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Les sonates pour piano de Beethoven Chapitre 1 Planète de première grandeur au sein de la -galaxie beethovénienne, le corpus des sonates pour piano s'articule en trois périodes. La première est l'âge de tous les possibles. Par Patrick Szersnovicz (Le monde de la musique déc .1999) Dès sa jeunesse, Beethoven envisagea d'attaquer toutes les formes musicales C'est pourtant dans un nombre limité de genres qu'il mène le plus loin son combat : la sonate pour piano, le quatuor à cordes, la symphonie. De l'Opus 2 (1794-1795) à l'Opus 111 (1821-1822), les trente-deux sonates pour piano, dont la composition s'étend sur un grand quart de siècle, forment un véritable cycle, une trajectoire immense et , coentinue témoignant d'une évolution de la pensée, de l'écriture et de la forme telle qu'il 'n'en existe guère d'autre. Elles forment un véritable cosmos que Robert Schumann et Bans de Bülow appelaient « le Nouveau Testament de la musique », en se référant à l'« Ancien Testament » que représentait pour eux Le Clavier bien tempéré de J. S. Bach. Beethoven est sans doute le premier compositeur de l'Histoire chez qui la fonction exploratrice de la musique prend le pas sur les autres : plaisir, instruction, expression. Même -s'il assume, dans le domaine du quatuor à cordes, l'héritage de Haydn et de Mozart, même s'il a la bonne fortune de trouver en -«rivant sur la scène symphonique un langage déjà riche de possibilités et de résonances, la forme dont il s'est le plus rapidement rendu maître est la sonate pour piano. En ce domaine, à travaille plus à l'aise et avec plus d'agilité. La sonate pour piano devient pour lui le terrain d'élection privilégié, autant pour l'expérimentation, la recherche, que pour l'expression de son moi intime. Tous les problèmes de composition y seront abordés et provisoirement résolus, des années avant d'être réduits définitivement dans les symphonies et dans les quatuors. Ce cheminement à travers plusieurs genres était inévitablement compétitif. Une sonate sera écrite en réponse à une autre, un quatuor en réponse à un autre. La sonate pour piano a accaparé Beethoven plus ou moins intensivement tout au long de sa vie, depuis les trois Kurfùrsten-Sonaten (« Sonates au prince-électeur ») WoO 47 écrites en 1782-1783 à Bonn, compositions de prime jeunesse qui n'ont pas trouvé accès au catalogue de ses oeuvres, jusqu'aux cinq oeuvres de la dernière phase créatrice, nées de 1816 à 1822, à l'époque de la Missa solemnis, qui font tout autant éclater le cadre de la sonate traditionnelle, repris de Haydn et de Mozart, que les ressources des pianos d'alors. Chacune des trente-deux sonates possède sa propre physionomie, impossible à confondre avec toute autre. Même les pièces apparemment plus modestes de la série sont du pur Beethoven, dont une volonté accentuée caractérise le langage. Selon Alfred Brendel, les trente-deux sonates ne contiennent pas d'oeuvres mineures : « Beethoven ne se répète pas dans ses sonates. Chaque oeuvre, chaque mouvement est un nouvel organisme. » Si l'on convient de distinguer trois périodes dans l'oeuvre de Beethoven, conformément à la formule quelque peu emphatique de Liszt, « l'adolescent, l'homme, le Dieu » - l'« adolescent » apparaissant déjà comme un très grand compositeur! -, les trente-deux sonates se distribueraient en quinze dans la première période (jusqu'en 1802), onze dans la deuxième (1802-1814) et six dans la dernière (à partir de 1814). Bien qu'elle relève d'une approche musicologique somme toute assez superficielle, sinon fallacieuse, cette distribution est pratique et ne fausse aucun des faits beethovéniens. Malgré l'abondance des commentaires concernant la cohérence de la pensée tout au long des trente-deux sonates, retracer un tel itinéraire en se fondant sur des conjectures philosophiques plutôt que sur une approche musicale semble un peu vain. D'autant que les cinq dernières sonates, qui forment avec les dernières Bagatelles et surtout les Variations Diabelli son testament pianistique, ne sont nullement le dernier mot du compositeur; elles annoncent la musique pour quatuor à cordes, encore plus intense, qui va suivre. Beethoven ne se laisse enfermer dans aucune catégorie. Mais il serait tout aussi erroné d'ignorer qu'il a lui-même très tôt reconnu que ses sonates pour piano, tels ses quatuors, formaient un ensemble autonome. A la fin de sa vie, espérant avoir le temps de superviser l'édition de ses oeuvres complètes, le compositeur projette de donner des titres à bon nombre de sonates pour en éclairer l'intention. Preuve s'il en est de sa découverte de la possibilité, avec un seul instrument, d'intégrer l'universel au singulier, d'enserrer tout un univers dans une oeuvre pour piano seul. Beethoven était un pianiste très admiré. Les contemporains disaient merveilles de son jeu suggestif; ils étaient impressionnés par sa puissance d'improvisation, même si son jeu dur, sombre, imprévu, insistant sur le legato, se situait à l'extrême opposé du jeu perlé, staccato, clair et souvent maniéré des virtuoses du moment (Hummel, Steibelt, Wôlfl, etc.). Abstraction faite des dernières oeuvres, Beethoven a donc écrit sa musique de piano pour la jouer lui-même en public ou pour des concerts de musique de chambre privés dans les milieux de l'aristocratie viennoise, dont il ne tarda pas à devenir un familier après son départ de Bonn, en 1792. De 1794-1795, les années de naissance des Trois Sonates op. 2 dédiées à Joseph Haydn, jusqu'en 1803-1805, où les grandes sonates de concert Waldstein op. 53 et Appassionata op. 57 voient le jour, Beethoven ne cesse d'écrire des sonates pour piano. Il n'en compose pas moins de vingtquatre au cours de cette période. Puis se produit une pause de près de cinq ans : les troubles auditifs du compositeur s'aggravent jusqu'à devenir une surdité qui lui rend de plus en plus difficile de jouer en public. Trois autres sonates naissent en 1809-1810. A quarante ans, Beethoven se voit à la fin de sa carrière de pianiste. Aussi n'est-il guère étonnant que la production destinée à ce qui a été son instrument de prédilection se soit arrêtée jusqu'à ce que s'amorce, en 1816, le miracle des cinq dernières oeuvres du genre, auquel Beethoven n'a plus part en tant qu'exécutant, car il ne peut entendre la musique que dans son imagination. Celle-ci est si affirmée que la perte de l'ouie externe ne porte nullement préjudice à la fantaisie et à la puissance d'invention du compositeur. Beethoven a fait accomplir à l'écriture du piano de son temps - et au piano tout court un pas de géant. Tout ce qu'il reçoit de Haydn ou de Mozart, sans parler de Carl Philipp Emanuel Bach ou de Muzio Clementi, il en réalise une extension révolutionnaire. Par son attitude vis-à-vis de l'instrunent (ses oeuvres anticipent largement la facture de son époque), Beethoven est un moderne qui ouvre la voie au piano romantique et aux préoccupations actuelles. Sur ce plan comme sur beaucoup d'autres, il demeure un « compositeur contemporain » (Claude Helffer). « Le piano est et reste pour moi un instrument insuffisant », dit-il à Karl Holz en 1826. Pourtant, lié dès son enfance au piano, virtuose pendant une grande partie de sa carrière, Beethoven n'est pas d'abord un pianiste-compositeur, au sens où le seront plus tard Schumann, Chopin, Liszt ou même Brahms, Debussy, Bartôk, Prokofiev et Messiaen, sans parler de SaintSaëns, Scriabine, Rachmaninov ou Busoni. Il est cependant à l'origine d'une première grande rupture dans l'histoire du piano. Son appétit de nouveauté, en termes de tessitures, puissance, rapidité de mécanisme et couleur, ne semble jamais satisfait. Meilleur improvisateur, selon de nombreux témoins, qu'interprête de ses propres oeuvres - selon Czerny, il n'avait jamais le temps ou la patience de les travailler -, il ne s'adapte pas à l'instrument, mais se bat avec lui, lui demandant toujours plus. Les pianos dont il joue ont, bien sûr, une sonorité plus ronde, plus pleine que ceux de l'époque de Haydn et de Mozart, mais il veut aller au-delà et plus loin que la souplesse et la légèreté mozartiennes, pour apporter l'inquiétude et l'imprévu. Il est frappant, mais guère étonnant, de constater que sa production pianistique, de l'Opus 2 à l'Opus 111, est exactement contemporaine de la période la plus riche en innovations sur le plan de la facture. Dès les premières sonates, le langage pianistique de Beethoven se révèle moderne. Les oppositions de volumes et de masses, les éclatements de registres, les silences mêmes créent une tension dramatique inconnue auparavant. Le timbre accède au rang de dimension musicale nécessaire et les états changeants de la sonorité deviennent indissociables de la pensée.

