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COURS DE LITTÉRATURE FRANÇAISE Le XXe siècle - Seconde partie -

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COURS

DE

LITTÉRATURE

FRANÇAISE

Le XXe siècle

- Seconde partie -

Le théâtre, la critique, l’essai

Lector univ dr. Monica Hărşan

COURS NO. 1

LE THÉÂTRE EN DÉBUT DU XXe SIÈCLE « LA BELLE ÉPOQUE »

Quelque temps victime du triomphe du roman, le théâtre qu’Edmond de Goncourt qualifiait hâtivement de moribond en 1879, connaît, au tournant du XXe siècle une éclatante renaissance.

Des auteurs aux talents divers répondent aux attentes du public, d’autres, tout au contraire, choquent le goût de celui-ci, avec une liberté de ton et des moyens qui installent ce genre dans l’avant-garde des recherches littéraires.

On assiste à un foisonnement d’œuvres dont la quantité défie l’énumération et où la chronologie bouscule la logique: en 1896, Ubu Roi d’Alfred Jarry est monté, la même année que Le Dindon de Georges Feydeau; en 1897 le drame en vers d’Edmond de Rostand, intitulé Cyrano De Bergerac, triomphe à Paris, alors que Paul Claudel écrit la pièce La Ville (seconde version).

Sans rupture affichée avec les courants amorcés dans la IIe moitié du XIXe siècle, te théâtre de la “Belle Époque” (1900-1914) voit se diversifier les écritures et les esthétiques.

THÉÂTRES ET COMÉDIENS

En dehors des circuits “commerciaux” du théâtre dit “de boulevard” (populaire et de divertissement), la scène parisienne voit se concrétiser des expériences novatrices, dues à des hommes du métier, qui ne reculent pas devant les risques de lancer des auteurs inconnus.

ANDRÉ ANTOINE (1857-1943)

Acteur et metteur en scène, il invente la formule du “théâtre libre”. De 1887 à 1894 il y réalise, devant un public restreint d’abonnés, des spectacles que les innovations de mise en

scène font qualifier de “naturaliste”. Les comédiens jouent dans des décors réalistes, souvent le dos au public. Un vrai feu de bois brûle dans la cheminée, on mange de la vraie soupe sur la scène et les pendules marquent l’heure exacte.

AURÉLIEN LUGNÉ-POE (1869-1940)

Concurrent d’André Antoine, il crée en 1893 le théâtre de l’œuvre, en montant Pélleas et Mélisande  de l’auteur belge Maurice Maeterlinck. Il y fera jouer aussi Ibsen, Strindberg, mais aussi, en 1896, L’Ubu roi d’Alfred de Jarry et, en 1912, L’Annonce faite à Marie de Paul Claudel.

JACQUES COPEAU (1879-1949)

La pièce L’Échange du même Paul Claudel sera montée en 1914 par Copeau, qui a pris en 1913 la direction d’un théâtre d’avant-garde, le “Vieux-Colombier”.

SARAH BERNHARDT (1844-1923)

Autres artisans du prestige de la scène française, quelques comédiens, jouissent alors d’une renommée qui dépasse les frontières. C’est le cas de Sarah Bernhardt, la plus grande “vedette” de l’époque. Elle marqua son passage à la Comédie-Française par ses interprétations des drames d’Hugo et de la Phèdre de Racine. Proust se souviendra d’elle et l’immortalisera dans le personnage de Berma, dans À la recherche du temps perdu. Elle se fit aussi acclamer dans des rôles “travestis”: dans Lorenzaccio de Musset, mise en scène en 1896, dans Hamlet de Shakespeare et, en 1900, dans L’aiglon, succès d’Edmond de Rostand.

TYPES DE PIÈCES

1. PIÈCES SÉRIEUSES

Le réalisme social, mis à la mode par le naturalisme, trouve sa place sur la scène: une série d’œuvres décrit ainsi sans complaisance les rouages de la IIIe République. Dans la pièce Les affaires sont des affaires, Octave Mirabeau (1840-1917) dénonce le pouvoir de l’argent dans la vie moderne; il crée un nouveau type de financier opportuniste, Isidore Lechat.

Le même thème, la toute-puissance de l’argent, inspire aussi Henri Bernstein (1876-1953) dans ses premiers drames: La Rafale (1905), Le Voleur (1906) et Samson (1907).

Émile Zola pensait que la dénonciation des tares et des vices sociaux devait favoriser leur disparition.

Cet optimisme moralisant est repris par ce qu’on a appelle “le théâtre d’idées”: des drames parfois sommaires illustrent alors un problème précis.

François de Curel (1854-1929), admirateur d’Ibsen, met ainsi aux prises patrons et ouvriers dans Le repas du lion (1897) et expose les risques du pouvoir scientifique et de l’expériment médical dans La nouvelle idole (1899).

2. PIÈCES GAIES

La postérité a souvent conservé de la Belle Époque l’image d’une période heureuse. Il est vrai que bon nombre de ses dramaturges ont su cultiver le rire, par toute une série de pièces légères qui n’ont pas toutes sombré dans l’oubli.

Au premier rang de ces auteurs d’amusements, il faut citer 2 maîtres du vaudeville (comédie mêlée de couplets chantes): Georges Feydeau et Georges Courteline.

GEORGES FEYDEAU (1862-1921)

Le premier porte à la perfection, à travers le genre du vaudeville, les comédies d’intrigues: un public de plus en plus nombreux se presse aux représentations de ses pièces: Un fil à la patte (1894), ensuite La puce à l’oreille (1907), qui abondent en “quiproquos”, en péripéties qui méprisent parfois toute vraisemblance. La pièce Feu à la mère de madame (1908) inaugure une série de pièces en un acte, dont le sujet se restreint, avec une joyeuse férocité, à l’étalage des disputes conjugales.

GEORGES COURTELINE (1828-1929)

Cet auteur fut soutenu par André Antoine, qui monta en 1891 sa première pièce Lidoire au Théâtre-Libre, puis Le gendarme est sans pitié (1899), Le commissaire est bon enfant et L’article 330, toutes les deux datant de 1900. Une autre pièce de Courteline, La paix chez soi créée par Antoine en 1903, entra dès 1906 au répertoire de la Comédie-Française, signe de la reconnaissance officielle des qualités littéraires de Courteline.

3. PIÈCES POÉTIQUES

Comme le naturalisme, le symbolisme connaît, durant cette période, quelques tentatives de transcription théâtrale. L’écrivain belge Maurice Maeterlinck (1862-1949) fit ainsi jouer en 1893, Pélleas Et Mélisande, un drame qui prit une valeur de manifeste. En opposition avec toute prétention réaliste, il met en scène des personnages aux contours estompés sur lesquels plane une fatalité mélancolique dans un décor flou de foret et de château.

La pièce trouvera sa pleine réalisation avec l’opéra que Claude Debussy donnera à la scène en 1902. Même métamorphose se passe avec Ariane et Barbe-Bleue (1901) qui devient en 1907 un opéra de Paul Dukas.

On peut voir en ce mouvement vers l’opéra le résultat d’une évolution logique. Le symbolisme insiste sur la musique et le mystère, ainsi que sur les correspondances entre les sensations; en passant de la poésie au théâtre, il devait rencontrer l’opéra, qui unit les mots aux notes (à la musique).

Poètes et dramaturges connaissent et admirent le compositeur allemand Richard Wagner. Son Tanhäuser enchanta Baudelaire et cet opéra, à cote de Parsifal, incarnait pour Mallarmé et ses disciples “l’œuvre d’art totale”. Les mots se suffisaient pourtant à eux-mêmes dans l’œuvre d’un autre admirateur de Wagner, Paul Claudel et dont le public découvrira la déconcertante grandeur sur la scène en 1912, avec L’annonce faite à Marie. Dès 1890, il avait publie Tête d’or et, en 1901, dans le recueil de L’Arbre, avaient paru La Ville, L’échange et La jeune fille Violaine; c’est un théâtre qui n’a pas crée une impression très vive à la lecture, mais qui allait bouleverser le répertoire du XXe siècle.

VAUDEVILLE ET THÉÂTRE DE BOULEVARD

1. THÉÂTRE DE BOULEVARD

Depuis le XIXe siècle, le terme de “théâtre de boulevard” s’impose comme synonyme de théâtre populaire et de divertissement. Les hasards de la géographie parisienne sont à l’origine de cette appellation; on connaît, par le film de Marcel Carné, Les enfants du paradis, le surnom de “boulevard du crime” donné à l’ancien boulevard du Temple. Mimes, comédies et mélodrames sanglants y attiraient un public nombreux dès l’époque de la Révolution et de L’Empire. Le baron Haussmann fit raser cet endroit en 1862 pour ouvrir la Place de la République et percer les “grands boulevards”. C’est là que s’installèrent, à partir du Second Empire, de nouvelles salles vouées au divertissement d’un nombreux publique, un public bourgeois. Ces salles apparaîtront d’ailleurs dans tout Paris, ce qui rendit illusoire une référence précise à un certain endroit de la capitale. Le terme “théâtre de boulevard” reste un dénominateur commun pour un genre aux contours confus, qui se définit avant tout par son goût de la facilité. Se produisent au “boulevards” de comédies célèbres dans des œuvres où la qualité du texte compte moins que l’effet à produire sur le public. Ce public aime à retrouver, sur le ton plaisant, une réflexion de ses préoccupations familières. L’intrigue tourne ainsi surtout autour de l’adultère, le décor présent à satiété, le même salon cossu, où soubrettes et valets de chambre offrent un contrepoint piquant aux problèmes conjugaux des bourgeois fortunés qui les emploient.

2. LE VAUDEVILLE

Lié dans ses origines à la chanson populaire, il désigna à la fin du XVIIe siècle et le siècle suivant, une comédie mêlée de couplets chantés. Sous Napoléon III, Eugène Labiche (1815-1888) fait triompher cette forme théâtrale, qui va connaître au tournant du XXe siècle, une nouvelle métamorphose. Débarrassé de ses couplets chantés, ce vaudeville nouveau se définit avant tout par l’ingéniosité de l’intrigue, le refus délibéré de la profondeur

psychologique et un cynisme joyeux. L’obsession des frasques (aventures) extra-conjugales entraîne les personnages de G. Feydeau dans des situations aussi invraisemblables qu’irrésistibles. Courteline, quant à lui, atteint à une satire de mœurs du temps, qui dépasse la simple fantaisie. Il prétend d’ailleurs avoir inventé: ”le vaudeville littéraire”, en écrivant pour le public du Théâtre-Libre d’Antoine, plus exigeant que les spectateurs du boulevard.

COURS NO. 2

PAUL CLAUDEL(1868-1955)

Un “chantre du monde total” - ainsi fut-il défini par Marcel Raymond, le critique; “un mystique, mais que n’est pas un saint” - ainsi fut-il caractérisé par François Mauriac, le romancier; “un homme dur, violent, peu aimable, peu affectueux, foncièrement païen” - se caractérise lui-même, en 1905. Sa puissante originalité lui réserve une place à part dans l’histoire du théâtre et de la poésie du XXe siècle, en grand partie parce qu’il a réussi à abolir les frontières entre ces 2 genres.

RÉPÈRES BIOGRAPHIQUES

Il est né le 1868 dans un village du département d’Aisne. Installé avec sa famille à Paris en 1882, il y poursuit ses études et lit avec passion les poésies de Rimbaud. La foi le saisit dans une expérience soudaine. Il a raconté dans Ma conversion comment, entré dans la cathédrale de Notre-Dame par désœuvrement le jour de Noël 1886, il fut bouleversé à un certain moment pendant la liturgie des Vêpres: “En un instant mon cœur fut touché et je crus” avoue-t-il. En 1890, Paul Claudel publie sans nom d’auteur son premier texte dramatique, Tête d’or; la même année il écrit le second, La Ville. Une carrière dans le ministère des affaires étrangères le mène souvent au bout du monde. Mallarmé, auquel il avait envoyé quelques poèmes, accepte de le recevoir. Quand il écrit, en 1892, la première version de La jeune fille Violaine, Claudel peut être rangé au nombre des disciples du maître.

Nommé consul à New York, il s’embarque en 1893 pour l’Amérique, où il compose la pièce L’Échange et une seconde version de Tête d’or. Deux ans plus tard, ses fonctions l’appellent en Chine. Il continue à publier dans des revues parisiennes; il écrit des poèmes en prose intitulés Connaissance de l’Est et un nouveau drame à coloration orientale: Le repos du 7e jour, puis les secondes versions de La Ville et La jeune fille Violaine.

Sur le bateau qui le ramène en Chine à la fin de 1900 commence pour lui, au “midi” de son existence, l’expérience douloureuse et exaltante d’une passion tourmentée. Il tombe amoureux de l’épouse d’un négociant – Rose Vetch – qui quittera son mari pour venir vivre avec Claudel, accompagnée de ses 4 enfants. Ce sera une liaison orageuse que ne s’apaisera que très lentement. Nombre de ses œuvres en portent la marque: les Cinq grandes odes, Partage du midi et l’impressionnante parabole du renoncement à l’amour intitulée Le soulier de satin.

En 1901, la publication en recueil de ses premiers drames, sous le titre de L’Arbre, établit la notoriété de l’écrivain dans les milieux littéraires d’avant-garde, sans décider toutefois un metteur en scène ou une troupe de les présenter au public.

Un mariage apporte à Claudel, en 1906, une stabilité affective qu’il n’a jamais eue avec Rose, modèle du personnage d’Yse du Partage de midi. Sa carrière diplomatique se déroule brillamment en Chine, en Europe, au Brésil, au Japon, aux États-Unis.

