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« Quels modes de gouvernance de la science, entre injonctions des marchés, risques industriels et environnementaux et inquiétudes sociales ?» Daniel Dufourt Professeur de Sciences Economiques IEP Lyon [email protected] Programme Egalité des Chances Séance du 12 janvier 2013

Quels modes de gouvernance de la science

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« Quels modes de gouvernance de la science, entre injonctions des marchés, risques

industriels et environnementaux et inquiétudes sociales ?»

Daniel Dufourt Professeur de Sciences Economiques IEP [email protected]

Programme Egalité des Chances

Séance du 12 janvier 2013

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Plan

Introduction: Les modes de gouvernance de la science dérivent des caractères de la science comme pratique sociale et des applications qui en sont faites.

Ière Partie: l’émergence au XIXème siècle d’un modèle de gouvernance fondée sur la nature des rapports institués entre science et société.

IIème Partie: La genèse du modèle contemporain de pilotage de la science par la demande sociale, configuré par les acteurs majeurs: entreprises et Etat.

IIIème partie: les sources de la crise du modèle contemporain de gouvernance liées aux nouveaux modes de production de savoirs et aux risques de toute nature qu’ils véhiculent.

Conclusion: A la recherche d’un nouveau mode de gouvernance conciliant les exigences induites par le développement des sciences, la protection contre les risques de toute nature et la sauvegarde des libertés.

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Introduction« Le lien que l'on ne voit pas est plus fort que celui que l'on voit. » Héraclite

Toute pratique sociale, dès lors qu’elle est en mesure de susciter la création d’institutions qui lui assurent une certaine autonomie soulève des problèmes de gouvernance, liés en partie à sa nature et aux enjeux que son développement suscite.

Un parallèle significatif, de ce point de vue pourrait être établi entre l’avènement du sport moderne et celui de la science moderne:

- Quelles sont les conditions nécessaires à la mise en œuvre de ces pratiques sociales: lieux et équipement requis (gymnases, stades versus laboratoires et instruments de mesure et d’expérimentation), modalités d’affiliation (adhésion aux clubs, associations sportives d’un côté; conditions d’accès aux sociétés savantes et aux grandes écoles de l’autre), modalités d’institutionnalisation des disciplines (dans un cas sportives: rugby, tennis; dans l’autre scientifiques: chimie, optique, mécanique) et des professions associées, ( entraîneurs, apparition du sport professionnel; enseignants apparition du métier de chercheur)

- Quelles catégories sociales sont concernées: pour les sports tels le rugby ou l’alpinisme comme pour la science dans la première moitié du XIXème siècle, il s’agit en grande majorité de personnes issues de classes aristocratiques.

- Quels sont les caractères de l’activité concernée qui fondent de la part de ceux et celles qui la pratique la revendication d’une autonomie à l’égard de l’Etat?

En fait, toutes ces questions reviennent à interroger la nature des rapports établis entre science et société et à comprendre pourquoi le développement de ces rapports appelle un mode de gouvernance spécifique

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IntroductionA- Genèse de la prise de conscience de la nécessité d’une gouvernance de la science

Si la notion de gouvernance de la science a fait son apparition dans les années 1970, les questions que cette notion soulève sont en réalité présentes depuis l’avènement de la science moderne et notamment depuis la 1ère révolution industrielle comme nous le verrons en établissant un parallèle entre révolution industrielle au sens habituel et industrialisation de la science au XIXème siècle.

Ce n’est cependant que dans les années 1930 que les pouvoirs publics entament une réflexion relative à la mise en œuvre de politiques de la science. Nous pourrions donc nous limiter à l’analyse de ces problématiques. Mais ce faisant nous ne nous intéresserions qu’aux raisons qui poussent les gouvernements à intervenir dans le champ scientifique (innovations techniques, sécurité nationale, infrastructure de transport, éducation, santé etc..). L’idée de gouvernance et plus encore celle de gouvernance démocratique implique la reconnaissance d’une certains autonomie des acteurs dans leur activité professionnelle, mais aussi leur encadrement par les pouvoirs publics en raison des effets de leur activité sur la société, sur les autres acteurs, sur les ressources de l’Etat etc..). Mais cet encadrement ne peut être justifié que par des considérations d’intérêt général qui ne remettent pas en cause les processus susceptibles d’entretenir la poursuite d’avancées scientifiques majeures. Il y a donc un équilibre difficile à trouver entre régulation interne par les acteurs du champ scientifique et régulation externe. C’est dans la recherche de cet équilibre qu’apparaissent les questions de gouvernance de la science.

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IntroductionA- Genèse de la prise de conscience de la nécessité d’une gouvernance de la science (suite et fin)

Selon la Commission on Global Governance, créée en 1992 à l’instigation de l’ancien chancelier allemand Willy Brandt , la gouvernance désigne «  la somme des différentes façons dont les individus et les institutions, publiques et privées, gèrent leurs affaires communes. C’est un processus continu de coopération et d’accommodement entre des intérêts divers et conflictuels. Elle inclut les institutions officielles et les régimes dotés de pouvoirs exécutoires tout aussi bien que les arrangements informels sur lesquels les peuples et les institutions sont tombés d’accord ou qu’ils perçoivent être de leur intérêt» (Commission on Global Governance, 1995, p. 2-3).

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IntroductionB - Les pré-requis de la mise en place d’une gouvernance de la science : le cas de l’Angleterre au XIXème siècle.

Au tournant des 18ème et 19 siècle on constate en Grande Bretagne trois séries de phénomènes qui appellent une réponse urgente en matière d’avancées scientifiques: la révolution industrielle avec le développement du machinisme et de la division du travail; la naissance de la production de masse, l’exercice du droit de propriété industrielle comme instrument d’éviction des concurrents potentiels. L’industrialisation de l’activité manufacturière appelle ainsi une industrialisation de la science, restée une activité artisanale, pratiquée par des personnes de l’aristocratie et dont le public se limite à d’autres aristocrates où à des curieux venus assister à des conférences assimilées à des divertissements distingués.

En clair, il n’y a pas de laboratoires organisés comme les fabriques sur la base de la division du travail, de structures de formation des futurs scientifiques qui sont des autodidactes (cf. M. Faraday), de lieux d’enseignements universitaires. La population est laissée dans l’ignorance des progrès faute de lieux de formation professionnelle et de structures de dissémination des connaissances à destination des ouvriers d’industrie.

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IntroductionB - Les pré-requis de la mise en place d’une gouvernance de la science :le cas de l’Angleterre au XIXème siècle (suite et fin)

S’agissant des structures d’enseignement universitaire, il faut attendre la création de l’University of London en 1820 pour que des cours de chimie soient inscrits dans des cursus universitaires distincts des études de médecine.

