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1 La représentation de la femme chez Hésiode Introduction : Je vous propose de démarrer en douceur cette matinée par un voyage dans des temps reculés. Nous allons partir à la rencontre d’Hésiode, auteur grec du VIIIème siècle avant JC. Il faut donc accepter de laisser un peu de côté notre vision du monde d’homme et de femme du XXIème siècle pour avancer à la découverte des représentations de la femme chez cet auteur. Il a composé en effet deux récits de création de la femme dans la Théogonie et les Travaux et les Jours à partir desquels il brosse ensuite un portrait, non dénué de misogynie, sur les femmes de son époque. Il est intéressant de constater que la Bible propose également deux versions datées du IX ème siècle environ av JC de la création d’Eve. Je vous propose d’alterner des analyses de textes que je projetterai , même s’ils sont denses pour ceux qui souhaitent lire, mais bien sûr, pour ceux qui le préfèrent, laissez-vous bercer par la musicalité des extraits. Par ailleurs, je vais également présenter des œuvres d’art. J’en commenterai certaines, mais pas toutes. C’est parfois simplement pour le plaisir des yeux. Nous étudierons donc la pluralité des variantes afin de dégager les grandes caractéristiques de la femme. Or, cette dernière chez Hésiode n’incarnerait-elle pas une figure de l’ambiguïté et par là-même, n’annoncerait-elle pas toute condition mortelle ? Nous verrons au cours de notre vagabondage littéraire dans les textes d’Hésiode dans quel contexte apparaît la femme. Pour cela, il faudra rappeler l’organisation du monde avant son arrivée. Nous nous pencherons ensuite sur les étapes des deux récits de fabrication afin d’en dégager les significations dans et pour la société grecque qui les a produits. Nous analyserons alors en parallèle l’imagerie antique à travers deux vases pour montrer comment les œuvres d’art ont repris et modifié aussi la vision d’Hésiode. Enfin, après avoir étudié ce que dit Hésiode de ses contemporaines, nous présenterons rapidement l’influence qu’il a pu avoir dans l’Antiquité sur la perception des femmes. Présentation d’Hésiode

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La représentation de la femme chez Hésiode

Introduction :

Je vous propose de démarrer en douceur cette matinée par un voyage dans des

temps reculés. Nous allons partir à la rencontre d’Hésiode, auteur grec du VIIIème siècle

avant JC. Il faut donc accepter de laisser un peu de côté notre vision du monde d’homme

et de femme du XXIème siècle pour avancer à la découverte des représentations de la

femme chez cet auteur. Il a composé en effet deux récits de création de la femme dans la

Théogonie et les Travaux et les Jours à partir desquels il brosse ensuite un portrait, non

dénué de misogynie, sur les femmes de son époque. Il est intéressant de constater que

la Bible propose également deux versions datées du IX ème siècle environ av JC de la

création d’Eve. Je vous propose d’alterner des analyses de textes que je projetterai ,

même s’ils sont denses pour ceux qui souhaitent lire, mais bien sûr, pour ceux qui le

préfèrent, laissez-vous bercer par la musicalité des extraits. Par ailleurs, je vais

également présenter des œuvres d’art. J’en commenterai certaines, mais pas toutes.

C’est parfois simplement pour le plaisir des yeux.

Nous étudierons donc la pluralité des variantes afin de dégager les grandes

caractéristiques de la femme. Or, cette dernière chez Hésiode n’incarnerait-elle pas une

figure de l’ambiguïté et par là-même, n’annoncerait-elle pas toute condition mortelle ?

Nous verrons au cours de notre vagabondage littéraire dans les textes d’Hésiode

dans quel contexte apparaît la femme. Pour cela, il faudra rappeler l’organisation du

monde avant son arrivée. Nous nous pencherons ensuite sur les étapes des deux récits

de fabrication afin d’en dégager les significations dans et pour la société grecque qui les

a produits. Nous analyserons alors en parallèle l’imagerie antique à travers deux vases

pour montrer comment les œuvres d’art ont repris et modifié aussi la vision d’Hésiode.

Enfin, après avoir étudié ce que dit Hésiode de ses contemporaines, nous présenterons

rapidement l’influence qu’il a pu avoir dans l’Antiquité sur la perception des femmes.

Présentation d’Hésiode

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Mais tout d’abord qui est Hésiode ? Nous ne savons pas grand chose de lui. On

admet en général qu’il a vécu au VIII ème siècle av JC, à peu près comme Homère.

Quelques indications tirées de son œuvre nous renseignent sur ses origines, ses

différends avec son frère et son activité poétique. Il a vécu en Béotie, au pied de

l’Hélicon. Il possédait là des champs qu’il cultivait tout en exerçant le métier d’aède. Il

raconte en effet dans la Théogonie qu’alors qu’il gardait les moutons sur le mont

Hélicon, il entendit les muses l’appeler à devenir poète et à chanter les dieux. A la mort

de son père, le domaine familial fut divisé entre Hésiode et son frère Persès, qui réclama

plus que son dû. Un conflit s’ensuivit auquel il fait allusion dans les Travaux et les Jours.

Présentation de ses œuvres

J’ai déjà cité les deux poèmes authentiques1 qui nous sont parvenus de lui : la Théogonie

et les Travaux et les Jours.

Dans cette dernière œuvre, à partir de son cas personnel puisqu’il est en procès

avec son frère, le poète réfléchit à l’instinct de lutte qui est en l’homme : ἒρις en grec.

Cette lutte peut être une émulation féconde et heureuse lorsqu’elle est tournée vers le

travail. Il donne alors de nombreux conseils pour mener à bien les travaux agricoles ou

la navigation. En revanche, si la lutte se fait violence, elle perd l’homme. Le mythe de

Prométhée et de Pandore, la première femme, va alors montrer que le travail seul doit

assurer la vie de l’homme. Nul ne peut s’y dérober sous peine d’être puni, comme

Prométhée l’a été lors de la création de Pandore. Tel est le message qu’il délivre à son

frère Persès.

Dans la Théogonie, Hésiode raconte comment est née sa vocation poétique avant

d’entamer un hymne aux Muses. Ensuite, commence la théogonie qui est aussi une

cosmogonie. En effet, il raconte à la fois la naissance de l’univers ( une cosmogonie) , qui

marque aussi le début des différentes générations divines (théogonie). Au milieu de

cette théogonie, catalogue des générations divines se trouve le mythe de Prométhée et

de la première femme qui va nous intéresser plus particulièrement. La Théogonie

s’achève sur les dieux de l’Olympe avant que ne commence un nouveau catalogue :

1 Il y a aussi le Bouclier qui n’est pas authentique et des fragments.

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l’héroogonie, le catalogue des héros (demi-dieux) nés des amours d’une déesse et d’un

mortel.

