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L’assistance technique sur le lieu de vie des personnes âgées dépendantes : sécurisation et/ou déresponsabilisation de la société ? Aujourd’hui, tout comme les personnes âgées en bonne santé, les personnes âgées en situation de dépendance souhaitent rester chez elles aussi longtemps que possible. Afin de répondre à cette demande et favoriser le maintien à domicile, l’autonomie de ces personnes et leur qualité de vie en général, les nouvelles technologies sont de plus en plus souvent présentées comme un outil incontournable. Elles présenteraient également des avantages pour les professionnels du secteur des services de proximité en prise directe avec la problématique de la dépendance. 1 Qu’en est-il ? Quelques chiffres En 2030, on estime qu’environ 25% de la population européenne aura plus de 60 ans, et que 7% aura plus de 80 ans. Les prévisions indiquent que le taux de dépendance pourrait presque doubler d’ici là. 2 On parle de dépendance à partir du moment où les personnes éprouvent des difficultés quant à leur indépendance physique (par rapport aux soins corporels), à leur déplacement dans l’environnement habituel, à leur orientation dans le temps et dans l’espace, à leurs occupations habituelles, à leur suffisance économique. 3 D’ici 2060 la population de l’UE sera quasiment aussi nombreuse, mais beaucoup plus âgée. Ainsi, on aurait un rapport de deux personnes en âge de travailler (entre 15 et 64 ans) pour une personne de plus de 65 ans. La crise économique pourrait aggraver les défis posés par le vieillissement 1 Fanny COOLS, Etude en cours (mars 2012) : Nouvelles technologies : un progrès incontournable pour les SAP ?, Pour la solidarité, Affaires sociales, Actualités, 2012 2 Céline BRANDELEER, Le vieillissement de la population, Que fait l’Union européenne pour les personnes âgées ?, Coll. Working Paper, Think Tank européen, Pour la solidarité, octobre 2008. 3 Barnay, T., et SERMET, C., (dir.), Le vieillissement en Europe : aspects biologiques, économiques et sociaux, La documentation française, Paris, 2007, http://www.senioractu.com/Le-vieillissement-en-Europe-Aspects-biologiques- economiques-et-sociaux_a7761.html

Assistance technique sur le lieu de vie des personnes âgées dépendantes - Agnès TIRIFAHY

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L’assistance technique sur le lieu de vie des personnes âgées dépendantes : sécurisation et/ou déresponsabilisation de la société ?

Aujourd’hui, tout comme les personnes âgées en bonne santé, les personnes âgées en situation de dépendance souhaitent rester chez elles aussi longtemps que possible. Afin de répondre à cette demande et favoriser le maintien à domicile, l’autonomie de ces personnes et leur qualité de vie en général, les nouvelles technologies sont de plus en plus souvent présentées comme un outil incontournable. Elles présenteraient également des avantages pour les professionnels du secteur des services de proximité en prise directe avec la problématique de la dépendance.1 Qu’en est-il ?

Quelques chiffres

En 2030, on estime qu’environ 25% de la population européenne aura plus de 60 ans, et que 7% aura plus de 80 ans. Les prévisions indiquent que le taux de dépendance pourrait presque doubler d’ici là.2 On parle de dépendance à partir du moment où les personnes éprouvent des difficultés quant à leur indépendance physique (par rapport aux soins corporels), à leur déplacement dans l’environnement habituel, à leur orientation dans le temps et dans l’espace, à leurs occupations habituelles, à leur suffisance économique.3

D’ici 2060 la population de l’UE sera quasiment aussi nombreuse, mais beaucoup plus âgée. Ainsi, on aurait un rapport de deux personnes en âge de travailler (entre 15 et 64 ans) pour une personne de plus de 65 ans.

La crise économique pourrait aggraver les défis posés par le vieillissement

L’offre restreinte et inégalement répartie des services, la croissance de la demande de soins et les dépenses en matière de retraites et de soins de santé posent question.4

Difficile de prévoir les dépenses concernant les soins de longue durée. Elles dépendront non seulement du nombre de personnes âgées dépendantes, mais aussi de la complémentarité entre l’aide informelle ou familiale et l’aide publique. 5

Les innovations sociales couplées aux nouvelles technologies sont souvent présentées comme une piste à exploiter pour répondre à ces défis. Les gérontotechnologies auraient pour objectif d’augmenter la qualité de vie et le bien-être des personnes âgées et fragilisées, de favoriser l’aide aux seniors, à leur entourage et au personnel soignant.