Les expériences et la recherche de pointe sont effectuées exclusivement dans le cadre de la Royal Institution dont 2 chimistes présideront à la destinée Humphrey Davy et Michael Faraday. Vers 1825, lorsque la Royal Institution est financièrement menacée, son directeur, Michael Faraday, imagine alors des conférences scientifiques payantes, les Friday Evening Lectures, à l’attention du public industriel et mondain de Londres

Dans le processus d’institutionnalisation de l’enseignement tant des disciplines scientifiques, que de l’économie politique on assiste en Grande Bretagne à une forte concurrence entre deux dispositifs rivaux, l’un destiné à l’éducation populaire* et l’autre aux classes favorisées de l’ère victorienne. The Chemist, fut une publication éphémère (1824-1825). Cette publication constitue cependant une source d’information sans égale sur la première organisation ouvrière destinée à l’éducation populaire, la London Chemical Society. Le premier président de la London Chemical Society fut le physicien George Birkbeck (1776-1841) , principal instigateur du mouvement d’éducation populaire en Grande Bretagne, à l’origine de la création dans ce pays , sur l’exemple des Etats-Unis, et également dans «les pays de peuplement récent», des Mechanics Institutes.

* Cependant, à plusieurs reprises les gouvernements conservateurs ont recours à des « Seditious Meetings Acts » pour interdire la tenue de conférences publiques destinées aux membres de la classe ouvrière : «The City Philosophical Society was refused a license in April 1817 under the Act of that year. (Faraday had lectured at the Society as recently as April 1816) ».

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IntroductionC -Les modalités de diffusion des savoirs un enjeu stratégique de la gouvernance de la science

Si l’on se tourne vers les travaux contemporains en histoire et en sociologie des sciences, ceux-ci nous apprennent que les relations entre science populaire et science effective, ont revêtu des caractères distincts au cour des 3 périodes suivantes:

Au cours d’une première période, prévaut une interdépendance substantielle: la science populaire apparaît alors comme le véhicule privilégié de l’institutionnalisation de l’enseignement de la science effective et par là de la professionnalisation de l’activité scientifique. Cette période correspond aux années 1750-1850. Des nuances peuvent sans doute être apportées quant aux modalités sous lesquelles le processus d’institutionnalisation prend place dans les différents pays, mais il y a un continuum évident entre les thèses de Diderot pour qui la communication des œuvres scientifiques est considérée comme une tâche d’égale importance à celle de leur production et les idées de Jean-Baptiste Say fortement inspirée des thèse des Idéologues, ou encore de celles d’Auguste Comte relative à la continuité entre la sagesse commune et l’entreprise scientifique.

Au cours d’une deuxième période, s’affirme l’idée selon laquelle le passage de la science à la connaissance commune implique une nécessaire dégradation du contenu des théories scientifiques. Les thèses scientifiques sont en quelque sorte traduites dans un langage accessible au grand public et cette traduction véhicule tout à la fois l’idée d’une médiation nécessaire mais aussi d’une médiation au cours de laquelle la teneur de la connaissance experte se trouve altérée. Cette période correspond aux années 1850-1914.

Au cours d’une troisième période, l’hétérogénéité fondamentale entre connaissance experte et connaissance commune est considérée comme une vérité ontologique. La production des connaissances et l’activité de communication qui permet de les diffuser au grand public sont réputées relever de sphères totalement étrangères l’une à l’autre. Cette période correspond aux années 1914 – 1970 et est souvent associée par les scientifiques eux-mêmes au modèle de scientificité imposé par la discipline phare, à savoir la physique.

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IntroductionC -Les modalités de diffusion des savoirs un enjeu stratégique de la gouvernance de la science (suite et fin)

A chacune de ces périodes, est associée une attitude dominante des scientifiques à l’égard du grand public: ainsi est-il fait successivement appel, de la première à la troisième période, à la raison (idéal démocratique); à l’intérêt (les impératifs de la vie quotidienne) et enfin à l’adhésion (comme condition du soutien public à l’activité scientifique, aux valeurs de modernité et au rôle social du scientifique).

Depuis les années 70 les travaux à l’origine de ces faits stylisés sont remis en cause et plus particulièrement la conception canonique de la vulgarisation sous l’effet de la prise en compte de la nature des publics visés, des enjeux de la communication pour les scientifiques eux-mêmes, et des fonctions de la vulgarisation dans la genèse des disciplines scientifiques ou dans l’avènement des révolutions scientifiques. Dans le rapport final du programme OPUS [Optimising Public Understanding of Science and technology] Ulrike Felt observe trois évolutions significatives depuis les années 70:

- la diffusion du savoir scientifique ne doit plus être conçue comme une simplification des connaissances, mais bien comme une tentative hautement sophistiquée de construction de publics cibles et de leur vision de la science,

- la vulgarisation est désormais appréhendée dans le contexte d’une activité scientifique très dépendante de savoir-faire tacites, et de processus d’interprétation, comme une négociation relative à la signification sociale des découvertes scientifiques,

- la relation entre la communauté scientifique et l’opinion publique ne pose pas principalement un problème de communication mais de contrôle démocratique puisque les pouvoirs institués placent les développements scientifiques et techniques hors de tout contrôle.

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Ière Partie: L’émergence au XIXème siècle d’un modèle de gouvernance, fondé sur la nature des rapports institués entre science et société : le cas de la France

A – De la science mondaine à la science sévère : l’œuvre de la Révolution « Jusque dans les années 1780, le régime de scientificité sur lequel sont fondées les règles de

légitimité des productions savantes et les normes de la validité de la « vérité » scientifique peut être défini sous la notion de « science mondaine ». (..)

Les travaux de Steven Shapin et de Simon Schaffer pour l’Angleterre du XVIIe siècle et de Christian Licoppe pour la France du XVIIe et du XVIIIe siècle , ont décrit le fonctionnement de cette « science mondaine » qui prend assise sur un public choisi et restreint (les gentlemen ou les « hommes éclairés », archétypes des « hommes désintéressés »), des lieux spécifiques (les « salons » ou les public rooms) et des normes de légitimation particulière (la preuve « sensible ») qui se déploie dans une « rhétorique scientifique ». Dans ce système théorique et social de production du savoir scientifique, le « public », composé d’une élite « mixte » d’hommes « éclairés » et de savants (les fameux « amateurs »), joue un rôle important, non comme mécène ou simple spectateur, mais comme instance essentielle de validation des connaissances et de légitimation du savant. S’adresser au public, et si possible au plus « large » public entendu toujours dans une conception restreinte et choisie, constitue donc un passage obligé pour construire une carrière scientifique au XVIIIe siècle.

Au cours des années 1770, la « science mondaine » et ses plus illustres représentants subissent des attaques sur deux fronts, social et épistémologique. Cette réaction sociale contre la « science mondaine », qui s’inscrit dans un mouvement plus large de contestation des « corps » et des communautés fonctionnant progressivement comme des espaces d’exclusion, participe à l’émergence dans les années 1770-1780 d’un nouveau régime de scientificité qui constitue ce que l’on appelle le « révolution scientifique » et ouvre la voie à la « science moderne » .

