitaux peut
s'effectuer sans désordre ni .secousses autres que ceux qui pro-
viennent de circonstances exceptionnelles.
L'effet des reports demande à être examiné à part. En der-
nière analyse, l'acheteur à terme qui se fait reporter trouve un
capitaliste disposé à échanger momentanément son argentcon-
tre des titres, par conséquent à retirer momentanément des ti-
tres de la circulation. Le vendeur à terme qui reporte trouve
un détenteur de titres disposé à échanger momentanément ses
titres contre de l'argent, par conséquent à jeter momentané-
ment des titres dans la circulation. D'ailleurs, il est évident
que, si aucune influence ne s'exerce d'autre part, l'acheteur
sera forcé de rejeter dans la circulation les titres qu'il en aura
momentanément retirés, ou le vendeur de retirer de la circu-
lation les titres qu'il y aura momentanément jetés. Mais l'un
et l'autre comptent précisément sur une intervention du de-
hors. L'acheteur à terme espère que la masse des capitalistes,
alléchée par la hausse, se décidera à se substituer à lui en
achetant les titres dont, alors, le cours se trouvera définitive-
ment élevé. Ces titres seront, en conséquence, classés, et le
spéculateur à la hausse aura réalisé un bénéfice. Le vendeur
420
à terme espère que la masse des détenteurs de titres, effrayée
par la baisse, se décidera à se mettre en son lieu et place en
vendant tea titres dont, alors, le cours se trouvera définitive-
ment abaissé. Ainsi le spéculateur à la baisse aura réalisé un
bénéfice en déclassant des titres.
L'acheteur à terme, qui est le spéculateur à la hausse ou
hau88ier, est donc un instrument de classement des titres. Son
gain est lié à ce classement et en dépend. L'armée des haussiers
se compose des crédits mobiliers, des banquiers qui entourent
ces établissements, des spéculateurs individuels qui forment
la clientèle des uns et des autres, tous cherchant à écouler
parmi les créateurs d'épargnes les titres d'actions et d'obli-
gations émis par les grandes entreprises en train de s'orga-
niser ou de se développer. Quant au vendeur à terme, qui est
le spéculateur à la baisse ou baissier, il est certain qu'on pour-
rait à la rigueur se passer de lui. Les haussiers absorberaient
transitoirement les titres non encore classés en se faisant re-
porter. Ainsi ces intermédiaires entre la capitalisation et l'é-
pargne emprunteraient leur fonds de roulement par le moyen
du report, comme les intermédiaires entre la production et la
consommation empruntent le leur par le moyen de l'escompte.
Toutefois, le rôle du baissier 5e justifie complètement comme
contre-partie de celui du haussier, pour contenir l'ardeur de
celui-ci et modérer l'allure en quelque sorte factice qu'il im-
prime au marché. Quoi qu'il en soit, les batailles de la bourse
se livrent entre les uns et les autres. Mais la victoire n'est ja-
mais décidée que par l'entrée en scène soit des capitalistes en
faveur des haussiers, soit des détenteurs de titres en faveur des
baissiers, ou par l'abstention des capitalistes qui, elleaussi,
profite aux baissiers. La tactique a, dans ces batailles, une im-
portance capitale, et les époques de liquidation en sont les mûr
ments décisifs. C'est alors que se font les efforts suprêmes pour
la détermination des cours de compensation.
Il faut constater ici que, sur certains marchés, les haussiers
ont plusieurs avantages. A la Bourse de Paris, ils ont les sui-
vants
42*
lo Le droit d'escompte, par lequel ils peuvent immédiate-
ment, et sans attendre la liquidation, mettre les vendeurs à
terme en demeure de livrer les titres;
20 L'obligation pure et simple de trouver, pour leurs reports,
des capitaux flottants, et non pas, comme les baissiers, tels ou
tels titres déterminés
30 La faculté, dans les achats à prime, de limiter leur perte
sans limiter leur bénéfice, alors que les baissiers limitent leur
bénéfice sans limiter leur perte;
49 La tendance naturelle à la hausse qui résulte à la fois de
la plus-value du coupon, de l'accroissement du capital et de
l'abaissement du taux du revenu net.
Ces conditions favorables tiennent en grande partie au rôle
utile des haussiers. Toujours est-il qu'on devrait savoir gré aux
baissiers de courir des chances aussi fâcheuses que celles aux-
quelles ils s'exposent. Le baissier n'estappeléà goûter un peu
de satisfaction qu'au milieu des catastrophes, quand une révo-
lution éclate ou quand la guerre est déclarée. Mais, justement
alors, des décrets du gouvernement substituent aux cours
rééls des cours arbitraires, comme il arriva en février où
la baisse était en réalité de 40 fr. sur le 3% et de 65 fr. sur le
et où, sur la proposition du syndicat des agents de change,
on la fixa d'autorité à 3 fr. sur l'un et l'autre fonds. Au lieu
de maudire des gens qui se dévouent à cette destinée ingrate,
ne conviendrait-il pas d'admirer leur persévérance? Ce qui,
du moins, est certain, c'est que, sauf les paris, qui sont abso-
lument inoffensifs, et sur lesquels d'ailleurs nous reviendrons,
toutes les opérations de bourse s'expliquent et se motivent
par les exigences du commerce des titres, et que, à supposer
qu'on les fasse parfois servir à un but immoral et funeste,
ce n'est pas plus une raison de les prohiber que ce n'en est
une de supprimer les instruments tranchants parce qu'il y a
des individus turbulents et querelleurs qui en usent pour se
donner des coups, de supprimer le feu et l'eau parce qu'il
arrive souvent que l'un bride et que l'autre inonde.
422
IV
De la liberté de la spéculaüon financière.
Si nous ne nous payons d'illusions, il ressort assez claire-
ment de l'exposition que nous avons faite de l'objet et du mé-
canisme de la spéculation qu'elle n'est, en définitive, autre
chose que l'instrument de la capitalisation. Les spéculateurs
sont des intermédiaires en matière de capitalisation, comme
les commerçants sont des intermédiaires en matière de pro-
duction. Ils font arriver les capitaux nouveaux des mains des
créateurs de ces capitaux à celles des capitalistes détenteurs
d'épargnes, comme les commerçants font arriver les produits
des mains des producteurs à celles des consommateurs. De
cette analyse ne résulte-t-il pas encore assez évidemment que
la spéculation est en elle-même un fait parfaitement normal,aussi utile que légitime?
Un chemin de fer ou un canal a été construit. Au moment
où ce capital est en plein rapport, les 200000 actions émises à
500 fr. sont cédées par les spéculateurs aux capitalistes au prix
de 1000 fr. De quel droit les spéculateurs bénéficient-ils de ces
100 millions apparus par le fait du succès de l'entreprise Le»
spéculateurs bénéficient légitimement de ce gain par la raison
qu'ils supporteraient légitimement leur perte si l'entreprise,au lieu de réussir, avait échoué. On a quelquefois essayé de
faire passer ce bénéfice des spéculateurs pour un salaire de
leur travail. Cette manière de présenter les choses est inexacte
et dangereuse. Ce n'est pas travailler, dans le sens économiquede ce mot, que d'acheter des actions au pair pour les revendre
au-dessus du pair avec la chance de les revendre au-dessous.
Il n'y a là qu'un gain et une perte de spéculation qui sont cor-
rélatifs l'un de l'autre. Notre analyse montre d'ailleurs claire-
ment comment la satisfaction de l'intérêt individuel concorde,
en matière de spéculation, avec la satisfaction de l'intérêt gé-néral. Pendant que les spéculateurs réalisent leur prime, les
voyageurs, les consommateurs de marchandises jouissent de
423-
tous les avantages que leur procure le service du chemin de
fer ou du canal. Les 10 millions dont ils paient annuellement
ce service fournissent la preuve et, dans certaines limites, don-
nent la mesure de l'utilité qu'ils en retirent. Ainsi la prime
réalisée par le spéculateur sur ses actions n'est pas seulement
concomitante à l'utilité retirée du capital par la société, elle
lui est en quelque sorte proportionnelle.
Quant à la règle générale et supérieure de la capitalisation,
elle doit, comme la règle générale et supérieure de la produc-
tion, être déduite par l'économie politique appliquée des ana-
lyses de l'économie politique pure. De même que la science
doit faire voir dans la libre concurrence en matière d'échange
et de production une opération par laquelle les services pro-
ducteurs se combinent en les produits de la nature et de la
quantité propres à donner la plus grande satisfaction possible
des besoins dans les limites de cette condition que chaque ser-
vice producteur, comme chaque produit, n'ait qu'un seul prix
sur le marché, de même elle doit faire voir dans la libre con-
currence en matière de capitalisation une opération par laquelle
les épargnes se transforment en les capitaux nouveaux de
la nature et de la quantité propres à donner la plus grande
utilité possible dans les limites de cette condition qu'il n'y ait
qu'un seul taux de revenu net pour tous les capitaux pro-
ducteurs sur le marché'. L'économie politique a-t-elle, autant
qu'elle se le figure, fourni cette double démonstration? A vrai
dire, nous ne le croyons pas. Nous croyons; au contraire,
qu'elle a affirmé beaucoup plus que démontré et qu'elle a,
par cela même, affirmé d'une façon beaucoup trop absolue
son laisser faire industriel et financier; mais nous n'en esti-
mons pas moins, cependant, qu'il y a une large part à faire à'
la liberté en matière de capitalisation comme de production.
La transformation des épargnes en capital se fait soit en ca-
pital circulant, c'est-à-dire en matières premières et produits
fabriqués en vente à l'étalage, soit en capital fixe, c'est-à-dire
1Voyez Eléments d'économie politique pure, 2M, 25» et leçons.
424
en constructions, machines, instruments, outils de toute nature.
De plus, la création de capital fixe se fait elle-même tantôt par
l'initiative de l'Etat dans les grands travaux d'utilité publique,
tantôt par l'initiative des individus dans les opérations ordi-
naires et courantes de la production et du crédit. Et, enfin, la
capitalisation individuelle demande elle-même à être distin-
guée en deux variétés l'une qui s'effectue par les individus
isolément, et l'autre qui s'effectue par les individus en associa-
tion les uns avec les autres. A la première variété se rattachent
les entreprises d'agriculture, d'industrie, de commerce et de
banque alimentées par des commandites plus ou moins consi-
dérables à la seconde appartiennent ces entreprises agricoles,
industrielles, commerciales et financières d'une importance
exceptionnelle et dont le capital social se forme et se développe
par émission d'actions et d'obligations. L'importance de ces
sortes d'entreprises est la cause pour laquelle elles ne peuvent
être abordées isolément et pour laquelle l'association en est la
condition ou le moyen indispensable. Ce sont leurs titres d'ac-
tions et d'obligations qui sont négociés à la bourse et des-
quels l'ensemble représente la matière de la spéculation dont
nous nous occupons ici. 11 suit de là que, pour reconnaître et
déterminer à présent les limites normales de la spéculation,
celles en deçà desquelles elle est un bien et au delà desquelles
elle est un mal pour un pays, il est essentiel de rétablir et de
considérer d'abord, à côté de la capitalisation par individus
associés, la capitalisation par individus isolés, puis, à côté de
la capitalisation individuelle, la capitalisation par l'Etat, et
enfin, à côté de la création de capital fixe, la création decap-
tal circulant. Tout cela fait, la démonstration du principe de
liberté en matière de capitalisation serait effectuée si l'on par-
venait à établir 10 que les quatre espèces de capitalisation qui
viennent d'être énumérées création de capital circulant, tra-
vaux publics, petite industrie, grande industrie, n'ont rien de
plus à se partager entre elles que la somme totale des épargnes
annuelles du pays, et 2" que ce partage s'effectue très conve-
nablement sous l'empire de la libre concurrence.
Notre intention n'est pas d'approfondir ces deux points;
mais nous devons au moins les toucher en passant.
Qu'on soit propriétaire foncier, travailleur ou capitaliste, on
jouit annuellement d'un certain revenu et, en même temps,
on effectue annuellement certaines dépenses en objets de con-
sommation. L'épargne est l'excédent, quand il existe, du re-
venu sur ces dépenses, et, pour le montant de son épargne,
on peut demander des capitaux neufs à la production en sus
des objets consommables qu'on lui demande d'autre part.
A côté des individus, il y a l'Etat qui se constitue un revenu
annuel en opérant, par le moyen de l'impôt, un prélèvement
sur les revenus individuels, qui effectue, lui aussi, certaines
dépenses annuelles en objets de consommation et qui peut, lui
ausw, s'il a un excédent de son revenu sur ses dépenses, capi-
taliser cet excédent. Or, le pays n'est quel'ensemble des indi-
vidus et de l'Etat. Par conséquent, le pays dispose d'un revenu
déterminé égal à la somme des revenus de tous les capitaux
fonciers, personnels et mobiliers; le pays effectue dt» dépenses
déterminées de consommation comprenant à la fois les dépen-
ses des individus et des familles et celles des communes et de
l'Etat et, finalement, il y a, dans le :pays, un excédent déter-
miné du revenu sur les dépenses c'est le montant total des
épargnes.
Ce montant tétai des épargnes est à transformer en capital
circulant et en capital bxe et, en ce qui concerne cette se-
conde sorte de capitalisation, trois voies se'présenteat: deux
s'ouvrant dans le champ de l'activité individuelle, une s'ou-
vrant dans le champ de l'activité collective. Par l'un ou l'autre
de ces trois canaux, les épargnes iront s'ajouter ,au capital fixe
du pays. Tantôt elles se dirigeront vers l'industrie agricole et
s'y représenteront sous forme de bâtïKienl* d'exploitation, de
machines aratoires, d'amendements, de drainages; tantôt elles
se répandront sur l'industrie manufacturière et on les y re-
trouvera dans des usines nouvelles ou dans les modifications
et les perfectionnements apportés au matériel des usines an-
ciennes tantôt elles se transformeront en rues, routes, mo-
426
numents, fortifications, vaisseaux de guerre, canons et fusils.
C'est ainsi que les épargnes se capitaliseront; et non seulement
le montant intégral des épargnes, d'un pays peut, mais il doit
être ainsi réuni aux capitaux existants.
Maintenant, cela fait, et le montant total des épargnes une
fois absorbé, que pourrait-il rester encore comme objet à la
capitalisation soit des individus, soit de l'Etat? On invoque ici
le crédit et la spéculation mais on se laisse abuser le plus
souvent par des expressions ou figurées ou tout à fait fausses,
aussi bien du côté de ceux qui célèbrent le crédit et la spécu-
lation, et attendent d'eux la multiplication des capitaux, que
du côté de ceux qui s'en méfient et leur reprochent d'anticiper
sur l'avenir. A un moment donné, dans un pays donné, la
production, disposant d'une quantité limitée de services pro-
ducteurs, peut fournir une quantité limitée de produits. Elle
fournira ces produits sous forme d'objets de consommation
ou de capitaux neufs, sous forme de capitaux circulants ou de
capitaux fixes, sous forme de travaux publics, ou'de chemins
de fer, ou d'améliorations agricoles et industrielles; cela dé-
pend de la direction qui lui sera imprimée par le crédit et la
spéculation. Mais ce qu'elle fournira en plus d'un côté, elle le
fournira en moins de l'autre; car ni le crédit ni la spéculation
n'ont le pouvoir d'extraire des matières premières du néant et
d'y appliquer de la rente, du travail et du profit futurs. Grâce
au crédit et à la spéculation, la totalité des épargnes, si l'on
veut, sera capitalisée; mais la quantité n'en sera pas augmen-
tée d'un centime. Or, s'il est certain que la petite industrie, la
grande industrie et l'Etat n'ont rien autre chose à se partager
entre eux que la somme des épargnes du pays, le sens com-
mun, à défaut de la raison scientifique, exige que ces épargnes
leur soient distribuées de telle sorte que, parmi ces éléments,
les uns ne soient pas avantagés au détriment des autres.
Il importe d'abord que l'initiative individuelle et l'initiative
de l'Etat et des communes se répartissent entre elles l'excédent
annuel de la production sur la consommation des revenus
dans une juste et heureuse proportion. Il importe que le mon-
437
tant total des épargnes ne soit pas livré à l'industrie privée,
sans qu'aucune part soit réservée iL l'Etat. Et il importe encore
plus peut-être que le budget extraordinaire n'absorbe pas à lui
seul ce montant total, sans rien laisser pour les affaires de
banque et de bourse. Les travaux publics effectués par l'Etat
et par les communes avec les ressources du budget extraordi-
naire, tels que l'amélioration des routes et des ponts, l'assainis-
sement et l'embellissement des villes, sont incontestablement
des travaux productifs, mais ils ne sont productifs qu'indirec-
tement et par l'influence qu'ils exercent sur l'agriculture,
l'industrie et le commerce, par les facilités qu'ils donnent à
l'initiative individuelle. Ils seraient donc absolument impro-
ductifs, et ils anéantiraient un présent assuré en vue d'un
avenir chimérique, s'ils écrasaient l'initiative individuelle en
épuisant les ressources de la production agricole, industrielle
et commerciale.
Il importe, de même, que, dans la sphère de l'initiative in-
dividuelle, la petite et la grande industrie s'emparent respec-
tivement dans une bonne et sag- mesure de la portion d'épar-
gnes qui doit leur revenir. Il importe, par exemple, que toutes
les épargnes disponibles ne soient pas abandonnées aux amé-
liorations agricoles ou industrielles, et qu'une certaine frac-
tion en soit employée en construction de chemins de fer. Mais
il importe bien davantage que toutes ces épargnes ne soient
pas absorbées par la construction des voies ferrées et qu'une
fraction'notable en soit consacrée à la multiplication des pro-
duits de l'agriculture et de l'industrie. Car à quoi servent les
voies ferrées, sinon à transporter des produits? Et combien
n'est-il pas insensé de tarir la source des produits en vue d'en
préparer le transport
Mais comment obtenir ce partage convenable du montant
des épargnes entre le capital circulant et le capital fixe, entre
l'activité collective et l'activité individuelle, entre les indivi-
dus associés et les individus isolés? C'est ici qu'intervient la
libre concurrence. Il est certain d'abord que le lamer faire
suffit à opérer le partage des épargnes entre le capital circu-
428
lant et le capital fixe. Il va de soi, en effet, qu'abstraction faite
de certaines circonstances normales qui rendent le taux d'in-
térêt du capital datant inférieur ou supérieur au taux d'in-
térêt du capital fixe, ces deux taux doivent être égaux. Si, à
un moment donné, leur différence est plus grande ou plus
petite que celle qui est motivée par les circonstances en ques-
tion, c'est qu'en raison de circonstances anormales des besoins
exceptionnels de capital circulant ou de capital fixe se font
sentir mais alors précisément il y a avantage à transformer
les épargnes soit en capital circulant soit en capital fixe, à faire
plutôt des dépôts en banque ou à acheter plutôt des titres de
crédit à long terme. Il est également certain que le laisser
faire suffit à opérer le partage des épargnes entre l'industrie
qui se fait en association et l'industrie qui se fait isolément.
En effet, c'est encore une chose qui va de soi qu'abstraction
faite de certaines considérations de commodité ou de conve-
nance qui rendent le taux d'intérêt du capital fixe plus élevé
ou plus bas dans la grande industrie que dans la petite, ces
deux taux doivent se niveler. Si, à un moment donné, leur
écart est plus fort ou plus faible que celui qui résulte des con-
sidérations dont il s'agit, c'est qu'une pénurie relative de ca-
pital fixe a lieu dans la grande ou dans la petite industrie
mais alors précisément il y a avantage à confier ses épargnes
soit aux grandes sociétés soit aux petits entrepreneurs, à ache-
ter plutôt des actions et des obligations ou à se procurer plu-
tôt des parts de commandite et de simples créances.
On pourrait ajouter à cela que le même principe qui répar-
tit ainsi le capital entre les diverses branches de l'industrie
le répartit, en outre, entre les divers emplois dans chaque
branche. Il n'y a qu'une seule espèce de partage que la libre
concurrence n'est point apte à efiectuer c'est celui des épar-
gnes entre l'initiative des communes et des Etats et l'initiative
des individus. Les capitaux créés par les communes et les
Etats, rues, routes, monuments publics, ne concourant pas à
la confection de produits marchands, et ne rapportant pas, en
conséquence, un intérêt déterminé sur le marché des services
429
producteurs, il n'y a pas d'indice direct et exact de leur trop
grande rareté ou de leur trop grande abondance. Aussi l'attri-
bution aux communes et aux Etats de la portion d'épargnes à
capitaliser qui leur revient est-elje un problème non plus d'é-
conomie politique appliquée, mais d'économie sociale ou -de.
droit naturel. C'est à l'économie sociale et au droit naturel à
fixer à. la communauté son revenu, à lui assigner ses dépenses
c'est ensuite à la communauté à capitaliser l'excédent de son
revenu sur ses dépenses, sans emprunter, ou en remboursant
au plus vite les emprunts contractés. Nous ne pouvons songer
à vider ici cette question. Qu'il nous suffise d'avoir pris le
soin, généralement trop négligé, de la reconnaître et de si-
gnaler, à ce propos, en matière de capitalisation, un danger
que le laisser faire est impuissant à conjurer. Nous verrons
par l'examen des faits que ce danger de l'absorption par les
communes et les Etats de la portion d'épargnes qui devrait
être réservée à l'initiative individuelle est le point important
du sujet, à côté duquel tous les autres sont secondaires.