Beethoven - les sonates pour piano (mdlm 1999)

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Les sonates pour piano de Beethoven Chapitre 1

Planète de première grandeur au sein de la -galaxie beethovénienne, le corpus des sonates pour piano s'articule en trois périodes. La première est l'âge de tous les possibles.

Par Patrick Szersnovicz (Le monde de la musique déc .1999) Dès sa jeunesse, Beethoven envisagea d'attaquer toutes les formes musicales C'est pourtant dans un nombre limité de genres qu'il mène le plus loin son combat : la sonate pour piano, le quatuor à cordes, la symphonie. De l'Opus 2 (1794-1795) à l'Opus 111 (1821-1822), les trente-deux sonates pour piano, dont la composition s'étend sur un grand quart de siècle, forment un véritable cycle, une trajectoire immense et , coentinue témoignant d'une évolution de la pensée, de l'écriture et de la forme telle qu'il 'n'en existe guère d'autre. Elles forment un véritable cosmos que Robert Schumann et Bans de Bülow appelaient « le Nouveau Testament de la musique », en se référant à l'« Ancien Testament » que représentait pour eux Le Clavier bien tempéré de J. S. Bach. Beethoven est sans doute le premier compositeur de l'Histoire chez qui la fonction exploratrice de la musique prend le pas sur les autres : plaisir, instruction, expression. Même -s'il assume, dans le domaine du quatuor à cordes, l'héritage de Haydn et de Mozart, même s'il a la bonne fortune de trouver en -«rivant sur la scène symphonique un langage déjà riche de possibilités et de résonances, la forme dont il s'est le plus rapidement rendu maître est la sonate pour piano. En ce domaine, à travaille plus à l'aise et avec plus d'agilité. La sonate pour piano devient pour lui le terrain d'élection privilégié, autant pour l'expérimentation, la recherche, que pour l'expression de son moi intime. Tous les problèmes de composition y seront abordés et provisoirement résolus, des années avant d'être réduits définitivement dans les symphonies et dans les quatuors. Ce cheminement à travers plusieurs genres était inévitablement compétitif. Une sonate sera écrite en réponse à une autre, un quatuor en réponse à un autre. La sonate pour piano a accaparé Beethoven plus ou moins intensivement tout au long de sa vie, depuis les trois Kurfùrsten-Sonaten (« Sonates au prince-électeur ») WoO 47 écrites en 1782-1783 à Bonn, compositions de prime jeunesse qui n'ont pas trouvé accès au catalogue de ses oeuvres, jusqu'aux cinq oeuvres de la dernière phase créatrice, nées de 1816 à 1822, à l'époque de la Missa solemnis, qui font tout autant éclater le cadre de la sonate traditionnelle, repris de Haydn et de Mozart, que les ressources des pianos d'alors. Chacune des trente-deux sonates possède sa propre physionomie, impossible à confondre avec toute autre. Même les pièces apparemment plus modestes de la série sont du pur Beethoven, dont une volonté accentuée caractérise le langage. Selon Alfred Brendel, les trente-deux sonates ne contiennent pas d'oeuvres mineures : « Beethoven ne se répète pas dans ses sonates. Chaque oeuvre, chaque mouvement est un nouvel organisme. » Si l'on convient de distinguer trois périodes dans l'oeuvre de Beethoven, conformément à la formule quelque peu emphatique de Liszt, « l'adolescent, l'homme, le Dieu » - l'« adolescent » apparaissant déjà comme un très grand compositeur! -, les trente-deux sonates se distribueraient en quinze dans la première période (jusqu'en 1802), onze dans la deuxième (1802-1814) et six dans la dernière (à partir de 1814). Bien qu'elle relève d'une approche musicologique somme toute assez superficielle, sinon fallacieuse, cette distribution est pratique et ne fausse aucun des faits beethovéniens. Malgré l'abondance des commentaires concernant la cohérence de la pensée tout au long des trente-deux sonates, retracer un tel itinéraire en se fondant sur des conjectures philosophiques plutôt que sur une approche musicale semble un peu vain. D'autant que les cinq dernières sonates, qui forment avec les dernières Bagatelles et surtout les Variations Diabelli son testament pianistique, ne sont nullement le dernier mot du compositeur; elles annoncent la musique pour quatuor à cordes, encore plus intense, qui va suivre. Beethoven ne se laisse enfermer dans aucune catégorie. Mais il serait tout aussi erroné d'ignorer qu'il a lui-même très tôt reconnu que ses sonates pour