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Le Monde Diplomatique - Février 2015
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Afrique CFA : 2 400 F CFA, Algrie : 250 DA, Allemagne : 5,50 , Antilles-Guyane : 5,50 , Autriche : 5,50 , Belgique : 5,40 , Canada : 7,50 $C,
Espagne : 5,50 , Etats-Unis : 7,50 $US, Grande-Bretagne : 4,50 , Grce : 5,50 , Hongrie : 1835 HUF, Irlande : 5,50 , Italie : 5,50 , Luxem-
bourg : 5,40 , Maroc : 30 DH, Pays-Bas : 5,50 , Portugal (cont.) : 5,50 , Runion : 5,50 , Suisse : 7,80 CHF, TOM: 780 CFP, Tunisie : 5,90 DT.
!
H
fractions les moins qualies des milieux populaires, ce quatteste
lorientation vers des lires techniques (CAP, BEP ou bacca-
laurat professionnel) quils nachveront pas ncessairement
un moment o le baccalaurat est devenu un diplme minimal
de rfrence.
Cette relgation scolaire trouve parfois une compensation
dans des sociabilits de rue (le monde des bandes) et les petits
dsordres qui les accompagnent (1). Des actes trans-
gressifs (comme le vol de voiture ou de scooter, la conduite sans
permis), lis lhonneur (les rixes ou les outrages par exemple)
ou laccaparement (comme les cambriolages, les agressions
ou les vols avec violence) attirent assez tt lattention des policiers
et des magistrats. Aprs plusieurs affaires, Merah, Coulibaly et
M. Nemmouche sont incarcrs pour la premire fois lge de
19 ans. Et de nouveaux dlits commis leur sortie rvoquent
les sursis et allongent les peines : de 20 30 ans, ils passent une
bonne partie de leur temps en dtention.
(Lire la suite page 14, et notre dossier pages 13 23.)
(Lire la suite page 4.)
(1) Lire Burqa-bla-bla , Le Monde diploma-
tique, avril 2010.
AOT 1914 : lunion sacre. En
France comme en Allemagne, le mou-
vement ouvrier chancelle ; les dirigeants
de la gauche politique et syndicale se
rallient la dfense nationale ; les
combats progressistes sont mis entre
parenthses. Difficile de faire autrement
alors que, ds les premiers jours de la
mle sanglante, les morts se comptent
par dizaines de milliers. Qui aurait
entendu un discours de paix dans le
fracas des armes et des exaltations natio-
nalistes ? En juin, en juillet peut-tre, il
restait possible de parer le coup.
Un sicle plus tard, nous en sommes
l. Le choc des civilisations ne constitue
encore quune hypothse parmi dautres.
La bataille qui semble sengager en
Europe, en Grce puis en Espagne per-
mettra peut-tre de la conjurer. Mais les
attentats djihadistes favorisent le scnario
du dsastre ; une stratgie de guerre
contre le terrorisme et de restriction des
liberts publiques aussi. Ils risquent dexa-
cerber toutes les crises quil importe de
rsoudre.Telle est lamenace.Y rpondre
sera lenjeu des mois qui viennent.
Un dessinateur est-il libre de carica-
turer le prophte Mohammed ? Une
musulmane, de porter la burqa ? Et les
juifs franais, vont-ils migrer plus
nombreux en Isral ? Bienvenue en
2015... La France se dbat dans une
crise sociale et dmocratique que les
choix conomiques de ses gouverne-
ments et de lUnion europenne ont
aggrave. Les thmes de larraison-
nement de la finance, de la rpartition
des richesses, du mode de production
ont enfin pris racine dans la conscience
publique. Mais, intervalles rguliers,
les questions relatives la religion les
relguent au second plan (1). Depuis
plus de vingt ans, l islam des ban-
lieues , les inscurits culturelles ,
le communautarisme affolent les
mdias comme une partie de lopinion
publique. Des dmagogues sen
repaissent, impatients de gratter les
plaies qui leur permettent doccuper la
scne. Tant quils y parviendront, aucun
des problmes de fond ne sera dbattu
srieusement, mme si presque tout le
reste dcoule de leur solution.
Lassassinat de douze personnes, en
majorit journalistes et dessinateurs, le
7 janvier dernier dans les locaux de
Charlie Hebdo, puis de quatre autres,
toutes juives, dans un magasin kasher a
suscit un sentiment deffroi. Bien quils
aient t commis en invoquant lislam,
ces crimes spectaculaires nont pas, pour
le moment, enclench le cycle de haines
et de reprsailles que leurs inspirateurs
escomptaient. Les assassins ont en partie
5,40 - Mensuel - 28 pages N 731 - 62
e
anne. Fvrier 2015
LE RVE
DE LHARMONIE
PAR LE CALCUL
PAR ALAIN SUPIOT
Page 3.
H
S O MM A I R E C OM P L E T E N PA G E 2 8
En Grce et en Espagne, la progression dune gauche
oppose aux politiques daustrit encourage les partisans
dun changement de cap de lUnion europenne. De plus
en plus formel, le dbat dmocratique y gagnerait beaucoup.
Laffrontement culturel et religieux, le choc des civilisa-
tions que les auteurs des attentats de Paris ont voulu
dchaner, reculerait alors dautant.
DDOUZE PAOUZE PAGESGES
POURPOUR COMPRENDRECOMPRENDRE
PASS la stupeur des attentats, lorsque se dissipent les sentiments
dindignation et dimpuissance et que la peine se rtracte sur
lentourage des victimes, subsiste une lancinante question.
Pourquoi, dans un contexte de paix, de jeunes Franais ont-ils
pu sattaquer avec une telle violence des individus choisis en
raison de leurs opinions, de leur confession religieuse prsume
ou de luniforme quils portent ? Des assassinats commis par
MohamedMerah en mars 2012 ceux des 7, 8 et 9 janvier 2015,
revendiqus par les frres Kouachi et Amedy Coulibaly, en
passant par lattaque duMuse juif de Belgique, le 24 mai 2014,
dont est accus M. Mehdi Nemmouche, pas moins de vingt-huit
personnes ont trouv la mort sous les balles de leurs meurtriers.
Que sait-on de ces derniers ? Bien que lacunaires, les infor-
mations recueillies par la presse permettent de se faire une ide
de leurs trajectoires sociales. Dabord, ils ont connu des inter-
ventions des services sociaux et de la justice des mineurs prcoces
et contraignantes. Les environnements familiaux sont jugs inap-
propris ou dfaillants ; les passages en foyer et en famille dac-
cueil jalonnent lenfance et ladolescence de la plupart dentre
eux. Leurs scolarits semblent ensuite correspondre celles des
Dans une acclration saisissante,
les tueries de Paris, puis
la mobilisation massive qui
a suivi, ont fait merger deux
dynamiques, deux analyses opposes.
Lune propose dintensifier
les bombardements distance et,
au nom de la scurit, de sacrifier
certaines liberts publiques.
Lautre prfre insister sur
les bouleversements du monde,
identifier les causes
dune dcomposition sociale
et restituer les enchanements
qui ont conduit aux attentats.
Choisir
ses combats
AMADOU SANOGO. A votre avis , 2014
DOSSIER : ATTENTATS DE PARIS, LONDE DE CHOC
PAR LAURENT BONELLI *
PPAGEAGE 1313 : Islamophobie ou
prolophobie?, par Benot BrBenot Brville.ville.
PPAGESAGES 1414 ETET 1515 : Comment tarir
les sources du recrutement salaste
arm, par PierrPierre Conesa.e Conesa.
PPAGESAGES 1616 ETET 1717 : Le Prophte,
la seule chose en laquelle on croit ,
par PierrPierre Souchon.e Souchon.
Un antismitisme virulent
mais marginal, par Dominique VDominique Vidal.idal.
PPAGESAGES 1818 ETET 1919 : Funeste rivalit entre
Al-Qaida et lOrganisation de lEtat
islamique, par Julien ThrJulien Thron.on.
Assauts contre les Lumires,
par Anne-Ccile Robert.Anne-Ccile Robert.
PPAGESAGES 2020 ETET 2121 : En Afrique,
dautres foyers du djihadisme,
par Philippe Leymarie.Philippe Leymarie.
PPAGESAGES 2222 ETET 2323 : Surdit
des gouvernements arabes,
par Hicham Ben Abdallah El-Alaoui.Hicham Ben Abdallah El-Alaoui.
PPAGEAGE 28 :28 : Soyez libres, cest un ordre,
par PierrPierre Rimbert.e Rimbert.
Les chemins
de la radicalisation
*Matre de confrences en science politique luniversit Paris-Ouest-Nanterre-
La Dfense (Institut des sciences sociales du politique).
(1) Cf. Grard Mauger, Les Bandes, le milieu et la bohme populaire, Belin,
Paris, 2006, et Marwan Mohammed, La Formation des bandes. Entre la famille,
lcole et la rue, Presses universitaires de France, Paris, 2011.
LA GAUCHE GRECQUE PEUT-ELLE CHANGER LEUROPE ? pages 4 et 5
PAR SERGE HALIMI
russi : des mosques sont attaques ;
des synagogues, gardes par la police ;
quelques jeunes musulmans radica-
liss, souvent mdiocrement instruits
des rgles de leur foi, en tout cas peu
reprsentatifs de leurs coreligion-
naires (lire larticle ci-contre) sont
tents par le djihad, le nihilisme, la lutte
arme. Mais les assassins ont galement
chou : ils ont garanti une vie ternelle
lhebdomadaire quils voulaient
anantir. Gageons cependant que, dans
lesprit de leurs commanditaires, cette
bataille-l tait secondaire. Lissue des
autres dpendra de la rsistance de la
socit franaise et de la renaissance en
Europe dune esprance collective.
Mais soyons modestes. Nos grosses
cls nouvrent pas toutes les serrures.
