29
 Afrique CFA: 2 400 F CFA,  Algérie:  250 DA, Allemagne: 5,50 €, Antilles-Guyane: 5,50 €,  Autriche: 5,50 €, Belgique:  5,40 €, Canada: 7,50 $C, Espagne: 5,50 €,  Etats-Unis: 7,50 $US,  Grande-Bretagne:  4,50 £,  Grèce:  5,50 €,  Hongrie: 1835 HUF,  Irlande:  5,50 €,  Italie: 5,50 €,  Luxem- bourg: 5,40 €, Maroc : 30 DH, Pays-Bas : 5,50 €, Portugal (cont.): 5,50 €, Réunion:  5,50 €, Suisse: 7,80 CHF, TOM: 780 CFP, Tunisie : 5,90 DT.   H fractio ns les moinsqualiéesdes milie ux popul aires,ce qu’att este l’orientation vers des lières techniques (CAP, BEP ou bacca- lauréat professi onnel)– qu’ilsn’achèverontpas nécessairem ent  à un moment où le baccalauréat est devenu un diplôme minimal de référence. Cette relégation scolaire trouve parfois une compensation dans des sociabilités de rue (le monde des bandes) et les petits désordres qui les accompagnent (1). Des actes trans- gres sif s (co mme levol devoit ureou descoot er , laconduitesans  permis), liés à l’honneur (les rixes ou les outrages par ex emple) ou à l’accaparement (comme les cambriolages, les agressions ou lesvolsavecviol ence ) att ire ntassez tôtl’att ent iondes pol ici ers et des magistrats. Après plusieurs aaires, Merah, Coulibaly et M. Nemmouche sont incarcérés pour la première fois à l’âge de 19 ans. Et de nouveaux délits commis à leur sortie révoquent les sursis et allongent les peines: de 20 à 30 ans, ils passent une  bonne partie de leur temps en détention. (Lire la suite page 14, et notre dossier pages 13 à 23.) (Lire la suite page 4.) (1) Lire « Burqa-bla-bla »,  Le Monde diploma- tique, avril 2010. AOÛT 1914: l’unio n sacrée. En France comme en Allemagne, le mou- vementouvrie r chan cell e ; lesdirig eants de la gauche politique et syndicale se rallient à la «défense nationale» ; les combats progressistes sont mis entre  parenthès es. Difficilede faire autrement alors que, dès les premiers jours de la mêlée sanglante, les morts se comptent  par diza ines de millie rs. Qui aura it entendu un discours de paix dans le frac asdes arme s et desexalt ati onsnatio - nalistes ? En juin, en juillet peut-être, il restait possible de parer le coup. Un siècle plus tard, nous en sommes là.Le «chocdes civ ili sat ion neconsti tue encorequ’une hypo thèseparmi d’autre s. La bataille qui semble s’engager en Europe, en Grèce puis en Espagne per- mettra peut-être de la conjurer. Mais les atten tatsdjihadis tes fav orisent le scénar io du désastre ; une stratégie de « guerre con trele terr ori sme»et derestri cti ondes libertéspubliquesaussi. Ils risquentd’exa- cerber toutes les crises qu’il importe de résoudr e.Telleest la menace.Y répondr e sera l’enjeu des mois qui viennent. Un dessinateur est-il libre de carica- turer le prophète Mohammed ? Une musulmane, de porter la burqa ? Et les  juif s fran çais , vont- ils émig rer plus nombreux en Israël ? Bienvenue en 2015... La France se débat dans une crise sociale et démocratique que les choix économiques de ses gouverne- ments et de l’Union europée nne ont aggravée. Les thèmes de l’arraison- nement de la finance, de la répartition des richesses, du mode de production ont enfin pris racine dans la conscience  publique. Mais, à intervalles r éguliers, les questions relatives à la religion les relèguent au second plan (1). Depuis  plus de vingt ans, l’« islam des ban- lieues», les «insécurités culturelles», le «communautarisme» affolent les médias comme une partie de l’opinion  publ ique . Des déma gogue s s’e n repaissent, impatien ts de gratter les  plaies qui leur permettent d’occup er la scène.Tant qu’ils y parviendront, aucun des problèmes de fond ne sera débattu sérieusement, même si presque tout le reste découle de leur solution. L’assassinat de douze personnes, en majorité journalistes et dessinateurs, le 7 janvier dernier dans les locaux de Charlie Hebdo, puis de quatre autres, toutes juives, dans un magasin kasher a suscit é un sentim ent d’eroi . Bienqu’ils aient été commis en invoquant l’islam, ces crimesspectaculai res n’ontpas, pour le mome nt,enclench é le cycl e de hain es et de représailles que leurs inspirateurs escomp taient . Les assassi ns ont en partie 5 , 40 - Mens ue l - 2 8 p a ge s 731 - 6 2 e année. Février 2015 LE RÊVE DE L’HARMONIE PAR LE CALCUL PAR ALAIN SUPIOT Page 3. H  SOMMAIRE COMPLET EN PAGE 28  En Grèce et en Espagne, la progr ession d’une gauche opposé e aux polit iques d’aust éritéencourag e les partis ans d’un changement de cap de l’Union européenne . De plus en plusforme l, le déb at dém ocr ati que y ga gner aitbeaucou p.  L ’aronte ment cultur el et religie ux, le « choc des civilisa- tions» que les auteurs des attentats de Paris ont voulu déchaîner, reculerait alors d’autant. DOUZE PA UZE P GES ES POUR OU R COMPRENDRE OMPRENDRE P ASSÉ la stup eur des atten tats , lorsq ue se dissi pentles senti ments d’indignation et d’impuissance et que la peine se rétracte sur l’entourage des victimes, subsiste une lancinante question. Pourquoi, dans un contexte de paix, de jeunes Français ont-ils  pu s’attaquer avec une telle violence à des individus choisis en raison de leurs opinions, de leur confession religieuse présumée ou de l’uniforme qu’ils portent ? Des assassinats commis par Moh amed Mer ahen mar s 2012à ceu x des7, 8 et9 jan vie r 201 5, revendiqués par les frères Kouachi et Amedy Coulibaly, en  passant par l’attaque du Musée juif de Belgique, le 24 mai 2014, dontest accus é M. MehdiNemmou che, pasmoins de vingt -huit  personnes ont trouvé la mort sous les balles de leurs meurtriers. Que sait-on de ces derniers ? Bien que lacunaires, les infor- mations recueillies par la presse permettent de se faire une idée de leurs trajectoires sociales. D’abord, ils ont connu des inter- ven tio nsdes serv icessoci auxet de lajusti ce desmineu rsprécoc es et contraign antes. Les enviro nnementsfamiliaux sont jugés inap-  propriés ou défaillants ; les passages en fo yer et en famille d’ac- cueil jalonnent l’enfance et l’adolescence de la plupart d’entre eux. Leurs scolarités semblent ensuite correspondre à celles des Dans une accélération saisissante, les tueries de Paris, puis la mobilisation massive qui a suivi, ont fait émerger deux dynamique s, deux analyses opposées. L’ une propose d’intensifier les bombardements à distance et, au nom de la sécurité, de sacrifier certaines libertés publiques. L’ autre préfère insister sur les bouleversements du monde, identifier les causes d’une décomposition sociale et restituer les enchaînements qui ont conduit aux attentats. Choisir  ses combats AMADOU SANOGO. – « A votre avis », 2014 DOSSIER  :  A TTE NTA TS DE  P ARIS,  L ONDE DE CHOC PAR  LAURENT  BONELLI * P   AGE GE 13 3 : Islamophobie ou prolophobie?, par Benoît Br enoît r  éville. ville. P   AGES GES 14 4 ET T 15 5 : Comment tarir les sources du recrutement salaste armé, par Pierr ierr e Conesa. Conesa. P   AGES GES 16 6 ET T 17 7 : « Le Prophèt e, la seule chose en laquelle on croit », par Pierr ierr e Souchon. Souchon. Un antisémitisme virulent mais marginal, par Dominique V ominique V  idal. dal. P   AGES GES 18 8 ET T 19 9 : Funeste rivalité entre  Al-Qaida et l’Organisation de l’Etat islamique, par Julien Thér ulienThér  on. n.  Assauts contre les Lumières, par Anne-Cécile Robert. nne-CécileRobert. P   AGES GES 20 0 ET T 21 1 : En Afriqu e, d’autres foyers du djihadisme, par Philippe Leymarie. hilippeLeymarie. P   AGES GES 22 2 ET T 23 3 : Surdité des gouvernements arabes, par Hicham Ben Abdallah El-Alaoui. icham en bdallahEl- laoui. P   AGE GE 28 : 8 : Soyez libres, c’est un ordre, par Pierr ierr  e Rimbert. Rimbert. Les chemins de la radicalisation * Maîtrede conféren cesen sciencepolitiqueà l’univ ersitéParis-Ouest-Nanterre- La Défense (Institut des sciences sociales du politique). (1) Cf. Gérard Mauger, Les Bandes, le milieu et la bohème populaire, Belin, Paris, 2006, et Marwan Mohammed,  La Formation des bandes. Entre la famille, l’école et la rue, Presses universitaires de France, Paris, 2011. LA GAUCHE GRECQUE PEUT-ELLE CHANGER L’EUROPE ? –  pages 4 et 5 PAR  SERGE  HALIMI réussi: des mosquées sont attaquées ; des synagogues, gardées par la police ; quelques jeunes musulmans – radica- lisés, souvent médiocrement instruits des règles de leur foi, en tout cas peu représentatifs de leurs coreligion- naires (lire l’article ci-contre)  – sont tentés par le djihad, le nihilisme, la lutte armée. Maisles assa ssi ns ontégalement échoué: ils ont garanti une vie éternelle à l’hebdomad aire qu’ils voulaien t anéantir. Gageons cependant que, dans l’esprit de leurs commanditaires, cette  bataille-là était secondaire. L ’issue des autres dépendra de la résistance de la soc iét é fra nça iseet de larenai ssa nceen Europe d’une espérance collective. Mais soyons modestes. Nos grosses clés n’ouvrent pas toutes les serrures.  Nous ne somm es pas tou jour s en mesure d’analyser l’événement séance tenante. S’arrêt er, réfléchir, c’est  prend re le risque de compre ndre, de surprendre et d’être surpris. Or l’évé- nement nous a surpris. La réaction qu’il a suscitée, aussi. Jusqu’à présent, les Fr ança isont ten u lechoc.En man ifestant enmass e,dansle cal me,sanstro p céder aux discours guerriers de leur premier ministre Manuel Valls. Sans s’engager non plus dans une régression démocra- tique comparable à celle que les Etats- Unis ont vécue au lendemain des atten tatsdu 11 sept embre2001 même s’il est inepte autant que dangereux de cond amne r desadolesce ntsà despeines depriso n fer meau seu l mot ifde pro pos  provocateurs.  N UL ne peutimaginercependantles conséq uenceséventue llesd’une nouvelle seco ussedu mêmeordre,a forti oride plu- sieurs. Parviendraient-elles à enraciner unelignede frac tureoppo san t ent reelles desfractio nsde la popu lati onqui se déte r- mineraien t politi quementen fonctionde leur origine, de leur culture, de leur religion ? C’est le pari des djihadistes et de l’ex trêm e droi te,y comp risisraéli enne , le péril immense du « choc des civilisa- tion s». Refo ulercetteperspec tiv e récl ame non pas d’imaginer une société miracu- leusement apaisée – comment le serait- elle avec ses ghettos, ses fractures terri- toriales , ses violences social es ? –, mais dechoisi r lescombatsles plu s sus cept ibl es de porter remède aux maux qui l’acca-  blent. Ce la impose, d ’urgence, un e nou- vel lepolitiqueeuropéenne. EnGrèce,en Espagne, le combat s’engage...      P      H      O      T      O      F      L      O      R      I      A      N      K      L      E      I      N      E      F      E      N      N      /      G      A      L      E      R      I      E      M      A      G      N      I      N   -      A  ,      P      A      R      I      S

Le Monde Diplomatique - Février 2015

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Le Monde Diplomatique - Février 2015

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  • Afrique CFA : 2 400 F CFA, Algrie : 250 DA, Allemagne : 5,50 , Antilles-Guyane : 5,50 , Autriche : 5,50 , Belgique : 5,40 , Canada : 7,50 $C,

    Espagne : 5,50 , Etats-Unis : 7,50 $US, Grande-Bretagne : 4,50 , Grce : 5,50 , Hongrie : 1835 HUF, Irlande : 5,50 , Italie : 5,50 , Luxem-

    bourg : 5,40 , Maroc : 30 DH, Pays-Bas : 5,50 , Portugal (cont.) : 5,50 , Runion : 5,50 , Suisse : 7,80 CHF, TOM: 780 CFP, Tunisie : 5,90 DT.

