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Kernos Revue internationale et pluridisciplinaire de religion grecque antique 7 | 1994 Varia Du « bon usage » de la notion de syncrétisme André Motte et Vinciane Pirenne-Delforge Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/kernos/1092 DOI : 10.4000/kernos.1092 ISSN : 2034-7871 Éditeur Centre international d'étude de la religion grecque antique Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 1994 ISSN : 0776-3824 Référence électronique André Motte et Vinciane Pirenne-Delforge, « Du « bon usage » de la notion de syncrétisme », Kernos [En ligne], 7 | 1994, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 30 avril 2019. URL : http:// journals.openedition.org/kernos/1092 ; DOI : 10.4000/kernos.1092 Kernos

Du « bon usage » de la notion de syncrétisme

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Page 1: Du « bon usage » de la notion de syncrétisme

KernosRevue internationale et pluridisciplinaire de religion

grecque antique

7 | 1994

Varia

Du « bon usage » de la notion de syncrétisme

André Motte et Vinciane Pirenne-Delforge

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/kernos/1092DOI : 10.4000/kernos.1092ISSN : 2034-7871

ÉditeurCentre international d'étude de la religion grecque antique

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 1994ISSN : 0776-3824

Référence électroniqueAndré Motte et Vinciane Pirenne-Delforge, « Du « bon usage » de la notion de syncrétisme », Kernos [Enligne], 7 | 1994, mis en ligne le 20 avril 2011, consulté le 30 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/kernos/1092 ; DOI : 10.4000/kernos.1092

Kernos

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Kernos,7 (1994),p; 11-27.

DU «BONUSAGE»DE LA NOTION DE SYNCRÉTISME

Cette contribution a d'abord été conçueet présentéecomme uneintroduction thématiqueau colloque. Sur based'un bilan rapide desréunionsscientifiquesdéjà consacréesà l'étude des phénomènesgrecsde syncrétisme1, il s'agissaitde proposeraux intervenantsquelquesremarquesde portée terminologique et méthodologiquepropres àsusciterla réflexion et à centrerune partieà tout le moins deséchangesautour d'une problématiquecommune.Les communicationsinscritesau programmes'annonçaient,en effet, très diverses par les sujetsabordéset il s'imposaitde dégagerau départquelquesfils conducteurs.La présenteintroductiona pu mettreà profit les discussionsintervenueset tirer parti d'un certain nombre d'exemplesdéveloppésdans lesexposés.Que les auteurssoientdonc remerciésde leur contributionà cemodesteessaide synthèse.

Influences,emprunts,syncrétismes

Le choix de cette triple dénominationpour l'intitulé du colloquetrahit sans aucun doute un certain embarrasde la part des organi-sateurs,la terminologieétanten cettematièrebien loin d'êtrefixée. Ilrépondaiten fait à une double préoccupation.L'invitation ainsi lancéepermettait tout d'abord de garder très largementouvert le champ àexplorer; elle attirait l'attention, d'autrepart, sur la nécessitéd'intro-duire certainesdistinctionsdansl'étudede phénomènesdont on connaîtla grande diversité, mais qu'un usage un peu paresseuxtend

Nous avons répertorié depuis la guerreles colloquessuivants:Elémentsorientauxdans la religion grecqueancienne.Colloquede Strasbourg,22-24mai 1958,Paris,1960(BibliothèquedesCentresd'Étudessupérieuresspécia-lisés, Travaux du Centre d'Études supérieuresspécialiséd'histoire desreligions de Strasbourg);S. HARTMAN (éd.), Syncretism.SymposiumonCulturel Contact. Meetingheld at Abo, 1966, Stockholm,1969; Les syncré-tismesdansles religions grecqueet romaine. Colloque de Strasbourg,9-11juin 1971, Paris, 1973 (Bibliothèque des Centres d'Études supérieuresspécialisés,Travauxdu Centred'Étudessupérieuresspécialiséd'histoire desreligions de Strasbourg);F. DUNAND et P. LÉVÊQUE (éds.),Les syncrétismesdansles religions de l'Antiquité. Colloque de Besançon,22-23 octobre 1973,Leiden,1975(EPRO, 46).

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aujourd'hui à désignersous l'appellation communede «syncrétisme".On ne prétendpasavoir opéréde la sorte le bon choix terminologique,mais la simple lecture des intitulés des communicationssuggèredumoinsque les deuxobjectifsvisésont étépartiellementatteints.

Trois mots n'étaient pas de trop pour tenter d'embrasserlesdifférentsfaits de contactque l'on peutobserverentrereligions voisinesou, au sein d'une même culture religieuse, entre des communautésdistinctes.On s'emploieratout d'abord,en une premièreapproximation,à les différencier.Le termeinfluenceestà coupsûr le plus abstraitet leplus englobantdes trois. Abstractionfaite du sensphysiqued'écoule-ment, - sensfort vieilli, mais qui n'en continue pas moins parfois depeser sur la signification dérivée, - il évoque très généralementl'action matérielle,morale ou intellectuellequ'un agentou un groupeexercesur autrui, considéréindividuellementou collectivement,et quientraînechez lui une altération.Le mot s'avèreen fait peu opératoirescientifiquement.Ne disant rien de la nature, ni de la portée, ni duprocessusdes phénomènesen cause,il tend par là-même, comme lesouligne Madeleine Jost2 dans sa communication,à en occulter laspécificité, pour peu du moins qu'on s'en satisfasse.Paul Valéry endénonçaitdéjà l'applicationau domainede la critique littéraire, ce motne désignantjamais,disait-il, «qu'uneignoranceou une hypothèse".Siune mêmeméfianceest de mise en matièred'histoire des religions, ilresteque le mot y estcommodeet qu'il estmêmeinévitablelorsqu'onseborne à désigneren termesgénérauxcertainsphénomènesde contactbien établis ou lorsque des similitudes repéréesconduisentlégitime-ment à poserla questionde tels contacts.L'important, dansce derniercas,estde n'userdu mot qu'àbon escientet d'éviterde présentercommecertain,voire simplementprobable,ce qui, à défautde chaînonssolide-ment attestés,n'est jamais qu'une piste restantà explorer. Une telleprudences'imposed'ailleurs quelle que soit la terminologie que l'onadopte,mais l'expériencemontre précisémentque le mot «influence"seprêteplus facilementque d'autresà ce genred'abus:on peuttrouverenlui un complice complaisant.Au surplus, lorsqu'on a cru décelerdes«influences",on n'estjamais qu'au·début d'un long chemin: un effortd'interprétationet de compréhensions'impose.