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Ière PartieA – De la science mondaine à la science sévère : l’œuvre de la Révolution (suite)

Les partisans de la science sévère, Guyton de Morveau (1737-1816), Lavoisier (1734-1794) et René-Just Haüy (1745- 1822) imposent l’idée selon laquelle la validité et la légitimité de la « vérité » scientifique ne peuvent être reconnues et accordées que par des savants consacrés par les partisans de la « réforme » des sciences, réduisant ainsi l’espace de production de la science à une communauté de « pairs».

À bien des égards, cette période se caractérise par le retrait du scientifique hors de la «République des Lettres » et par l’émergence de l’idée d’une « communauté » savante, constituant par-là une étape importante dans le processus d’autonomisation de l’espace scientifique;

Notons que cette transformation importante qui voit la promotion de la « science sévère » est en grande partie accélérée par la construction de nouveaux rapports entre l’État et le monde des sciences qui caractérisent les années 1770-1780. On assiste, pour des domaines de savoir particuliers comme la statistique et la médecine et dans des lieux spécifiques (l’Académie des sciences et la Société royale de médecine), à la valorisation de la science comme « institution d’État » et à la mise en place d’une nouvelle figure du savant considéré désormais comme expert. (…) La mise en place de cette nouvelle configuration, caractérisée par le rapprochement entre savants et administrateurs, repose sur la mobilisation des ressources d’une « science sévère » (les outils mathématiques, en particulier, qui s’imposent dans les enquêtes administratives et les topographies médicales) dont les représentants renforcent par ce biais leur position scientifique et institutionnelle.

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Ière PartieA – De la science mondaine à la science sévère : l’œuvre de la Révolution (suite)

« Les portes du « laboratoire » se ferment ainsi aux «curieux », mais aussi aux artisans. Le rôle nouveau attribué aux instruments de mesure et de calcul (et non plus à l’observation) comme supports de la preuve, le retrait de l’observateur qui ne doit plus interférer dans les résultats, marquent l’émergence d’une nouvelle rhétorique de la science où les chiffres (tableau, graphes) tiennent une place fondamentale : on se trouve dans un espace social renfermé autour d’expérimentateurs compétents et d’un système de la vérité scientifique auto référentiel.

Il convient également de prendre en compte le repositionnement du discours tenu par les partisans de la « science sévère » : dès 1789, ils affirment la mission politique d’une science destinée au service de la « Nation ». S’ils excluent le « public » et le « peuple » des modalités de production et de validation du savoir, ils n’en défendent pas moins une science qui doit être entièrement soumise aux attentes de la « Nation » et, plus précisément de l’État. Cette position n’est pas sans poser quelques problèmes à partir de 1792, au moment où les impératifs liés à la guerre vont transformer encore les rapports entre l’État et la science.

A tort, la suppression de l’Académie des sciences votée le 8 août 1793 a été considérée comme un tournant « anti-scientifique » de la Révolution. Or, ce n’est pas une provocation de dire que la période de la Terreur et du gouvernement révolutionnaire, loin d’apparaître comme une période de déclin des sciences (…) peut au contraire être considérée comme un moment de renforcement de la « science sévère » et d’accélération du processus de spécialisation scientifique ». Extraits de :Jean-Luc Chappey Enjeux sociaux et politiques de la « vulgarisation scientifique » en Révolution (1780-1810) Annales historiques de la Révolution française, n°338 http://ahrf.revues.org/1578

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Ière PartieA – De la science mondaine à la science sévère : l’œuvre de la Révolution (suite et fin)

Si l’on peut parler d’une véritable « démocratisation de l’invention », ce processus marque néanmoins une confiscation de la science -sous contrôle de l’État- par un groupe de savants-experts considérés comme des « recours » vers lesquels se tourne l’État pour résoudre des problèmes techniques. Il y a là une véritable tension et contradiction que les élites politiques tentent de lever en attaquant la science « spéculative », justifiant ainsi la suppression de l’Académie des sciences, et en promouvant le modèle de la science « utile ». Ce que l’on appelle traditionnellement « vulgarisation » durant cette période se trouve justement dans la valorisation de la science « utile », mobilisée dans la politique de la Terreur pour répondre aux besoins militaires, industriels ou agricoles : la science (la chimie, la médecine, la physique et l’histoire naturelle), conçue comme un instrument de « bonheur », est ainsi appréhendée à travers les découvertes techniques et autres innovations technologiques susceptibles de servir aux différents membres du corps social.

À partir de 1795, ce que l’on entend par « vulgarisation » devient synonyme d’  « enseigner» . Or, cette nouvelle mission n’est pas confiée à n’importe qui : les savants pédagogues ne peuvent être choisis que parmi les savants consacrés, professeurs dans les institutions pédagogiques largement hérités de la période antérieure (École Polytechnique, École normale de l’an III, Muséum national d’histoire naturelle…) et membres de l’Institut national. La science devient en quelque sorte trop sérieuse pour que sa diffusion soit confiée à n’importe qui.

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Ière PartieB- Les grandes écoles et les grands corps de l’Etat, instances de contrôle de la mise en œuvre des inventions scientifiques et innovations techniques

La structuration du champ scientifique au début du XIX ème siècle est marquée par la domination d’une « science parisienne » (entre 160 et 200 savants) et le rôle des classes préparatoires comme vivier de recrutement

Les deux principaux canaux d’influence de la science parisienne,(..) associent chacun une fraction du monde savant à un monde professionnel envisagé comme terrain d’application de ses productions scientifiques. On trouve ainsi d’un côté l’univers technocratique, domaine privilégié où s’appliquent les mathématiques, et de l’autre l’univers médical, domaine privilégié où s’appliquent les sciences du vivant. Cette division entre un pôle mathématique et un pôle biologique, reflétant à l’intérieur du champ scientifique l’existence de deux univers de référence, celui des services publics, c’est-à-dire des grandes administrations techniques, et celui des professions médicales, constitue sans doute la principale caractéristique de la science parisienne de la première moitié du XIXe siècle.

C’est au XVIIIe siècle que sont nées les classes préparatoires. Comme il n’y a pas de prépas sans examen à préparer, c’est la création d’un recrutement sur concours qui constitue le point de départ. Les premiers concours sont des concours de recrutement pour les armes savantes, c’est-à-dire le Génie, l’Artillerie et la Marine.

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Ière PartieB- Les grandes écoles et les grands corps de l’Etat, instances de contrôle de la mise en œuvre des inventions scientifiques et innovations techniques

A la fin de l’Ancien régime, il est exceptionnel qu’un candidat reçu se soit préparé seul à l’épreuve. (…) Dès cette époque, la plupart se préparent dans des établissements spécialisés.