La Commission européenne définit l’objectif suivant dans son plan d'action « i2010 » : « stimuler la recherche et l'innovation, en soutenant sans retard un programme de recherche conjoint entre les

1 Fanny COOLS, Etude en cours (mars 2012) : Nouvelles technologies : un progrès incontournable pour les SAP ?, Pour la solidarité, Affaires sociales, Actualités, 20122 Céline BRANDELEER, Le vieillissement de la population, Que fait l’Union européenne pour les personnes âgées ?, Coll. Working Paper, Think Tank européen, Pour la solidarité, octobre 2008.3 Barnay, T., et SERMET, C., (dir.), Le vieillissement en Europe : aspects biologiques, économiques et sociaux, La documentation française, Paris, 2007, http://www.senioractu.com/Le-vieillissement-en-Europe-Aspects-biologiques-economiques-et-sociaux_a7761.html 4 Communication de la Commission Européenne sur l’incidence d’une population vieillissante dans l’Union Européenne, Gérer l’incidence d’une population vieillissante dans l’UE, Rapport 2009 sur le vieillissement.5 Céline BRANDELEER, op. cit.

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secteurs public et privé, consacré à ″l'assistance à l'autonomie à domicile″. Ce programme vise à favoriser l'émergence de produits, services et systèmes innovants fondés sur les TIC, au profit de la population vieillissante de l'Europe. »

Innovation sociale ?

Par innovation sociale, on entend la mise en œuvre de réponses créatives aux besoins sociaux. Alors que l’innovation technologique est centrée sur la notion d’offre et de progrès, l’innovation sociale est liée à la demande. Elle veut répondre à des lacunes de la politique sociale.

L’innovation sociale dépend du résultat de la coopération entre une diversité d’acteurs et de leur capacité à former des équipes pluridisciplinaires. Il s’agit d’un processus collectif d’apprentissage et de création qui exige la participation des usagers au cours du déroulement du processus de création : pour catalyser une innovation sociale, il faut à la fois stimuler les innovateurs et se mettre à l’écoute des utilisateurs.

La qualité d’une innovation sociale ne réside pas tant dans la pertinence de la nouveauté qu’elle introduit, que dans la manière dont son action est entreprise pour la généraliser.

L’introduction des nouvelles technologies permet-t-elle d’accroître le bien-être et l’autonomie de la personne ?

Le maintien à domicile et la prolongation de l’autonomie des personnes âgées en voie de dépendance font partie des potentialités des TIC. L’usage de ces nouvelles technologies couplées à des projets innovants pourraient retarder/éviter certains placements en institution. Ces gérontotechnologies sont également susceptibles d’améliorer la qualité de vie des personnes dépendantes.6

Certaines technologies peuvent compenser des déficiences motrices, cognitives ou communicationnelles. Le Projet ALIAS, par exemple, met au point un système de robot mobile qui interagit avec les utilisateurs âgés et les aide dans leur vie quotidienne, leur permettant de conserver plus longtemps leur autonomie. Il aide aussi les personnes qui vivent dans des établissements de soins. Ce système adopte un comportement proactif en aidant et en motivant les utilisateurs tout au long de leurs activités quotidiennes, et en stimulant leurs capacités mentales et leur aptitude à communiquer. Il favorise également l’inclusion sociale en mettant les utilisateurs en contact avec des personnes et des événements dans l’ensemble de la communauté.7

Les « smart homes » font référence à un aménagement de l’espace qui facilite la vie des personnes dépendantes. La domotique concerne les domaines comme la programmation des appareils électrodomestiques ou la sécurité des personnes. Le « télé care » - ou télé-assistance – fait référence à la diminution du besoin d’assistance par une personne tierce, le plus souvent au moyen d’un système d’alarme.

L’exemple de la téléassistance à Barcelone (in « Pour la solidarité » - avril 2009)

6 Antoine GALLAIS, Le rôle des nouvelles technologies en matière d’inclusion sociale : une vision européenne, Coll. Working Paper, Think Tank européen, Pour la solidarité, mars 20127 Exemple de projet européen financé par le programme commun d'assistance à l'autonomie à domicile (AAL) – www.aal-europa.eu

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A Barcelone, la ville a mis en place un service de téléassistance gratuit pour les personnes âgées vivant seules, considérant qu’il s’agit du système le plus efficace mais aussi le moins coûteux de prévention pour les personnes en limite de dépendance, permettant de les maintenir à leur domicile tout en garantissant un suivi en cas de besoin. De plus, ce système permet de répondre à la demande de la majeure partie de ces personnes de rester chez elles le plus longtemps possible et de recenser de manière plus précise les besoins de cette partie de la population.