2 Voir infra: Nouveauregard sur les GrandesDéessesde Mégalopolis,p. 115-125.

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Le mot emprunt offre assurémentdes contoursplus nets. Il siedparticulièrementpour désignerun élémentisolé qui, importé dansunensembledéjà constitué,demeured'ordinaireaisémentrepérable;c'esttantôt l'action même de recevoir ou de prendre ailleurs, tantôt lerésultat,la «chose»empruntée,qui estenvisagé.L'empruntainsi définipeut concernerbien des réalités relevant d'une religion: nom dedivinité, élémenticonographique,récit ou motif mythique, complexecultuel ou rituel particulier, institution, forme architecturale,etc., voireun ensembleformé de plusieursde ces éléments.Des croyances,desconceptions,des valeurs symboliquesaccompagnentpresquetoujourspareils transferts,mais peuvent tout aussi bien être importées enl'absencede supportmatérielou institutionnel,l'empruntétantsouvent,en pareil cas,plus difficile à repéreret à attester.

On noteraque, contrairementà l'usageprévalantdans le domaineéconomique,où le mot implique l'idée d'unedépossessiondu prêteur,enprincipe suivie d'une restitution, «emprunt»signifie le plus souventiciun simple redoublement,lequel n'appauvritpas la région d'origine.L'exposé de Mme Jost offre cependantun exemple d'empruntassezexceptionnel,consistanten un véritable transfertmatériel: à la faveurd'un pillage, la cité nouvelle de Mégalopolis dépouille Trapézontedestatuesdivines dont elle adopte le culte en les installant dans unpéribolevoué aux GrandesDéesses3.

Pour comprendreles phénomènesd'emprunt,la prise en considéra-tion de facteurs organiquesliés au systèmed'accueil n'est pas moinsimportanteque la recherchedes facteurscontingentsqui éclairentlescirconstanceset les modalités du transfert. Une telle démarcheamèneranotammentà distinguer le cas d'élémentsempruntésquifinissent par s'intégrerparfaitementdans l'ensemblepolitico-religieuxoù ils sont accueilliset le casd'empruntsqui gardentla marquede leurorigine étrangèreet qui parfois se heurtentcontinûmentà des résis-tances:l'équilibre établi ne tolère qu'unesortede juxtaposition.Danslepremier cas s'opère, à la limite, une complète assimilation; laconsciencede l'emprunt tend alors à s'estomper,pour autantqu'unetradition mythiquen'en entretiennepasle souvenir.

Il sembleassezrare cependantque des empruntss'opèrentd'unereligion à l'autre sansque n'intervienned'embléequelquefiltrage ouque ne se dessinel'empreintedu groupe emprunteur.L'adoption s'ac-compagnele plus souvent d'une adaptation. L'action d'emprunter

3 Ibidem, p. 118.

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implique donc une part d'inventionet de réinterprétation: c'estl'autreface du phénomène,trop souventnégligée,et qui posenotammentlaquestiondes motivations.À quel besoinsocial ou religieux, profond ousuperficiel, répond l'innovation introduite?Pourquoi telle réalité a-t-elle été empruntéeà côté d'autresqui ont laisséindifférent?Commentcomprendreces adoptionssélectives?D'autrepart, la prise en compted'une évolution du phénomènedans le tempspeut mettre en évidenceune gammede casdifférents. Il estdesempruntséphémères,mais dontl'échecmêmepeut être très instructif. Il est des degrésde pénétrationprogressive:tel emprunta pu être au départle privilège d'un groupesocial limité avant d'être adopté par l'ensembled'une communautécivique, voire par une communautéethniquetout entière. Il est desempruntsdont les effets demeurentlimités et d'autresqui, accumulés,opèrentà la longuede profondesmutations.

Les études de linguistique4, où la notion d'empruntest depuislongtempsen usageet où la traditionnelledistinctionentresignifiant etsignifié attire d'embléel'attentionsur la doubleface du phénomène,lesétudesd'ethnologieaussi, où sont envisagésnotammentles processusd'échange,sont propresà nourrir la réflexion des hellénistesqu'inté-ressentles emprunts religieux. Mais il est vrai que ces derniersphénomènesprésententd'ordinaireuneplus grandecomplexitéet que ladocumentationarchéologiqueet littéraire dont on disposepour l'Anti-quité permetrarementde répondreaux nombreusesquestionsqu'il estsouhaitableen l'occurrencede se poser. Leur étuden'en est que plusdélicate,et la prudenceestd'autantplus de mise que certainsauteursanciensont eux-mêmesabuséde la notion d'emprunt. C'est le casnotammentd'Hérodote,de Platon et de Diodore de Sicile, lorsqu'ilscèdentaux prestigeségyptiens.Les communicationsqui leur ont étéconsacréesdans ce colloque5 montrent que leurs spéculationsnousrenseignentdavantagesur leur proprementalitéet, le caséchéant,sur

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Voir, par exemple,L. DEROY, L'emprunt linguistique, Paris, 1956 (Biblio-thèquede la Facultéde Philosophieet Lettresde l'Université de Liège), 1956,qui nous a inspiré plusieurs remarques;l'ouvrage a été plusieurs foisréimprimé.

ContributionsdeA. LEFKA, Pourquoi desdieuxégyptienschezPlaton, p. 155-164,etde F. DIEZ DE VELASCO, M.A. MOLINERO POLO, Influenceségyptiennesdansl'imaginairegrecde la mort. Quelquesexemplesd'un empruntsupposé,p. 75-93; la contribution de G. ZOGRAPHOU,L'argumentationd'Hérodoteconcernantlesempruntspar les Grecsà la religion égyptienne,paraîtradansle prochainnuméro.