piano, tels ses quatuors, formaient un ensemble autonome. A la fin de sa vie, espérant avoir le temps de superviser l'édition de ses oeuvres complètes, le compositeur projette de donner des titres à bon nombre de sonates pour en éclairer l'intention. Preuve s'il en est de sa découverte de la possibilité, avec un seul instrument, d'intégrer l'universel au singulier, d'enserrer tout un univers dans une oeuvre pour piano seul. Beethoven était un pianiste très admiré. Les contemporains disaient merveilles de son jeu suggestif; ils étaient impressionnés par sa puissance d'improvisation, même si son jeu dur, sombre, imprévu, insistant sur le legato, se situait à l'extrême opposé du jeu perlé, staccato, clair et souvent maniéré des virtuoses du moment (Hummel, Steibelt, Wôlfl, etc.). Abstraction faite des dernières oeuvres, Beethoven a donc écrit sa musique de piano pour la jouer lui-même en public ou pour des concerts de musique de chambre privés dans les milieux de l'aristocratie viennoise, dont il ne tarda pas à devenir un familier après son départ de Bonn, en 1792. De 1794-1795, les années de naissance des Trois Sonates op. 2 dédiées à Joseph Haydn, jusqu'en 1803-1805, où les grandes sonates de concert Waldstein op. 53 et Appassionata op. 57 voient le jour, Beethoven ne cesse d'écrire des sonates pour piano. Il n'en compose pas moins de vingtquatre au cours de cette période. Puis se produit une pause de près de cinq ans : les troubles auditifs du compositeur s'aggravent jusqu'à devenir une surdité qui lui rend de plus en plus difficile de jouer en public. Trois autres sonates naissent en 1809-1810. A quarante ans, Beethoven se voit à la fin de sa carrière de pianiste. Aussi n'est-il guère étonnant que la production destinée à ce qui a été son instrument de prédilection se soit arrêtée jusqu'à ce que s'amorce, en 1816, le miracle des cinq dernières oeuvres du genre, auquel Beethoven n'a plus part en tant qu'exécutant, car il ne peut entendre la musique que dans son imagination. Celle-ci est si affirmée que la perte de l'ouie externe ne porte nullement préjudice à la fantaisie et à la puissance d'invention du compositeur. Beethoven a fait accomplir à l'écriture du piano de son temps - et au piano tout court un pas de géant. Tout ce qu'il reçoit de Haydn ou de Mozart, sans parler de Carl Philipp Emanuel Bach ou de Muzio Clementi, il en réalise une extension révolutionnaire. Par son attitude vis-à-vis de l'instrunent (ses oeuvres anticipent largement la facture de son époque), Beethoven est un moderne qui ouvre la voie au piano romantique et aux préoccupations actuelles. Sur ce plan comme sur beaucoup d'autres, il demeure un « compositeur contemporain » (Claude Helffer). « Le piano est et reste pour moi un instrument insuffisant », dit-il à Karl Holz en 1826. Pourtant, lié dès son enfance au piano, virtuose pendant une grande partie de sa carrière, Beethoven n'est pas d'abord un pianiste-compositeur, au sens où le seront plus tard Schumann, Chopin, Liszt ou même Brahms, Debussy, Bartôk, Prokofiev et Messiaen, sans parler de SaintSaëns, Scriabine, Rachmaninov ou Busoni. Il est cependant à l'origine d'une première grande rupture dans l'histoire du piano. Son appétit de nouveauté, en termes de tessitures, puissance, rapidité de mécanisme et couleur, ne semble jamais satisfait. Meilleur improvisateur, selon de nombreux témoins, qu'interprête de ses propres oeuvres - selon Czerny, il n'avait jamais le temps ou la patience de les travailler -, il ne s'adapte pas à l'instrument, mais se bat avec lui, lui demandant toujours plus. Les pianos dont il joue ont, bien sûr, une sonorité plus ronde, plus pleine que ceux de l'époque de Haydn et de Mozart, mais il veut aller au-delà et plus loin que la souplesse et la légèreté mozartiennes, pour apporter l'inquiétude et l'imprévu. Il est frappant, mais guère étonnant, de constater que sa production pianistique, de l'Opus 2 à l'Opus 111, est exactement contemporaine de la période la plus riche en innovations sur le plan de la facture. Dès les premières sonates, le langage pianistique de Beethoven se révèle moderne. Les oppositions de volumes et de masses, les éclatements de registres, les silences mêmes créent une tension dramatique inconnue auparavant. Le timbre accède au rang de dimension musicale nécessaire et les états changeants de la sonorité deviennent indissociables de la pensée.