Les catalogues qui énoncent la succession des générations divines alternent avec

des récits qui sont étiologiques, c’est-à- dire qu’ils découvrent dans le passé une

justification du présent. Ils expliquent donc, grâce au passé, le présent tel qu’il est vécu

par Hésiode. Ainsi, nous verrons qu’à travers cette première femme, Hésiode transmet

sa vision des relations hommes / femmes. Par ailleurs, ces récits racontent comment

Zeus a établi son pouvoir. Il s’agit en quelque sorte de la geste de Zeus. Dans l’épisode

de Prométhée et de la première femme, Zeus établit sa domination sur les hommes.

Pour comprendre l’arrivée de cette première femme, il faut d’abord s’immerger dans la

cosmogonie d’Hésiode.

I L’organisation du monde avant l’arrivée de la première femme

1 Ouranos

Il raconte qu’au début, il y a le Chaos traduit souvent par l’Abîme, Gaia(la Terre )

et Eros (l’Amour). De la Terre elle-même va naître Ouranos (le Ciel Etoilé).

Des embrassements du Ciel, elle va donner naissance à plusieurs êtres terribles

que leur père va prendre en haine dès le début et qu’à peine nés, il va enfouir dans la

Terre, dans Gaïa pour s’en débarrasser. Pour n’en nommer que quelques-uns dont les

noms sont évocateurs :

-Les cyclopes qui ont un cœur violent et un seul œil,

-3 géants Hécatonchires, c’est-à-dire qu’ils possèdent 100 mains,

-les Titans dont Japet et surtout Cronos qui est qualifié en grec de c’est-à-

dire le fourbe, le rusé. Mais le terme grec est extraordinairement imagé, car

ἀγκύληsignifie tout objet recourbé, et cela va de l’articulation (d’où ankyloser) à l’ancre

du bateau.

Or, précisément, c’est Cronos qui va se charger d’émasculer son père, Ouranos,

avec un objet recourbé, une serpe. En effet, Gaia, sa mère, souffre excessivement de

conserver dans ses profondeurs tous les enfants qu’elle ne peut pas laisser venir à la

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lumière à cause d’Ouranos, qui, lui, trouve cette situation plaisante. Elle ourdit donc une

ruse et c’est Cronos qui l’accomplit, mettant ainsi fin à la domination d’Ouranos.

2 Cronos

Commence alors la 2ème génération des dieux dominée par Cronos qui va s’unir à

Rhéa, sa sœur et donner ainsi naissance à la génération des dieux olympiens dont les

noms vous sont sans doute familiers : Déméter (déesse maternelle de la terre, liée à

l’agriculture), Héra (protectrice des femmes mariées), Hadès (dieu des Enfers, des

morts) , Poséidon (Dieu de la mer) et Zeus. Or, une nouvelle fois, une lutte va s’engager

entre le père et ses enfants. En effet, Cronos a été averti par Ouranos et Gaia que l’un des

ses fils le détrônerait. Aussi avale-t-il systématiquement toute sa progéniture.

Finalement, c’est Zeus, qui, caché à la naissance et remplacé par une pierre emmaillotée

que donne sa mère à son père, c’est Zeus donc qui, grâce à sa force et son adresse, va

réussir à vaincre son père Cronos, l’obligeant ainsi à recracher tous ses enfants.

Malgré les apparences, je vous mène peu à peu vers l’apparition de la première

femme. Mais il va nous falloir encore emprunter quelques chemins de traverse avant

d’en arriver à la belle demoiselle. Il faut encore parler d’éléments masculins avant d’en

arriver à la femme. Pour le moment vous remarquerez que le principe féminin n’existe

qu’à travers les déesses. On pourrait d’ailleurs se demander dans quelle mesure les

déesses agissent comme on l’attendrait de personnages féminins. Cela pourrait être

l’objet d’une autre intervention…

3 Zeus et Prométhée

Il me faut d’abord vous parler de deux frères Prométhée et Epiméthée. Ce sont

les fils de Japet, qui est ….un Titan, frère de Cronos, comme vous vous en souvenez bien.

L’étymologie nous renseigne immédiatement sur la personnalité de ces deux frères : le

préfixe signifie avant, alors qu’ ἐ après. Méthée vient du verbe μανθάνωqui

signifie comprendre. Promothée, c’est aussi un adjectif qui signifie prévoyant, prudent.

C’est celui qui comprend avant, tandis qu’Epiméthée ne comprend qu’après et donc trop

tard… C’est assurément le maladroit, l’irréfléchi.

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Pour compléter cette présentation des deux frères, je vais me tourner vers l’autre

œuvre d’Hésiode, les Travaux et les Jours.

Au début, à l’époque de l’âge d’or, au temps de Cronos, les hommes (de sexe

masculin uniquement) vivent comme des dieux : sans travailler, dans l’abondance et la

paix. Ils sont jeunes, sans soucis et participent aux festins des dieux. Quand ils meurent,

ils s’endorment.

Avec le règne de Zeus , qui organise et hiérarchise le monde, qui répartit

l’apanage des dieux, c’est-à-dire les honneurs et les privilèges réservés à chacun des

dieux, va se poser désormais la question de la séparation entre les hommes et les dieux.

Menée par Prométhée, l’opération prend un tour dramatique pour, après de multiples

rebondissements, mener à la création de la première femme, Pandore.

Devant les dieux et les hommes réunis encore dans une même assemblée,

Prométhée mène un bœuf qui a été immolé. Il le découpe et fait deux tas. L’un est

composé d’os recouverts de graisse appétissante, tandis que dans l’autre, la viande, la

partie comestible, est cachée dans la peau et l’estomac peu attirant ( en grec) du

bœuf. Il propose alors à Zeus de choisir le paquet qui lui convient. Ce dernier a

parfaitement compris la ruse, mais choisit la graisse et les os. Une fois la graisse ôtée,

Zeus se met très en colère. On peut s’interroger sur la raison pour laquelle Zeus ,

étonnamment, accepte de se laisser tromper par Prométhée. Jean-Pierre Vernant dans

l’Univers, les dieux, les hommes montre que ce récit fixe la façon dont les hommes, dans

la Grèce Antique, doivent entrer en communication avec les dieux à travers le sacrifice.

