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11 « Il m’avait fallu entendre sa voix... » Il m’avait fallu entendre sa voix pour oser lui écrire. C’était lors de l’émission de Valérie Marin La Meslée sur France Culture. Ses livres avaient laissé leur empreinte en moi, et voilà que je la découvrais « vivant poétiquement », selon les mots du poète Adonis. La rareté de cet alignement m’avait frappée. Ma lettre d’août 2013 à Vénus Khoury-Ghata expri- mait mon émerveillement pour son œuvre, l’intensité qu’elle me soufflait et l’affranchissement intérieur que je lui devais ; l’art nécessite de rompre avec ce qui l’entrave. Je lui proposais de nous rencontrer et de faire un portrait d’elle à partir de ses livres, de son histoire, de sa maison aux chats et d’entretiens qu’elle m’aurait accordés. Écouter la femme derrière l’œuvre était le désir que je formulais. La femme de lettres libanaise et pari- sienne, être de paradoxes, de raffinement, jardinière et cuisinière hors pair, quatre fois mère. L’entendre parler de sa langue, celle qui l’avait quittée, mais aussi celle réenchantée dans ses textes. Restituer la narration personnelle qui éclairait ses livres : les bombes qui volaient dans les yeux des enfants au Liban, les débris de silence qui striaient ses poèmes, les morts qui s’étiraient dans ses lignes, l’épaule de toutes ses maisons, ce Dieu à qui sa mère s’adressait par la lucarne.

« Il m’avait fallu entendre sa voix

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« Il m’avait fallu entendre sa voix... »

Il m’avait fallu entendre sa voix pour oser lui écrire.C’était lors de l’émission de Valérie Marin La

Meslée sur France Culture. Ses livres avaient laissé leur empreinte en moi, et voilà que je la découvrais « vivant poétiquement », selon les mots du poète Adonis.

La rareté de cet alignement m’avait frappée.Ma lettre d’août 2013 à Vénus Khoury-Ghata expri-

mait mon émerveillement pour son œuvre, l’intensité qu’elle me soufflait et l’affranchissement intérieur que je lui devais ; l’art nécessite de rompre avec ce qui l’entrave. Je lui proposais de nous rencontrer et de faire un portrait d’elle à partir de ses livres, de son histoire, de sa maison aux chats et d’entretiens qu’elle m’aurait accordés.

Écouter la femme derrière l’œuvre était le désir que je formulais. La femme de lettres libanaise et pari-sienne, être de paradoxes, de raffinement, jardinière et cuisinière hors pair, quatre fois mère. L’entendre parler de sa langue, celle qui l’avait quittée, mais aussi celle réenchantée dans ses textes. Restituer la narration personnelle qui éclairait ses livres : les bombes qui volaient dans les yeux des enfants au Liban, les débris de silence qui striaient ses poèmes, les morts qui s’étiraient dans ses lignes, l’épaule de toutes ses maisons, ce Dieu à qui sa mère s’adressait par la lucarne.

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ton chant est plus long que ton souffle

Je l’invitais à évoquer son écriture, cette consolation et cet acte d’amour, les manques qu’elle comble ou creuse, la source de son univers de fable, épris d’enfance et d’éléments telluriques où roman et poésie avancent côte à côte. Je lui confiais combien cette quête résonnait en moi.

« C’est moi qui veux vous rencontrer, chère Caroline Boidé ! », furent les mots en feu laissés par Vénus Khoury-Ghata le dimanche suivant sur mon répondeur. Quelques jours plus tard, je me retrouvais dans son salon, avenue Raphaël, à proximité du musée Marmottan, invitée à déjeuner au milieu d’autres femmes. Je décou-vrais Vénus et tombai sous son charme pour ne plus en revenir.

Elle a immédiatement accepté le projet de ce livre, non pas pour lui-même mais pour la gourmandise de la conversation avec une jeune femme qu’elle ne connais-sait pas, à un moment de sa vie où elle se sentait seule.