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La création beethovénienne oscille entre deux pôles, celui de la méditation introspective et celui de l'architecture aux grandes intentions universelles. Dans l'oeuvre chorale, orchestrale (Missa solemnis, symphonies) règne l'épopée; l'individu parle au nom du monde auquel il s'identifie. Dans l'oeuvre concertante, dans les différentes formes de musique de chambre (duos, trios) et surtout dans les quatuors à cordes se fondent le dialogue puis la synthèse entre épopée et lyrisme; l'individu s'y exprime comme s'il était au monde à lui seul, avec tous ses conflits. Dans les sonates pour piano apparait le lyrisme pur; l'individu s'interroge, découvre un monde intérieur, se parle à lui-même et ne s'occupe plus des autres. L'affinité entre l'improvisateur et le compositeur lui fait trouver dans le piano l'instrument approprié à son expression la plus singulière, à sa sensibilité la plus intense. Par la soumission de toute virtuosité aux exigences de sincérité de l'inspiration et surtout du lyrisme, par la conception quasi symphonique du clavier, à suggestions proprement orchestrales, Beethoven a certes révolutionné l'art du piano. Mais, si attentif qu'il soit aux moyens techniques d'expression, il ne les traite jamais comme une fin, mais comme un moyen pour transcender les contraintes de la rhétorique musicale par une affirmation à la fois personnelle et universelle. La sonate du début du classicisme comportait le plus souvent trois mouvements : rapide- lent- rapide. Cette structure, la plus fréquente chez Haydn et Mozart, reste dominante chez Beethoven. Lorsque celui-ci publie en mars 1796, sous le numéro d'Opus 2, les trois sonates auxquelles il travaille depuis des mois, sinon des années, il adopte en revanche le cadre plus vaste et ambitieux en quatre mouvements, qu'on ne trouve qu'une fois dans les sonates de Haydn et jamais dans celles de Mozart.