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celle de leurs contemporains,que sur la réalité des empruntsqu'ilssupposent.Ce qui n'enlève rien d'ailleurs à l'intérêt de pareillesrecherches.

La notion de syncrétismemérite,noussemble-t-il,d'êtredistinguéede celle d'emprunt,conformémentd'ailleurs à un usageancien, maisqui semble aujourd'hui menacé.Il n'est pas inutile de rappelertoutd'abordles originesdu mot et sesprincipauxavatars6• Il dérive, commeon sait, du grec 」 イ オ y k ー ャ Q G エ エ 」 イ セ V L qui n'estattestéqu'uneseulefoi danstoutela littératureantique.DanssonDe amore fraterno7, Plutarqueindiqueque les Crétoisdésignaientainsi l'habitudequ'ils avaientde se réconci-lier et de refaire leur unité, en dépit de leurs factions et de leursquerelles,contre un ennemiétranger.Le verbe cruYKPl1'CiÇelV apparaîtensuite,avec cette même signification d'«allianceà la crétoise»,dansdes lexiques anciens8.

Après une longue éclipse, les deux mots refont surface à laRenaissance.Érasmeutilise le verbedansune lettre en latin adresséeàMélanchthonpour inviter les humanistesde tout bord à serrerles rangscontre «les barbares»qui s'en prennentaux belles lettres; sont ainsivisés les tenants,aussibien catholiquesque protestants,d'un rigorismeétroit. «Il est bon que nous aussλ,ajoute-t-il, <<nous fassionsalliance(cruYKPl1'CiÇetv)>>9.La référencedevait être obvie pour cesgensde lettres,et le sensdu mot, même s'il débordeici le domainepolitico-militaire,reste assezproche de l'emploi originel. Le mêmevocabulaireest plus

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Pourunehistoiredu mot, voir J. MOFFATT, art. Syncretism,in EncyclopaediaofReligionsandEhics,XII (1921),p. 155-157;S. WIKANDER, Les«ismes»dansla terminologiehistorico-religieuse,in Les syncrétismesdans les religionsgrecqueet romaine,op. cit. (n. 1), p. 12-14;D. SABBATUCCI, art. Syncrétisme,inEU, XXI (1990), p. 980-982; art. Syncrétisme,in A. REY, Le Robert.Dictionnairehistoriquede la languefrançaise, 1992;J. RIES, art. Syncrétisme(Essai d'approcheméthodologique),in P. POUPARD (dir.), Dictionnaire desreligions, Paris,P.U.F.,19933, II, p. 1950-1951;à recommanderaussi,danslemêmevolume, bien qu'il ne concernepas les religions antiques,l'articlesubstantieldeA. MARY, Syncrétismesreligieux exotiques(Approcheanthro-pologiquedes),p. 1953-1957.

Chap.19 (= Moralia, 490b).

Souda,Etymologiconmagnum,s.v.

CorpusReformatorum,t. l, col. 78 = P.S.ALLEN, OpusepistolarumDesideriiErasmiRoterodami,t. III, p. 539 (n° 747, 1. 18-20),Oxford, 1913(lettre datéedeLouvain,22 avril 1519).

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courammentattestéau siècle suivant et s'appliqueaux tentativesderéconciliationentre confessionsdiverses,soit qu'on les encourage,soitqu'on les couvre de sarcasme.L'œuvre des «syncrétistes»,- c'est untermenouveauqui fait sonapparition,- seheurteen effet à desopposi-tions qui dénoncentle caractèrehybride des unifications visées. Onnoteraencorequ'auXVIIIe siècle, les mots de cette famille sont égale-ment utilisés dans un contexte plus spécifiquementdoctrinal pourqualifier les essais de conciliation entre courants philosophiquesdivergents,surtoutle platonismeet l'aristotélisme,qu'ont tentés,dèslaRenaissance,des penseurscomme Pic de la Mirandole. L'idée quisemble dominer ces emplois, et qui parfois se réclame d'une fausseétymologie (cruYlCepavvul.u),est celle de mélange,de mixture. Ce sensappauvri laisse donc s'estomperl'idée primitive d'un adversairecommun contre lequel se réalise l'alliance de parties auparavantopposées.

C'est avec cette même acceptionréduite que le mot «syncrétisme»quitte le champthéologiqueet philosophiqueoù il s'étaitcantonnéjusquelà pour faire son apparition,à la fin du siècledernier,dansla termino-logie de l'histoire des religions10. Son emploi y est souventlesté denuances péjoratives plus ou moins conscientes:le syncrétismereligieux tendà apparaîtrecommeun stadedécadentqui a vu se perdrela puretéet la cohérencedes formes primitives. On recourt particuliè-rementà ce mot pour désignerla fusion de divinités issuesde religionsdistinctes ou, à l'intérieur d'une même religion, la conceptionhéno-théistequi confèreà certainesentitésdivines la capacitéd'en recouvrird'autres,voire de devenir une puissance«panthée».F. Cumont, parexemple, parle en ce dernier sens des anciennes«habitudessyncré-tiquesde l'Égypte»,mais il emploieaussile mot pour évoquercertaines

10 Il faut signaleraussi,à la mêmeépoque,l'emploi du terme en un sensessentiellementpsychologique.DansL'avenir de la science(1883), RENAN

désignepar là l'appréhensionglobale,plus ou moinsconfuse,d'un tout. Lemot serarepris, avec cette mêmevaleur, mais dans une acceptionplustechnique,parClaparèdeetPiaget.Onnoteraenfin un emploi linguistiqueduterme«syncrétique'>à proposde la flexion grammaticale;un casestdit tellorsqu'il assume,outresafonction initiale, celle de casdisparus,commeonpeutle constaterpourle génitifgrec.Surcesdeuxemplois,voir A. REY, op. cit.(n. 6) et H. HANNOUN, art. Syncrétisme,in S. AUROUX (dir.), Les notionsphilosophiques.Dictionnaire, II, Paris,P.U.F., 1990 (Encyclopédiephilo-sophiqueuniverselle,2), p. 2624.