Nous ne sommes pas toujours en
mesure danalyser lvnement sance
tenante. Sarrter, rflchir, cest
prendre le risque de comprendre, de
surprendre et dtre surpris. Or lv-
nement nous a surpris. La raction quil
a suscite, aussi. Jusqu prsent, les
Franais ont tenu le choc. Enmanifestant
en masse, dans le calme, sans trop cder
aux discours guerriers de leur premier
ministre Manuel Valls. Sans sengager
non plus dans une rgression dmocra-
tique comparable celle que les Etats-
Unis ont vcue au lendemain des
attentats du 11 septembre 2001 mme
sil est inepte autant que dangereux de
condamner des adolescents des peines
de prison ferme au seul motif de propos
provocateurs.
NUL ne peut imaginer cependant les
consquences ventuelles dune nouvelle
secousse dummeordre, a fortiori de plu-
sieurs. Parviendraient-elles enraciner
une ligne de fracture opposant entre elles
des fractions de la population qui se dter-
mineraient politiquement en fonction de
leur origine, de leur culture, de leur
religion ? Cest le pari des djihadistes et
de lextrme droite, y compris isralienne,
le pril immense du choc des civilisa-
tions. Refouler cette perspective rclame
non pas dimaginer une socit miracu-
leusement apaise comment le serait-
elle avec ses ghettos, ses fractures terri-
toriales, ses violences sociales ? , mais
de choisir les combats les plus susceptibles
de porter remde aux maux qui lacca-
blent. Cela impose, durgence, une nou-
velle politique europenne. EnGrce, en
Espagne, le combat sengage...
PHOTO
FLORIANKLEINEFENN/GALERIEMAGNIN-A,PARIS
FVRIER 2015 LE MONDE diplomatique
2
Pharmacie
StphanWagner, qui travaille depuis
longtemps dans lindustrie pharma-
ceutique, ragit lenqute de Quentin
Ravelli sur Sano (janvier) :
Larticle sous-entend que, une fois un
mdicament dvelopp dans une indication,
il ne peut-tre orient vers une autre quen
envisageant un gain nancier. Mais cest le
b.a.-ba de lvolution dune spcialit phar-
maceutique. Ce systme, quoi quon en
pense, fonctionne ainsi : pas de dveloppe-
ment et dengagements nanciers pour ce
dernier sil ny a pas de rentabilit. (...)
[Quant aux conits dintrts], il y en a de
rels, comme dans tous les domaines qui
drainent beaucoup dargent. Mais il y a ga-
lement de lintrt tout court : comment vou-
lez-vous quun mdicament soit dvelopp
sans avoir recours son exprimentation
sur lhomme ? Et qui suit des patients ? Evi-
demment les mdecins. Sachez, si besoin,
quun essai clinique est conu an quil
nentrane aucune dpense pour lassurance-
maladie ; que les mdecins qui y participent
sont naturellement pays pour le travail
quils font ; et que ce systme permet, entre
autres, laccs aux innovations de manire
beaucoup plus prcoce sans que cela ait un
cot pour la socit.
La charit contre limpt
Prolongeant la rexion de Benot
Brville La charit contre lEtat
(dcembre 2014), Nolle Corno fait le
constat suivant :
Le consentement limpt ne va, dsor-
mais, plus de soi pour un grand nombre de
citoyens. Les pouvoirs publics sont dans
une situation inextricable avec une attitude
complaisante face ce discours, dont les
mdias sont les chambres dcho, qui met
en avant des citoyens individualiss, rai-
sonnant laune de leurs intrts particu-
liers. Leurs exigences ne feraient pas rougir
les grands groupes bancaires : le retour sur
investissement ! Chacun accepte de payer
seulement sil rcupre en services ce quil
a vers comme une avance. Et chacun de
vouloir sa rue correctement entretenue, ses
poubelles rgulirement ramasses, leau
potable son robinet...
Dmocratie
M. Guy Maunoury ragit ldi-
torial de janvier relatif au dgel entre
Washington et La Havane en rap-
pelant les ravages des embargos
imposs par les Etats-Unis.
En Irak, lembargo a tu cinq cent mille
enfants ( le prix payer , selonM
me
Made-
leine Albright), un crime contre lhumanit.
Sans suite, bien sr, puisquil tait le fait de
la dmocratie amricaine . A Cuba rien
de tel, non pas parce que lembargo tait
moins ravageur, mais grce au systme de
sant cubain, qui a t maintenu mme aux
pires moments de la priode spciale .
MAUVAISE RPUTATION
La gestion europenne de la crise
en Ukraine na pas redor le blason
de Bruxelles au sein dune partie
de la presse russe, comme en tmoigne
une tribune dArtemy Troitsky
(Novaa Gazeta, 14 janvier).
Depuis lanne dernire, les termes
Europe et Europen sont clairement
devenus mprisants et dsobligeants.
Si auparavant la notion d Europe tait
associe au raffinement et lducation,
elle est maintenant plutt synonyme
de perversit, dbilit, libertinage,
dgradation.
AMANDES
A lt 2014, la Californie a travers
lune des pires scheresses de son
histoire. Le problme, qui se rpte
avec une intensit diverse tous les ans,
ne rsulterait pas uniquement
du rchauffement climatique
(Mother Jones, 12 janvier).
Malgr ses problmes de scheresse,
la Californie continue de cultiver des noix,
des noisettes, des amandes et autres fruits
coque. LEtat fournit 80 %
de la production mondiale damandes,
43 % de celle de pistache et 28 % de celle
de noix. (...) Le problme, cest que
ces denres consomment normment
deau : il en faut 3,7 litres pour faire
pousser une amande, et environ 18 litres
pour obtenir une noix. On demande
aux Californiens de se presser quand ils
prennent leur douche ou encore darrter
darroser leurs pelouses, (...) mais
la quantit deau utilise chaque anne
pour produire les amandes destines
lexportation pourrait satisfaire les
besoins de Los Angeles pendant trois ans.
STIMULANT
Diplm de la prestigieuse universit
Stanford, M. Maneesh Sethi a mis
au point un bracelet connect destin
corriger les mauvaises habitudes
de ceux qui le portent. Daprs
le quotidien allemand Taz, certains
envisagent de lutiliser pour amliorer
la productivit des travailleurs
(16 dcembre).
Le bracelet Pavlok envoie
des lectrochocs chaque fois que son
porteur sengage dans une activit non
prvue. Initialement conu pour les
particuliers [dsireux de suivre un rgime,
par exemple], laccessoire pourrait faire
son apparition sur les lieux de travail (...) :
si, quand il consulte Facebook pendant
son temps de travail, un employ reoit
une dcharge de 250 volts, il est probable
quil nisse par renoncer cette
mauvaise habitude.
CONQUTE DE LEST
Le prsident russe Vladimir Poutine
a approuv lide de distribuer
gratuitement un hectare de terre
chaque habitant de la rgion extrme-
orientale. Le journal en ligne Expert
Online (www.expert.ru) sinterroge sur
lefficacit de cette mesure, qui sinspire
de la clbre rforme agraire du premier
ministre du tsar Nicolas II, en 1906
(19 janvier).
La distribution gratuite de terres
en Sibrie et en Extrme-Orient tait
lun des aspects les plus importants
de la rforme de [Piotr] Stolypine. Mais
on ne distribuait la terre qu ceux qui
taient prts lexploiter, dans des zones
bien desservies, avec parfois des logements
provisoires. (...) Selon le directeur
de lInstitut dconomie de la ville,
Alexandre Pouzanov, [les terres
distribues aujourdhui] seront exploites
par des Chinois et des Corens qui, mme
sans rabais, les achtent dj .
OUI, MAIS
La Cour constitutionnelle de Soul
a interdit le Parti progressiste uni
(PPU), jug trop favorable la Core
du Nord. La dernire interdiction dune
formation politique en Core du Sud
remonte 1958, sous la dictature
(The Korea Times, 12 janvier).
La prsidente Park [Geun-hye] a dclar
lors de ses vux la presse
Cheongwadae [sige de la prsidence] :
Je ne crois pas que les personnes qui
sont pro-Core du Nord soient
acceptables. Le secrtaire aux affaires
publiquesYoon Doo-hyun a quant lui
dclar : Cest une dcision historique
qui consolide la dmocratie librale
du pays.
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F
BRILIT et unanimit ne sont pas les premiers
mots qui viennent lesprit pour dcrire le sentiment
que Bruxelles veille chez les Europens. La
ngociation dun accord de libre-change avecWashington,
le grand march transatlantique (GMT) (1), semble pourtant
avoir accompli limpensable.
Le 13 janvier 2015, la Commission europenne a publi
les rsultats dune consultation publique sur laspect le plus
contest du GMT: le dispositif de rglement des diffrends
entre investisseurs et Etats (RDIE). Prs de cent cinquante
mille personnes ont pris part ce dialogue, organis entre
le 27 mars et le 13 juillet 2014. Du jamais-vu. Mieux : 97%
dentre elles sopposent linstauration de ces tribunaux
darbitrage, destins garantir la supriorit du droit des
multinationales dgager des prots sur le devoir des Etats
favoriser le bien-tre de leurs populations.
Sil en faut davantage pour bousculer les convictions de
la Commission Nous dciderons plus tard, en n de
ngociation, a annonc, impassible, la commissaire charge
de laccord, M
me
Cecilia Malmstrm , un doute semble
parcourir les capitales europennes.
Le RDIE livrerait la France au risque de demandes exor-
bitantes de la part des multinationales, estime dsormais
Paris le secrtaire dEtat au commerce Matthias Fekl
(12 janvier 2015). Tant que le mcanisme de rglement
des diffrends fait partie du GMT, je reste trs sceptique,
renchrit M
me
Barbara Hendricks, ministre allemande de
lenvironnement (13 janvier 2015). Les tribunaux privs
sont dangereux et, par consquent, la version actuelle du
GMT galement ! , martle leurodpute socialiste belge
Marie Arena, qui propose d exclure le mcanisme de
tribunaux privs de la ngociation (15 janvier 2015).
Pour les opposants au GMT, de tels revirements constituent
a priori un renfort inattendu. Se souvenir de la faon dont
senvolent les dirigeables pourrait nanmoins les conduire
temprer leur enthousiasme. Pour assurer le dcollage
de leur ballon, les pilotes doivent tre disposs larguer
les sacs de sable dont ils ont pralablement charg leur
nacelle. Une seule urgence : prendre de laltitude. Une fois
en lair, tout devient possible.