On peut distinguer, en fait, deux types d’établissement préparatoire. Les premiers sont des institutions privées, souvent protégées par l’examinateur. C’est le type le plus ancien, et aussi le plus florissant. On en trouve quelques-uns en province, principalement à Metz où a lieu l’examen d’artillerie, mais la plupart sont à Paris.

Lazare Carnot, par exemple, se prépare d’abord seul à l’examen du génie, mais il échoue en 1769. L’année suivante, son père décide de le placer à Paris dans une institution spécialisée. Sur les conseils de l’intendant du protecteur de la famille Carnot, le duc d’Aumont, Lazare entre ainsi chez Longpré et il est admis à l’École de Mézières après quelques mois de préparation, en 1770.

Le succès des pensions privées s’explique parce que, dans les établissements publics que constituent les « collèges », que ceux-ci soient dépendants d’une Université ou d’une congrégation enseignante, les mathématiques sur lesquelles on interroge les candidats aux examens, n’occupent qu’une position marginale

C’est pour former les officiers des armées, et en particulier ceux des armes savantes, que l’École militaire est fondée à Paris en 1751, à l’instigation de la marquise de Pompadour. La nouvelle école accueille des boursiers du roi. On y enseigne les sciences et en particuliers les mathématiques. Les résultats s’avèrent malheureusement décevants. C’est pourquoi, en 1776, le ministre de la guerre décide de fermer l’École militaire et de la remplacer par douze écoles militaires, installées en province pour préparer les boursiers du roi au métier militaire. C’est ainsi que le jeune Napoléon Bonaparte prépare au collège de Brienne, érigée en école militaire, l’examen d’artillerie qu’il passe devant Laplace en 1785.

C’est la Révolution française qui va étendre le système de recrutement des armes savantes à l’ensemble des administrations techniques, en créant l’École polytechnique. Cette transformation répond au souci de perfectionner la formation des experts civils et militaires mais aussi à celui de démocratiser leur recrutement.

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Ière PartieB- Les grandes écoles et les grands corps de l’Etat, instances de contrôle de la mise en œuvre des inventions scientifiques et innovations techniques

Après 1786, tout candidat doit prouver quatre degrés de noblesse. La sélection par concours ne fait ainsi que s’ajouter à une sélection préalable beaucoup plus sévère, fondées entièrement sur des critères de naissance (…)Les pensions préparatoires privées sont très chères et les écoles militaires sont créées pour accueillir les rejetons de la noblesse militaire auxquels le roi accorde des bourses. C’est le cas, de Bonaparte lui-même, qui appartient à la petite noblesse corse.

La Révolution balaie tout cela. Dorénavant, les emplois publics sont ouverts à tous les citoyens, sur le seul critère du mérite. L’admission à l’École polytechnique, fondée en 1794, se fait sur un concours auquel tout jeune homme entre 16 et 20 ans peut se présenter. Si l’on compare le concours de l’École polytechnique avec les anciens examens des armes savantes, les différences apparaissent donc évidentes : désormais, le concours, organisé dans une vingtaine de villes, est public et ouvert à tous. Le nombre de places offertes est beaucoup plus élevé, car les débouchés ont été considérablement élargis : aux armes savantes, s’ajoutent principalement le génie maritime et les grands corps civils, ponts et chaussées et mines. C’est la technocratie française dans son ensemble qui s’alimente à l’École polytechnique.

Quant aux pensions préparatoires privées et aux écoles militaires d’Ancien régime, elles disparaissent dans la tourmente, et les candidats au concours de la nouvelle école ne disposent d’aucun lieu de préparation. Très vite, les professeurs de mathématiques des écoles centrales, ouvertes dans chaque département en 1795, s’efforcent de pallier à ce manque. C’est ainsi qu’Henri Beyle, notre Stendhal, se prépare à l’École polytechnique en suivant les cours du professeur de mathématiques de l’école centrale de Grenoble. Il ne passera d’ailleurs jamais le concours. Extraits de Bruno Belhoste (voir biblio finale)

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Ière PartieB- Les grandes écoles et les grands corps de l’Etat, instances de contrôle de la mise en œuvre des inventions scientifiques et innovations techniques

En 1802, sont créés les lycées, où la loi prévoit que l’on enseigne le latin et les mathématiques. Dans chaque lycée, il existe une classe dite de mathématiques transcendantes, rebaptisée en 1809, classe de mathématiques spéciales. La vocation de ces classes, dites parfois aussi classes de deuxième année de philosophie, par référence à l’organisation de l’enseignement dans les collèges d’Ancien régime, devient aussitôt la préparation au concours de l’École polytechnique. On peut dire alors que les classes préparatoires sont nées.

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Ière PartieC – La démocratisation de la science à l’épreuve des transformations économiques, politiques et sociales

Du début de la 1ère révolution industrielle jusqu’aux années 1880 le développement de la production manufacturière dans les usines nécessite une industrialisation de la science c’est-à-dire une transposition dans les laboratoires des méthodes de production et d’organisation du travail en vigueur dans les usines: cela s’explique principalement par le fait qu’il n’existe pas d’industrie de biens intermédiaires et qu’il faut réaliser la mise en forme de matériaux les plus simples à travailler: le bois, la céramique et de façon générale les matériaux naturels (c’est le cas des colorants avant que l’industrie chimique ne soit capable de produire des colorants de synthèse); Ainsi dans les laboratoires comme dans les usines on a recours à l’utilisation de températures, de pressions extrêmes, ainsi qu’une précision dans le chronométrage et une rapidité d’éxécution qu’on ne trouve pas dans la nature. Cette situation est favorable à la diffusion des connaissances techniques, à la montée des qualifications, à l’apparition de savoir-faire recherchés, à une démocratisation de la science en somme.

Il n’en sera plus de même à partir de la seconde révolution industrielle qui va émanciper l’industrie du recours à des matériaux naturels et donner naissance aux industries intermédiaires, notamment dans la chimie. C’est à ce moment (années 1875-1880) que les compagnies telles que Hoechst, Agfa Bayer etc.. Commencent à embaucher des chimistes issus de l’Université, pour mettre au point et contrôler les méthodes de production. Or l’accès à l’Université est réservé à une petite élite et les femmes en sont pratiquement exclues.. Le remplacement des savoir faire par des procédés industriels va porter un coup sérieux à la démocratisation de la science. Ainsi que l’illustre Flaubert à travers un célèbre dialogue de Bouvard et Pécuchet.