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divinités gréco-égyptiennesou gréco-syriennes,et pour caractériserglobalementle brassagereligieux qui s'opèredansl'Empire romainll .

L'usagedes mots de cette famille s'estdepuis lors très largementrépandudansdifférents secteursde l'histoire des religions et, singuliè-rement,dansles domainesde l'Antiquité païenne,aux époquesmycé-nienne,hellénistiqueet romaine,et du christianismenaissant,au prixici de polémiquescélèbres,les partisansd'un <<retour aux sources»dénonçantles contaminations«syncrétistes»qui auraient altéré lechristianismeprimitif, réputéseul authentique.Force est de constaterque, si les mots «syncrétisme»,«syncrétique»et «syncrétiste»semblentaujourd'hui, dans l'étude scientifique des religions, moins encombrésqu'autrefois de jugementsde valeur, ils y sont utilisés avec uneprofusion et une confusion telles que leur signification en devientatypiqueet quasimentinopérante.Le concepts'estprogressivementvidéde sasubstance.On tendeneffet à désignerainsi touteespècede rappro-chements'opérantentrereligions, voire entrecomposantesd'unemêmereligion, quelsqu'ensoientle processus,la nature,l'ampleur, la portée,les résultats.Mais à ce compte, pourrait-on trouver une seule figuredivine, un seulculte, un seulmythequi ne soit pasle résultatde quelquesyncrétisme?Un signe révélateurde cette dérive est qu'on en vient àqualifier de syncrétiquenon plus seulementles faits observés,mais laméthodequi présideà leur étudeet que l'on assimileainsi à une formede méthodecomparative.Histoire des religions et étude des syncré-tismesrisquentde devenirbientôtdes synonymes!

La recherchen'a rien à gagnerd'un tel confusionnisme.Il est bienconnu, au contraire,que le progrèsdes démarcheset des méthodesestconditionné par un affinement des concepts.Nous n'aurons pas laprétentionde proposerici la terminologieadéquate;nous souhaiterionssimplement, par quelques remarques,inviter à une plus granderigueur.

11 Lesreligionsorientalesdansle paganismeromain, Paris,1929,p. 82, 122,202,n. 9, 260, n. 66. - TouchantRomeet l'Orient, on ne peutmanquerde citer,dansle sillage de F. CUMONT, la brillantesynthèsedeR. TURCAN, Les cultesorientauxdansle monderomain, Paris,1989;on lira notammentavecprofitce qui estdit dessyncrétismes(p. 329)eton apprécierasansdoutececonseilméthodologiquesi joliment formulé (p.15) : «il faut comparerpourdistingueret distinguerpour comprendre».

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Peut-êtreconviendrait-il de restituer à la notion de syncrétismeappliquéeà l'histoire desreligions un noyausémantiqueplus ferme quia été longtempsle sien au cours de son histoire et qui répondraitauxcritères suivants:

1. À considérerle processus,les élémentsreligieux que l'on trouve àun momentréunisdoivent être identifiableset imputablesà coup sûr àdeux ou à plusieursensemblesstructuréset hétérogènes.Sanscetteprécision, l'emploi du mot «syncrétisme»prête le flanc à la mêmecritique que mérite souventla notion vagued'«influence».

2. À considérerla natureet la portée du phénomène,il faut ques'observeentreles élémentsréunisune réelle fusion et qu'enrésulteuncomplexenouveauprésentantdes traits distinctifs. Le tout nouvelle-ment constituéreprésentedonc plus que la simple addition des parties.Estaussipostuléede la sorteune transformationmentale.

Entendueen ce sens,la notion de syncrétismepeutêtredistinguéedecelle d'emprunt,encoreque subsisteentre elles une part possiblederecouvrement.D'une part, «syncrétisme»désigne un phénomènederapprochementdans son processusfinal alors qu'«emprunt»évoqueprioritairementl'idée d'importationet de phaseoriginelle. D'autrepart,et plus significativement,le fait d'un mélange,d'une véritable fusion,n'estpaspropre,on l'a vu, à toute forme d'emprunt.En d'autrestermes,si tout phénomènede syncrétismepeut être vu, au départ,sousl'angled'un emprunt,l'inversene se vérifie pas: tout empruntn'aboutitpas àun véritable syncrétisme.On pourrait encoreobserverque l'emploi dumot empruntconvient plus particulièrementdans le cas d'un élémentisolé qu'on importe dansune structurequi lui est étrangère,alors quel'idée de syncrétismepostulela réunionde deuxou plusieursensemblescomplexes,comme peuventl'être déjà des figures divines et commelesontà coupsûr, au plus hautdegréde l'échelle,desreligions qui s'inter-pénètrent.

Discussion

Cesconsidérationssontrestéesjusqu'ici trop abstraiteset le momentest venu de tenter de les concrétiserquelquepeu, en veillant aussi àcompléterle trop maigre registreterminologiqueutilisé. Nous le feronsen soumettantà la discussion,expressémentsouhaitéeparsonauteur,la

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célèbretypologie qu'a proposéejadis PierreLévêque12, un despionniersde ce genre de réflexion. Déplorant les confusionsqui régnaientdéjàdans l'emploi de «syncrétisme»,il proposede distinguersousce termepasmoins de cinq types différents. Si les distinctionssont pertinentes,assortiesdesnuancesadéquateset assurémentfort utiles, la questionsepose cependantde savoir si tous ces types envisagésméritent d'êtremaintenussousl'appellationde syncrétisme.N'eût-il pasfallu, danslafoulée, radicaliserla propositionen invitant à plus d'ascèsetermino-logique?

Il estdu moins un modèlequi ralliera sansdouteles suffrages,c'estle syncrétisme«craseou amalgame», que l'auteurdéfinit comme«unmélangede deux religions faisant apparaîtreun ensembledifférent desesdeux partiesconstitutives».Parmi les exemplesdonnésfigurent lepanthéonsuméro-sémitiquede Babylone, en référence aux étudesd'E. Laroche, le syncrétisme créto-mycénien13 et les syncrétismesobservésdansla Rome royale et républicaineainsi que dans l'Empireromain aprèsles conquêtes14. Ce n'estpasdire que cesétudespuissentêtre couléesdansun mêmemoule. L'auteurinsiste,au contraire,sur lanécessitéd'analysesadaptéesà chaquecas. Des conditionsd'apparitioncommunesn'en sont pas moins discernables:rencontre,souventdue àdes migrationsou à des conquêtes,de deux entitésethniquessur unemême aire géographique,volonté politique d'un pouvoir central defusionner les traditions religieusesou bien attrait particulier quepeuventexercercertainesreligions présentantun degré plus avancéd'évolution.