Dtricotage des normes sociales, sanitaires et environne-
mentales ; privatisation annonce des services publics ;
grande braderie des donnes personnelles... Dlester le
GMT des tribunaux darbitrage sufrait-il transformer la
potion du libre-change en ambroisie ? Rien nest moins
sr. Mais le texte prvoit de surcrot la possibilit de
complter plus tard les dispositions sur lesquelles
Washington et Bruxelles se seront entendus. En toute
discrtion.
Le plus important pour les ngociateurs : dcoller.
RENAUD LAMBERT.
(1) Lire notre dossier Les puissants redessinent le monde, Le Monde
diplomatique, juin 2014, et sur notre site Grand march transatlantique,
www.monde-diplomatique.fr/dossier/GMT
La stratgie du dirigeable
Comment
soutenir
votre journal
Rempart de la dmocratie, forte-
resse de la libert dexpression,
quintessence de la Rpublique :
les pouvoirs publics ont multipli
les hommages la presse fran-
aise aprs lattentat perptr
Charlie Hebdo le 7 janvier dernier.
Pourtant, avant que cette attaque
ne braque brutalement lattention
sur son sort, les journaux dinfor-
mation mouraient petit feu et
sans bruit.
Les principales raisons du mal
sont connues: conformisme, con-
centration, manque de curiosit,
concurrence des mdias gratuits
en ligne, etc. Mais ces aux ne
sont pas seuls en cause. Le rseau
de distribution, kiosques et mai-
sons de la presse, sefloche ; les
aides de lEtat, qui reprsentent
prs de 20% du chiffre daffaires
du secteur, protent proportion-
nellement plus aux gants indus-
triels quaux francs-tireurs du
journalisme (1). Et, admettons-le,
une certaine dmobilisation avait
gagn les lecteurs.
Par tradition politique comme
par got de la fronde, la France
est riche dune presse irrespec-
tueuse, gnreuse, ouverte sur le
monde. Mais trop souvent prive
de moyens et cantonne aux
marges. Dans ce paysage lunaire,
Le Monde diplomatique fait gure
dexception. En 2014, ses ventes
au numro ont mme lgrement
progress (+ 1,6 %).
Alors que les maisons de la
presse ont connu une afuence
record lors de la parution du
numro spcial de Charlie Hebdo,
des lecteurs nous interrogent sur
le meilleur moyen de soutenir
leur journal.
Il sagit en premier lieu de faire
connatre lexistence de notre
publication et, pour cela, dinciter
amis, collgues et connaissances
lacheter en kiosques, ne serait-
ce que pour se forger une opinion.
En ces temps troubls, favoriser
la lecture dune presse critique est
une forme de rsistance. Induire
de nouvelles vocations, mais aussi
consolider les plus anciennes :
sabonner, directement auprs de
notre service ou sur notre site, par
prlvement automatique, vous
garantit la tranquillit et nous
pargne le gaspillage des lettres
de relance expdies aux retarda-
taires. Bref, soutenir Le Monde
diplomatique, cest avant tout
populariser lusage de cemensuel.
(1) Lire Sbastien Fontenelle, Aides
la presse, un scandale qui dure, et Pierre
Rimbert, Projet pour une presse libre,
Le Monde diplomatique, respectivement
novembre et dcembre 2014.
3LE MONDE diplomatique FVRIER 2015
BONNES FEUILLES
Le rve de lharmonie par le calcul
lunivers. Au-del de leurs diverses
manifestations philosophiques, scienti-
f iques ou mystiques, les hritiers de
Pythagore ont en commun de postuler
lexistence dune lgalit de type
numrique, qui se donnerait voir aussi
bien dans le domaine de la cosmologie
que dans ceux de la thologie, de la
musique, de lthique ou du droit.
Parmi tous les nombres, la confrrie,
la fois savante et mystique, des pythagori-
ciens accordait au 10 une importance parti-
culire. Son emblme tait un diagramme
de la dcade la Ttraktys , et cest sur
ce symbole sotrique que ses membres
prtaient le serment de ne jamais divulguer
leurs secrets, commencer par leurs secrets
mathmatiques. Ce symbole est la figure
gomtrique du nombre 10, reprsent
comme un triangle quilatral, dont la
pointe est lunit et les cts trois fois 4.
Dans ses recherches sur la mtaphore
de lil de la loi (5), Michael Stolleis
a montr comment ce symbole avait
parcouru toute lhistoire de lOccident.
On le retrouve chez les matres maons
et les kabbalistes, mais aussi dans le chris-
tianisme, qui, aprs lavoir rejet comme
figure paenne, la recycl en figure de
la Trinit (6), puis dil de Dieu. De l,
la Ttraktys a donc continu sa course et
sest transforme, dans une version
scularise, en il de la loi. Et cest
charg de toute cette symbolique
religieuse, juridique et mathmatique
quon le retrouve aujourdhui imprim
au verso de tout billet de 1 dollar.Y sont
reproduites les deux faces du Great Seal
of the United States of America, dont une
pyramide, date sa base de 1776. Au
sommet de cette pyramide lil de la
Providence divine veille sur lEtat nouvel-
lement fond.
Symbole du cosmos, cest--dire dun
univers arrach au chaos, la Ttraktys
reprsente aussi lharmonie (7). Fille
dArs, dieu de la Guerre, et dAphrodite,
desse de lAmour, Harmonie dsigne
depuis lAntiquit grecque lunion des
PAR ALAIN SUPIOT *
Dficit budgtaire, ratio dendettement, retour sur investis-
sement, taux de croissance : la sarabande des nombres hante
nos vies et structure notre vision du monde. Il nen fut pas
toujours ainsi. Longtemps le chiffre fut soumis au droit.
Comment sest opr le renversement du rgne de la loi au
profit de la gouvernance par les nombres ? Cest le thme du
nouvel ouvrage dAlain Supiot, dont nous publions un extrait.
LESSOR de la gouvernance par les
nombres nest pas un accident de lhis-
toire. La recherche des principes ultimes
qui prsident lordre du monde
combine depuis longtemps la loi et le
nombre au travers de la physique et des
mathmatiques, sagissant de lordre de
la nature ; du droit et de lconomie,
sagissant de lordre social. La situation
est comparable dans lordre religieux, o
la soumission la loi divine et la contem-
plation mystique de vrits absolues ont
t reconnues comme deux voies diff-
rentes daccs au divin (1).
La gouvernance par les nombres
nemporte pas du reste la disparition des
lois, mais la soumission de leur contenu
un calcul dutilit, en sorte quelles
servent les harmonies conomiques
qui prsideraient au fonctionnement des
socits humaines (2). Mais la loi peut-
elle tre ramene au nombre ? Fait-elle
autre chose quexprimer des accords
parfaits que les mathmatiques seraient
susceptibles de dvoiler ? Ou bien
possde-t-elle son domaine propre, qui
serait de surmonter les discordes consti-
tutives de la vie en socit ? Ces questions
se posent tous les jours nos gouvernants,
tiraills entre la reprsentation quantifie
de lconomie et de la socit et ce qui
reste de reprsentation dmocratique des
gouverns. Un dtour par lhistoire est
ncessaire pour y rpondre et comprendre
la fois les raisons anciennes et les checs
prvisibles du projet de gouvernance par
les nombres.
La fascination pour les nombres et pour
leur pouvoir ordonnateur est ancienne ;
elle nest pas propre aux cultures de
lOccident. Lattention porte leur valeur
emblmatique est lun des traits saillants
de la pense chinoise (3), et lon sait tout
ce que les mathmatiques doivent lInde
et aux mondes arabe et persan. Mais cest
dans le monde occidental que les attentes
leur gard nont cess de stendre :
dabord objets de contemplation, ils sont
devenus des moyens de connaissance puis
de prvision, avant dtre dots dune
force proprement juridique avec la
pratique contemporaine de la gouver-
nance par les nombres. On pourrait tre
tent de partir ici de la Bible puisque,
selon le Livre de la Sagesse, Dieu a
tout rgl avec mesure, nombre et poids
(Sg. XI, 20) ; mais ce texte a sans doute
t rdig directement en grec au cours
du II
e
sicle avant notre re par un Juif
hellnis, probablement influenc par le
renouveau pythagoricien. Cest
Pythagore (v. 580 - v. 500 av. J.-C.) que
lon doit, semble-t-il, laffirmation
selon laquelle tout est arrang
daprs le nombre .
Lide selon laquelle la
contemplation des nombres
serait la cl daccs lordre
divin a connu une fortune extra-
ordinaire, de Pythagore nos jours,
au travers notamment des uvres de
Platon et des noplatoniciens de la
Renaissance (4). Cette croyance continue
de nourrir notre imaginaire. Le monde
est mathmatique , proclame ainsi le
titre dune collection douvrages diffuse
en 2013 par le journal Le Monde sous
lgide de Cdric Villani, mdaille Fields
2010 et directeur de linstitut Henri-
Poincar. Aujourdhui comme hier, les
mathmatiques seraient la cl de lintel-
ligibilit et donc de la matrise de
rdiges par ces dix sages furent transcrites
sur dix tables, lesquelles, aprs avoir t
soumises lavis des citoyens romains,
furent adoptes par les comices. Le bruit
se rpandit alors que deux tables
manquaient, qui, runies aux autres (...),
auraient form un corps complet de droit
romain . Cela conduisit nommer un
nouveau collge de dcemvirs, parmi
lesquels Appius Claudius, qui avait dj
particip la rdaction des dix premires
tables. Mais ces nouveaux dcemvirs se
conduisirent de faon tyrannique.Appius
Claudius viola les lois quil avait lui-mme
poses et trahit sa charge de juge, dans un
procs au cours duquel il attribua comme
esclave lun de ses hommes de paille
une belle et jeune plbienne, dnomme
Virginia. Le pre de cette dernire ne
trouva pas dautre moyen de lui viter la
servitude et le dshonneur que de la
poignarder. Devant tant dinjustice, le
peuple se rvolta, etAppius Claudius finit
par se suicider dans son cachot, avant que
la paix ne revienne dans une cit dsormais
rgie par les douze tables de la Loi,
exposes en 449 av. J.-C. au forum
romain.