Sur l’autel sont brûlés des aromates au milieu desquels les os de la bête sacrifiée sont

déposés. La part des dieux monte donc vers les cieux sous la forme de fumée odorante

tandis que les hommes font griller la viande et la mangent.

Mais ce récit reste très ambigu comme le souligne toujours Jean-Pierre Vernant dans son

article sur Pandore, car, si dans un premier temps, les dieux semblent perdants, en

réfléchissant, les apparences peuvent être trompeuses, comme dans l’histoire de

Pandore précisément. En effet, les hommes conservent la viande, ce qui signifie qu’ils

ont besoin de se nourrir pour vivre, qu’ils sont obligés de chercher dans leur

environnement des ressources d’énergie sans quoi ils meurent. Les dieux, en revanche,

n’absorbent que de l’ambroisie et du nectar, nourriture et boisson d’immortalité. En

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outre, la moelle contenue dans les os est en relation pour les Grecs avec le cerveau, mais

aussi avec la semence masculine. Elle symbolise donc la fécondité, la descendance, la

vitalité d’un animal tandis que la chair dévorée par les hommes, n’est que de la viande

morte. Désormais donc, à travers la tromperie de Prométhée, sont signifiées la vitalité et

l’immortalité des dieux tandis que les hommes sont marqués du sceau de la finitude et

de la mortalité. Ce partage aux apparences trompeuses révèle une issue trompeuse

aussi : les vainqueurs ne sont pas ceux que l’on croit.

Zeus, furieux, décide non seulement de cacher le blé, les hommes devront

travailler pour le faire pousser, mais aussi de faire disparaître le feu. Là encore,

Prométhée intervient et cache le feu dans une sorte de roseau creux pour le donner aux

hommes. La réaction de Zeus est alors extrêmement violente. Il faut punir Prométhée et

surtout les hommes en utilisant les mêmes armes que l’adversaire : des apparences

trompeuses.

Cette punition sera la première femme, punition d’autant plus terrible que les

hommes chériront ce qui leur causera nombre de souffrances.

II La fabrication de la femme

1. La fabrication de la première femme dans la Théogonie

Je cède désormais la parole à Hésiode dans la Théogonie. Voici d’abord la création à

proprement parler de la première femme, qui est sous la forme d’une ekphrasis, c’est-à-

dire qu’il décrit une véritable œuvre d’art :

Je vais citer le texte, puis je le commenterai :

« Aussitôt en place du feu, il créa un mal, destiné aux humains. Avec de la terre, l’illustre

Boiteux2 (Héphaïstos), modela un être tout pareil à une chaste vierge, par le vouloir du

2 Héphaïstos : Dieu grec du feu et des Arts artisanaux particulièrement ceux pour lesquels on utilise le feu. Comme il était boiteux de naissance, Héra le jeta du haut de

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Cronide. La déesse aux yeux pers3, Athéna4, lui noua sa ceinture, après l’avoir parée

d’une robe blanche, tandis que de son front ses mains faisaient tomber un voile aux mille

broderies, merveille pour les yeux. Autour de sa tête, elle posa un diadème d’or forgé

par l’illustre boiteux lui-même, de ses mains adroites, pour plaire à Zeus son père : il

portait d’innombrables ciselures, merveille pour les yeux, image des bêtes que par

milliers nourrissent la terre et les mers ; Héphaïstos en avait mis des milliers –et un

charme infini illuminait le bijou –véritables merveilles, toutes semblables à des êtres

vivants.

Et quand en place d’un bien, Zeus eut créé ce mal si beau, il l’amena où étaient dieux et

hommes, superbement paré par La vierge aux yeux pers, la fille du dieu fort ; et les dieux

immortels et les hommes mortels allaient s’émerveillant à la vue de ce piège, profond et

sans issue, destiné aux humains. Car c’est de celle-là qu’est sortie la race, l’engeance

maudite des femmes, terrible fléau installé au milieu des hommes mortels. »

Vient ensuite une réflexion d’Hésiode sur les femmes de son époque que nous

analyserons ultérieurement.

Revenons-en à cette première femme. Comment est-elle présentée?

Avec elle apparaît l’ambiguïté

En effet, il s’agit d’un mal, κακόν en grec (pensez à la cacophonie). Le texte

s’ouvre et se ferme de façon concentrique et un peu obsédante sur cette idée. Elle est un

piège destiné aux humains, qui n’ont pourtant rien fait de mal. Il n’y a là aucune

culpabilité ou faute. C’est Prométhée qui a agi avec ruse, ce sont les hommes qui sont

victimes de cette même ruse.

l’Olympe. Ou bien, ayant pris le parti de sa mère pendant une querelle entre ses paren ts Zeus et Héra, Zeus le jeta sur la terre. Mari d’Aphrodite. 3 γλαυκῶπις 4 Athéna : déesse de la guerre, déesse de la filature et du tissage. Personnification de la sagesse, de la stratégie. Fille de Zeus et de Métis. (que Zeus a avalée car peur qu’elle ne donne naissance à un fils plus fort que lui). Héphaïstos a ouvert la tête de Zeus avec une hache. Elle est sortie casquée.

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Cependant ce mal est beau comme le dit le Grec dans un superbe oxymore : καλὸν

κακόν: un beau mal. C’est une véritable merveille à regarder. Le mot θαῦμα merveille en

grec est récurrent dans ce passage. L’effet sur les spectateurs est évoqué : tous, qu’ils

soient hommes ou dieux tombent sous son charme. Pourquoi est-elle si belle ? Parce

que c’est une véritable œuvre d’art : elle est modelée avec de la glaise comme une

poterie, elle porte un voile aux mille broderies et son diadème d’or est ciselé d’un décor

animal où foisonne la vie.