    !

    H

    fractions les moins qualies des milieux populaires, ce quatteste

    lorientation vers des lires techniques (CAP, BEP ou bacca-

    laurat professionnel) quils nachveront pas ncessairement

    un moment o le baccalaurat est devenu un diplme minimal

    de rfrence.

    Cette relgation scolaire trouve parfois une compensation

    dans des sociabilits de rue (le monde des bandes) et les petits

    dsordres qui les accompagnent (1). Des actes trans-

    gressifs (comme le vol de voiture ou de scooter, la conduite sans

    permis), lis lhonneur (les rixes ou les outrages par exemple)

    ou laccaparement (comme les cambriolages, les agressions

    ou les vols avec violence) attirent assez tt lattention des policiers

    et des magistrats. Aprs plusieurs affaires, Merah, Coulibaly et

    M. Nemmouche sont incarcrs pour la premire fois lge de

    19 ans. Et de nouveaux dlits commis leur sortie rvoquent

    les sursis et allongent les peines : de 20 30 ans, ils passent une

    bonne partie de leur temps en dtention.

    (Lire la suite page 14, et notre dossier pages 13 23.)

    (Lire la suite page 4.)

    (1) Lire Burqa-bla-bla , Le Monde diploma-

    tique, avril 2010.

    AOT 1914 : lunion sacre. En

    France comme en Allemagne, le mou-

    vement ouvrier chancelle ; les dirigeants

    de la gauche politique et syndicale se

    rallient la dfense nationale ; les

    combats progressistes sont mis entre

    parenthses. Difficile de faire autrement

    alors que, ds les premiers jours de la

    mle sanglante, les morts se comptent

    par dizaines de milliers. Qui aurait

    entendu un discours de paix dans le

    fracas des armes et des exaltations natio-

    nalistes ? En juin, en juillet peut-tre, il

    restait possible de parer le coup.

    Un sicle plus tard, nous en sommes

    l. Le choc des civilisations ne constitue

    encore quune hypothse parmi dautres.

    La bataille qui semble sengager en

    Europe, en Grce puis en Espagne per-

    mettra peut-tre de la conjurer. Mais les

    attentats djihadistes favorisent le scnario

    du dsastre ; une stratgie de guerre

    contre le terrorisme et de restriction des

    liberts publiques aussi. Ils risquent dexa-

    cerber toutes les crises quil importe de

    rsoudre.Telle est lamenace.Y rpondre

    sera lenjeu des mois qui viennent.

    Un dessinateur est-il libre de carica-

    turer le prophte Mohammed ? Une

    musulmane, de porter la burqa ? Et les

    juifs franais, vont-ils migrer plus

    nombreux en Isral ? Bienvenue en

    2015... La France se dbat dans une

    crise sociale et dmocratique que les

    choix conomiques de ses gouverne-

    ments et de lUnion europenne ont

    aggrave. Les thmes de larraison-

    nement de la finance, de la rpartition

    des richesses, du mode de production

    ont enfin pris racine dans la conscience

    publique. Mais, intervalles rguliers,

    les questions relatives la religion les

    relguent au second plan (1). Depuis

    plus de vingt ans, l islam des ban-

    lieues , les inscurits culturelles ,

    le communautarisme affolent les

    mdias comme une partie de lopinion

    publique. Des dmagogues sen

    repaissent, impatients de gratter les

    plaies qui leur permettent doccuper la

    scne. Tant quils y parviendront, aucun

    des problmes de fond ne sera dbattu

    srieusement, mme si presque tout le

    reste dcoule de leur solution.

    Lassassinat de douze personnes, en

    majorit journalistes et dessinateurs, le

    7 janvier dernier dans les locaux de

    Charlie Hebdo, puis de quatre autres,

    toutes juives, dans un magasin kasher a

    suscit un sentiment deffroi. Bien quils

    aient t commis en invoquant lislam,

    ces crimes spectaculaires nont pas, pour

    le moment, enclench le cycle de haines

    et de reprsailles que leurs inspirateurs

    escomptaient. Les assassins ont en partie

    5,40 - Mensuel - 28 pages N 731 - 62

    e

    anne. Fvrier 2015

    LE RVE

    DE LHARMONIE

    PAR LE CALCUL

    PAR ALAIN SUPIOT

    Page 3.

    H

    S O MM A I R E C OM P L E T E N PA G E 2 8

    En Grce et en Espagne, la progression dune gauche

    oppose aux politiques daustrit encourage les partisans

    dun changement de cap de lUnion europenne. De plus

    en plus formel, le dbat dmocratique y gagnerait beaucoup.

    Laffrontement culturel et religieux, le choc des civilisa-

    tions que les auteurs des attentats de Paris ont voulu

    dchaner, reculerait alors dautant.

    DDOUZE PAOUZE PAGESGES

    POURPOUR COMPRENDRECOMPRENDRE

    PASS la stupeur des attentats, lorsque se dissipent les sentiments

    dindignation et dimpuissance et que la peine se rtracte sur

    lentourage des victimes, subsiste une lancinante question.

    Pourquoi, dans un contexte de paix, de jeunes Franais ont-ils

    pu sattaquer avec une telle violence des individus choisis en

    raison de leurs opinions, de leur confession religieuse prsume

    ou de luniforme quils portent ? Des assassinats commis par

    MohamedMerah en mars 2012 ceux des 7, 8 et 9 janvier 2015,

    revendiqus par les frres Kouachi et Amedy Coulibaly, en

    passant par lattaque duMuse juif de Belgique, le 24 mai 2014,

    dont est accus M. Mehdi Nemmouche, pas moins de vingt-huit

    personnes ont trouv la mort sous les balles de leurs meurtriers.

    Que sait-on de ces derniers ? Bien que lacunaires, les infor-

    mations recueillies par la presse permettent de se faire une ide

    de leurs trajectoires sociales. Dabord, ils ont connu des inter-

    ventions des services sociaux et de la justice des mineurs prcoces

    et contraignantes. Les environnements familiaux sont jugs inap-

    propris ou dfaillants ; les passages en foyer et en famille dac-

    cueil jalonnent lenfance et ladolescence de la plupart dentre

    eux. Leurs scolarits semblent ensuite correspondre celles des

    Dans une acclration saisissante,

    les tueries de Paris, puis

    la mobilisation massive qui

    a suivi, ont fait merger deux

    dynamiques, deux analyses opposes.

    Lune propose dintensifier

    les bombardements distance et,

    au nom de la scurit, de sacrifier

    certaines liberts publiques.

    Lautre prfre insister sur

    les bouleversements du monde,

    identifier les causes

    dune dcomposition sociale

    et restituer les enchanements

    qui ont conduit aux attentats.

    Choisir

    ses combats

    AMADOU SANOGO. A votre avis , 2014

    DOSSIER : ATTENTATS DE PARIS, LONDE DE CHOC

    PAR LAURENT BONELLI *

    PPAGEAGE 1313 : Islamophobie ou

    prolophobie?, par Benot BrBenot Brville.ville.

    PPAGESAGES 1414 ETET 1515 : Comment tarir

    les sources du recrutement salaste

    arm, par PierrPierre Conesa.e Conesa.

    PPAGESAGES 1616 ETET 1717 : Le Prophte,

    la seule chose en laquelle on croit ,

    par PierrPierre Souchon.e Souchon.

    Un antismitisme virulent

    mais marginal, par Dominique VDominique Vidal.idal.

    PPAGESAGES 1818 ETET 1919 : Funeste rivalit entre

    Al-Qaida et lOrganisation de lEtat

    islamique, par Julien ThrJulien Thron.on.

    Assauts contre les Lumires,

    par Anne-Ccile Robert.Anne-Ccile Robert.

    PPAGESAGES 2020 ETET 2121 : En Afrique,

    dautres foyers du djihadisme,

    par Philippe Leymarie.Philippe Leymarie.

    PPAGESAGES 2222 ETET 2323 : Surdit

    des gouvernements arabes,

    par Hicham Ben Abdallah El-Alaoui.Hicham Ben Abdallah El-Alaoui.

    PPAGEAGE 28 :28 : Soyez libres, cest un ordre,

    par PierrPierre Rimbert.e Rimbert.

    Les chemins

    de la radicalisation

    *Matre de confrences en science politique luniversit Paris-Ouest-Nanterre-

    La Dfense (Institut des sciences sociales du politique).

    (1) Cf. Grard Mauger, Les Bandes, le milieu et la bohme populaire, Belin,

    Paris, 2006, et Marwan Mohammed, La Formation des bandes. Entre la famille,

    lcole et la rue, Presses universitaires de France, Paris, 2011.

    LA GAUCHE GRECQUE PEUT-ELLE CHANGER LEUROPE ? pages 4 et 5

    PAR SERGE HALIMI

    russi : des mosques sont attaques ;

    des synagogues, gardes par la police ;

    quelques jeunes musulmans radica-

    liss, souvent mdiocrement instruits

    des rgles de leur foi, en tout cas peu

    reprsentatifs de leurs coreligion-

    naires (lire larticle ci-contre) sont

    tents par le djihad, le nihilisme, la lutte

    arme. Mais les assassins ont galement

    chou : ils ont garanti une vie ternelle

    lhebdomadaire quils voulaient

    anantir. Gageons cependant que, dans

    lesprit de leurs commanditaires, cette

    bataille-l tait secondaire. Lissue des

    autres dpendra de la rsistance de la

    socit franaise et de la renaissance en

    Europe dune esprance collective.

    Mais soyons modestes. Nos grosses

    cls nouvrent pas toutes les serrures.

    Nous ne sommes pas toujours en

    mesure danalyser lvnement sance

    tenante. Sarrter, rflchir, cest

    prendre le risque de comprendre, de

    surprendre et dtre surpris. Or lv-

    nement nous a surpris. La raction quil

    a suscite, aussi. Jusqu prsent, les

    Franais ont tenu le choc. Enmanifestant

    en masse, dans le calme, sans trop cder

    aux discours guerriers de leur premier

    ministre Manuel Valls. Sans sengager

    non plus dans une rgression dmocra-

    tique comparable celle que les Etats-

    Unis ont vcue au lendemain des

    attentats du 11 septembre 2001 mme

    sil est inepte autant que dangereux de

    condamner des adolescents des peines

    de prison ferme au seul motif de propos

    provocateurs.

    NUL ne peut imaginer cependant les

    consquences ventuelles dune nouvelle

    secousse dummeordre, a fortiori de plu-

    sieurs. Parviendraient-elles enraciner

    une ligne de fracture opposant entre elles

    des fractions de la population qui se dter-

    mineraient politiquement en fonction de

    leur origine, de leur culture, de leur

    religion ? Cest le pari des djihadistes et

    de lextrme droite, y compris isralienne,

    le pril immense du choc des civilisa-

    tions. Refouler cette perspective rclame

    non pas dimaginer une socit miracu-

    leusement apaise comment le serait-

    elle avec ses ghettos, ses fractures terri-

    toriales, ses violences sociales ? , mais

    de choisir les combats les plus susceptibles

    de porter remde aux maux qui lacca-

    blent. Cela impose, durgence, une nou-

    velle politique europenne. EnGrce, en

    Espagne, le combat sengage...