V
Des abus de la epécuiatiore financières.
Le principe de liberté se démontrerait donc, en ce qui con-
cerne la capitalisation, exactement de la même manière qu'en
ce qui concerne la production, ce qui ne paraîtra nullement
surprenant si l'on réfléchit que les capitaux sont tout simple-
ment des produits dont on consomme le service au lieu de les
consommer eux-mêmes. Par suite, ce principe aura exacte-
ment la même portée d'un côté que de l'autre. Il ne nous pa-
rait pas, nous devons le répéter, que les économistes aient en-
core réussi à fixer avec précision ces limites de l'initiative
individuelle et de l'intervention de l'Etat en matière soit de
production soit de capitalisation. Sur les deux points, leurs
conclusions se bornent à peu près à ce làieser faire qui réduit
la théorie de l'économie politique à deux mots et sa pratiqué
430
à rien du tout. Cette doctrine est beaucoup trop succincte.
Lafeser faire ne doit pas signifier ne rien faire, mais lais-
ser agir la libre concurrence. Là donc où la libre concurrence
ne peut agir, il y a lieu, pour l'Etat, à intervenir afin de la
suppléer; et là où la libre concurrence peut agir, il y a Heu,
pour l'Etat, à intervenir afin de l'organiser, d'assurer les con-
ditions et le milieu de son fonctionnement. Or, cette sorte
d'intervention donne lieu, en matière de capitalisation, à plu-
sieurs observations importantes.
Es feit de production et en fait de capitalisation, nous re-
connaissons, quant à nous, à l'Etat, comme on l'a vu, le droit
de fabriquer des produits ou de créer des capitaux d'intérêt
public, c'est-à-dire des produits ou des capitaux dont le besoin
est ressenti par la communauté dans son ensemble, en vue de
donner gratuitement ces produits ou le service de ces capitaux.
Ainsi, nous reconnaissons à l'Etat le droit de construire des
rues, des routes, des ponts, des monuments et des jardins pu-
blics dont chacun pourra user sans rien payer. Mais nous al-
lons plus loin. Nous reconnaissons de plus à l'Etat le droit de
réglementer la fabrication des'produits ou la création des ca-
pitaux d'intérêt privé, c'est-à-dire des produits ou des capitaux
dont le besoin est ressenti par chaque consommateur indivi-
duellement, dans un cas bien déterminé c'est à savoir quand,
par la nature des choses, la libre concurrence est impossible
et le monopole inévitable dans cette fabrication ou cette créa-
tion et cela, alors, en vue de ramener le prix Je vente de ces
produits ou du service de ces capitaux au niveau de leur prix
de revient. Ainsi, nous reconnaissons à l'Etat le droit de con-
céder la construction des canaux et des chemins de fer aux
compagnies qui accepteront les conditions les plus favorables
au public et les tarifs les plus réduits pour le transport des
voyageurs et des marchandises f. Or, les maîtres de la science
n'ont rien dit de précis à cet égard.
tVoyez L'Etat et les chemins de fer, I, et L'économique appliquée et la
défense de* salaires, 2.
-431
J.-B. Say énonce, dans son Cours complet d'économie poli.
tique pratique, 7e partie, chapitre XXIV, que la confection
d'un canal latéral du Rhône, de Lyon à Beaucaire, pourrait
bien coûter 70 millions, et il ajoute eeci « L'intérêt de cette
somme, en y joignant les frais d'entretien du canal et ceux
de l'agence que nécessiterait son exploitation, en porterait» aisément la dépense annuelle à 7 millions. Le roulage des
marchandises qui parcourent la même route par terre ne
» coûte pas davantage. Les entrepreneurs d'un canal latéral
» du Rhône ne pouvant leur offrir un transport plus écono-'
» mique, les frais de production n.î seraient pas diminués, la
consommation des produits ne serait pas augmentée, et la
» France n'en serait pas plus riche. Pour qu'elle le fût, pour
que le transport par eau pût être réduit au quart de son prix
» actuel, il faudrait que le canal pût être exécuté par un entre-
» preneur qui consentit à perdre l'intérêt de sa mise de fonds.
» Dès lors une facile communication ouverte entre la Méditer-
» ranée et le nord de la France, la production de toutes les
» provinces riveraines vivement encouragée par la demande,a leurs moyens de consommation étendus dans la même pro-» portion, etc., augmenteraient peut-être annuellement de
» 30 millions les revenus du peuple français. Une mise dehors
» évaluée à 70 millions serait cause d'une production annuelle
de 30 millions, ce qui serait, malgré la perte de l'intérêt de
70 millions, un très beau résultat pour la nation mais quin peut faire une mise dehors de 70 millions en renonçant aux
intérêts de cette somme? La nation seule le peut, et l'on
» vient de voir qu'elle en serait amplement dédommagée. »
Ce passage est extrêmement curieux. Il est évident que l'ins-
tinct de J.-B. Say l'avertit que l'Etat a quelque chose à faire
en matière de construction de canaux; mais, faute de recon-
naître qu'il s'agit ici de réglementer l'exploitation d'un mono-
pole naturel et nécessaire, il nous propose de faire créer par
l'Etat un capital d'intérêt privé en vue d'en donner gratuite-
ment le service. En effet, les canaux servent à transporter des
marchandises, et ce transport n'est autre chose qu'une façon
432
donnée à des produits et dont le besoin est ressenti non par la
communauté dans son ensemble, mais par chaque consomma-
teur du produit individuetlement. Il n'y a donc aucun intérêt
public en jeu, et l'Etat n'a pas plus à construire des canaux
gratuits pour le transport des produits qu'il n'a à construire
des machines gratuites pour leur confection.:
J.-B. Say, en émettant une telle opinion, se place à tort en
dehors des tendances habituelles de l'école. Les économistes
contemporains sont plus fidèles, mais non pas avec plus de
'raison, croyons-nous, à leur tradition, lorsqu'ils réclament
instamment, au nom de leur laisser faire, la suppression totale
des agents de change et de la cote de la bourse. Le marché
des titres doit être un marché type, et le marché type, nous
l'avons dit, est celui où tas ventes et achats se font par l'inter-
médiaire d'agents qui reçoivent les ordres des vendeurs et des
acheteurs et n'opèrent qu'après avoir déterminé, comme prix
courant, le prix pour lequel l'offre effective et la demande ef-
fective sont égales. Sans doute, il est absolument scandaleux
que l'office de ces agents se transforme en une charge vénale
par suite d'un lourd impôt prélevé sur les transactions de
bourse mais on pourrait réduire l'énorme droit de courtage
de '/&0/0 qui est perçu par les agents de change, ou le suppri-
mer tout à fait en le remplaçant par un autre mode de rému-
nération, sans supprimer les agents eux-mêmes. De même, un
marché type exige une mercuriale où les prix courants soient
officiellement inscrits; et les prix de la bourse sont nombreux
et compliqués, puisqu'ils comprennent les cours du comptant,
les cours du ferme, les cours des primes, les taux des reports.
Sans doute encore, c'est un privilège exorbitant que celui qui
a été concédé au Ministre des Finances ou au syndicat des
agents de change d'admettre ou non telle ou telle valeur à
figurer à la cote de la bourse mais, ici encore, il y a lieu de
réformer sans abolir.
Est-ce là tout? Et après avoir réservé à l'Etat la création des
capitaux d'intérêt public, la réglementation des capitaux d'in-
térêt privé qui sont l'objet d'un monopole naturel et néces-
433
28
saire, et enfin l'organisation du marché de la bourse, laisse-
rons-nous la spéculation livrée à elle-rrréare en tout ce qui
touche à la création des capitaux d'intérêt privé? Question
grave et délicate au sujet de laquelle nous irons plus loin que
ne vont la plupart des économistes, mais sans faire probable-
ment assez de concessions pour satisfaire les personnes qui
voudraient voir la loi prévenir ou tout au moins réprimer les
abus de la spéculation ou l'agiotage. Quoi qu'il en soit, voyons
en quoi consistent ces abus.
D'abord, il se fait des paris. Assurément, ces paris sontimmo-
raux mais nous avons vu qu'ils n'agissent en aucune façon
sur les cours et qu'ils sont tout à fait sans conséquence. Est-il
bien à propos de les interdire en permettant les paris de toute
autre sorte, et alors surtout qu'on peut bien prononcer mais
non faire observer cette interdiction? La loi française l'a essayé.
En vertu de l'article 421 du Code pénal, les paris qui auront
été faits sur la hausse ou la baisse des effets publics seront
punis d'un emprisonnement d'un mois au moins et d'un an
au plus et d'une amende de 500 fr. à 10000 fr. Il y a plus
aux termes de l'article 422, est réputée pari de ce genre toute
convention de vendre ou de livrer des effets publics qui ne
seront pas prouvés avoir existé à la disposition du vendeur
au moment de la convention ou avoir dû s'y trouver au mo-
ment de la livraison. C'est là une défense expresse non seu-
lement des ventes et achats liquidables suivant règlement,
mais même des ventes à découvert, c'est-à-dire d'une opéra-
tion que nous avons reconnue essentielle au commerce des
titres. Aussi qu'est-il arrivé? Que la loi est absolument tom-
bée en désuétude.
Il n'en est pas des reports comme des paris. Ceux-là mo-
difient les cours. Ces opérations ne sont pas des simulacres
d'achats ou de ventes, ce sont des achats ou des ventes provi-
soires, non définitifs. Lorsque le public ne suit pas les spécu-
lateurs à la hausse ou à la baisse, les cours, élevés ou abaissés
par les reports, s'abaissent ou se relèvent brusquement. C'test
là, dira-t-on, un trouble apporté à l'état du marché. Sans doute,
mais cela ne consiste, après tout, qu'en'variations purement
nominales qui ne modifient en rien la fortune des citoyens et
qui n'affectent que l'évaluation du portefeuille des spécula-
teurs. Mais voici qui est plus sérieux. Il arrive que les spécu-
lateurs réussissent trop bien, par leurs reports, à entrainer
après eux les capitalistes. On voit alors les épargnes du pays,
alléchées par de hauts cours artificiels et passagers, se préci-
piter-dans des entreprises hasardeuses et y périr sans utilité.
Par exemple, la vogue se sera portée sur les chemins de fer
on en aura fait tant et plus. Un des derniers aura eu ses actions,
émises à 500 fr., poussées à fr. par la spéculation, A ce
taux, le public les aura toutes prises. Mais cette entreprise n'a
pas été précédée d'études techniques et économiques appro-
fondies, le chemin de fer ne transporte ni voyageurs ni mar-
chandises, et finalement les actions, ne donnant droit à aucun
dividende, ne valent rien. Sur les 1000 fr. dont on les a payées,
500 fr. sont passés des mains des capitalistes dans celles des
agioteurs, et 500 fr. ont été perdus dans la construction d'un
capital stérile. Eh bien, le public des capitalistes s'est trop
pressé. Il devait n'acheter les actions que le chemin de fer
une fois construit et son trafic une fois établi et connu, sans
se laisser séduire par la prime de la bourse. Nous admettons
bien que la loi punisse la diffusion des faux bruits, l'escro-
querie et les manœuvres frauduleuses mais nous ne voyons
pas qu'elle puisse .punir l'achat de titres d'actions et d'obli-
gations fait par des banquiers avec des fonds empruntés par
reports, pas plus que l'achat de marchandises fait par des com-
merçants avec des fonds empruntés par escompte. Interdits
sous leur forme actuelle, les reports se feraient sous une autre
forme. Il faut l'espérer, du moins car s'ils ne se faisaient ni
sous une forme ni sous une autre, le commerce des titres man-
querait de fonds de roulement.
Et pourtant il y a, malgré tout, des excès de spéculation. Et
ces excès ont nui non seulement à la petite industrie, c'est-à-
dire l'agriculture, à l'industrie, au commerce ordinaires,
qu'ils ont privés de ressources, mais à la grande industrie
elle-même, c'est-à-dire aux entreprises faites en association,
qu'ils ont mises à un régime déplorable. En effet, pour obtenir
avant tout la distribution de gros dividendes, afin d'amener
la hausse des eours ta plus prompte possible, on a négligé
toutes les règles d'une bonne et saine administration, en sa-
crifiant toujours l'avenir au présent. Il suffit d'avoir eu de près
ou de loin quelques rapports avec une de ces affaires montrées
par actions pour savoir comment, au début, les administrateurs
fondateurs poussent les directeurs et les ingénieurs à compro-
mettre et à ruiner ainsi l'entreprise. Et que leur importe, en
effet? Leur seul but n'est-il pas de revendre leurs actions avec
bénéfice? Sans doute, ce sont là des abus criants; mais c'est
aux actionnaires à changer ces errements. Nous concevons
parfaitement que la loi définisse et sanctionne la responsabilité
des administrateurs des sociétés industrielles et financières;
mais nous cherchons vainement comment elle pourrait leur
commander la capacité et le dévouement. C'est ici, au surplus,
que nous tenons à prendre une place à part parmi les écono-
mistes. Ils estiment, en général, que quand on a laissé faire
le reste va tout seul; et nous croyons, nous, que quand on
s'est confié à la libre concurrence il reste encore beaucoup
à faire pour que ses résultats se fassent sentir. Nous croyons
que la production et la capitalisation, si elles ne sont pas
éclairées, averties, tantôt stimulées et tantôt contenues par
une discussion approfondie fondée à la fois sur les vérités de
l'économie politique pure et sur les données de la statistique,
instituée à tous les instants dans les assemblées d'actionnaires
et dans la presse, risquent fort de marcher toujours de crise
en crise en passant alternativement, comme elles le font sous
nos yeux, de l'insuffisance à l'excès et de l'excès à l'insuffi-
sance et, par suite, de la cherté à l'avilissement et de l'avilis-
sement à la cherté des produits et des capitaux. Il nous semble
seulement que c'est là une tache offerte à l'initiative indivi-
duelle et non une porte ouverte à l'intervention de l'Etat. Que
nos sociétés démocratiques contemporaines se soient montrées
jusqu'ici au-dessous de cette tâche, et n'aient pasencore réussi
436
à dominer les complications et les difficultés du régime in-
dustriel et commercial, il faut l'avouer. Mais le remède au
mal est dans le progrès de la science et des mœurs et non
dans la réglementation de l'industrie et du crédit.
Nous n'avons encore énuméré, parmi les abus de la spécu-
lation, que ceux qui nuisent à la société; il faut pourtant nous
placer aussi, en terminant, au point de vue de l'intérêt privé
si souvent invoqué dans la question. On devine que nous vou-
lons enfin parler de ces gens qui, dans des reports bien plus
souvent que dans des paris, perdent de l'argent à la bourse,
de ces pères de famille, dont nous entretiennent journellement
les romanciers et les dramaturges, qui engloutissent dans
les jeux de bourse la dot de leur femme et l'héritage de leurs
enfants. A dire vrai, nous eussions aimé voir ces individus
renoncer d'eux-mêmes à leurs opérations, sinon par moralité
ou par mépris d'un gain obtenu sans travail, au moins par
intelligence et pour avoir compris que jouer à la bourse contre
les crédits mobiliers et les banquiers qui y font la hausse et
la baisse, c'est jouer un jeu qu'on ne sait pas contre des adver-
saires qui connaissent vos cartes. A notre sens, le roman et le
drame auraient bien fait leur œuvre, et rendu un bon service
à la société, s'ils avaient su montrer ce fait que les parapher-
naux et les patrimoines dissipés à la bourse par les petits spé-
culateurs sont les ruisseaux dont se forment les rivières de
millions qui coulent chez les gros; tandis qu'en se bornant
flétrir l'agiotage dans des phrases aussi vides, que sonores, ils
ont surtout réussi à le mettre à la mode. Mais puisque, paraît-il,
le moment n'est pas encore venu où les mœurs se passeront
ici du secours des lois, nous consentons volontiers à ce que les
portes de la bourse soient fermées à ceux qui n'ont rien à y
faire. Un particulier peut spéculer dans certaines limites. Au
lieu d'acheter des valeurs de tout repos pour les garder indé-
finiment, un homme qui a ou qui croit avoir assez la connais-
sance des affaires peut acheter à bon marché des titres non
encore connus, appréciés et classés, pour les revendre plus
cher et en racheter d'autres, sauf à perdre parfois là où il
437
croyait gagner. Mais, dans ces conditions, op doit acheter et
vendre au comptant, tout au plus acheter et vendre fin cou-
rant, mais non pas se faire reporter, ni reporter. Un par-
ticulier qui opère au moyen du report usurpe un rôle et des
fonctions qui appartiennent exclusivement au commerçant en
titres il n'y aurait donc aucune difficulté à ce que ces opé-
rations fussent interdites à toute personne dont la qualité de-
banquier ne s'établirait pas par une déclaration ou par une
patente. Par exemple, il n'y aurait pas de raison pour que la
spéculation à découvert ne fût pas interdite aux non-commer-
çants sur les marchandises aussi bien que sur les titres:
un non-commerçant qui achète des vins en entretenant une
circulation de billets est dans une position encore moins cor-
recte que s'il achetait des actions de chemins de fer en se faisant
reporter de liquidation en liquidation. Toujours est-il que, dans
le dernier cas sinon dans les deux, la loi pourrait sévir ou tout
au moins refuser l'action en vue du paiement au vendeur contre
l'acheteur, à l'acheteur contre le vendeur, à l'intermédiaire
contre l'un et l'autre, en excipant des principes en vertu des-
quels elle refuse d'entendre les réclamations des joueurs les
uns contre les autres. Notre proposition, conforme à l'opinion
de M. Lefèvre (de Châteaudun), diffère de la manière d'agir
actuelle de la loi et de la jurisprudence. La loi et la jurispru-
dence s'efforcent actuellement de faire dériver l'exception de.
jeu de la nature de l'opération de bourse, de considérer cer-
taines opérations comme licites et certaines autres comme illi-
cites. Nous voudrions, au contraire, que l'exception de jeu
dérivât du caractère des opérateurs, que toutes les opérations
de bourse fussent licites entre commerçants, mais que les opé-
rations à terme poursuivies par reports fussent illicites entre
non-commerçants, ou entre commerçants et non-comme
çants. Par ce moyen, le marché des capitaux serait réservé
aux spéculateurs de profession qui y feraient à leurs risques et
périls le commerce des titres mais n'y trouveraient plus les
victimes sans défense qu'ils ont trop maltraitées.
438
VI
La spécul.ation fimanciérre en France.
Il nous reste, pour finir, à jeter un coup d'œil sur les faits
environnants afin d'y trouver, si possible, la confirmation de
nos idées. La Suisse ne nous offrirait pas, à cet égard, un
champ d'observation tout à fait satisfaisant. Non pas certes
que la question de la bonne distribution des épargnes n'y ait
son importance: la manière dont les Etats et les communes y
font les travaux publics, celle dont s'y pratique l'association
dans quelques grandes industries, comme l'industrie des che-
mins de fer et l'industrie des hôtels et pensions d'étrangers,
prêteraient à des remarques intéressantes mais comme les ti.
tres des fonds publics et des valeurs financières et industrielles
y manquent d'un marché étendu et animé, cet examen ne nous
apprendrait rien sur les opérations de bourse proprement di-
tes. La France sera donc un meilleur sujet d'étude.
Il y avait, en France, sous le second Empire, des magistrats
qui, s'efforçant de faire preuve d'une austérité et d'une rigueur
à la d'Aguesseau, s'élevèrent en différentes occasions contre
les spéculateurs ou a manieurs d'argent », qu'ils accusaient de
priver l'agriculture, l'industrie et le commerce ordinaires de
leurs ressources les plus indispensables. Or le gouvernement
que servaient ces fonctionnaires, ne se contentant pas d'un
budget ordinaire de 2 milliards, y joignait annuellement 3 ou
400 millions de recettes et dépenses extraordinaires qu'il ef-
fectuait, pour le dire en gisant, en dehors de toute procédure
parlementaire. Dans les dix ou douze premières années de
son existence, il avait ainsi dévoré extra-budgétairement 3 mil-
liards de capitaux, dont 2 obtenus par emprunts et 1 demandé
à divers moyens plus ou moins détournés et irréguliers, tels
que l'absorption du capital de la Banque de France, du ca-
pital de la Caisse de la dotation de l'armée et des versements
faits par les compagnies de chemins de fer, l'émission d'obli-
gations trentenaires, la conversion des rentes et l'accroissement
439
de la dette flottante. Ces capitaux avaient été employés pour
2 milliards aux guerres de Crimée, d'Italie, de Chiné, de Co-
chinchine, de Kabylie, de Syrie, du Mexique, et pour 1 milliard
à des travaux publics. Ce système devait être couronne par
une dernière guerre dont les frais, récemment arrêtée, ont
dépassé 14 milliards. Pendant qu'il agissait ainsi, ce même gou-
vernement poussait les villes à se transformer entièrement.