Finalement, il sera joue au théâtre: L’annonce faite à Marie, est montée par Aurélien Lugné-Poe, au Théâtre de l’œuvre, en 1912. Cette première représentation publique d’un drame claudélien est suivie, en 1914, de celle de L’échange au Théâtre du Vieux Colombier. La même année est monte L’otage, qui est le Ier volet d’une trilogie (Coûfontaine) de tonalité moins lyrique que les drames précédents; les deux autres volets sont Le pain dur et Le père humilié. En 1924, il achève son œuvre majeure, Le soulier de satin, la plus vaste de ses compositions dramatiques, qui résout, dans l’apothéose d’un ordre supérieur, les questions brulantes posées dans Partage de Midi.

Retiré en 1935, Claudel va vivre dans son manoir, près de Grenoble, où il se consacre à l’étude de la Bible; plusieurs essais sur ce thème seront publiés, dont Introduction au livre de Ruth (1938) et Claudel interroge l’Apocalypse (1952).

En 1943, Jean-Louis Barrault monte à la Comédie-Française une version abrégée du Soulier de satin. Claudel disparait de ce monde quelques jours après le spectacle L’annonce faite à Marie, au même théâtre, en 1955.

L’ANNONCE FAITE À MARIE (1912)

Le titre pourrait faire croire à une représentation directe d’un épisode de l’histoire sainte. Mais Claudel use en fait ici d’une métaphore, pour marquer la dimension “sacrée” de la légende de Violaine. Elle était une jeune paysanne qui avait été promise par son père Anne Vercors à un jeune laboureur, Jacques Hury. Nous sommes “à la fin du Moyen Âge de convention”. Un architecte, qui sera de passage dans le village, Pierre de Craon, sera “l’Ange Gabriel” de cette légende médiévale. Cet “ambassadeur de Dieu” (Claudel le nomme ainsi) révèle à Violaine qu’il est atteint de la lèpre. Dans un élan de pure charité, elle lui donne un baiser.

Mais la méchante Mara, sœur de Violaine, a surpris ce baiser; elle-même amoureuse de Jacques Hury, elle va calomnier sa sœur, pour faire échouer le mariage. Le père, Anne Vercors, part en pèlerinage pour Jérusalem, circonstance où Mara parvient à atteindre son

but: Jacques épousera Mara après avoir repoussé Violaine, en découvrant qu’elle est attaquée de lèpre.

À l’acte III, au cœur de la forêt, alors que retentit l’écho du cortège triomphal de Jeanne d’Arc, qui mène le roi se sacrer à Reims, on retrouve Violaine dans sa caverne, malade et aveugle. Mara la rejoint, portant le cadavre de la petite fille qu’elle a eue de Jacques, et qui vient de mourir, comme signe de la justice divine. Elle la supplie de la ressusciter. À l’aube du jour de Noël, la petite revient à la vie. Mais ses yeux ont pris la couleur de ceux de Violaine: par ce miracle, Violaine, comme la mère de Christ, a donné la vie à l’enfant, tout en restant pure et vierge. C’est le renouvèlement du mystère de l'immaculée, conception que le titre suggère. Au dernier acte, Pierre de Craon, guéri de lèpre par la volonté divine, porte à Jacques Violane expirante.

Dans un dernier accès de haine, Mara a voulu faire disparaître sa sœur. La vérité éclate enfin, mais Violaine demande à Jacques de pardonner à Mara. Le père revenu de Jérusalem, commence alors avec Jacques Hury et Pierre de Craon une prière, ponctuée par le son des cloches. Les sacrifices de Violaine n’ont pas été en vain, ils apportent enfin au monde la paix et la sérénité. Situant son drame aux temps ténébreux du Moyen Âge, dans une atmosphère assez mystérieuse, imaginant un conflit dramatique intense et édifiant en même temps, Claudel réussit à attendrir un public du XXe siècle, qui avait encore besoin d’idéal et d’enseignements moraux.

LA TRILOGIE DES COÛFONTAINE

L’OTAGE, LE PAIN DUR, LE PÈRE HUMILIÉ

Rompant avec le lyrisme des pièces du recueil de L’Arbre et du Partage du midi, Claudel inaugure dans cette trilogie une création plus dramatique, étendue sur 3 générations de la famille Coûfontaine. Trois moments du XIXe siècle sont ainsi évoqués: 1) le Premier Empire (1802-1814), 2) la monarchie de Juillet (1830-1848) et 3) les années 1869-1871. Nettement situées dans l’espace et le temps, même si l’auteur prend des libertés concernant la vérité historique, ces 3 pièces sont les plus réalistes de toute sa production.

LE SOULIER DE SATIN (1929)

À la fois somme et sommet de la création claudélienne, Le soulier de satin est divisé en 4 “journées” sur le modèle de la Tétralogie de Richard Wagner et des pièces espagnoles du Siècle d’or, époque et pays auxquels se réfère l’intrigue. Les “unités” classiques (de lieu, de temps, d’action) volent en éclats: jamais, en France, une œuvre dramatique n’avait produit un tel effet de richesse baroque.

“La scène de ce drame est le monde” (Claudel): l’Espagne, l’Amérique, le Maroc, l’Italie, la Bohème défilent de tableau en tableau, sans oublier les scènes de pleine mer, sur le pont d’un navire, ni les lieux incertains où apparaissent des personnages fantastiques: St. Jacques, l’Ange gardien, la Lune ou l’ombre double.

Représentée dans la version intégrale, la pièce dure 9 heures (toute une nuit, en 1987, au Festival d’Avignon). La version abrégée de 1943, représentée pour la première fois à la Comédie-Française dans la mise en scène de Jean-Louis Barrault, élimine presque toute la 4e journée, intitulée ““Sous le vent des Îles Balnéaires”, par laquelle Claudel avait commencé sa rédaction. L’intrigue principale suit les étapes de la passion impossible entre Doña Prouhèze (mariée au vieux Don Pélage, ensuite à Don Camille) et un jeune et beau chevalier, Don Rodrigue. Son dénouement est un renoncement définitif, qui intervient à la fin de la 3e journée. En contrepoint, se déroule une autre intrigue amoureuse, celle de Doña Musique et du vice-roi de Naples.

Dans la 4e journée, Doña Sept-Epées, fille de Doña Prouhèze et de son mari, Don Camille, mais que sa mère a conçue en pensant à Rodrigue, épouse Don Juan, fils de Doña Musique et du vice-roi de Naples. Par-delà une complexité baroque de ces intrigues concurrentes, une certaine unité et une certaine cohérence est donnée par Doña Prouhèze et les autres personnages centraux.

Claudel se plaît à multiplier à loisir les plans de l’action, il aime aussi à introduire de nombreuses “ruptures de ton”. Exemple: un “Annoncier” apparaît épisodiquement pour rappeler au spectateur qu’il se trouve au théâtre, lieu de l’illusion par excellence.

Des personnages franchement comiques et triviaux (une actrice qui se prend pour Marie Stuart, le domestique chinois de Don Rodrigue, une négresse, un Japonais, etc.) font passer un vent de fantaisie au cœur du drame, comme dans certaines pièces de Shakespeare. Comme l’indique la phrase d’introduction: “L’ordre est le plaisir de la raison, mais le désordre est le délice de l’imagination”.

CONCLUSIONS

1. LA FOI D’UN CONQUÉRANT (ET LE SENS DU CONCRET)

On ne peut guère séparer le texte claudélien de la foi catholique, dont il se veut l’expression. On dit souvent que, dans son œuvre, le mot “catholique” reprend son sens premier, celui d’“universel”. C’est faire bon marché des points de dogmes dont elle est parsemée. Un lecteur, même peu versé dans les choses de la religion, peut constater à quel point la foi de Claudel est celle d’un conquérant. C’est la foi des croisés, partis, comme le père de Violaine, sur la route de Jérusalem; c’est la foi de Jeanne d’Arc qui passe la nuit de Noël dans la foret où se cache Violaine; c’est la foi des jésuites, envoyés évangéliser le Nouveau Monde, comme le frère de Rodrigue attaché à son mât. C’est une foi orgueilleuse, peu “tendre aux hérétiques”.

Dans Le soulier de satin, le pécheur par excellence, l’incarnation de ”l’âme perdue” c’est Don Camille, qui a renié le Christ pour embrasser l’Islam. Claudel s’avère un “soldat du Christ”, mais il l’est à la lettre, au risque de surprendre, dans son public, autant les incroyants que ceux qui privilégient dans le christianisme les valeurs de la charité. Bien que cet

engagement religieux soit militant par endroits, il ne faut cependant pas réduire la création claudélienne à une littérature à thèse.

Un drame ou un poème de Claudel ne se proposent pas de démontrer la justesse des Écritures. Pour Claudel, Dieu existe, il n’est pas nécessaire de prouver son existence. L’apologie de la religion réside toute entière dans l’illustration de quelques situations exemplaires: 1) L’annonce faite à Marie se rapproche au genre de la parabole évangélique, sans que soit donnée une explication de celle-ci, de ses symboles cachés. Car Claudel, s’il est mystique, il a aussi le sens de la réalité, le génie du concret. Comme l’écrivit le critique Albert Thibaudet, “le matérialisme poétique de ce grand artiste catholique a fait de lui le poète de la matérialité du dogme, des dévotions, des sacrements, des images, de tout ce que la religion, étant humaine, peut ou doit comporter de corporel”. Les personnages vivent dans leur chair les contradictions entre les exigences de la foi et les appels du désir.

Justifié par la logique supérieure de la Providence, le renoncement à l’amour amène à la mort des corps, comme pour Doña Prouhèze à la fin de la 3e journée. Claudel réinvente le tragique, sans trop disserter sur la religion. Moteur des ses drames et de ses poèmes, l’élan vers Dieu incarne cette “anima” des Latins, ce souffle vital que Claudel oppose à  ”l’animus” (l’esprit classique et rationnel qui passe à cote du mystère du monde).

Par cette capacité à jouer du pouvoir poétique et dramatique de la religion, l’œuvre de Claudel illustre brillamment ce que Chateaubriand avait appelé, un siècle auparavant, le “génie du christianisme”.

2. UN AUTEUR PEU ASSIMILABLE AU GOÛT FRANÇAIS

Claudel semble, au premier regard, peu assimilable au goût français, qui est à la fois la tradition classique et l’ironie voltairienne.

Un critique du journal Le temps écrivait en 1929: “un chien peu bien regarder une cathédrale, alors, ce sont des sentiments du même genre que j’éprouve avec la lecture du Soulier de satin”.

Une somme impressionnante de textes/livres que Claudel a lus peut expliquer cette originalité de ses écrits: outre “Le livre des livres”, la Bible, il faut citer en premier lieu la tragédie grecque. Il traduit Eschyle très tôt (Agamemnon), attiré par cette réalisation d’un art total, qui mêle la poésie et le drame, dans une atmosphère de cérémonie collective et sacrée; il en cherchera l’équivalent dans une fête liturgique. De ce même goût pour “l’art total” provient son admiration pour Wagner, “musicien de l’avenir”, qui bouleversa le théâtre lyrique, tant par ses idées sur la mise en scène que par l’invention d’une mélodie incessante, qui enchainait avec souplesse passages narratifs et épisodes lyriques.

Claudel a lu aussi Dante et Shakespeare. Il a été fasciné aussi par Rimbaud: les poèmes en prose de Connaissance de l’est continuent, à son avis, les Illuminations et Une saison en enfer. L’oraison du père jésuite attaché à son mât dans Le soulier de satin est une

réécriture religieuse du Bateau ivre (“Seigneur, je vous remercie de m’avoir ainsi attaché…”).

À ce jeu de miroirs, on peut ajouter aussi la double postulation de Baudelaire (Spleen et Idéal) et le grand souffle théorique de Hugo; mais surtout il faut revenir aux mystères du Moyen Âge et aux drames espagnoles du XVIe siècle.

Claudel a réalisé au théâtre, dans l’ensemble de son œuvre, les principes du romantisme. Malraux affirmait: “L’œuvre qui répond le mieux à la préface de Cromwell” n’est certainement pas Ruy Blas, mais L’annonce faite à Marie”. Claudel réunit aussi des traits du réalisme et du symbolisme.

Claudel réduit, jusqu'à faire disparaître, les frontières entre les genres.Il s’en explique dans l’essai Positions et propositions: pour lui, le poème et le drame

s’incarnent dans une même forme, dans “ce vers sans mètre ni rime”, qui ne suit que le battement du cœur et le souffle vital. Claudel préfère le retour à l’oralité première de la poésie, où s’abolit la distinction entre celle-ci et le théâtre.

Comme chez les aèdes homériques (poètes itinérants qui récitaient les poèmes), comme chez les autres auteurs de tragédies grecques ou chez le troubadour médiéval, la parole est chez Claudel à la source de toute expression. La couleur des mots, leur musique, leur rythme, priment leur fonction ordinaire de clarté et de communication.

Si Claudel parle de “vers”, ses commentateurs parlent plutôt de “versets”, soulignant la similitude avec les petits paragraphes qui divisent un texte sacré dans la Bible. C’est la forme poétique des psaumes.

COURS NO. 3

LE THÉÂTRE DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES

UNE PÉRIODE DE RENAISSANCE

Après 1918, le théâtre confirme sa renaissance de l’avant-guerre. (A. Jarry, E. de Rostand, J. Feydeau, P. Claudel), sans toutefois retrouver pleinement ses qualités d’innovation et de diversité.