Nos discussions se sont étirées dans la chaleur d’août et le silence parisien. Parole généreuse, profonde, intime de Vénus, alors qu’elle était en deuil de son compagnon disparu quelques mois plus tôt et vivait dans la peur de voir s’éteindre l’un de ses chats, alors mourant.

Sous la voix grave de Vénus, son talent de conteuse, le galop de ses récits, son appétit d’échanges, mon projet de livre a pris une nouvelle voie. Au lieu d’écrire un portrait, j’ai préféré transmettre sa voix et la mettre en écho avec des extraits de son œuvre. J’ai remonté avec elle le fil de ses vies différentes : celle, très modeste, chez ses parents au Liban, une vie presque paysanne, âpre, dans le village montagneux de sa mère, sous le joug de la violence sacrificielle du père ; sa vie de jeune femme dans un milieu superficiel, auprès d’un mari fortuné à Beyrouth ; et son existence plus austère à Paris, mais

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beaucoup plus féconde, où elle s’est liée à de nombreux artistes et a composé son œuvre. Parmi ceux, fameux, qu’elle a côtoyés, le peintre Matta avec qui elle a vécu une alchimie créative. Deux imaginaires fous entrés en collision.

Très vite le tutoiement s’est installé entre nous, et le génie des rencontres. Au cours de nos échanges, j’ai découvert un écrivain et un poète au prestige et au panache extérieurs et intérieurs, flamboyante, fantasque, joviale, drôle, mélancolique, séductrice, et d’une rigueur littéraire qui la maintient à un haut niveau d’exigence. Sa vie et son lot de deuils – deux manques hurlants, son frère sacrifié et Jean Ghata, son grand amour – auront été consolés par la littérature à laquelle elle a voué son énergie, son amour, ses pensées, le rythme de ses jours et le choix de ses lieux de vie. Tout chez elle est ordonné à l’écriture de manière inconditionnelle.

Par la création littéraire, Vénus a trouvé à naître une seconde fois. La fable et l’imagination lui ont ouvert un horizon illimité où elle a déployé son œuvre.

Caroline BoIdé

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« Enfant, j’ai appris à boiter »

CarolIne BoIdé : Le personnage de ta mère occupe une place centrale dans ton œuvre. Et avec elle, les tâches ménagères qu’elle accomplit à longueur de journée, les cartes qu’elle tire et son chagrin qui traverse tes poèmes. Tu écris dans Où vont les arbres ? : « Elle frottait nos visages pour en diluer la couleur. »

vénus Khoury-Ghata : C’est dû à l’écorce des noix cueillies l’été au village. Nos mains étaient noires, il fallait les racler pour retrouver leur couleur. On courait pieds nus, on grimpait aux arbres. De retour à Beyrouth fin septembre, la maison face au terrain vague envahi par les orties était pire qu’une prison. Assise le soir sur le seuil, ma mère prenait la décision de les arracher le lendemain – mais n’en a jamais eu le temps. La poésie ouverte aux fantasmes, mon poème Orties, long de vingt pages, raconte le retour à Beyrouth de ma mère enterrée dans son village pour arracher les orties qui lui résis-taient de son vivant.

— D’où venait le chagrin de ta mère ?

— Femme solitaire et triste, elle ne fréquentait pas ses voisines. Toujours en train de coudre, laver, repasser ou cuisiner. Elle communiquait sa tristesse et son amertume aux plats qu’elle cuisinait, trop de sel. « Maman sale les salades avec ses larmes », disait mon frère.

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— Pourquoi tes parents étaient-ils à ce point austères ? Leur rencontre est inattendue, ton père se destinait à être moine et ta mère était infirmière.