Beethoven lui-même ne devait pas revenir fréquemment à de telles proportions « symphoniques ». Une évolution se dessine, des Trois Sonates op. 2, avec leurs souvenirs de Bonn, à la Grande Sonate op. 7, puis aux Trois Sonates op. 10 et enfin à la Huitième Sonate « Pathétique ». Rejetées de cette trajectoire : les deux petites sonates de l'Opus 14 ainsi que les deux sonatines publiées bien plus tard sous le numéro d'Opus 49. Bientôt la courbe atteint un nouveau sommet avec une nouvelle « grande sonate », la Onzième en si bémol op. 22 qui date de 1800. Les sonates suivantes (Opus 26, 27, 28 et 31) sont les premiers termes d'une poussée encore timide de ce qui sera le style « héroïque » de la deuxième période de Beethoven.

Techniquement et spirituellement, Beethoven apparaît dans ses premières sonates plus proche de Hummel, de Weber et des dernières oeuvres de Clementi que de Haydn et de Mozart. L'équilibre entre développements harmonique et thématique, si caractéristique du classicisme viennois à son apogée, se perd souvent chez le premier Beethoven, qui insiste plutôt sur les structures mélodiques amples, les contrastes et les transformations purement thématiques. Plusieurs mouvements lents annoncent même la rythmique nonchalante et plus ou moins étirée de la musique pour piano de Weber et de Schubert. Pourtant Beethoven peut par-tir, pour ce qui est de la forme et des moyens d'expression, de la base qu'avaient créée les maîtres antérieurs de la sonate pour clavier : la concentration mûrement réfléchie de la matière thématique et motivique telle qu'elle fut établie par Haydn, la fluidité et la richesse mélodique héritées de Mozart, le vigoureux élan caractérisant les sonates de Clementi, oeuvres que Beethoven n'appréciait pas sans raison, et la teneur expressive des dernières sonates de Carl Philipp Emanuel Bach sont autant de modèles pour le jeune Beethoven.

Mais, dès les trois premières sonates, la nouveauté se manifeste sous la forme d'une propulsion si énergique qu'elle appose aussitôt son empreinte au thème initial de la Première Sonate enfa mineur. Dans les grandes architectures des allegros et plus encore dans les mouvements lents des Deuxième et Troisième Sonates op. 2 n- 2 et 3, la densité des événements musicaux est telle que le moindre geste acquiert une importance extrême. L'abondance du matériau de transition est presque toujours exceptionnelle, malgré une structure encore rigide et compartimentée (« Allegro con brio » de la Troisième Sonate). Cette Troisième Sonate, en ut majeur, semble la plus accomplie de l'Opus 2 et rappelle par son climat de vigueur juvénile et un traite-ment orchestral du clavier le Premier Concerto pourpiano op. 15.