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Essaide typologiedes syncrétismes,in Les syncrétismesdans les religionsgrecqueset romaines,op. cit. (n. 1), p. 179-187.Signalonsune contributionrécentequi fait usagede cettetypologiedansle domaineassyro-babylonien:H. LIMET, Lessyncrétismesdansla religion de la Mésopotamieancienne,inFoi, raison, verbe.Mélangesin honoremJulien Ries,Luxembourg,Courrierdel'ÉducationNationale,n° spécial,1993,p. 129-144.

P. LEVÊQUE a consacréà ce sujet une importantecontribution dansLessyncrétismesdans les religions de l'Antiquité, op. cit. (n. 1), p. 29-75; ontrouveradans la présentecontribution de R. LAFFINEUR, De CnossosàMycènes:empruntset syncrétismesen Grècepréhistorique,p. 127-139,uneréactioncontre un certain«pancrétisme»et une invitation à discernerun«syncrétismevéritable»qui peutjouerdansles deuxsenset quemettentenévidence,à côtédesemprunts,certainsindices.

Éd. WILL, Le mondegrecet l'Orient, 1 : Le Ve siècle,Paris,19914, p. 24-25,useégalementdu mot «syncrétisme»en ce sens pour désigner les inter-pénétrationsdesconceptionsreligieusesdesMèdesetdesPerses.

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Cettenotion de syncrétismes'accordeassezbien, commeon le voit,avec celle que nous avonsproposénous-mêmesde retenir. Mais peut-être convient-il de réserverla possibilité de l'appliquer aussi à desphénomènesobservésau sein d'unemêmereligion polythéiste.Ainsi lafigure nouvelle et originale que Polyclète le Jeuneà conféréeà unestatuecultuelle du Zeus arcadien,en le dotant d'une série d'attributspropresà Dionysos15,répond-ellebien aux critèresdéfinis. Mais il estvrai que les syncrétismesmettanten causedes religions distinctessesituentsurunetoutautreéchelle.

*Les autres types qu'esquisseP. Lévêque correspondentsansnul

douteà desphénomènesqu'il importe de distinguer,mais auxquelsil nenous semble pas opportun de conserverla dénominationde syncré-tisme. Commençonspar le derniercité, le syncrétisme-hénothéisme,un mot créé par Max Müller au siècle dernier à propos descroyancesvédiques;c'estla tendance«à rapprochertoutesles divinités d'un mêmesexede plusieursreligions», à percevoir l'unité fondamentaledu divinpar delà sesformes diverses.On ne le rencontrepasseulement,précisel'auteur, dansles spéculationsmétaphysiquesde basseépoque,commedansl'Isis des Hymnes,mais le domaineétrusque,par exemple,offredès le Ve siècle un cas de confusionsemblableentre Uni, Astarté etHéra16.

Ce qui est ici prioritairementen cause,observerons-nous,c'estuneconceptionthéologiqueparticulière, qui peut être simplementle faitd'écrivainsou d'érudits isolés ou se traduire aussidansle culte par ladiversité de noms divins donnésà une divinité. Elle apparaîtde bonneheure en Grèce. «Forme unique sous de multiples noms», s'exclameEschyle à propos de Thémis et de Gaia17, et déjà le poète-philosopheXénophanede Colophon paraît bien avoir entrepris d'universalisersemblableconception,en l'érigeanten une sorte de doctrine, lorsqu'il

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M. JOST,art. cit. (n. 2), p. 119.

Cecastrèscomplexe,attestéà Pyrgi, a étéanalyséau colloquede Besançon(1973)par R. BLOCH: Processusd'assimilationsdivinesdansl'Italie, in op. cit.(n. 1), p. 112-122;il évoquedansce casl'existenced'un véritablesyncrétismededivinitésopérédansle culte,etpasseulementd'un hénothéismeou d'inter-pretationes.Surle sujet,on lira lesremarquesrécentesdeC. BONNET, Melqart.Culteset mythesde l'Héraclès tyrien en Méditerranée,Leuven, 1988 (StudiaPhoenicia,8), p. 278-291.

Prom., 209-210: eél-uÇ Kat raîa, 1toÂ.Â.rov oV0l-lu"C<ov, iャop\ェャセ Ilia.

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proclamedansun célèbrefragment:«Un seul dieu, parmi les dieux etles hommesle plus grandI8». Le phénomène,dans ce dernier cas, estessentiellementintellectuelet peut n'avoir aucuneincidencematériellesur la représentation,les croyanceset les cultesattachésà unedivinité;on ne voit pasnon plus qu'il génèreune divinité nouvelles'offrant à lavénérationet qui serait faite du rassemblementde plusieursentitésdivines. Peut-êtreengendre-t-ilune mentalitépropice à de semblablessyncrétismes,mais en l'absencede tels effets, mieux vaut ne pas lecaractériserainsi19.

Nous voudrionsrapprochercet hénothéisme,en ce qu'il peut n'affec-ter que la pensée,de ce qu'il estconvenud'appelerl'interpretatio,cettehabitude qu'ont prise voyageurset écrivains, grecs et romains, debaptiserles divinités étrangèresdu nom de leurspropresdivinités. Cetteappropriationnominale implique la reconnaissancede certainessimi-litudes, réellesou supposées,et peutmêmes'accompagnerde l'affirma-tion d'un rapportde filiation20. Mais les comportementsreligieux, d'uncôté comme de l'autre, ne sont pas d'office affectés par une telledémarche.On dira que celle-ci offre du moins un terrain favorableauxemprunts,voire aux syncrétismesproprementdits. L'affirmation seraità vérifier. Se fondant principalementsur l'étude des assimilationsfréquentesque pratiqueHérodoteentreles dieux étrangerset les dieuxgrecs, J. Rudhardt21 s'est efforcé récemmentd'éclairer la mentalitégrecquequi présideà de telles reconnaissances.On trouve bien chezlepèredu comparatismereligieux, énoncéenotammentà proposde dieux

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Fr. 23 D.-K. : Etç geaç,ëv 'te 9eoîO't Kal &v9pro1totO't JlÉytO''tOç.