— Mon père a grandi et fait ses études dans un monastère. Il devait devenir moine, enseigner à d’autres moines. L’aurait fait sans la péritonite qui l’a envoyé à l’hôpital. Oubliés ses vœux à la vue de ma mère infir-mière, il a quitté le monastère, s’est marié. Trois enfants nés en trois ans de mariage. Allure de corbeau dans son ample pèlerine noire, le moine supérieur frappait régu-lièrement à notre porte pour le ramener au couvent : « Tu nous dois tes études, tu dois rembourser. — Et qui va donner à manger à mes enfants ? », lui criait ma mère. Caché à l’intérieur, mon père n’a jamais osé l’affronter.

— Quels sont tes premiers souvenirs d’enfant ?

— Ils remontent à Baabda, une bourgade à côté de Beyrouth où mon père était sous-officier. La maison était reliée par un escalier à une grande forteresse. J’avais quatre ans, je passais mes journées dans le champ à cueillir des fleurs. Souvenir terrifiant de l’homme à la jambe de bois suivi de son chien. Je volais ses fleurs. Il allait me donner à manger à son chien. Je pleurais, le suppliais de me pardonner. Son chien tournait autour de moi en grognant. J’ai raconté cette scène dans La femme qui ne savait pas garder les hommes. Je passais mes journées dehors, les fleurs cueillies mouraient dans la journée. Trop occupée, ma mère me laissait partir dans la nature.

Un autre souvenir de cette époque où le Liban était gouverné par les vichystes. C’était la nuit. Il pleuvait à verse. Je suis à l’arrière d’une voiture avec mon frère et ma mère. Mes sœurs n’étaient pas encore nées. Assis à côté du conducteur, mon père semblait soucieux. Ils

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étaient en mission, devaient rencontrer un représentant du général Leclerc pour lui remettre une missive. Je me souviens de l’eau qui suintait de la bâche, de ma mère qui épongeait. Pourquoi avait-il amené sa femme et ses enfants avec lui ? Avait-il l’intention de fuir ? Pourquoi l’homme qu’ils devaient rencontrer n’était-il pas au rendez-vous et pourquoi sommes-nous finale-ment retournés chez nous dans la maison qui donnait sur une vallée ?

Des cris surgissaient la nuit de l’autre côté de cette vallée. Des hommes se disputaient dans une langue incompréhensible. Un incendie se propa-geait. Bêlements de chèvres, cris de femmes, pleurs d’enfants. Mes souvenirs de cette époque réduits à ces bêlements et à la voiture bâchée, dans laquelle mon père accompagnait en tant qu’interprète un militaire haut gradé, visible seulement de profil.

Je devais avoir quatre ans lors de notre déménage-ment à Beyrouth. La maison de Baabda était vaste et belle avec son toit de tuiles rouges, et si triste l’appar-tement de Beyrouth. La famille s’étant agrandie, la mère et les trois enfants dormaient dans la chambre à coucher, mon père au salon. Pourquoi avait-il loué cette maison sombre face à un terrain vague où ne poussait que l’ortie, alors qu’il pouvait se permettre mieux ?

— Tes parents ont-ils déménagé pour le travail de ton père ?

— Le mandat français ayant pris fin, mon père, interprète auprès du haut-commissaire, fut dégradé. Avions-nous déménagé pour des raisons financières ?

Les orties d’un côté, un bassin rempli d’eau saumâtre de l’autre. Nos voisins gagnaient leur vie aux courses

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hippiques. On les entendait discuter, se disputer dans l’attente du dimanche. Gagnants, ils revenaient avec des sacs pleins de victuailles. Perdants, ils rentraient tête basse, mains vides, se disputaient avec leur femme. Des cris fusaient de toutes les fenêtres.

Dans Une maison au bord des larmes, je parle de ma seule amie dans cette cour des miracles, Renée, petite et rondouillarde. Sa mère étant morte, elle s’occupait de ses trois frères et tressait mes longs cheveux en une natte qui m’arrivait aux reins. « Tu es belle, tu épouseras un prince », me disait-elle.