Deux phénomènes caractérisent cette période: 1) La personnalité des acteurs et des metteurs en scène s’impose parfois davantage

que celle des auteurs dramatiques. Dans les pièces dites “de boulevard” (continuant le vaudeville de Feydeau), le succès continue à dépendre du talent des vedettes.

Dans les théâtres plus exigeants, les metteurs en scène font valoir leur originalité autant par la découverte de nouveaux dramaturges que par la reprise de textes classiques français et étrangers. Commence l’ère de ce qu’on appellera plus tard les “relectures”. La création triomphale des pièces de Giraudoux fait ici figure de brillante exception. Mais Giraudoux a été amené à écrire pour la scène par un acteur et metteur en scène: Louis Jouvet.

2) Le théâtre commence à subir la concurrence du cinéma qui devient parlant à partir de 1921. Spectacle populaire, bon marché et largement diffusé sur tout le territoire (alors que le théâtre reste un phénomène essentiellement parisien), le septième art va remplacer peu à peu son aîné dans sa fonction de divertissement collectif. De nombreuses pièces sont d’ailleurs transposées sur l’écran. Un auteur dramatique comme Marcel Pagnol (1895-1974) en viendra à réaliser lui-même ses films. C’est le cas pour  César  (1936), dernier volet de sa trilogie marseillaise (I- Marius, II- Fanny, les premières deux parties ont été aussi filmées par d’autres réalisateurs).

Suivant un parcours analogue, Sacha Guitry (1885-1957), à partir du Roman d’un tricheur, renouvelle le même langage cinématographique, en inventant pour ce film l’équivalent du récit à la première personne, par l’usage d’une voix “off” qui présente et commente l’action.

LE BOULEVARD : FACILITÉ ET QUALITÉ

L’appellation de “théâtre de boulevard” trouve dans l’entre-deux-guerres son sens définitif, qui ne doit plus grand-chose à la géographie des théâtres parisiens. La formule sera à nommer des pièces souvent comiques, parfois sérieuses, destinées essentiellement à plaire à un public aisé qui ne désire pas voir son confort intellectuel et moral remis en question, ni ne veut se faire trop de soucis philosophiques.

Au milieu d’une production abondante, les pièces de Sacha Guitry illustrent assez bien le genre. Sacha Guitry, connu dès avant la Première Guerre mondiale, se forge un beau succès dans la comédie cynique, émaillée des pensées et des mots de l’auteur. Plus d’une fois soupçonné de misogynie, il devient le spécialiste de la mauvaise foi féminine, dans des pièces telles  Faisons un rêve (1916) ou Le nouveau testament (1934). Liant son œuvre à sa vie, il n’hésite pas à prendre le spectateur comme juge ou témoin de ses multiples aventures amoureuses.

Omniprésent, le mot “moi” du dramaturge impose un perpétuel commentaire psychologique où bons sentiments n’ont pas la meilleur part. La virtuosité de quelques-unes de ces pièces, comme Mon père avait raison (1919) ou Désiré (1927), explique pourquoi elles ont survécu à leur auteur.

TROUPES ET METTEURS EN SCÈNE

On a vu que, d’autre part, une exigence de qualité animait nombre d’hommes de théâtres du début du siècle. Certains poursuivent leur carrière après 1918. C’est le cas d’Aurélien Lugné-Poe, qui fait découvrir sur la scène du théâtre de l’Œuvre les pièces de Stève Passeur (peintre de la “guerre des sexes”, qui connut le succès avec L’acheteuse) et d’ Armand Salacrou (qui est au début proche des surréalistes, ensuite des existentialistes, connu pour sa pièce, L’inconnue d’Arras, où il utilise le procédé du retour en arrière (flash-back)- le héros à l’agonie voit défiler devant ses yeux les principales épisodes de sa vie). C’est toujours Lugné-Poe qui a le grand mérite d’avoir découvert Jean Anouilh.

Jacques Copeau, animateur du théâtre du Vieux Colombier, défend dans ses conférences et dans ses spectacles une esthétique de la simplicité; pour lui, le jeu des comédiens, comme le décor et la mise en scène doivent servir le texte avec sobriété. Jacques Copeau arrêta les activités parisiennes en 1924, mais sa leçon fut reprise par 2 membres de son équipe: Charles Dullin et Louis Jouvet.

Charles Dullin (1885-1949), acteur célèbre (son rôle d’Harpagon dans L’avare de Molière est resté comme point de référence) prend la direction du théâtre de l’Atelier, où il

joue les classiques, mais aussi les pièces des nouveaux auteurs, Stève Passeur et Armand Salacrou. Il a crée le premier grand succès de Marcel Achard, Voulez vous jouer avec moâ, en 1924. La même année, il fait découvrir au public l’Italien Luigi Pirandello. En 1943, il montera la première pièce de Sartre, Les Mouches.

Louis Jouvet (1887-1951) plus connu encore, metteur en scène et acteur, se remarque, entre autres, dans le rôle de Don Juan. Comme son maître, Copeau, il défend le théâtre axé sur le texte. Le romancier Jules Romains lui doit ses plus beaux succès: Knock (1923), satire de la médecine (renouvelant un texte de Molière) et Donogoo (1930) dénonçant une autre imposture scientifique, dont un géographique est cette fois-ci responsable.

C’est à la demande de Jouvet que Jean Giraudoux adapta pour la scène son roman Siegfried et le Limousin; la représentation de la pièce, en 1928, amorce la carrière dramatique d’un auteur qui allait s’imposer, plus facilement que Claudel, comme un maître du théâtre français. Louis Jouvet, animateur et interprète des pièces de Giraudoux, se produira dans ce répertoire jusqu’après la mort de l’auteur.

Georges Pitoëff (1886-1939) et sa femme, Ludmilla (deux admirateurs de théâtre provenus de Russie) consacrent leur talent aux auteurs étrangers: Shakespeare, Tchekhov, Pirandello, G.B Shaw, Ibsen et Strindberg; mais pour la France, ils ont le mérite de monter André Gide avec Œdipe, en 1932, et deux chefs-d’œuvre de Jean Anouilh, Le voyageur sans bagage (1937) et La sauvage (1938), comme l’Orphée de Jean Cocteau en 1927.

Malgré des sensibilités et des points de vue parfois très différents, un même refus de compromissions commerciales entraîne Charles Dullin, Louis Jouvet et Georges Pitoëff qui, avec Gaston Baty (metteur en scène qui insiste sur les effets visuels du spectacle) forment le “Cartel des 4”. La Comédie Française leur ouvre ses portes à partir de 1936, lorsque le dramaturge Édouard Bourdet en prend la direction.

RECHERCHES POUR « UN AUTRE THÉÂTRE » : LE “DADA”

À l’avant-garde des recherches théâtrales de l’époque il faut évoquer deux personnalités: Roger Vitrac et Antonin Artaud, qui participèrent au mouvement surréaliste.

Admirateurs de l’Ubu d’Alfred Jarry, Breton et ses amis dédaignent le public “bourgeois”, lui préférant des spectateurs qui refusaient aussi bien le “bon-goût” que la vraisemblance psychologique. Dès l’arrivée du mouvement Dada à Paris, en 1919, ils s’associèrent à ses manifestations de provocation délibérée.

Un ancien membre du groupe, Roger Vitrac, écrit en 1928 ce qui est considéré comme l’œuvre la plus aboutie du théâtre surréaliste: Victor ou les enfants au pouvoir. Un enfant exceptionnel, par la taille aussi bien que par l’intelligence dévoile la mesquinerie et les tares des adultes. Usant d’une langue qui se dérègle, de personnages-fantoche, la pièce annonce les chefs-d’œuvre du théâtre de la dérision des années ’50.

Un autre surréaliste, compagnon de Vitrac, avec lequel il fonda le “Théâtre Alfred Jarry”, c’est Antonin Artaud, qui fut d’abord acteur chez Lugné-Poe, puis chez Dullin.

Il publia en 1938 une suite d’essais, Le théâtre et son double, où il développe la théorie du retour au “théâtre primitif”, jouant sur l’affectivité et l’émotion des spectateurs.

Refusant la psychologie et même la notion de “texte littéraire spécifiquement théâtral”, Artaud insiste sur l’aspect rituel, même cruel, du spectacle. Après sa mort, de nombreux metteurs en scène se réfèrent à cette esthétique fondée sur la force élémentaire de la cérémonie dramatique (théorie de la cruauté).

COURS NO. 4

JEAN GIRAUDOUX (1882-1944)

L’ENFANCE ET LA JEUNESSE

“Un très bon élève qui ajoute à cette sagesse le prestige mystérieux du cancre”. C’est en ces termes que Jean Cocteau définit le charme qu’un auteur qui a séduit le public de l’entre-deux-guerres par ses romans, mais surtout par le renouvellement qu’il apporta au théâtre en imposant sur une écriture aux registres très variés et constamment marquée par la poésie et la fantaisie.

Fils d’un modeste employé des Ponts et Chaussées, Giraudoux est né à Bellac, au cœur du Limousin, dont il fera le tableau dans son œuvre, comme l’image idéalisé d’une France à la fois profonde et spirituelle. Elève au Lycée de Châteauroux, il poursuit ses études au Lycée Lakanal à Paris, puis à l’Ecole Supérieure de la rude d’Ulm, où il étudie la littérature et la philosophie allemandes. Il continue ses études dans un séjour en Allemagne, puis dans une université américaine, se passionnant surtout pour le romantisme allemand.

Cultivant avec un égal bonheur le goût pour le sport (il sera champion universitaire du 400 m haies) et celui de l’écriture, il devient le type presque parfait du “dandy”. En 1904, il publie son premier texte, Le dernier rêve d’Edmond About.

UN DIPLOMATE ÉCRIVAIN

Giraudoux s’est forgé une légende “de première classe” qui dément parfois les faits: après avoir échoué a l’agrégation d’allemand (concours de recrutement des professeurs de lycée et des professeurs universitaires de certaines disciplines universitaires: droit, sciences économiques, médecine, philologie), puis au “grand concours” des Affaires étrangères, il entre dans la carrière diplomatique par la porte la plus modeste du “concours des chancelleries” et devient “vice-consul de IIIe classe” en 1910.

Voyageant peu, astreint à un travail de bureau, il n’acquiert pas une vue panoramique du monde comme Claudel ou St-John Perse, autres diplomates voués à la littérature. Il se fait surtout remarquer (par Gide et Prouvait notamment) par des nouvelles publiées en recueil en 1909: Les provinciales.

Appelé comme sergent au front en 1914, il reçoit la Légion d’honneur et la Croix de guerre en 1915, après avoir été blessé deux fois. La guerre lui inspire des textes assez graves, mais d’une sensibilité discrète, plutôt cachée: Lectures pour une ombre (1917), Mica America (1919) et Adorable Clio (1920) (muse de la poésie épique et de l’histoire). Un roman écrit à la première personne, Simon le pathétique, paraît en 1918.

Son travail de secrétaire d’ambassade lui laisse le loisir de publier d’autres romans qui le rendent célèbre: Suzanne et le Pacifique (1921), Siegfried et le Limousin (1922), Juliette au pays des hommes (1924) et Bella (1926).

LA VOCATION THÉÂTRALE

La rencontre du comédien et metteur en scène Louis Jouvet, qui le pousse à écrire pour le théâtre, entraîne un changement décisif dans la carrière littéraire de Giraudoux. Il donne, en 1928, une adaptation pour la scène de son roman, Siegfried (publié en 1922), qui sera le début d’une série ininterrompue de chefs-d’œuvre: Amphitryon 38 (1929), Judith (1931), Intermezzo (1933), La guerre de Troie n’aura pas lieu (1935), Électre (1937). Son œuvre romanesque se poursuit durant cette période avec Les aventures de Jérôme Bardini (1930) et Combat avec l’ange (1934). Mais c’et au théâtre que Giraudoux brille et se voit reconnaître une place de premier rang.

LES DERNIÈRES ANNÉES

L’année 1939 marque à la fois un aboutissement et une rupture. Giraudoux triomphe une fois de plus au théâtre avec Ondine, il publie un dernier roman, Choix des élues, et un essai politique, Pleins pouvoirs.

Mais la guerre brise cette apothéose littéraire, mettant le haut fonctionnaire qu’il est devenu dans une situation délicate. Il accepte le Commissariat à l’Information (chef du service d’informations), refusant de devenir Directeur de la propagande du régime de Vichy (gouvernement établi à Vichy sous la direction du maréchal Pétain, qui constitua le régime de la France pendant l’occupation allemande, entre juillet 1940 et août 1944; devenu chef de l’État français, il instaura la devise “Travail, famille, patrie” et un régime nationaliste, corporatiste, antisémite et anticommuniste, qui, surtout après l’invasion de la zone libre par les Allemands, entra dans la voie de la collaboration).

Giraudoux est obligé de se retirer des affaires publiques. Pendant l’occupation, Giraudoux se consacre à des œuvres de tonalité plus amère,

comme Sodome et Gomorrhe (1943) et La folle de Chaillot, pièce représentée après sa mort, en décembre 1945. Il écrit aussi des scénarios de films: La duchesse de Langeais, Les anges

du péché, mis en scène par Robert Bresson. Il disparaît en janvier 1944, sans avoir vu Paris libéré.

Les pièces de Giraudoux peuvent être divisées en 2 grandes catégories:

1) Les fantaisies dramatiques (Intermezzo et Ondine)2) Les pièces mythologiques (La guerre de Troie n’aura pas lieu, Électre)

LES FANTAISIES DRAMATIQUES

Ayant peu de goût pour la description du réel, Giraudoux se plaît à introduire dans le quotidien des éléments de fantaisie, qui en dérèglent l’ordre naturel. Évoluant, comme les autres œuvres d’ailleurs, vers un pessimisme affirmé, ses fictions, Intermezzo et Ondine en particulier, jouent sur la confrontation entre la mesquinerie ordinaire et l’idéal.