Surla questionde l'hénothéisme,on disposed'uneanalyserécentede H.S.VERSNEL, Ter Unus. Isis, Dionysos,Hermes.ThreeStudiesin Henotheism,Leiden, 1990 (Studiesin Greekand RomanReligion,6. InconsistenciesinGreek and RomanReligion, 1). N'ayant pas la prétentiond'envisagerlephénomènedanssonensemble,il étudietrois casoù un dieu estexaltéauxdépensdes autres.Les seulsemplois du mot syncretismdanscet ouvragedésignentuniquementdesdémarchesintellectuelles(p. 190et232).

Le mythe réunit volontiersGrecset non-Grecs,commele montrele cycle deCadmos:cf. M.F. BASLEZ, Culteset dévotionsdesPhéniciensen Grèce .' lesdivinitésmarines, in StudiaPhoenicia,IV : Religio Phoenicia,Namur, 1986(Coll. d'Étudesclassiques,1), p. 289-305,surtoutp. 296.Elle analysedanscetteétudeles mécanismesqui permettentde comprendreque tel nom divin grecsoit privilégié pour «abriter»une divinité phénicienne.Ce sont surtoutdesaffinitésfonctionnellesqui doiventêtreinvoquées.

De l'attitude desGrecsà l'égarddesreligionsétrangères,in RHR, 219 (1992),p.219-238.

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égyptiens,la théoried'uneantiqueadoptionpar les Grecs,mais ce qui,plus fondamentalement,rendrait compteen l'occurrencede ce proces-sus d'assimilation,c'est la conceptiond'une présenceuniverselle desdieux, toujourssemblablesà eux-mêmeset différents,entrelesquelslespeuplesont fait un choix et qu'ils nommentet honorentsuivantles tradi-tions qui leurssont'proprés.Parlà s'expliqueraitle fait que les Grecsnemettent nullement en cause l'existence des dieux étrangersni lalégitimité des dévotionsqui leur sont accordées,tout en se montrant,dans le même temps, réticents à les accueillir dans leurs proprescités22. Resteà savoir dansquelle mesurepareille conceptionthéolo-gique peut être généraliséeet si elle a pu peser,dansun sensou dansl'autre, sur les phénomènesde syncrétisme.

Un mot doit être dit aussidessyncrétismesdoctrinaux.L'histoire dece mot, dansnotre langue,est telle qu'il seraitdifficile sansdoutede lerécuserpour qualifier les essaisphilosophiquesvisant à concilier desdoctrinesreligieusesdivergentes,comme l'ont fait un Plutarque23, unJamblique24 et comme on en découvreaussi dans les textes gnos-tiques25. On ne s'y résoudracependantque si la démarche,éloignéed'un simple dilettantismeintellectuel, est animéepar un mouvementreligieux personnelet si elle témoigned'un effort d'interprétationet derestructurationdessystèmesde penséequ'ellevise à concilier.

*C'est sansdoute le type nommé par P. Lévêque«syncrétisme-

emprunt» qui appellele plus de réserves.La terminologie,ici, n'estpasseuleen cause,mais certainsexempleschoisis, qui concernentessen-tiellement l'origine de divinités (Apollon, Aphrodite, Cybèle, Hécate,etc.), nous semblentprêterà discussionen ce qu'ils posentplus fonda-mentalementl'épineusequestiondesrelationsentrele mondegrecet ce

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Ils prennentsoin avant toute décision de consulterles oracles.Dans saprésentecontribution (p. 165-173),R. RUIZ PÉREZ analyseavec nuanceslerôle deDelphesdansl'accueildescultesétrangers.

On pourra lire à ce propos,dans le prochainnuméro, la contribution deB. D ECHARNEUX, Le De Iside et Osiridede Plutarque,'un exemplephiloso-phiquede syncrétismereligieux.

Voir la présentecontributionde C. VAN LIEFFERINGE,La théurgie,'outil derestructurationdansle De mysteriisde Jamblique,p. 212-213.

Voir la présentecontributionde M. BROZE,Hathor, Ève, Marie et Barbélo " àproposdu langagemythiquedesécrits deNagHammadi,p. 47-57;le syncré-tismeintègreenl'occurrencedesélémentsjuifs, grecsetégyptiens.

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monde «oriental» auquel bon nombre de divinités auraient été«empruntées».

L'étudede tels rapportsn'a jamaisétésimple,oscillantà intervallesentre deux excès,égalementcondamnables.D'une part, la conscienceaiguë d'un certain «miracle grec» a longtempsocculté les influencesextérieuressubiespar l'hellénisme.De ce point de vue, le mondesavantallemandde la fin du XIXe sièclea largementcontribuéà rejeter touteconsidérationdu type ex oriente lux et à faire du mondesémite,notam-ment, un ensemblesansrapport aucunavec le pur hellénisme26. Onsait dans quelle ambiancede telles conceptionssont venuesau jour.Quelquesvoix se sont élevées,cependant,et l'excèsinversene fut pasévité. Que l'on pense à la «phénico-mani,e»qui saisit certainesanalysesde Victor Bérard ou, tout récemment,à la Black AthenadeMartin BernaIqui, dansun considérableet louaqleeffort de secouerlesprésupposésqu'il qualifie encorede «racistes»,versedansune sorte de«phénico-égypto-centrisme»tout à fait excessif,qui entendrabaisserl'arroganceculturelle européenne27.