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Ière PartieC – La démocratisation de la science à l’épreuve des transformations économiques, politiques et sociales (fin)

Le dernier tiers du 19ème siècle voit émerger un nouveau monde industriel gagé sur les derniers savoirs scientifiques, qu’il s’agisse de chimie, d’éléctricité, d’électrotechnologie, de radio, de sciences des matériaux ou de chimie agricole. L’accompagnent la création, de façon successive:

- des universités scientifiques complétées par des écoles (ainsi Langevin, Curie et Joliot ont été formés à l’Ecole de physique et chimie industrielle de la Ville de Paris) et des instituts techniques de toute sorte,

- de laboratoires de recherche en milieu industriel qui deviennent de règle des années 1900 aux années d’avant la seconde guerre mondiale, des centres de savoirs en matière agronomique et des centre de normalisation, institutions de  recherche capitales pour la nouvelle économie (interconnexion des réseaux, échange de produits, bon fonctionnement de la production)

- des agences nationales de recherche financées par les Etats (et parfois les industriels). C’est le cas de la Caisse nationale des sciences, puis du CNRS en France

- des laboratoires nationaux de recherche qui par la force des choses ont des liens très étroits avec l’industrie: dès 1899 soit 2 ans après la découverte de la radioactivité, Pierre et Marie Curie ont cherché la collaboration de la Société centrale des produits chimiques. Les Curie ont ainsi créé l’industrie du radium en France. De même Pierre Curie a été le premier en France à s’intéresser aux effets biologiques du radium.

Ce foisonnement institutionnel va favoriser un développement conséquent des activités de recherche, mais à la différence des années 1880 -1890 la distance entre la connaissance commune et la connaissance scientifique s’élargit considérablement.

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IIème Partie: La genèse du modèle contemporain de pilotage de la science par la demande sociale, configuré par les acteurs majeurs: entreprises et Etat.

A – Une perspective historique: de la rationalisation des années 30 aux trente glorieuses.L’apparition des industries de biens intermédiaires et des nouvelles formes d’énergie

(électricité) ne va pas seulement transformer les structures industrielles mais aussi l’usage de la science. Ainsi les brevets qui protègent l’utilisation des procédés de trans formation des matériaux deviennent une arme décisive dans la concurrence. Il en résulte une situation joliment décrite par l’historien David Noble: « les brevets pétrifient le processus scientifique et les fragments gelés de génie deviennent des armes dans les arsenaux des industries fondées sur la science ».

Au cours des années 30 la rationalisation de la production manufacturière qu’implique la mise en œuvre de l’Organisation Scientifique du Travail (OST) conduit à un changement de statut du « savant »: celui-ci n’est plus un « intellectuel » mais un professionnel spécialisé dédié à sa seule discipline et à la poursuite de la connaissance de pointe. Le former n’implique plus d’en faire un héritier de la quête socratique du savoir et de la sagesse mais suppose d’en faire un spécialiste qui a évacué tout ce qui n’est pas décisif pour le travail pratique et finalisé de recherche qui est devenu le sien.En d’autres termes, le chercheur de laboratoire n’est plus seulement un savant mais aussi un ingénieur.

Plus que les mutations industrielles, ce sont les changements des missions dévolues à l’Etat sous l’effet des deux guerres mondiales et de leurs conséquences, qui conduisent à la mise en place d’un nouveau mode de gouvernance de la science. Ainsi des années 44 à 84 la plus grande partie de la recherche fondamentale industrielle fut financée par les militaires.

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IIème PartieA – Une perspective historique: de la rationalisation des années 30 aux trente glorieuses (suite )

Cette situation explique qu’aux Etats-Unis à partir de 1963 le Ministère de la Défense des Etats-Unis (DOD) ait engagé un programme d’études destiné à différencier la contribution de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée et de développement industriel dans la génèse de ses systèmes d’armes. Comme l’étude s’intéresse à des périodes courtes (le temps nécessaire pour passer de l’innovation à sa mise en œuvre industrielle, qui est aussi le temps imparti par le DOD pour obtenir les résultats qu’il exige) la contribution de la recherche fondamentale apparaît très faible.:sur sept cent dix événements ayant participé à la création de vingt systèmes d'armes depuis 1945, seuls 0,3% étaient du domaine de la recherche fondamentale. Le rapport justifie ainsi la part prépondérante des armées dans le budget fédéral de RD d’autant plus que beaucoup de recherches ont un caractère dual c’est-à-dire qu’elles peuvent intéresser à la fois le domaine civil et le domaine militaire.

La National Science Foundation en charge de la recherche fondamentale (spatiale, nucléaire, biomédicale, etc..) riposte à l’aide d’une étude intitulée TRACES qui porte sur 5 innovations civiles de très grande portée et trouve que, sur trois cent quarante et un événements d'importance pour leur naissance, 70% proviennent de la recherche fondamentale. Ainsi, les scientifiques d'un côté, les militaires de l'autre ont pu trouver d'excellents arguments démontrant des thèses concurrentes (dont l'enjeu est évidemment budgétaire).

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IIème Partie A – Une perspective historique: de la rationalisation des années 30 aux trente glorieuses (suite et fin)

Comme l’écrivent les auteurs du rapport de l’ OCDE (référence ci-dessous): « Le secteur privé et la société civile en général sont devenus des parties

prenantes beaucoup plus actives dans la recherche publique. Dans un contexte de restrictions budgétaires et d’augmentation des coûts de la recherche, les pressions se sont faites plus fortes sur la recherche publique afin qu’elle améliore sa contribution à l’innovation, à la performance économique, et à la satisfaction des besoins de la société. Le secteur privé et la société dans son ensemble réclament une plus grande transparence et une plus grande participation à l’établissement des priorités en matière de recherche publique, laquelle se trouve aussi sommée de rendre des comptes sur ses résultats. Dans la gouvernance des systèmes scientifiques et l’attribution des crédits publics de recherche, les gouvernements sont donc conduits à appliquer une logique de résultat sans perdre de vue l’équilibre et l’avenir du système scientifique »

POLITIQUES DE LA SCIENCE ET DE L’INNOVATIONPrincipaux défis et opportunités Rapport OCDE 2004

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IIème Partie B - Une perspective sociologique : le modèle mertonien remis en cause par un nouveau régime de production des savoirs

Robert Merton développe une théorie générale qui cherche à définir en termes normatifs les conditions sociales de l'activité scientifique. La question est de savoir comment le fonctionnement d'un système social peut garantir le respect par les acteurs des normes éthiques exigées par la production des savoirs scientifiques, par exemple le "désintéressement" ou "l'universalisme". L'adoption du point de vue mertonien implique deux hypothèses fortes : d'abord, que le monde scientifique constitue un système social autonome, dont les normes peuvent être très différentes de celles qui régissent le reste de la société ; ensuite, que l'organisation sociale détermine les règles de fonctionnement du travail scientifique mais n'exerce aucune influence sur le caractère et sur l'évolution des connaissances elles-mêmes. Le rôle des facteurs externes sur le développement des sciences, par exemple des facteurs économiques, politiques ou culturels, est donc seulement indirect. (…) Cette neutralité épistémique de la sociologie mertonienne la rend entièrement compatible avec le néo-positivisme , qui constitue alors l'idéologie dominante de l'élite scientifique américaine.

