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34 27/02/2013 L’encyclopédie en ligne Wikipédia, tout le monde l’utilise, tout le monde s’en inspire, mais personne ne sait qui l’alimente. Vous allez enfin savoir qui sont ces mystérieux bénévoles. LES NOUVEAUX iche de 23 millions d’ar- ticles. Quatre fois plus fournie que la célèbre Encyclopædia Britanni- ca. Et numéro un des résultats sur Google. Wikipédia a réussi, en un peu plus d’une dé- cennie, à s’installer dans le quotidien de tous. Son atout décisif? L’encyclopédie collaborative est actualisée et corrigée en permanence car tout lecteur est un rédacteur ou correcteur potentiel. Sur les 25 millions de personnes qui vi- sitent le site chaque jour, ils sont 75.000 à mettre la main à la pâte. Qui sont-ils donc? Le contributeur type est un geek de 26 ans préservé d’obliga- tions familiales et qui consacre 4,3 heures par semaine à cette activité. “Il s’agit pour la plupart d’étudiants, d’en- seignants ou des personnes dans le métier de la recherche”, observe Emma- nuel Wathelet, chercheur à l’UCL Mons dont la thèse porte sur la gouvernance de Wikipédia. Dans les faits, on a plutôt affaire à Mon- sieur et Madame Tout-le-Monde, des Wikipédiens de tous âges, aux dadas éclectiques. “Si mes sujets de prédilec- tion sont liés au féminisme et aux ques- tions d’identité sexuelle, j’interviens aussi dans des articles sur la culture russe, la cuisine ou mes groupes de rock préférés”, explique Charlotte, 21 ans, étudiante en traduction, qui contri- bue plusieurs fois par semaine. Marc, musicien et papa de deux enfants, s’intéresse en toute logique à la scène musicale belge et à l’art contemporain, tandis que Didier, informaticien et apôtre du logiciel libre, met, lui, un point d’honneur à approvisionner Wikipédia de photos perso prises à des manifes- tations ou dans des lieux qu’il a visités. Jean, 66 ans, privilégie les sujets dont il est spécialiste: la philo, qu’il ensei- gnait, mais aussi la littérature, la théo- logie et l’histoire. AUTEURS ET PATROUILLEURS Rares sont cependant les courageux, comme ce professeur retraité, qui rédi- gent des articles entiers. Une tâche qui peut prendre plusieurs heures. “L’écri- ture n’est pas un exercice facile”, admet- il humblement. La plupart se conten- tent dès lors de jouer les simples - mais précieux - “patrouilleurs”: ils corrigent les fautes d’orthographe, vérifient les ImageGlobe ACTUALITÉS LES PERSONNAGES MOU_0913_034_REG_WIKI_JPE.indd 34 25/02/13 13:47

Les nouveaux encyclopédistes

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L’encyclopédie en ligne Wikipédia, tout le monde l’utilise, tout le monde s’en inspire, mais personne ne sait qui l’alimente. Vous allez enfin savoir qui sont ces mystérieux bénévoles.

LES NOUVEAUX ENCYCLOPÉDISTESiche de 23 millions d’ar-ticles. Quatre fois plus fournie que la célèbre Encyclopædia Britanni-ca. Et numéro un des résultats sur Google. Wikipédia a réussi, en un peu plus d’une dé-cennie, à s’installer dans le quotidien de

tous. Son atout décisif? L’encyclopédie collaborative est actualisée et corrigée en permanence car tout lecteur est un rédacteur ou correcteur potentiel. Sur les 25 millions de personnes qui vi-sitent le site chaque jour, ils sont 75.000 à mettre la main à la pâte. Qui sont-ils donc? Le contributeur type est un geek de 26 ans préservé d’obliga-tions familiales et qui consacre 4,3 heures par semaine à cette activité. “Il

s’agit pour la plupart d’étudiants, d’en-seignants ou des personnes dans le métier de la recherche”, observe Emma-nuel Wathelet, chercheur à l’UCL Mons dont la thèse porte sur la gouvernance de Wikipédia.

Dans les faits, on a plutôt affaire à Mon-sieur et Madame Tout-le-Monde, des Wikipédiens de tous âges, aux dadas éclectiques. “Si mes sujets de prédilec-tion sont liés au féminisme et aux ques-tions d’identité sexuelle, j’interviens aussi dans des articles sur la culture russe, la cuisine ou mes groupes de rock préférés”, explique Charlotte, 21 ans, étudiante en traduction, qui contri-bue plusieurs fois par semaine. Marc, musicien et papa de deux enfants, s’intéresse en toute logique à la scène musicale belge et à l’art contemporain,

tandis que Didier, informaticien et apôtre du logiciel libre, met, lui, un point d’honneur à approvisionner Wikipédia de photos perso prises à des manifes-tations ou dans des lieux qu’il a visités. Jean, 66 ans, privilégie les sujets dont il est spécialiste: la philo, qu’il ensei-gnait, mais aussi la littérature, la théo-logie et l’histoire.