Mais c'est dans la Deuxième Sonate, en la majeur, que se manifeste pour la première fois le sentiment dramatique et orchestral (« Largo appassionato » en ré majeur) marquant un pas en avant considérable et propre à tant de mouvements lents beethovéniens. Ambiguë, animée dans son étonnant et magnifique finale d'une pulsation et d'une tension déjà puissantes, la Première Sonate en fa mineur exprime une exubérance très personnelle, traversée d'un souffle véhément et sauvage nuancé d'ornementations évoquant la manière de Haydn et d'un hommage plus explicite à Mozart (citation dans l'« Allegro » de la Symphonie en sol mineur KV 550).

Composée en 1796-1797, la Quatrième Sonate en mi bémol majeur op. 7 est la première que Beethoven juge digne de l'épithète « grande » et surtout d'une publication séparée, fait assez exceptionnel à cette époque (Beethoven rompt en effet avec la coutume qui voulait qu'on publie toujours un groupe de plusieurs sonates, de plusieurs trios, de plusieurs quatuors, etc.). Elle est, après l'Opus 106 « Hammerklavier », la plus longue des trente-deux sonates : presque une demi-heure. Beethoven dédie cette oeuvre importante, longtemps une de ses plus aimées et jouées, à l'une de ses plus chères et meilleures élèves, la comtesse Anna-Barbara (dite « Babette ») von Keglevics, future princesse Odescalchi, qui reçut un peu plus tard l'hommage du Premier Concerto pour piano et orchestre op. 15 (1798). A Vienne, on surnomme aussitôt la Quatrième Sonate « l'Amoureuse », mais il ne semble pas que les liens unissant Beethoven à son élève aient jamais dépassé le caractère d'une aimable et heureuse idylle. Dès le premier mouvement s'affirme avec éclat une personnalité à nulle autre pareille. Au climat orchestral et vigoureux succède une des premières grandes méditations spirituelles de Beethoven (« Largo con gran espressione », en ut majeur avec un épisode en la bémol majeur), suivie d'un scherzo tour à tour léger et inquiet et d'un finale d'esprit délibérément classique, d'une rare élégance.

Les Trois Sonates op. 10 (1796-1798), dédiées à la comtesse de Browne, reviennent pour d'eux d'entre elles à l'architecture habi-tuelle en trois mouvements. Les oppositions rythmiques et dynamiques violentes, le rôle dramatique des silences (Cinquième Sonate en ut mineur) comme le monothématisme mâtiné de contrepoint (Sixième Sonate enfa majeur), très haydnien, permettent de mesurer la maturation et parfois l'euphorie brillante du génie beethovénien entre vingt-cinq et trente ans. Mais la Septième Sonate en ré majeur, qui domine de haut l'Opus 10 comme tout l'ensemble des premières sonates, exprime un état d'âme beaucoup plus interrogatif et mélancolique. D'une prodigalité mélodique effervescente, le « Presto » initial offre un combat complexe entre les assauts de la mélancolie et les forces vitales. Les idées, surabondantes, du célèbre « Largo e mesto » en ré mineur procèdent des métamorphoses d'un même rythme. Lefflorescence mélodique se rehausse ici de recherches de timbres et d'harmonie d'une complète audace. Les oppositions des volumes et des masses sonores, les éclatements de registres et les silences mêmes, élevés à la puissance de forces autonomes, créent une tension dramatique encore inconnue. Les « différentes nuances de lumière et d'ombre » dont parlait souvent le compositeur à Schindler s'appliquent particulièrement à la construction de ce mouvement, où le passage par une succession de tonalités (voir le « délire harmonique » du développement terminal) s'affirme comme une des caractéristiques de son premier style. Outre ces enchaînements âpres et déchirants ' Beethoven explore pour la première fois dans l'Histoire les ressources expressives des registres graves du piano.