    PHOTO

    FLORIANKLEINEFENN/GALERIEMAGNIN-A,PARIS

  • FVRIER 2015 LE MONDE diplomatique

    2

    Pharmacie

    StphanWagner, qui travaille depuis

    longtemps dans lindustrie pharma-

    ceutique, ragit lenqute de Quentin

    Ravelli sur Sano (janvier) :

    Larticle sous-entend que, une fois un

    mdicament dvelopp dans une indication,

    il ne peut-tre orient vers une autre quen

    envisageant un gain nancier. Mais cest le

    b.a.-ba de lvolution dune spcialit phar-

    maceutique. Ce systme, quoi quon en

    pense, fonctionne ainsi : pas de dveloppe-

    ment et dengagements nanciers pour ce

    dernier sil ny a pas de rentabilit. (...)

    [Quant aux conits dintrts], il y en a de

    rels, comme dans tous les domaines qui

    drainent beaucoup dargent. Mais il y a ga-

    lement de lintrt tout court : comment vou-

    lez-vous quun mdicament soit dvelopp

    sans avoir recours son exprimentation

    sur lhomme ? Et qui suit des patients ? Evi-

    demment les mdecins. Sachez, si besoin,

    quun essai clinique est conu an quil

    nentrane aucune dpense pour lassurance-

    maladie ; que les mdecins qui y participent

    sont naturellement pays pour le travail

    quils font ; et que ce systme permet, entre

    autres, laccs aux innovations de manire

    beaucoup plus prcoce sans que cela ait un

    cot pour la socit.

    La charit contre limpt

    Prolongeant la rexion de Benot

    Brville La charit contre lEtat

    (dcembre 2014), Nolle Corno fait le

    constat suivant :

    Le consentement limpt ne va, dsor-

    mais, plus de soi pour un grand nombre de

    citoyens. Les pouvoirs publics sont dans

    une situation inextricable avec une attitude

    complaisante face ce discours, dont les

    mdias sont les chambres dcho, qui met

    en avant des citoyens individualiss, rai-

    sonnant laune de leurs intrts particu-

    liers. Leurs exigences ne feraient pas rougir

    les grands groupes bancaires : le retour sur

    investissement ! Chacun accepte de payer

    seulement sil rcupre en services ce quil

    a vers comme une avance. Et chacun de

    vouloir sa rue correctement entretenue, ses

    poubelles rgulirement ramasses, leau

    potable son robinet...

    Dmocratie

    M. Guy Maunoury ragit ldi-

    torial de janvier relatif au dgel entre

    Washington et La Havane en rap-

    pelant les ravages des embargos

    imposs par les Etats-Unis.

    En Irak, lembargo a tu cinq cent mille

    enfants ( le prix payer , selonM

    me

    Made-

    leine Albright), un crime contre lhumanit.

    Sans suite, bien sr, puisquil tait le fait de

    la dmocratie amricaine . A Cuba rien

    de tel, non pas parce que lembargo tait

    moins ravageur, mais grce au systme de

    sant cubain, qui a t maintenu mme aux

    pires moments de la priode spciale .

    MAUVAISE RPUTATION

    La gestion europenne de la crise

    en Ukraine na pas redor le blason

    de Bruxelles au sein dune partie

    de la presse russe, comme en tmoigne

    une tribune dArtemy Troitsky

    (Novaa Gazeta, 14 janvier).

    Depuis lanne dernire, les termes

    Europe et Europen sont clairement

    devenus mprisants et dsobligeants.

    Si auparavant la notion d Europe tait

    associe au raffinement et lducation,

    elle est maintenant plutt synonyme

    de perversit, dbilit, libertinage,

    dgradation.

    AMANDES

    A lt 2014, la Californie a travers

    lune des pires scheresses de son

    histoire. Le problme, qui se rpte

    avec une intensit diverse tous les ans,

    ne rsulterait pas uniquement

    du rchauffement climatique

    (Mother Jones, 12 janvier).

    Malgr ses problmes de scheresse,

    la Californie continue de cultiver des noix,

    des noisettes, des amandes et autres fruits

    coque. LEtat fournit 80 %

    de la production mondiale damandes,

    43 % de celle de pistache et 28 % de celle

    de noix. (...) Le problme, cest que

    ces denres consomment normment

    deau : il en faut 3,7 litres pour faire

    pousser une amande, et environ 18 litres

    pour obtenir une noix. On demande

    aux Californiens de se presser quand ils

    prennent leur douche ou encore darrter

    darroser leurs pelouses, (...) mais

    la quantit deau utilise chaque anne

    pour produire les amandes destines

    lexportation pourrait satisfaire les

    besoins de Los Angeles pendant trois ans.

    STIMULANT

    Diplm de la prestigieuse universit

    Stanford, M. Maneesh Sethi a mis

    au point un bracelet connect destin

    corriger les mauvaises habitudes

    de ceux qui le portent. Daprs

    le quotidien allemand Taz, certains

    envisagent de lutiliser pour amliorer

    la productivit des travailleurs

    (16 dcembre).

    Le bracelet Pavlok envoie

    des lectrochocs chaque fois que son

    porteur sengage dans une activit non

    prvue. Initialement conu pour les

    particuliers [dsireux de suivre un rgime,

    par exemple], laccessoire pourrait faire

    son apparition sur les lieux de travail (...) :

    si, quand il consulte Facebook pendant

    son temps de travail, un employ reoit

    une dcharge de 250 volts, il est probable

    quil nisse par renoncer cette

    mauvaise habitude.

    CONQUTE DE LEST

    Le prsident russe Vladimir Poutine

    a approuv lide de distribuer

    gratuitement un hectare de terre

    chaque habitant de la rgion extrme-

    orientale. Le journal en ligne Expert

    Online (www.expert.ru) sinterroge sur

    lefficacit de cette mesure, qui sinspire

    de la clbre rforme agraire du premier

    ministre du tsar Nicolas II, en 1906

    (19 janvier).

    La distribution gratuite de terres

    en Sibrie et en Extrme-Orient tait

    lun des aspects les plus importants

    de la rforme de [Piotr] Stolypine. Mais

    on ne distribuait la terre qu ceux qui

    taient prts lexploiter, dans des zones

    bien desservies, avec parfois des logements

    provisoires. (...) Selon le directeur

    de lInstitut dconomie de la ville,

    Alexandre Pouzanov, [les terres

    distribues aujourdhui] seront exploites

    par des Chinois et des Corens qui, mme

    sans rabais, les achtent dj .

    OUI, MAIS

    La Cour constitutionnelle de Soul

    a interdit le Parti progressiste uni

    (PPU), jug trop favorable la Core

    du Nord. La dernire interdiction dune

    formation politique en Core du Sud

    remonte 1958, sous la dictature

    (The Korea Times, 12 janvier).

    La prsidente Park [Geun-hye] a dclar

    lors de ses vux la presse

    Cheongwadae [sige de la prsidence] :

    Je ne crois pas que les personnes qui

    sont pro-Core du Nord soient

    acceptables. Le secrtaire aux affaires

    publiquesYoon Doo-hyun a quant lui

    dclar : Cest une dcision historique

    qui consolide la dmocratie librale

    du pays.

    Vous souhaitez ragir

    lun de nos articles :

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    COURRIER DES LECTEURSCOURRIER DES LECTEURS

    RECTIFICATIF

    Contrairement ce quindique notre dition de

    dcembre, le plus long embargo de lhistoire

    ne concerne pas Cuba, mais la Core du Nord. Il

    dure depuis 1950.

    Edit par la SA Le Monde diplomatique.

    Actionnaires : Socit ditrice du Monde,

    Association Gunter Holzmann,

    Les Amis du Monde diplomatique

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    Tl. : 01-53-94-96-01. Tlcopieur : 01-53-94-96-26

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    prsident, directeur de la publication

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    F

    BRILIT et unanimit ne sont pas les premiers

    mots qui viennent lesprit pour dcrire le sentiment

    que Bruxelles veille chez les Europens. La

    ngociation dun accord de libre-change avecWashington,

    le grand march transatlantique (GMT) (1), semble pourtant

    avoir accompli limpensable.

    Le 13 janvier 2015, la Commission europenne a publi

    les rsultats dune consultation publique sur laspect le plus

    contest du GMT: le dispositif de rglement des diffrends

    entre investisseurs et Etats (RDIE). Prs de cent cinquante

    mille personnes ont pris part ce dialogue, organis entre

    le 27 mars et le 13 juillet 2014. Du jamais-vu. Mieux : 97%

    dentre elles sopposent linstauration de ces tribunaux

    darbitrage, destins garantir la supriorit du droit des

    multinationales dgager des prots sur le devoir des Etats

    favoriser le bien-tre de leurs populations.

    Sil en faut davantage pour bousculer les convictions de

    la Commission Nous dciderons plus tard, en n de

    ngociation, a annonc, impassible, la commissaire charge

    de laccord, M

    me

    Cecilia Malmstrm , un doute semble

    parcourir les capitales europennes.

    Le RDIE livrerait la France au risque de demandes exor-

    bitantes de la part des multinationales, estime dsormais

    Paris le secrtaire dEtat au commerce Matthias Fekl

    (12 janvier 2015). Tant que le mcanisme de rglement

    des diffrends fait partie du GMT, je reste trs sceptique,

    renchrit M

    me

    Barbara Hendricks, ministre allemande de

    lenvironnement (13 janvier 2015). Les tribunaux privs

    sont dangereux et, par consquent, la version actuelle du

    GMT galement ! , martle leurodpute socialiste belge

    Marie Arena, qui propose d exclure le mcanisme de

    tribunaux privs de la ngociation (15 janvier 2015).

    Pour les opposants au GMT, de tels revirements constituent

    a priori un renfort inattendu. Se souvenir de la faon dont

    senvolent les dirigeables pourrait nanmoins les conduire

    temprer leur enthousiasme. Pour assurer le dcollage

    de leur ballon, les pilotes doivent tre disposs larguer

    les sacs de sable dont ils ont pralablement charg leur

    nacelle. Une seule urgence : prendre de laltitude. Une fois

    en lair, tout devient possible.

    Dtricotage des normes sociales, sanitaires et environne-

    mentales ; privatisation annonce des services publics ;

    grande braderie des donnes personnelles... Dlester le

    GMT des tribunaux darbitrage sufrait-il transformer la

    potion du libre-change en ambroisie ? Rien nest moins

    sr. Mais le texte prvoit de surcrot la possibilit de

    complter plus tard les dispositions sur lesquelles

    Washington et Bruxelles se seront entendus. En toute

    discrtion.

    Le plus important pour les ngociateurs : dcoller.

    RENAUD LAMBERT.

    (1) Lire notre dossier Les puissants redessinent le monde, Le Monde

    diplomatique, juin 2014, et sur notre site Grand march transatlantique,

    www.monde-diplomatique.fr/dossier/GMT

    La stratgie du dirigeable

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    Rempart de la dmocratie, forte-

    resse de la libert dexpression,

    quintessence de la Rpublique :

    les pouvoirs publics ont multipli

    les hommages la presse fran-

    aise aprs lattentat perptr

    Charlie Hebdo le 7 janvier dernier.

    Pourtant, avant que cette attaque

    ne braque brutalement lattention

    sur son sort, les journaux dinfor-

    mation mouraient petit feu et

    sans bruit.

    Les principales raisons du mal

    sont connues: conformisme, con-

    centration, manque de curiosit,

    concurrence des mdias gratuits

    en ligne, etc. Mais ces aux ne

    sont pas seuls en cause. Le rseau

    de distribution, kiosques et mai-

    sons de la presse, sefloche ; les

    aides de lEtat, qui reprsentent

    prs de 20% du chiffre daffaires

    du secteur, protent proportion-

    nellement plus aux gants indus-

    triels quaux francs-tireurs du

    journalisme (1). Et, admettons-le,

    une certaine dmobilisation avait

    gagn les lecteurs.

    Par tradition politique comme

    par got de la fronde, la France

    est riche dune presse irrespec-

    tueuse, gnreuse, ouverte sur le

    monde. Mais trop souvent prive

    de moyens et cantonne aux

    marges. Dans ce paysage lunaire,

    Le Monde diplomatique fait gure

    dexception. En 2014, ses ventes

    au numro ont mme lgrement

    progress (+ 1,6 %).

    Alors que les maisons de la

    presse ont connu une afuence

    record lors de la parution du

    numro spcial de Charlie Hebdo,

    des lecteurs nous interrogent sur

    le meilleur moyen de soutenir

    leur journal.