Ce rcit des origines mrite quon sy
arrte puisquil est plac sous la double
gide du nombre (10, puis 12) et de la loi.
Selon Fgen, il fallait que les Romains
fassent lexprience du non-droit pour
que lordre juridique puisse tre vrita-
blement institu et que la socit accde
lharmonie. Cette interprtation ne
convainc pas, dans la mesure o cette
rfrence au non-droit est la fois
anachronique et trompeuse. L o il ny
a pas de droit, on ne peut le violer. Or cest
bien de la violation du droit quil avait lui-
mme pos que se rendit coupable Appius
Claudius. La leon tirer de ce rcit des
origines du droit est donc plutt celle de
la vanit dun ordre juridique fond sur la
seule raison calculatrice.
de ce collge obissait au mme ordon-
nancement que celui de la Ttraktys :
1 consul de lanne prcdente ; 2 consuls
de lanne en cours ; 3 missaires revenus
de Grce ; et 4 hommes gs, nomms,
dit Tite-Live, pour complter le nombre
entendez, le nombre sacr 10. Les lois
* Professeur au Collge de France. Ce texte est
extrait de son livre La Gouvernance par les nombres.
Cours au Collge de France (2012-2014), Fayard, Paris,
paratre le 18 fvrier.
Fruit du heurt de deux dsirs
(1) Dans le cas de lislam, cf. Ibn Khaldn, LaVoie
et la Loi, ou le Matre et le Juriste, prsent et annot
par Ren Prez, Sindbad, Paris, 1995.
(2) La notion dharmonie par le calcul est due
Pierre Legendre (La Fabrique de lhomme occidental,
Mille et une nuits, Paris, 1996), qui sinspirait lui-
mme de louvrage de lconomiste libral Frdric
Bastiat (Harmonies conomiques, Guillaumin, Paris,
1851).
(3) Cf. le chapitre que Marcel Granet consacre aux
nombres dans La Pense chinoise,AlbinMichel, Paris,
1999 (1
re
d. : 1934).
(4) Cf. Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la
philosophie de la Renaissance, Editions de Minuit,
Paris, 1983, et Frdric Patras, La Possibilit des
nombres, Presses universitaires de France, Paris,
2014.
(5) Michael Stolleis, Lil de la loi. Histoire dune
mtaphore, Mille et une nuits, 2006.
(6) Cf. Dany-Robert Dufour, Les Mystres de
la trinit, Gallimard, coll. NRF, Paris, 1990.
(7) Cf. Matila Ghyka, Philosophie et mystique du
nombre, Payot, Paris, 1989 (1
re
d. : 1952).
(8) Trait sur le fonctionnement de lUnion
europenne, article 136.
(9) Marie Theres Fgen, Histoires du droit romain.
De lorigine et de lvolution dun systme social,
Editions de la Maison des sciences de lhomme, Paris,
2007.
(10)Tite-Live,Histoire romaine, III, 33, dansHisto-
riens romains, tome I, Gallimard, coll. Bibliothque
de la Pliade, Paris, 1968.
(11) Machiavel, Discours sur la premire dcade
de Tite-Live, I, 4, dansuvres compltes, Gallimard,
coll. Bibliothque de la Pliade, 1952.
(12) Claude Lefort, Le Travail de luvre :
Machiavel, Gallimard, coll. Tel , 1986 (1
re
d. :
1972).
contraires, la rsolution des discordes et
des discordances. En droit de lUnion
europenne, lharmonisation se prsente
tantt comme la ralisation juridique des
liberts conomiques garanties par le
trait, tantt comme un processus
spontan rsultant de lusage de ces
liberts. Aux termes de larticle 151 du
trait sur le fonctionnement de lUnion
europenne (TFUE), cest du fonction-
nement du march intrieur , autrement
dit du libre jeu donn aux calculs dintrt
des oprateurs conomiques, que doit
rsulter l harmonisation des systmes
sociaux . Le rapprochement des lgis-
lations a pour fonction subsidiaire
daccompagner ce processus spontan.
Un peu comme le Dcret de Gratien, huit
sicles plus tt, le trait europen vise
ainsi raliser une concorde des canons
discordants (concordia discordantium
canonum) qui surmonte la diversit des
droits nationaux et les impratifs de
comptitivit pour aboutir une gali-
sation dans le progrs (8). Contrai-
rement celle de Gratien, cette concorde
nest pas conue comme une uvre
juridique, mais comme un sous-produit
du calcul conomique que le rappro-
chement des lgislations a pour seule
fonction daccompagner et de faciliter.
Il faut observer toutefois que, dans la
rdaction du trait, cet engendrement de
lharmonie par le calcul est le fait dun
march intrieur , cest--dire dun
march institu et dlimit par le droit
de lUnion. Les auteurs du trait de Rome
navaient pas pour horizon un march
mondial impliquant la suppression de
toute entrave la libre circulation des
marchandises et des capitaux. Cette
utopie dun march total, produisant
spontanment lharmonie lchelle du
globe, nest intervenue que quelques
dcennies plus tard, avec le triomphe de
lidologie ultralibrale.
De la Renaissance nos jours, la
notion dharmonie exerce
galement une influence constante
sur la pense juridique. Pour
lillustrer, Marie Theres Fgen a rcem-
ment propos un pntrant commentaire
du rcit qua fait Tite-Live de la rdaction
de la loi des Douze Tables (9). Pourquoi,
se demande-t-elle, trouve-t-on douze tables
aux origines du droit romain ? Douze, et
non pas dix, le nombre sacr des pytha-
goriciens, celui des commandements de
la Loi mosaque ?
Selon le rcit deTite-Live (10), la charge
de confectionner les tables de la Loi fut
confie en 457 av. J.-C. un collge de
dix sages, les dcemvirs. La composition
Allgorie de larithmtique , dans Gregor Reisch,
Margarita philosophica (Perle philosophique), 1503
SI cette tentation de lharmonie par le
calcul na cependant cess de hanter la
pense juridique occidentale, cest peut-
tre en raison de notre difficult saisir
lunit profonde du droit et de sa viola-
tion, de lordre et du dsordre. Plutt que
dun improbable non-droit , on serait
donc tent de rapprocher le processus de
dlibration dmocratique (qui avait
conduit ladoption des dix premires
tables) et la rvolte collective contre lin-
justice (qui va conduire ladoption des
deux dernires). Ltablissement du
rgne de la loi ne procde pas dun calcul
rationnel, mais de lexprience de lin-
justice et des passions. La dmesure
luvre dans ce rcit de la fondation du
droit romain nest pas seulement celle
des passions humaines qui conduisent
sa violation, mais aussi lhubris dune
loi parfaite soumise lempire du
nombre. Une telle interprtation permet
de comprendre la logique du passage de
10, le nombre parfait, 12, la cl de
lharmonie. Les douze tables rsultent
la fois dune dlibration rationnelle et
dune rvolte, dun combat inspir par
le sentiment dinjustice. Et mme de
deux combats : dabord celui des
plbiens, pour que Rome se dote dune
loi gale pour tous, sur le modle grec ;
puis celui de tous les citoyens romains,
pour que leurs dirigeants eux-mmes se
soumettent cette loi. La scne primitive
du droit romain est donc le lieu dune
prise de conscience de la vanit dun
ordre idal fond sur les nombres et de
la ncessit dun ordre fond sur lexp-
rience, tout imparfait quil soit.
Cest cette histoire romaine que
Machiavel sest rfr pour affirmer que
les bonnes lois sont celles qui senracinent
dans lexprience des conflits. Dans
toute rpublique, crit-il, il y a deux
partis : celui des grands et celui du
peuple ; et toutes les lois favorables la
libert ne naissent que de leur opposition
(...). On ne peut (...) qualifier de dsor-
donne une rpublique [la Rpublique
romaine] o lon voit briller tant de
vertus : cest la bonne ducation qui les
fait clore, et celle-ci nest due qu de
bonnes lois ; les bonnes lois leur tour
sont le fruit de ces agitations que la
plupart condamnent si inconsid-
rment (11). Ainsi que la montr
Claude Lefort (12), Machiavel dcouvre
ici une vrit scandaleuse : dans une cit
libre, la loi nest pas une uvre de la
froide raison, mais le fruit du heurt de
deux dsirs galement illimits, le dsir
des grands de toujours possder
davantage et celui du peuple de ne pas
tre opprim.Aussi la loi nest-elle jamais
donne une fois pour toutes : elle demeure
ouverte aux conflits, qui toujours
conduisent la rformer.
Au sommet : lil divin et la mention
Annuit cptis ( Il approuve notre
entreprise ). Sur le bandeau :
Novus ordo seclorum
( Le nouvel ordre des sicles ).
La Ttratkys
BIBLIOTHQUEDELAFACULTDEMDECINE,PARIS/ARCHIVESCHARMET/BRIDGEMANIMAGES
Un espoir tempr,
La perce rcente des forces
progressistes aux lections grecques
bouleverse un appareil dEtat contrl
depuis quarante ans par deux familles
politiques. Si les dgts de laustrit
ont convaincu une bonne partie
de la fonction publique de choisir
la coalition de gauche Syriza,
des rseaux extrmistes sactivent
autour des corps de scurit.
PAR NOTRE ENVOY SPCIAL
THIERRY V INCENT *
4
LA GAUCHE GRECQUE
De Paris Athnes,
Dcidment, lEurope existe ! Le pre-
mier ministre grec Antonis Samaras na
pas attendu trs longtemps avant dutiliser
avec une dlicatesse consomme lassas-
sinat collectif dans les locaux de Charlie
Hebdo : Aujourdhui Paris un massacre
sest produit. Et ici, certains encouragent
encore davantage limmigration illgale
et promettent la naturalisation !