Cette femme est donc une image, une construction, un artefact, réalisé par les

dieux Héphaïstos et par Athéna, qui introduit dans le monde l’ambiguïté : elle est un

καλὸν κακόν, un beau mal. L’expression résonne de façon très poétique en grec, mais

beaucoup moins en français

Une vierge que l’on va marier

En outre, elle est, de toute évidence, la première femme : elle est donc créée à

l’image du féminin qui existe déjà : les déesses et en l’occurrence des déesses vierges

comme Athéna. Vierge se dit παρθένος en Grec : pensez au Parthénon, le temple dédié à

Athéna à Athènes . C’est d’ailleurs précisément Athéna qui l’habille comme une jeune

fille que l’on va marier ainsi que l’attestent le voile et la couronne. La première femme

n’est donc pas une Aphrodite nue, sensuelle, mais c’est un corps de vierge vêtu,

couronné et paré.

Ce mannequin est ainsi recouvert de ses plus beaux atours, un peu comme les os

étaient recouverts auparavant de la graisse. Zeus répond à Prométhée par ses propres

armes. L’apparence est attirante, mais la réalité sera décevante. καλὸν κακόν, souvenez-

vous en grec…

2. Etude d’une coupe

Dans l’Antiquité, c’est l’aspect de la fabrication de cette première femme qui a

souvent retenu l’attention des peintres de vase qui ont voulu représenter cet épisode ,

mais avec des variantes par rapport au texte d’Hésiode .

Cette coupe à fond blanc attribuée au peintre de Tarquinia date de 470, 460 av JC.

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On distingue clairement entre deux personnages une femme5 debout, représentée face à

nous comme l’indique la position de son corps . Si l’on regarde attentivement cette figure

un peu plus petite que les deux autres, on peut déceler une certaine raideur : ses jambes

sont jointes, les bras sont le long de son corps tandis que sa tête est tournée vers Athéna

qui ajuste son vêtement. La déesse Athéna est aisément reconnaissable parce qu’elle

porte l’égide ornée d’un gorgonéion et bordée de serpents6. En outre, son nom est

inscrit au dessus d’elle. De l’autre côté, il s’agit du dieu Héphaïstos comme l’indique la

légende en grec. Il est vêtu d’un chiton court et brun et tient dans la main gauche un

outil. Le vase est en mauvais état et plusieurs hypothèses ont été proposées pour définir

l’outil : un maillet ou un stylet. Difficile de trancher comme l’explique François

Lissarrague dans La fabrique de Pandore : naissance d’images. Le mouvement de main

d’Héphaïstos vient compléter celui d ‘Athéna pour orner cette figure centrale qui

ressemble véritablement à un mannequin. Cette association des deux dieux n’est pas

surprenante car ils possèdent tous les deux le savoir technique et artisanal7.

Deux différences avec le texte d’Hésiode : la femme évoque non pas un être modelé à

partir de la glaise, mais plutôt une statue en marbre. De même, le terme ἀνησιδώρα est à

traduire par celle qui fait monter tous les dons. Cet adjectif est souvent attribué à la

terre. Vous verrez tout à l’heure que cette indication a son importance. Ce terme est

proche étymologiquement du nom Pandore, puisque le radical dore vient de δῶρον en

grec qui est le cadeau, le présent, que l’on retrouve dans les deux mots.

Enfin, allez-vous me dire, voici le nom tant attendu de cette première femme.

3. Le récit de la création de la femme dans Les Travaux et les Jours

Cependant, il n’apparaît que dans le deuxième récit de la création de la femme qui

se trouve dans les Travaux et les Jours. Zeus prend la parole après le vol du feu et

s’adresse courroucé à Prométhée. Je cite Hésiode :

5 Elle porte une tunique, le peplos étant plus court. 6 L’égide est une peau de chèvre qui sert de cuirasse à Athéna. Le Gorgoneion est une représentation de la tête de la Gorgone, Méduse qui était monstrueuse. Sa tête était hérissée de serpents et son regard était terrifiant. Quiconque la regardait restait pé trifié. 7 Héphaïstos est le dieu forgeron tandis qu’Athéna est associée au tissage

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« Fils de Japet, qui en sais plus que tous les autres, tu ris d’avoir volé le feu et trompé

mon âme pour ton plus grand malheur, à toi comme aux hommes à naître : moi en place

du feu, je leur ferai présent d’un mal (encore ce κακόν) en qui tous, au fond du cœur se

complairont à entourer d’amour leur propre malheur.

Il dit et éclate de rire le père des dieux et des hommes et il commande à l’illustre

Héphaïstos de tremper d’eau un peu de terre sans tarder, d’y mettre la voix et les forces

d’un être humain et d’en former, à l’image des déesses immortelles, un beau corps

aimable de vierge. Athéna lui apprendra ses travaux, le métier qui tisse mille couleurs ;

Aphrodite d’or sur son front lui répandra la grâce, le douloureux désir, les soucis qui

brisent les membres, tandis qu’un esprit impudent, un cœur artificieux seront sur

l’ordre de Zeus, mis en elle par Hermès, le Messager, le tueur d’Argos8.

Il dit et tous obéissent au seigneur Zeus, fils de Cronos. En hâte, l’illustre Boiteux

(Héphaïstos) modèle dans la terre la forme d’une chaste vierge, selon le vouloir du

Cronide. La déesse aux yeux pers, Athéna, la pare et lui noue sa ceinture. Autour de son

cou, les grâces divines, l’auguste Persuasion mettent des colliers d’or ; tout autour d’elle

les Heures aux beaux cheveux disposent en guirlandes des fleurs printanières. Pallas

Athéné (Athéna) ajuste sur son corps toute sa parure. Et dans son sein, le Messager,

tueur d’Argos, crée mensonges, mots trompeurs, cœur artificieux, ainsi que le veut Zeus

aux lourds grondements. Puis héraut des dieux, il met en elle la parole et à cette femme

il donne le nom de Pandore, parce que ce sont tous les habitants de l’Olympe ( veut

dire tout) qui, avec ce présent (δῶρον), font présent du malheur aux hommes qui

mangent le pain.

Son piège ainsi creusé aux bords abrupts et sans issue, le Père des dieux dépêche

à Epiméthée, avec le présent des dieux l’illustre Tueur d’Argos, rapide messager.

Epiméthée ne songe point à ce que lui a dit Prométhée : que jamais il n’accepte un

présent de Zeus Olympien, mais le renvoie à qui l’envoie, s’il veut épargner un malheur

aux mortels. Il accepte et quand il subit son malheur, comprend. »

8 Il a tué Argos sur l’ordre de Zeus, le gardien aux 100 yeux de Io transformé e en génisse à cause de la jalousie d’Héra.

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Dans ce texte, la femme porte un nom, Pandore, souvent compris comme celle qui

a tous les dons. Hésiode donne ici une étymologie différente : c’est le présent de tous les

dieux aux hommes.