INTERMEZZO (1933)

L’imprévue et le bizarre règnent depuis quelques semaines dans la petite ville limousine où la jeune Isabelle, qui remplace l’institutrice, emmène les petites filles étudier la nature et leur parle franchement de plaisir et de bonheur. Un spectre rôde dans les parages, avec lequel elle s’entretient en secret. Le Maire, le Droguiste et le Contrôleur des poids et des mesures, secrètement amoureux de la jeune fille, voient les événements avec bienveillance.

Mais Isabelle est dénoncée par les langues envieuses. L’inspecteur, venu de Limoges, organise la chasse au spectre sur lequel on tire un coup de pistolet. Peine perdue, puisque le spectre est déjà mort. Tentée par l’au-delà, étourdie par un dernier baiser à l’être d'outrer-tombe, Isabelle sera ramenée à la vie normale par l’art du Droguiste et l’amour du Contrôleur. Une fois le spectre disparu, tout rentre dans l’ordre. L’inspecteur, incarnation de la rationalité bornée et de l’ordre à tout prix, jubile: “L’épisode Isabelle est clos”.

Réussissant un dosage subtil de comique, de romanesque, de pittoresque et de merveilleux, Jean Giraudoux installe sur la scène une fête de l’imagination une plaidoirie pour ses libertés. Le quotidien est pour  Giraudoux toujours banal et ennuyeux; l’évasion du quotidien tentaculaire n’est possible que soit dans l’imaginaire (songe, rêve, rêverie), soit dans une réalité parallèle (irréalité ou surnaturel).

Dans ce cas, c’est les deux à la fois: Isabelle et ses élèves se construisent une réalité poétique, un monde à elles, fait d’une sorte de pacte secret entre l’homme et la nature qui mène à l’harmonie universelle; d’autre part, pour Isabelle, une jeune fille dont le seul horizon d’attente est l’amour, il y a aussi une autre espèce d’évasion, l’évasion dans le surnaturel (tombant amoureuse du spectre).

Le contact avec l’au-delà, symbolisé par le spectre (qu’elle commence à aimer) c’est le besoin de compensation par rapport à ce que la réalité “réelle” lui offre: des courtisans trop terre-à-terre, trop bornés et trop rationnels (le Maire, le Droguiste, le Contrôleur).

LES PIÈCES MYTHOLOGIQUES

Avec Gide, Cocteau et Anouilh, pour ne parler que des auteurs de l’entre-deux-guerres, Giraudoux a réinstallé le mythe antique sur la scène française. La valeur exemplaire et universelle de cet héritage culturel lui permet de proposer des sujets qui se situent délibérément en dehors d’un réalisme étroit, pour mieux incarner des débats moraux, voire métaphysiques.

Mais l’humour, les anachronismes voulus, les allusions à une actualité parfois inquiétante (La guerre de Troie n’aura pas lieu), évitent à cette démarche toute pesanteur pédante. Du recours aux légendes gréco-latines, Giraudoux ne retient, comme Racine (sur lequel il a d’ailleurs écrit un essai), que la possibilité d’exposer des situations extrêmes et connues du public cultivé. L’humanisme l’importe ici de loin sur l’académisme.

LA GUERRE DE TROIE N’AURA PAS LIEU (1935)

Le titre choisi par Giraudoux dénonce déjà l’ironie du destin et la vanité des entreprises humaines. Elle a eu lieu, la guerre de Troie, nous le savons depuis Homère. Mais au moment où le rideau se lève, certains, dans la cité, croient pouvoir encore l’éviter, en particulier Hector, fils du roi Priam, et Andromaque, son épouse, couple héroïque à l’égal de celui d’Amphitryon et Alcmène. Pour eux, l’enlèvement d’Hélène, ravie au grec Ménélas par le troyen Paris, frère cadet d’Hector, n’a pas crée l’irréparable: il serait encore possible de rendre Hélène aux Grecs, partis en expédition contre la Troie. Mais Hélène a déchaîné las passions dans la ville: les vieillards vantent sa beauté, le Géomètre répète que, depuis qu’elle habite ses murs, “le paysage a pris son sens et sa fermeté”. Le poète officiel Demokos y trouve une nouvelle source d’inspiration. Hector, persuade, malgré tout, le roi Priam et les Troyens de fermer “les portes de la guerre”.

L’arrivée des émissaires grecs relance l’action. Oiax, un soudard, gifle Hector qui, fidèle à son désir de paix, ne réagit pas. Mais Demokos, giflé à son tour, ameute la ville. Ulysse, chef de la délégation grecque, pose des conditions humiliantes pour accepter de reprendre Hélène sans combat.

Commence alors une négociation ultime entre Hector et Ulysse, où ce dernier, dans un sursaut inattendu, accepte à son tour le pari de la paix. Oiax et Demokos reviennent perturber ce dénouement favorable. Les portes de la guerre s’ouvrent lentement. En même temps se referment les portes de la cité.

La guerre de Troie a lieu par l’inconséquence et la bêtise humaines, mais aussi par l’insensibilité et l’intransigeance des dieux. En 1935, le pessimisme gagnait Giraudoux

devant la montée des périls en Europe. Il utilise ainsi la légende homérique pour protester contre l’engrenage qui allait précipiter le monde dans une nouvelle catastrophe.

ÉLECTRE (1937)

Giraudoux illustre, à la manière et après les tragiques grecs, un épisode célèbre de la légende des Atrides, une famille maudite par les dieux. Agamemnon, roi d’Argos, a été assassiné à son retour de la guerre de Troie par Égisthe, devenu en son absence l’amant de la reine Clytemnestre, assassinat commis par la complicité de celle-ci. Oreste et Électre, enfants d’Agamemnon, sépares dès leur plus jeune âge, vont se retrouver et s’unir pour venger leur père.

Lorsque le drame débute, Oreste revient incognito à la cité natale, au moment où Électre, sa sœur, va être mariée de force au jardinier du palais sur l’ordre d’Égisthe, régent de l’État depuis la mort d’Agamemnon. Électre est en effet une femme “à histoires” (difficile), qui ne cesse de pleurer son père et qui manifeste ouvertement son hostilité aux nouveaux maîtres de la cité. Oreste se fait reconnaître de sa sœur, puis révèle son identité à sa mère. Dans une première étape, il tente de détourner Électre hors de sa “piste de haine et de vengeance”, en essayant de lui démontrer que: “la vie, après tout, est bonne”. Égisthe, meurtrier d’Agamemnon, mais politicien avisé, s’offre même à rétablir le jeune homme dans ses droits au trône, à condition qu’il refoule les Corinthiens, ennemis d’Argos, qui brulent déjà des faubourgs de la ville. Mais Électre reste intraitable. La catastrophe s’accomplit: Oreste tue le couple assassin et doit fuir pourchassé par les Furies. La cité est pillée par les Corinthiens et le tableau final dévoile un spectacle de la désolation et des ruines.

L’atmosphère de la pièce, malgré quelques touches comiques, reste délibérément sombre. En suivant de près le mythe antique, Giraudoux met en scène les mobiles des catastrophes humaines: la haine prolongée à l’infini, le refus du pardon, l’idée fixe de la vengeance.

D’autre part, la volonté des dieux, toujours hostile aux humains, toujours insensible à leurs tourments, agit comme une fatalité inéluctable qui conduit vers l’implacable désastre. L’image du couple harmonieux (Hector-Andromaque, Amphitryon- Alcmène) s’est dégradée, s’est érodée: Égisthe et Clytemnestre ne connaissent plus que les liens de la sensualité et de la complicité criminelle.

Situé sous le signe des temps troublés qu’il vit lui-même, le dramaturge affronte ici directement la réalité inéluctable, celle du tragique de l’existence humaine.

CONCLUSIONS

UN ART DE L’ÉVASION

Lire Giraudoux, assister à quelques-unes de ses pièces, procure, au prix d’un minimum d’attention, le plaisir immédiat de l’évasion hors du monde réel. “L’art de

Giraudoux est un art de la fugue, un perpétuel intermède” - intermezzo entre 2 moments triviaux du temps qui passe, une esthétique de la parenthèse. Même au théâtre, nous échappons à la pesanteur. La petite ville limousine d’Intermezzo voit ses gens terre-à-terre, sans éclat, touchés par la grâce d’Isabelle, l’école y devient un lieu de plaisir; Ondine parvient pour quelques moments à échapper à sa condition aquatique.

UN ART DU MERVEILLEUX

Dans ce cadre ouvert s’inscrit, de façon toute naturelle, un fantastique qui n’inquiète pas et renvoie ainsi au merveilleux des contes. Dans ce contexte, Giraudoux met l’accent sur l’unité profonde des êtres (végétaux, animaux et humains) confondus dans une harmonie universelle, primordiale. Cette intuition lui vient des Grecs (dont il a été un grand admirateur), qui parlaient de “cosmos” (l’univers dans son ensemble) où l’homme doit occuper sa juste place, conformément à un ordre qui en est le principe fondamental d’harmonie.

UN ART DU TRAGIQUE

Malgré cette fantaisie et ce goût du bonheur qui apparaît ça et là dans les pièces de Giraudoux, la vision du dramaturge fait une part importante du pessimisme. Les fugues chez Giraudoux se terminent souvent par un retour à l’ordre figé au quotidien banal et mesquin, comme le triomphe de l’Inspecteur à la fin d’Intermezzo.

Les tares humaines sont chez Giraudoux sources du tragique existentiel, comme le soif de la vengeance d’Électre, le délire nationaliste de Demokos, l’ivresse d’Oiax.

Figures de moins en moins discrètes, incarnations d’un Mal qui cerne les héros, souvent agents inconscients de forces destructrices, ces personnages incarnent un tragique qui relève plus d’un hasard mauvais que de la présence divine. Giraudoux annonce de ce point de vue les écrivains de l’absurde, notion qui est masquée chez lui par les moyens de l’ancienne tragédie grecque. Cette œuvre, si légère d’apparence, ne perd jamais de vue les limites de la condition humaine.

UNE NOUVELLE PRÉCIOSITÉ

“Précieux Giraudoux” a écrit Claude-Edmond Magny, pour caractériser, en 1945, l’écrivain disparu. De la préciosité au sens généralement dépréciatif du XVIIe siècle (= complication excessive de l’expression et un certain mépris de la réalité commune), Giraudoux garde sans doute quelques traces.

La subtilité extrême de ses développements oratoires, le refus de construire clairement des péripéties pour ses héros, le goût du paradoxe érigé en système ont écarté de Giraudoux les lecteurs paresseux. Les contraintes de la scène ont eu de ce point de vue un effet bénéfique sur son inspiration, sans annuler complètement ce qui fut chez lui une sorte de génie de la complication.

Cependant, on doit à Giraudoux le théâtre “le plus littéraire du XXe siècle, avec celui de Claudel” (Bernard Allain- Itinéraires littéraires, 1991), un théâtre où le texte est roi, autant que chez Racine, où la rhétorique détermine l’action.

La situation dramatique n’est souvent qu’un prétexte à l’expression recherchée au développement oratoire, l’image de 2 visions antagonistes du monde, qui s’affrontent: celle commune, souvent triviale et celle élevée vers l’idéal, à laquelle) l’auteur souscrit.

La progression du dialogue procède, comme chez Marivaux, par la reprise des termes d’un personnage à l’autre, suivie de commentaires successifs, qui se constituent en de belles envolées (tirades).

UNE ŒUVRE DE L’ENTRE-DEUX-GUERRES

On ne saurait pourtant réduire la portée de l’œuvre de Giraudoux à une collection de variations subtiles sur le pouvoir créateur du langage. La pratique poétique qu’il utilise dans ses pièces s’inscrit dans une tendance des années ’30.

Mais Giraudoux est aussi fortement ancré dans l’histoire. Contre la dureté des temps, Giraudoux affirme la puissance du verbe, de la culture et de l’intelligence, ne-fût ce que pour le temps d’un “intermède” entre deux catastrophes mondiales. Mais cet idéalisme n’évite pas l’affrontement direct avec les angoisses de son époque. Les morts de la guerre de 1914-1918 viennent hanter, comme le spectre d’Intermezzo, ses pièces.

Manifeste pacifiste, La guerre de Troie n’aura pas lieu est une protestation douloureuse et profondément humaine contre ce qui se passait en Europe, contre la montée du nazisme qui allait ruiner cet espoir de compréhension et de tolérance. La situation dramatique n’est souvent qu’un prétexte à l’expression recherchée au développement oratoire, l’image de 2 visions antagonistes du monde, qui s’affrontent: celle commune, souvent triviale et celle élevée vers l’idéal, à laquelle) l’auteur souscrit.

COURS NO. 5

JEAN ANOUILH(1910-1987)

UNE VOCATION DE DRAMATURGE

Bordelais d’origine modeste, Jean Anouilh découvre très jeune le théâtre, au casino d’Arcachon. Bachelier, il fait un an de droit à Paris, puis travaille dans une agence publicitaire. Mais seule la scène le passionne. Dès 1928, il a la chance d’être le secrétaire de Louis Jouvet, grâce à qui il découvre Giraudoux; Jouvet joue en effet dans le Siegfried de Giraudoux, pièce qui enthousiasme Anouilh et lui fait découvrir les ressources poétiques du théâtre; c’est alors qu’il décide d’écrire pour la scène.