Le préfet de la Seine produisait alors dans divers discours et
rapports officiels cette loi scientifique, tout à fait inexpliquée
mais parfaitement constatée, disait-il, et qui ruinait toutes les
théories des économistes, d'après laquelle démolir une ville
pour la rebâtir de fond en comble était un moyen sûr d'y faire
indéfiniment augmenter le revenu des octrois. 11 fallut que
M. Jules Ferry dévoilàte mystère dans ses Comptes fantastiques
d'Haussmann, et montrât que ce rendement exceptionnel des
octrois provenait tout simplement des taxes sur la pierre à
bâtir et sur le vin bu par les maçons. De tels hommes d'Etat
étaient bien venus à reprocher à la spéculation d'engloutir les
épargnes du pays dans des affaires douteuses
Il faut croire cependant que ce système constitue un moyen
commode de gouverner car la République suit des errements
non semblables, mais analogues. Le budget ordinaire est de
3 milliards au lieu de 2, et les recettes et dépenses extraordi-
naires y seront, d'ici à quelques années, de 5 ou 600 millions
au lieu de 3 ou 400; voilà toute la différence. On sait que les
Chambres ont définitivement voté, en juillet 1879, un ensemble.
de trois lois relatives à de grands travaux de construction de
chemins de fer, de canaux et de ports qui entraîneront une
dépense d'environ 6 milliards à répartir sur dix ou douzeans.
Le ministre des travaux publics qui a conçu et.fait adopter ce
plan, M. de Freycinet, a, lui aussi., sa théorie économique. Il a
calculé que le transport des marchandises par voie de terre
croûtait actuellement 0 fr. 30 par tonne et par kilomètre, que
ce transport sur ses chemins de fer coûterait Ofr. 06, et il
énonce en conséquence que l'avantage retiré par le pays de la
construction des chemina de fer en question sera de Ofr, 24
-44*)
par tonne kilométrique transportée. Il faut dire que te prix
de 0 fr. 06, qui ne tient pas compte des frais accessoires de
roulage et de camionnage, ne comprend non plus aucun in-
térêt du capital qui sera employé à l'établissement des nou-
velles voies ferrées. On le voit: nous sommes ici en présence
d'une réalisation en grand de cette conception socialiste de
J.-B. Say que nous avons critiquée. L'Etat va construire des
capitaux d'intérêt privé en vue de donner gratuitement le
service de ces capitaux. Sans discuter de nouveau cette com-
binaison, nous continuerons à affirmer, en nous fondant sur
la démonstration que nous avons esquissée du principe de li-
berté en matière de capitalisation, que l'utilité des capitaux
d'intérêt privé pour la société doit se mesurer au prix dont la
société paie leur service, c'est-à-dire à l'intérêt qu'ils rendent,
et que, par conséquent, les capitaux qui rendent l'intérêt nor-
mal sont plus utiles que ceux qui ne le rendent pas. Ainsi, il
reste encore à démontrer que l'Etat fera des 6 milliards qu'il
demande un emploi préférable à celui que la spéculation en
aurait pu faire.
Cette question est d'une gravité et d'une actualité particu-
lières. Nous vivons, depuis quelques années, sous l'empire
d'une crise très étrange en ce qu'elle sévit dans tous les pays
et qu'elle s'étend à tous les produits industriels desquels la
quantité surabonde et le prix s'avilit. L'Angleterre a inondé le
monde d'étoffes de laine et de coton, la Suisse de montres et
l'industrie pourrait s'arrêter complètement sans que, d'ici à
longtemps, nous fussions embarrassés de nousvêtiretde savoir
l'heure qu'il est. Et pourtant l'économie politique affirme à
priori qu'il n'y a pas d'over-production générale, qu'à la sur-
abondance qui se manifeste sur un point correspond néces-
sairement une pénurie qui doit exister sur un autre. Eh bien,
l'expérience confirme ici le raisonnement car à la surabon-
dance des produits industriels correspond en effet, de nos jours,
une pénurie des produits agricoles. A l'exception du blé, qui
nous arrive par les bateaux et les chemins de fer des pays à
territoire étendu et à population rare, et dont la culture n'est
plus rémunératrice dans nos pays, toutes, les substances ali-
mentaires, la viande, les fruits, les légumes, le beurre; les œufs,ont enchéri depuis un quart de siècle de 100 à 200 0/0. Ils sont
hors de prix, et cependant l'agriculture ne les multiplie pas.
Ainsi, la cause de la crise actuelle doit être cherchée dans un
défaut d'équilibre de la production industrielle et de la pro-duction agricole, et le remède se trouverait dans un détour-
nement des services producteurs de l'industrie vers l'agricul-ture. Cette circonstance prouve, par parenthèse, que, quoiqu'endisent les économistes, le laisser faire pur et simple ne suffit
pas à régler le mécanisme économique, et qu'il y a des mo-
ments où l'impulsion de l'Etat pourrait s'exercer afin de re-
mettre en bon chemin l'activité individuelle. Nous sommes à
un de ces moments. Il y aurait lieu, pour notre agriculture,
de changer de régime, de viser à la culture intensive, d'em-
ployer les engrais, les machines, d'associer largement le capital
à la terre; et l'Etat pourrait favoriser cette transformation, non
pas certes en produisant lui-même, mais en créant des écoles
d'agriculture, en se prêtant au développement du crédit agri-
cole, enfin en laissant à la spéculation les capitaux disponibles;
car la spéculation serait le ressort le plus puissant à faire
mouvoir pour détourner les capitaux de l'industrie vers l'agri-
culture. Des entreprises agricoles appropriées à l'étendue des
terres à exploiter et à l'importance des capitaux à mettre en
œuvre devraient s'organiser et se développer par émission
d'actions et d'obligations, et ces titres, dont l'intérêt serait payé
par les produits obtenus, devraient occuper, sur le marché
financier, la place du 30%amortissable dont l'intérêt sera fourni
par l'impôt. Telle est la question qui, selon nous, domine
aujourd'hui toutes les autres et à la solution de laquelle le gou-
vernement français se consacrerait s'il n'était plus simple et
plus facile de dépenser de l'argent que d'avoir des idées.
La spéculation, telle qu'elle s'exerce en France et à Paris,
s'est-elle montrée jusqu'ici au-dessous de la tâche que nous
voudrions lui voir remplir? Certainement non. Sous l'Empire,
les inspirateurs du marché de Paris furent successivement;
443
sans parler de la maison Rothschild que son ancienneté et sq.
puissance mettent à part, la Caisse des chemins de fer et le
Crédit mobilier. Ces deux sociétés ont été conduites l'une à la
liquidation, l'autre à des embarras qui durent encore, par une
immobilisation de leur capital dans des affaires qui ne furent
pas toujours bien étudiées ni bien conduites, qui furent, en
tout cas, trop nombreuses et devinrent mauvaises ou lourdes,
Mais, depuis 1870, les caisses de crédit industriel se sont en
général montrées à la fois habiles et prudentes, et on les. voit
à l'heure qu'il est très florissantes. Nous ne voulons pas dire
qu'elles ne laissent rien à désirer. Ainsi, par exemple, nous
aimerions que le principe de la division du.travail, qui donne
toujours et partout d'excellents résultats, fût appliqué au crédit
que certaines institutions se consacrassent au crédit à courte
échéance ou prêt de capital circulant par escompte d'effets de
commerce, et d'autres au crédit à long terme ou prêt de capital
fixe par émission de titres d'actions et d'obligations. Presque
toutes les sociétés financières françaises et parisiennes réunis-
sent les deux attributions. Or, ce cumul nous parait fâcheux;
car il en résulte que des fonds déposés en compte-courant dis-
ponible à bref délai risquent d'être employés non seulement
en reports, mais en placements d'une réalisation lente ou dif-
ficile. Les banques d'escompte, les crédits fonciers et les crédits
mobiliers devraient être des établissements distincts; et les
derniers seuls devraient spéculer. On pourrait aussi trouver
quelque chose à redire aux rivalités qui se disputent l'influence
à la Bourse de Paris. Cette lutte se poursuit, depuis un cer-
tain temps déjà, entre le Crédit mobilier espagnol et le Crédit
foncier, d'une part, et la Banque d'escompte et la Banque hypo-
thécaire, d'autre part, cette dernière créée et patronée par
six des principaux établissements financiers de Paris réunis à
la Banque d'escompte, savoir le Comptoir d'escompte, le Crédit
industriel et commercial, la Société générale, le Crédit lyon-
nais, la Banque de Paris et la Société financière. -Les deux
camps sont en hostilité déclarée, et de part et d'autre on s'est
porté de rudes coups. Dès que d'un côté on se met à la hausse
sur une valeur, on se met la baisse sur la même valeur de
l'autre côté. Lors de l'émission des obligations de la Banque
hypothécaire, à la fin de l'année dernière, on a pu voir, par le
déport qui s'est produit, que les amis du Crédit foncier en
vendaient à découvert. Cette concurrence n'est pourtant pas
sans avantage pour le public. D'ailleurs, entre la grande in-
dustrie qui a été surmenée et qui se repose et la grande agri-
culture qui ne marche pas encore, la spéculation trouve moyen
d'utiliser les capitaux dans des affaires d'assurance, dans des
entreprises de capitalisation reposant sur des combinaisons
ingénieuses et originales telles que l'Assurance financière, ou
dans des applications de l'association à la propriété comme la
Société des immeubles de Paris, toutes affaires dont les actions
et obligations sont émises avec des primes énormes obtenues,
bien entendu, par le moyen des reports et qui subsisteront plus
ou moins lors du classement définitif.
Qu'on examine sans prévention l'organisation de la Bourse
de Paris et le fonctionnement des crédits mobiliers qui y opè-
rent, et l'on se convaincra de plus en plus qu'il y a là un ad-
mirable mécanisme à mettre en œuvre. Les hommes qui, en ce
moment, personnifient la spéculation, sont des hommes d'une
expérience consommée, d'u ne capacité rare, et qui ne manquent
même pas d'une certaine largeur de vues. Ce ne sont pas des
philanthropes; mais un spéculateur, en tant que spéculateur,
n'est pas tenu d'être un saint Vincent de Paule; c'est son droit,
et on pourrait presque dire son devoir, de viser seulement à
gagner beaucoup d'argent. On admet comme un axiome, entre
gens compétents, que le meilleur agriculteur est celui qui fait le
plus de bénéfices; s'il est vrai que les services et produits les
plus utiles à la société sont ceux qu'elle paie le plus cher, pour-
quoi le meilleur industriel, le meilleurcommerçant, le meilleur
banquier, le meilleur spéculateur ne serait-il pas celui qui s'en-
richit le plus, bien entendu dans les limites de l'honnêteté et de
la loyauté? L'intérêt de tous ces hommes est une force que
l'Etat et les individus doivent faire concourir à la satisfaction de
leur propre intérêt. Un gouvernement qui prendrait de faus-
444
ses mesures en matière de monnaie serait-il fondé à se plain-
dre de ce que les changeurs, en vue de réaliser un gain, expor-
teraient ou importeraient contre son gré du métal précieux? Pas
plus qu'un homme qui ne saurait pas manœuvrer sa pompe ne
serait fondé à se plaindre qu'elle le laissât sans eau ou l'en inon-
dât. Le public qui réclame à grands cris des marchandises ou
des titres de mauvaise qualité n'est pas non plus fondé à se
plaindre des commerçants ou des spéculateurs qui les lui pro-
curent. Pourquoi ne se connaît-il pas en étoffes, en meubles, en
actions et obligations? Il y a quinze ou vingt ans, on le voyait se
précipiter sur les valeurs du Crédit mobilier dès qu'il plaisait
aux directeurs de cet établissement d'en faire la hausse à la
bourse. Dernièrement, il suffisait à M. Philippart, pour placer
les actions de la Banque européenne, de les faire monter de
200 ou 250 fr. au moyen de reports. Mais ces reports se faisaient
dans des proportions tellement insensées qu'ils n'ont pu durer
longtemps et se sont arrêtés tout d'un coup, comme on sait.
A ce propos, on a paru songer à des mesures préventives ou
répressives contre l'agiotage. Rien n'était moins justifié. De
telles manœuvres crèvent les yeux, et le public doit apprendre
à les connaître.
Que le gouvernement donc laisse à la spéculation les capi-
taux dont il n'a que faire et dont elle a besoin, que le public
ne se laisse pas séduire par l'appât grossier de la prime de
bourse, qu'il juge les affaires ou qu'il attende qu'elles se jugent
elles-mêmes par leurs résultats, qu'il n'échange ses épargnes
que contre des actions et obligations d'entreprises excellentes,
et la spéculation agira comme un instrument puissant de créa-
tion de richesse. Quant à l'agiotage, c'est une question non
de lois, mais de mœurs. Les peuples chez lesquels il sévit sont
ou des peuples corrompus avant d'être civilisés, ou des peuples
dépourvus de sérieux et de moralité, crédules et cupides, qui
se montrent en affaires ce qu'ils sont en religion, en politique.
Croire à des miracles ridicules, attendre d'une révolution l'état
social parfait, refuser son argent à d'honnêtes gens qui en don-
neraient 4 ou 5% pour le donner à des faiseurs qui en pro-
445
mettent 50 ou 100 ce sont là des applications différentes
dans la forme, identiques au fond, du credo quia absurdum.
Il en est de ces cas sociaux comme de certains cas médicaux
qui consistent en manifestations locales d'un principe morbide
constitutionnel. Soigner l'accident n'est pas mal; mais l'essen-
tiel serait de suivre un bon régime.
Laissant de côté ces circonstances, qui sont de celles dont la
politique s'occupe mais que la science néglige, et supposant
un pays où le public serait instruit et avisé, le gouvernement
libre et sage, nous insisterons sur ce point qu'il faudrait bien
se garder d'y gêner le commerce des titres. La spéculation n'est
pas uniquement, comme nous l'avons fait voir, le moyen de la
répartition des épargnes entre les emplois de capitaux elle
pourrait être, non seulement pour quelques particuliers, mais
pour toute une nation, le commerce le plus profitable. On ne
.saurait trop l'affirmer: malgré M. de Bismarck et son particu-
larisme germanique, nous marchons à grands pas à la solida-
rité financière aussi bien qu'économique des peuples. De plus
en plus l'épargne du monde entier s'emploie, sans distinction
de nationalités et de frontières, à la construction des grands
capitaux du monde entier: chemins de fer, canaux, tunnels.
Qu'on suppose un pays dont la capitale et les principales villes
seraient autant de marchés des titres, qui saurait à merveille
acheter ces titres au pair aux étrangers pourles leur revendre
avec prime, ce pays serait le banquier du globe et amasserait
chez lui plus de trésors que Venise n'en avait accumulé sur
son étroit territoire en achetant les épices, les étoffes, les pier-
reries de l'Orient pour les revendre à l'Occident. Il est certain
que, dans un tel pays, l'économie politique et financière serait
extrêmement avancée et répandue, qu'une presse éclairée et
indépendante y discuterait toutes les affaires; et, de plus, il
est probable que ni la littérature ni le Code pénal ne se mêle-
raient beaucoup des opérations de bourse.
VII
!9
ESQUISSE DUNE DOCTRINE
ÉCONOMIQUE ET SOCIALE
I
Distinction entre la sciences pure, la science morale,
la scienceappliquée et la pratique.
Un professeur américain, M. Franklin H. Giddings, a émis
en mars 1895, dans un article publié par les Annals of the
American Academy o f Political and Social Science sous ce
titre: Sociology and the Abstract Sciences etc., et il a reproduit
en 1896, au Chapitre II de ses Principlesof Sociology intitulé:
The Province of Sociology, une idée qui, si elle était admise
comme fondée, déblaierait définitivement la voie de la science
sociale des discussions de méthode dont l'encombrent à plaisir
ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ne veulent pas
ou ne peuvent pas s'y engager. Il a énoncé que les sciences
physiques et morales résultent, les unes et les autres, de l'ap-
plication à des sciences concrètes et inductives chimie, astro-
nomie, géologie, biologie, psychologie, sociologie, de sciences
abstraites et déductives: mathématiques, physique, économi-
que, éthique, politique. En conséquence, abandonnant la clas-
sification des sciences par colonne, il a très logiquement rangé
les sciences abstraites et déductives le long d'une ligne com-
posante horizontale, les sciences concrètes et inductives le long
d'une ligne composante verticale, et figuré par l'angle droit
ainsi formé le champ de la science résultante. On pourrait
discuter les détails de la classification de M. Giddings; mais le
principe m'en paraît lumineux.
Pour ce qui concerne l'économique, il est d'une évidence en
quelque sorte matérielle. Ouvrez la Mécanique analytique de
Lagrange, vous y verrez que P et Q étant deux forces ou puis-
sances appliquées en deux points d'un système, dp et dq étant
les vitesses virtuelies de ces forces mesurées parles espaces in-
finiment petits susceptibles d'être parcourus dans un même
instant par leurs points d'application suivant leurs directions,
Pdp et Pdq étant ainsi les moments des forces P et Q suivant
la définition de Galilée, l'équation
Pdp + Qdq=0
exprimera l'équilibre des deux forces. Eh bien, changez les
termes. Au lieu de forces, mettez raretés, ou intensités des
derniers besoins satisfaits par des quantités possédées de mar-
chandises au lieu de vitesses virtuelles, mettez quantités vir-
tuellement échangeables, ou quantités infiniment petites sus-
ceptibles d'être ajoutées par achat aux quantités possédées
ou d'en être retranchées par vente, dans un échange, et la
même équation exprimera la satisfaction maxima des besoins
d'un individu ou l'équilibre économique. Ainsi l'économique
n'est pas une science analogue à la mécanique elle est la méca-
nique elle-même appliquée à l'équilibre et au mouvement de
la richesse sociale comme l'hydraulique est la mécanique elle-
même appliquée à l'équilibre et au mouvement des liquides.
Elle est donc incontestablement une science non seulement
abstraite et déductive, mais mathématique.
Mais la question étant vidée pour l'économique, elle l'est, par
cela même, au moins en partie, pour l'éthique et pour la poli-
tique ou, comme M. Giddings l'a mieux nommée depuis, la cé-
nonique. En effet, l'homme qui a des besoins, qui divise le
travail et qui, en vue de la satisfaction maxima de ses besoins,
vend des services et achète des produits en quantités telles
que ses raretés soient réciproques des quantités virtuellement
échangeables des services et des produits, l'homo ceconomicu.s,
est aussi celui qui est doué de sympathie et de sens esthétique,
d'entendement et de raison, d'une volonté consciente et libre,
l'homo ethicus; et tous deux sont l'homme vivant en société,
cultivant l'art, faisant de la science, ayant des mœurs et pra-
tiquant l'industrie, bref l'homo cœnonicus. Le rapport du
xotviovtxbv àYijdtxbv
et àl'oixovopexàv
est donc celui du gé-
néral au particulier. Et, pour cette raison, selon moi, la céno-
nique générale, science abstraite et rationnelle, comprend l'é-
451
thique pure et l'économique pure. Toutefois, je détache cette
dernière au moment où elle devient la science non plus seule-
ment rationnelle de l'homme physiologïco-économiqtae divi-
sant le travail, mais mathématique de la détermination des
prix des choses valables et échangeables suivant le mécanisme
de la libre concurrence
Qu'il nous soit donc permis de parler d'âme, de facultés, de
personnel morale en les considérant comme les substrats des
faits moraux ainsi que les naturalistes parlent de corps, d'or-
ganes, de végétaux et d'animaux en les considérant comme les
substrats des faits naturels, et de faire la cénonique et l'éco-
nomique en définissant la volonté humaine, le besoins, le désir
comme les causes de l'activité môraleet économique de l'homme
de la même façon que les mathématiciens font la mécanique
en définissant la force comme une cause de mouvement et en
la déterminant par la direction et l'intensité du mouvement
dont elle est la cause, c'est-à-dire par son effet mëme; et cela
sans que des savants dont on pourrait croire, à les lire, qu'ils
ont souvent rencontré la Matière et la Force se promenant bras
dessus bras dessous viennent nous reprocher de créer des
« entités métaphysiques », et sans que des littérateurs qui ne
paraissent avoir jamais cultivé d'autre science que la théologie
biblique nous fassent observer que « la liberté est l'illusion iné-
vitable d'un être qui est à la fois un produit et un agent et qui
a conscience de soi comme cause mais non pas comme effet.3 »
Métaphysiquement, cela n'est pas assez dire; car ce n'est pas
seulement la liberté, c'est la personnalité même qui est une
illusion. Et, scientifiquement, c'est ne rien dire; car justement
notre but est d'étudier d'abord cet être qui a conscience de soi
comme cause et non comme effet, qui se croit responsable de
1Ampère, qui ne fait pas explicitement la distinction des sciences en
sciences abstraites et déductives et sciences concrètes et inductives, mais
qui les partage en sciences cosmologiques et sciences noologiques, place
l'éthique parmi les secondes au même rang que la ntécanique parmi les
premières en faisant remarquer « l'analogie frappante » de l'une et de
l'autre. (Essai sur la philosophie des sciences, partie, chapitre § V/.2 En. SCHÉRER. Le Tefnps, 30 septembre 1884.