Renée a épousé son cousin, tout juste sorti de prison. Un tas de cadeaux à son mariage : une robe de chambre ourlée de plumes, une coiffeuse surmontée d’un miroir, des sacs en faux crocodile, un collier de fausses perles. La caverne d’Ali Baba. Tombée enceinte très vite, son mari voulait un fils. Je revois sa maison neuf mois plus tard. J’entends ses hurlements de douleur. Hurlements qui ont duré un jour et une nuit. L’enfant ne sortait pas. Et le mari rejetait l’intervention d’un médecin. Morte d’une hémorragie, mais l’enfant a vécu. Fier d’avoir un fils, son mari avait enjambé les draps et les serviettes tachés de sang pour montrer son garçon aux voisins. J’étais la seule à pleurer.

— Ton frère était poète, nous y reviendrons. Une de tes sœurs a également écrit. Tu as l’œuvre que l’on connaît. Est-ce que tes parents y sont pour quelque chose ? Quel était leur rapport à la poésie, à la langue, à la littérature ?

— Il paraît que mon père a écrit un poème pour ma sœur Victorine, morte à l’âge de huit mois. Je ne l’ai pas connue. Née un an après sa disparition, j’étais fragile. Enfance maladive. Des poussées de fièvre incompré-hensibles. Je perdais connaissance.

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— Ce qui explique ton imagination foisonnante, dirait-on maintenant.

— On me croyait épileptique. Ma mère m’avait vouée à la Vierge. Âgée de huit ans, j’allais à l’école en robe blanche, un voile sur la tête. À mon passage, les gens sortaient sur leur balcon : « Regardez la petite Vierge ! » Jusqu’au jour où l’on a découvert que mes amygdales étaient pourries. Opérée un 23 décembre, jour de mon douzième anniversaire, j’étais guérie.

— Ta mère est très présente dans tes poèmes, plus que dans tes romans. Est-ce plus simple de l’approcher par la poésie ?

— Elle est le socle de ma vie, sa photo face à mon lit, face à ma table de travail. Sans ma mère, j’aurais arrêté mes études après le certificat d’études pour devenir couturière. Mon père y tenait. Ma mère lui a tenu tête. La mention « bien » décrochée plus tard au bac m’a donné droit à une bourse. J’ai travaillé pour payer mes études universitaires ; dessinatrice au ministère des Travaux publics, alors que je ne savais pas tenir un tire-ligne.

Interrompre mes études était l’obsession de mon père, un homme pourtant cultivé, tandis que ma mère, qui ne l’était pas, voulait que je continue. Une femme héroïque. Nous étions toujours bien habillés, bien nourris, études dans le privé, alors que les militaires comme mon père envoyaient leurs enfants à l’école publique.

— Dans La Maison aux orties, tu écris : « Je suis en deuil de ma mère et je suis inconsolable. »

— Je le serai toujours. Morte d’épuisement à soixante-sept ans.

« Plantée dans ma page telle une fleur de champ, ma mère repousse dans chaque chapitre, dans une odeur de terre remuée, un magma de

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boue et de feuilles pourries, repoussera tous les ans tant que mes mots l’habilleront jusqu’au jour où elle mourra, faute d’encre, mon cahier devenant sa deuxième tombe. »

(La Maison aux orties, Actes Sud, 2006)

Mort niée jusqu’au jour où elle est morte dans ma tête. N’ayant pas assisté à son enterrement, j’ai mis du temps à accepter sa disparition. Ma mère dans le coma, j’ai pris le premier avion pour Beyrouth. Arrivée à son chevet, elle a dû sentir ma présence pour ouvrir les yeux et me parler. Elle se faisait du mauvais sang pour moi depuis la disparition de mon mari. J’ai passé la nuit à son chevet. Elle est morte le lendemain, dans l’heure qui a suivi mon départ. Assise par terre sur ma terrasse, je pleurais comme on aboie, face aux marronniers géants de ma rue.