Un jour plus tard Athnes, M. Nikos
Filis, directeur dI Avgi, quotidien dont
Syriza, coalition de la gauche radicale,
est lactionnaire principal (2), tire devant
nous une leon fort diffrente du crime
commis par deux citoyens franais :
Lattentat pourrait orienter lavenir
europen. Soit vers Le Pen et lextrme
droite, soit vers une approche plus rai-
sonne du problme. Car la demande de
scurit ne peut pas tre rsolue seule-
ment par la police. Au plan lectoral,
ce type danalyse nest gure plus porteur
en Grce que dans les autres Etats euro-
pens. M. Vassilis Moulopoulos le sait.
Pourtant ce conseiller en communication
de M. Alexis Tsipras nen a cure : Si
Syriza avait t moins intransigeante sur
la question de limmigration, on aurait
dj obtenu 50% des voix. Mais ce choix
est lun des seuls points sur lequel nous
sommes tous daccord !
Depuis des annes, les politiques co-
nomiques mises en uvre sur le Vieux
Continent chouent, en Grce et en
Espagne plus lamentablement quail-
leurs. Mais alors que, dans les autres
pays de lUnion europenne, les partis
de gouvernement semblent se rsigner
lessor de lextrme droite, et mme
escompter quil assurera leur maintien
au pouvoir en leur permettant de rassem-
bler contre elle, Syriza comme Podemos
ont ouvert une autre perspective (3). Nul
gauche na progress aussi vite queux
en Europe. Inexistants ou presque il y a
cinq ans, lore de la crise financire,
ils ont ralis depuis deux exploits la
fois. Dune part, ils apparaissent comme
des candidats crdibles lexercice du
pouvoir. Dautre part, ils sont peut-tre
en passe de relguer les partis socialistes
de leur pays, coresponsables de la
droute gnrale, au rle de force dap-
point. Comme, au sicle dernier, le Parti
travailliste britannique avait supplant le
Parti libral, et le Parti socialiste franais,
le Parti radical (4). Un changement de
division qui se rvla dfinitif dans les
deux cas.
A Athnes, cette vidence saute aux
yeux. Mais la cruaut dune politique dont
les consquences sociales et sanitaires
comprennent le manque de chauffage en
hiver, la progression des maladies infec-
tieuses ou lenvol du nombre des suicides
ne constitue pas toujours un facteur propre
en dvier le cours (6). En tout cas, pas
pour ses architectes, bien pays pour avoir
les nerfs solides. Hlas, les indicateurs
macroconomiques sont peine plus relui-
sants. Aprs cinq annes de traitement de
choc, la Grce compte trois fois plus de
chmeurs quavant (25,5% de la popula-
tion active) ; sa croissance est atone (0,6%
en 2014) aprs une perte cumule de 26%
entre 2009 et 2013 ; enfin, et mieux que
tout pour un programme qui stait fix
pour objectif prioritaire de rduire une dette
gale alors 113% du PIB, celle-ci sta-
blit dsormais 174%... Ce qui tait pr-
visible, puisque son niveau est calcul en
proportion dune richesse nationale qui,
elle, sest croule. On comprend que
M. Mariano Rajoy, dont les performances
en Espagne sont presque aussi mirobo-
lantes, se soit rendu Athnes pour y
apporter son soutien M. Samaras : Les
pays ont besoin de stabilit, a-t-il psal-
modi, pas dembarde ni dincertitudes.
Voil qui est en effet brillant et raisonnable.
Mais, traduit en grec courant, incer-
titudes deviendrait presque synonyme
desprance. Car poursuivre la politique
de M. Samaras dicte par lUnion euro-
penne signifierait la fois davantage de
baisses dimpt pour les revenus moyens
et suprieurs comme pour les entreprises,
davantage de privatisations, davantage de
rformes du march du travail. Sans
oublier davantage dexcdents budg-
taires pour rembourser la dette, mme
quand cela requiert des amputations de
crdits publics dans tous les domaines.
Universitaire et responsable du secteur
conomique de Syriza, M.Yannis Milios
estime que M. Samaras (soutenu par les
socialistes) sest fix pour objectif des
surplus budgtaires suprieurs 3% du
PIB par an pendant une dure indter-
mine (3,5% en 2015, 4,5% en 2017,
4,2% ensuite). Cest tout fait irra-
tionnel, estime-t-il, moins davoir
dcid une politique daustrit perp-
tuit. La vrit oblige dire que
M. Samaras ne dcide pas grand-chose :
il excute les termes de laccord que la
troka (Fonds montaire international
[FMI], Commission europenne, BCE)
a impos son gouvernement.
Que prvoit Syriza pour en sortir ?
Dabord un programme destin
affronter la crise humanitaire qui raf-
fecterait les dpenses et les priorits lin-
trieur dune enveloppe budgtaire globale
inchange. Calcule trs prcisment, la
gratuit de llectricit, des transports
publics, dune alimentation durgence pour
les plus pauvres, des vaccins pour les
enfants et les chmeurs serait ainsi
finance par une lutte plus active contre
la corruption ou la fraude. Le gouverne-
ment conservateur admet lui-mme que
celles-ci amputent les recettes de lEtat
dau moins 10 milliards deuros par an.
Les travaux publics cotent quatre
cinq fois plus cher quailleurs en
Europe, remarque par exemple M. Filis,
et pas seulement parce que la Grce
compte normment dles et dispose
dun relief plus accident que celui de la
Belgique. De son ct, M. Milios sou-
ligne que cinquante-cinq mille Grecs
ont transfr ltranger plus de
100000 euros chacun, alors que le revenu
dclar de vingt-quatre mille dentre eux
tait incompatible avec un placement
dun tel montant. Pourtant, depuis deux
ans, seuls quatre cent sept de ces frau-
deurs, signals aux autorits dAthnes
par le FMI, ont t contrls par le fisc.
Le programme durgence humanitaire
de Syriza, dun montant estim de
1,882 milliard deuros, se double de
mesures sociales destines relancer lac-
tivit : cration de trois cent mille emplois
publics sous forme de contrats dun an
renouvelables, rtablissement du salaire
minimum son niveau de 2011, augmen-
tation des plus petites retraites (lire larticle
ci-dessous). Lensemble de ce dispositif,
qui inclut aussi des allgements fiscaux et
des abandons de crances pour lesmnages
et entreprises surendettes, est dtaill dans
le programme de Salonique (7). Son
cot aussi : 11,382 milliards deuros,
financs par autant de recettes nouvelles.
FVRIER 2015 LE MONDE diplomatique
Une tincelle qui embrase la plaine ?
montaire international). Mais elle savoue un brin
dsabuse : Le gouvernement nous met des
btons dans les roues. Dployer notre programme
savre difcile.
M
me
Dourou est entre en fonctions le
1
er
septembre dernier. Quelques jours plus tard, les
services nanciers lui ont demand de signer en
urgence le projet de budget concoct par son prd-
cesseur, membre du parti conservateur Nouvelle
Dmocratie. Jai refus. Jai t lue pour appliquer
ma politique et un budget favorable aux plus
dshrits , nous explique-t-elle. Malgr les
pressions, elle russit nalement imposer ses
priorits. La subvention de 27 millions deuros
prvue pour la rnovation de deux stades de football
appartenant deux magnats de la construction est
annule. A la place, raconte M
me
Dourou, nous
avons vot un nancement de 28 millions deuros
pour les travaux contre les inondations et pour toute
une srie dactions sociales, comme le rapprovi-
sionnement en lectricit desmnages qui accusent
des arrirs de paiement.
Vote en 2010, le programme Kallikratis soumet
les dcisions des rgions au contrle dune structure
de lEtat central, la direction des affaires dcentra-
lises. Pilote par un ancien dput europen de
Nouvelle Dmocratie, M. Manolis Angelakas, cet
organisme a refus de valider lembauche de cent
trente-neuf agents rclame par le nouvel excutif
de lAttique. Il sagit pourtant de postes nces-
saires au fonctionnement de la rgion, soutient
M
me
Dourou. Pour preuve, la gouverneure nous
montre le bureau de la direction de lducation
dsesprment vide. Le gouvernement cherche
discrditer notre parti, avance-t-elle. Voil pourquoi
une victoire de Syriza [aux lections lgislatives du
25 janvier 2015] est indispensable pour un vrai
changement.
Priphrie dAthnes, en ce premier samedi de
janvier. Le Pavillon des sports de Faliro, superbe
installation construite pour les Jeux olympiques de
2004, habituellement dsert, est plein craquer.
Deux mille personnes accueillent avec ferveur le
dirigeant de Syriza, M. Alexis Tsipras. Lheure de
la gauche est arrive, scande un groupe de femmes
de mnage licencies du ministre de lconomie,
poings ferms dans des gants rouges, symboles
de leurs seize mois de lutte. Aprs une heure dun
discours enamm promettant la n de laustrit,
un salaire minimum brut de 751 euros (contre
586 euros aujourdhui, et 520 pour les moins de
25 ans) et lexemption dimpts pour les plus
dmunis (moins de 12000 euros de revenus par
an), M. Tsipras quitte lestrade sous les accla-
mations. Mais lespoir semble tempr par une
sourde inquitude.
La dmocratie
parlementaire, partie
merge de liceberg
Car, en Grce, il y a le visible et le cach. La
partie merge de liceberg est une dmocratie
parlementaire classique, mise en place aprs la
chute de la dictature dextrme droite des colonels
en 1974. La monte des intentions de vote pour
Syriza laisse entrevoir une priode dalternance
politique dans un contexte de crise conomique
majeure, alors que le produit intrieur brut (PIB) du
pays a baiss de 24% depuis 2008. Mais derrire
ces apparences, il y a le moins avouable : un pays
gouvern presque sans interruption depuis soixante
ans par deux familles. A droite, les Karamanlis,
conservateurs ; gauche, les Papandrou, socia-
listes. Deux gnrations de chefs de gouver-
nement : loncle et le neveu pour les premiers ; le
grand-pre, le pre et le petit-ls pour les seconds.