AUTEURS ET PATROUILLEURS Rares sont cependant les courageux, comme ce professeur retraité, qui rédi-gent des articles entiers. Une tâche qui peut prendre plusieurs heures. “L’écri-ture n’est pas un exercice facile”, admet-il humblement. La plupart se conten-tent dès lors de jouer les simples - mais précieux - “patrouilleurs”: ils corrigent les fautes d’orthographe, vérifient les

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LES NOUVEAUX ENCYCLOPÉDISTESmodifications d’anonymes, ajoutent les sources manquantes, traquent le “cy-bervandalisme”… Grâce à eux, les er-reurs restent rarement en ligne plus de quelques heures. Forcément, une telle ruche nécessite aussi des chefs d’or-chestre, qui prennent en charge la créa-tion de règles, la résolution de conflits ou la fermeture de pages. “Ceux qui sont actifs dans l’organisation interne sont des gens bardés de diplômes, ce qui relativise grandement l’idée d’une encyclopédie d’amateurs, détaille Emmanuel Wathelet. Ceux qui contri-buent sont généralement des experts dans leur domaine.”

Un gage de qualité renforcé par le pro-cessus infini de correction mutuelle entre contributeurs. Et lorsqu’un dé-saccord intervient entre eux, ils passent sur la page de discussion dédiée à l’article pour tenter d’aboutir à un consensus, après confrontation des points de vue. “Sur Wikipédia, il y a un goût certain pour les joutes ver-bales, l’argumentation, le plaisir rhéto-rique”, reconnaît Emmanuel Whatelet. Résultat, les pages de discussion

s’étalent sur des kilomètres d’écran, dans les tréfonds du web.

STAKHANOVISTES BÉNÉVOLESEt si, en dépit de ces palabres, on échoue à aboutir à un compromis? On recourt alors au vote, à une médiation, voire carrément à un comité d’arbitrage. “Les Wikipédiens sont plutôt procédu-riers”, reconnaît Charlotte, à qui il arrive de consacrer plusieurs heures à une correction. Et si tout se déroule dans une extrême courtoisie, l’accouche-ment d’un article peut se faire au for-ceps. C’est chronophage et forcément usant. De quoi se demander ce qui pousse ces Wiki-masos à se montrer stakhanovistes. Pas l’appât du gain en tout cas, l’activité étant totalement bé-névole. Leur réponse, les Wikipédiens la donnent en chœur: “Apprendre et partager librement des savoirs”. Un juste retour des choses, en fait: “J’uti-lise Wikipédia comme tout le monde, cela me semble donc normal de retour-ner aussi, quand je le peux, une partie de l’information, estime Didier. Mieux:

La vie n’est pas toujours un long fleuve tranquille sur Wikipé-dia. Parfois, les débats entre contributeurs tournent au conflit. On opte alors pour une solution radicale, comme bloquer l’un ou l’autre Wikipédien rétif. Une mésaventure qu’a subie José, écarté du Wikipédia francophone pendant trois ans. Sa faute? Un trop grand enthousiasme à souligner l’autonomie de la Wallonie. Et un entêtement coupable à utiliser le mot “Wal-lonie”, pas assez neutre pour ses contradicteurs (des Français, principalement) qui, se basant sur la Constitution, préconisent l’emploi de “Région Wallonne” ou, plus simplement, de la mention “Belgique”.

“Des gens extrêmement virulents me surveillaient constamment. Cela devenait impossible, aussi bien pour moi que pour Wikipédia. Les conflits étaient trop graves. Un administrateur a fini par me bloquer.” Après un exil sur le Wikipédia anglophone, José est revenu à ses premières amours. Sous un autre nom et déter-miné à ne plus parler d’un sujet trop controversé.

ENTÊTÉ? BLOQUÉ!

j’estime qu’information et connaissance doivent être partagées. C’est ainsi que l’on progresse, en voyant d’abord ce que d’autres ont fait. Histoire de ne pas avoir à réinventer la roue…”

Tous partagent un même socle de va-leurs: proche du savoir gratuit, loin de l’internet marchand. Philanthrope, le Wikipédien? “Je suis archiconvaincu que mes vingt ans de scoutisme ont contribué à mon esprit communau-taire”, affirme Christophe, qui a d’ail-leurs pris le pseudo “Moosh” en réfé-rence à son totem. Et comme dans toute communauté, le sentiment d’ap-partenance et la reconnaissance sont loin d’être futiles. “Ces considérations priment sur la réputation ou la fierté d’avoir écrit beaucoup d’articles”, confirme Emmanuel Wathelet. Même si, comme le souligne Charlotte, “les contributeurs les plus actifs, les plus anciens et les plus diplomates restent les plus respectés”. Manifestement, l’encyclopédie collaborative est aussi celle du savoir-vivre.

hPierre Scheurette (st.)

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