« Va plus loin. Va plus haut », me répétait-elle alors que mon père voulait que j’arrête mes études. Mes sœurs décrivent un père différent. Écrasant pour les deux aînés, il était devenu plus tolérant avec les benjamines. Mon frère lui résistait. J’étais plus soumise. Mes sœurs parlent d’un homme cultivé, qui lisait Tolstoï et Dostoïevski. J’ai connu un homme colérique qui distribuait des gifles,

« l’ogre qui voulait enterrer sous les orties le poète qui aimait les garçons. »

(La femme qui ne savait pas garder les hommes, Mercure de France, 2015)

— Ta mère s’est dévouée à son fils Victor.

— Renvoyé de l’hôpital psychiatrique pendant la guerre civile et redevenu un enfant, ma mère lui a consacré le reste de sa vie. Elle le lavait, l’habillait, lui donnait à manger comme à un bébé.

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J’ai appris il y a trois ans qu’il a subi une lobotomie, en plus des électrochocs après sa troisième fuite de l’hôpital psychiatrique et son retour indésirable à la maison. Loin le temps où il suppliait sa mère de le ramener chez nous. La lobotomie en avait fait un être soumis ; il ne se plai-gnait plus, se croyait en colonie de vacances, disait avoir plein de copains, mais demandait des bonbons à chaque visite. Les bonbons, devenus son obsession.

De retour à la maison après des années d’absence, il n’a pas reconnu le quartier ni l’appartement. Il passait ses journées au lit, sortait la nuit quand les bombardements visaient notre quartier, marchait sans but. Blessé à la jambe par un franc-tireur, il continuait à sortir, marchait des heures, mais en claudiquant.

L’appartement était dans la zone la plus bombardée de Beyrouth, mais mes parents refusaient de le quitter. Ma sœur May devait se faufiler entre deux milices enne-mies pour leur apporter de quoi manger.

— Ta sœur May est morte en janvier 2019. Qui était-elle ?

— Romancière connue dans le monde arabe et jour-naliste, May était responsable des pages culturelles du journal An-Nahar, le quotidien libanais de référence. Il y a vingt ans, elle a créé le magazine Votre beauté en langue arabe.

L’immeuble où mes parents vivaient ayant fini par s’écrouler, elle les a installés dans une maison de repos dans la montagne libanaise. Mon père ne pouvait plus marcher, ma mère souffrait d’une fracture du bassin, mon frère délirait. « L’enfer de Dante c’est chez nous », m’écrivait-elle.

J’étais loin. Je me débattais dans les difficultés qui ont suivi la disparition de mon mari : impôts impayés multipliés par deux, menaces de saisie, une lettre de

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redressement par semaine. Deuils et divorces attirent le fisc. Je devais sauver ce qui pouvait l’être, ne serait-ce que le toit au-dessus de ma tête et de celle de ma fille, âgée de six ans. Je devais surtout taire mes difficultés à mes parents.

Morts l’un après l’autre, pendant la guerre, on enter-rait là où l’on pouvait. Mon père dans le cimetière d’un couvent, mon frère dans la fosse commune de la maison de santé où il a passé les dernières années de sa vie, ma mère à Bécharré, dans le cimetière du village.

Accompagnée il y a dix ans d’une équipe de télé-vision qui voulait filmer les lieux de mon enfance, je n’ai rien retrouvé après trente ans d’absence. Tarie la grande cascade, fierté du village, la tombe du poète Gibran murée, les chèvres mangées pendant les années de guerre, le cimetière rasé, déménagé ailleurs. Ma mère gardée dans un tiroir en béton.

Je finirai au cimetière de Passy, à un jet de pierre de mon actuel appartement. Séparés par la vie, dispersés par la mort. La malédiction du couvent continue son œuvre. Mon père aurait dû prononcer ses vœux, faire bénéficier le monastère du fruit de ses études, ne pas se marier et faire des enfants.

« Connue pour sa grande sagesse, notre propriétaire, Mme Rose, s’exprime au moyen d’un proverbe : “Les fruits acides mangés par les parents font grincer les dents des enfants.” »

(Une maison au bord des larmes, Balland, 1998)

— May était une femme très attachante que j’ai eu l’occasion de rencontrer chez toi. Tu parles d’elle comme d’une héroïne.