Hormis ce dernier exemple, une plus grande prudence estaujourd'huide rigueur dansle traitementdes texteslittérairesdont letémoignagesur ces questionsest rarementdécisif. Une plus grandeattentionestenoutreportéeauxdécouvertesarchéologiquesqui attestentà la fois que des Grecsse sont déplacésà hauteépoquedanstoute laMéditerranée,mais aussique desOrientaux- par exemple desartisansspécialisés- sont venus s'implanterdans diversesrégions du mondegrec. Ces derniers déplacementspermettentnotammentd'expliquerl'émergenced'une phaseorientalisantedans le développementde l'artgrec.De surcroît,l'utilisation de l'alphabetphénicienpar les Grecsrestel'indice le plus manifeste- à défaut d'être le mieux compris28 - des

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Voir l'excellenteintroductionde W. BURKERT, The OrientalizingRevolution.NearEasternInfluenceon GreekCulture in theEarly ArchaicAge,Harvard,1992[or. aIl. 1984],p. 1-8.

M. B ERNAL, BlackAthena.TheAfroasiaticRootsofClassicalCivilization. l :The Fabrication ofAncientGreece1785-1985,London, 1991[1987]; II : TheArchaeologicaland DocumentaryEvidence,London, 1991.- La synthèsedeS. MORRIS, Daidalosand the Origins ofGreèkArt, Princeton,1992,offre unevision plus mesurée.

Cf. à ce proposPhoenikeiaGrammata.Lire et écrire en Méditerranée.Actesdu colloquede Liège, 15·18nov. 1989,Namur,1991(StudiaPhoenicia.Coll.d'Étudesclassiques,6), p. 277-370.

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relations étroites qui unissaientles diversescomposantesdu mondeégéen.

Nonobstantces indices, parler d'«emprunt»peut donner l'illusionque nous sommesà mêmede saisir desprocessus,desmécanismesqui,s'ils sontdiscernablesà époquerécente,nouséchappentlargementpourles périodes anciennes.Par exemple, des types iconographiquesétrangersont dû exercerune influence sur la façon dont les Grecs sereprésentaientleurs propresdivinités, mais l'interprétationqu'ils ontdonnéede cesreprésentationspeu familièresen a certainementmodifiéla signification originelle, et il est nécessairede nuancerles adoptionsqu'onleur prêteenparlantplutôt d'adaptations29. L'hypothèsene peutseparerdu vocabulairede la certitude,surtoutlorsquecelle-ci ne setraduitqu'en termesambigus.

*Revenonsà la typologie de P. Lévêquepour évoquerrapidementles

deux dernières catégories de faits qu'il classe. Si la notion de«syncrétisme-juxtaposition"porteen elle-mêmecommeunecontradic-tion, le secondterme apparaîtquant à lui judicieux pour désignercertainesattitudesqu'onteuesles Grecsémigrésdansdespayshelléni-sés. Tout en importantleurs propresdieux, ils y ont souventadoptélesdieux indigènes, mais «en les habillant à la grecque»,poursuivantainsi un processusdéjà à l'œuvre chez un Hérodote. Il y a donc icicoexistencede deux religions, avec interpénétrationlimitée. Le cas estbien différent du «syncrétisme-emprunt»: «Isis ne tient pas la mêmeplace pour un Grec d'Athènesque pour un Grec du Fayoum».L'auteurobserveensuitequ'il estdesinterpénétrationsbeaucoupplus complexes;tel estle casde Sérapis,dieu synthétiqueparexcellence30, et de certains

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Cf. St. BOHM, Die» NackteGottin «. Zur Ikonographieund Deutungunbe-kleideter weiblicher Figuren in der frühgriechischenKunst, Mainz, 1990(Deutsche Archaologische Institut), et l'introduction de V. PIRENNE-

DELFORGE,L'Aphroditegrecque.Contributionà l'étudede sesculteset de sapersonnalitédans le panthéonarchaïqueet classique,Liège, 1994 (KernosSuppl.,4), p. 1-14.- Un casd'«emprunt»supposéestréfutéparH. GEORGOU-

LAKI danssa présentecontributionsurLe type iconographiquede la statuecultuelled'ApollonAmyklaios,p. 95-113.

On en trouveraune nouvelle illustration dansla présentecontributiondeC. BARRIG6N FUENTES,Les dieux égyptiensdans l'Onirocriticon d'Artémi-dore, p. 29-45.

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cultes pratiquésdans les royaumesgréco-bactrio-indiens31 qui ont vufusionner l'hellénisme, le brahmanisme,le bouddhisme,voire descultes pré-aryens.

Resteun cinquièmetype que notre auteurappelle«syncrétisme-infléchissement»et qui caractérisece qu'on peut observerdans lemondecolonial grec; sont ici visés essentiellementla Grande-Grèceetla Sicile32. Si les divinités indigènesn'y ont été que rarementemprun-tées, on constatenéanmoins,sous leur influence, des orientationsnouvellesque peutprendrela religion desémigréspar une accentuationde la placefaite aux culteschthoniensou aux divinités de l'élan vital.

*Infléchissementreclproque de deux religions ou juxtaposition

accompagnéed'interpénétrationou bien encore syncrétisme,pourautantque deux religions ethniquessoientconcernées,ce ne sont là, ensomme,que des modalitésdifférentesd'un phénomènecomplexequel'anthropologiemodernea coutumede désignerpar le termed'accultu-ration. Certainshellénistes,il est vrai, ont exprimé leur réticenceàemployerce mot; Henri van Effenterre33 notammenta formulé jadis àce sujet une sévèremise en garde. C'est qu'une espècede finalismehistorique,explique-t-il, tendà s'attacherau mot «acculturation»dont lepréfixe en dit long et qui, né dans le contextedu colonialisme,resteencoreimprégnédu modèle unilatéral du «dominant»et du «dominé».Or, l'exemple de la Grèce et de Rome, si familiers aux historiensde

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L'introduction d'Héraclèsjusquedansl'Orient lointain estd'unecomplexitéexemplaire:cf. C. BONNET, Héraclèsen Orient: interprétationset syncré·tismes,in C. BONNET, C. JOURDAIN-ANNEQUIN (éds),Héraclès.D'une rive àl'autre de la Méditerranée.Bilan et perspectives.Actes de la Table Ronde,AcademiaBelgica-ÉcolefrançaisedeRome,15-16septembre1989,Bruxelles-Rome, 1992 (Études de philologie, d'archéologieet d'histoire anciennespubliéespar l'Institut historique belgede Rome,28), p. 165-198.L'auteurconclut que «rien sansdoute, ou presquen'auraiteu lieu sansla volontépolitique de mettre le mythe au service d'Alexandreet de ses conquêtes»(p. 197).