Commençons par comparer ce récit de création au premier. Ce qui est

intéressant, c’est qu’il est un peu redondant à double titre. Sa structure d’abord est

répétitive puisque les paroles de Zeus annoncent ce qui va se produire ensuite.

Par ailleurs, certains éléments de la théogonie réapparaissent : Athéna et

Héphaïstos sont toujours là. Ce que je vous avais dit à propos d’Athéna liée aux travaux

manuels est confirmé : c’est l’art du tissage, activité féminine par excellence en Grèce. Il

suffit de songer à Pénélope qui tisse le jour, mais défait la nuit son ouvrage pour

échapper à ses prétendants en attendant le retour d’Ulysse.

De plus, la femme est toujours pétrie à partir de la terre à l’image d’une vierge et

ornée de beaux attributs : le diadème est remplacé par des colliers d’or et des guirlandes

de fleurs printanières.

Cependant, d’autres dieux interviennent.

- Aphrodite et les Grâces divines mettent particulièrement en valeur son charme. Cet

attrait irrésistible n’est pas sans danger puisque le désir est douloureux et qu’il est

associé aux soucis qui brisent les membres.

-Hermès, le dieu messager donne la parole aux femmes. En revanche, elle n’est que

mensonges. Or, la tricherie et la sournoiserie faisaient partie des attributs de ce dieu. Il

était par exemple le dieu des voleurs. Le jour de sa naissance, il avait même osé voler les

bœufs d’Apollon, en les faisant partir à reculons, afin qu’on ne puisse pas suivre sa trace.

Il est donc expert en matière de tromperies.

En outre, nous avions remarqué que la jeune vierge semblait parée comme une

mariée dans la Théogonie. Dans les Travaux et les Jours, le mari apparaît : il s’agit

d’Epiméthée. Rappelez-vous, c’est le frère de Prométhée qui pense avant. Lui, à la

différence de Prométhée, ne pense qu’après, c’est l’irréfléchi.

Hermès va donc trouver Epiméthée avec « son piège ainsi creusé, aux bords abrupts et

sans issue, δόλον αἰπύν ». Cette formule apparaissait déjà dans la Théogonie lorsque la

femme était présentée à l’assemblée des dieux et des hommes qui tombait sous son

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charme. Pandore est bien ici encore conduite devant un tiers pour user de son pouvoir

de séduction.

Je vous propose maintenant d’étudier un vase qui reprend des éléments de cette

scène tout en apportant là encore des modifications par rapport au récit d’Hésiode. Il

s’agit d’un cratère, c’est-à-dire un vase à large ouverture qui servait à mêler l’eau et le

vin. Il date environ de 450av JC.

4. Analyse du cratère

Zeus se tient debout à gauche du cratère. Hermès s’éloigne de lui en le regardant.

Ce dieu est aisément identifiable grâce au caducée qu’il tient en main et qui est un bâton

en forme de huit brisé autour duquel sont enroulés deux serpents. En outre, il porte des

ailes aux mollets, évoquant ainsi ses sandales ailées et est coiffé d’un couvre chef

également ailé. Il vient sans doute de recevoir l’ordre de mener Pandore vers

Epiméthée. Ce dernier est précisément le personnage suivant. Il porte un chiton et un

maillet. Nous pourrions le confondre avec Héphaïstos, mais son nom est inscrit au-

dessus de lui, ôtant ainsi tout doute. En revanche, le maillet renvoie au métier de

l’artisan, bien qu’Epiméthée n’ait pas participé à la fabrication de sa future épouse ,

Pandore dont le nom apparaît explicitement.

Des éléments habituels de la scène de noce sont représentés : Eros, le dieu amour, tend

une bandelette au-dessus de la mariée qui porte une couronne et un voile.

Or, il faut remarquer une étrangeté: la femme semble sortir, émerger du sol en

ἂνοδοςselon la formule grecque Or, cette représentation ne correspond pas au

schéma classique de fabrication de Pandore et si son nom n’était pas clairement indiqué,

nous pourrions avoir quelques difficultés pour l’identifier. Cependant, il existe malgré

tout une logique. En effet, le schéma de l’ ἂνοδος, c’est-à-dire de l’émergence de la terre,

de la montée est utilisé par les peintres pour évoquer des naissances ou des

renaissances. Or , ici le peintre souligne particulièrement l’homologie qui peut exister

entre Pandore et Gaia, la Terre. La femme n’est pas modelée avec de la glaise, mais elle

est sortie de terre comme Gaia dans la peinture contemporaine. Rétrospectivement, cela

permet aussi de mieux comprendre pourquoi sur la coupe à fond blanc l’ adjectif

ἀνησιδώρα, habituellement attribué à Gaia , la Terre, était employé pour Pandore.

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5. De la jarre …

Mais revenons au texte d’Hésiode et avançons : « Or, la race humaine vivait

auparavant sur la terre à l’écart et à l’abri des peines (κακῶν), de la dure fatigue, des

maladies douloureuses , qui apportent le trépas aux hommes. Mais la femme, enlevant

de ses mains le large couvercle de la jarre (πίθος), les dispersa par le monde et prépara

aux hommes de tristes soucis. Seul, l’Espoir (ἐλπίς) restait là, à l’intérieur de son

infrangible prison, sans passer les lèvres de la jarre, et ne s’en envola pas au dehors, car

Pandore déjà avait replacé le couvercle, par le vouloir de Zeus, assembleur de nuées, qui

porte l’égide. Mais des tristesses en revanche errent innombrables au milieu des

hommes : la terre est pleine de maux, la mer en est pleine ! Les maladies, les unes de

jour, les autres de nuit, à leur guise, visitent les hommes, apportant la souffrance aux

mortels-en silence car le sage Zeus leur a refusé la parole. »

Ce passage de la jarre, plus souvent connu aujourd’hui sous le nom de boîte de

Pandore est souvent interprété comme le récit de la faute de Pandore qui introduit dans

le monde le mal et l’absence d’espoir. Cependant, Jean-Pierre Vernant dans un article

intitulé Pandora montre que ce récipient de terre qui contient habituellement les

réserves de la maison est une sorte de « prolongement ou de doublet » de Pandore. Elles

sont toutes deux un mélange de terre et d’eau qui est ensuite pétri. En outre, Pandore

semble creuse comme la jarre. En effet, la préposition qui signifie dans est récurrente

lors de la fabrication de Pandore : « un esprit impudent (…) est mis en elle par Hermès »,