Cette thèse va permettre de justifier, au moment où les Etats-Unis vont mettre en place sous l’égide de Vannevar Bush de puissantes structures-relais des décisions de la puissance publique en matière de recherche fondamentale et appliquée, toutes les décisions de politique scientifique et des formes nouvelles de coordination de la recherche.

http://isicl2lesba.wordpress.com/une-breve-biographie-de-vannevar-bush/

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II ème partie B - Une perspective sociologique : le modèle mertonien remis en cause par un nouveau régime de production des savoirs

La politique mise en place aux USA puis en Europe, consistant à confier à de grandes agences gouvernementales les missions de pilotage et de coordination des grands projets scientifiques va être remise en cause dans les années soixante sous l’effet de l’application du calcul coûts-avantages aux opérations de recherche sollicitant un financement public dans un contexte de réduction des ressources budgétaires et sous l’effet des changements affectant l’organisation et la gestion de le recherche industrielle. Désormais les entreprises récusent l’efficacité de la coordination par la voie des subventions publiques et souhaitent une régulation marchande fondée sur les droits de propriété industrielle et accompagnée d’incitations publiques prenant la forme de partenariat entre les entreprises et l’Etat fondés sur une logique contractuelle.

A cela vont s’ajouter des demandes émanant de la société, d’intervention en temps réel face à des situations d’urgence engendrées par la montée des risques industriels, sanitaires, géopolitiques et environnementaux et la confrontation à des situations où la logique traditionnelle de l’assurance fait défaut compte tenu d’une incertitude radicale.

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IIème PartieC – La démocratisation de la science à l’épreuve des transformations économiques, politiques et sociales

L’échec du modèle technocratique de pilotage de la science par la demande sociale dans une logique essentiellement marchande tient ,à ce que la production de nouveaux biens et services en réponse aux demandes qui s’expriment multiplie les problèmes sans apporter la sérénité .

« La deuxième modernité, la nôtre, pousse à ses dernières conséquences la logique de la première modernité, celle des Lumières et de l’ère industrielle, mais, ce faisant, elle en inverse les valeurs. D’abord, chaque domaine du savoir et de l’action humaine se développe désormais intégralement à l’échelle du monde, dévoilant du coup ses effets pervers : il est ainsi contraint à devenir autocritique. Ensuite, les produits les plus communs doivent maintenant satisfaire des systèmes de valeurs multiples dont rien ne garantit l’harmonie : un savon ne doit pas seulement laver pour un coût raisonnable, il doit respecter le développement durable, rajeunir les cellules, dégager un parfum sensuel, etc., de sorte que chaque critère peut être critiqué du point de vue des autres critères. Et ce qui est vrai du savon l’est, a fortiori, des enjeux majeurs de la société, au carrefour d’un jeu de perspectives dont chacune est soumise à la critique des autres. »  

Etienne Klein « L’ambivalence du statut de la science dans la société »

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IIème partie C – La démocratisation de la science à l’épreuve des transformations économiques, politiques et sociales

« D’une part, parce que l’économie même de notre tranquillité intellectuelle se trouve malmenée : chaque fois que la science ou la technique nous donne barre sur des réalités que nous subissions jusqu’alors comme un destin, notre compréhension des grandes valeurs et de leurs applications est bouleversée. C’est aujourd’hui le cas avec les OGM ou le clonage, et également avec les nanotechnologies parce qu’elles ouvrent à des liens que l’on croyait impossibles entre le vivant et le non-vivant, et à un déplacement de frontière entre ces deux domaines. Bref, si les nanotechnologies sont tant chahutées, c’est peut-être parce qu’elles sont perçues, et ont parfois été présentées, comme l’archétype du nouveau rapport entre sciences et civilisation, ce qui les a enrobées d’un halo symbolique, et même d’une aura polémique.

D’autre part, parce que la science est peu à peu devenue le pas assez pensé du politique, alors même qu’elle modifie notre façon de vivre plus rapidement et plus profondément que n’importe quelle loi votée au Parlement. C’est le paradoxe contemporain de la science : cette grande mal connue est presque en lévitation politique. Dès lors, il n’y a rien d’étonnant à ce que, lorsqu’on la fait descendre dans l’arène, lorsqu’on la « met en débat », cela provoque un curieux mélange de conflits violents et d’indifférence massive.

De conflits violents, car l’occasion est alors explicitement donnée de discuter la science et de remettre en cause notre façon collective de l’utiliser, de la décliner pratiquement. De l’indifférence massive (le public ne se mobilise guère), car les objets technologiques inondent tant notre vie quotidienne qu’ils nous sont devenus familiers, naturels, non-problématiques, alors même que le rapport que nous entretenons avec eux est devenu un rapport quasi-magique : presqu’aucun d’entre nous ne sait vraiment comment fonctionnent dans les détails un ordinateur ou un téléphone portables, ce qui ne nous empêche pas de nous en servir sans que notre ignorance nous fasse trembler d’angoisse ou rougir de honte. »

Etienne Klein « L’ambivalence du statut de la science dans la société »

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IIème PartieD- L’avènement des technosciences et la reconfiguration des relations entre sciences, techniques et sociétés

Depuis les débuts de la Vème République 4 grandes périodes président à la mise en oeuvre des actions de l’Etat dans le domaine de la création scientfique et technique:

- de 1958 à 1970, priorité à la recherche fondamentale et à la mise en œuvre d’une getion rationnelle des ressources publiques. La création des grands organismes de recherche CNES, IRIA, DRET, CNET, ORSTOM, CNEXO reproduit le modèle américain de l’Agence d’objectifs. La création de la DGRST repond au double objectif d’une programmation économique et financière inspirée des méthodes de rationalisation des choix budgétaires et d’une animation des relations science-industrie sur la base de la logique du contrat.

- de 1971 à 1979 priorité aux recherches à finalité industrielle indispensable au développement d’un potentiel d’innovation au plan national. A lalogique des plans sectoriels à caractère ponctuel (cf. plan calcul) succède désormais le choix d’un objectif stratégique. Deésormais l’instrument privilégié de la politique d’innovation est l’ANVAR (Agence nationale de valorisation de la recherche)

- de 1981 à 1993 la politique de recherche et de développement technologique revêt en France quatre directions principales: la recomposition du potentiel de recherche industrielle autour d’une organisation en réseau, l’identification du caractère clef des technologies génériques, la nécessaire inscription territoriale des politiques de RD autour de pôles technologiques, l’aménagement au niveau macroéconomique des relations entre acteurs de la création technique autour d’un impératif de compétitivité structurelle.