Précieux témoignage sur sa conception exacte en matière de tempo et surtout de rubato, Beethoven déclara un jour que le dialogue plaintif et tragique qu'est ce « Largo e mesto » devait « changer dixfois d'allure, mais defaçon que seule une oreille exercée s'en rende compte », c'est-à-dire en donnant par-delà toute nuance expressive l'impression d'un tempo unique. Après ce bouleversant moment d'intensité et de secrète désespérance, l'« Allegro » enfa majeur, l'un des derniers vrais menuets que l'on puisse trouver dans les sonates de Beethoven, repose sur une mélodie simple et claire, une consolation -« comme un baume sur une blessure » (Alfred Brendel) -, mélodie dont on a souvent souligné la parenté inattendue avec un air d'opéracomique de Dalayrac devenu Veillons au salut de lEmpire, hymne que Napoléon Il' imposera à la place de La Marseillaise. Selon le témoignage de Czerny, le finale, Rondo (« Allegro » en ré majeur), représenterait assez bien la manière d'improviser de Beethoven, quelques notes isolées - «jeu de cachecache musical brillamment improvisé » (Brendel) - lui suffisant pour créer tout un morceau de ce genre. Ce qui frappe le plus, c'est la simplicité détendue de ce mouvement plein de points d'orgue, d'hésitations, évitant toute assertion trop tranchée. Ainsi, dans le thème du refrain, coupé de silences, seul le second élément revêt un caractère plus affirmatif. Tout le côté plaisant du « jeu » réside dans les imprévus du parcours, avec ses fausses reprises propres à semer le doute dans l'esprit de l'auditeur.

Composée en 1798-1799, publiée fin 1799, peut-être conçue primitivement comme sonate pour plusieurs instruments - son Rondo final aurait été destiné au Troisième Trio à cordes de l'Opus 9 -, la Huitième Sonate en ut mineur op. 13 « Pathétique » est sans doute la plus symphoniquement orientée parmi toutes les oeuvres de piano de la jeunesse de Beethoven. Le sentiment tragique qui imprégnait le mouvement lent de la Septième Sonate s'étend ici à l'ensemble de l'oeuvre. C'est déjà, après la Cinquième Sonate, la

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deuxième sonate écrite par Beethoven dans la tonalité pour lui si significative d'ut mineur. Elle comporte trois mouvements précédés d'une introduction lente qui réapparaît deux fois, plus ou moins modifiée, au cours du mouvement vif initial, avant le développement et la coda. Beethoven donne un poids psychologique accru à cette tentative d'intégration d'une introduction lente et d'un « Allegro », intégration qui procède directement des exemples du Quintette à cordes en ré KV 593 (1790) de Mozart et de la 103e Symphonie (1795) de Haydn. Par sa force dramatique, par son titre suggestif, pour une fois autorisé par Beethoven, la Sonate « Pathétique » connaît immédiatement un triomphe, surtout auprès de la jeunesse du temps, qui y reconnaît l'expression de ses propres aspirations. Son immense popularité, du vivant même de Beethoven, provient aussi de sa relative facilité d'exécution avec son exorde pompeux, ses tempétueuses octaves en trémolo et les élégiaques guirlandes de son finale. La simplicité frappante, grandiose dans le trait, devient à ce moment précis le propre des grandes pages dramatiques béethovéniennes. emploi d'un procédé typiquement beethovénien, tendant à mettre en valeur l'unité de l'oeuvre, lui confère une architecture assez spéciale : les quatre notes initiales du premier mouvement, attaquées forte piano dans le médium du piano, se retrouvent dans le troisième comme un rappel du thème. L'introduction, élément de plus en plus important dans la rhétorique de Beethoven, doit être comprise telle une véritable entité, d'une ardeur délibérément sentimentale. Un aspect quelque peu théâtral des formidables blocs d'accords du « Grave » initial a pu faire croire que Beethoven, à cette époque, sacrifiait à une mode, à une prédilection pour le déclamatoire et surestimait ses ressources d'auteur tragique. Mais le caractère dynamique de la partie « Allegro », avec son développement très ramassé, constitue une approche quasi orchestrale du clavier, différente dans son essence de celle des premières sonates, et qui réapparaîtra dans la seconde manière du compositeur. La plupart des sonates ultérieures de Beethoven exploreront cependant des sonorités plus intimes, plus intrinsèquement pianistiques, ce qui est déjà le cas des deux derniers mouvements de la Pathétique. Proches dans le temps de la Pathétique, les deux petites Sonates en mi majeur et en sol majeur de l'Opus 14 (1798-1799), idylliques et intimes, ainsi que les deux Sonatines op. 49, publiées bien plus tard (1805), marquent une pause et attestent que Beethoven pouvait ne pas être seulement « héroïque ». Le fait qu'elles passent pour « faciles » ne diminue pas leur portée. Beethoven les aimait, puisqu'il reprit la première en mi majeur quelques années plus tard sous forme de quatuor à cordes, après l'avoir transposée enfa. Elles n'appartiennent évidemment pas à la trajectoire des sonates suivant l'Opus 13: la grande Onzième Sonate en si bémol majeur op. 22 (17991800), une des plus développées de Beethoven, mais l'une des moins problématiques, et les quatre sonates de 180 1, la Douzième Sonate en la bémol majeur op. 26, les deux Sonates-Fantaisies de l'Opus 27, la vaste et paisible Quinzième Sonate « Pastorale » en ré majeur op. 28. OEuvres de transition, d'équilibre nouveau entre le contenu et la forme, elles sont les premiers termes de ce qui sera le style de la « deuxième période » de Beethoven. S'il est aisé de sous-estimer 1-e caractère agile et éclatant de la Onzième Sonate op. 22, l'euphorie mélodique plutôt préromantique de son vaste « Adagio con molta espressione », la fadeur un peu creuse et bonhomme du menuet et du Rondo, il en va autrement de la Douzième Sonate, célèbre par son troisième mouvement, la Marciafunebre sulla morte d'un Eroe. Quel héros ? Lord Nelson, le prince Louis-Ferdinand de Prusse ? Il semble que Beethoven ait surtout voulu évoquer l'apparition de la mort au sein de son interrogation. Le premier mouvement, par son contenu et sa forme, est au moins aussi important que la « Marche funèbre ». Beethoven renonce à la forme sonate (qui n'apparaîtra d'ailleurs dans aucun des quatre mouvements) et commence audacieusement par un thème varié (le cas n'est pas sans précédent, il suffit de rappeler Haydn dans plusieurs de ses oeuvres de musique de chambre, ou Mozart dans la Sonate KV 33 1). Les mouvements médians se rattachent en revanche tous deux à la forme du scherzo avec trio, Eu Andante con variazioni » initial marque par sa conception la fin de la variation dite ornementale, brodée autour d'un modèle mélodique maintenu tout au long. C'est la préfiguration de ces grands « cycles de métamorphoses » (André Boucourechliev) que seront les dernières variations beethovéniennes. Contrairement à la future Symphonie « Héroïque », la Douzième Sonate, après les funérailles d'une solennelle roideur de sa Marciafunebre, n'aboutit pas à une apothéose. Tout en demi-teintes vespérales, brumeuses et tourbillonnantes, l'« Alle gro » final crée le mystère.