« dans son sein, Le Messager (…) crée mensonges ». Pandore, à l’image de la jarre,

semble donc receler une cavité, évoquée aussi par l’expression « piège profond » qui la

qualifie. En outre, le terme de lèvres (ς) qui, en grec, peut être employé pour une

personne, mais aussi pour désigner le bord d’un vase, permet de jouer sur la polysémie

et humanise cette jarre. Enfin, elles répandent toutes deux des calamités : « tristes

soucis, souffrances » sont des peines qu’elles engendrent toutes deux. Cependant, si

celles qui sortent de la jarre sont silencieuses, l’attirante Pandore prononce des paroles

fallacieuses… Là s’arrête donc la comparaison. Quoique… l’espoir, ἐλπίς, qui reste au

fond de la jarre est aussi ambiguë que Pandore : l’expectative rend heureux quand il

s’agit d’attendre un événement joyeux, cela peut vite devenir une attente douloureuse

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quand l’avenir ne présage rien de bon. Ainsi donc ce que renferme la jarre, comme

Pandore, καλὸν κακόν, est ambigu, comme la destinée depuis des mortels. En effet,

lorsque les hommes vivaient avec les dieux, ils n’éprouvaient aucune forme d’ ἐλπίς

puisqu’ils étaient comblés. De même, les animaux ignorent tout de cet état puisqu’ils

sont ancrés dans le présent, sans projection consciente dans le futur. Avec cet épisode de

la jarre, c’est la condition humaine qui est dévoilée : l’homme au sens large est sur le

mode de l’ ἐλπίς, c’est-à-dire qu’il oscille entre espoir et crainte.

…à la boîte?

Pourquoi parlons-nous aujourd’hui plus souvent de boîte de Pandore que de jarre

de Pandore ? Pour Dora et Erwin Panofsky, la modification provient d’une confusion

d’Erasme au XVIème siècle. En effet, il aurait associé au personnage de Pandore celui de

Psyché qui, dans l’Ane d’or9 d’Apulée (IIème siècle après JC, seul roman latin qui nous

soit parvenu en entier) est obligée par Vénus d’aller chercher le coffret de beauté (ίς

) de Perséphone dans les Enfers. Elle l’ouvre et succombe à un sommeil de mort.

Aujourd’hui, l’expression la boîte de Pandore est devenue proverbiale et les peintres la

représentent surtout sous cette forme de boîte et non de jarre.

III. De la femme aux femmes

1. Les métaphores de l’abeille et du frelon

J’avais souligné en introduction que le mythe permettait à Hésiode d’interpréter

son quotidien, de trouver une explication à ce qu’il vit. Ainsi, la souffrance humaine peut

être comprise comme la conséquence de l’ouverture de la jarre, résultat de l’obéissance

de Pandore aux ordres de Zeus. Ce n’est donc que le fruit de la vengeance de Zeus.

Pandore n’est pas responsable, de même qu’elle ne peut être tenue pour responsable

d’être un beau mal καλὸν κακόν. Cependant, de cet archétype de la femme est sortie

pour Hésiode la race des femmes, sans intervention masculine

9 Ane d’or : Vénus est jalouse de Psyché qui est très belle et envoie Cupidon la rendre amoureuse de quelque créature désagréable à

voir. Finalement, c’est Cupidon lui-même qui en tombe amoureux. Il lui rend visite dans un palais dans l’obscurité avec interdiction de le voir. Un jour, elle transgresse cet interdit. Cupidon, furieux, l’abandonne. Psyché recherche partout son amant. Vénus exige

d’elle plusieurs exploits. Des fourmis l’aident. Il ne lui reste qu’une seule tâche : rapporter le coffret de beauté de Perséphone.

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apparemment…Commence alors un passage dans la Théogonie où les femmes sont

présentées de façon extrêmement péjorative à travers la métaphore du frelon. Les

hommes, quant à eux, sont des abeilles:

« Car c’est de celle-là qu’est sortie la race, l’engeance maudite des femmes, terrible fléau

installé au milieu des hommes mortels. Elles ne s’accommodent pas de la pauvreté

odieuse, mais de la seule abondance. Ainsi, dans les abris où nichent les essaims, les

abeilles nourrissent les frelons que partout suivent œuvre de mal. Tandis qu’elles, sans

repos, jusqu’au coucher du Soleil, s’empressent chaque jour à former des rayons de cire

blanche, ils demeurent, eux, à l’abri des ruches et engrangent dans leur ventre le fruit

des peines d’autrui. »

Je vous propose d’analyser d’abord cette métaphore. Pour commencer d’un point

de vue scientifique, elle est un peu maladroite. En effet, Hésiode compare les hommes à

des abeilles qui est un mot féminin en grec έ , mais surtout il associe les femmes à

des frelons, ή en grec qui est masculin et qui désigne le faux bourdon, l’abeille

mâle ! La métaphore perd un peu de sa pertinence… Ce qui intéresse notre auteur c’est

de montrer l’opposition qui règne entre les deux espèces : pour les abeilles, un dur

labeur incessant, pour les frelons, l’inactivité et l’abondance de nourriture. Le terme de

ventre ήrenvoie directement à l’être humain. Il s’agit de l’organe de la digestion,

mais aussi des entrailles, de l’endroit où l’enfant est porté. Or, ici, seule la fonctio n

d’absorption et de digestion est évoquée. La femme n’est donc pas présentée comme

capable de reproduire, mais uniquement comme un être presque boulimique. Souvenez-

vous de la répartition qu’avait faite Prométhée lors du sacrifice. Le ventre recouvrait les

os qui pouvaient décevoir. De même, le ventre du frelon et donc de la femme cache un

mal : une faim insatiable qui épuise l’abeille…

2. Vivre heureux sans femme ou mourir heureux avec des enfants ?

Hésiode arrête ensuite la métaphore et présente alors deux possibilités pour

l’homme, en tant que sexe masculin:

-soit le refus du mariage :

« celui qui, fuyant, avec le mariage, les œuvres de souci qu’apportent les femmes, refuse

de se marier, et qui lorsqu’il atteint la vieillesse maudite, n’a pas d’appu i pour ses vieux

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jours, celui-là sans doute ne voit pas le pain lui manquer, tant qu’il vit, mais dès qu’il

meurt, son bien est partagé entre collatéraux. »

De façon assez implicite, Hésiode est obligé de reconnaître que la femme est

indispensable pour obtenir des héritiers et éviter ainsi de partager ou de dilapider le

patrimoine au moment du décès. C’est ici le paysan propriétaire qui parle. Ainsi donc

l’homme est confronté à un dilemme que l’on peut résumer ainsi je crois: vivre heureux

sans femme, ou bien mourir heureux avec des héritiers…Vision assez péjorative de la

femme.