452
ses actes, jouit de la paix de sa conscience quand il les juge bons
et souffre de remords quand il les juge mauvais, qui peut en
arriver, sous l'influence de cette croyance fortifiée par l'édu-
cation et la loi pénale, à ne plus pouvoir faire que des actes
bons, puis de lui indiquer ensuite quels sont les actes qui
sont bons et quels sont ceux qui sont mauvais. Il sera temps
de nous arrêter si nous parlons d'une âme qui survit à son
corps ou d'un Grand-Esprit extérieur au Monde, qui l'a créé
et le gouverne. Et, au surplus, allons de l'avant et faisons la
science morale sans plus nous préoccuper de l'essence de la
liberté humaine que les savants qui font la science naturelle
ne se préoccupent de l'essence de l'attraction universelle ou
de l'action moléculaire, de l'essence de la végétation ou de la
vie puis organisons la monnaie, réglementons les monopoles,
faisons rentrer la terre aux mains de l'Etat et abolissons les
impôts, comme on a percé des montagnes et des isthmes, fait
des chemins de fer, reconnu des microbes et supprimé des ma-
ladies et la foi scientifique vivra, en morale comme en physi-
que, côte à côte avec le doute métaphysique.
Cela dit, considérant le fait expérimental de l' illusion de la
liberté humaine comme un fait d'une importance unique, je
crois qu'il y a une science pure qui consiste à étudier en eux-
mêmes tous les faits dont le monde est le théâtre pour en for-
muler les lois et qu'on peut appeler science pure naturelle ou
science pure morale selon qu'elle s'occupe des faits qui ont
leur origine dans le jeu des forces de la nature ou du fait de l'h 11,-
manité considéré en lui-même et des faits qui prennent leur
source dans l'exercice de la volonté de l'homme. La science
pure naturelle résulterait de l'application des mathématiques à
la physique, à la chimie, à la physiologie végétale et animale.
La science pure morale résulterait de l'application de la céno-.
nique, de l'économique à la psychologie, à l'histoire, à la socio-
logie, à la géographie, à la statistique. On peut, si l'on veut,
placer ici, à côté de la science nure naturelle et morale, la
métaphysique, science de l'univers ou de la nature et de l'hu-
453
manité tout ensemble et qui, suivant Vacherot, résulte, elle
aussi, de l'application d'une science abstraite et déductive, la
théologie, à une science concrète et inductive, la cosmologie 1.
Toute la science pure se fait au point de vue de la vérité pure,
rationnelle et expérimentale.
Je crois d'autre part qu'il y a une science appliqu.ée qui con-
siste à diriger l'exercice de la volonté de l'homme et qu'on doit
appeler science appliquée morale ou science appliquée natu-
relle selon qu'elle énonce les principes des rapports des per-
sonnes entre elles ou les règles des rapports des personnes avec
les choses! La science appliquée morale se fait au point de vue
de la vérité de justice, exclusivement rationnelle, et la science
appliquée naturelle au point de vue de la vérité d'utilité, ration-
nelle et expérimentale. Il y a une science appliquée qui traite
des rapports des hommes entre eux non comme personnes mo-
rales, mais comme travailleurs divisant le travail, soit en vue de
leurs rapports avec les choses, et qui énonce des règles d'uti-
lité c'est l'économzque appliquée.
Je crois enfin qu'il y a une pratique des principes et des
règles de la science appliquée morale et naturelle. Ce sont les
MOEURS et l'INDUSTRIE qui forment, avec la Science et l'ART,
les quatre catégories de la destinée humaine3.
La considération du fait de la liberté, ou de son illusion, est
indispensable pou" marquer la différence de la science mo-
rale et de la science appliquée avec la science pure, 2o pour
marquer la différence de la science morale avec la science ap-
pliquée. La distinction de la science pure en science pure na-
turelle et science pure morale serait moins nécessaire. Si on
la fait, il faut, en tout cas, se garder de croire que la science
1 La métaphysique et la science, 150 entretien: Conclusion. Théologie.
(20 éd., T. III, p. 217).
Pour simplifier, en me conformant d'ailleurs à l'usage, j'appellerai
parfois science morale la science appliquée morale et science appliquée
la science appliquée naturelle.
3 Etudes d'écononzie sociale. Théorie générale de la société, leçon.
Pour la même raison que ci-dessus j'appellerai politique la pratiquemorale.
454
pure naturelle suffit pour l'élaboration de la science appliquée
et la science pure morale pour celle de la science morale. Ce
serait une erreur. La psychologie, par exemple, importe à la
médecine appliquée aux maladies mentales la physiologie à
la théorie morale de la famille. Plus généralement, la double
culture scientifique est indispensable à qui veut constituer la
science morale sur le modèle de la science appliquée. A ce point
de vue, l'ancien groupement des sciences en philosophie (na-
turelle et morale) tel qu'il existe encore dans les Universités
d'Allemagne vaut mieux que leur partage en sciences et lettres
tel qu'il a été introduit dans les Facultés françaises, surtout si
on ajoute à ce partage le démembrement des Universités au
profit d'écoles spéciales techniques et pédagogiques. On a ainsi
des ingénieurs étrangers à la science morale, des professeurs
de philosophie, d'histoire, de littérature, sans aucune notion
de sciences naturelles, avec des juristes dont l'instruction se
borne à l'exégèse du Code Napoléon; et l'expérience prouve
qu'en de telles mains l'économie politique et la science sociale
n'avancent pas comme on pourrait le désirer.
Quant à la distinction entre la science pure et la science ap-
pliquée, elle a fait ses preuves dans l'ordre naturel et devrait
être introduite dans l'ordre moral. Dans l'ordre naturel, la mé-
canique pure précède la mécanique appliquée et la théorie de
la construction des machines, qui précèdent elles-mêmes la
pratique de cette construction; l'anatomie, la physiologie, la
pathologie, la chimie, la botanique précèdent la thérapeutique,
qui précède elle-même la pratique médicale. Pourquoi, dans
l'ordre moral, la cénonique, l'éthique, l'économique ne précè-
dent-elles pas d'abord la théorie de la répartition et de la pro-
duction de la richesse et ensuite l'organisation législative de
la propriété et de l'industrie? Prétendre organiser l'industrie,
la propriété, la famille, le gouvernement, quand l'économique,
l'éthique et la cénonique n'existent pas, c'est, à mon sens,
aussi fou que de vouloir faire du pain quand on n'a pas pris
le soin de moudre du blé en farine et quand on n'a même pas
pris celui de semer du blé.
455
C'est pourtant ce qui se fait tous les jours. Tous les jours nous
voyons les peuples manipuler leurs constitutions, aller du
scrutin d'arrondissement au scrutin de liste, revenir du scrutin
de liste au scrutin d'arrondissement, retourner du scrutin
d'arrondissement au scrutin de liste, en attendant de passer
au scrutin limité ou cumulé, et obtenir ainsi des résultats de
moins en moins satisfaisants, remplacer l'impôt indirect par
l'impôt direct, l'impôt proportionnel par l'impôt progressif,
l'un toujours pire que l'autre, sans que personne songe à s'en-
quérir de la théorie du scrutin ou de la théorie de l'impôt, sans
que personne songe à la faire. Et si cependant cette opération,
était effectuée, on saurait que le scrutin d'arrondissement, de
liste, limité ou cumulé, et que l'impôt indirect, direct, pro-
portionnel ou progressif, tels que nous les pratiquons ou les
poursuivons, sont des combinaisons dépourvues de toute va-
leur, essentiellement relatives au point de vue exclusivement
individualiste qui nous domine. C'est ce que je ne démontrerai
pas quant au scrutin, mais c'est ce que j'ai démontré quant à
l'impôt.
Dans l'ordre nature) il n'arrive pas toujours mais il arrive
quelquefois que le même homme fait de la science pure et de
la science appliquée et même de la science pure et appliquée
et de la pratique. Il est rare que le chimiste soit aussi. phar-
macien ou teinturier mais il est fréquent que le médecin qui
enseigne la pathologie ou la thérapeutique fasse aussi des vi-
sites à des malades. Cela peut avoir des avantages dans telles
ou telles spécialités. Mais je suis convaincu que, dans l'ordre
moral, les fonctions d'homme de science pure ou appliquée,
ou de théoricien, et celles d'homme d'Etat, ou de praticien,
devraient être séparées. L'homme de science sociale appli-
.quée déduit de la science pure un idéal d'organisation de la
société; il doit se maintenir au point de vue de l'absolu ou de
la perfection, soit d'intérêt soit de justice. Le rôle de l'homme
d'Etat est d'acheminer telle ou telle société donnée vers cet
idéal indiqué par l'homme de science; il doit se placer au
point de vue du relatif et chercher un compromis entre les exi-
456
gences de la science et les circonstances où il se trouve. Toute
réforme sociale sérieuse et durable est une transaction entre
les conditions d'un point de départ et celles d'un but où l'on
veut arriver. Les deux points de vue étant si différents, leur
confusion est des plus fâcheuses. Les hommes de science, quand
ils font de la politique, ont une tendance à faire passer dans la
loi des opinions qui sont les leurs mais qui ne sont pas encore
des vérités acquises et reconnues. Les politiciens, quand ils
font de la science, se laissent aller tout naturellement à ériger
en principes les faits existants avec les intérêts qui s'y ratta-
chent on peut citer l'ouvrage de M. Thiers sur la Propriété
comme un modèle et peut-être comme le chef-d'œuvre de cette
science qui n'est rien moins que de la science.
Pour moi, je me suis toujours considéré, surtout et avant
tout, comme homme de science pure et appliquée. La raison
en.est simple: les politiciens abondent, tout le monde se fait
journaliste en attendant d'être député et ministre; les savants
font défaut, personne n'est disposé à s'enfermer dans son ca-
binet, à approfondir la philosophie, l'histoire générale, l'éco-
nomie politique, le droit, pour le plaisir de savoir d'où vient
l'humanité et d'entrevoir où elle va. Je me suis porté et tenu
là où le travail manquait. On ne sème point, on ne moud point;
chacun veut pétrir n'importe quoi. Aussi, Dieu sait quel pain
nous mangeons 1 J'ai été cultivateur, meunier, rarement bou-
langer. Quand il m'est cependant arrivé de pousser une ques-
tion, comme celle de la constitution légale des sociétéscoopé-
ratives, comme celle t111 rachat des terres par l'Etat, comme
celle de la régularisation des variations de valeur de la mon-
naie, jusque sur le terrain de la pratique, me mettant au point
de vue de la politique et non plus à celui de la science, comme
le judicieux maître Jacques revêt le costume approprié à la
besogne qu'il va faire, je me suis toujours efforcé de montrer
comment il faudrait non réaliser immédiatement l'idéal, mais
incliner, si je puis dire, légèrement et fermement la réalité
dans la direction de l'idéal.
457
II
Sci.ence pure de l'homme et de la société.
Cette partie de ma doctrine, qui foc-mait la première moitié
de mon cours d'économie sociale, est exposée à grands traits
dans les six leçons de la Théorie générale de la société qui fi-
gure dans mes Etudes d'économie sociale.
Les trois premières sont critiques. Je commence par établir
l'absence, dans l'économie politique et sociale, d'une théorie
acceptable de la propriété foncière individuelle, en constatant
que, des deux théories existantes, l'une, celle de J.-B. Say et
des utilitaires, reconnaît la valeur intrinsèque de la terre à la
condition de fonder sa propriété sur des considérations d'in-
térêt qui, bonnes ou mauvaises, n'ont pas d'autorité dans l'es-
pèce, et l'autre, celle de Bastiat et des moralistes, fonde la pro-
priété de la terre sur des considérations de justice à la condi-
tion de nier sa valeur intrinsèque qui est un fait scientifique
de raisonnement et d'expérience.
Je rattache l'utilitarisme et le moralisme à leurs principes
philosophiques qui sont le matérialisme et le spiritualisme,
et je les montre étendant leur lutte de la théorie de la propriété
à toute la science sociale, sans d'ailleurs cesser de conclure,
l'un et l'autre, à V individualisme absolu.
Je fais enfin la réfutation de l'individualisme absolu, soit
utilitaire soit moraliste, en réfutant le matérialisme et le spi-
ritualisme empiriques.
Les trois dernières leçons sont dogmatiques. Comparant
l'homme à l'animal, je lui attribue les supériorités suivantes
dont la réunion constitue proprement l'humanité: au point de
vue physiologique, l'aptitude à la division du travail se mani-
festant dans l'industrie; au point de vue psychologique, la
sympathie et le sens esthétique se manifestant dans les passions,
la poésie et les beaux-arts; l'entendement et la raison se mani-
festant dans le langage et la science la liberté, non pas le libre-
arbitre absolu, mais cette connaissance et cette possession de
458
soi-même par laquelle il se pose comme moi en face du non-
moi et se sent chargé et responsable de la poursuite de sa fin,
et qui se manifeste par les moteurs, c'est-à-dire par la propriété,
par la famille, par le gouvernement. Il y a ainsi quatre caté-
gories sociales deux passives, l'art et la science; deux actives,
l'industrie et les mœurs. Leurs critériums respectifs sont le
beau et le urai, l'utile et le juste.
Ces critériums sont indépendants et ne se subordonnent pas
les uns aux autres. Mais, en raison de cette indépendance même,
se présente ici la question de leur harmonie ou de leur con-
tradiction. Je résous cette question dans le sens de l'harmonie
par la démonstration suivante. La liberté est nécessaire pour la
division du travail; l'industrie implique les mœurs. L'enten-
dement et la raison, la sympathie et le sens esthétique, sont
nécessaires pour la liberté et la division du travail les mœurs
et l'industrie impliquent le langage, la science, les passions et
l'art. Donc les rapports normaux de l'intelligence et de la sen-
sibilité humaines avec le monde ne peuvent être que favo-
rables aux rapports normaux de la volonté et de l'activité hu-
maines avec les personnes et les choses; et, en particulier, les
rapports normaux des personnes entre elles dans les mœurs ne
sauraient se trouver en contradiction ni avec les rapports nor-
maux économiques de ces personnes entre elles ni avec les rap-
port normaux industriels des personnes avec les choses.
Il s'agit donc à présent de fixer la norme des rapports des
personnes entre elles dans les mœurs, sans crainte aucune
d'antinomie entre cette norme et celles soit des rapports des
personnes entre elles soit des rapports des personnes avec les
choses dans l'industrie. C'est l'objet de ma sixième et dernière
leçon qui fournit le point de départ de la science sociale appli-
quée en général et de la théorie morale de la propriété en
particulier. Or, lorsque, au lieu de se confier absolument au
témoignage de la conscience, comme le spiritualisme exclusif,
on en fait la critique au point de vue de la raison non pas même
métaphysique, mais simplement scientifique, on reconnalt tout
de suite que l'homme réel est l'homme vivant en société, tel
459
que le font à la fois et ses facultés propres et le milieu social.
L'individu et l'Etat sont deux abstractions; mais ce sont des
abstractions nécessaires à la constitution de la science sociale.
Cette science comprend, en dernière analyse, deux problèmes
dont un problème d'ordre: Quand est-ce que les hommes
ont le droit d'agir comme individus, c'est-à-dire librement?
Quand est-ce qu'ils ont le devoir d'agir en corps d'Etat, c'est-
à-dire autoritairement ? p et un problème de justice: « Quelles
sont les choses dont les hommes peuvent jouir individuelle-
ment, c'est-à-dire inégalement'? Quelles sont celles dont ils
doivent jouir en commun, c'est-à-dire également?» Liberté de
l'individu; autorité de l'Etat.Egalité
des conditions; inégalité
des positions: telle est la formule générale de constitution de
la science sociale. Une fois cette formule appliquée à la pro-
priété, à la famille, au gouvernement, la loi de l'activité de
l'homme dans les mœurs sera scientifiquement établie comme
l'est la loi du mouvement réel de la terre autour du soleil par
l'énonciation de son double mouvement abstrait, l'un de rota-
tion circulaire autour de son axe, l'autre de translation ellip-
tique autour du soleil. Ici éclate le caractère rationnel de la
cénonique générale et l'analogie de la constitution scientifique
de la morale avec la constitution scientifique de la physique.
Mon père a été mon premier maître en philosophie comme
en économie politique, et sa bibliothèque était à ma disposition
pour l'une comme pour l'autre. Mais il n'était pas très initié à
la philosophie allemands, et je n'ai d'abord connu la doctrine
de Kant que par l'exposé de Charles Villers, de 1801, et les le-
çons de Victor Cousin, faites en 1820 et publiées en 1842. L'ou-
vrage de Vacherot, La métaphysique et la sciences, parut en 1858,
au moment même où j'entreprenais de combler cette lacune et
de compléter mes études philosophiques. Je le lus sans la moin-
dre difficulté, avec une attention scrupuleuse et le plus vif in-
térêt il est resté pour moi un livre de chevet; et si je n'y ai
pas trouvé mon système tout fait,, je l'en ai tiré peu à peu
comme je vais tâcher de le dire. Vacherot explique à merveille,
-400-
dans son analyse de l'intelligence; que, indépendamment de
l'élément purement affectif introduit dans nos perceptions ex.
ternes par l'exercice des sens, il y a, dans ces perceptions, un
autre élément subjectif, savoir l'unité qui leur est donnée par
notre esprit. Et il explique tout aussi bien que nos perceptions
intimes, si elles ne comprennent pas d'élément affectif dû à
l'exercice de la conscience, comprennent néanmoins, elles
aussi, comme un élément subjectif, l'unité que leur donne l'ima-
gination ou la faculté qu'a notre esprit de synthétiser les intui-
tions de l'expérience t.Mais quand, ensuite, il fait la critique
de l'intelligence, pour savoir ce que notre connaissance con-
tient respectivement de subjectif et d'objectif, de relatif et d'ab-
solu, tout en déclarant qu'on doit éliminer d'abord l'élément
formel dû à l'intelligence, c'est-à-dire la synthèse même des
éléments empiriques, il fait bien cette élimination pour ce qui
concerne le résultat de l'exercice des sens, mais non pour ce
qui concerne le résultat de l'exercice de la conscience. « Le moi,
dit-il, la personne, l'être humain, n'a point de secrets pour la
conscience il se sent tel qu'il est, il se sent tout ce qu'il est2. »
Je ne puis voir là qu'une inconséquence motivée sans doute
par la crainte de saper dans sa base la morale spiritualiste; et
je suis de ceux qui admettent non « la distinction d'un moi em-
pirique, objet direct de la conscience, et d'un moi absolu et
transcendant 3, » mais la distinction du moi empirique et de la
cause absolue de ce moi. Il y a plus: j'identifie, sans hésiter,
cette cause absolue du moi avec la cause absolue du non-moi
dans le monisme, synthèse du matérialisme et du spiritualisme.
Et alors ayant d'une part le Monde, ou l'univers physique et
moral qui m'est ainsi fourni par l'expérience externe et intime,
et d'autre part la substance universelle, nécessaire, infinie et
parfaite, ou Dieu tel que le conçoit ma raison, je me demande
si Dieu existe et quels sont ses rapports avec le Monde. Or, ici,
Vacherot se retrouve pour me mettre dans la bonne route où
j'aurai seulement à faire un pas de plus que lui. Selon Vacherot,
9- entretien. 2 2e éd., T. 11, p. U9. 3Id., id., p. 150.
461
le Monde est nécessaire et infini, mais non pas parfait; il est à
Dieu dans le rapport de la réalité à l'idéal. Dieu serait ainsi le
Monde idéalisé par l'esprit humain. D'accord 1 Disons, en ou-
tre, que le Monde est Dieu en voie de se réaliser par la volonté
de l'homme, et nous aurons fourni la raison de la différencia-
tion de l'être absolu en être non-moi et être moi. Nous aurons
ainsi laissé à la conscience, à la liberté, à la personnalité hu-
maine, toute leur valeur expérimentale et scientifique en leur
donnant, de plus, une valeur rationnelle et métaphysique par
la synthèse de l'empirisme et de l'idéalisme. Je reviendrai sur
ce point.