Dans ce systme clientliste, les achats de voix et
les emplois de complaisance au sein de la fonction
publique tiennent souvent lieu de stratgie politique.
Le dernier pisode de corruption politique
concerne llection prsidentielle (1). Le 18 dcembre
dernier, M. Pavlos Haikalis, ancienne vedette de la
tlvision devenue dput du parti souverainiste de
droite des Grecs indpendants (ANEL), a afrm
stre vu offrir 3 millions deuros en change de son
vote pour M. Stavros Dimas, le candidat de la
coalition au pouvoir, qui devait obtenir aumoins cent
quatre-vingts voix (sur trois cents dputs) pour tre
lu et viter lorganisation dlections lgislatives
anticipes. Le corrupteur serait le nancier Giorgios
Apostolopoulos, ancien conseiller des premiers
ministres Giorgios Papandrou (2009-2011) et
Antonis Samaras (en fonctions depuis 2012). Homme
de tlvision, M. Haikalis a lm la scne en camra
cache, puis a diffus les images sur Internet.
Rsultat ? La justice a refus dengager des pour-
suites, prtextant que les preuves avaient t
recueillies illgalement. Le premier ministre Samaras
ayant mme dpos une plainte pour diffamation,
* Journaliste et ralisateur.
(1)Aucun des trois tours de celle-ci (17, 23 et 29 dcembre 2014)
nayant permis la dsignation dun prsident, des lections lgislatives
anticipes ont t convoques pour le 25 janvier 2015.
MADAME Rena Dourou salue chaleureu-
sement chacun des employs de ladministration
du secteur nord dAthnes. Dans les bureaux de
limmeuble sans me, en cet hiver particulirement
rigoureux, il fait un froid glacial. Le manque de
chauffage, cest aussi cela, la crise et laustrit,
nous explique la gouverneure de lAttique, rgion
la plus peuple de Grce avec prs de la moiti de
la population du pays. Age de 39 ans, M
me
Dourou
a t lue en mai 2014 lors des lections rgionales
qui ont consacr, ici, la victoire de Syriza, une
coalition de partis de la gauche radicale opposs
aux politiques dictes par la troka (Commission
europenne, Banque centrale europenne et Fonds
(2) I Avgi, qui publie chaque mois ldition grecque
du Monde diplomatique, est paru le 8 janvier avec en
une le slogan Je suis Charlie. Lattentat contre
lhebdomadaire satirique a t largement comment
en Grce, notamment par la gauche, que son exprience
historique (dictature militaire entre 1967 et 1974) rend
trs sensible la libert dexpression.
(3) Lire Renaud Lambert, Podemos, le parti qui
bouscule lEspagne , Le Monde diplomatique,
janvier 2015.
(4) En 1922 au Royaume-Uni, en 1936 en France.
(5) Chiffres de 2013.
(6) Lire Sanjay Basu et David Stuckler, Quand
laustrit tue, LeMonde diplomatique, octobre 2014,
et Nolle Burgi, Les Grecs sous le scalpel, LeMonde
diplomatique, dcembre 2011.
(7) Dont il existe une version en anglais : Syriza :
The Thessaloniki programme, http://left.gr
(8) Lire Alexis Tsipras, Notre solution pour
lEurope , Le Monde diplomatique, fvrier 2013.
(Suite de la premire page.)
LENJEU pos, et en partie atteint le
dclassement des partis sociaux-dmo-
crates , la question demeure : la victoire
dune autre gauche, en Grce ou en
Espagne, pourrait-elle dboucher sur la
rorientation gnrale des politiques euro-
pennes ?Vu dAthnes, les obstacles sont
immenses. Dans son pays, Syriza est seule
contre tous ; en Europe, aucun gouverne-
ment ne lappuie. Le dfi grec sera donc
beaucoup plus ambitieux que celui devant
lequel la France a cal en 2012.A lpoque,
M. FranoisHollande, frachement lu, pou-
vait se prvaloir la fois dumandat des lec-
teurs franais et des 19,3% du produit int-
rieur brut europen de son pays (2,3% dans
le cas de laGrce, 12,1%dans celui de lEs-
pagne [5]) pour rengocier, comme il
sy tait engag, le pacte de stabilit euro-
pen. Pourtant, on sait ce quil advint.
A Syriza, on analyse la situation avec
plus doptimisme, en esprant que, ds
cette anne, la victoire dun parti de
gauche en Grce ou en Espagne deviendra
la proverbiale tincelle qui embrase toute
la plaine. Lopinion publique europenne
nous est plus favorable, estime M. Filis.
Et les lites europennes constatent ga-
lement limpasse des stratgies suivies
jusquici. Dans leur propre intrt, elles
envisagent donc dautres politiques, car
elles voient que la zone euro telle quelle
est construite empche lEurope de jouer
un rle mondial.
Une hirondelle annonce souvent le
printemps qui a trop souffert de lhiver.
Est-ce pour cela que ltat-major de
Syriza peroit une divergence promet-
teuse entre la chancelire allemande et
M. Mario Draghi, le prsident de la
Banque centrale europenne (BCE) ? Le
rachat massif de dettes souveraines que
celui-ci vient de dcider ( assouplisse-
ment quantitatif ) dmontrerait quil a
enfin compris que laustrit dbouchait
sur une impasse.
Affrontement avec lAllemagne
CES mesures, insiste M. Milios, ne
seront pas ngocies. Ni avec dautres
partis ni avec les cranciers du pays :
Elles sont une question de souverainet
nationale, elles najoutent rien notre
dficit. Nous comptons donc mettre en
uvre cette politique quoi quil advienne
par ailleurs sur le terrain de la rengocia-
tion de la dette.
Lorsquil sagit des 320 milliards
deuros de la dette grecque, Syriza est en
revanche dispose ngocier. Mais, l
encore, en faisant le pari que plusieurs
Etats nattendent quune occasion pour lui
emboter le pas. Le problme de la dette,
insiste M. Milios, nest pas un problme
grec, mais un problme europen. En ce
moment, la France et dautres pays par-
viennent payer leurs cranciers, mais
uniquement parce que les taux dintrt
sont extrmement bas. Cela ne va pas
durer. Et rien quentre 2015 et 2020, la
moiti de la dette souveraine espagnole,
par exemple, devra tre rembourse.
Dans ces conditions, la confrence
europenne sur la dette rclame dans
ces colonnes il y a deux ans parM.Tsipras
serait devenue une hypothse raliste (8).
Dsormais soutenue par le ministre des
finances irlandais, elle a pour avantage
pdagogique de renvoyer un prcdent,
celui de 1953, qui avait vu lAllemagne
bnficier de leffacement de ses dettes
de guerre, dont celles dues la Grce. Une
fois fait ce rappel historique savoureux,
Syriza enchane en esprant que la conf-
rence quelle rclame deviendra la solu-
tion alternative qui enterrera laustrit
pour de bon.
5Comment ? En entrinant labandon
dune partie de la dette des Etats, en rche-
lonnant ce qui reste et en en transfrant les-
sentiel la BCE, qui le refinancerait. Lins-
titution prside parM.Draghi ne sest-elle
pas montre trs accommodante lorsquil
sest agi de secourir les banques prives?
Au point dailleurs que celles-ci se sont
dgages de leurs crances grecques, dont
la quasi-totalit est dornavant dtenue par
les Etats membres de la zone euro...
Voil qui confre ces derniers un sin-
gulier pouvoir, en particulier lAllemagne
et la France. OrM
me
Angela Merkel sof-
fusque dj de ce que le contribuable alle-
mand serait la principale victime dune ren-
gociation de la dette grecque, puisque son
pays en dtient plus de 20%. Elle ne lac-
cepterait pas, son ministre des finances
Wolfgang Schuble vient de le rappeler. La
position franaise est plus floue, comme
souvent, mlange, dune part, dexigences
vis--vis dAthnes, invite respecter les
engagements qui ont t pris (M. Hol-
lande) ou continuer de mener les rfor-
mes conomiques et politiques ncessaires
(M. Emmanuel Macron, ministre de lco-
nomie), et, dautre part, de disposition appa-
rente envisager une restructuration ou
un rchelonnement de la dette grecque
(M. Michel Sapin, ministre des finances).
Mais la droite europenne sonne dj
le tocsin ailleurs quenAllemagne. Le pre-
mier ministre finlandaisAlexander Stubb
a oppos un non retentissant toute
demande dannulation de la dette, pendant
qu Paris le quotidien conservateur Le
Figaro sinterroge avec lgance : La
Grce est-elle partie une nouvelle fois
pour empoisonner lEurope ?Deux jours
plus tard, le mme journal a fait ses
comptes : Chaque Franais paierait
735 euros pour leffacement de la dette
grecque (9). Un calcul moins habituel
dans ses colonnes quand il sagirait dap-
prcier le cot des boucliers fiscaux dont
bnficient les propritaires de journaux,
les subventions aux industriels de larme-
ment qui possdent Le Figaro ou... les
aides la presse.
M
me
Merkel a menac Athnes dune
expulsion de leuro au cas o son gou-
vernement enfreindrait les disciplines
budgtaires et f inancires auxquelles
Berlin est trs attach. Pour leur part, les
Grecs souhaitent la fois desserrer
ltreinte des politiques daustrit et
conserver la monnaie unique. Cest gale-
ment le choix de Syriza (10). Il sexplique
en partie parce quun petit pays exsangue
hsite engager toutes les batailles la
fois. Nous avons t les cobayes de la
troka, nous ne voulons pas devenir les
cobayes de la sortie de leuro, rsume
devant nous Valia Kaimaki, journaliste
proche du parti de M. Tsipras. Quun
pays plus gros, comme lEspagne ou la
France, commence...
Sans soutien europen, estime
M. Moulopoulos, il ne sera pas possible
de raliser quoi que ce soit. Do lim-
portance que Syriza accorde celui que
pourraient lui apporter dautres forces
que celles de la gauche radicale et des
cologistes. En particulier les socialistes.
Pourtant, les Grecs ont lexprience des
capitulations de la social-dmocratie
depuis que, il y a trente ans, le premier
ministre Andreas Papandrou a fait
prendre son parti le grand virage libral.