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III ème Partie - Les sources de la crise du modèle contemporain de gouvernance, liées aux nouveaux modes de production de savoirs et aux risques de toute nature qu’ils véhiculent

Pour quelles raisons, comme l’écrit D. Pestre « La croyance en un progrès scientifique bénéfique et toujours contrôlable s’est (-elle) érodée, les décisions d’experts travaillant en vase clos sont (elles) contestées – ces évolutions ayant été accélérées du fait de la vitesse de renouvellement technique (des OGM aux offres biotechnologiques pour les humains), du fait des crises sanitaires ou environnementales, du fait de l’opacité de la nouvelle gouvernance et de la dissolution des responsabilités qu’elle implique ».* voir biblio finale

Si de tout temps les avancées scientifiques ont eu pour effet de remettre en cause, directement ou indirectement, les certitudes acquises, les croyances et systèmes de valeurs, le contenu et l’identité des différents métiers, les comportements jugés raisonnables, les positions sociales, le fait est que depuis les années 1990 sous l’effet des NBIC ( nanosciences, biosciences, sciences de l’information et de la communication, sciences cognitives) on observe une accélération du temps et un rétrécissement de l’espace : il en résulte des craintes et des inquiétudes sociales majeures liées aux applications (qui intéressent des pans entiers de la vie humaine) de ces nouvelles disciplines scientifiques et des technologies transversales qui leurs sont associées.

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III ème PartieA -Nouveaux modes de production des savoirs et questions éthiques

A – Nouveaux modes de production des savoirs et questions éthiquesLes avancées des sciences dans le domaine du vivant conduisent à brouiller les frontières entre l’homme

et l’animal et à recourir aussi à des expérimentations qui soulèvent des interrogations fondamentales sur l’identité de la personne humaine.. L’éthique, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs qui sont reconnues comme constitutives de l’identité de l’être humain et qui sont au fondement de la vie en société, peut-elle constituer un garde-fou aux initiatives et aux aventures scientifiques qui s’avéreraient dommageables pour la survie de l’espèce? C’est une, si ce n’est la, question fondamentale de la gouvernance contemporaine de la science.

Dans le cas des neurosciences, par exemple, France Quéré dans la revue de bioéthique (volume 2 n°1, janvier 1991) s’interroge ainsi sur l’étrange indifférence qui accompagne leurs développements: « Chacun d’entre nous est intéressé peu ou prou à leurs sujet. Une consultation sur trois en médecine générale découle de problèmes neurologiques… Pourquoi donc les neurosciences qui ont pour objet la conscience laisseraient –elle celle-ci dans une telle inconscience? (…) un nouveau pouvoir se déploie. On en devine l’ampleur s’il prend la maîtrise des états psychiques, c’est-à-dire du comportement des hommes et par conséquent à la fois de leur existence concrète, sociale et personnelle et de leur essence philosophique(…) Celui qui guérit les aliénés aura aussi le pouvoir d’aliéner des esprits tout à fait sains. »

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IIIème PartieB – Risques industriels, sanitaires et environnementaux liés aux défaillances de la coordination marchande et à la crise des institutions de l’Etat providence

Aggravation des risques liée au verrouillage technologique Plus les entreprises investissent dans la recherche et dans le développement

technologique, plus elles sont amenées à labourer les mêmes terrains, à limiter leurs explorations à un petit nombre d’options dans lesquelles elles s’enferment et qui transforment des choix initiaux en décisions irréversibles. Du fait des rendements croissants de production et d’adoption, les entreprises préfèrent continuer à faire ce qu’elles savent déjà bien faire. Des problèmes, des questions et des attentes sont ignorés. Des pans entiers de savoirs et de savoir-faire restent inexplorés. Pour désigner ce phénomène, les économistes parlent de « verrouillage technico-économique » Le monde actuel, celui dans lequel nous vivons, n’est qu’un des mondes possibles parmi tous ceux qui auraient pu advenir, si d’autres choix initiaux avaient été faits. Les marchés économiques, qui cadrent ainsi de manière très étroite et pour de longues périodes les trajectoires le long desquelles ils se développent, produisent de manière continue des groupes orphelins qui sont laissés sur le bord du chemin : la machine économique passe à côté d’eux sans égard pour leurs préoccupations

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IIIème PartieB – Risques industriels, sanitaires et environnementaux liés aux défaillances de la coordination marchande et à la crise des institutions de l’Etat providence

Aggravation des risques liée aux défaillances ou à l’absence de marchés Celle-ci est liée aux externalités Les plus visibles de ces débordements sont les

pollutions ou les relâchements toxiques qui altèrent notre environnement et nuisent à nos santés. Les débordements ont en commun de toucher des groupes qui ne sont pas directement impliqués dans les activités économiques qui en sont la source. Ces groupes affectés, lorsqu’ils commencent à prendre conscience de l’origine de leurs maux et à en identifier les responsables, se mobilisent.

Si l’affaire s’avère sérieuse, ils entrent dans l’espace public pour faire entendre leurs voix et demander que ces débordements soient maîtrisés. Il peut s’agir de pollutions chimiques qui affectent insidieusement les riverains d’une usine, comme dans le cas de la baie de Minamata au Japon, ou d’événements soudains et violents comme les explosions de Bhopal en Inde ou de l’usine AZF à Toulouse. Dans d’autres circonstances, comme à Seveso, ce sont des fûts toxiques dont chacun cherche à se débarrasser. Ou, tel le DES (diéthylstilboestrol), des médicaments dont les effets secondaires n’affectent pas ceux qui les absorbent mais la génération suivante.

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IIIème PartieB – Risques industriels, sanitaires et environnementaux liés aux défaillances de la coordination marchande et à la crise des institutions de l’Etat providence

L’histoire de l’industrie chimique et pharmaceutique fourmille d’exemples de groupes orphelins qui se sont battus pour permettre à des options alternatives d’exister. C’est le cas des adeptes de l’agriculture dite « bio » qui ne bénéficient pas des mêmes efforts de recherche que les utilisateurs d’engrais et d’OGM, et qui se voient donc contraints de développer eux-mêmes leurs modes de culture.

Or, ce qui précipite les contestations et les controverses c’est précisément l’impact de ces avancées scientifiques sur le fonctionnement du système social dans son ensemble: les groupes d’experts sont requis par des institutions en charge d’intérêts collectifs et sont souvent plus optimistes quant aux effets des innovations, une cour de justice se doit d’être attentive aux victimes avérées. Les règles que définiront les experts ou la cour de justice ont toutes les chance d’être antagoniques.En matière de santé l’inverse peut se produire: les experts du Ministère de la santé français se prononcent en faveur de la restriction de la diffusion des pilules de 3ème et 4ème génération. L’autorité sanitaire européenne décrète qu’il n’y a pas lieu de s’en inquiéter. Cela fait irrésistiblement penser aux scandales des médicaments Mediator et Protélos des laboratoires Servier.

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IIIème Partie C- Avancées scientifiques et techniques et montée des inquiétudes sociales.

Les avancées scientifiques et techniques entrainent le plus souvent une complexité accrue du système social: ceci tient aux contradictions entre aspirations individuelles et besoins collectifs entrainées par la prolifération des biens et services et à l’absence de cohérence dans les règles qui en régissent les usages.