— Elle a travaillé jusqu’à la dernière minute de sa vie. Avec six côtes cassées, on lui a déconseillé de conduire,

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mais elle tenait à assister au concert, tenait à interviewer le chef d’orchestre. Morte seule suite à une chute, derrière une porte fermée, incapable de l’ouvrir pour appeler à l’aide.

May, jeune, a eu le courage de quitter son mari pour l’homme qu’elle aimait. Mais ils n’ont jamais vécu sous le même toit.

— Vous étiez très liées et vous vous êtes partagé le monde.

— Elle s’est réalisée au Liban et dans le monde arabe, moi en France. Son dernier roman, L’Enfant aux yeux pleins de larmes, a vu le jour après sa mort aux éditions Encre d’Orient.

J’écris en français, j’habite cette langue et elle m’ha-bite. Trop solennelle pour moi, la langue arabe. Des écrivains libanais comme Elias Khoury, Rachid el-Daïf, Hassan Daoud et d’autres l’ont remaniée, simplifiée. J’ai refusé des traductions de mes romans en arabe. Je n’ai gardé que Orties et Le Fils empaillé.

— Dans La Maison aux orties, il y a une scène où ton frère renverse ta mère. Tu écris : « Elle se souvient de ce qui avait précédé quand son fils l’avait bousculée sans raison, puis précipitée à terre, brisant son épaule. »

— Une scène terrible. J’en ai voulu à mon frère. Frêle comme elle était, elle s’était retrouvée avec une épaule cassée. Une écharde d’os a cheminé dans le sang jusqu’au cœur.

— Dans tes livres, tu évoques des cousines de ta mère mortes jeunes de la tuberculose.

— La tuberculose tuait beaucoup à l’époque. Deux cousines sur quatre ont survécu. Le père, un riche entrepreneur, s’était construit une étonnante maison en marbre blanc. Devenues couturières, les belles

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robes pour fillettes sortaient de leur atelier. Ma mère les recopiait. Nous étions habillées comme des filles de riches.

Beyrouth quitté début juillet, il nous fallait une journée de bus pour atteindre le village. Ma mère louait trois pièces dans une vieille maison, jadis fastueuse, mais qui abritait une tribu de serpents depuis le départ de ses propriétaires. Je passais mes journées au lit, un livre à la main. J’ai lu jusqu’à l’apparition d’un serpent suspendu au plafond au-dessus de ma tête. Partie comme une flèche, j’ai passé le reste de l’été chez les cousines couturières qui m’ont mises au boulot. J’avais dix ans et les vacances étaient longues. Grâce à un serpent, j’ai appris à faire mes ourlets, à rétrécir ou à élargir mes robes. Mariée, j’ai acheté une machine à coudre Singer. Tombée en panne, je l’ai donnée à réparer, puis j’ai oublié de la reprendre. Une machine à écrire Olivetti l’a remplacée sur ma table de travail. Écrire remplit mes journées depuis plus de cinquante ans.

Mariée, je continuais à vouloir tout faire par moi-même, j’imitais ma mère. Regardant mes mains, j’ai l’impression de voir les siennes qui ne rechignaient devant aucune tâche.

— As-tu hérité de sa beauté ?

— Ma mère devait être belle, jeune. Une photo l’atteste. Elle a vieilli avant l’âge. Une vie dure, trop de privations : le même manteau porté pendant des années.

— Tu écris : « Dans ses veines coule le sang d’ancêtres chassés de leur terre, pourchassés par des hordes venus d’Asie. » Qui étaient les ancêtres de ta mère ?

— Dans ce texte, je fais plutôt allusion à mes ancêtres paternels. Autour de mon père plane un grand mystère.

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Sa mère venait de Syrie, des plaines du Hourane. La charrette qu’elle conduisait s’était arrêtée sur la place d’un village du Liban-Sud. Accompagnée de ses deux garçons, elle cherchait du travail. Le monastère l’a engagée comme lingère et a fait faire des études à ses deux fils.