Dès sa première création, L’Hermine (1932), Anouilh prétend même vivre de sa plume, alors qu’il vient de fonder un foyer avec une jeune actrice; la situation matérielle du ménage est d’abord précaire, mais en 1935, Hollywood achète les droits d’une de ses pièces (Y’ avait un prisonnier), chose qui ôte ainsi à Anouilh tout souci d’argent.

En 1937, le jeune dramaturge fait la rencontre décisive de deux grands metteurs en scène, Georges Pitoëff et André Barsacq, qui vont faire de lui un homme de plateau, attentif à la dimension scénique des textes (décor, éclairage, jeu des acteurs, costumes, maquillage, musique etc.). Avec Le Voyageur sans bagage (1937) et La Sauvage (1938), Anouilh connait alors un succès qui ne se démentira plus jamais. Avec plus de 500 représentations, ses pièces – Antigone (1944), L’Alouette (1953) et Becket (1959) – feront un vrai triomphe.

CLASSIFICATION DES PIÈCES

a. Pièces roses - les pièces gaies, destinées à détendre le public, teintées cependant ça et là d’une ironie amère: Le Bal des voleurs (1938), Le Rendez-vous de Senlis (1941);

b. Pièces noires – les pièces imprégnées de son pessimisme, incarnant la lutte perpétuelle entre la pureté et la décadence;

c. Pièces brillantes – un peu faciles, où le comique et le tragique ont leur part: L’Invitation au château (1945);

d. Pièces nouvelles (1945-1950) – où on retrouve une extrême souplesse de l’invention dramatique (où se mêlent subtilités du marivaudage, fantaisies de la comédie italienne, intrigues de roman policier, menant à un final de mélodrame): La Répétition ou l’amour puni;

e. Pièces grinçantes – qui sont le résultat de son dégoût et de son désespoir devant les excès de l’épuration (qu’il dénoncera franchement dans Pauvre Bitos); [un écrivain, Robert Brasillach, qu’il essaie vainement de sauver, est fusillé à la Libération, en 1945, pour collaboration avec l’ennemi]: La Valse des toréadors, Ornifle, Pauvre Bitos (1956), L’hurluberlu;

f. Pièces costumées – pièces librement inspirées d’épisodes historiques: L’alouette (1953), Becket (1959); dans la première, il reprend, de manière stylisée, l’aventure de Jeanne d’Arc; dans la deuxième, on a l’histoire du célèbre archevêque anglican représentant “l’honneur de Dieu” aux prises avec le roi Henri II Plantagenet, incarnant “l’honneur du royaume”;

g. Pièces à teinte autobiographique - qui mettent en scène les difficultés et les désagréments conjugaux d’un dramaturge et qui ne sont autre chose qu’une sorte de confession dialoguée (dans le contexte de son échec sur le plan sentimental: deux mariages ratées): Cher Antoine ou l’amour raté (1969), Les Poissons rouges, Ne réveillez pas Madame (1970)

LE VOYAGEUR SANS BAGAGE

Après la guerre de 1914-1918, un soldat amnésique a été interné dans un asile. Une vieille duchesse entreprend de lui faire retrouver sa famille. Elle l’introduit chez des bourgeois cossus, qui reconnaissent en lui leur fils, porté disparu. Mais il apprend, bribe par bribe, qu’il fut jamais un enfant malfaisant et constate la bassesse morale de ceux qu’il devrait considérer désormais comme des siens. Décidé de rompre définitivement avec son passé, il s’éloigne afin de commencer une nouvelle vie, plus propice et plus libre.

LA SAUVAGE

Un compositeur célèbre, Florent, s’est épris d’une jeune violoniste pauvre, Thérèse, un être sensible, demeuré pur, dans un milieu corrompu. Elle aime Florent, qui l’accueille dans sa maison confortable, voire luxueuse, mais c’est cette quiétude, ce manque de soucis, qui éveille la honte de Thérèse: elle s’y sent une étrangère. La veille de son mariage, elle pense à tous les êtres pauvres et misérables qui ont besoin du réconfort de sa présence et elle s’en va, s’échappant ainsi de sa belle cage dorée.

ANTIGONE

Le sujet de cette pièce est emprunté à une tragédie de Sophocle, qui l’a puisé à la mythologie grecque. Les deux fils d’Œdipe, Etéocle et Polynice, se sont disputé le trône de Thèbes et se sont entre-tués. Pour affirmer son autorité, Créon, leur oncle qui hérite la couronne, a décrété l’interdiction d’enterrer le corps de Polynice. Mais la fille d’Œdipe, Antigone, bravant le pouvoir de Créon, tente d’ensevelir son second frère. Arrêtée, elle tient

tète au roi, qui fait tout ce qui était possible pour la sauver. Elle revendique son acte et réclame la sanction encourue: la peine de mort.

Chez Sophocle, le mythe d’Antigone symbolisait l’affirmation du sacré contre la raison d'État. Chez Anouilh, il devient l’histoire d’une adolescente éprise d’absolu qui, par son geste d’insoumission, affirme sa personnalité et sa liberté et proclame le refus d’une existence indigne, qui n’est pas à sa mesure.

Finalement, Antigone mourra, mais pas avant d’avoir compris, trop tard, “combien c’était simple de vivre”.

EURYDICE

Qualifiée par Anouilh de pièce “noire”, Eurythmie met en scène un conflit dramatique qui tourne autour de certaines idées centrales qui sont des obsessions constantes de la pensée d’Antigone.

Il pose des problèmes philosophiques, moraux et psychologiques. Si la pièce n’a pas l’ambition de proposer un débat moral, du moins elle offre une opportunité de méditation, sur des thèmes qui semblent essentiels à leur auteur: la pureté, l’enfance, l’amour, l’argent, la révolte.

On pourrait comparer cette pièce à une symphonie à deux motifs principaux qui se rencontrent, s’entremêlent, se détachent, dans une harmonie à deux plans.

D’une part, il y a la vie, conçue comme salissure et décadence, vécue telle quelle, sans remords et sans interrogations, sans remarquer la dégradation de l’être humain dans le temps; d’autre part, il y a la vie comme aspiration vers un idéal, qui conserve intacte la pureté du héros, mais qui ne lui offre d’autre alternative que la mort, conçue comme unique refuge.

Les mortels ont donc un choix à faire entre deux alternatives: soit de vivre comme les autres gens, dans le monde du compromis, soit de ne pas vivre du tout et de courir leur chance à la mort, qui mène à une existence éternelle.

“Il y a deux races d’êtres – dit M. Henri (une sorte de voix du destin) - une race nombreuse, féconde, heureuse, une grosse pâte à pétrir, qui mange son saucisson, fait des enfants, pousse des outils, compte ses sous, bon an, mal an, malgré les épidémies et les guerres, jusqu’à la limite de l’âge; des gens pour vivre, des gens pour tous les jours, des gens qu’on n’imagine pas morts. Et puis, il y a les autres, les nobles, les héros, ceux qu’on imagine très bien étendus, une minute triomphants, avec une garde d’honneur ou entre deux gendarmes (…).”

De la première catégorie font partie le père d’Orphée, Vincent et la mère d’Eurydice; ils sont, comme tout le monde, des gens pour vivre, qui présentent aux jeunes une image grotesque, avec des scènes d’amour écœurantes, avec leur cabotinage de la pire qualité, avec leur pathétisme ridicule (où le réel et les rôles se mêlent inextricablement). C’est la projection dans l’avenir de ce que les deux jeunes gens, Orphée et Eurydice, deviendront dans un quart de siècle, s’ils acceptent de mener leur vie à cet exemple.

D’autre part, le couple des jeunes amoureux appartient à la deuxième catégorie, celle des élus ou des héros. Dès les premiers moments de leur rencontre, ils sentent que leur amour sera quelque chose de spécial, d’indestructible, qui les détermine de sortir de la misère existentielle.

Toute l’action est construite sur le contraste entre les deux couples, incarnant deux aspects opposés d’un même phénomène: la vie.

D’un côté il y a les jeunes amoureux, purs et pleins d’élan, liés encore par de nombreux fils à leur enfance, éblouis devant le miracle de l’amour, gauches et timides dans leur innocence. Leur sentiment est celui d’une attraction étrange, intense, mais doublée d’une peur inexplicable, cachée, de ne pas perdre ce qui est trop beau pour être vrai.

De l’autre côté, on a l’image d’un amour vieilli, souillé par les misères de la vie, une relation – parodie à celle des jeunes, témoignage de la dégradation et de la décadence de l’être humain.

Le contraste entre les deux couples est aussi souligné par le fond musical de la pièce: l’amour entre Orphée et Eurydice commence aux accents discrets et délicats du violon d’Orphée; celui de la mère d’Eurydice et du père d’Orphée recommence par un tango mexicain bruyant.

Plus tard, nous apprenons qu’Eurydice avait un amant, Mathias, qui va se suicider réellement; nous serons encore plus choqués d’apprendre que la petite comédienne avait prêté son corps aux lubricités du metteur en scène, avec plus de complaisance que de dégoût. À la suite de ces découvertes, l’image de la vie comme dégradation se complète et s’enrichit de nouveaux aspects.

On se rend compte, graduellement, que le passé s’interpose peu-à-peu entre les deux amoureux et qu’il devient un obstacle de plus en plus insurmontable à leur amour: le passé les a déjà irrémédiablement touchés, tâchés, affectés. Cette salissure par le passé rend la vie incompatible avec le soif de pureté des deus héros.

Il y a une lutte douloureuse qui se mène à l’intérieur d’eux-mêmes, entre leur désir de vivre et le pressentiment, qui se contourne de plus en plus évident, que leur idéal commun est irréalisable dans ce monde. “L’Enfer c’est les autres” c’est la conclusion de l’auteur, eux qui touchent et tâchent les héros par leur bassesse morale.

Eurydice s’en rend compte la première et, pour ne pas gâcher ce qui est beau, presque parfait, accepte de choisir la mort. Quant à Orphée, il exprime son désenchantement et son dégoût par un cri de révolte contre la vie: “Vivre, vivre ! Comme ta mère et son amant peut-être, avec des attendrissements, des sourires, des indulgences et puis de bons repas, après lesquelles on fait l’amour et tout s’arrange. Ah, non ! Je t’aime trop pour vivre !”

Puisque le bonheur terrestre est une impossibilité psychologique pour ces héros, l’unique solution c’est l’évasion dans la mort. Eurydice meurt une première fois. Orphée la rejoint aux Enfers, déterminé de la ramener à la vie, mais, après avoir connu son passé, déçu, il fait le geste définitif de la regarder et de la renvoyer dans l’éternité, où il la retrouvera finalement.

Et c’est alors que le personnage appelé M. Henri (la voix du destin) se penche à l’oreille d’Orphée pour lui révéler une vérité cynique, qu’il est obligé d’accepter, contrecœur: “Et encore tu es seul parce que tu as perdu Eurydice. Songe ce que te réservait ta vie, ta chère vie, c’était de te trouver seul aux cotés d’Eurydice vivante. Un jour ou l’autre, dans un an, dans 5 ans, dans 10 ans si tu veux, sans cesser de l’aimer, peut-être te serais aperçu que tu n’avais plus envie d’Eurydice, qu’Eurydice n’avait plus envie de toi.” Paul Ginestier, qui a écrit une étude intitulée Anouilh, va plus loin et affirme que dans cette pièce il y a un renversement de la perspective: “la métaphysique détermine la physique”. On pourrait analyser du point de vue psychanalytique le topos, l’endroit où est placée l’action: c’est une gare, qu’Anouilh a choisi comme espace dramatique, un symbole de la croisée des destins; mais, en même temps, la gare est un lieu de passage, où l’on vient et l’on s’en va et qui est lié à l’idée de voyage.

Les psychanalystes expliquent la rêverie du départ par “la stratification inconsciente du traumatisme natal, qui se manifeste surtout dans l’espace onirique”. La naissance, premier événement de la vie d’un homme, est l’arrivée dans cette existence; la mort, deuxième et ultime événement capital, c’est, logiquement, le départ.

Ainsi, évoquant les symboles oniriques de la naissance et de la mort à la fois, la gare apparaît comme forme moderne de concrétiser une ancienne idée, qui vient des croyances orphiques, selon laquelle la vie n’est qu’un cycle d’existences terrestres et la mort ne représenterait qu’une autre existence, la dernière, l’éternelle, la bienheureuse.

D’autre part, la gare permet de contempler et d’imaginer le voyage sans la faire réellement, tout comme Orphée et Eurydice ont contemplé leur voyage dans ce monde sans l’effectuer.

Si dans beaucoup de pièces modernes on emploi des flash-backs, comme chez Ibsen ou Strindberg, pour évoquer d’un coup le passé, chez Anouilh, à part ce procédé, on a aussi son revers: une projection des personnages dans l’avenir, pour qu’ils aient une révélation momentanée de ce que les attend; dans ce cas, les choses sont présentées en perspective et non en rétrospective.

Les deux héros sont prêts à accepter de jouer leurs rôles, dans le Theatrum mundi, bien qu’ils sachent que les jeux sont faits d’emblée. Ils semblent être en proie d’un certain destin, car le rôle implique quelque chose de préétabli.

Mais quel est ce destin? Quelle est cette force qui gouverne les existences passagères des mortels? Et qui est le Deus ex machina dans la pièce elle-même?

La réponse reste quelque peu mystérieuse et mi-cachée : “Puisque les puissances surnaturelles sont indiférentes ou absentes, il faut bien imputer cette distribution de rôles à l’auteur lui-même, qui veut souligner par là le tragique de la condition humaine.” (Căpuşan)

Chez Anouilh, le mythe se trouve donc totalement désacralisé (le jeu de l’anachronisme, le cadre intemporel, l’espace flou etc.).