-Vient ensuite l’évocation de celui qui a choisi le mariage :

« Et celui, en revanche, qui dans son lot, trouve le mariage, peut rencontrer sans doute

une bonne épouse, de sain jugement ; mais, même alors il voit toute sa vie le mal

compenser le bien ; et s’il tombe sur une espèce folle, alors, sa vie durant, il porte en sa

poitrine un chagrin qui ne quitte plus son âme ni son cœur, et son mal est sans remède. »

Le terme κακόν le mal, revient à plusieurs reprises ici. Il faut vraiment le comprendre

comme des ennuis, des tracas, des désagréments. Il n’y a pas de valeur morale comme

dans la Genèse. Après donc une évocation plus positive de la femme, parce qu’il faut

quand même l’envisager retombe le lourd couperet de l’évocation du mal qu’apporte

inévitablement la femme. La fin est un peu plus énigmatique : s’il tombe sur une espèce

folle : on peut comprendre cette proposition comme l’évocation d’une femme folle, après

la femme au jugement sain. Mais on peut aussi considérer, le grec le permet,

qu’ « espèce, έ », est à comprendre au sens de descendant, postérité. A ce

moment-là, même le seul avantage qu’apporte la femme, les héritiers, se mue en

désagrément…Les deux versions, à mon avis, sont acceptables…

3. Une épouse ambiguë…

Dans les Travaux et les Jours, les réflexions sur les femmes ne suivent pas

directement le récit de création de la femme. Nous avons vu qu’il s’achevait sur une

sentence très générale qui concerne la condition humaine (v100 à 105) : « les maladies

les unes de jour, les autres de nuit, à leur guise, visitent les hommes, apportant la

souffrance aux mortels-en silence car le sage Zeus leur a refusé la parole. Ainsi donc il

n’est nul moyen d’échapper aux desseins de Zeus. »

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Si l’on retrouve un peu plus loin dans l’œuvre les métaphores de l’abeille et du

frelon ( v303 à 305) présentes dans la Théogonie, les comparés diffèrent. En effet, cette

fois-ci, il s’agit de distinguer les hommes inactifs des hommes qui travaillent. Hésiode

démontre alors à son frère les bienfaits du travail.

Lorsqu’il parle des femmes, il lui explique qu’il faut avoir d’abord dans cet ordre :

« une maison, une femme et un bœuf » (v405). Il précise d’ailleurs une femme achetée,

non pas épousée pour qu’elle puisse suivre le bœuf. La femme est donc appréciée en tant

qu’elle est utile pour les travaux des champs, presque un objet. Un peu plus loin (v 602,

603), il lui conseille de prendre une servante sans enfants car une servante qui a été

mère est toujours plus pénible. Enfin, il évoque le mariage (à partir du vers 695). L’âge

idéal est autour de 30 ans pour l’homme. Il faut épouser une vierge « pour lui donner de

sages principes » et de préférence qui habite non loin.

Il ajoute alors du vers 702 au vers 705 : « Il n’est pas pour l’homme de meilleure

aubaine qu’une bonne épouse, ni en revanche de pire malheur qu’une mauvaise,

toujours à l’affût de la table, qui, si vigoureux que soit son mari, le consume sans torche

et le livre à une vieillesse prématurée. »

Hésiode conçoit donc la bonne épouse sans évoquer le moindre inconvénient en

contrepartie. Il est même assez élogieux puisqu’il emploie l’adjectif

leur idéal de l’homme : καλὸς καὶ

ἀγαθός . La femme en semble proche. Il n’est bien sûr pas question

d’amour dans le mariage grec. C’est un contrat qui doit apporter des bénéfices au mari.

Hésiode évoque un peu plus loin ce qu’elle doit savoir faire : tisser entre autres.. Seule la

raison doit intervenir. Il présente d’ailleurs les charmes féminins qui peuvent étourdir

la raison (aux vers 373 à 375) : « qu’une femme n’aille pas non plus, avec sa croupe

attifée, te faire perdre le sens ; son babil flatteur n’en veut qu’à ta grange : qui se fie à

une femme, se fie à des voleurs ». Souvenez-vous d’Hermès, dieu des voleurs qui a versé

dans la femme des paroles mensongères. De plus, elle est impure et pour lui, il

est »dangereux de se laver dans l’eau où s’est baignée une femme ». Cette crainte est de

nature religieuse. J’arrête ici mes circonvolutions pour en revenir au premier texte.

La mauvaise épouse vient ensuite : on retrouve les caractéristiques précédemment

évoquées : elle n’est que ventre, elle ingurgite, elle dévore, elle affame son mari. C’est un

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parasite. Le mot apparaît clairement au . En outre, elle le consume sans doute à

travers l’acte sexuel, évoqué peut-être par la vigueur. Elle le grille littéralement10. Or,

rappelez-vous, Prométhée avait volé le feu caché dans un roseau pour les hommes. Zeus

s’est vengé : la mauvaise épouse cache un feu qui brûle son conjoint.

Hésiode représente donc ici la femme comme un être qui doit être intégré dans

un ensemble plus vaste pour la bonne marche de l’exploitation agricole. Elle peut

apporter des avantages, mais il faut s’en méfier car elle est ambiguë, impure et peut

causer la perte de l’homme.

4. Quelles conséquences a pu avoir cette représentation de la femme chez

Hésiode dans la Grèce antique ?