Sil tait rest gauche, il ny aurait
pas eu de Syriza, note M. Moulopoulos,
avant de rappeler quenAllemagne aussi,
quand Oskar Lafontaine a dmissionn
du gouvernement [en 1999], il a regrett
que la social-dmocratie soit devenue
incapable de mener mme les rformes
les plus anodines. La mondialisation et
le nolibralisme visage humain lont
entirement dtruite .
Nest-il pas problmatique alors des-
prer que sa bienveillance envers les exi-
gences de la gauche grecque pourrait
aider cette dernire contrer lintransi-
geance de M
me
Merkel ? Un ventuel
succs de Syriza ou de Podemos
dmontrerait en effet que, contrairement
aux affirmations rptes de M. Hollande
ou de M. Matteo Renzi en Italie, une poli-
tique europenne tournant le dos laus-
trit tait et reste possible. Or une
dmonstration pareille ne menacerait pas
seulement la droite allemande...
Les mois qui viennent pourraient dter-
miner lavenir de lUnion europenne. Il y
a trois ans, avant llection deM.Hollande,
les deux termes de lalternative taient lau-
dace ou lenlisement (11). Dornavant, la
menace nest plus celle de lenlisement,
mais de bien pire. Si nous ne changeons
pas lEurope, lextrme droite le fera pour
nous, a prvenu M. Tsipras. Laudace en
devient plus urgente encore. La tche des
gauches grecque et espagnole, dont beau-
coup va dpendre, est suffisamment lourde
pour quon hsite en plus les charger
dune responsabilit aussi crasante que
celle de dfendre le destin dmocratique
duVieux Continent, de dtourner de lui le
choc des civilisations. Cest pourtant
bien de cela quil sagit aujourdhui.
La Grce, maillon faible de lEurope,
pourrait devenir lemaillon fort de la gauche
europenne , imagine dj M. Moulo-
poulos. Et, sinon la Grce, lEspagne... Les
deux pays ne seraient pas de trop toutefois
pour combattre une crainte et une dsesp-
rance qui alimentent la fois la propagande
de lextrme droite et le nihilisme des
djihadistes. Cest un rvemodeste et fou,
aurait dit le pote. Lespoir que la politique
europenne ne nous condamne plus cet
ternel mange au terme duquel les mmes
se succdent au pouvoir pour conduire
la mme politique et afficher la mme
impuissance. Leur bilan commun est
devenu notremenace.AAthnes, Madrid,
la relve enfin ?
SERGE HALIMI.
(9) Editorial Le vent du boulet, Le Figaro, Paris,
6 janvier 2015 ; et Le Figaro, 8 janvier 2015.
(10) Pour une critique de cette position, lire Frdric
Lordon, Lalternative de Syriza : passer sous la table
ou la renverser, La pompe phynance, 19 janvier 2015,
http://blog.mondediplo.net
(11) Lire Laudace ou lenlisement, Le Monde
diplomatique, avril 2012.
LE MONDE diplomatique FVRIER 2015
PEUT-ELLE CHANGER LEUROPE ?
choisir ses combats
le corrupteur prsum se retrouve labri, tandis
que le lanceur dalerte devra rendre des comptes...
Cela rappelle
la stratgie
de la tension
Au cur des institutions se cache aussi ce que
les Grecs appellent le parakratos : le para-Etat
ou lEtat souterrain , cest--dire un rseau
informel hrit de la guerre froide, compos de hauts
fonctionnaires, de policiers, demilitaires et demagis-
trats, prts tous les coups tordus pour viter
larrive des rouges au pouvoir. Un tel rseau,
appuy par les services secrets amricains, avait
minutieusement prpar le terrain au coup dEtat
de la junte des colonels en 1967.
Les vieux rexes du parakratos nont pas
vraiment disparu. Les entorses aux liberts de
runion, de manifestation et dexpression ont t
nombreuses ces dernires annes. En octobre 2012,
quinze militants antifascistes ont ainsi t arrts
aprs des affrontements avec les nonazis du parti
Aube dore (qui a recueilli 9,4% des voix aux
lections europennes de mai dernier) et la police.
A lissue de leur garde vue, les interpells ont dit
avoir t torturs, photographies lappui. Ils nous
traitaient de sales gauchistes, raconte Giorgios, lun
des interpells, qui a port plainte. Ils nous ont dit :
Maintenant on a vos noms et vos adresses. Si vous
parlez, on les donnera nos amis dAube dore
pour quils puissent venir faire un petit tour chez
vous. Ils voquaient aussi la guerre civile qui, en
Grce, a oppos les milices de droite aux forces de
gauche entre 1945 et 1949 [faisant plus de cent
cinquante mille morts]. Ils se sentaient clairement
en guerre contre tout ce qui ressemble la gauche
progressiste (2). Une enqute interne a t lance
par le ministre de lintrieur.
Cela rappelle la stratgie de la tension dans
lItalie des annes 1970, estime le journaliste Kostas
Vaxevanis. La police laisse faire, voire encourage
les troubles crs par les nonazis pour justier le
maintien dun pouvoir fort et la rpression farouche
de toute contestation. Le limogeage de plusieurs
hauts responsables de la police pour leurs liens
supposs avec lorganisation nonazie a conrm
le noyautage par lextrme droite dune partie de
lappareil de scurit : M. Dimos Kouzilos, ancien
responsable des coutes tlphoniques au sein
des services secrets grecs, a ainsi d dmissionner,
tandis que M. Athanasios Skaras, le commissaire
du quartier dAgios Panteleimonas Athnes (ef
dAube dore), a t brivement incarcr en
octobre 2013. Le parakratos repose encore sur
trois piliers : la police, la justice et larme, nous
explique Dimitris Psarras, du quotidien Le Journal
des rdacteurs. Toutes trois ont t largement
pargnes par les politiques daustrit, qui ont
pourtant amput le pouvoir dachat des fonction-
naires de moiti. Le 23 juin 2014, le Conseil dEtat
a jug inconstitutionnelle la baisse des salaires
dans ces trois secteurs.
En novembre 2011, M. Papandrou, alors
premier ministre, a mme t inquit par des
risques de coup dEtat militaire. En plein sommet
europen de Cannes, il annona la tenue dun
rfrendum sur les nouvelles mesures daustrit
imposes par lUnion europenne. Tel un lve
turbulent, le chef du gouvernement grec fut
convoqu par la chancelire allemande Angela
Merkel et par le prsident franais Nicolas Sarkozy.
Pour justier son rfrendum, M. Papandrou
voqua le risque dun coup dEtat (3). Mais cette
menace ne fut pas prise au srieux. Les pressions
allemandes et franaises lobligrent renoncer
son projet de consultation populaire, et il fut contraint
de dmissionner un mois plus tard.
Syriza bnficie
mme de soutiens
chez les patrons
Limmense majorit des fonctionnaires grecs
demeure loyale , insiste nanmoins M. Grigoris
Kalomiris, du syndicat des fonctionnaires (Adedy).
Sans appeler voter formellement pour Syriza, son
organisation soutient tout parti qui reviendra sur
la politique daustrit dramatique mise en uvre
depuis cinq ans. Il faut distinguer les secteurs
relevant de la scurit et de la rpression des autres
fonctionnaires. La dcision constitutionnelle
concernant lannulation des baisses de salaire dans
la justice, la police et larme prouve bien que ce
sont des secteurs part, juge le syndicaliste. Les
autres catgories de fonctionnaires nont aucune
raison davoir un a priori contre la gauche radicale :
Nous sommes parmi les premires victimes de
laustrit, rappelle Kalomiris. Le nombre de fonc-
tionnaires a diminu dun tiers, passant de neuf cent
mille six cent mille environ. Le salaire moyen est
de 800 euros. Les salaires ont baiss de 30% et le
pouvoir dachat de 50% si lon prend en compte
les hausses dimpts.
Syriza semble donc bncier dun soutien
important au sein de la fonction publique. Pour des
raisons galement historiques. Ds larrive du
Pasok [parti socialiste grec] au pouvoir en 1981,
Andreas Papandrou, le premier ministre dalors, a
voulu purer la fonction publique des lments
souvent compromis dans la dictature des colonels,
avance Psarras. Il a fait embaucher tour de bras
des proches de son parti. Cela a dur jusquau
dbut des annes 2000. Au point que beaucoup de
fonctionnaires sont danciens socialistes, dus par
la drive droitire du Pasok et aujourdhui farou-
chement pro-Syriza.
La coalition bncie dautres appuis plus
tonnants dans la socit grecque. Ainsi, une
fraction du patronat ne verrait pas dun mauvais il
larrive au pouvoir dune gauche radicale mais
pragmatique. Laustrit voulue par la troka est
un chec, admet, sous couvert danonymat, un chef
dentreprise du secteur des transports. La dette na
cess daugmenter et la croissance a t casse,
les PME font faillite les unes aprs les autres. Aprs
la cure daustrit, une cure de relance de
lconomie ne pourrait pas nous faire de mal. Il
reste impossible dexprimer une telle analyse en
public pour un patronat grec majoritairement hostile
aux rouges. Mais le discours anticorruption de
Syriza, loin des drives clientlistes qui ont fait tant
de mal au pays, trouve des partisans dans toutes
les classes sociales.
THIERRY VINCENT.
la crainte des coups tordus
(2) Grce : vers la guerre civile ? , Spcial investigation,
Canal Plus, 1
er
septembre 2013.
(3) Libration, Paris, 5 novembre 2011.
JANNIS KOUNELLIS. Sans titre, 1987
ADAGP/RMN/THESOLOMONR.GUGGENHEIMMUSEUM
6LE PREMIER EXPORTATEUR MONDIAL DE
Avis de gros temps
S I le rattachement de la Crime est
interprt au Kremlin comme un succs
militaire et politique, le bilan conomique
de lanne 2014, marque par ladoption
de sanctions occidentales lencontre de
la Russie, est loin dtre positif. Lampleur
de la chute du rouble vis--vis du dollar
( 42% entre le 1
er
janvier 2014 et le 1
er
jan-
vier 2015) a effac les gains de puissance
conomique relative raliss depuis 2009.