Je ne suis arrivé à cette conclusion qu'au bout d'un certain
temps; mais j'y ai tendu d'assez bonne heure. Vers 1860, la
question des rapports de l'économie politique avec la morale,
ou de l'utile et du juste, qui m'avait déjà préoccupé, étant agitée,
je la traitai exactement comme il a été dit plus haut dans un
travail que je lus à une réunion où venaient, comme moi, quel-
ques jeunes médecins, anciens internes des hôpitaux, parmi
lesquels le Dr Michel Peter qui me félicita particulièrement
d'avoir introduit en psychologie le point de vue d'adaptation
qui commençait à s'imposer de plus en plus en physiologie.
Mais quand je proposai l'article à M. Baudrillart pour le Journal
des Economistes, il me le refusa nettement en m'assurant que
Voltaire avait assez fait justice de cette théorie quand il en
avait tiré cette application bouffonne que l'homme avait un
nez pour porter des lunettes. Cette objection me parut sotte;
elle m'amena à me demander quels étaient les titres du spiri-
tualisme académique avenir s'installer dans notre science pour
la diriger en la dévoyant, et je les trouvai très faibles. Après la
lecture de Yacherot que je venais de faire, et les autres lectures
auxquelles celle-là m'avait conduit, je vis très distinctement un
ennemi à combattre dans ce spiritualisme exclusif qui sert de
base à nos institutions comme il fait le fond de nos doctrines
sociales, qui néglige l'analyse et la critique des résultats de
l'expérience intime tout autant que le matérialisme exclusif
néglige celles des résultats de l'expérience externe, qui réalise
462
les abstractions d'âme et d'individus, comme le matérialisme
réalise celles de corps et d'atomes, et qui, avec les mots d'es-
prit et de liberté dans la bouche, n'aspire qu'à être la religion
des intérêts, les plus égoïstes et ne tolère aucune ombre de
discussion. Je rédigeai un article sur le matérialisme et le spi-
ritualisme en économie politique et sociale, composé de trois
paragraphes correspondant exactement aux trois premières le-
çons de la Théorie générale de la société, d'ailleurs très mo-
déré et qui ne m'en fut pas moins refusé par la Revue des Deux-
Mondes comme il l'aurait été par le Journal des Economistes.
Mais je ne me rebutai point; je repris mes deux articles que je
complétai par les quatrième et sixième leçons, et, quand l'oc-
casion s'en présenta, je les produisis dans la forme de confé-
rences. J'ai gardé les minutes de ces deux articles; elles prou-
veraient au besoin combien mes idées étaient déjà arrêtées à
l'époque dont je parle. On verra plus loin comment Claude
Bernard, en 1869, et Cournot, en 1875, les ont confirmées de
leur autorité quelque peu supérieure, oserai-je le dire, à celle
de M. Baudrillart.
III
Science pure de la richesse sociale.
La science pure de la richesse sociale est l'objet de mes Elé-
ments d'économie politique pure.
La richesse socicale est l'ensemble des choses qui sont suscep-
tibles d'avoir un prix, ou un rapport de valeur d'échange, les
unes en les autres ou toutes en l'une d'entre elles. Elle se com-
pose des capitaux ou biens durables (choses qui peuvent servir
plus d'une fois) et des revenus ou biens fongibles (choses qui
ne peuvent servir qu'une seule fois). Les capitaux comprennent
les terres, les facultés personnelles et les capitaux artificiels ou
mobiliere ou capitaux proprement dits. Les revenus compren-
nent d'abord les objets de consommation et les matières pre-
mières qui sont le plus souvent des choses matérielles; mais
USB-
ils comprennent aussi, sous le nom de servïces, les usages suc-
cessifs des capitaux qui sont le plus souvent des choses imma-
térielles. Les services de capitaux qui ont une utilité directe
vont se réunir aux objets de consommation sous le nom de ser-
vices consommables; ceux qui n'ont qu'une utilité indirecte
vont se réunir aux matières premières sous le nom de services
producteurs.
Les prix des marchandises composant la richesse sociale en
l'une d'entre elles prise pour numéraire se déterminent sur lé
marché de la manière que voici, suivant le mécanisme de la
libre concurrence. Il y a un marché des seruices sur lequel ces
services sont offerts par les propriétaires fonciers, travailleurs
et capitalistes (individus ou Etat, c'est ce que nous ne préju-
geons pas ici) et demandés savoir les services consommables
par des propriétaires fonciers travailleurs et capitalistes, et les
services producteurs par les entrepreneurs de produits (indi-
vidus ou Etat, c'est ce que nous ne préjugeons pas davantage).
Et il y a un marché des produits, objets de consommation et
matières premières, sur lequel ces produits sont offerts par les
entrepreneurs et demandés savoir les matières premières par
des entrepreneurs et les objets de consommation par les pro-
priétaires fonciers, travailleurs et capitalistes. Sur les deux
marchés, à des prix criés au hasard, les propriétaires fonciers,
travailleurs et capitalistes consommateurs offrent des services
et demandent des services consommables et des objets de con-
sommation de façon à se procurer la plus grande somme pos-
sible d'utilité; et les entrepreneurs producteurs offrent des
produits et demandent des services producteurs et des matières
premières en développant leur production en cas d'excédent
du prix de vente des produits sur leur prix de revient en ma-
tières premières et services producteurs, et en la restreignant
au contraire en cas d'excédent du prix de revient des produits
sur leur prix de vente. Sur chaque marché on fait la hausse en
cas d'excédent de la demande sur l'offre et la baisse en cas d'ex-
cédent de l'offre sur la demande. L'état d'équilibre, vers le-
quel les marchés réels tendent toujours sans l'atteindre ja-
464
mais, serait celui où l'offre et la demande de chaque service ou
produit seraient égales et où le prix de revient et le prix de
vente de chaque produit seraient égaux.
S'il y a des propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes
qui épargnent, c'est-à-dire qui, au lieu de demander des ser-
vices. consommables et des objets de consommation pour la
valeur totale des services qu'ils offrent, demandent des capi-
taux artificiels neufs pour une partie de cette valeur, il se
trouve des entrepreneurs qui, au lieu de fabriquer des objets
de consommation, fabriquent des capitaux artificiels neufs. La
somme des épargnes, évaluée en numéraire, et la somme des
capitaux neufs, évaluée de même, s'échangent alors sur un
marché des capitaux neufs, à un certain taux du revenu, ou
rapport commun du prix des services des capitaux neufs, au
prix de ces capitaux neufs, crié au hasard et dont on fait la
hausse ou la baisse suivant le mécanisme de l'enchère ou du
rabais, c'est-à-dire selon qu'il y a excédent de la demande sur
l'offre ou de l'offre sur la demande. De là un certain taux cou-
rant du revenu et un certain prix de vente de chaque capital
neuf égal au rapport du prix de son service au taux du revenu.
D'ailleurs, quand on a le taux du revenu, on a non seulement
les prix des capitaux neufs, mais les prix des capitaux anciens
fonciers, personnels et mobiliers.
Si la marchandise choisie comme numéraire, ou comme
instrument de mesure de la valeur, est aussi monnaie, ou in-
termédiaire d'échange de la richesse sociale, il reste à savoir
ce que les prix en numéraire deviennent quand ils sont en
même temps prix en monnaie.
Tel est le mécanisme de la libre concurrence. Sa théorie, qui
est l'économique pure, est une science psychico-mathématique.
La mathématique seule peut démontrer que: On arrive des
prix courants d'équilibre correspondant â L'égalité de l'offre et
de la demande en faisant la hausse des prix des services et des
produits dont la demande excède l'offre et en faisant la baisse
des prix de ceux dontl'offre excède la demande; et que: On
arrive à l'égalité du prix de revient et du prix de roente des
30
produits en augmentant laquantités
des produits dont le priât
de vente excède le prix de revient et en diminuant la quantité
de ceux dont le prix de revient excède le prix de vente: Elle seule
aussi peut démontrer que La condition du maximum d'uti-
lité pour les consommateurs est que les intensités des derniers
besoins satisfaits, ou les raretés, après l'échange, soient propor-
tionnelles aux prix. D'où il suit que: -A l'état d'éguilibre, les
prix sont proportionnels aux intensités des derniers besoins
satisfaits, ou aux raretés, chez tous les consommateurs; que:
Le prix d'une chose augmente si son utilité aug.mente ou
si saquantités diminue,
et disnimue si son utilité diminue ou
si sa qccantité augmente; et enfin que La production et la
capitalisation en libre concurrence sont des opérations par les-
quelles les services se combiaient en les produits et les épargnes
se transforment en les capitaux neufs de la nature et de la
quantité propres ci donner la plus grande satisfaction possible
des besoins dans les limites de ces deux conditions: 1° qu'il n'y
ait, sur le marché, qu'un seul prix pour chaque service, pour
chaque produit, qu'unseul taux du revenu net
pourtous les
capitaux, et 20 que les prix de vente des produits et des capi-
taux neufs soient égaux ci leur prix de revient, formule qui,
convenablement appliquée à l'agriculture, à l'industrie, au
commerce, au crédit, fournira la loi scientifique de l'activité
de l'homme dans l'industrie.
Notons ici que la mathématique seule peut encore démontrer
que: Dans une société progressive, le salaire ne varie pas tzé.
cessairement, lefermage s'élève nécessairement, l'intérêt s'a-
baisse nécessairement, et le taux du revenu net s'abaisse néces-
sairement; d'où il suit que Dans unetelle société, le prix des
capitaux proprements dits ne varie pas nécessairement, celui
des facultés personnelles s'élève nécessairement en raison de l'a-
baissement du taux du revenu net et celui des terres s'élève né-
cessairement en raison de l'abaissement du taux du revenu net
et en raison de l'élévation du fermage.
Lamathématique seule peut enfin démontrer que: Si
toutes choses restant égrales d'ailleurs, l'utilité de la monnaie
466
diminue ou augmente, ou que la quantité de la monnaie aug-
mente ou diminue, les prix des marchandises en nzonnaïe haus-
sent ou baissent proportionnellement.
Mon économique a son histoire comme ma cénonique.
Qijand je composai ma réfutation de Proudhon, j'y transcri-
vis les lois de variation de valeur dès capitaux et des services
fonciers, personnels et mobiliers dans une société progressive
telles que mon père les avait fournies dans sa Théorie de la ri-
chesse sociale; mais il m'apparut dès lors que, faite dans le
langage ordinaire, la démonstration de ces lois était insuffisante
et que, pour la rendre rigoureuse, il eût fallu lui donner la
forme mathématique et prouver que, généralement, la valeur
était une fonction croissante de l'utilité et une fonctions décrois"-
sante de la quantité. Mon livre une fois publié, j'en adressai
un exemplaire à Lambert-Bey, Saint-Simonien avec lequel j'é-
tais en relations et qui voyait en moi un disciple il recruter.
Quelque temps après, j'allai faire une visite à Lambert-Bey,
rue de Tournon, dans la maison de l'éditeur Douniol. Il me
reçut quoique au lit et souffrant d'une colique néphrétique;
il avait lu mon ouvrage avec soin et m'en fit une critique vi-
goureuse. Il admettait bien que la libre concurrence fût un
moyeii de déterminer des quantités fabriquées de produits et
des prix de ces produits; mais il n'admettait pas, ou du moins
il n'acceptait pas comme démontré par les économistes ni par
moi, que ces quantités et ces prix fussent les seuls ni les
meilleurs possible. Je me défendis de mon mieux contre cet
ingénieur des Mines qui, disait-on, entré le premier à l'Ecole
Polytechnique, en était sorti le premier; mais je n'avais pas
achevé de descendre l'escalier que je m'étais avoué à moi-même
qu'il avait raison. Je demeurai je ne sais combien de temps
cloué par l'intensité de mes réflexions devant l'étalage de Dou-
niol, les yeux fixés sur un volume à couverture bleue dont je
n'ai jamais lu le titre; et enfin je m'en allai en disant: « Evi-
demment! II faudrait prouver que la libre concurrence procure
le maximum d'utilité. » J'étais ramené à l'économique mathé-
467
matique je m'y lançai et le fis savoir à mon père qui me ré-
pondit, dans une lettre du 18 mai 1861, en me signalant non
l'impossibilité mais la difficulté résultant du fait que l'utilité
n'était pas une grandeur appréciable. En effet, le nœud de la
question était bien là, et c'est la fonction d'intensité du dernier
besoin satis fait par une quantité consommée de marchandise,
dejà trouvée par Gossen, que Jevons cherchait dès lors et que
j'ai trouvée moi aussi dix ans plus tard, qui l'a dénoué.
Cette intensité du dernier besoin satisfait n'est, en définitive,
pas autre chose que la rareté signalée par mon père, en 1831,
comme cause de la valeur; c'est elle qui'n'est pas une grandeur
appréciable, mais qu'il suffit de supposer telle pour avoir ce
qu'il appelait, dans sa lettre du 18 mai 1861, «l'unité besoi-
gneuse ». Cela fait, de la condition du maximum d'utilité ef-
fective se déduit rationnellement la fonction de demande ou
d'offre effective suivant le prix1, fournie empiriquement, et seu-
lement comme fonction de demande, par Cournot, en 1838; et
de la condition d'égalité de l'offre et de la demande se déduit
rationnellement le prix courant d'équilibre. Ainsi toute l'éco-
nomique pure peut se constituer comme une science mathé-
matique.
A l'époque même où Jevons et moi nous élaborions l'écono-
mique pure comme science mathématique sur la base du degré
final d'tctilité ou de la rareté, Menger et l'école autrichienne
l'élaboraient comme science rationnelle sur la base identique,
de l'utilité-limite, et, en même temps, se produisait, en Alle-
magne, le grand mouvement de l'économie politique historique
et du socialisme de la chaire. Aucun fait ne saurait mieux me
P = <p (p) et Q = r(> (q) étant les fonctions de rareté des marchandises
(P) et (Q), la condition de satisfaction maxima est celle qui a été indiquée
ci-dessus
Pdp + Qdg=0.
Et, u et v étant les valeurs d'échange de (P) et (Q), l'équation
contient implicitement la fonction de demande ou d'offre.
confirmer dans ma conviction que la science morale positive
doit, comme la science naturelle positive, résulter de l'asso-
ciation sur la plus large échelle de 14 déduction avec l'induc-
tion, du raisonnement avec l'expérience et rien ne me semble
plus mesquin et plus déplacé que l'étroitesse et l'exagération
avec laquelle certains économistes allemands et français, met-
tant les deux méthodes en opposition l'une avec l'autre, pré-
tendent obliger notre mathématique, dont ils parlent, bien en-
tendu, avec une incompétence absolue, à s'effacer compléte-
ment devant l'histoire.
Longtemps avant le congrès d'Eisenach et la fondation de
la Société d'économie sociale, l'histoire nous avait fait con-
naître cinq états ou régimes économiques différents parcourus
par l'humanité: l'état de chasse et de pêche, l'état pastoral, l'état
agricole, l'état industriel et l'état commercial, lesquels se suc-
cèdent non en se substituant mais en s'ajoutant les uns aux
autres. Et nous savions qu'à l'époque actuelle, grâce aux che-
mins defer, nous sortons de l'état agricole pur pour entrer
dans l'état industriel et commercial qui est aussi financier vu
que la créatiou .lu capital par le crédit et la spéculation y joue
un rôle égal à ceux de l'agriculture, de l'industrie et du com-
merce. Comme l'ont très bien remarqué les maîtres de l'école
historique eux-mêmes, nos types économiques de marchés, de
produits, de services, (['.entrepreneurs, de propriétaires fonciers,
de travailleurs, de capitalistes, de prix courants, de fermages,
de salaires, d'intérêts, se rapportent à l'état industriel et com-
mercial et non à l'état agricole, a l'avenir et non au passé. Dès
lors, ne semble-t-il pas que, s'il fallait absolument choisir entre
les deux méthodes, la méthode déductive serait encore préféra-
ble, et que s'en tenir à la méthode inductive serait agir comme
un homme qui, chargé d'organiser la traction par les chemins
de fer ou les ballons, refuserait tout secours de la, mécanique
théorique pour se confiner dans une étude rétrospective des
coches d'eau, diligences et autres véhicules abolis?
Cette observation m'en suggère une autre à l'endroit des
conservateurs enclins à se figurer que l'état social tel qu'il
469
existe à la fin du XIXe siècle doit suffire à l'humanité pour l'en-
tier accomplissement de ses destinées. Le régime purement
agricole a vu se succéder trois états sociaux différents: celui
de la théocratie et des castes de l'Orient, celui de l'esclavage
gréco-romain et celui de la féodalité et du servage qui achève
de disparaître, mais n'a pas été remplacé. Et l'inauguration
du régime industriel et commercial n'exigerait point celte
d'un état social approprié En vérité, on ne peut ici s'empê-
cher de penser à un homme qui, étant célibataire, aurait habité
successivement trois appartements différents et qui, sur le point
de se marier, estimerait que son dernier logement de garçon
peut lui suffire pour le reste de ses jours, quel que doive être
le développement de sa famille.
IV
Tlséorie morale de la répartition de la richesse sociale.
Rachat des terres par l'Etat.
Une cénonique générale rationnelle, une économique pure
mathématique telles sont les deux disciplines indispensables
à la théorie de la répartition et de la production de la ri-
chesse sociale. Je ne me suis pas borné à ces deux sciences
préparatoires j'ai abordé les deux sciences consécutives. Voici
d'abord la Théorie de la propriété, telle que je la faisais dans
la seconde moitié de mon cours d'économie sociale, en la con-
sidérant comme une théorie appliquée morale à élaborer au
point de vue de la justtce, et telle qu'elle figure dans mes Etudes
d'économie sociale.
Le droit de propriété sur une chose est le droit d'appliquer
cette chose à la satisfaction d'un besoin même en la consens
mant. Or, qui peut le plus peut le moins. Celui qui a le droit
de consommer une chose immédiatement a le droit de la con-
sommer à la longue; autrement dit: Le propriétaire d'une
chose est propriétaire du service de cette chose. Celui qui a le
droit de consommer une chose a le droit de la vendra en
*70
tout ou, partie, en réglant librement son offre de la chose qu'ih
vend ou sa demande de la chose qu'il achète sur le rapport
«échange de ces deux choses; autrement dit: Le proprié-
taire d'une chose est propriétaire du prix decette. chose. Il suit
de là que le propriétaire d'un capital foncier, personnel ou
mobilier est propriétaire de la rente, du travail ou du profit
de ce capital et propriétaire des produits qu'il reçoit, à titre
de fermage, salaire ou intérêt, en échange du service de son
capital. Or, non seulement les objets de consommation mais
les capitaux mobiliers sont des produits. Par conséquent, en
définitive, il suffit à la théorie de la propriété de faire la ré-
partition des terres et des facultés personnelles entre les hom-
mes en société; la répartition de toute la richesse sociale sera
faite par cela même.
Il y a ainsi deux espèces de richesse sociale à répartir les
terres et les facultés personnelles, et il y a deux types sociaux
entre lesquels cette richesse doit être répartie: l'Etat et l'indi-
dividu. Eh bien, le principe de l'inégalité des positions exige
que les facultés personnelles soient attribuées à l'individu, et
le principe de l'égalité des conditions exige que les terres soient
attribuées à l'Etat. De plus longs développements sont inu-
tiles. Qu'on parcoure les théories des économistes, on y trou-
vera en foule des arguments en faveur de l'appropriation et
de la jouissance individuelles des facultés personnelles, du
travail, du salaire. Et qu'on parcoure les théories des socia-
listes, .on y trouvera en nombre respectable des arguments
contre l'appropriation et la jouissance individuelles de la terre,
de la rente, du fermage, sinon en faveur de leur appropria-
tion et de leur jouissance collectives. Faute d'une économie
politique pure suffisante, ils ont négligé un des plus topiques,
celui qui se tire de la plus-value de la rente et de la terre ré-,
sultant de l'augmentation de la rareté dans une société pro-
gressive.
Voilà la théorie de la répartition de la richesse sociale fon-
dée sur, la justice. Dans la théorie de la production de la
richesse sociale, qui s'élabore au point de vue de l'intérêt, on
m
verra que le mode normal de l'industrie agricole, dans une
société arrivée au plein développement économique, est celui
du bail à ferme qui n'est autre que le mode géuéral de l'en-
treprise. Or, dans ce mode, l'entrepreneur de culture et le
propriétaire foncier sont deux personnages distincts. Donc,
une transformation de la propriété foncière individuelle en
propriété foncière collective qui séparerait généralement les
deux fonctions de propriétaire foncier et d'entrepreneur de
culture, serait non pas nuisible mais favorable à la produc-
tion. Au contraire de ce qui se dit tous les jours: a que la pro-
priété individuelle a fait sortir les nations de la barbarie et que
la propriété collective les y ferait rentrer », il est certain que
la nationalisation du sol est infiniment désirable au point de
vue de la transformation de l'agriculture. D'ailleurs, l'intérêt
social, qui réclame ainsi la propriété collective des terres, ré-
clame tout autant la propriété individuelle pleine et entière
des facultés personnelles par la suppression des impôts.