    Il sagit en premier lieu de faire

    connatre lexistence de notre

    publication et, pour cela, dinciter

    amis, collgues et connaissances

    lacheter en kiosques, ne serait-

    ce que pour se forger une opinion.

    En ces temps troubls, favoriser

    la lecture dune presse critique est

    une forme de rsistance. Induire

    de nouvelles vocations, mais aussi

    consolider les plus anciennes :

    sabonner, directement auprs de

    notre service ou sur notre site, par

    prlvement automatique, vous

    garantit la tranquillit et nous

    pargne le gaspillage des lettres

    de relance expdies aux retarda-

    taires. Bref, soutenir Le Monde

    diplomatique, cest avant tout

    populariser lusage de cemensuel.

    (1) Lire Sbastien Fontenelle, Aides

    la presse, un scandale qui dure, et Pierre

    Rimbert, Projet pour une presse libre,

    Le Monde diplomatique, respectivement

    novembre et dcembre 2014.

  • 3LE MONDE diplomatique FVRIER 2015

    BONNES FEUILLES

    Le rve de lharmonie par le calcul

    lunivers. Au-del de leurs diverses

    manifestations philosophiques, scienti-

    f iques ou mystiques, les hritiers de

    Pythagore ont en commun de postuler

    lexistence dune lgalit de type

    numrique, qui se donnerait voir aussi

    bien dans le domaine de la cosmologie

    que dans ceux de la thologie, de la

    musique, de lthique ou du droit.

    Parmi tous les nombres, la confrrie,

    la fois savante et mystique, des pythagori-

    ciens accordait au 10 une importance parti-

    culire. Son emblme tait un diagramme

    de la dcade la Ttraktys , et cest sur

    ce symbole sotrique que ses membres

    prtaient le serment de ne jamais divulguer

    leurs secrets, commencer par leurs secrets

    mathmatiques. Ce symbole est la figure

    gomtrique du nombre 10, reprsent

    comme un triangle quilatral, dont la

    pointe est lunit et les cts trois fois 4.

    Dans ses recherches sur la mtaphore

    de lil de la loi (5), Michael Stolleis

    a montr comment ce symbole avait

    parcouru toute lhistoire de lOccident.

    On le retrouve chez les matres maons

    et les kabbalistes, mais aussi dans le chris-

    tianisme, qui, aprs lavoir rejet comme

    figure paenne, la recycl en figure de

    la Trinit (6), puis dil de Dieu. De l,

    la Ttraktys a donc continu sa course et

    sest transforme, dans une version

    scularise, en il de la loi. Et cest

    charg de toute cette symbolique

    religieuse, juridique et mathmatique

    quon le retrouve aujourdhui imprim

    au verso de tout billet de 1 dollar.Y sont

    reproduites les deux faces du Great Seal

    of the United States of America, dont une

    pyramide, date sa base de 1776. Au

    sommet de cette pyramide lil de la

    Providence divine veille sur lEtat nouvel-

    lement fond.

    Symbole du cosmos, cest--dire dun

    univers arrach au chaos, la Ttraktys

    reprsente aussi lharmonie (7). Fille

    dArs, dieu de la Guerre, et dAphrodite,

    desse de lAmour, Harmonie dsigne

    depuis lAntiquit grecque lunion des

    PAR ALAIN SUPIOT *

    Dficit budgtaire, ratio dendettement, retour sur investis-

    sement, taux de croissance : la sarabande des nombres hante

    nos vies et structure notre vision du monde. Il nen fut pas

    toujours ainsi. Longtemps le chiffre fut soumis au droit.

    Comment sest opr le renversement du rgne de la loi au

    profit de la gouvernance par les nombres ? Cest le thme du

    nouvel ouvrage dAlain Supiot, dont nous publions un extrait.

    LESSOR de la gouvernance par les

    nombres nest pas un accident de lhis-

    toire. La recherche des principes ultimes

    qui prsident lordre du monde

    combine depuis longtemps la loi et le

    nombre au travers de la physique et des

    mathmatiques, sagissant de lordre de

    la nature ; du droit et de lconomie,

    sagissant de lordre social. La situation

    est comparable dans lordre religieux, o

    la soumission la loi divine et la contem-

    plation mystique de vrits absolues ont

    t reconnues comme deux voies diff-

    rentes daccs au divin (1).

    La gouvernance par les nombres

    nemporte pas du reste la disparition des

    lois, mais la soumission de leur contenu

    un calcul dutilit, en sorte quelles

    servent les harmonies conomiques

    qui prsideraient au fonctionnement des

    socits humaines (2). Mais la loi peut-

    elle tre ramene au nombre ? Fait-elle

    autre chose quexprimer des accords

    parfaits que les mathmatiques seraient

    susceptibles de dvoiler ? Ou bien

    possde-t-elle son domaine propre, qui

    serait de surmonter les discordes consti-

    tutives de la vie en socit ? Ces questions

    se posent tous les jours nos gouvernants,

    tiraills entre la reprsentation quantifie

    de lconomie et de la socit et ce qui

    reste de reprsentation dmocratique des

    gouverns. Un dtour par lhistoire est

    ncessaire pour y rpondre et comprendre

    la fois les raisons anciennes et les checs

    prvisibles du projet de gouvernance par

    les nombres.

    La fascination pour les nombres et pour

    leur pouvoir ordonnateur est ancienne ;

    elle nest pas propre aux cultures de

    lOccident. Lattention porte leur valeur

    emblmatique est lun des traits saillants

    de la pense chinoise (3), et lon sait tout

    ce que les mathmatiques doivent lInde

    et aux mondes arabe et persan. Mais cest

    dans le monde occidental que les attentes

    leur gard nont cess de stendre :

    dabord objets de contemplation, ils sont

    devenus des moyens de connaissance puis

    de prvision, avant dtre dots dune

    force proprement juridique avec la

    pratique contemporaine de la gouver-

    nance par les nombres. On pourrait tre

    tent de partir ici de la Bible puisque,

    selon le Livre de la Sagesse, Dieu a

    tout rgl avec mesure, nombre et poids

    (Sg. XI, 20) ; mais ce texte a sans doute

    t rdig directement en grec au cours

    du II

    e

    sicle avant notre re par un Juif

    hellnis, probablement influenc par le

    renouveau pythagoricien. Cest

    Pythagore (v. 580 - v. 500 av. J.-C.) que

    lon doit, semble-t-il, laffirmation

    selon laquelle tout est arrang

    daprs le nombre .

    Lide selon laquelle la

    contemplation des nombres

    serait la cl daccs lordre

    divin a connu une fortune extra-

    ordinaire, de Pythagore nos jours,

    au travers notamment des uvres de

    Platon et des noplatoniciens de la

    Renaissance (4). Cette croyance continue

    de nourrir notre imaginaire. Le monde

    est mathmatique , proclame ainsi le

    titre dune collection douvrages diffuse

    en 2013 par le journal Le Monde sous

    lgide de Cdric Villani, mdaille Fields

    2010 et directeur de linstitut Henri-

    Poincar. Aujourdhui comme hier, les

    mathmatiques seraient la cl de lintel-

    ligibilit et donc de la matrise de

    rdiges par ces dix sages furent transcrites

    sur dix tables, lesquelles, aprs avoir t

    soumises lavis des citoyens romains,

    furent adoptes par les comices. Le bruit

    se rpandit alors que deux tables

    manquaient, qui, runies aux autres (...),

    auraient form un corps complet de droit

    romain . Cela conduisit nommer un

    nouveau collge de dcemvirs, parmi

    lesquels Appius Claudius, qui avait dj

    particip la rdaction des dix premires

    tables. Mais ces nouveaux dcemvirs se

    conduisirent de faon tyrannique.Appius

    Claudius viola les lois quil avait lui-mme

    poses et trahit sa charge de juge, dans un

    procs au cours duquel il attribua comme

    esclave lun de ses hommes de paille

    une belle et jeune plbienne, dnomme

    Virginia. Le pre de cette dernire ne

    trouva pas dautre moyen de lui viter la

    servitude et le dshonneur que de la

    poignarder. Devant tant dinjustice, le

    peuple se rvolta, etAppius Claudius finit

    par se suicider dans son cachot, avant que

    la paix ne revienne dans une cit dsormais

    rgie par les douze tables de la Loi,

    exposes en 449 av. J.-C. au forum

    romain.

    Ce rcit des origines mrite quon sy

    arrte puisquil est plac sous la double

    gide du nombre (10, puis 12) et de la loi.

    Selon Fgen, il fallait que les Romains

    fassent lexprience du non-droit pour

    que lordre juridique puisse tre vrita-

    blement institu et que la socit accde

    lharmonie. Cette interprtation ne

    convainc pas, dans la mesure o cette

    rfrence au non-droit est la fois

    anachronique et trompeuse. L o il ny

    a pas de droit, on ne peut le violer. Or cest

    bien de la violation du droit quil avait lui-

    mme pos que se rendit coupable Appius

    Claudius. La leon tirer de ce rcit des

    origines du droit est donc plutt celle de

    la vanit dun ordre juridique fond sur la

    seule raison calculatrice.

    de ce collge obissait au mme ordon-

    nancement que celui de la Ttraktys :

    1 consul de lanne prcdente ; 2 consuls

    de lanne en cours ; 3 missaires revenus

    de Grce ; et 4 hommes gs, nomms,

    dit Tite-Live, pour complter le nombre

    entendez, le nombre sacr 10. Les lois

    * Professeur au Collge de France. Ce texte est

    extrait de son livre La Gouvernance par les nombres.

    Cours au Collge de France (2012-2014), Fayard, Paris,

    paratre le 18 fvrier.

    Fruit du heurt de deux dsirs

    (1) Dans le cas de lislam, cf. Ibn Khaldn, LaVoie

    et la Loi, ou le Matre et le Juriste, prsent et annot

    par Ren Prez, Sindbad, Paris, 1995.

    (2) La notion dharmonie par le calcul est due

    Pierre Legendre (La Fabrique de lhomme occidental,

    Mille et une nuits, Paris, 1996), qui sinspirait lui-

    mme de louvrage de lconomiste libral Frdric

    Bastiat (Harmonies conomiques, Guillaumin, Paris,

    1851).

    (3) Cf. le chapitre que Marcel Granet consacre aux

    nombres dans La Pense chinoise,AlbinMichel, Paris,

    1999 (1

    re

    d. : 1934).

    (4) Cf. Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la

    philosophie de la Renaissance, Editions de Minuit,

    Paris, 1983, et Frdric Patras, La Possibilit des

    nombres, Presses universitaires de France, Paris,

    2014.

    (5) Michael Stolleis, Lil de la loi. Histoire dune

    mtaphore, Mille et une nuits, 2006.

    (6) Cf. Dany-Robert Dufour, Les Mystres de

    la trinit, Gallimard, coll. NRF, Paris, 1990.

    (7) Cf. Matila Ghyka, Philosophie et mystique du

    nombre, Payot, Paris, 1989 (1

    re

    d. : 1952).

    (8) Trait sur le fonctionnement de lUnion

    europenne, article 136.

    (9) Marie Theres Fgen, Histoires du droit romain.

    De lorigine et de lvolution dun systme social,

    Editions de la Maison des sciences de lhomme, Paris,

    2007.

    (10)Tite-Live,Histoire romaine, III, 33, dansHisto-

    riens romains, tome I, Gallimard, coll. Bibliothque

    de la Pliade, Paris, 1968.

    (11) Machiavel, Discours sur la premire dcade

    de Tite-Live, I, 4, dansuvres compltes, Gallimard,

    coll. Bibliothque de la Pliade, 1952.

    (12) Claude Lefort, Le Travail de luvre :

    Machiavel, Gallimard, coll. Tel , 1986 (1

    re

    d. :

    1972).

    contraires, la rsolution des discordes et

    des discordances. En droit de lUnion

    europenne, lharmonisation se prsente

    tantt comme la ralisation juridique des

    liberts conomiques garanties par le

    trait, tantt comme un processus

    spontan rsultant de lusage de ces

    liberts. Aux termes de larticle 151 du

    trait sur le fonctionnement de lUnion

    europenne (TFUE), cest du fonction-

    nement du march intrieur , autrement

    dit du libre jeu donn aux calculs dintrt

    des oprateurs conomiques, que doit

    rsulter l harmonisation des systmes

    sociaux . Le rapprochement des lgis-

    lations a pour fonction subsidiaire

    daccompagner ce processus spontan.