TRAITS GÉNÉRAUX DE LA CRÉATION D’ANOUILH

L’UNIVERS D’ANOUILH

Dans l’univers d’Anouilh, il y a toujours ces deux “races” d’êtres qui s’affrontent en deux camps ennemis: d’une côté, les fantoches, “les gens pour tous les jours”, vantards, inconscients et sordides; tel est, dans La sauvage, le père de Thérèse, prêt à toutes les bassesses, pourvu qu’on le laisse vivre confortablement chez Florent; tels sont la mère d’Eurydice et le père d’Orphée, avec leur grotesques scènes d’amour, avec leur cabotinage, avec leur pathétisme ridicule.

D’autre part, “les hommes de bonne race”, les héros comme Thérèse, Antigone, Eurydice ou Orphée, qui refusent de vivre comme les autres; ivres de liberté, de pureté, de vérité, les héros s’efforcent avec une intraitable obstination d’atteindre à leur idéal, d’en satisfaire les exigences qui impliquent le sacrifice, mais ils se heurtent à chaque instant aux contraintes et aux laideurs d’un monde man conçu.

“L’Enfer c’est les autres”, comme pour Sartre: la vie dans l’habitude, la réalité sordide, celle de la pauvreté qui dégrade, enfin l’inévitable hypocrisie. Les “héros” se refugient alors dans un désespoir orgueilleux ou cherchent, comme Antigone ou Eurydice, leur salut dans la mort: “La mort est bonne, elle est effroyablement  bonne… (…) Avec elle tout devient pur, lumineux, limpide.” (Eurydice)

UNE DRAMATURGIE TRADITIONNELLE

Loin de déconcerter le public par des innovations techniques, Jean Anouilh, grand admirateur de Molière et de Marivaux, reste attaché aux conventions dramatiques et à la tradition classique du théâtre psychologique. Se qualifiant lui-même de “vieux-boulevardier”, il se laisse même aller quelquefois, pour plaire aux salles, aux ficelles du vaudeville ou du mélodrame.

Si cette œuvre est donc facile d’accès, par ses formes et par son langage, elle n’en est pas moins, sur le fond, d’une réelle tenue artistique. Anouilh met en scène les problèmes essentiels de la condition humaine, d’où son goût pour les mythes, qui ont une valeur générale et symbolique. Les mythes sont actualisés, il y introduit volontairement des anachronismes et maintient l’action dans un cadre intemporel et dans un espace flou, afin de rendre la trame plus proche et plus familière au public.

PESSIMISME ET RÉVOLTE

La vision du monde qu’Anouilh crée est imprégnée d’un noir pessimisme. Son sujet favori est la mise à nu de la désespérante médiocrité du réel, à travers un personnage lumineux, un adolescent ou une jeune personne (Thérèse dans La sauvage, Jeanne d’Arc

dans L’alouette, Antigone) qui est conduit à la mort par son refus obstiné d’un monde où la pureté est impossible.

Bien qu’il admire ces jeunes révoltés, Anouilh paraît leur donner tort et préférer, en définitive, à leur intransigeance, une sorte de résignation à l’ordre existant des choses.

En même temps, il n’échappe pas, tout comme ses contemporains d’ailleurs, à l’emprise des événements historiques; il donne à une France traumatisée par la collaboration pétainiste, une conscience de la situation dramatique et un modèle à suivre ou, du moins, l’exemple de certains comportements à admirer, dans un monde sans idéal et sans espoir.

La technique utilisée par Anouilh est complexe. Même si chez lui le pathétique domine, il maîtrise en fait tous les registres: il sait passer avec aisance de l’ironie mordante à la poésie, de la banalité la plus comique au tragique le plus poignant.

COURS NO. 6

JEAN COCTEAU(1889-1963)

LA VOLONTÉ D’ÉTONNER

Cocteau, parisien de naissance et de cœur, est, dès son enfance, passionné par le théâtre, le cinéma, le cirque. Le suicide de son père, lorsque l’enfant avait 9 ans, le laisse en compagnie d’une mère possessive. Elève médiocre, Cocteau est plutôt attiré par le music-hall, qu’il fréquente plus que l’école. Après son échec au baccalauréat, il devient un poète de salon et se fait recevoir dans les milieux mondains.

À partir de 1912, Cocteau subit l’influence du directeur des Ballets russes de Paris, Serge Diaghilev, qui lui donne une suggestion qu’il appliquera toute sa vie: “Étonne-moi!” Cocteau est d’abord émerveillé par Le sacre du printemps du compositeur Igor Stravinski, œuvre qui provoque en 1913 un scandale par son anticonformisme; il dédie à ce compositeur son premier écrit, le récit Le Potomak (1913). En 1917, il crée, en collaboration avec le musicien Erik Satie et le peintre Pablo Picasso, un ballet qu’il intitule Parade. Le spectacle choque le public par ses audaces, qui annoncent le surréalisme.

LA POLYVALENCE ARTISTIQUE

Cocteau fait, en 1919, la connaissance de l’adolescent Raymond Radiguet; c’est paradoxalement le cadet qui influencera son aîné, en le persuadant qu’être d’avant-garde consiste à opérer un retour au classicisme.

En effet, après deux pièces avant-gardistes – Le bœuf sur le toit (1920) et Les mariés de la tour Eiffel (1921) – Cocteau revient au goût classique en écrivant des poèmes réunis dans un recueil intitulé Plain-chant (1923). Il continue à se situer sur ce filon, par une adaptation de l’Antigone de Sophocle, en 1928, et deux romans d’analyse psychologique traditionnelle, Thomas l’imposteur (1923) et Le grand écart (1923).

Son ami, Radiguet meurt en 1923. Désorienté par la disparition de son protégé, d’autant plus que la mort de celui-ci avait été prédite pendant une séance de spiritisme, quelques mois avant, Cocteau cherche alors des consolations dans l’opium et la religion catholique.

En 1927, il écrit pour le théâtre Orphée, première apparition d’un mythe qui lui est cher et qui porte les traces de l’épisode Radiguet. À un recueil poétique d’allure moderne,

intitulé Opéra (1927), où il cultive toutes les audaces de son siècle, suit un roman de facture assez traditionnelle, Les enfants terribles (1929).

Dès les années ’30, il continue à écrire pour le théâtre La machine infernale (1934), mais se lance aussi dans le cinéma et le journalisme. Le sang d’un poète (1930), film profondément personnel, est considéré comme une curieuse défense et illustration de son lyrisme, où apparaissent les thèmes fondamentaux qu’on retrouvera vingt ans plus tard dans son film Orphée (notamment la descente du poète aux Enfers, l’intervention de l’au-delà dans la destinée humaine, le passage par le miroir, etc.). C’est à cette période que des journaux tels Le Figaro, Paris soir, Ce soir (quotidien d’Aragon) ouvrent leurs colonnes à ses articles.

Cocteau rencontre alors l’acteur Jean Marais, avec lequel il trouve de multiples affinités et qu’il fera jouer dans plusieurs de ses pièces, notamment dans Les parents terribles, en 1938.

L’attitude de Cocteau pendant la Seconde Guerre mondiale est ambigüe: il ne rejoint pas les positions des écrivains collaborationnistes, mais il fait quelques gestes qui lui seront reprochés plus tard (publie une Adresse aux jeunes écrivains, dans un journal pro-allemand, envoie un Salut à Breker, le sculpteur favori du régime nazi). Cependant, le gouvernement de Vichy interdit l’une de ses pièces, Renaud et Armide, en 1943, parce que ses milieux conservateurs n’appréciaient ni ses mœurs homosexuels, ni l’anticonformisme poussé de ses œuvres.

C’est à cette époque que Cocteau rédige le scénario de L'Éternel retour (1943), film réalisé par Jean Delannoy, qui propose une version modernisée de l’histoire médiévale de Tristan et Iseut, l’un des grands succès cinématographiques de l’Occupation. La somptueuse fable visuelle qu’il tira du conte de fées La belle et la bête (1946), avec Jean Marais, l’adaptation à l’écran de sa pièce Les parents terribles (1948), la transposition cinématographique Orphée (1950) et Le testament d’Orphée (1960) lui ont valu de conquérir une place importante parmi les explorateurs des possibilités incantatoires de l’écran. Ce cinéma qu’il a crée, appelé “cinéma onirique”, a été le seul en France qui pût rivaliser avec le Soleil Noir de l'expressionnisme cinématographique allemand.

Dans les années ’50, Cocteau devient un personnage officiel omniprésent: il préside le Festival cinématographique de Cannes en 1953 et il est reçu membre de l’Académie française en 1955.

Personnalité bizarre, talent complexe, Jean Cocteau s’illustre dans tous les genres littéraires: poésie, essai, prose, théâtre, mais aussi dans les arts graphiques (il peint et décore deux chapelles et une mairie); mais son talent convient le mieux au septième art.

LA MACHINE INFERNALE (1934)

C’est une pièce librement inspirée de la mythologie, notamment de l’épisode d’Œdipe, qui n’a pu échapper à la prédiction selon laquelle il assassinerait son père Laïus. Après ce meurtre, il recherche le sphinx, jeune fille qui, près de Thèbes, tue ceux qui ne peuvent pas répondre à la devinette qu’elle pose. Quand elle rencontre Œdipe, elle amoureuse

de lui et lui donne elle-même la clé de l’énigme. La deuxième partie de la prédiction, selon laquelle Œdipe allait épouser sa mère, se réalise alors, car la reine Jocaste était promise au vainqueur du Sphinx.

Au bout de 17 ans de vie commune, la vérité éclate et la “machine infernale” est déclenchée: se rendant compte qu’il a tué son père et épouse sa mère, Œdipe se crève les yeux. Jocaste se pend. À la fin de la pièce, Œdipe, aveugle, s’en va, accompagné du fantôme de sa mère et d’Antigone, leur fille.

Cocteau respecte, en grandes lignes, le mythe grec d’Œdipe, histoire tragique par excellence, dont l’idée centrale est l’évidence que l’homme ne peut jamais échapper à son destin. Mais Cocteau procède aussi à des inventions: le sphinx est une jeune fille qui tombe amoureuse d’Œdipe; le fantôme de Jocaste accompagne son fils aveugle. Surtout, Cocteau use délibérément de l’anachronisme, pour donner au mythe une dimension d’éternité et pour transformer Œdipe dans notre contemporain.

ORPHÉE

“Sans s’imposer dans sa forme archaïque, le mythe originaire fraye son chemin au long de plusieurs transpositions jusqu’au spectacle moderne” (Căpuşan)

On ne peut pas parler d’une démythification totale chez Cocteau, il convient mieux d’envoyer le terme “modernisation” du mythe.L’existence, dans la pensée de l’auteur, de deux mondes, l’un de la réalité quotidienne et l’autre d’une réalité cachée, qui se manifeste par l’intervention de l’au-delà dans le destin humain, crée une vision qui le rapproche, dans une certaine mesure, de la variante archaïque.

Pour Cocteau, la dualité univers visible-univers invisible n’est pas seulement un artifice du style: il y croit vraiment, à sa façon à lui, qui est une forme de mysticisme. La transcendance est un dieu à part, une présence universelle, qui se manifeste par le mystère. Tout ce qu’on ne peut pas expliquer, tout ce qui semble étrange autour des humains, dans leurs rêves, dans leurs moments d’extase (artistique ou mystique) se constitue dans un réseau complexe qui nous entoure de tous cotés, par le mystère. La mission du poète, de l’artiste en général, est celle d’entrer en contact avec la transcendance, pendant ses moments d’inspiration, par des “illuminations” et par l’interception de certains messages, qui lui parviennent de l’au-delà à la manière la plus bizarre.

Orphée, dans la pièce de Cocteau, est un poète de prestige qui, un jour, par un incident étrange, trouve le moyen de communication directe avec sa divinité inspiratrice. Il rencontre dans la rue un cheval parlant, qu’il emmène chez lui et qui devient une sorte de “guéridon” qui lui transmet des messages de l’au-delà, sous forme de poèmes. Cette “muse” bizarre est, en même temps une sorte de porte-parole du destin, qui anticipe l’avenir et qui a un rôle prémonitoire pour le sort du poète. Les poèmes qu’il lui “dicte” (mot surréaliste), sont en fait des séquences de l’autre monde.

Mais on apprend soudain que l’autre monde est celui de la Mort: en fait, tout ce dialogue homme-transcendance à travers l’étrange messager, se mène à la manière des

séances de spiritisme. Orphée exprime d’ailleurs cette révélation: “C’est un poème du rêve, une fleur du fond de la mort”. Il y a donc une similitude entre le pays de la Mort et le territoire de Hadès et Proserpine du mythe antique: seulement, chez Cocteau, les divinités infernales sont remplacées par un personnage appelé la “dame Mort”, une femme sans âge, habillée en robe de soir et portant des gants de chirurgien. Elle arrive de son monde à travers les miroirs et communique par la voix du Pégase parlant (le Pégase antique était lui-même le symbole de la poésie et de l’inspiration, étant né des flancs de l’Hélicon, espace légendaire des muses).

Pour les psychanalystes, le cheval a d’autres valences symboliques: notamment c’est l’incarnation de la virilité. La rencontre homme-cheval renvoie au “premier amour homosexuel: le père” (celui que Cocteau lui-même avait perdu à l’âge de 9 ans); l’inspiration lui vient donc de l’interrogation de ce spectre.