Il faut, en effet, le remarquer. Cette théorie synthétique de
la propriété tient lieu d'une théorie de l'impôt. L'Etat, proprié-
taire du sol, vit sur le revenu du sol: il en emploie une partie
aux dépenses courantes des services publics, et il emploie le
reste à la construction de capitaux proprement dits d'intérêt
public. Il n'emprunte point. La théorie de l'impôt, telle qu'on
prétend la faire au point de vue de l'exclusivisme spiritualiste
et individualiste, est sans issue. Après avoir laissé tomber
toute la richesse sociale dans la propriété individuelle, c'est
en vain qu'on s'efforce de constituer le revenu de l'Etat; car,
de même que l'individu n'a nul droit sur li terre, la rente et
le fermage, de même l'Etat n'a nul droit sur les facultés per-
sonnelles, le travail et le salaire. Il n'a nul droit non plus sur
les capitaux, les profits et les intérêts issus du travail; il n'a
droit que sur ceux qu'il a créés lui-même au moyen de la rente.
J'ai soutenu cette thèse dès le début de ma carrière 1.
1 On croit avoir trouvé le degré final d'utilité dans Daniel Bernouilli.
On trouvera la nationalisation du sol et la suppression des impôts dans
Spinoza: Tractatus politicus, Cap. VI, § XII.
-472
Ici on me demande si je crois à une harmonie préétablie
entre les besoins financiers de l'Etat 'et la valeur totale de la
rente foncière'. Cette question est très sérieuse; mais je crois
pouvoir y répondre très sérieusement par-un déclinatoire.
J'ai signalé une harmonie en vertu de laquelle la valeur to-
tale de la rente foncière croit ou décrott avec la population et
le capital et, par suite, avec les besoins financiers de l'Etat; je
n'ai pas affirmé l'égalité de l'une et des autres. Certains au-
teurs ont affirmé leur inégalité. J. Mill pense que a les revenus
de la terre, dans un pays d'une certaine étendue et passable-
ment peuplé, excéderaient le montant de ce que le gouverne-
ment aurait besoin de dépenser 2 »; au contraire M. Ch. Gide
estime que « les besoins collectifs, c'est-à-dire les dépenses
publiques sont très supérieures, par tout pays, au revenu que
l'Etat pourrait tirer des fermages3 ». Voilà deux opinions qui
semblent à la fois opposées l'une à l'autre et toutes deux con-
traires à la thèse de l'harmonie. Et cependant, si l'on réflé-
chit (ce que nos deux auteurs n'ont peut-être pas fait) que les
besoins financiers de l'Etat ne sont pas plus une somme fixe
que ceux de l'individu, et qu'ils peuvent varier de zéro à une
somme considérable depuis la non satisfaction jusqu'à la satis-
faction à discrétion, on pourrait mettre J. Mill et M. Ch. Gide
d'accord, et les ramener tous deux à la thèse de l'harmonie,
en énonçant que « le montant total des fermages correspond
naturellement aux exigences de services publics convenable-
ment dotés. » Cette conviction est, en réalité, la mienne mais,
comme je l'ai dit, la question qui m'est posée ne me paraît
pas recevable.
On pourrait aussi bien me demander si je crois à une har-
monie préétablie entre les besoins financiers de l'individu et
la valeur de son travail. Or, s'il est certain que, le plus sou-
vent, le montant de notre salaire correspond naturellement
1 Jalirbuch fier Gesetzgebung Verwaltung und Votkaarirlacliajt, hrsg.
y. G. Schmoller. XXII, 3, 371.
t Eléments d'économie politique, Ch. IV, s. V.
8 Revue d'économie politique, T. XI, p. 006.
473
aux exigences d'un entretien convenable, il y a néanmoins des
individus dont le travail vaut plus qu'ils ne dépensent, et
surtout il y en a nombre d'autres en état de consommer pour
beaucoup plus qu'ils ne produisent. En résultera-t-H que les
individus de cette seconde catégorie devront subsister aux dé-
pens de ceux de la première? La nature nous a donné la terre
à tous et nos facultés personnelles à chacun. Au nom de
principes moraux déduits rationnellement de définitions mo-
rales, je dis que nous devons consommer les fermages en com-
mun et nos salaires en propre. En portant le problème du ter-
rain du droit sur celui du besoin, on tend à faire-vivre les
individus inhabiles, paresseux, dépensiers, aux frais des in-
dividus habiles, laborieux, économes, ou à faire vivre les
premiers aux frais de l'Etat et l'Etat aux frais des seconds. Et
cela est contraire à la fois à la justice et à l'utilité; car, dans
ces conditions, la capacité et la prévoyance faisant place de
plus en plus à l'incapacité et à l'imprévoyance, l'Etat et l'in-
dividu seraient bientôt également ruinés et misérables. Con-
fions-nous donc au droit obligatoire et à la sympathie libre
soit de l'Etat s'exerçant à l'égard des individus, soit des indi-
vidus forts s'exerçant à l'égard des individus faibles ou à
l'égard de l'Etat lui-même par des dons et par des legs en vue
de fondations philanthropiques et patriotiques, comme cela
est si naturel et se voit tous les jours; et ainsi la justice amè-
nera et maintiendra l'aisance générale.
C'est déjà sortir de la science, pure ou appliquée, pour en-
trer dans la pratique que de rechercher les voies et moyens
de la transformation sociale qui doit, en laissant à l'individu
la pleine possession de ses facultés personnelles, de son tra-
vail et de son salaire, faire passer la terre, la rente et le fer-
mage en la possession de l'Etat. Pourtant, il y a là un terrain
commun sur, lequel l'homme de science et l'homme d'Etat
doivent se rencontrer pour se mettre d'accord. J'ai d'abord in*
diqué, à cet égard, dans l'article sur Le cadastre et V impôt
foncier, un premier procédé, indirect et incomplet, qui con-
474
sisterait à établir l'impôt foncier et aie gouverner comme une
co-propriétéde la terre par l'Etat, de façon à assurer à l'Etat
• sa part non seulement de la rente, mais de la plus-value de la
rente. J'en ai ensuite emprunté à H.-H. Gossen un autre, di-
rect et complet, que j'ai exposé, en le rectifiant, dans le mé-
moire intitulé Théorie mathématique du prix des terres et de
leur rachat par l'Etat. Ces deux procédés, susceptibles d'être
employés concurremment, sont applicables à une société en
train, comme les nôtres, de passer du régime agricole au ré-
gime industriel et commercial, dans laquelle la culture exten-
sive doit faire place à la culture intensive, c'est-à-dire à la
culture exercée dans le mode du bail à ferme, avec un large
emploi du capital. fixe et circulant. Cette évolution a deux ef-
fets que l'économie politique pure démontre ci priori et que
l'histoire économique confirme à postériori: 1° la plus-value,
et même la plus-value croissante, du service de la terre, ou
de la rente, se manifestant par l'élévation des fermages;
20 la moins-value du service du capital, ou du profit, se mani-
festant par la baisse du taux de l'intérêt. Qu'à ce moment
donc l'Etat, sans rien changer au fond de l'impôt foncier, lui
donne la forme d'une en-propriété des terres; puis qu'ainsi
pourvu de sa part, il rachète aux propriétaires fonciers la
leur et la leur paie en obligations de sa dette. Qu'il afferme
enfin les terres, devenues siennes, soit à des consommateurs
de la rente, soit à des entrepreneurs d'agriculture, d'indus-
trie ou de commerce, le montant des intérêts à payer par lui
à ses obligataires pouvant excéder, au début, le montant des
fermages à recevoir par lui de ses locataires. Bientôt, ce
dernier augmentant à chaque renouvellement des baux aux
enchères, et le premier diminuant par des conversions suc-
cessives, l'excédent se produira en sens contraire, et l'amor-
tissement commencera. Quand il sera terminé, l'Etat, pro-
priétaire des terres, subsistera grâce aux fermages, et les im-
pôts seront supprimés. Le monde moderne aura guéri sa plaie
sociale, ce que le monde antique n'a pas su faire.
475
V
Théorie appliquée de la production de la richesse sociale.
Régularisation des variations de valeur de la monnaie.
En faisant revenir les terres à l'Etat, on viderait une pre-
mière question sociale, celle de la répartition de la richesse
entre les hommes en société, en empêchant certains proprié-
taires de services producteurs de bénéficier d'une plus-value
sociale de leurs services. Cela fait, il resterait à vider une se-
conde question sociale, celle de la production de la richesse
par les hommes en société, en empêchant certains entrepre-
neurs de faire des bénéfices autrement que dans les conditions
normales de la libre concurrence, c'est-à-dire par leur coup
d'œil, leur habileté, leur économie. On y arriverait en faisant
intervenir l'Etat soit pour exercer les entreprises lui-même,
soit pour les concéder au mieux de l'intérêt social, toutes les
fois qu'elles ne sont pas susceptibles de libre concurrence.
C'est cette seconde question sociale qui faisait l'objet de mon
cours d'économie politique appliquée, comme théorie appli-
quée naturelle à élaborer au point de vue de l'utilité, et qui
fait celui de mes études d'économie politique appliquée.
Dire libre concurrence n'est pas du tout, comme on voit,
dire absence de toute interuention de l'Etat. Et, d'abord, cette
intervention est nécessaire pour établir et maintenir la libre
concurrence là où elle est possible. La tendance des proprié-
taires fonciers, travailleurs et capitalistes est de constituer le
monopole des services celle des entrepreneurs est de consti-
tuer le monopole des produits.. Si ce monopole est contraire à
l'intérêt publics, l'Etat doit l'empêcher toutes les fois qu'il
n'est pas fondé sur le droit naturel. Ce seraient de belles ques-
tions à discuter que celle de savoir si l'Etat propriétaire fon-
cier aurait le droit de laisser des terres incultes pour élever le
montant de ses fermages, et si les travailleurs n'ont pas le
droit de réduire leurs journées pour élever le montant de leurs
salaires. C'en serait une autre que de savoir dans quels cas
476
les entrepreneurs ont le droit de réduire la quantité des* pro-
duits pour élever le montant de leur prix de vente. Mais, sur
toutes ces questions, ü y a, en matière de production, une dé-
monstration préalable à faire pour tracer rationnellement la
limite entre l'initiative de l'Etat et celle de l'individu.
Règ!le générale et supérieure de la production de la richesse.
Ce sera l'honneur des premiers économistes d'avoir reconnu
et ce sera notre mérite, à nous autres économistes-mathéma-
ticiens, d'avoir démontré que la libre concurrence est, dans
certaines limites, un mécanisme automoteur et autorégulateur
de production de la richesse par les hommes en société, si
on peut supposer que ces hommes sont capables de connaitre
leur intérêt et de le poursuivre, c'est-à-dire qu'ils sont des
personnes raisonnables et libres. A cette condition, qui est
fondée et légitime, nous démontrons, comme on l'a vu, que,
sotts le régimede la libre concurrence., les choses tendent d'elles-
mêmes vers un équiLibre correspondant au maxinaum d'utilité
effective et coïncidant avec la proportionnalité des valeurs des
services et produits à leurs raretés. Si la quantité possédée
d'un produit diminue ou que l'utilité augmente, la rareté
croissant, le prix s'élève; le prix s'élevant, il y a bénéfice
pour l'entrepreneur du produit qui développe sa production,
et la quantité augmente. Si la quantité possédée du produit
augmente ou que l'utilité diminue, la rareté décroissant, le
prix s'abaisse; le prix s'abaissant, il y a perte pour l'entrepre-
neur du produit qui restreint sa production, et la quantité
diminue. Et tout cela, toujours en vue de l'utilité maxima.
Aucune science appliquée ne saurait offrir dorénavant une
règle générale et supérieure mieux démontrée que ne l'est
celle de la libre concurrence. Et, toutefois, répétons ici qu'ins-
tituer et maintenir la libre concurrence économique dans une
société est'une œuvre de législation, et de législation très
compliquée, qui appartient à l'Etat.
Monnaie. Tous les produits ne remplissent pas les condi-
tions de détail requises par la libre concurrence. Une de ces
conditions, par exemple, est que l'utilité du produit soit dans
477
un certain rapport avec la quantité consommée, la rareté
augmentant avec la diminution de la quantité et réciproque-
ment. Cela n'a pas lieu pour la monnaie, métallique ou de pa-
pier, dont la quantité nous est en elle-même indifférente et
dont la valeur seule nous importe. Puis, il ne faut pas que la
variation dans la quantité détermine une crise générale. Et
c'est lé cas pour la monnaie dont les augmentations ou dimi-
nutions de quantité amènent une hausse ou une baisse propor-
tionnelle de tous les prix. Donc il convient que l'Etat émette
la monnaie et qu'il règle, s'il le faut, la production des mé-
taux précieux sur les besoins de la société, qu'il interdise ou
réglemente l'émission des billets de banque ei l'usage de la
monnaie decompte.
Autres exceptions à la règle de La libre concurreozee. Une autre
condition de la libre concurrence est que l'appréciationde l'u-
tilité soit possible pour l'individu, ce qui n'est pas le cas, en
général, pour les services publics. Donc il faut que l'Etat pro-
duise les services publics. Une autre condition encore est que
l'appréciation de la qualité soit possible pour le consomma-
teur, ce qui n'est pas le cas pour certains services privés. Donc
il faut soumettre la production de ces services à l'autorisation
ou à la surveillance de l'Etat. Une troisième e: ?n est que la
multiplication indéfinie des entreprises soit possible, ce qui
n'est pas le cas des monopoles naturels et nécessaires tels que
les mines, carrières, eaux minérales, chemins de fer, etc., etc.
Donc il faut que l'Etat organise les monopoles de façon à y
ramener et y assurer l'égalité du prix de vente des produits
à leur prix de revient en services telle qu'elle s'établit et se
maintient d'elle-même dans les entreprises susceptibles de con-
currence indéfinie.
C'en est assez pour montrer que la théorie appliquéede l'in-
dustrie est bien loin de pouvoir se réduire aux quatre mots;
Laisser-faire, laisser passer, et qu'elle comporte, tout au con-
traire, une longue série d'études relatives au partage des attrj*
butions entre l'Etat et l'individu dans la production de la ri-
chesse. Après quoi viendra une longue série d'études de ré-
478
formes pratiques en vue de réaliser l'idéal de la science. Le
collectivisme est donc la moitié de la vérité en économique ap-
pliquée, comme le communismeen économie sociale. Les modes
divers de son intervention sont: l'entreprise aux mains de l'E-
tat, l'entreprise avec l'autorisation ou sous la surveillance de
l'Etat, l'entreprise aux mains d'entrepreneurs monopoleurs
ensuite d'adjudication par l'Etat, avec cahier des charges ré-
digé par l'Etat. A côté et en dehors de cette action collective,
subsistera l'action individuelle dont les modes divers d'inter-
vention sont l'entreprise aux mains d'individus, l'entreprise
aux mains de sociétés, l'entreprise aux mains des consomma.-
teurs des produits ou sociétés coopératives de consommation,
l'entreprise aux mains des propriétaires des services produc-
teurs, ou sociétés coopératives de production. Parcourons main-
tenant ces catégories où la libre initiative de l'individu est à
sa place, en vue d'y donner quelques indications complémen-
taires.
Agriculiure. La question de libre concurrence ou d'inter-
vention de l'Etat une fois tranchée, un autre question, parti-
culièrement intéressante en agriculture, se présente: celle du
mode d'association des services producteurs dans les entre-
prises. C'est un économiste orthodoxe qui a donné à cette ques-
tion une réponse expérimentale conforme à la réponse ration-
nelle. Léonce de Lavergne, dans son ouvrage intitulé Essai
sur l'économie rurale de l'Angleterre, de l'Ecosse et de l'Irlande,
paru il y a cinquante ans, a établi que, dans l'état industriel
et commercial, ce mode devait être celui du bail à ferme qui
est le mode général des entreprises. Comparant l'agriculture
de la France, pays où la population agricole était de60 de la
population totale et qui nourrissait 1 habitant par hectare, avec
l'agriculture de l'Angleterre, pays où la population agricole
n'était que de de la population totale et qui nourrissait
1 fIt habitant par hectare, il a trouvé la cause de cette diffé-
rence de résultats dans la différence des conditions techniques
et économiques, c'est-à-dire dans l'intervention restreinte ou
large du capital et dans la pratique exceptionnelle ou générale
470
du mode de bail à ferme; et il a expliqué comment la première
différence tenait à la seconde, l'exploitant qui emprunte du
capital et qui court tous les risques de l'entreprise voulant avoir
toutes les chances de bénéfice. Mais ni lui ni aucun des autres
économistes orthodoxes qui lui ont donné leur adhésion n'ont
soupçonné que cette théorie constituait une théorie économi-
que de la propriété des terres par l'Etat vu que, comme on le
montrerait aisément, c'est le fait de la propriété individuelle
des terres par des paysans ignorants et peu aisés qui a empêché
l'agriculture de se transformer dans des pays déjà parvenus
d'ailleurs à l'état industriel et commercial.
Industrie. Il a été parlé des industries où le monopole est
naturel et nécessaire. L'expérience semble confirmer que, dans
les autres, la libre concurrence suffit à empêcher les trusts,
cartells, etc. La question de liberté vidée, on trouve, en indus-
trie, deux questions graves: celle des machines et celle des
grèves.
Quand on introduit une machine pour la fabrication d'un
produit, on réduit évidemment la demande du service travail
en vue de cette fabrication mais, évidemment aussi, on réduit
le prix de ce produit. Les consommateurs réaliseront, par con-
séquent, du fait de l'emploi de la machine, une économie qu'ils
emploieront à demander plus de tous les produits, c'est-à-dire
plus de service travail. Il n'y a donc, en définitive, que dé-
placement et non réduction de la demande de travail: ce n'est
qu'une transition à ménager.
Cette observation nous fournit la vraie solution de la ques-
tion des grèves. Les travailleurs ne doivent pas s'insurger con-
tre la baisse du salaire résultant de la réduction de la demande
du travail ils doivent, dès qu'elle commence à se manifester,
y remédier en se portant vers les industries où se produit une
hausse par suite de l'extension de la demande du travail. Bien
loin qu'il faille ici repousser la libre concurrence, il faut l'ac-
cepter et en perfectionner le mécanisme.
Commerce. L'expérience a prouvé, en matière de commerce
aussi, spécialement en matière de commerce des blés, que la
libre concurrence était le meilleur moyen de prévenir l'aceapa-.
rement.
C'est à,propos du commerce que se présente là grande
question du libre échange international ou de la protection.
Une économique appliquée qui s'appuie sur l'économique
pure montre que ce libre échange, qui est l'essence du rué-
gime industriel et commercial, n'a que des avantages sans in-
convénients à condition que la question sociale de la nationali-
sation du sol et de la suppression des impôts soit résolue.
Crédit. Le crédit est la location, effectuée en monnaie et
non en nature, de certains capitaux mobiliers ou capitaux
fixes consistant en bâtiments, machines, etc., et de certains
revenus ou capitaux circulants consistant en approvisionne-
ments de matières premières et de produits neufs. Les se-
conds se retrouvent en monnaie par la vente du produit une
fois fabriqué, et sont l'objet du crédit à courte échéance que
font les banques d'escompte; les premiers ne se retrouvent en
monnaie que par la vente d'une longue série de produits, au
fur et à mesure qu'ils s'usent, et sont l'objet du crédit à long
terme que font les crédits fonciers et mobiliers.
Chaque jour, la quantité existante de monnaie se trouve
entre les mains d'un certain nombre de détenteurs; un taux
quelconque de l'escompte ou de l'intérêt étant annoncé, ceux
d'entre eux qui estiment n'avoir pas assez de capital monnaie
en demandent, ceux qui estiment en avoir trop en offrent;
on fait la hausse ou la baisse selon que la demande est supé-
rieure ou inférieure à l'offre. Ainsi se déterminent les taux de
l'escompte et de l'intérêt qui sont les prix du crédit à courte
échéance et du crédit à long terme.