    Un peu comme le Dcret de Gratien, huit

    sicles plus tt, le trait europen vise

    ainsi raliser une concorde des canons

    discordants (concordia discordantium

    canonum) qui surmonte la diversit des

    droits nationaux et les impratifs de

    comptitivit pour aboutir une gali-

    sation dans le progrs (8). Contrai-

    rement celle de Gratien, cette concorde

    nest pas conue comme une uvre

    juridique, mais comme un sous-produit

    du calcul conomique que le rappro-

    chement des lgislations a pour seule

    fonction daccompagner et de faciliter.

    Il faut observer toutefois que, dans la

    rdaction du trait, cet engendrement de

    lharmonie par le calcul est le fait dun

    march intrieur , cest--dire dun

    march institu et dlimit par le droit

    de lUnion. Les auteurs du trait de Rome

    navaient pas pour horizon un march

    mondial impliquant la suppression de

    toute entrave la libre circulation des

    marchandises et des capitaux. Cette

    utopie dun march total, produisant

    spontanment lharmonie lchelle du

    globe, nest intervenue que quelques

    dcennies plus tard, avec le triomphe de

    lidologie ultralibrale.

    De la Renaissance nos jours, la

    notion dharmonie exerce

    galement une influence constante

    sur la pense juridique. Pour

    lillustrer, Marie Theres Fgen a rcem-

    ment propos un pntrant commentaire

    du rcit qua fait Tite-Live de la rdaction

    de la loi des Douze Tables (9). Pourquoi,

    se demande-t-elle, trouve-t-on douze tables

    aux origines du droit romain ? Douze, et

    non pas dix, le nombre sacr des pytha-

    goriciens, celui des commandements de

    la Loi mosaque ?

    Selon le rcit deTite-Live (10), la charge

    de confectionner les tables de la Loi fut

    confie en 457 av. J.-C. un collge de

    dix sages, les dcemvirs. La composition

    Allgorie de larithmtique , dans Gregor Reisch,

    Margarita philosophica (Perle philosophique), 1503

    SI cette tentation de lharmonie par le

    calcul na cependant cess de hanter la

    pense juridique occidentale, cest peut-

    tre en raison de notre difficult saisir

    lunit profonde du droit et de sa viola-

    tion, de lordre et du dsordre. Plutt que

    dun improbable non-droit , on serait

    donc tent de rapprocher le processus de

    dlibration dmocratique (qui avait

    conduit ladoption des dix premires

    tables) et la rvolte collective contre lin-

    justice (qui va conduire ladoption des

    deux dernires). Ltablissement du

    rgne de la loi ne procde pas dun calcul

    rationnel, mais de lexprience de lin-

    justice et des passions. La dmesure

    luvre dans ce rcit de la fondation du

    droit romain nest pas seulement celle

    des passions humaines qui conduisent

    sa violation, mais aussi lhubris dune

    loi parfaite soumise lempire du

    nombre. Une telle interprtation permet

    de comprendre la logique du passage de

    10, le nombre parfait, 12, la cl de

    lharmonie. Les douze tables rsultent

    la fois dune dlibration rationnelle et

    dune rvolte, dun combat inspir par

    le sentiment dinjustice. Et mme de

    deux combats : dabord celui des

    plbiens, pour que Rome se dote dune

    loi gale pour tous, sur le modle grec ;

    puis celui de tous les citoyens romains,

    pour que leurs dirigeants eux-mmes se

    soumettent cette loi. La scne primitive

    du droit romain est donc le lieu dune

    prise de conscience de la vanit dun

    ordre idal fond sur les nombres et de

    la ncessit dun ordre fond sur lexp-

    rience, tout imparfait quil soit.

    Cest cette histoire romaine que

    Machiavel sest rfr pour affirmer que

    les bonnes lois sont celles qui senracinent

    dans lexprience des conflits. Dans

    toute rpublique, crit-il, il y a deux

    partis : celui des grands et celui du

    peuple ; et toutes les lois favorables la

    libert ne naissent que de leur opposition

    (...). On ne peut (...) qualifier de dsor-

    donne une rpublique [la Rpublique

    romaine] o lon voit briller tant de

    vertus : cest la bonne ducation qui les

    fait clore, et celle-ci nest due qu de

    bonnes lois ; les bonnes lois leur tour

    sont le fruit de ces agitations que la

    plupart condamnent si inconsid-

    rment (11). Ainsi que la montr

    Claude Lefort (12), Machiavel dcouvre

    ici une vrit scandaleuse : dans une cit

    libre, la loi nest pas une uvre de la

    froide raison, mais le fruit du heurt de

    deux dsirs galement illimits, le dsir

    des grands de toujours possder

    davantage et celui du peuple de ne pas

    tre opprim.Aussi la loi nest-elle jamais

    donne une fois pour toutes : elle demeure

    ouverte aux conflits, qui toujours

    conduisent la rformer.

    Au sommet : lil divin et la mention

    Annuit cptis ( Il approuve notre

    entreprise ). Sur le bandeau :

    Novus ordo seclorum

    ( Le nouvel ordre des sicles ).

    La Ttratkys

    BIBLIOTHQUEDELAFACULTDEMDECINE,PARIS/ARCHIVESCHARMET/BRIDGEMANIMAGES

  • Un espoir tempr,

    La perce rcente des forces

    progressistes aux lections grecques

    bouleverse un appareil dEtat contrl

    depuis quarante ans par deux familles

    politiques. Si les dgts de laustrit

    ont convaincu une bonne partie

    de la fonction publique de choisir

    la coalition de gauche Syriza,

    des rseaux extrmistes sactivent

    autour des corps de scurit.

    PAR NOTRE ENVOY SPCIAL

    THIERRY V INCENT *

    4

    LA GAUCHE GRECQUE

    De Paris Athnes,

    Dcidment, lEurope existe ! Le pre-

    mier ministre grec Antonis Samaras na

    pas attendu trs longtemps avant dutiliser

    avec une dlicatesse consomme lassas-

    sinat collectif dans les locaux de Charlie

    Hebdo : Aujourdhui Paris un massacre

    sest produit. Et ici, certains encouragent

    encore davantage limmigration illgale

    et promettent la naturalisation !

    Un jour plus tard Athnes, M. Nikos

    Filis, directeur dI Avgi, quotidien dont

    Syriza, coalition de la gauche radicale,

    est lactionnaire principal (2), tire devant

    nous une leon fort diffrente du crime

    commis par deux citoyens franais :

    Lattentat pourrait orienter lavenir

    europen. Soit vers Le Pen et lextrme

    droite, soit vers une approche plus rai-

    sonne du problme. Car la demande de

    scurit ne peut pas tre rsolue seule-

    ment par la police. Au plan lectoral,

    ce type danalyse nest gure plus porteur

    en Grce que dans les autres Etats euro-

    pens. M. Vassilis Moulopoulos le sait.

    Pourtant ce conseiller en communication

    de M. Alexis Tsipras nen a cure : Si

    Syriza avait t moins intransigeante sur

    la question de limmigration, on aurait

    dj obtenu 50% des voix. Mais ce choix

    est lun des seuls points sur lequel nous

    sommes tous daccord !

    Depuis des annes, les politiques co-

    nomiques mises en uvre sur le Vieux

    Continent chouent, en Grce et en

    Espagne plus lamentablement quail-

    leurs. Mais alors que, dans les autres

    pays de lUnion europenne, les partis

    de gouvernement semblent se rsigner

    lessor de lextrme droite, et mme

    escompter quil assurera leur maintien

    au pouvoir en leur permettant de rassem-

    bler contre elle, Syriza comme Podemos

    ont ouvert une autre perspective (3). Nul

    gauche na progress aussi vite queux

    en Europe. Inexistants ou presque il y a

    cinq ans, lore de la crise financire,

    ils ont ralis depuis deux exploits la

    fois. Dune part, ils apparaissent comme

    des candidats crdibles lexercice du

    pouvoir. Dautre part, ils sont peut-tre

    en passe de relguer les partis socialistes

    de leur pays, coresponsables de la

    droute gnrale, au rle de force dap-

    point. Comme, au sicle dernier, le Parti

    travailliste britannique avait supplant le

    Parti libral, et le Parti socialiste franais,

    le Parti radical (4). Un changement de

    division qui se rvla dfinitif dans les

    deux cas.

    A Athnes, cette vidence saute aux

    yeux. Mais la cruaut dune politique dont

    les consquences sociales et sanitaires

    comprennent le manque de chauffage en

    hiver, la progression des maladies infec-

    tieuses ou lenvol du nombre des suicides

    ne constitue pas toujours un facteur propre

    en dvier le cours (6). En tout cas, pas

    pour ses architectes, bien pays pour avoir

    les nerfs solides. Hlas, les indicateurs

    macroconomiques sont peine plus relui-

    sants. Aprs cinq annes de traitement de

    choc, la Grce compte trois fois plus de

    chmeurs quavant (25,5% de la popula-

    tion active) ; sa croissance est atone (0,6%

    en 2014) aprs une perte cumule de 26%

    entre 2009 et 2013 ; enfin, et mieux que

    tout pour un programme qui stait fix

    pour objectif prioritaire de rduire une dette

    gale alors 113% du PIB, celle-ci sta-

    blit dsormais 174%... Ce qui tait pr-

    visible, puisque son niveau est calcul en

    proportion dune richesse nationale qui,

    elle, sest croule. On comprend que

    M. Mariano Rajoy, dont les performances

    en Espagne sont presque aussi mirobo-

    lantes, se soit rendu Athnes pour y

    apporter son soutien M. Samaras : Les

    pays ont besoin de stabilit, a-t-il psal-

    modi, pas dembarde ni dincertitudes.

    Voil qui est en effet brillant et raisonnable.

    Mais, traduit en grec courant, incer-

    titudes deviendrait presque synonyme

    desprance. Car poursuivre la politique

    de M. Samaras dicte par lUnion euro-

    penne signifierait la fois davantage de

    baisses dimpt pour les revenus moyens

    et suprieurs comme pour les entreprises,

    davantage de privatisations, davantage de

    rformes du march du travail. Sans

    oublier davantage dexcdents budg-

    taires pour rembourser la dette, mme

    quand cela requiert des amputations de

    crdits publics dans tous les domaines.

    Universitaire et responsable du secteur

    conomique de Syriza, M.Yannis Milios

    estime que M. Samaras (soutenu par les

    socialistes) sest fix pour objectif des

    surplus budgtaires suprieurs 3% du

    PIB par an pendant une dure indter-

    mine (3,5% en 2015, 4,5% en 2017,

    4,2% ensuite). Cest tout fait irra-

    tionnel, estime-t-il, moins davoir

    dcid une politique daustrit perp-

    tuit. La vrit oblige dire que

    M. Samaras ne dcide pas grand-chose :

    il excute les termes de laccord que la

    troka (Fonds montaire international

    [FMI], Commission europenne, BCE)

    a impos son gouvernement.

    Que prvoit Syriza pour en sortir ?

    Dabord un programme destin

    affronter la crise humanitaire qui raf-

    fecterait les dpenses et les priorits lin-

    trieur dune enveloppe budgtaire globale

    inchange. Calcule trs prcisment, la

    gratuit de llectricit, des transports

    publics, dune alimentation durgence pour

    les plus pauvres, des vaccins pour les

    enfants et les chmeurs serait ainsi

    finance par une lutte plus active contre

    la corruption ou la fraude. Le gouverne-

    ment conservateur admet lui-mme que

    celles-ci amputent les recettes de lEtat

    dau moins 10 milliards deuros par an.

    Les travaux publics cotent quatre

    cinq fois plus cher quailleurs en

    Europe, remarque par exemple M. Filis,

    et pas seulement parce que la Grce

    compte normment dles et dispose

    dun relief plus accident que celui de la

    Belgique. De son ct, M. Milios sou-

    ligne que cinquante-cinq mille Grecs

    ont transfr ltranger plus de

    100000 euros chacun, alors que le revenu

    dclar de vingt-quatre mille dentre eux

    tait incompatible avec un placement

    dun tel montant. Pourtant, depuis deux

    ans, seuls quatre cent sept de ces frau-

    deurs, signals aux autorits dAthnes

    par le FMI, ont t contrls par le fisc.