Ne souhaitant pas gérer elle-même le service, la ville de Barcelone l’a confié depuis septembre 2005, à l’issue d’une procédure d’appel d’offre, à une « union temporal de trabajo », composée de la Mutuelle d’assurance Agrupacio Mutua, spécialiste de la dépendance et de l’association Asispa, qui propose des services d’aide aux personnes âgées. Ce groupement de structures d’économie sociale a remporté le marché pour cinq ans pouvant être prolongés de deux ans et demi, face à 11 autres candidats, témoignant ainsi du professionnalisme et des compétences des acteurs de l’économie sociale dans ce domaine.

Lorsque le marché a été passé en 2005, l’entreprise qui gérait le service assurait le suivi de 8000 usagers. Aujourd’hui, le centre de téléassistance géré par Agrupacio Mutua et Asispa offre une assistance à 40 000 personnes De plus de 75 ans ou entrant dans des critères médicaux ou sociaux. L’âge moyen des personnes suivies est de 82 ans, avec 75% de femmes. Le centre de téléassistance reçoit en moyenne 1500 appels par jour, dont 10% pour une urgence, le reste étant davantage de l’ordre de l’accompagnement social. En cas d’urgence, le centre possède une unité d’intervention qui permet de se rendre au domicile de la personne et d’intervenir de la manière la plus appropriée au vu du diagnostic préalable établi par la personne ayant pris l’appel.

Outre la ville de Barcelone, le centre de téléassistance couvre les besoins de trois autres villes de Catalogne, même si la partie intervention ne couvre que Barcelone.

L’introduction des nouvelles technologies permet-t-elle une professionnalisation du secteur ?

Si les personnes âgées dépendantes sont davantage soignées à domicile, les services de proximité devront s’adapter pour répondre à cette demande et l’apport des nouvelles technologies aura très probablement un impact sur la manière dont ces soins et services seront dispensés.

L’innovation sociale comme solution ? Les innovations sociales ne doivent pas être considérées comme un but en soi, mais plutôt comme un moyen d’atteindre davantage de qualité et de productivité. Elles visent à améliorer les résultats des services fournis et à accroître l’efficacité économique. Elles concernent tout le domaine social et incluent également la réorganisation des conditions de travail et de production.

Quand elle est négociée avec le personnel de soins, l’introduction de nouvelles technologies dans les services de proximité permet notamment de « faciliter le pilotage du service à la personne ».8 Elle participe alors à la mise en valeur du travail effectué et à la professionnalisation des services à la personne.

Des dérives, des objections ? Les avis divergent….

8 Joël CHAULET, Professionnaliser les services à la personne grâce au M2M, http://solutionsauxentreprises.lemonde.fr/tpe-pme/professionnaliser-les-services-a-la-personne-grace-au-m2m_a-10-125.html

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La professionnalisation des acteurs des services à la personne au travers de l’utilisation des TIC est tout de même à relativiser. Ces techniques peuvent fournir des services de meilleure qualité, mais elles ne doivent pas se borner à améliorer la productivité des travailleurs.

Certains tirent la sonnette d’alarme : cette nouvelle organisation du travail mettrait en avant une fausse efficacité. Il s’agirait d’une efficacité dans la gestion des plannings, dans le calcul au plus juste du temps de présence, mais outre la frustration des intervenants d’avoir le sentiment de mal faire leur métier, c’est l’efficacité-même du service à la personne qui serait remis en cause. 9

Le terme d’expérimentation est parfois utilisé pour définir ces nouveaux concepts et certains se hérissent « les êtres humains ne sont pas des cobayes ; il vaudrait mieux parler d’expériences ou tout simplement d’innovation ». 10

D’autres pensent que ces innovations sociales sont des gadgets et craignent un effet de mode, « un affichage social de façade mettant en avant des micro-projets au nom de la liberté d’initiative, mais laissant se dégrader le socle social commun (protection sociale, pensions, dialogue social…) » 11

Certains affirment aussi qu’il s’agit de simples « exercices de laboratoire » non reproductibles qui se substitueraient à de réelles, et attendues, réformes sociales et globales. 12

En termes d’accessibilité, et outre le facteur coût, ces technologies restent onéreuses, on peut penser que les personnes âgées ne savent ou ne peuvent pas utiliser les nouvelles technologies. Pourtant, certaines études montrent qu’une fois équipées, les personnes âgées ont une utilisation similaire par rapport aux autres générations. 13