Cette négativité d’Hésiode se retrouve dans de nombreux textes grecs qui

considèrent la femme comme une autre importune et dangereuse. Ainsi, Pauline Schmitt

Pantel montre-t-elle dans son article la création de la femme, un enjeu pour l’histoire

des femmes que de « de Sémonide, poète archaïque, à Euripide, auteur tragique du Vème

siècle av JC , la femme est créature de Zeus et , dans sa cohésion, la race des femmes

menace l’unité de la société masculine. Cette fidélité à Hésiode est née bien sûr de la

rencontre entre un texte fondateur et une pratique politique : l’exclusion des femmes de

la cité grecque où elles n’ont aucun statut civil et politique. Et cette permanence du

discours sur l’origine unique des femmes est d’autant plus remarquable que prolifèrent

dans les cités les discours sur l’origine du premier homme. Chaque cité se forge l’histoire

de son premier mâle, son premier citoyen, comme marque de son identité. » Voici

quelques exemples de misogynie grecque. Carcinos, poète tragique du Vème siècle av JC

dit par exemple : « O Zeus, à quoi bon dire du mal des femmes ? N’est-il pas suffisant de

dire : C’est une femme ? » Hippolyte dans la pièce éponyme d’Euripide s’exclame: « O

Zeus, pourquoi donc as-tu donné droit de cité sous le soleil aux femmes, cette fausse

monnaie qui fait le mal des hommes? Si tu voulais perpétuer la race humaine, il ne fallait

pas la faire naître d’elles ». Cela dit, il faut replacer aussi ces paroles dans leur contexte :

Hippolyte, précisément fuit l’amour des femmes. Il n’est donc guère surprenant de

trouver de tels propos dans sa bouche. Aristophane, auteur comique du Vème siècle av

10 ύ : faire griller, passer au feu, consumer (de chagrin…), brûler au soleil, dessécher

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JC, dans l’Assemblée des femmes reflète bien cette misogynie grecque : « Elles font la vie

intenable à leurs maris comme dans le temps, elles ont des amants chez elles comme

dans le temps, elles achètent des friandises en cachette comme dans le temps, elles

aiment le vin bien corsé comme dans le temps ».

Pauline Schmitt Pantel montre cependant qu’ensuite, avec Plutarque ( I,IIème siècle ap

JC) s’esquisse un timide changement dans le discours grec sur la valeur des femmes dans

les limites de l’amour conjugal.

Cependant, on s’aperçoit que si, dans la littérature grecque, le récit d’Hésiode a

souvent été repris, il a été aussi parfois modifié, faisant de temps en temps disparaître

l’image négative de la femme. Ainsi Esope, fabuliste du VII,VI ème av JC , a-t-il repris

dans l’épisode de la jarre. Cependant, cette fois-ci, elle a été confiée à l’humanité en

général et c’est l’homme, qui, curieux, l’a ouverte, ne conservant que l’espoir au fond.

Lucien, au IIème siècle ap JC, s’amuse à parodier certains éléments d’Hésiode dans

Prométhée et le Caucase. Prométhée doit être crucifié au Caucase sur ordre de Zeus par

Hermès et Héphaïstos. Les chefs d’accusation (les os, le modelage des hommes (dans

certains écrits, c’est en effet Prométhée qui les a modelés), le vol du feu) lui sont

rappelés.

Il explique alors qu’il a créé les hommes pour qu’ils honorent les dieux tand is que la

femme a été modelée pour que les dieux en tombent amoureux. La misogynie d’Hésiode

tend à disparaître.

Conclusion

Pour conclure, Pandore est donc une παρθένος qui devient une ή, c’est-à-dire

une épouse offerte à Epiméthée. Elle arrive dans un univers où jusqu’alors les hommes

et les dieux partageaient des festins dans une atmosphère joyeuse et insouciante

d’abondance. Par sa fabrication, elle arrive en second lieu dans un univers déjà créé. Elle

est une monnaie d’échange entre les hommes et les dieux et n’est donc pas dans une

relation égale avec les hommes qui la reçoivent. Elle est un piège merveilleusement

beau et attirant tendu aux hommes par les dieux, sans que l’on puisse imputer une

quelconque responsabilité aux humains. Aucune faute, aucun péché n’a été commis par

les hommes. Pandore, elle-même exécute les ordres de Zeus. Seul Prométhée doit être

accusé, mais les hommes sont punis. Pour ce faire, Zeus a utilisé les mêmes armes que

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son adversaire : le feu, le ventre, une apparence attirante, mais une réalité

décevante….Figure de l’ambiguïté, Pandore incarne l’écart entre l’être et le paraître, la

nature et l’imitation, le vrai et le faux…elle sera souvent source d’inspiration pour les

philosophes et les peintres.

A travers ce mythe, il est sans doute possible de s’interroger sur la nature de la

femme qui est créée. Serait-ce vraiment la femme, le féminin ? Ne serait-ce pas plutôt

une certaine catégorie de femme, à savoir l’épouse, nécessaire au paysan propriétaire

qui, comme Hésiode, cherche à transmettre son patrimoine à travers des enfants ? C’est

en tout cas ce que suggère Violaine Sebillotte Cuchet dans son article Pandore, première

épouse.

Il faut observer que cependant le mythe de création insiste peu sur les qualités de

l’épouse : le tissage est à peine évoqué et la procréation absente. La femme n’est donc

pas modelée sous l’image canonique de la bonne épouse reproductrice. Ce n’est que

dans les propos plus généraux d’Hésiode sur ses contemporaines que ces notions-là

apparaissent, plus ou moins explicitement. Il y a donc une asymétrie dans les rôles des

sexes masculins et féminins. La femme apparaît surtout comme oisive et avide tandis

que l’homme s’échine à travailler dans la peine. Même les souffrances de l’enfantement

que l’on trouve dans la Bible ne sont pas évoquées. C’est donc un portrait plutôt négatif

de la femme que nous brosse Hésiode.

Cependant, la première femme apparaît aussi comme le dernier acte d’un

scénario commencé bien avant elle. Il y a eu l’institution du sacrifice qui distingue les

hommes des dieux, mais aussi des bêtes. Est venue ensuite la nécessité de labourer les

champs. Enfin, le feu permet aux hommes de cuire leur nourriture et de l’utiliser pour la

métallurgie. Pandore arrive alors incarnant ainsi l’institution de la famille

monogamique et du mariage. Elle permet à l’homme se démarquer définitivement de

l’animalité et du divin, mais tout en restant en communication avec l’un et l’autre , grâce

au sacrifice notamment. Par son altérité, elle achève de construire le monde.

Finalement, ne serait-ce pas grâce à la femme, que les mâles accèdent à leur véritable

condition d’êtres humains civilisés, qui, placés sous le signe de l’ambiguïté, oscillent

entre espoir et crainte, l’ ἐλπίς de la jarre, diraient les Grecs ?

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