Banques d'escompte. Billets de banque; chèques. Les ban-
quiers et les banques sont les intermédiaires entre les entre-
preneurs demandeurs et les capitalistes offreurs de capital
monnaie à courte échéance; ils reçoivent le capital monnaie
de ceux-ci contre des récépissés de dépôt à quelques mois, et
ils remettent le capital monnaie à ceux-là en échange d'effets
de commerce à quelques mois. Tout cela est parfaitement
-481
31
normd; -voici qui l'est moins. Tantôt les banques achètent
les effets de commerce en les payant avec des billets de ban.
que remboursabks à vue, au porteur; tantôt les banquiers
achètent tes effets de commerce en les payant avec des fonds
provenant de dépôts disponibles, à intérêt, en comptant, pour
faire face aux remboursements journaliers, sur les versements
journaliers, grâce à la compensation des chèques. Des deux
manières, on fait le crédit avec du capital monnaie non d'é-
pargne, mais de circulation et, dans les deux cas, on est à la
merci d'une demande générale de remboursement des billets
de banque ou des dépôts. Les .économistes orthodoxes esti-
ment que ces deux opérations rentrent absolument dans le
principe de la liberté du travail et de l'industrie. Quelques-
uns seulement, un peu plus clairvoyants et prudents, sont
a avis que l'émission des billets de banque doit se faire par la
concession et sous la surveillance de l'Etat. Je crois, pour ma
part, avoir démontré que l'émission des billets de banque et
la compensation des chèques n'avaient, pour la sociétés, que
deux avantages médiocres: une augmentation dans la quan-
tité des métaux précieux comme marchandise et une augmen-
tation dans la quantité des capitaux mobiliers fixes, compen-
sés par deux inconvénients énormes en cas de panique une
crise monétaire par insuffisance d'intermédiaire d'échange
et une crise de crédit par insuffisance de capital circulant; et
qu'en outre, cette substitution d'une monnaie de papier & la
monnaie métallique était une cause de variation des prix et,
par suite, de trouble de tout le mécanisme économique. Et j'en
conclus que ces opérations ne doivent pas se faire, même avec
un privilège octroyé par l'Etat.
Crédits mobiliers. Opérations de bourse. Quand l'Etat pos-
sédera les terres et n'empruntera point, le crédit hypothécaire
devra se restreindre aux maisons et bâtiments, et les crédits
fonciers perdront leur importance comme institutions spécia-
les de crédit. Quant aux crédits mobiliers, ils interviennent
entre les entrepreneurs et les capitalistes pour ia location du
capital fixe; mais, à la différence des banques et banquiers,
ws 482 ™'
Us revendent aux capitalistes, A la bourse, les titres d'actions
et d'obligations achetés par eux aux entrepreneurs, sans en
faire la représentation. L'étude de la bourse est un sujet où
toute l'économie politique et sociale est intéressée. Lesmar-
ehandises qui s'y vendent sont trèa Ken définies et très pré-
cieuses; leurs prix sont très variables la constatation de ces
variations est très importante. Ces circonstances ont déjà fait
du marché des.titres de capital fixe un marché très perfec-
tionné mais l'économique pure aurait cependant à y exercer
sa critique en vue d'en faire le marché type. L'économie so-
ciale demanderait que l'Etat, propriétaire des terres et vivant
sur les fermages, ne s'endettant plus et ne donnant plus ainsi
l'exemple .du plus colossal et du plus désastreux crédit à la
.consommation, cessât d'inonder la bourse de ses titres de
rente et d'aller à la banqueroute en nous menant à la ruine.
Et, alors, l'économique appliquée pourrait énoncer que la li-
bre concurrence est le meilleur distributeur des épargnes en
capitaux agricoles, industriels et commerciaux, comme des
services en produits consommables, et que, pour ce qui est
de la bonne qualité de ces capitaux, elle est, comme celle des
produits, affaire d'instruction et de moralité chez les indivi-
dus qui la réclament.
Crisses, c Le remède à la crise, c'est la crise, » a dit un éco-
nomiste. Sans doute. Exactement comme le remède à l'empoi-
sonnement du sang par les microbes de la fièvre ty phoïde, de
la petite vérole, de la diphtérie, c'est cet empoisonnement
même qui tue les microbes, mais souvent aussi les malades.
Et, de même qu'on peut prévenir la fièvre typhoïde en assai-
nissant les eaux d'alimentation, la petite vérole par la vaccine,
ou guérir, au début, la diphtérie par une injection de sérum,
de même, on pourrait, si l'économique pure fournissait assez
de lumières à l'économique appliquée, prévenir ou guérir les
crises qui deviendraient de plus en plus rares, de moins.en
moins malfaisantes..
Association et assurance. L'association, dont l'assurance
est,une variété, est un degré supérieure de l'individu, comme
-»m->-
ta commune est un degré inférieur de l'Etat l.'£t»t doit dpnc
faire juste ce qu'il faut pour protéger les tiers contre les asso-
ciés en laissant les associés se protéger tes uns contre les au-
tres et c'est une lourde erreur du radicalisme que de charger
en principe l'Etat d'assurer les individus. L'association libre a
transformé l'industrie, le commerce, le crédit; elle aurait
transformé l'agriculture si la question sociale avait été réso-
lue. Si l'Etat, propriétaire des terres et vivant sur les ferma-
ges, affermait les terres, après un lotissement rationnel, à des
entreprises d'exploitation, grandes, moyennes ou petites, et
s'abstenait de disputer à celles-ci, sur le marché de la bourse,
les capitaux dont elles auraient besoin pour aménager les
eaux, taire des prairies et des jardins, fagriculture-aurait re-
noncé à la production du blé, peut-être à celle des bœufs, qui.
se font très bien dans les pays neufs, pour se consacrer exclu-
sivement à celle du lait, du beurre, de la volaille, des oeufs,
des fruits, des légumes, faisant ainsi refluer la population des
villes vers les campagnes, réalisant de gros bénéfices et nous
donnant la vie à bon marché.
Colonisation. Elle est le dada des économistes sans idées et
des politiciens au jour le jour, parce qu'elle est la ressource
des pays qui, ne sachant pas remédier à la limitation du sol
par l'accroissement du capital et le perfectionnement de la
culture, y remédient par l'expatriation des prolétaires. Quand
la vraie science et la vraie politique seront à l'oeuvre, on fera
encore de la colonisation, mais en vue d'initier les peuplades
arriérées à la civilisation, et non en les exterminant pour
leur ravir leurs terres par des procédés qui sont la honte de
l'humanité et qui feraient douter que l'homme soit autre
chose que la plus féroce des bêtes féroces.
Il est une de ces questions, celle de la monnaie, que j'ai
tenu à pousser, comme celle du rachat des terres par l'Etat,
jusqu'aux confins de la pratique et au sujet de laquelle 1 es
événements m'ont donné raison. Il est dans l'esprit .et dans la
tradition de l'école orthodoxe de déclarer que la monnaie
484
doit être automatique, c'est-à-dire que l'Etat n'a tout au plus
qu'une chose à faice qui est de la frapper sur la demande des
particuliers. Le monométallisme ne va pas plus loin. Le bi-
métallisme fait un seul pas de plus en chargeant l'Etat de fixer
un rapport légal de valeur entre les deux métaux non comme
marchandises, mais comme monnaies; après quoi, il se confie,
lui aussi, à l'automatisme. Mais la production de l'or et de l'ar-
gent, additionnée à quelque rapport légal que ce soit, aussi
bien que celle de l'or seul et celle de l'argent seul, est soumise
au plus complet hasard. Si donc, comme l'économique pure le
démontre, les prix des marchandises, produits et services, sont
proportionnels, toutes choses égales d'ailleurs, à la quantité
de la monnaie, il s'ensuit que, soit avec le monométallisme, soit
avec le bimétallisme, les prix varieront sans cesse non seulement
par suite des variations dans l'utilité et la quantité de ces mar-
chandises, ce qui doit être, mais aussi par suite des variations
dans la quantité de la monnaie, ce qui est un inconvénient d'une
gravité suprême. J'ai soutenu qu'il appartient à l'Etat de ré-
gler la quantité de l'instrument d'échange, soit en se réser-
vant d'exploiter les mines d'or et d'argent, soit, en attendant,
par introduction ou retrait d'un billon d'argent complémen-
taire et régulateur à côté de la monnaie d'or. J'ai montré que
la force des choses avait amené l'Allemagne, l'Union latine et
les Etats-Unis au régime de la monnaie d'or avec billon d'ar-
gent complémentaire. J'ai demandé, en 1886 et 1887, que
l'Angleterre et les Indes s'y missent également; j'ai eu la sa-
tisfaction de voir, en 1893, suspendre le libre monnayage de
l'argent aux Indes et fixer un rapport légal de valeur entre le
souverain et la roupie, ce qui était la moitié de ce qu'il y
avait à faire; je vais avoir prochainement celle de voir appro-
visionner l'Inde d'une monnaie d'or, ce qui serait l'autre moi-
tié. Les hommes du siècle qui vient verront, après cela, les
grandes puissances monétaires s'entendre entre elles pour
faire de leur billon complémentaire un billon régulateur et.
assurer ainsi la stabilité générale de l'équilibre économique.
485
VI
Politique française. La prière du libre-penseur1.
Des quatre problèmes de la science sociale: propriété, in-
dustrie, famille, gouvernement, les deux problèmes économi-
ques se présentent tout d'abord; le problème civil et le pro-
blème politique viennent ensuite.
J'ai tâché d'esquisser la solution des deux premiers; on
dira si j'ai réussi. Mon système de répartition et de produc-
tion de la richesse sociale peut se résumer ainsi
très^agtitdanH l'Etat très fort, et touo doua tri»
est doté: jU a laterre^ la artie de la richesse sociale la plus
solide, la plus durable, la plus assurée; il a tous les moyens
services publics etpourexer-
cefou réglementer les
s'il veut, les capacités. Mais l'individu a la pleine et entière
disposition de ses facultés physiques et morales et du fruit de
.son travail et de son épargne; et si l'Etat s'avisait de venir
s'enquérir de ce qu'il a, de ce qu'il gagne, de ce qu'il dé-
pense, en vue de prélever sur son superflu de quoi fournir le
nécessaire à ceux qui en manquent, il le renverrait à ses affai-
res et réclamerait le droit de faire ses charités lui-même. Les
causes de misère sont de trois sortes les causes naturelles,
.les causes sociales, les causes individuelles^ L'industrie tech-
.nique, guidée par la science, lutte contrôles premières; les
secondes seront supprimées par l'organisation d'une produc-
.tion et d'une répartition rationnelles; quant aux troisièmes,
le principe de liberté, qui n'exclut pas la fraternité, exige
që on en remette Ja suppression à l'intérêt personnel de l'in-
dividu tant que l'intérêt personnel sera le .grand stimulant de
.l'individu..
Il conviendrait donc, à présent, de s'atteler aux deux problè-
.mes de la famille et du gouvernement pour en fournir une
t Goulte de Lausanne, 14 et 18 juillet t808.
solution nette et précise, par la détermination des droits et
devoirs respectifs de l'individu et de l'Etat en ces matières, et
la solution des problèmes de la propriété et de l'industrie de-
vrait servir pour cela. Par exemple, le problème de la famille
devrait être résolu de façon à répondre non seulement aux exi-
gences de la personnalité morale, mais aussi à ce desideratum
-de toute l'économique appliquée que, dans une nation, des
travailleurs qui sont tous plus ou moins capitalistes laissent
Après eux d'autres travailleurs en plus grand nombre et pos-
sédant chacun un capital encore plus considérable. A dire
vrai, je ne trouve pas que les idées actuellement préconisées
comme idées nouvelles et avancées sur la famille soient bien
satisfaisantes à ce point de vue économique non plus qu'au
point de vue moral. En revanche, il me semble que les beaux
travaux de l'école belge sur la représentation nationale et le
système qu'elle appelle système de la représentation des inté-
réts, et que j'aimerais mieux appeler système de la représen-
tation organique, sont parfaitement dans la direction voulue.
Toutes les catégories de producteurs étant soigneusement dé-
terminées par l'économique, faire classer par la politique les
électeurs dans ces catégories, et accepter comme 'représen-
tant chaque catégorie les députés élus par leurs pairs, en rai-
son de leur talent et de leur honnêteté connus et appréciés,
cela paratt une de ces idées grandes, simples et justes, fondées
la fois en raison et en expérience, qui portent en elles-mê-
mes la marque de leur excellence aux yeux des hommes réflé-
chis. Elle nous débarrasserait de notre déplorable suffrage
universel actuel; il ne resterait plus qu'à trouver une organi-
sation du pouvoir législatif et exécutif qui nous débarrassât
de même de notre non moins déplorable parlementarisme.
Ce serait urgent. Il est évident, en effet, que si, dans l'ordre
théorique, les problèmes de la propriété et de l'industrie doi-
vent être résolus avant ceux de la famille et du gouvernement,
dans l'ordre pratique, au contraire, le problème du gouverne-
ment doit être résolu le premier, puisque c'est l'Etat qui doit
organiser la famille, rentrer dans sa propriété, intervenir dans
m
l'industrie. Quand les anarchistes, socialistes ou économistes,
nous parlent avec mépris de l'Etat, de son incapacité, de sa
corruption, de son impuissance, nous sommes d'accord avee
eux s'il s'agit de l'Etat présent, mais non plus s'il s'agit de
l'Etat futur. L'histoire prouve, disent-ils, que jamais letàt n'a
été capable, honnête, supérieur. Cela est inexact; et, quand
cela serait exact, l'induction ne permettrait pas d'afnrmer rien
pour l'avenir dans un ordre de faita essentiellement progres-sifs. Dans l'ordre politique, comme dans l'ordre technique, le
simple empirisme peut et doit céder de plus en pins la place
à la science pure et appliquée et à la pratique rationnelle.
Beaucoup d'hommes de ma génération avaient espéré voir
se dessiner en Europe cette évolution du régime agricole au
régime industriel et commercial par le socialisme scientifique.
Etait-ce une espérance prématurée? Je ne le crois pas. Il aurait
seulement été nécessaire que les plus civilisées parmi les na-
tions européennes apportassent leur concours, et la France
tout spécialement son sentiment humanitaire et son génie
idéaliste; elle y a manqué. Nous avons vu notre pays déserter
sa tradition et faillir à sa tâche sous l'intluence excessive de
ces deux esprits d'ailleurs éminents Renan et Taine. N'au-
rait-ü pas suffi de laisser ces deux hommes travaillera la créa-
tion de' l'histoire en joignant à une connaissance complète des
faits l'imagination délicate ou puissante qui tantôt les vivifie
par des rapprochements imprévus entre les époques et tantôt
les éclaire par une étude simultanée et lumineuse des moeurs,
de la religion, de l'art, de la littérature? Fallait-il leur sacrî-
fier toute philosophie autre que le criticisme et le détermi-
nisme, et sacrifier à l'histoire elle-même, outre la philosophie,l'économie politique et le droit nsturel, c'est-à-dire les1 disci-
plines qui, dans la constitution de la science pute morale,sont appelées à fournir l'élément rationnel et positif C'est e6
qu'on a fiit; et je serais un peu embarrassé pour constater lerésultat si ceux-là même qui en sont responsables dans une
certaine mesure ne s'étaient chargés W. ce soin. Renan a
écrit Notre pauvre pays est toujours sous la menace & la
«8–
rupture d'un anévrisme, » et laine disait: de mesure les
cavernes d'un poitrinaire. » Il est triste de recueillir de tels
diagnostics de la bouche même des médecins à qui on a confié,
à l'exclusion de tous les autres, la soin de sa santé. Mais, puis-
que les choses en sont là et qu'il yd consultation, on permet-
tra bien à un modeste praticien, de ceux qui ont été le plus
dédaignés, d'émettre son avis sur la maladie et sur le remède.
Nous ne souffrons, je persiste A le croire, que du défaut de
la science morale, pure et appliquée, qui ne nous permet pas
d'entrer dans re régime industriel et commercial, comme cer-
tains jeunes gens, d'ailleurs bien constitués, souffrent d'un
mauvais régime qui ne leur permet pas de devenir adultes.
Le XVIIIe et le XIXe siècles auraient dO offrir un progrès des
sciences morales .et politiques comparable au progrès des
sciences physiques et naturelles qui s'est effectué aux XVIIe
et XVIIIe. Cela n'a pas eu lieu, du moins aussi vite qu'il l'au-
rait fallu en raison de l'effondrement complet de l'ancien ré-
gime en 1789. Les Physiocrates avaient inauguré l'économie
politique et Montesquieu la science politique, Rousseau avait
soulevé toutes les questions sociales; mais la monarchie de
Louis XIV et de Louis XV avait laissé pourrir les fondements
de la société française. La Constituante eut beau se montrer
admirable d'intelligence, de générosité, Mirabeau de connais-
sances acquises, de tact et de coup d'œil; leur exemple prouve
qu'il ne faut pas demander à une assemblée d'être à la fois
une académie et un corps législatif, ni à un homme d'être
à la fois un homme de science et un homme d'Etat. Faute
d'idées mûries, la .Révolution, pleine d'entrain pour dé-
truire, manque d'assurance pour réédifier; ellechoppe à tous
lesgrands problèmes: celui des rapports de l'Etat avec.l'Eglise,
celui de la propriété; et de là, en somme, son avortement.
La vente des biens nationaux, en particulier, est une tante
dont, à l'heure qu'il est, nous subissons encore les consé-
quences.. Elle crée une classe privilégiée, partant conserva-
trice, sur laquelle Bonaparte s'appuie pour relever le trône et
l'autel et qui, à sa chute, est déjà assez forte pour imposer
aux revenants de l'ancien régime la transactlou boiteuse et
précaire du milliard d'indemnité. Trois fois, depuis lors, le
peuple de Paris essaye de reprendre et de continuer le mou-
vement de 89, toujours sans préparation suffisante et par le
procédé violent et fâcheux de la révolution; et trois fois cette
classe intervient pour l'en empêcher. En 1830, la bourgeoisie
censitaire, lui escamote sa victoire; en le suffrage uni-
versel des paysans-propriétaires le ramène même en-deça de
la liberté politique; depuis 1870, cette classe bourgeoise et
paysanne, jadis laborieuse et de bonnes mœurs, aujourd'hui
quelque peu énervée et corrompue, mais toujours aussi dé-
.pourvue de sens politique, ne songeant à autre chose qu'à
s'enrichir et à établir ses enfants à la faveur des institutions et
des lois qui lui ont livré le patrimoine de la communauté,
s'oppose à toute science, à toute réforme. Notre édifice social,
bâti à la hâte avec des matériaux de démolition, menace ruine;
nous n'avons aucun plan pour en construire un nouveau, et
nous nous retrouvons exactement dans la même position et iL
la veille des mêmes catastrophes qu'il y a un siècle.
Ne croyons pas qu'avec des sentiments chrétiens ou des as-
pirations socialistes nous puissions conjurer le péril ce serait
méconnaître tout à fait l'évolution qui se prépare dans l'ordre
moral et politique. Toute une science, la science des faits hu-
manitaires, aussi vaste et aussi ardue que celle des faits natu-
rels, est devant nous, àpeine ébauchée. Il faut la faire comme
une science qui convainc la raison et non comme une littéra-
ture qui s'adresse à l'imagination et à la sensibilité. A cet ef-
fet, fondons une Association française de science sociale sur le
modèle non de nos instituts fermés, qui ont fait leurs preuves
comme congrégations laïques de l'index en matière de philo-
sophie et d'économie politique, mais des sociétés ouvertes et
libres qui existent en Angleterre et aux Etats-Unis. Tout
homme de bonne volonté », pénétré de la nécessité de l'œu-
vre, sera admis à faire partie de l'association, moyennant le
paiement d'une cotisation annuelle ou le versement unique
d'une certaine somme qui lui donnera le droit de recevoir le
m
bulletin et les publications. Les plus 'actifs d'entre ces mem-
bres assisteront en outre aux réunions générales. Ils éliront
un conseil, composé d'hommes compétents, qui se partagera
en commissions permanentes correspondant aux branches
principales d'études, qui élira un bureau et un comité de pu-
blication. Ce conseil, ainsi secondé, gouvernera l'association,
préparera les réunions générales, admettra les mémoires à y
lire et à y discuter, en arrêtera les comptes-rendus. Prévenons
ainsi la révolution ou, si elle arrive, soyons prêts à fournir au
moins des principes de solution aux problèmes du gouverne-
ment, de la famille, de la propriété et de l'impôt, de l'indus-
trie, et aussi des voies et moyens d'acheminement vers ces so-
lutions. Mais toutefois restons sur le terrain de la science pure
et appliquée, et laissons à la politique proprement dite le soin
de passer de la théorie à la pratique. Et, par dessus tout, tra-
vaillons dans un complet désintéressement des satisfactions
d'ambition et d'amour-propre. La science morale n'exige pas
de grands frais; l'amour de la vérité, le dévouement à la justice
lui suffisent, mais ils lui sont indispensables.
Telle est mon opinion. Je la donne pour l'acquit de ma
conscience et le soulagement de mon anxiété; malheureuse-
ment, j'ai quelques raisons non pas de croire, mais d'être
certain qu'il n'en sera point tenu compte. En voici une abso-
lue, insurmontable, contre laquelle je lutte vainement depuis
vingt-cinq ans. Parmi les sciences de raisonnement qui doi-
vent renouveler la science morale, une des plus importantes,
l'économique, se donne pour une science mathématique.