Il est nécessaire de prendre en compte une dimension éthique par rapport à la téléassistance et aux gérontotechnologies. Elles peuvent créer une forme de dépendance car dans de nombreux cas, ces technologies se transforment en outils de surveillance. 14

Peut-on encore être citoyen lorsque l’on est scruté par des cameras de surveillance dans toutes ses pièces, que l’on porte un bracelet électronique, soumis à des techniques propres à l’univers carcéral ? 15

Mais tester des innovations sociales en situation réelle, c’est aussi permettre de fonder des réformes sociales sur des données incontestables. En effet, les expérimentations, initiées par les acteurs de

9 Cyrille GALLION, Nouvelles technologies et services de la personne, quelle rationalité ?, http://cir-sp.org/lecare/index.php?post/2010/Nouvelles-technologies-et-servicesa%CC%80lapersonne-%3A-quelle-rationalite%CC%81 10 CESE - Comité Economique et Social Européen11 Jean-Michel BLOCH LAINE (Rapporteur du Comité Economique et Social Européen - Avis adopté le 23 octobre 2008), Expérimentation sociale en matière d’inclusion, Comment l’expérimentation sociale peut-elle servir en Europe à l’élaboration des politiques publiques d’inclusion active ?http://www.eesc.europa.eu/sections/soc/social_policy_protection.htm 12 Emilie Tack, l’Innovation sociale en Europe, Une vraie/fausse révolution expérimentale, Coll. Working Paper, Think tank européen, Pour la solidarité, août 200913 Amandine BRUGIERE, Des technologies qui infantilisent et isolent ou des techniques créatrices de lien ?, Gérontologie et société, 2011, n° 13814 Bernard ENNUYER, Quelles marges de choix au quotidien quand on a choisi de rester dans son domicile ?, Gérontologie et société, 2009/4, n°13115 Cyrille GALLION, Op. Cit.

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terrain, interpellent les politiques sociales en place quant aux risques d’exclusion sociale et à l’émergence de besoins non satisfaits par le marché.

En conclusion

2012 est l’année européenne du vieillissement actif et de la solidarité intergénérationnelle et l’OMS déclare que le vieillissement actif consiste à « optimiser les possibilités de bonne santé, de participation et de sécurité afin d’accroître la qualité de la vie pendant la vieillesse ». L’allongement de l’espérance de vie pourrait tout aussi bien s’accompagner d’un allongement des années en bonne santé que d’années de maladie et de dépendance.16 Dans cette optique, la prévention est un facteur qu’il faut privilégier et développer.

La dépendance reste un facteur d’exclusion et d’isolement. Dans ce cas, les nouvelles technologies peuvent être potentiellement bénéfiques pour le bien-être des personnes âgées dépendantes, leur relative autonomie et leur maintien à domicile, mais à condition que leur développement ne se fasse pas uniquement en faveur d’une partie de la population.

Les gérontotechnologies peuvent être de formidables outils, mais leur utilisation doit être solidement ancrée dans les systèmes de solidarité sociale existants. Elles doivent être validées, suivies et évaluées de manière scientifique. Elles partent des besoins non rencontrés et ne peuvent se concevoir sans la participation active des groupes cibles (les personnes âgées dépendantes) et de toutes les personnes concernées qui gravitent autour d’elles.

Les TIC peuvent également aider les professionnels de la dépendance dans la gestion de leur temps de travail, par exemple. Mais, même si les services à la personne ont tout intérêt à s’approprier ces nouvelles technologies, il ne faut pas perdre de vue leurs limites et que rien ne peut remplacer complètement le contact humain. Aussi est-il indispensable de souligner une fois de plus l’importance du travail des aidants-proches et d’affirmer qu’il doit continuer à être encouragé et soutenu.

La diffusion massive de bonnes pratiques et de recommandations à l’intention des différentes parties prenantes est nécessaire pour éviter les dérives et rendre les actions pertinentes (usagers, pouvoirs publics, secteur des services à la personne, entreprises de domotique, etc…).

Encart – 18 avril 2012 – rencontres wallonnes de l’internet citoyen (REWICS). Ces rencontres mettront notamment l’accent sur les innovations sociales et sur l’inclusion grâce aux nouvelles technologies. Fanny COOLS, (Pour la solidarité), participera à la table ronde des « services de proximité et TIC ».

Agnès TIRIFAHY - ©2012

16 Céline Brandeleer, op cit