Pour Orphée, le poète, le cheval parlant est une trouvaille tellement extraordinaire, qu’il lui dédie la quasi-totalité de son temps, négligeant sa femme Eurydice. Celle-là, présentée dans la pièce comme une créature agaçante, qui n’a ni de compréhension pour son mari, ni de chaleur féminine pour l’attirer, n’a rien à voir avec la belle nymphe mythologique. Il semble qu’Orphée lui-même n’a plus d’affection pour elle, qu’il en a carrément marre. Tous les deux sont présentés comme les protagonistes d’un ménage moderne où, après un temps, il n’y a plus de plaisir conjugal et où l’on découvre, tour à tour, les désagréments du mariage. Ses différends familiaux se succèdent devenant de plus en plus aigus et le précipice se creuse entre homme et femme, surtout après l’arrivée de Pégase.

Ce n’est qu’après la mort d’Eurydice qu’Orphée se rend compte qu’il avait mal compris et négligé son épouse. Il s’en repent et va la chercher au pays de la Mort. Mais l’amour dans la variante de Cocteau reste une anti-idylle, située a l’opposé de ce que c’était le “divin amour” mythologique, éternel et idéal. C’est une expression du scepticisme de Cocteau vis-à-vis des capacités intellectuelles et affectives de la femme. Il en résulte, dans la pièce, une parodie de l’amour idéal qui n’est pas de nature à flatter l’orgueil féminin.

Une fois Eurydice morte, Orphée semble éprouver un profond soulagement, qui dure pour un bref moment. Mais la discussion avec le vitrier Heurtebise réactualise son amour perdu, lui faisant ressentir avec acuité son absence. En ôtant la vie à Eurydice, la “dame Mort”, entrée dans la pièce à travers le miroir, avait perdu l’un de ses gants de chirurgien. Heurtebise, qui semble omniscient et qui, en fait, en sait trop pour ne pas être l’ange de la mort lui-même, révèle à Orphée la possibilité de traverser le miroir à l’aide de ce gant, pour accéder au pays des ombres. Mais en même temps, il ne laisse pas de l’avertir qu’il s’en repentira, dès qu’il aura rapporté Eurydice dans la chambre.

Orphée met le gant et, au bout de moins d’une minute, revient à travers le miroir avec Eurydice, qu’il n’a plus le droit de regarder désormais. Mais, comme Heurtebise l’avait anticipé, dès qu’ils se retrouvent de nouveau l’un à coté de l’autre, l’ancienne dispute recommence.

La scène est semblable à celle du début, avec des accents comiques, mais la tension s’accroit et culmine avec le geste définitif d’Orphée qui, de façon ostentatoire, tourne la tête,

regarde Eurydice au fond des yeux et la renvoie définitivement au pays des ténèbres. Après l’avoir reperdue, cette foi-ci sans droit d’appel, Orphée prétend l’avoir fait exprès et déclare avec une désinvolture diabolique: “Ouf! On se sent mieux”.

Dans ce contexte, on parle d’une curieuse ambivalence du sentiment d’Orphée pour Eurydice. À tout moment, il se trouve en état d’hostilité relativement à son épouse. Il ne manifeste guère son amour pour elle, que lorsqu’elle est morte. Plus que cela, la pièce laisse sous-entendre que cette hostilité va jusqu’au meurtre: il ressuscite Eurydice par amour et la tue par haine.

En outre, tous les éléments qui relèvent de la présence du surnaturel concurrent à ce dénouement: le cheval parlant, qui capte toute l’attention du poète, les paroles insinuantes de l’étrange Heurtebise, (qui, à un moment donné reste suspendu dans l’air puisqu’on avait pris la chaise qui était sous ses pieds), la facilité du passage par le miroir etc.

Le final de la pièce se veut tragique, mais on peut lire dans le sous-texte l’humour de Cocteau. Décapité par les Bacchantes, (dont le chef absolu, la dégoutante Aglaonice, était l’adversaire d’Orphée), déchiré par le troupeau déchainé, Orphée reste sur la scène et sa tête appelle Eurydice, qui peut maintenant venir le chercher, puisqu’il ne peut plus la voir. Leur maison sera transportée au ciel, où ils vont peut-être recommencer leurs amours et leurs disputes.

Par un curieux transfère de sexe, on a assimilé Eurydice à Raymond Radiguet; car la pièce a été écrite après la mort de celui-ci, survenue brusquement, huit mois après l’une des séances de spiritisme où Cocteau a participé et pendant laquelle, prétend-il (et il a des témoins), l’esprit de la Mort lui avait annoncé qu’il prendrait la vie au jeune poète. On a aussi assimilé Aglaonice, le chef des Bacchantes, à André Breton, le chef du troupeau des surréalistes, adversaire acharné de Cocteau. Cocteau avait d’abord sympathisé avec le mouvement surréaliste, jusqu’à sa querelle avec Breton. Au moment où il rompt avec ce milieu, il entraine aussi le départ de Radiguet, tout comme Orphée, qui, pour épouser Eurydice, l’avait arrachée au milieu des Bacchantes. On ne saurait donc nier les implications de la vie personnelle de Cocteau dans la pièce. Mais la symbolique de cet auteur dramatique reste complexe et susceptible de multiples interprétations. En tout cas, on peut rapprocher la variante dramatique de Cocteau à la pièce antique, du moins dans un point: elle a finalement pour protagonistes Orphée et l’au-delà, le poète et les dieux infernaux (ici dame Mort) ou, plus généralement, l’homme et son destin.

Chez Cocteau le destin est une force fatale qui écrase le mortel, sans qu’aucun équilibre ne puisse s’établir entre les deux champs opposés: le héros n’est d’ailleurs guère de taille à mener un vrai combat. Jean Gassner, qui a écrit une étude sur Cocteau, observe que Jean Cocteau est un “théâtraliste” cent pour cent: toute sa pièce en un acte et un “intervalle” n’est autre chose qu’un enchainement d’effets théâtraux, témoignage du penchant de Cocteau pour tout ce qui est spectacle et spectaculaire.

L’action est placée dans un monde étrange et mystérieux, surnaturel par endroits, où le miracle intervient de façon courante et naturelle dans la vie quotidienne. Le temps de la pièce est caractérisé par une ambivalence paradoxale: il est à la fois le temps mythique (sans

durée et sans précision chronologique ou historique), mais, par des allusions autobiographiques, il devient aussi le temps de nos jours, point dans lequel le jeu des anachronismes contribue largement. La même ambivalence peut-être remarquée aussi vis-a-vis de l’espace dramatique: la chambre conjugale peut être celle des héros antiques ou bien celle d’un couple moderne, actuel, de n’importe quel endroit de la France.

CONCLUSIONS SUR COCTEAU

LE POÈTE TOTAL

Cocteau est poète, bien que les surréalistes lui dénient cette qualité, l’accusant de proses insincères et méprisant son désengagement social et politiques. Ses recueils sont très variés: au classicisme des vers de Plain-chant succèdent les jeux verbaux et les poèmes en prose du recueil Opéra. Mais Cocteau, qui classe toute son œuvre dans la rubrique “poésie” (poésie de roman, poésie de théâtre, poésie critique, poésie cinématographique, poésie graphique), est surtout poète au sens étymologique du terme: il est celui qui fait, l’artisan ou le démiurge.

Il est artisan par l’utilisation des recettes de fabrication qu’il connait parfaitement et qu’il perfectionne en les exhibant: règles de la versification classique dans certains recueils de poésie, brièveté et pertinence de l’analyse dans le roman, respect presque parodique des genres théâtraux. Il construit un univers cohérent et personnel, formé d’adolescents abandonnés par les adultes, qui mettent des masques pour dire la vérité et de poètes qui déjouent les pièges du visible en traversant des miroirs.

UN ARTISTE MODERNE

Cocteau a fréquenté de nombreux artistes qui furent ses précurseurs: écrivains (Apollinaire et Proust), musiciens (Igor Stravinski, Erik Satie), peintres (Picasso), danseurs et chorégraphes (Diaghilev, Nijinski).

Il a accompagné, dans ses débuts, l’avant-garde. Le Potomak et Les mariés de la tour Eiffel sont des œuvres qui entretiennent des rapports avec les provocations dadaïstes. Sa poésie imite parfois les syncopes du jazz.

Il a contribué à l’avènement d’un art total, par des œuvres qui mêlent la littérature, la danse, la musique, la peinture. Son théâtre, comme celui de Giraudoux ou d’Anouilh, fait la transposition moderne des mythes antiques (Antigone, Orphée, La machine infernale). Mais il fait surtout carrière dans le cinéma.

Quand il passe à la réalisation de films, il refuse de récit réaliste, pour privilégier une thématique personnelle, traduite toujours en images poétiques, comme dans le film Orphée. Par là, il annonce “le cinéma d’auteur” et il sera salué par toute une génération de cinéastes (François Truffaut, par exemple); c’est la génération appelée en France “la nouvelle vague” (Claude Chabrol, Jean-Luc Godard).

UN CLASSIQUE

Pourtant, Cocteau reste un adepte du classicisme. Dès 1923, il pense que: ”Être à l’avant-garde c’est renier les avant-gardes” (…) “Prends garde aux “conservateurs” des nouvelles anarchies” écrit-il (1923). Il maîtrise parfaitement son art et, méfiant envers la psychanalyse, il refuse d’obéir aux automatismes de l’inconscient. Par là, il refuse “la dictée automatique” prêchée par André Breton, chose que le groupe surréaliste ne lui pardonnera jamais. Il veut canaliser et voire contrôler les trouvailles de l’inspiration: “Trouver d’abord, chercher après”.

COURS NO. 7

LE THÉÂTRE EXISTENTIALISTE :

JEAN-PAUL SATRE

Une dramaturgie d’origine philosophique

L’existentialisme est d’abord une philosophie dérivée de la phénoménologie de Husserl et influencée par les pensées philosophiques de Jaspers, Heidegger et Kierkegaard ; mais ce courant refuse de se faire enfermer dans la tradition de cette discipline et il réclame le droit de s’installer au cœur du quotidien.

À l’intérieur de ce courant philosophique, les penseurs existentialistes se situent, en principal, sur deux positions : celle athée (Sartre, Beauvoir, Camus) ou celle chrétienne (Gabriel Marcel). Dans la perspective sartrienne, l’homme s’édifie dans sa relation avec le monde extérieur, se rapporte à son expérience vécue, sans aucun lien avec la divinité, parce que cette-dernière n’existe pas.

L’existentialisme, dans la variante de Sartre, se fonde sur cinq notions-clés, qui se retrouvent expliquées dans plusieurs écrits, mais, en principal, sont détaillés dans le vaste essai intitulé L’Être et le Néant (1943). Ces notions sont : la contingence, la conscience, la liberté, la mauvaise-foi et l’existence d’autrui.

La contingence est une notion à laquelle la philosophie sartrienne accorde la primauté et la primordialité absolue, par rapport à la conscience. La contingence ou « l’en-soi » est l’incontournable présence des choses, qui nous encombrent, qui nous angoissent, qui nous gênent, qui cernent et renferment notre être, « le pour-soi », dans la matérialité. Dans la vision de Sartre, l’essence est dans l’existence (entendue comme « l’Être-là » ou le « Dasein » des phénoménologues allemands) : l’existence précède l’essence. En fait, l’existence précède tout, englobe tout.

La conscience est une notion secondaire à l’existence, elle est plutôt un épiphénomène de celle-ci : toute conscience est conscience de quelque chose. L’homme prend conscience du monde entourant, qui existe déjà ; il se rend compte du fait que : « les choses sont là ; elles se présentent soudain à nous comme horribles, haïssables ou

sympathiques », sans nous laisser, en tout cas, aucune possibilité de les ignorer. La présence gênante des choses provoque chez l’homme sartrien un état de « malaise », d’inconfort, à cause de la gratuité absolue de l’existence de la matière. C’est la « nausée » que découvre – pas à pas – le personnage Antoine Roquentin, d’abord, dans la séquence de la racine de marronnier, et puis, tout le long du roman homonyme. Non seulement l’homme constate cette inévitable et angoissante présence de l’existence matérielle, qui nous circonscrit si brutalement et si concrètement, mais, en plus, il réalise qu’elle est dépourvue de tout sens, gratuite ; cela le conduit à la révélation de l’absurde. Car aucun sens ne prend contour en l’absence de Dieu, et Sartre, comme bon nombre d’existentialistes français, a déjà conclu à l’inexistence de la divinité. Mais il y a aussi des avantages à cet état des choses. Si Dieu n’existe pas, alors l’homme se trouve en état de parfaite liberté.

La liberté est la notion-slogan de Sartre, qu’il brandit après la grande guerre, dans les années 40. Le philosophe nie toute prédétermination de l’être humain. Il part en guerre contre toutes les théories à la mode, qui se fondent sur des a priori, et qui veulent faire de l’homme un produit, soit de son hérédité, soit de son milieu social, soit de son éducation, soit de ses frustrations ou de ses traumas psychiques, ou encore des pulsions secrètes de son subconscient. Dans la vision sartrienne, l’homme a toujours été libre : libre de faire ses propres options, de construire son destin ou de se construire. Donc, lorsque l’individu est appelé à opérer un choix dans sa vie, il ne peut se cacher derrière aucune fatalité, qu’elle soit psychologique, sociale ou historique. Mais de là découle, logiquement, la responsabilité attachée au choix respectif. Le couple liberté-responsabilité est soudé à jamais et il faut l’assumer dans son unité indéniable. La grandeur de la liberté se manifeste le mieux dans le contexte de l’action collective, qui implique un « nouvel humanisme ». (C’est ce qui explique le célèbre paradoxe de la liberté, énoncé par Sartre : « Nous n’avons jamais été aussi libres que sous l’occupation allemande »).