    Le programme durgence humanitaire

    de Syriza, dun montant estim de

    1,882 milliard deuros, se double de

    mesures sociales destines relancer lac-

    tivit : cration de trois cent mille emplois

    publics sous forme de contrats dun an

    renouvelables, rtablissement du salaire

    minimum son niveau de 2011, augmen-

    tation des plus petites retraites (lire larticle

    ci-dessous). Lensemble de ce dispositif,

    qui inclut aussi des allgements fiscaux et

    des abandons de crances pour lesmnages

    et entreprises surendettes, est dtaill dans

    le programme de Salonique (7). Son

    cot aussi : 11,382 milliards deuros,

    financs par autant de recettes nouvelles.

    FVRIER 2015 LE MONDE diplomatique

    Une tincelle qui embrase la plaine ?

    montaire international). Mais elle savoue un brin

    dsabuse : Le gouvernement nous met des

    btons dans les roues. Dployer notre programme

    savre difcile.

    M

    me

    Dourou est entre en fonctions le

    1

    er

    septembre dernier. Quelques jours plus tard, les

    services nanciers lui ont demand de signer en

    urgence le projet de budget concoct par son prd-

    cesseur, membre du parti conservateur Nouvelle

    Dmocratie. Jai refus. Jai t lue pour appliquer

    ma politique et un budget favorable aux plus

    dshrits , nous explique-t-elle. Malgr les

    pressions, elle russit nalement imposer ses

    priorits. La subvention de 27 millions deuros

    prvue pour la rnovation de deux stades de football

    appartenant deux magnats de la construction est

    annule. A la place, raconte M

    me

    Dourou, nous

    avons vot un nancement de 28 millions deuros

    pour les travaux contre les inondations et pour toute

    une srie dactions sociales, comme le rapprovi-

    sionnement en lectricit desmnages qui accusent

    des arrirs de paiement.

    Vote en 2010, le programme Kallikratis soumet

    les dcisions des rgions au contrle dune structure

    de lEtat central, la direction des affaires dcentra-

    lises. Pilote par un ancien dput europen de

    Nouvelle Dmocratie, M. Manolis Angelakas, cet

    organisme a refus de valider lembauche de cent

    trente-neuf agents rclame par le nouvel excutif

    de lAttique. Il sagit pourtant de postes nces-

    saires au fonctionnement de la rgion, soutient

    M

    me

    Dourou. Pour preuve, la gouverneure nous

    montre le bureau de la direction de lducation

    dsesprment vide. Le gouvernement cherche

    discrditer notre parti, avance-t-elle. Voil pourquoi

    une victoire de Syriza [aux lections lgislatives du

    25 janvier 2015] est indispensable pour un vrai

    changement.

    Priphrie dAthnes, en ce premier samedi de

    janvier. Le Pavillon des sports de Faliro, superbe

    installation construite pour les Jeux olympiques de

    2004, habituellement dsert, est plein craquer.

    Deux mille personnes accueillent avec ferveur le

    dirigeant de Syriza, M. Alexis Tsipras. Lheure de

    la gauche est arrive, scande un groupe de femmes

    de mnage licencies du ministre de lconomie,

    poings ferms dans des gants rouges, symboles

    de leurs seize mois de lutte. Aprs une heure dun

    discours enamm promettant la n de laustrit,

    un salaire minimum brut de 751 euros (contre

    586 euros aujourdhui, et 520 pour les moins de

    25 ans) et lexemption dimpts pour les plus

    dmunis (moins de 12000 euros de revenus par

    an), M. Tsipras quitte lestrade sous les accla-

    mations. Mais lespoir semble tempr par une

    sourde inquitude.

    La dmocratie

    parlementaire, partie

    merge de liceberg

    Car, en Grce, il y a le visible et le cach. La

    partie merge de liceberg est une dmocratie

    parlementaire classique, mise en place aprs la

    chute de la dictature dextrme droite des colonels

    en 1974. La monte des intentions de vote pour

    Syriza laisse entrevoir une priode dalternance

    politique dans un contexte de crise conomique

    majeure, alors que le produit intrieur brut (PIB) du

    pays a baiss de 24% depuis 2008. Mais derrire

    ces apparences, il y a le moins avouable : un pays

    gouvern presque sans interruption depuis soixante

    ans par deux familles. A droite, les Karamanlis,

    conservateurs ; gauche, les Papandrou, socia-

    listes. Deux gnrations de chefs de gouver-

    nement : loncle et le neveu pour les premiers ; le

    grand-pre, le pre et le petit-ls pour les seconds.

    Dans ce systme clientliste, les achats de voix et

    les emplois de complaisance au sein de la fonction

    publique tiennent souvent lieu de stratgie politique.

    Le dernier pisode de corruption politique

    concerne llection prsidentielle (1). Le 18 dcembre

    dernier, M. Pavlos Haikalis, ancienne vedette de la

    tlvision devenue dput du parti souverainiste de

    droite des Grecs indpendants (ANEL), a afrm

    stre vu offrir 3 millions deuros en change de son

    vote pour M. Stavros Dimas, le candidat de la

    coalition au pouvoir, qui devait obtenir aumoins cent

    quatre-vingts voix (sur trois cents dputs) pour tre

    lu et viter lorganisation dlections lgislatives

    anticipes. Le corrupteur serait le nancier Giorgios

    Apostolopoulos, ancien conseiller des premiers

    ministres Giorgios Papandrou (2009-2011) et

    Antonis Samaras (en fonctions depuis 2012). Homme

    de tlvision, M. Haikalis a lm la scne en camra

    cache, puis a diffus les images sur Internet.

    Rsultat ? La justice a refus dengager des pour-

    suites, prtextant que les preuves avaient t

    recueillies illgalement. Le premier ministre Samaras

    ayant mme dpos une plainte pour diffamation,

    * Journaliste et ralisateur.

    (1)Aucun des trois tours de celle-ci (17, 23 et 29 dcembre 2014)

    nayant permis la dsignation dun prsident, des lections lgislatives

    anticipes ont t convoques pour le 25 janvier 2015.

    MADAME Rena Dourou salue chaleureu-

    sement chacun des employs de ladministration

    du secteur nord dAthnes. Dans les bureaux de

    limmeuble sans me, en cet hiver particulirement

    rigoureux, il fait un froid glacial. Le manque de

    chauffage, cest aussi cela, la crise et laustrit,

    nous explique la gouverneure de lAttique, rgion

    la plus peuple de Grce avec prs de la moiti de

    la population du pays. Age de 39 ans, M

    me

    Dourou

    a t lue en mai 2014 lors des lections rgionales

    qui ont consacr, ici, la victoire de Syriza, une

    coalition de partis de la gauche radicale opposs

    aux politiques dictes par la troka (Commission

    europenne, Banque centrale europenne et Fonds

    (2) I Avgi, qui publie chaque mois ldition grecque

    du Monde diplomatique, est paru le 8 janvier avec en

    une le slogan Je suis Charlie. Lattentat contre

    lhebdomadaire satirique a t largement comment

    en Grce, notamment par la gauche, que son exprience

    historique (dictature militaire entre 1967 et 1974) rend

    trs sensible la libert dexpression.

    (3) Lire Renaud Lambert, Podemos, le parti qui

    bouscule lEspagne , Le Monde diplomatique,

    janvier 2015.

    (4) En 1922 au Royaume-Uni, en 1936 en France.

    (5) Chiffres de 2013.

    (6) Lire Sanjay Basu et David Stuckler, Quand

    laustrit tue, LeMonde diplomatique, octobre 2014,

    et Nolle Burgi, Les Grecs sous le scalpel, LeMonde

    diplomatique, dcembre 2011.

    (7) Dont il existe une version en anglais : Syriza :

    The Thessaloniki programme, http://left.gr

    (8) Lire Alexis Tsipras, Notre solution pour

    lEurope , Le Monde diplomatique, fvrier 2013.

    (Suite de la premire page.)

    LENJEU pos, et en partie atteint le

    dclassement des partis sociaux-dmo-

    crates , la question demeure : la victoire

    dune autre gauche, en Grce ou en

    Espagne, pourrait-elle dboucher sur la

    rorientation gnrale des politiques euro-

    pennes ?Vu dAthnes, les obstacles sont

    immenses. Dans son pays, Syriza est seule

    contre tous ; en Europe, aucun gouverne-

    ment ne lappuie. Le dfi grec sera donc

    beaucoup plus ambitieux que celui devant

    lequel la France a cal en 2012.A lpoque,

    M. FranoisHollande, frachement lu, pou-

    vait se prvaloir la fois dumandat des lec-

    teurs franais et des 19,3% du produit int-

    rieur brut europen de son pays (2,3% dans

    le cas de laGrce, 12,1%dans celui de lEs-

    pagne [5]) pour rengocier, comme il

    sy tait engag, le pacte de stabilit euro-

    pen. Pourtant, on sait ce quil advint.

    A Syriza, on analyse la situation avec

    plus doptimisme, en esprant que, ds

    cette anne, la victoire dun parti de

    gauche en Grce ou en Espagne deviendra

    la proverbiale tincelle qui embrase toute

    la plaine. Lopinion publique europenne

    nous est plus favorable, estime M. Filis.

    Et les lites europennes constatent ga-

    lement limpasse des stratgies suivies

    jusquici. Dans leur propre intrt, elles

    envisagent donc dautres politiques, car

    elles voient que la zone euro telle quelle

    est construite empche lEurope de jouer

    un rle mondial.

    Une hirondelle annonce souvent le

    printemps qui a trop souffert de lhiver.

    Est-ce pour cela que ltat-major de

    Syriza peroit une divergence promet-

    teuse entre la chancelire allemande et

    M. Mario Draghi, le prsident de la

    Banque centrale europenne (BCE) ? Le

    rachat massif de dettes souveraines que

    celui-ci vient de dcider ( assouplisse-

    ment quantitatif ) dmontrerait quil a

    enfin compris que laustrit dbouchait

    sur une impasse.

    Affrontement avec lAllemagne

    CES mesures, insiste M. Milios, ne

    seront pas ngocies. Ni avec dautres

    partis ni avec les cranciers du pays :

    Elles sont une question de souverainet

    nationale, elles najoutent rien notre

    dficit. Nous comptons donc mettre en

    uvre cette politique quoi quil advienne

    par ailleurs sur le terrain de la rengocia-

    tion de la dette.

    Lorsquil sagit des 320 milliards

    deuros de la dette grecque, Syriza est en

    revanche dispose ngocier. Mais, l

    encore, en faisant le pari que plusieurs

    Etats nattendent quune occasion pour lui

    emboter le pas. Le problme de la dette,

    insiste M. Milios, nest pas un problme

    grec, mais un problme europen. En ce

    moment, la France et dautres pays par-

    viennent payer leurs cranciers, mais

    uniquement parce que les taux dintrt

    sont extrmement bas. Cela ne va pas

    durer. Et rien quentre 2015 et 2020, la

    moiti de la dette souveraine espagnole,

    par exemple, devra tre rembourse.

    Dans ces conditions, la confrence

    europenne sur la dette rclame dans

    ces colonnes il y a deux ans parM.Tsipras

    serait devenue une hypothse raliste (8).

    Dsormais soutenue par le ministre des

    finances irlandais, elle a pour avantage

    pdagogique de renvoyer un prcdent,

    celui de 1953, qui avait vu lAllemagne

    bnficier de leffacement de ses dettes

    de guerre, dont celles dues la Grce. Une

    fois fait ce rappel historique savoureux,

    Syriza enchane en esprant que la conf-

    rence quelle rclame deviendra la solu-

    tion alternative qui enterrera laustrit

    pour de bon.

  • 5Comment ? En entrinant labandon

    dune partie de la dette des Etats, en rche-

    lonnant ce qui reste et en en transfrant les-

    sentiel la BCE, qui le refinancerait. Lins-

    titution prside parM.Draghi ne sest-elle

    pas montre trs accommodante lorsquil

    sest agi de secourir les banques prives?