Discographie A écouter Les trente-cieux sonates pour piano (intégrale), Claudio Arrau (+ les cinq concertos pour piano et orchestre - Triple Concerto pour piano, violon et violoncelle - Variations). 1 Coffret de 14 CD Philips 462 358-2. Les trente-deux sonates pour piano (întégrale), Wilhelm Kempff. 1 Coffret de 8 CD Deutsche Grammophon 447 966-2 (enr. 1951-1952). Sonates n' 1 en fa mineur, n' 2 en la majeur 'n et ri' 3 en ut majeur op, 2 -1 1, 2 et 3. *Alfred Brendel. 1 CD Philips 442 124-2 (enr. 1992). Louis Lortie. 1 CD Chandos CHAN 9212 (distribué par Musisoft Distribution). Sonates n' 3 en ut majeur op. 2 n' 3, n' 7 en ré majeur op. 10 n' 3 et n' 12 en mi bémol majeur op. 26 "Marche funèbre". Sviatoslav Richter. 1 CD Praga PR 3 54 022 (distribué par Harmonia Mundi). Sonate n' 4 en mi bémol majeur op. 7 "UAmoureuse". Arturo Benedetti Michelangeli (+ oeuvres de Frédéric Chopin, Robert Schumann, Johannes Brahms, Federico Mompou). 1 Album de 2 CD Philips « Great Pianists of the 20th Century » (volume 69) 456 904-2. Sonate n' 5 en ut mineur op. 10 n' 1. Stephen Kovacevich (+ oeuvres de Frédéric Chopin, Johannes Brahms, Béla Bartôk, Igor Stravinsky, Rodney Bennett). 1 Album de 2 CD Philips « Great Pianists of the 20th Century » (volume 61) 456 880-2. Sonate n' 7 en ré majeur op. 10 n' 3. Edwin Fischer (+ Concerto pourpiano et orchestre n' 5 « LEmpereur »). 1 CD EMI Classics « Références » 7 61005 2. Sonate n' 8 en ut mineur op. 13 "Pathétîque". Rudolf Serkin(+ Sonate n' 29 op. 106 « Hammerklavier » - Fantaisie). 1 CD Sony Classical « Essential Classics » SBK 47666. Sonate n' 8 en ut mineur op. 13 "Pathétique". Stephen Kovacevich (+ Sonates nOs 17« La Tempête » op. 31 n' 2, 18 op. 31 n' 3,28 op. 101, 30 op. 109, 31 op. 110 et 32 op. 111).1 Album de 2 CD Philips « Great Pianists of the 20th Century » (volume 60) 456 877-2.