P. LÉVÊQUE consacretout un article à cetteétudedansle mêmevolume:Colonisationgrecqueet syncrétisme,p. 43-66.

«Acculturation»et Histoire ancienne,in Actesdu XIe CongrèsinternationaldesScienceshistoriques.Vienne,29 août·5 septembre1965, Vienne, 1965,p. 37-44. En revanche,I. CHIRASSI COLOMBO en proposaitl'usagedanssacontribution au colloque de Besançon(1963) Acculturation et cultesthérapeutiques,in op. cit. (n. 1), p. 96-111.

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l'Antiquité, montre superbementque ce n'est pas toujours celui quitriomphepar les armeset la dominationpolitique qui l'emporteculturel-lement: Graecia capta ferum victoremcepit ! Que la civilisation puisseêtredu côtédesfaiblesestun constatquele poèteHoracea étécapabledefaire, mais il n'estpassûr qu'unetelle conceptionsous-tendehabituel-lement les étudesd'«acculturation»...

Donnons à l'objection, qu'étayentd'autresexempleset d'autresconsidérations,toute sa portéeméthodologique:on peut craindreque«l'emploi de ce mot ne tende à institutionnaliserdans la recherchehistoriquedes modesde pensée,des principesd'enquête,des habitudesde présentation»qui ne lui conviennentpas, à supposermêmequ'ellessoientpertinentespour l'étudede phénomènesmodernes.

Ces réservesfaites, l'auteur n'en reconnaîtpas moins loyalementqu'une réflexion sur l'«acculturation»n'est pas dénuéede profit pourl'étudede l'Antiquité. C'estaussinotre avis, et il noussemblemêmequel'usage du terme en ce dernier domaine n'est plus incompatibleaujourd'huiavec la vigilance méthodologiquequi s'impose.Les étudesmodernesd'ethnologie et d'anthropologieont sur nous ce doubleavantaged'êtresouventmieux arméespour analyserles faits dansleurglobalité complexeet, surtout,de pouvoir les observerdansleur proces-susvivant. Par là, elles peuventcontribuerà renouvelerla compréhen-sion des phénomènesantiques, religieux en particulier, en endécouvrantdesfacettesrestéesvoiléesou, à tout le moins, en suggérantdes questionsnouvelles.Ce n'estpas dire que les conceptsd'accultura-tion, de déculturation,de contre-acculturationsoientdavantagedépour-vus d'équivoqueque celui de syncrétisme,ni qu'il faille sacrifieraveuglémentà de nouvelles approchesen renonçantaux anciennes.S'agissantdu passé,l'étude des faits dans leur dimensionhistoriquedemeureà l'évidenceessentielle.Mais l'histoire ne s'enrichit-ellepasde tout ce qui concourtà affiner la vision de l'historien?

S'il estvrai que l'arbre se juge à sesfruits, on ne peut que recom-manderici la lecture de l'ouvrage qu'ÉdouardWill et Claude Orieuxont consacrénaguèreau judaïsmejudéen dans ses rapports avecl'hellénisme34. Nourries par une réflexion anthropologiqueet assorties

34 Ioudaïsmos-Hellènismos.Essai sur le judaïsmejudéenà l'époquehellénis-tique, Paris,PressesUniversitairesdeNancy,1983.La présentecontributionde E. SUAREZ DE LA TORRE,Sibylles,mantiqueinspiréeet collectionsoracu-laires, p. 175-201,toucheaussiauxrapportsentrele mondegrecet le mondejuif, maisdansle milieu d'Alexandriecettefois. Une autrerégiondecetOrienthellénisé,les provincesméridionalesd'Asie mineureoù des peuplesindo-

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de considérationsméthodologiquesd'un grand intérêt35, les finesanalysesqui composentcette étude renouvellentsur bien des pointsnotre connaissancede la vie religieusesqui a marqué,et souventagité,cettetêtede pontde l'Orient hellénisé.

Conclusion

Au terme de cette mise au point, on aura compris que, si nousplaidons pour une discipline terminologiqueplus exigeante,c'estavecla double conviction que la recherched'outils conceptuelsadéquatsdoitdemeurerouverte et qu'elle peut concourir à la mise en place d'uneméthodologietoujours mieux adaptéeà l'étude des faits de contactetd'échange,éminemmentcomplexes et diversifiés, qui n'ont cesséd'affecter les religions antiques.Distinguer soigneusementles phéno-mèneset viser, chaquefois qu'il est possible, à une compréhensionglobale qui prenneen comptenon seulementles contextespolitiques,socio-économiqueset culturels, mais aussi la durée dans laquelleopèrentles processuset enfin, last but not least, la doubleface,externeetmentale,qu'implique tout fait religieux, telles sont, nous paraît-il, lesprincipalesdémarchesqui conditionnentaujourd'hui le progrèsde cesétudes.

André MOTTE

Vinciane PIRENNE-DELFORGEChargéede recherchesau F.N.R.S.

UniversitédeLiègePlacedu 20-Août,32B - 4000LIÈGE

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européens,bien avantles Grecs,ont laissédesempreintespersistantes,estétudiéedansla contributionde R. LEBRUN, Syncrétismeset cultes indigènesenAsieMineureméridionale,p. 141·153;cetteétudemontrecombienl'accul-turation s'estfaite différemmentselonles lieux et les divinités: exemplesd'assimilation,souventsuperficielles,par l'adoption de noms grecs dedivinité, d'épiclèses,d'attributs,maisexemplesaussidenomsindigèneset decultesqui résistent.

Sur la notion d'acculturation,voir en particulier les pages120-123;sur lanotiondesyncrétisme,dontil estaussiprônéun usagerestrictif, voir lespages18-19,147-148et 171,n. 81 (pouruncomplémentbibliographique).