Le pays a rtrograd du dixime au sei-
zime rang mondial en termes de produit
intrieur brut (PIB) au taux de change cou-
rant. Les autorits visaient une inflation
rduite 5%; elle a plus que doubl et
stablit 11,4%. La croissance devait se
redresser 3,5%; dans le meilleur des cas,
elle sera nulle en 2014 et fera place une
rcession en 2015 (entre 3% et 4,5%
selon les prvisions du gouvernement). La
diversification industrielle devait tre
relance ; la production dautomobiles a
chut lourdement. Le leader Avtovaz a dj
supprim plus de dix mille postes et sap-
prte de nouveau licencier. Si la situation
continue de se dgrader, nul doute que ses
concurrents lui emboteront le pas.
La persistance dune forte inflation dans
une priode de stagnation a pour cons-
quence daggraver les ingalits de
revenus rels et de dprimer la consom-
mation. Le commerce de dtail, aprs
avoir longtemps rsist, a commenc
cder. Du ct des entreprises, linvestis-
sement, nerf de la guerre pour la moder-
nisation de lconomie russe, confirme et
amplifie un repli amorc au prin-
temps 2013. Il continuera en 2015 sur
cette pente descendante, compte tenu des
taux dintrt directeurs ports 17% par
la banque centrale en dcembre pour
limiter la drive du change et de linflation.
Par ailleurs, le systme financier russe
nest plus en mesure dapporter les liqui-
dits ncessaires : les sanctions (lire la
chronologie ci-contre) obligent les grandes
banques modifier le cur de leur modle
conomique, qui reposait sur lemprunt
en devises bas taux dintrt sur les mar-
chs internationaux combin des prts
taux dintrt plus rmunrateur en rou-
bles sur le march national. Lpargne
nationale en roubles ne suffira pas aux
besoins de lconomie russe, tant elle est
dcourage par linflation.
Les fleurons nationaux commencent
eux aussi souffrir. Si, en 2014, un nou-
veau record de production de ptrole vient
dtre battu, cette progression risque de
rester sans lendemain car la croissance des
volumes extraits ralentit depuis 2011. Elle
est porte par les compagnies prives,
dsormais minoritaires dans le paysage
nergtique russe. Le gant Gazprom a
quant lui enregistr une chute de 9% de
lextraction de gaz en 2014. Jamais depuis
sa cration, son niveau de production
navait t aussi bas.
la capacit des agriculteurs russes
acheter en devises trangres les intrants
(semences, engrais...) ncessaires leur
production future.
A mesure que la crise mord sur des sec-
teurs-cls de lconomie, lEtat subit une
pression croissante de la part des acteurs
touchs. Celle-ci est dabord venue du sec-
teur nergtique : Rosneft, Novatek et
Lukoil ont obtenu durant lt des finan-
cements de plusieurs milliards de dollars,
soit directement tirs des fonds publics,
soit via des banques non touches par les
sanctions. En juin, M. Vladimir Poutine
avait dj chiffr les besoins en capitaux
supplmentaires de Gazprom 50 mil-
liards de dollars, avant que lentreprise ne
publie ses premires pertes trimestrielles
depuis 2008, attribues des retards de
paiement ukrainiens.
Cette premire salve a t bientt
suivie dune autre dans le secteur ban-
caire : le gouvernement a annonc dbut
septembre une srie de recapitalisations
pourVTB, Rosselkhozbank et Gazprom-
bank notamment. Tout comme Sberbank,
premire banque du pays, VTB est pr-
sente en Ukraine, o la situation est
encore plus dgrade quen Russie. Ces
tablissements, par ailleurs coups des
marchs internationaux de capitaux, sont
donc touchs doublement. Le gouverne-
ment, qui fait du secteur bancaire sa prio-
rit, prvoit de le renflouer hauteur de
18 milliards de dollars durant le premier
trimestre 2015.
Lappareil militaro-industriel constitue
le troisime groupe de pression ayant
actuellement une influence relle sur le
pouvoir politique.Avec les succs obtenus
sur le terrain en Crime et au Donbass
o sa prsence est toujours nie par les
autorits , ses responsables sont dsor-
mais en position de force pour ngocier la
scurisation de leurs moyens (+ 11 %
prvus dans le projet de budget 2015). Les
conflits de rpartition vont donc sinten-
sifier. Dans quelques mois, les effets de
linflation et de la dtrioration de lacti-
vit industrielle risquent dajouter de nou-
velles pressions, politiques et sociales,
celles des secteurs bancaire, nergtique
et militaire. Compte tenu de la nature fd-
rale de lEtat, cest vers les budgets muni-
cipaux et rgionaux que se tourneront les
revendications. Or ceux-ci souffrent dj
depuis la rcession de 2009.
A chaque saison son choc. Aprs lannexion de la Crime au
printemps, lescalade des sanctions cet t, la chute brutale
du prix des hydrocarbures cet automne, lconomie russe
subit leffondrement du rouble depuis novembre dernier. Rou-
vrant les cicatrices des annes 1990, cette crise de change
laissera des traces. Car elle expose au grand jour des fai-
blesses structurelles longtemps sous-estimes par le pouvoir.
PAR JULIEN VERCUEIL *
FVRIER 2015 LE MONDE diplomatique
Pressions sur les ressources publiques
DANS la conjoncture actuelle, linves-
tissement dans les technologies permettant
de mettre en valeur les gisements non
conventionnels et de grande profondeur
devient crucial. Les restrictions occiden-
tales sur les transferts de technologie aux
compagnies ptrolires et gazires russes
obrent srieusement leurs perspectives
de dveloppement, notamment en Sibrie
orientale et dans lArctique. Confront
une situation financire dlicate, Gazprom
vient de renoncer au South Stream, le
projet de gazoduc devant approvisionner
lEurope en contournant lUkraine par le
sud, pour dployer davantage de ressources
vers la Chine et le nouveau gazoduc
oriental. Selon toute probabilit, le retard
dinvestissement ne sera pas rattrap dans
les annes qui viennent.
Certains secteurs de lconomie
affichent de meilleurs rsultats. Cest le
cas de lagriculture, qui a enregistr des
rcoltes record en 2014. En pareil cas,
la Russie devient habituellement lun des
principaux exportateurs mondiaux de
crales. De plus, la chute du rouble se
combine aux volumes produits pour
offrir des possibilits redoubles. Mais,
par crainte dune hausse des prix int-
rieurs, le gouvernement a cru bon de
freiner administrativement les exporta-
tions, avec pour effet pervers de limiter
SOFIA DYMCHITS-
TOLSTAIA. Cirque
(probleme de facture),
vers 1920-1921
* Matre de confrences en conomie lInstitut
national des langues et civilisations orientales (Inalco).
Un Etat producteur mais peu protecteur
A
VANT la chute du rouble, le produit intrieur
brut (PIB) de la Russie (au taux de change
courant) slevait un peu plus de 2000milliards
de dollars. La valeur ajoute se rpartit entre les
services (60%), les industries extractives et nerg-
tiques (18%), lindustrie manufacturire (12%), lagri-
culture et la construction (5% chacune). La population
active, qui compte soixante-quinzemillions de personnes,
est trs largement urbaine, avec un taux demploi et un
pourcentage de diplms parmi les plus levs du
monde. La productivit, en revanche, demeure faible.
Elle est deux fois moindre que celle de lUnion euro-
penne et na pas progress signicativement durant
les cinq dernires annes.
La part des dpenses de lEtat dans lconomie est
suprieure celle de la France (37% environ, contre
31 %), mais celui-ci assume certaines fonctions de
protection sociale, comme le nancement des retraites,
qui en France sont comptabilises part. Pour lensemble
des dpenses publiques (scurit sociale comprise), la
Russie est largement derrire la France (37 %, contre
55 %). Les entreprises publiques jouent un rle dter-
minant dans lconomie russe: la suite des acquisitions
des annes 2000 dans le secteur nergtique, puis des
nationalisations ralises durant la rcession de 2009,
elles contribuent dsormais plus de 50% du PIB.
Avec des recettes dpendant pour moiti des taxes
sur le secteur des hydrocarbures, le budget de lEtat
est soumis aux variations du prix du ptrole. Jusquici,
le dcit est rest faible, sauf durant la rcession de
2009, o des mesures exceptionnelles de relance ont
t prises, avec une impulsion budgtaire totalisant
11% du PIB. Lendettement public demeure minime, et
lEtat compte deux fonds souverains : le Fonds de
rserve est utilisable pour soutenir le rouble et lactivit
court terme (89milliards de dollars en dcembre 2014) ;
le Fonds national de bien-tre (80 milliards de dollars)
est destin faire face aux besoins futurs de nancement
des retraites.
La banque centrale accumule galement des rserves
de change (389 milliards de dollars n dcembre). Ce
niveau reste considrable, mais elles ont fondu de
120 milliards en un an, soit lquivalent des fuites de
capitaux.
J. V.
Fardeau de lendettement extrieur
LA Russie vendant son ptrole en dol-
lars, un baril lui rapporte dautant plus
de roubles que sa devise nationale est
faible. Mais la chute du rouble na pas
suffi compenser la dgringolade du prix
du ptrole : sur lanne, le prix du baril
Oural (unit de rfrence en Russie)
exprim en roubles a perdu 14%. Par ail-
leurs, avec une monnaie aussi dprcie,
la capacit de lconomie russe se pro-
curer les importations indispensables en
technologies et biens dquipement pour
lesquelles il nexiste aucun substitut
court terme en Russie a t divise par
prs de deux.
Les projets de privatisation, qui pour-
raient procurer des recettes de substitu-
tion, restent dans les cartons en raison
du contexte conomique incertain. Le
gouvernement sabstient aussi de
recourir lemprunt, car, si lendette-
ment propre de lEtat demeure trs faible
(12 % du PIB, lire lencadr ci-contre),
celui des grandes entreprises publiques
en devises savre trs lourd. Alors
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