    Au point dailleurs que celles-ci se sont

    dgages de leurs crances grecques, dont

    la quasi-totalit est dornavant dtenue par

    les Etats membres de la zone euro...

    Voil qui confre ces derniers un sin-

    gulier pouvoir, en particulier lAllemagne

    et la France. OrM

    me

    Angela Merkel sof-

    fusque dj de ce que le contribuable alle-

    mand serait la principale victime dune ren-

    gociation de la dette grecque, puisque son

    pays en dtient plus de 20%. Elle ne lac-

    cepterait pas, son ministre des finances

    Wolfgang Schuble vient de le rappeler. La

    position franaise est plus floue, comme

    souvent, mlange, dune part, dexigences

    vis--vis dAthnes, invite respecter les

    engagements qui ont t pris (M. Hol-

    lande) ou continuer de mener les rfor-

    mes conomiques et politiques ncessaires

    (M. Emmanuel Macron, ministre de lco-

    nomie), et, dautre part, de disposition appa-

    rente envisager une restructuration ou

    un rchelonnement de la dette grecque

    (M. Michel Sapin, ministre des finances).

    Mais la droite europenne sonne dj

    le tocsin ailleurs quenAllemagne. Le pre-

    mier ministre finlandaisAlexander Stubb

    a oppos un non retentissant toute

    demande dannulation de la dette, pendant

    qu Paris le quotidien conservateur Le

    Figaro sinterroge avec lgance : La

    Grce est-elle partie une nouvelle fois

    pour empoisonner lEurope ?Deux jours

    plus tard, le mme journal a fait ses

    comptes : Chaque Franais paierait

    735 euros pour leffacement de la dette

    grecque (9). Un calcul moins habituel

    dans ses colonnes quand il sagirait dap-

    prcier le cot des boucliers fiscaux dont

    bnficient les propritaires de journaux,

    les subventions aux industriels de larme-

    ment qui possdent Le Figaro ou... les

    aides la presse.

    M

    me

    Merkel a menac Athnes dune

    expulsion de leuro au cas o son gou-

    vernement enfreindrait les disciplines

    budgtaires et f inancires auxquelles

    Berlin est trs attach. Pour leur part, les

    Grecs souhaitent la fois desserrer

    ltreinte des politiques daustrit et

    conserver la monnaie unique. Cest gale-

    ment le choix de Syriza (10). Il sexplique

    en partie parce quun petit pays exsangue

    hsite engager toutes les batailles la

    fois. Nous avons t les cobayes de la

    troka, nous ne voulons pas devenir les

    cobayes de la sortie de leuro, rsume

    devant nous Valia Kaimaki, journaliste

    proche du parti de M. Tsipras. Quun

    pays plus gros, comme lEspagne ou la

    France, commence...

    Sans soutien europen, estime

    M. Moulopoulos, il ne sera pas possible

    de raliser quoi que ce soit. Do lim-

    portance que Syriza accorde celui que

    pourraient lui apporter dautres forces

    que celles de la gauche radicale et des

    cologistes. En particulier les socialistes.

    Pourtant, les Grecs ont lexprience des

    capitulations de la social-dmocratie

    depuis que, il y a trente ans, le premier

    ministre Andreas Papandrou a fait

    prendre son parti le grand virage libral.

    Sil tait rest gauche, il ny aurait

    pas eu de Syriza, note M. Moulopoulos,

    avant de rappeler quenAllemagne aussi,

    quand Oskar Lafontaine a dmissionn

    du gouvernement [en 1999], il a regrett

    que la social-dmocratie soit devenue

    incapable de mener mme les rformes

    les plus anodines. La mondialisation et

    le nolibralisme visage humain lont

    entirement dtruite .

    Nest-il pas problmatique alors des-

    prer que sa bienveillance envers les exi-

    gences de la gauche grecque pourrait

    aider cette dernire contrer lintransi-

    geance de M

    me

    Merkel ? Un ventuel

    succs de Syriza ou de Podemos

    dmontrerait en effet que, contrairement

    aux affirmations rptes de M. Hollande

    ou de M. Matteo Renzi en Italie, une poli-

    tique europenne tournant le dos laus-

    trit tait et reste possible. Or une

    dmonstration pareille ne menacerait pas

    seulement la droite allemande...

    Les mois qui viennent pourraient dter-

    miner lavenir de lUnion europenne. Il y

    a trois ans, avant llection deM.Hollande,

    les deux termes de lalternative taient lau-

    dace ou lenlisement (11). Dornavant, la

    menace nest plus celle de lenlisement,

    mais de bien pire. Si nous ne changeons

    pas lEurope, lextrme droite le fera pour

    nous, a prvenu M. Tsipras. Laudace en

    devient plus urgente encore. La tche des

    gauches grecque et espagnole, dont beau-

    coup va dpendre, est suffisamment lourde

    pour quon hsite en plus les charger

    dune responsabilit aussi crasante que

    celle de dfendre le destin dmocratique

    duVieux Continent, de dtourner de lui le

    choc des civilisations. Cest pourtant

    bien de cela quil sagit aujourdhui.

    La Grce, maillon faible de lEurope,

    pourrait devenir lemaillon fort de la gauche

    europenne , imagine dj M. Moulo-

    poulos. Et, sinon la Grce, lEspagne... Les

    deux pays ne seraient pas de trop toutefois

    pour combattre une crainte et une dsesp-

    rance qui alimentent la fois la propagande

    de lextrme droite et le nihilisme des

    djihadistes. Cest un rvemodeste et fou,

    aurait dit le pote. Lespoir que la politique

    europenne ne nous condamne plus cet

    ternel mange au terme duquel les mmes

    se succdent au pouvoir pour conduire

    la mme politique et afficher la mme

    impuissance. Leur bilan commun est

    devenu notremenace.AAthnes, Madrid,

    la relve enfin ?

    SERGE HALIMI.

    (9) Editorial Le vent du boulet, Le Figaro, Paris,

    6 janvier 2015 ; et Le Figaro, 8 janvier 2015.

    (10) Pour une critique de cette position, lire Frdric

    Lordon, Lalternative de Syriza : passer sous la table

    ou la renverser, La pompe phynance, 19 janvier 2015,

    http://blog.mondediplo.net

    (11) Lire Laudace ou lenlisement, Le Monde

    diplomatique, avril 2012.

    LE MONDE diplomatique FVRIER 2015

    PEUT-ELLE CHANGER LEUROPE ?

    choisir ses combats

    le corrupteur prsum se retrouve labri, tandis

    que le lanceur dalerte devra rendre des comptes...

    Cela rappelle

    la stratgie

    de la tension

    Au cur des institutions se cache aussi ce que

    les Grecs appellent le parakratos : le para-Etat

    ou lEtat souterrain , cest--dire un rseau

    informel hrit de la guerre froide, compos de hauts

    fonctionnaires, de policiers, demilitaires et demagis-

    trats, prts tous les coups tordus pour viter

    larrive des rouges au pouvoir. Un tel rseau,

    appuy par les services secrets amricains, avait

    minutieusement prpar le terrain au coup dEtat

    de la junte des colonels en 1967.

    Les vieux rexes du parakratos nont pas

    vraiment disparu. Les entorses aux liberts de

    runion, de manifestation et dexpression ont t

    nombreuses ces dernires annes. En octobre 2012,

    quinze militants antifascistes ont ainsi t arrts

    aprs des affrontements avec les nonazis du parti

    Aube dore (qui a recueilli 9,4% des voix aux

    lections europennes de mai dernier) et la police.

    A lissue de leur garde vue, les interpells ont dit

    avoir t torturs, photographies lappui. Ils nous

    traitaient de sales gauchistes, raconte Giorgios, lun

    des interpells, qui a port plainte. Ils nous ont dit :

    Maintenant on a vos noms et vos adresses. Si vous

    parlez, on les donnera nos amis dAube dore

    pour quils puissent venir faire un petit tour chez

    vous. Ils voquaient aussi la guerre civile qui, en

    Grce, a oppos les milices de droite aux forces de

    gauche entre 1945 et 1949 [faisant plus de cent

    cinquante mille morts]. Ils se sentaient clairement

    en guerre contre tout ce qui ressemble la gauche

    progressiste (2). Une enqute interne a t lance

    par le ministre de lintrieur.

    Cela rappelle la stratgie de la tension dans

    lItalie des annes 1970, estime le journaliste Kostas

    Vaxevanis. La police laisse faire, voire encourage

    les troubles crs par les nonazis pour justier le

    maintien dun pouvoir fort et la rpression farouche

    de toute contestation. Le limogeage de plusieurs

    hauts responsables de la police pour leurs liens

    supposs avec lorganisation nonazie a conrm

    le noyautage par lextrme droite dune partie de

    lappareil de scurit : M. Dimos Kouzilos, ancien

    responsable des coutes tlphoniques au sein

    des services secrets grecs, a ainsi d dmissionner,

    tandis que M. Athanasios Skaras, le commissaire

    du quartier dAgios Panteleimonas Athnes (ef

    dAube dore), a t brivement incarcr en

    octobre 2013. Le parakratos repose encore sur

    trois piliers : la police, la justice et larme, nous

    explique Dimitris Psarras, du quotidien Le Journal

    des rdacteurs. Toutes trois ont t largement

    pargnes par les politiques daustrit, qui ont

    pourtant amput le pouvoir dachat des fonction-

    naires de moiti. Le 23 juin 2014, le Conseil dEtat

    a jug inconstitutionnelle la baisse des salaires

    dans ces trois secteurs.

    En novembre 2011, M. Papandrou, alors

    premier ministre, a mme t inquit par des

    risques de coup dEtat militaire. En plein sommet

    europen de Cannes, il annona la tenue dun

    rfrendum sur les nouvelles mesures daustrit

    imposes par lUnion europenne. Tel un lve

    turbulent, le chef du gouvernement grec fut

    convoqu par la chancelire allemande Angela

    Merkel et par le prsident franais Nicolas Sarkozy.

    Pour justier son rfrendum, M. Papandrou

    voqua le risque dun coup dEtat (3). Mais cette

    menace ne fut pas prise au srieux. Les pressions

    allemandes et franaises lobligrent renoncer

    son projet de consultation populaire, et il fut contraint

    de dmissionner un mois plus tard.

    Syriza bnficie

    mme de soutiens

    chez les patrons

    Limmense majorit des fonctionnaires grecs

    demeure loyale , insiste nanmoins M. Grigoris

    Kalomiris, du syndicat des fonctionnaires (Adedy).

    Sans appeler voter formellement pour Syriza, son

    organisation soutient tout parti qui reviendra sur

    la politique daustrit dramatique mise en uvre

    depuis cinq ans. Il faut distinguer les secteurs

    relevant de la scurit et de la rpression des autres

    fonctionnaires. La dcision constitutionnelle

    concernant lannulation des baisses de salaire dans

    la justice, la police et larme prouve bien que ce

    sont des secteurs part, juge le syndicaliste. Les

    autres catgories de fonctionnaires nont aucune

    raison davoir un a priori contre la gauche radicale :

    Nous sommes parmi les premires victimes de

    laustrit, rappelle Kalomiris. Le nombre de fonc-

    tionnaires a diminu dun tiers, passant de neuf cent

    mille six cent mille environ. Le salaire moyen est

    de 800 euros. Les salaires ont baiss de 30% et le

    pouvoir dachat de 50% si lon prend en compte

    les hausses dimpts.

    Syriza semble donc bncier dun soutien

    important au sein de la fonction publique. Pour des

    raisons galement historiques. Ds larrive du

    Pasok [parti socialiste grec] au pouvoir en 1981,

    Andreas Papandrou, le premier ministre dalors, a

    voulu purer la fonction publique des lments

    souvent compromis dans la dictature des colonels,

    avance Psarras. Il a fait embaucher tour de bras

    des proches de son parti. Cela a dur jusquau

    dbut des annes 2000. Au point que beaucoup de

    fonctionnaires sont danciens socialistes, dus par

    la drive droitire du Pasok et aujourdhui farou-

    chement pro-Syriza.