« Ainsi les controverses scientifiques (cf. réchauffement climatique) longtemps confinées aux échanges entre chercheurs se sont largement médiatisées entraînant un climat d’anxiété permanent appelant la pacification par l’Expert, la Loi ou l’Administrateur.

Cependant l’axiomatique de la société actuelle étant fondée sur la circulation supposée harmonieuse entre vérité (scientifique), efficacité (technique) et équité (socio-politique), la dépréciation des certitudes introduite dans le sillage de l’interrogation savante compromet, par contagion, tout le dispositif. Loin d’être compensée par l’autorité, l’incertitude se propage à tous les personnages participant à l’idéal de la société rationnelle de la division du travail et du pouvoir, et c’est cet idéal qu’elle met finalement en crise en montrant que l’activité scientifique n’est finalement qu’un moment particulièrement sensible de la culture globale. » Denis DUCLOS [1989] La peur et le savoir. La société face à la science, la technique et leurs dangers. Collection Sciences et Société. Editions La Découverte. Paris.

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Conclusion

Retour sur l’éthique, comme fondement d’une gouvernance légitime de la science:

« Le travail scientifique sur la vie opère un peu comme si le loup (de la destruction des dogmes) s’introduisait dans la bergerie (des certitudes): en dissolvant nos repères culturels sur la limite entre matière et vie, entre animalité et humanité, ou entre droit et subjectivité, la science et la technique qui la relaie font apparaître avec plus de force encore leur propre impossibilité comme projets entièrement positifs ou rationnels. Elles obligent à reconstruire des équilibres moraux à partir du nouvel espace de savoir qu’elles généralisent et qu’on ne peut plus faire mine d’ignorer » Denis DUCLOS [1989] La peur et le savoir. La société face à la science, la technique et leurs dangers. Collection Sciences et Société. Editions La Découverte. Paris. pp.103-104.

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Bibliographie

Michel Callon (2004) Plaidoyer en faveur d’un réchauffement des relations entre science et société. De l’importance des groupes concernés. L’actualité chimique, n°280-281, novembre-décembre 2004, pp.17-21. Disponible à :

http://www.cermav.cnrs.fr/monos/carret/Actualite_chimique/2004-280-281.pdf Dominique Pestre (2003) Science, argent et politique. Un essai d’interprétation, Collection Sciences en questions,

INRA Editions, 201 pages. Dominique Pestre (2010) « Dix thèses sur les sciences, la recherche scientifique et le monde social, 1945-2010 »

Le Mouvement Social, 2010/4 n° 233, p. 13-29. http://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2010-4-page-13.htm

Dominique Pestre Pour une histoire sociale et culturelle des sciences. Nouvelles définitions, nouveaux objets, nouvelles pratiques. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 50e année, N. 3, 1995. pp. 487-522.

Jean-Luc Chappey Enjeux sociaux et politiques de la « vulgarisation scientifique » en Révolution (1780-1810) Annales historiques de la Révolution française, n°338 http://ahrf.revues.org/1578

Daniel Dufourt (2006) Une étude de cas d'épistémologie politique : la réception de l'oeuvre de Jane Marcet, téléchargeable à l’adresse : http://halshs.archives-ouvertes.fr/docs/00/38/90/33/PDF/Une_etude_de_cas_bis_version_definitive.pdf

Bruno Belhoste (2003) Historique des classes préparatoires Exposé au Colloque de l'Union des Professeurs de Spéciales de mai 2003

ftp://trf.education.gouv.fr/pub/edutel/sup/cpge/historique.pdf Thierry Gaudin (1978) L’écoute des silences. Les institutions contre l’innovation Union Générale d’Éditions, 10-

18, 1978, 284 pp. Collection Inédit, série, 7, no 1289. http://classiques.uqac.ca/contemporains/gaudin_thierry/ecoute_des_silences/ecoute_des_silences.html Science, démocratie et risques majeurs, Problèmes politiques et sociaux, n°823, 25 juin 1999 SHINN Terry; RAGOUET Pascal (2005) Controverses sur la science. Pour une sociologie transversaliste de

l’activité scientifique Paris : Raisons d’Agir, 2005. 238 p. Jérôme Lamy, « Penser les rapports entre sciences et politique : enjeux historiographiques récents  », Cahiers

d'histoire. Revue d'histoire critique, 102 | 2007, 9-32. http://chrhc.revues.org/242

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Extrait de Bouvard et Pécuchetde Gustave Flaubert, 1880

Pour savoir la chimie, ils se procurèrent le cours de Regnault et apprirent d’abord que « les corps simples sont peut-être composés ». On les distingue en métalloïdes et en métaux – différence qui n’a « rien d’absolu », dit l’auteur. De même pour les acides et les bases, « un corps pouvant se comporter à la manière des acides ou des bases, suivant les circonstances ».La notation leur parut baroque. Les Proportions multiples troublèrent Pécuchet.

« Puisqu’une molécule de A, je suppose, se combine avec plusieurs parties de B, il me semble que cette molécule doit se diviser en autant de parties ; mais si elle se divise, elle cesse d’être l’unité, la molécule primordiale. Enfin, je ne comprends pas. » « Moi, non plus ! » disait Bouvard.

Et ils recoururent à un ouvrage moins difficile, celui de Girardin où ils acquirent la certitude que dix litres d’air pèsent cent grammes, qu’il n’entre pas de plomb dans les crayons, que le diamant n’est que du carbone. Ce qui les ébahit par-dessus tout, c’est que la terre comme élément n’existe pas. Ils saisirent la manoeuvre du chalumeau, l’or, l’argent, la lessive du linge, l’étamage des casseroles ; puis sans le moindre scrupule,Bouvard et Pécuchet se lancèrent dans la chimie organique .

Quelle merveille que de retrouver chez les êtres vivants les mêmes substances qui composent les minéraux. Néanmoins, ils éprouvaient une sorte d’humiliation à l’idée que leur individu contenait du phosphore comme les allumettes, de l’albumine comme les blancs d’oeufs, du gaz hydrogène comme les réverbères. Après les couleurs et les corps gras, ce fut le tour de la fermentation. Elle les conduisit aux acides et la loi des équivalents les embarrassa encore une fois. Ils tâchèrent de l’élucider avec la théorie des atomes, ce qui acheva de les perdre.

Le docteur Vaucorbeil pouvait, sans doute, les éclairer.Ils se présentèrent au moment de ses consultations. « Messieurs, je vous écoute ! quel est votre mal ? » Pécuchet répliqua qu’ils n’étaient pas malades, et ayant exposé le but de leur visite : « Nous désirons connaître premièrement l’atomicité supérieure. »

Le médecin rougit beaucoup, puis les blâma de vouloir apprendre la chimie. « Je ne nie pas son importance, soyez-en sûrs ! Mais actuellement, on la fourre partout ! Elle exerce sur la médecine une action déplorable. »

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