Femme taiseuse, elle n’évoquait ni son mari ni sa fille restée en Syrie. Elle était, paraît-il, d’une grande beauté. Le couvent l’a nourrie et a élevé ses fils. C’est tout ce qu’elle demandait à la vie.

Avec ma sœur May, nous nous sommes souvent interrogées à ce sujet. Pourquoi notre père avait-il troqué son vrai nom, Nassar, pour un autre ? Et pour-quoi cette femme est-elle partie sans sa fille ? Morte avec son secret, enterrée dans le cimetière d’un couvent comme son fils, cinquante ans plus tard.

La charrette, les deux garçons et la femme venaient d’une plaine riche en blé, qualifiée de « grenier de Rome », seuls éléments à notre portée.

— Et le grand-père ?

— On ne sait rien de lui. Qu’avait-il fait pour que sa femme le quitte ? Pour qu’il la laisse partir avec ses fils, gardant la fille avec lui ?

Dans Une maison au bord des larmes, j’évoque mon père qui ficelait mon frère à même le sol pour l’enfouir sous les orties parce qu’il avait de mauvaises notes en classe. Sourd à nos supplications, il nous chassait de la maison et continuait à le ficeler. « Ne le tue pas », suppliait ma mère à travers les barreaux de la fenêtre. « Loin de moi cette idée. Je veux l’enterrer vivant. »

Nos cris dans la nuit, les débris de la lampe cassée, le pétrole qui prend feu dans la salle de séjour, les voisins qui arrivent avec leurs seaux d’eau ont pesé lourd sur mon enfance.

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Pétrie de honte, je ne jouai pas à la récréation le lendemain. J’ai cessé de jouer à l’âge de neuf ans : « J’ai mal au genou. » Même réponse aux camarades qui m’invitaient à partager leurs jeux. Je boitais pour être crédible. Continue à boiter par habitude. Le fais quand je vois une contractuelle coller une contravention sur le pare-brise de ma voiture.

« J’ai cessé de jouer à l’âge de neuf ans. La honte me clouait au sol. Les recréations, c’est fait pour les enfants normaux. Je donnais comme excuse une faiblesse de mes genoux, boitais pour prouver ma bonne foi, boite toujours par habitude. »

(Une maison au bord des larmes, Balland, 1998)

— Pourquoi ton père fuyait-il le vieux moine ?

— Il n’osait pas l’affronter, alors que ma mère lui criait dessus. Les femmes de mon village sont coura-geuses. Ce sont des maîtresses femmes. Infatigables, elles couraient entre la maison et le champ, cueillaient herbes et légumes, faisaient bouillir leur linge dans de grands chaudrons, cousaient la nuit à la lumière chiche de la lampe.

Les hommes se disaient commerçants. Boîtes d’allu-mettes, bougies, ficelles alignées sur leurs étagères, ils passaient leur journée assis sur une chaise à faire des pronostics sur le temps : « Crois-tu qu’il va pleuvoir ? — Je ne le pense pas, ce nuage ne fait que passer. » Ils paressaient pendant que leurs femmes s’épuisaient à la tâche.

Tout cela m’est revenu en mémoire lors de mon périple dans le Haut Atlas marocain. Des femmes de tous les âges, sous une chaleur torride, colmataient avec de la boue les fissures d’une maison. Elles s’épuisaient,

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alors que les hommes accroupis à l’ombre d’un arbre discutaient au frais. « Ils devraient travailler à votre place », j’ai suggéré à la plus vieille. « Qu’Allah nous en préserve. Eux pensent pour nous. Et nous exécutons » fut sa réponse.

Faut-il conclure qu’à même altitude et même degré de pauvreté, qu’ils vivent dans le Haut Atlas ou au Liban-Nord, les êtres obéissent aux mêmes critères et croient aux mêmes superstitions ?