    La coalition bncie dautres appuis plus

    tonnants dans la socit grecque. Ainsi, une

    fraction du patronat ne verrait pas dun mauvais il

    larrive au pouvoir dune gauche radicale mais

    pragmatique. Laustrit voulue par la troka est

    un chec, admet, sous couvert danonymat, un chef

    dentreprise du secteur des transports. La dette na

    cess daugmenter et la croissance a t casse,

    les PME font faillite les unes aprs les autres. Aprs

    la cure daustrit, une cure de relance de

    lconomie ne pourrait pas nous faire de mal. Il

    reste impossible dexprimer une telle analyse en

    public pour un patronat grec majoritairement hostile

    aux rouges. Mais le discours anticorruption de

    Syriza, loin des drives clientlistes qui ont fait tant

    de mal au pays, trouve des partisans dans toutes

    les classes sociales.

    THIERRY VINCENT.

    la crainte des coups tordus

    (2) Grce : vers la guerre civile ? , Spcial investigation,

    Canal Plus, 1

    er

    septembre 2013.

    (3) Libration, Paris, 5 novembre 2011.

    JANNIS KOUNELLIS. Sans titre, 1987

    ADAGP/RMN/THESOLOMONR.GUGGENHEIMMUSEUM

  • 6LE PREMIER EXPORTATEUR MONDIAL DE

    Avis de gros temps

    S I le rattachement de la Crime est

    interprt au Kremlin comme un succs

    militaire et politique, le bilan conomique

    de lanne 2014, marque par ladoption

    de sanctions occidentales lencontre de

    la Russie, est loin dtre positif. Lampleur

    de la chute du rouble vis--vis du dollar

    ( 42% entre le 1

    er

    janvier 2014 et le 1

    er

    jan-

    vier 2015) a effac les gains de puissance

    conomique relative raliss depuis 2009.

    Le pays a rtrograd du dixime au sei-

    zime rang mondial en termes de produit

    intrieur brut (PIB) au taux de change cou-

    rant. Les autorits visaient une inflation

    rduite 5%; elle a plus que doubl et

    stablit 11,4%. La croissance devait se

    redresser 3,5%; dans le meilleur des cas,

    elle sera nulle en 2014 et fera place une

    rcession en 2015 (entre 3% et 4,5%

    selon les prvisions du gouvernement). La

    diversification industrielle devait tre

    relance ; la production dautomobiles a

    chut lourdement. Le leader Avtovaz a dj

    supprim plus de dix mille postes et sap-

    prte de nouveau licencier. Si la situation

    continue de se dgrader, nul doute que ses

    concurrents lui emboteront le pas.

    La persistance dune forte inflation dans

    une priode de stagnation a pour cons-

    quence daggraver les ingalits de

    revenus rels et de dprimer la consom-

    mation. Le commerce de dtail, aprs

    avoir longtemps rsist, a commenc

    cder. Du ct des entreprises, linvestis-

    sement, nerf de la guerre pour la moder-

    nisation de lconomie russe, confirme et

    amplifie un repli amorc au prin-

    temps 2013. Il continuera en 2015 sur

    cette pente descendante, compte tenu des

    taux dintrt directeurs ports 17% par

    la banque centrale en dcembre pour

    limiter la drive du change et de linflation.

    Par ailleurs, le systme financier russe

    nest plus en mesure dapporter les liqui-

    dits ncessaires : les sanctions (lire la

    chronologie ci-contre) obligent les grandes

    banques modifier le cur de leur modle

    conomique, qui reposait sur lemprunt

    en devises bas taux dintrt sur les mar-

    chs internationaux combin des prts

    taux dintrt plus rmunrateur en rou-

    bles sur le march national. Lpargne

    nationale en roubles ne suffira pas aux

    besoins de lconomie russe, tant elle est

    dcourage par linflation.

    Les fleurons nationaux commencent

    eux aussi souffrir. Si, en 2014, un nou-

    veau record de production de ptrole vient

    dtre battu, cette progression risque de

    rester sans lendemain car la croissance des

    volumes extraits ralentit depuis 2011. Elle

    est porte par les compagnies prives,

    dsormais minoritaires dans le paysage

    nergtique russe. Le gant Gazprom a

    quant lui enregistr une chute de 9% de

    lextraction de gaz en 2014. Jamais depuis

    sa cration, son niveau de production

    navait t aussi bas.

    la capacit des agriculteurs russes

    acheter en devises trangres les intrants

    (semences, engrais...) ncessaires leur

    production future.

    A mesure que la crise mord sur des sec-

    teurs-cls de lconomie, lEtat subit une

    pression croissante de la part des acteurs

    touchs. Celle-ci est dabord venue du sec-

    teur nergtique : Rosneft, Novatek et

    Lukoil ont obtenu durant lt des finan-

    cements de plusieurs milliards de dollars,

    soit directement tirs des fonds publics,

    soit via des banques non touches par les

    sanctions. En juin, M. Vladimir Poutine

    avait dj chiffr les besoins en capitaux

    supplmentaires de Gazprom 50 mil-

    liards de dollars, avant que lentreprise ne

    publie ses premires pertes trimestrielles

    depuis 2008, attribues des retards de

    paiement ukrainiens.

    Cette premire salve a t bientt

    suivie dune autre dans le secteur ban-

    caire : le gouvernement a annonc dbut

    septembre une srie de recapitalisations

    pourVTB, Rosselkhozbank et Gazprom-

    bank notamment. Tout comme Sberbank,

    premire banque du pays, VTB est pr-

    sente en Ukraine, o la situation est

    encore plus dgrade quen Russie. Ces

    tablissements, par ailleurs coups des

    marchs internationaux de capitaux, sont

    donc touchs doublement. Le gouverne-

    ment, qui fait du secteur bancaire sa prio-

    rit, prvoit de le renflouer hauteur de

    18 milliards de dollars durant le premier

    trimestre 2015.

    Lappareil militaro-industriel constitue

    le troisime groupe de pression ayant

    actuellement une influence relle sur le

    pouvoir politique.Avec les succs obtenus

    sur le terrain en Crime et au Donbass

    o sa prsence est toujours nie par les

    autorits , ses responsables sont dsor-

    mais en position de force pour ngocier la

    scurisation de leurs moyens (+ 11 %

    prvus dans le projet de budget 2015). Les

    conflits de rpartition vont donc sinten-

    sifier. Dans quelques mois, les effets de

    linflation et de la dtrioration de lacti-

    vit industrielle risquent dajouter de nou-

    velles pressions, politiques et sociales,

    celles des secteurs bancaire, nergtique

    et militaire. Compte tenu de la nature fd-

    rale de lEtat, cest vers les budgets muni-

    cipaux et rgionaux que se tourneront les

    revendications. Or ceux-ci souffrent dj

    depuis la rcession de 2009.

    A chaque saison son choc. Aprs lannexion de la Crime au

    printemps, lescalade des sanctions cet t, la chute brutale

    du prix des hydrocarbures cet automne, lconomie russe

    subit leffondrement du rouble depuis novembre dernier. Rou-

    vrant les cicatrices des annes 1990, cette crise de change

    laissera des traces. Car elle expose au grand jour des fai-

    blesses structurelles longtemps sous-estimes par le pouvoir.

    PAR JULIEN VERCUEIL *

    FVRIER 2015 LE MONDE diplomatique

    Pressions sur les ressources publiques

    DANS la conjoncture actuelle, linves-

    tissement dans les technologies permettant

    de mettre en valeur les gisements non

    conventionnels et de grande profondeur

    devient crucial. Les restrictions occiden-

    tales sur les transferts de technologie aux

    compagnies ptrolires et gazires russes

    obrent srieusement leurs perspectives

    de dveloppement, notamment en Sibrie

    orientale et dans lArctique. Confront

    une situation financire dlicate, Gazprom

    vient de renoncer au South Stream, le

    projet de gazoduc devant approvisionner

    lEurope en contournant lUkraine par le

    sud, pour dployer davantage de ressources

    vers la Chine et le nouveau gazoduc

    oriental. Selon toute probabilit, le retard

    dinvestissement ne sera pas rattrap dans

    les annes qui viennent.

    Certains secteurs de lconomie

    affichent de meilleurs rsultats. Cest le

    cas de lagriculture, qui a enregistr des

    rcoltes record en 2014. En pareil cas,

    la Russie devient habituellement lun des

    principaux exportateurs mondiaux de

    crales. De plus, la chute du rouble se

    combine aux volumes produits pour

    offrir des possibilits redoubles. Mais,

    par crainte dune hausse des prix int-

    rieurs, le gouvernement a cru bon de

    freiner administrativement les exporta-

    tions, avec pour effet pervers de limiter

    SOFIA DYMCHITS-

    TOLSTAIA. Cirque

    (probleme de facture),

    vers 1920-1921

    * Matre de confrences en conomie lInstitut

    national des langues et civilisations orientales (Inalco).

    Un Etat producteur mais peu protecteur

    A

    VANT la chute du rouble, le produit intrieur

    brut (PIB) de la Russie (au taux de change

    courant) slevait un peu plus de 2000milliards

    de dollars. La valeur ajoute se rpartit entre les

    services (60%), les industries extractives et nerg-

    tiques (18%), lindustrie manufacturire (12%), lagri-

    culture et la construction (5% chacune). La population

    active, qui compte soixante-quinzemillions de personnes,

    est trs largement urbaine, avec un taux demploi et un

    pourcentage de diplms parmi les plus levs du

    monde. La productivit, en revanche, demeure faible.

    Elle est deux fois moindre que celle de lUnion euro-

    penne et na pas progress signicativement durant

    les cinq dernires annes.

    La part des dpenses de lEtat dans lconomie est

    suprieure celle de la France (37% environ, contre

    31 %), mais celui-ci assume certaines fonctions de

    protection sociale, comme le nancement des retraites,

    qui en France sont comptabilises part. Pour lensemble

    des dpenses publiques (scurit sociale comprise), la

    Russie est largement derrire la France (37 %, contre

    55 %). Les entreprises publiques jouent un rle dter-

    minant dans lconomie russe: la suite des acquisitions

    des annes 2000 dans le secteur nergtique, puis des

    nationalisations ralises durant la rcession de 2009,

    elles contribuent dsormais plus de 50% du PIB.

    Avec des recettes dpendant pour moiti des taxes

    sur le secteur des hydrocarbures, le budget de lEtat

    est soumis aux variations du prix du ptrole. Jusquici,

    le dcit est rest faible, sauf durant la rcession de

    2009, o des mesures exceptionnelles de relance ont

    t prises, avec une impulsion budgtaire totalisant

    11% du PIB. Lendettement public demeure minime, et

    lEtat compte deux fonds souverains : le Fonds de

    rserve est utilisable pour soutenir le rouble et lactivit

    court terme (89milliards de dollars en dcembre 2014) ;

    le Fonds national de bien-tre (80 milliards de dollars)

    est destin faire face aux besoins futurs de nancement

    des retraites.

    La banque centrale accumule galement des rserves

    de change (389 milliards de dollars n dcembre). Ce

    niveau reste considrable, mais elles ont fondu de

    120 milliards en un an, soit lquivalent des fuites de

    capitaux.

    J. V.

    Fardeau de lendettement extrieur

    LA Russie vendant son ptrole en dol-

    lars, un baril lui rapporte dautant plus

    de roubles que sa devise nationale est

    faible. Mais la chute du rouble na pas

    suffi compenser la dgringolade du prix

    du ptrole : sur lanne, le prix du baril

    Oural (unit de rfrence en Russie)

    exprim en roubles a perdu 14%. Par ail-

    leurs, avec une monnaie aussi dprcie,

    la capacit de lconomie russe se pro-

    curer les importations indispensables en

    technologies et biens dquipement pour

    lesquelles il nexiste aucun substitut

    court terme en Russie a t divise par

    prs de deux.

    Les projets de privatisation, qui pour-

    raient procurer des recettes de substitu-

    tion, restent dans les cartons en raison

    du contexte conomique incertain. Le

    gouvernement sabstient aussi de

    recourir lemprunt, car, si lendette-

    ment propre de lEtat demeure trs faible

    (12 % du PIB, lire lencadr ci-contre),

    celui des grandes entreprises publiques

    en devises savre trs lourd. Alors