Cette prétention est sinon admise, du moins examinée dans lé
monde entier, mais non en France. Là, les économistes ne
sont pas mathématiciens et les mathématiciens ne sont pas
économistes et puisqu'il en a toujoura été ainsi, il faut bien
qu'il en soit toujours de même. N'en parlons plus. Un méde-
cin qui voit repousser ses conseils par des motifs de cette force
se retire en recommandant son malade é Dieu. C'est ce qu'un
philosophe socialiste et libre-penseur peut faire, lui aussi, à sa
manière.
491'
Dans les belles soirées d'automne, quand ta nuit le surprend
au retour de sa promenade, le libre-penseur adore et prie
suivant un rite qui se reproduit et dans des termes qui se pré-
cisent d'année-en année.
Ayant levé les yeux vers le ciel étoilé, il a reconnu les posi-
tions respectives de la lune par rapport à la terre, de Vénus,
-de Mars, de Jupiter par rapport au soleil; il s'est remémoré
les anciennes hypothèses astronomiques, la loi de la gravita-
tion universelle; ît se demande quelle figure auraient faite
Hipparque et Ptolémée si on leur eût affirmé que le mouve-
ment de la lune et la chute d'une pomme étaient la même
chose. Probablement celle que font à présent certains natu-
ralistes quand on leur dit qu'un jour nous posséderons la for-
mule mathématique de la formation d'un cristal ou d'une
feuille, du développement d'une graine ou d'un œuf. Eh bien,
ces savants ont raison à leur point de vue. La science est fon-
dée à maintenir distincts et séparés les faits physiques, chimi-
ques, végétatifs et vitaux, pour les étudier expérimentalement,
jusqu'au jour de grande fête scientifique où, par suite de cette
étude même, tombe quelqu'une de ces cloisons empiriques et
provisoires, comme est tombée celle qui séparait la physique
de l'astronomie, comme sont en train de tomber celles qui sé-
parent les diverses parties de la physique elle-même.
En voici une qui sera plus difficile à abattre. Au sommet de
l'échelle des animaux vertébrés, se dresse debout un mammi-
fère placentaire, bipède et bimane. En raison de cette attitude,
le petit doit naître avant terme, dans un état exceptionnel de
faiblesse et de misère. Félix culpai Par cela même, tandis
que les autres animaux possèdent en naissant tes centres ner-
veux fonctionnels, sièges de leurs facultés conscientes mais
instinctives, chez celui-ci, au contraire, les lobes cérébraux
qui sont le siège de là conscience ne terminent leur dévelop-
pement et ne commencent à manifester leurs fonctions qu'a-
près la naissance, et l'on voit, mesure que les fonctions des
sens et du cerveau s'établissent, apparaître, dans ce dernier,
des centras nerveux fonctionnels et intellectuels de nouvelle
formation, de sorte que l'intelligence reste ouverte à toua tes
perfectionnements et à toutes les notions qui s'acquièrent par
J'expérience de la vie 1. Autre conaéquence des organes;
comme la langue et la main, s'adaptent aux fonctions du lan-
gage et de la division du travail, la famille et l'Etat se consti-
tuent, les facultés supérieures se développent continuellement
sous l'influence de l'éducation puis du perfectionnement mu-
.tuel et progressif des individus par la société, de la société
par les individus. Ainsi, l'homme échappe de plus en plus
aux conditions de l'animalités. Et en effet, cet avorton, c'est
i'hcnime vivant en société économique et morale, divisant le
travail, doué de sympathie et de sens esthétique, d'entende-
ment et de raison, d'une volonté consciente et libre.
Tel apparaît le monde de l'humanité qu'explore la conscience
pour y trouver la matière de la science pure morale, à côté du
monde de la nature que scrutent les sens pour en faire l'objet
de la science pure naturelle. Mais tout savant tant soit peu phi-
losophe sait aujourd'hui que nos perceptions externes contien-
nent, en outre de l'élément affectif du sujet sentant mais non
représentatif de l'objet senti provenant de l'exercice des sens,
un autre élément subjectif et relatif qu'il faut retrancher de
ces perceptions pour n'y laisser subsister que ce qu'il y a en
elles d'objectif ou d'absolu, savoir l'unité qui leur est donnée
par l'imagination. Tout le monde ne èeconnait pas l'analogie,
sinon la similitude, qui existe sous ce rapport entre l'exercice
et les résultats de l'expérience intime et ceux de l'expérience
externe. Et pourtant, je ne suis pas plus moi quand je dors
que les arbres ne sont verts et résistants, et ne sont des arbres,
quand je ne les regarde ni ne les touche pas; et, quand je suis
éveillé, mon esprit intervient pour faire la synthèse des divers
moments du sentiment du moi, et aboutir ainsi à l'image du
sujet durable qui est moi, tout comme, quand je regarde et
Claude BSRNARD. Discours de réception à l'Académie françaièemai
Çournot. Maténali$nie. Vitalisme. Bationaliime. 28 section, g 8.
j-488
touche les arbres, il intervient pour faire la synthèse des di-
vers moments de là sensation de-conleur verte, de ta sensation
de résistance, et aboutir ainsi aux images des objets étendus
qui sont les arbres. Sans doute, la perception du moi n'est pas,
comme la perception d'arbre, une image compliquée d'élé-
ments sensibles purement affectifs mais elle n'en est pas moins,
en partie, un produit de l'imagination. Et si toutes ces images
des objets extérieurs et du sujet intime nous sont indispensa-
bles comme supports des groupes de faits physiques et mo-
raux que la science étudie, il est pourtant certain que, seuls,
les rapports nécessaires qui sont les lois de ces faits ont une
valeur réelle absolue. La constance des lois morales atteste la
réalité intime absolue, comme la constance des lois naturelles
atteste la réalité externe absolue. Que d'ailleurs l'absolu externe
et intime, métaphysique et métapsychique, soit un, c'est ce
qui résulte suffisamment de la concordance de la science pure
naturelle et de la science pure morale.
C'est maintenant que se pose cette question. Peut-on espérer
qu'un jour la science pure naturelle et la science pure morale,
achevées l'une et l'autre, ne seront plus qu'une science uni-
que ? D'Alembert a dit: t L'Univers, pour qui saurait l'embras-
ser d'un seul point de vue, ne serait, s'il est permis de le dire,
qu'un fait unique et une grande vérité. » On peut accorder cela,
à la rigueur. Mais il saute aux yeux que cette assertion laisse
subsister le dualisme de l'Univers, concentré, si l'on veut, dans
l'équation d'un mouvement, et de qui saurait l'embrasser dans
cette équation. Quant à s'avancer plus loin en essayant de se
figurer l'absolu se connaissant lui-même, n'est-ce pas essayer
de se figurer un miroir réfléchissant en-lui même sa propre
image? Connaître n'est ni sentir ni concevoir. L'homme se sent
lui-même et il conçoit Dieu mais il n'a ni de Dieu ni de lui-
même une connaissance scientifique. Au contraire, il connaît
scientifiquement les faits qui se passent en lui, comme ceux
qui se passent en dehors dé lui; c'est-à-direqu'aprèsen avoir
catégoriséles perceptionsennotions,d'abordconcrètespuisabstraites,en idéesdénommableset définissables,il combine
-^m^
ces idées en jugements,, soit 4 priori et analytiquegi
tiques et à posteriori, énonçant les lois physiques et morales,
La connaissance la plus élémentaire ou la plusquintessenciée
consiste toujours dans la conformité d'une idée at d'un fait et
suppose nécessairement le sujet de cette idée et le fait lui-même
distincts l'un de l'autre, subsistant l'un en face de l'autre.
S'il en est ainsi, la différenciation de l'être absolu en être na-
ture et être esprit est à la fois indispensable et impénétrable
à la connaissance. D'une façon plus générale et plus décisive
encore, la pensée suppose un sujet conscient et ce sujet ne
peut poser son moi sans l'opposer à un non-moi. Dès lors, la
pensée implique, à tous ses degrés, l'opposition de la nature
et de l'esprit et, par conséquent, ne saurait la résoudre*.
Eh bien, demandons ici la certitude à la raison de finalité
plutôt qu'à la raison de causalité. Laissons la science pure, na-
turelle et morale, serrer de plus en plus près, sans l'étreindre
jamais, le comment de la différenciation de l'être en moi et non-
moi et tâchons d'en pénétrer dès à présent le pourquoi. La
métaphysique va nous le livrer.
En quoi consiste le problème métaphysique? A savoir si les
concepts de la substance en soi, de l'universel, du nécessaire,
de l'infini et du parfait ont un,objet réel, et lequel. Or l'être
réel absolu qui se révèle dans les lois des faits physiques et mo-
raux s'identifie avec la substance universelle. Et il est né-
cessaire et infini. A cet égard, certains métaphysiciens nous
disent que CI:l'affirmation du néant implique contradiction ».
Cet argument à priori semble un peu bref. En fait, nous pou-
vons tout supprimer par la pensée, sauf l'espace et le temps.
Mais si l'espace et le temps ne sont pas plus et. sont même un
peu moins des réalités extérieures que les objets des percep-
tions ordinaires de l'expérience, leurs concepts ont, comme
ces perceptions, une cause extérieure la juxtaposition des élé-
ments de l'étendue, la succession des moments de la durée. Dire,
par conséquent, que nous ne pouvons supprimer l'espace et te
Voyez SULLY Prudhomme: Que sain-je? Ch. 1.
m
temps, c'est dire qu'il y a nécessairement de l'être étendu par-
tout, de l'être durable toujours. L'être réel absolu est-il par-
fait ? Non, certes; mais il est mieux que cela: il est en voie de
se perfectionner lui-même. Et il tend à la perfection en vertu
de ce même dédoublement par lequel il a conscience d'être
et qui lui ouvre le champ de la science naturelle et morale,
pure et appliquée.
Quel trait de lumière! L'être réel absolu arrive à se consti-
tuer être moi ou esprit dans l'humanité; par l'Art et par la
Science, il s'aime et se connaît et comme nature et comme hu-
manité par la Famille, par le Gouvernement, par la Propriété,
il se moralise comme humanité; par l'Industrie, il s'utilise
comme nature. Beauté, Vérité, Justice, Bien-être, voilà le di-
vin, la a catégorie de l'idéal leur réalisation, c'est le règne
de Dieu. Adveniat Et nous, microscopiques animalcules em-
portés à travers le monde sur un grain de sable, mais raison-
nables et libres, éphémères d'un instant apparaissant pour dis-
paraître aussitôt, mais dépositaires de la conscience et de la
volonté de l'être, nous n'avons de vertu vraie et pure, de bon-
heur sûr et plein, que dans la mesure suivant laquelle nous
participons à cette œuvre d'une immensité vertigineuse, d'une
témérité folle, que le pessimiste abandonne, dont l'optimiste
se décharge sur la Providence, et que l'idéaliste entreprend et
poursuit comme une chose toute simple et toute naturelle par
cette raison qu'étant un homme, et non une brute, il doit se
conduire non comme une brute, mais comme un homme. La
conscience lui dit: « Réalise ton idéal», et la raison ajoute:
« Tu travailles ainsi à réaliser l'idéal universel D.
Sur quoi, le libre-penseur, apercevant, au bout de l'avenue,
les fenêtres éclairées de son chalet, se hâte vers le petit salon
où sa place l'attend, à de famille, devant le
premier feu de la saiso "t*\
FIN'
I. MONNAIE
Pages
MONNAIE D'OR avec BILLON d'argent régulateur 3
Mesure ET régularisation DES variations DB VALEDR de LA
MONNAIE
I. Examen critique de la doctrine de M. Coumot sur les chan-
gements de valeur absolus et relatifs Vt
Il. D'une méthode de régularisation de la variation de valeur
de la monnaie 26
III. Contribution à l'étude des variations des prix depuis la
suspension de la frappe des écus d'argent
Planche 1. (P. 62).
THÉORIE DE LA MONNAIE
Préface 6Õ
INTRODUCTION. Réponse à quelques objections 71
Ire Partie. Exposition 4m principe*.
I. De l'échange et de la production 85
IL Proportionnalité des valeurs aux raretés 87
III. Etablissement de la valeur de la marchandise monnaie
IV, Variation de la valeur du numéraire et de la monnaie .KM
II* Partie. Critique de* système*.
I. Systèmes des étalons uniques et du double étalon indé-
pendant. -MB
Il. Système du double étalon solidaire on bimétallisme 110
1II. Transformation du bimétallisme en système de la mon-
naie d'or avec billon d'argent régulateur .116
IV. Difficultés de réalisation .ISS
'Jlgà:'2l;iA-
I. De la détermination du prix de la richesse sociale en mon-
naie la?
II. Construction de la courbe de variation du prix de la ri-
chesse sociale en monnaie 133
iII. Correction de la courbe de variation du prix de la richesse
sociale eh monnaie 437
IV. Le quadrige monétaire .144
Planches II-IH et nr-V {P. 152).Note sur la « théorie de la quantité». 153
LE PROBLÈME monétaire.
I. Note sur la solution du problème monétaire anglo-indien 159
II. Le problème monétaire anglo-indien
III. Le problème monétaire en Europe et aux Etats-Unis ..168
IV. Le péril bimétalliste
Il. MONOPOLES
L'ETAT ET LES chemins de fer 193
I. Des services publics et des monopoles économiques 196
II. Des chemins de fer comme services publics et comme mo-
nopoles économiques 905
III. Des tarifs de chemins de fer 214
IV. De l'intervention de l'Etat en matière de chemins de fer.
Note. 233
III. AGRICULTURE, INDUSTRIE, COMMERCE
INFLUENCE DE LA COMMUNICATION des marches SUR LA SITUATION
DES POPULATIONS agricoles .239
L'ÉCONOMIQUE appliquée ET LA DÉFENSE DES salaires 265
Théorie du LIBRE échange
IV. CUDIT
Théorie du crédit.
I. Nature du .crédit
Il. Crédit à long terme et crédit à courte échéance.
111. Des garanties du crédit. Garanties spéciales 318
IV. Des garanties du crédit. Garanties générales .324
V. Principes généraux du crédit
m -~7
V. BANQUE
Théorie mathématique do billet de banque
I. Dépréciation de la, monnaie par l'émission des billets de
banque .339
II. Accroissement du capital par l'émission des billets de ban-
que. Période d'émission
III. Impossibilité de liquider les émissions de billets de banque
IV. De la liberté des banques d'émission..
LA CAISSE D'ÉPARGNE POSTALE DE Vienne ET LE comptabilismb
SOCIAL
I. Plan d'une Bsnque de virements 376
II. La Caisse d'épargne postale de Vienne 381
III. Le comptabilisme social l'unité fixe de valeur 388
IV. Le comptabilisme social le cours forcé.Véritable rôle d'une
Banque de virements 392
VI. BOURSE
LA BOURSE, LA spéculation ET L'AGIOTAGS
1. Définition de la spéculation financière 401
II. Nature des opérations de bourse 407
III. Effets des opérations de bourse
IV. De la liberté de la spéculation financière
V. Des abus de la spéculation financière
VI. La spéculation financière en France 438
VII.
Esquisse d'une doctrine économique et sociale.
1. Distinction entre la science pure, la science morale, la
science appliquée et la pratique tt8
II. Science .pure de l'homme et de la société
III. Science pure de la richesse sociale .402
IV. Théorie morale delà répartition de la richesse sociale.
Rachat des terres par l'Etat 469
V. Théorie appliquée de la productionjejarichesse sociale.
Régularisation des monnaie 476
VI. Politique française.
Section I Objetet divisionsde l'économiepolitique et Sec-
-Section IV Théoriede la capitalisation et du crédit Section V
Théorie de la monnaie, SectionVI Des tarifs, du monopoleet des
Appendices I. Théorie géométriquede la détermination des prix.II. Observation»sur le principe dela théorie du prix de MM.Auspitzet lÀeben. III. Notesur la réfutation de la théorie anglaise du fer-
magede M. Wicksteed.
Ivol.in-8,dexxiv496pp fr. 10
Les trois appendices séparément w 1
Cetteéditionne diffèredela 2"'que par le retranchementdes4 leçonsdethéorieappliquée4ela monnaieet parl'additionde3 appendices.,
Etudes d'économie soelale, par LÉONWalras.
I. Recherchede l'idéal social Socialismeet libéralisme. Théorie
générale de la société. Méthode de conciliation ou de synthèse.Il. Propriété Théorie de la propriété. La question sociale. De
la propriété intellectuelle.m. Réalisation de Fïdéal social: Théorie mathématique du prix des
terres et de leur rachat par l'Etat. Un économiste inconnu,H.-H. Gossen.
IV. Impôt De l'impôt sur le revenu et de l'impôt sur le capital.-Le cadastre et l'impôt foncier. Le problème fiscal.
1vol. in-8, de vni-46i pp. fr. 750
Principes d'économiepolitique pure: Econontie politique appliquée.Livre 1. Les capitaux. Livre Il. L'organisme économique. Livre
|tjL La répartition et la consommation.Résumégénéral.
I. MONNAIEMONNAIE D'OR AVEC BILLON D'ARGENT REGULATEURMESURE ET REGULARISATION DES VARIATIONS DE VALEUR DE LA MONNAIEI. Examen critique de la doctrine de M. Cournot sur les changements de valeur absolus et relatifsII. D'une méthode de régularisation de la variation de valeur de la monnaieIII. Contribution à l'étude des variations des prix depuis la suspension de la frappe des écus d'argentPlanche I.
THEORIE DE LA MONNAIEPréfaceINTRODUCTION. - Réponse à quelques objections
Ire PARTIE. - Exposition des principes.I. De l'échange et de la productionII. Proportionnalité des valeurs aux raretésIII. Etablissement de la valeur de la marchandise monnaieIV. Variation de la valeur du numéraire et de la monnaie
IIe PARTIE. - Critique des systèmes.I. Systèmes des étalons uniques et du double étalon indépendantII. Système du double étalon solidaire ou bimétallismeIII. Transformation du bimétallisme en système de la monnaie d'or avec billon d'argent régulateurIV. Difficultés de réalisation
IIIe PARTIE. - Desiderata statistiques.I. De la détermination du prix de la richesse sociale en monnaieII. Construction de la courbe de variation du prix de la richesse sociale en monnaieIII. Correction de la courbe de variation du prix de la richesse sociale en monnaieIV. Le quadrige monétairePlanches II-III et IV-VNote sur la "théorie de la quantité"LE PROBLEME MONETAIRE.I. Note sur la solution du problème monétaire anglo-indienII. Le problème monétaire anglo-indienIII. Le problème monétaire en Europe et aux Etats-UnisIV. Le péril bimétalliste
II. MONOPOLESL'ETAT ET LES CHEMINS DE FERI. Des services publics et des monopoles économiquesII. Des chemins de fer comme services publics et comme monopoles économiquesIII. Des tarifs de chemins de ferIV. De l'intervention de l'Etat en matière de chemins de fer.Note.
III. AGRICULTURE, INDUSTRIE, COMMERCEINFLUENCE DE LA COMMUNICATION DES MARCHES SUR LA SITUATION DES POPULATIONS AGRICOLESL'ECONOMIQUE APPLIQUEE ET LA DEFENSE DES SALAIRESTHEORIE DU LIBRE ECHANGE
IV. CREDITTHEORIE DU CREDIT.I. Nature du créditII. Crédit à long terme et crédit à courte échéanceIII. Des garanties du crédit. Garanties spécialesIV. Des garanties du crédit. Garanties généralesV. Principes généraux du crédit
V. BANQUETHEORIE MATHEMATIQUE DU BILLET DE BANQUEI. Dépréciation de la monnaie par l'émission des billets de banqueII. Accroissement du capital par l'émission des billets de banque. Période d'émissionIII. Impossibilité de liquider les émissions de billets de banqueIV. De la liberté des banques d'émissionPlanche VILA CAISSE D'EPARGNE POSTALE DE VIENNE ET LE COMPTABILISME SOCIALI. Plan d'une Banque de virementsII. La Caisse d'épargne postale de VienneIII. Le comptabilisme social: l'unité fixe de valeurIV. Le comptabilisme social: le cours forcé. Véritable rôle d'une Banque de virements
VI. BOURSELA BOURSE, LA SPECULATION ET L'AGIOTAGEI. Définition de la spéculation financièreII. Nature des opérations de bourseIII. Effets des opérations de bourseIV. De la liberté de la spéculation financièreV. Des abus de la spéculation financièreVI. La spéculation financière en France
VII. Esquisse d'une doctrine économique et sociale.I. Distinction entre la science pure, la science morale, la science appliquée et la pratiqueII. Science pure de l'homme et de la sociétéIII. Science pure de la richesse socialeIV. Théorie morale de la répartition de la richesse sociale. Rachat des terres par l'EtatV. Théorie appliquée de la production de la richesse sociale. Régularisation des variations de la monnaieVI. Politique française. La prière du libre-penseur