La mauvaise foi intervient lorsque l’homme veut se masquer cette liberté (avec, sans doute, la responsabilité implicite) ; la plupart des gens ne veulent pas user de la liberté du choix, pour ne pas risquer à assumer ses conséquences ; alors, ils se réfugient dans l’automatisme d’une vie qui les préserve de toute initiative. Ils prétendent et même souhaitent de ne pas être libres. C’est un mensonge à soi, un mensonge délibéré, qui, lorsqu’il arrive à être permanent et à devenir une seconde nature, transforme l’homme dans un « salaud » (comme les notables de Bouville, dans La Nausée, dont Antoine Roquentin admire les portraits dans la galerie de la Mairie).

La présence d’autrui est la dernière des cinq notions-clés de Sartre : elle se manifeste par un sentiment de profond inconfort, de malaise, semblable à celui que Roquentin éprouve devant les choses. Non seulement les objets sont gênants, encombrants, mais les êtres humains aussi. « Autrui a tout pouvoir sur moi, par son regard, par les pensées qu’il forme, car il me transforme en objet, me renvoyant une image de moi qui est tout à fait différente de la perception que j’ai de moi-même de l’intérieur. » Le pouvoir du regard

d’autrui, qui est toujours porteur de jugement, peut devenir insupportable. C’est pourquoi chacun de nous – même bien intentionné – peut devenir le bourreau de l’autre, par sa simple présence, comme le montre le drame sartrien Huis clos. « L’enfer, c’est les autres », conclut le personnage Garcin dans cette pièce (le même thème apparaît chez Simone de Beauvoir, dans L’Invitée).

Ces cinq notions-clés forment une armature philosophique sur laquelle se bâtit la création littéraire de Sartre.

La littérature offre à la pensée existentialiste une voie royale pour restituer à l’existence humaine son poids, pour explorer l’angoisse des individus confrontés à la présence de l’absurde, qui se confond avec le rapport de l’homme à l’Être. L’expérience de la guerre, des camps de concentration, des massacres et de le Résistance, le climat de l’occupation, toutes ces circonstances forment un terrain particulièrement favorable à cette prise de conscience et à son expression littéraire (romanesque ou théâtrale) : en effet, rien de plus absurde, concrètement, pour les Français, que cette situation historique qu’on perçoit comme complètement dénuée de sens.

Si la littérature existentialiste brille en ces années noires (l’occupation, la guerre, et l’après guerre immédiat) et continue à la Libération, elle ne disparaîtra ensuite que pour laisser place à des mouvements largement influencés par ses leçons : le Nouveau Roman et le Théâtre de l’Absurde sont deux grandes orientations littéraires qui auront du mal à occulter les idées déjà tracées par l’existentialisme.

2. Le théâtre philosophique de Sartre

Le théâtre est, sans doute, le genre le mieux fait pour traduire les combats de l’homme, confronté aux exigences de la liberté, de son rapport avec autrui, de l’action. Dans la mesure où la scène donne un présent en train de s’accomplir, des gestes et des paroles dans leur surgissement, elle est le lieu de prédilection pour révéler le héros en train de se faire, de se défaire, de se détruire ou de s’inventer.

Pendant près de vingt ans, Sartre s’est intéressé au théâtre.

Il débute avec Les Mouches (1943), où il montre un Oreste en quête de sa liberté à travers des actes et des choix qui pèchent souvent par leur individualisme. Son orgueil, plus que le souci de son peuple, lui dicte sa conduite. Sartre y renouvelle le mythe d’Électre et d’Oreste, un mythe de la vengeance sacrée ou sacrosainte, mais il ne se limite pas au simple ressassement. Il propose une lecture à la fois poétique et philosophique du crime d’Oreste. Contre les abus du pouvoir et de la tyrannie, le meurtre est justifié, d’autant plus que c’est lui fondera la liberté et définira l’être humain.

Sans doute, il ne faut pas oublier ou ignorer l’actualité brûlante de la pièce, qui fait référence à l’époque du collaborationnisme du Maréchal Pétain, une période où – pensait-on en ces moments troubles – le peuple français (comme celui thébain) s’était rendu coupable de silence et de passivité devant la « trahison » du gouvernement de Vichy.

Après le succès des Mouches, Sartre donne à la scène la pièce Huis Clos (1944), chef-d’œuvre indiscutable de sa dramaturgie, à cause de sa densité émotionnelle et de son efficacité (en termes théâtraux) sur le public. Comme pour la pièce antérieure, c’est une idée philosophique qui est à la base de cette création : la présence d’autrui, qui engendre l’inconfort par le simple pouvoir du regard. Trois morts se retrouvent en enfer, condamnés à rester enfermés ensemble, pour l’éternité ; dans une atmosphère d’infernale promiscuité, ils ressassent leur passé. C’est une frappante parabole de l’esprit : chacun juge l’autre, le « transforme en objet », le terrorise par sa présence, le « possède », puisqu’il ne fait jamais nuit et il n’y a point d’intimité. Le fait le plus affolant, qui pousse les choses jusqu’à l’insupportable, c’est l’impossibilité de changer quoi que ce soit à cette situation : dans le cas des morts, l’amour, le crime, le suicide ne sont qu’autant de tentatives ratées de porter remède à l’irrémédiable.

Après ces deux grands succès de scène et de critique, vient le drame de l’engagement », Les mains sales (1948). Deux caractères s’opposent dans cette pièce : un jeune bourgeois, Hugo, qui rejoint le parti communiste par haine de sa classe d’origine, et Hœderer, le dirigeant du parti, qui adhère au prolétariat de façon concrète et matérielle. Hugo se veut un duret les compromissions de la vie politique lui semblent répugnantes. Quant à Hœderer, lui, il transiger, il est dispos et disponible à se salir les mains. En d’autres termes, la pièce pose le problème de la fin et des moyens dans le contexte du communisme.

En 1951, Sartre crée Le Diable et le Bon Dieu (1951), œuvre inspirée de la pièce de Goethe Goetz von Berlichingen, qui a pour cadre les guerres civiles qui ont dévasté l’Allemagne aux débuts de la Réforme luthérienne. Le bâtard Goetz passe du Bien au Mal et à l’inverse, aisément et sans aucune transition. Il est un condottiere libertin, à la fois diabolique et angélique et il éprouve dans son geste sa pure liberté, choisissant tantôt l’égoïsme absolu, tantôt un altruisme généreux. Il fait une sorte de pari pour savoir si l’on peut ou non renvoyer ainsi dos à dos Dieu et le Diable. Il invente et réinvente sa morale à chaque acte qu’il accomplit. On voit ainsi Goetz se délecter de ses fautes pour affirmer sa propre liberté et, tout aussitôt, alors qu’il s’apprête à massacrer les habitants de toute une ville, devenir un héros, presqu’un saint, sur un coup de tête : il décide de fonder une cité du bonheur et de donner aux paysans toutes ses terres. Mais son projet n’aboutit qu’à provoquer la révolte de ceux qu’il veut aider. Il finira par se mettre à la tête du mouvement des paysans révoltés.

En 1959, il écrit sa dernière pièce, Les Séquestrés d’Altona, qui met en scène une famille allemande, les Gerlach. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le père, riche industriel, fait un compromis avec les nazis, pour faire échapper son fils, Frantz, au peloton d’exécution

(sous l’accusation d’avoir recueilli un rabbin polonais). Envoyé ensuite sur le front russe, Frantz en est revenu à demi-fou. Il se « séquestre » dans sa chambre. Depuis 1956, on le fait passer pour mort. Il entretient avec sa sœur, Leni, une relation incestueuse et enregistre sur un magnétophone des discours pour les Crabes qui, selon lui, envahiront la planète au XXXe siècle et qu’il devine déjà présents dans le plafond de sa cellule. Johanna, la femme de son frère Werner, découvre le séquestré. Elle lui apprend que son père va mourir bientôt d’un cancer. Fascinée par son délire, elle entre dans son jeu et se voit confier le secret de cette folie : sur le front russe, Frantz avait causé la perte de ses soldats et, surtout, il avait torturé à mort deux membres de la Résistance. Les remords ont égaré son esprit. Au dernier acte, le Père et Frantz décident de se suicider dans un accident de voiture. Leni prendra la place de son frère, se séquestrant dans la chambre de celui-ci. Par cette sombre intrigue, Sartre revient sur des thèmes obsessionnels, déjà présents dans ses œuvres antérieures : la folie avait été le sujet d’une des nouvelles du recueil Le mur, intitulée La Chambre (1939), alors que la torture avait formé le thème de Morts sans sépulture (1946) ; la responsabilité politique avait été déjà traitée dans Les Mains sales, alors que le problème du Mal était au centre de la pièce Le Diable et le bon Dieu.

CONCLUSIONS :

Au-delà de ses fictions déprimantes et de sa peinture de personnages peu attachants, Sartre fait un usage euphorique de l’outil littéraire, demeurant, de ce point de vue, un des dramaturges les plus vigoureux de la deuxième moitié du XXe siècle.

Certains contemporains auraient voulu qualifier Sartre de professeur de philosophie qui réduisait la littérature à un simple moyen, pour illustrer ses théories.

Sans nier un certain caractère didactique dans quelques pièces, ou la cohérence d’une vision qui repose sur les notions-clés de sa philosophie, on doit reconnaître dans son œuvre un univers imaginaire fort vivant, qui ne saurait se réduire au simple alignement de ses concepts.

Lecteurs et critiques sont de plus en plus sensibles au caractère baroque de son écriture : parodie, pastiche, ruptures de ton, sens du burlesque et de l’héroï-comique, richesse du vocabulaire et maniement parfait de la rhétorique, tout ceci fait que le texte sartrien soit, en dépit de sa vision noire du monde, une fête du langage.

COURS NO. 8

TROIS GRANDES DIRECTIONS DU THÉÂTRE

DEPUIS LES ANNÉES '60

ET JUSQU'AUX ANNÉES '80

1. LE LYRISME INTIMISTE

Marguerite Duras

Son œuvre est intimement liée à sa vie, et, en particulier, à son enfance indochinoise, qui met son empreinte sur les caractères, dominées, tous, par le personnage inoubliable de la mère. D’abord romanesque à la manière américaine, puis influencée par le Nouveau Roman, sa production littéraire s’oriente vers le théâtre et le cinéma, surtout après le succès d’Hiroshima, mon amour (1960). Dès lors se développent, dans un approfondissement continu, ses thèmes obsessionnels, formant des cycles unis. Les plus importants sont : celui de l’Indochine, centré sur la figure d la mère : Un barrage contre le Pacifique (roman, 1950), Des journées entières dans les arbres (pièce de théâtre, 1968), L’Eden-Cinéma (pièce, 1977) et le cycle de l’Inde : Le Ravissement de Lol V. Stein (roman, 1964), Le Vice-Consul (roman, 1965), La Femme du Gange (film, 1973), India Song (texte-théâtre-film, 1973) et Son nom de Venise dans Calcutta désert (film, 1976). Dans son style inimitable, fait d’ellipses, de silences, de cris, de voix sans visages, Duras s’est attachée à peindre l’amour et la destruction.

Loleh Bellon

Élève de Charles Dullin, brillante actrice, elle a joué les grands classiques, de Shakespeare à Giraudoux, de Claudel à Genet. Son théâtre, intimiste, comporte deux sujets de prédilection. Le premier tourne autour de la représentation théâtrale elle-même, soit regardée des coulisses, avec ses loges, ses acteurs en querelle perpétuelle, sa magie et sa tendresse, comme dans Changement à vue, (1978), soit vue à travers les angoisses de l’auteur lors de la création de sa pièce, comme dans L’Éloignement (1987). L’autre sujet est constitué par les rapports tendres et mélancoliques entre les femmes d’une même génération : Les Dames du jeudi

(1976), ou entre mère et fille : De si tendres liens (1984). Une de ses pièces les plus intéressantes, Une absence (1988), est centrée sur un seul personnage, qui est, simultanément, une vieille femme à l’hôpital et la petite fille de ses souvenirs. Les phrases courtes, les enchaînements souples, qui brisent la chronologie et se livrent aux associations d’idées, rappellent la phrase tchékhovienne.

2. LE RÉFLET DE LA RÉALITÉ ET DU POIDS DU MONDE

Michel Vinaver

Cet auteur a connu un parcours tout particulier : jusqu’en 1980, directeur d’une entreprise multinationale, ensuite, professeur à l’Institut d’Études théâtrales de l’Université de Paris III. C’est ce qui explique les deux pôles de son théâtre : d’une part, l’évocation de certains milieux et événements moins présentés sur la scène et, d’autre part, la recherche expérimentale de nouvelles formes de théâtre.

Le premier filon présente soit des endroits et des faits historiques connus par l’auteur de son expérience : le passage de la guerre à la paix en Corée, dans Les Coréens (1956) ; la tentative de coup d’État en Algérie, du 13 mai 1958, dans Iphigénie-Hôtel (1960), soit la réalité sociale et ses conséquences : Par-dessus bord (1972) suit l’histoire de l’évolution d’une entreprise, grâce à un savant marketing ; À la renverse (1980) présente, au contraire, la décadence et la ruine d’une société, à cause d’une émission de télévision.

Le second filon, celui des expériences novatrices dans le théâtre, présente de nombreux personnages, des dialogues simultanés et entrelacés, des lieux éclatés, des incursions de troupes de danseurs au bon milieu d’une action sérieuse etc. Ainsi, la vie affective des personnages est-elle évoquée à plusieurs niveaux qui s’entrecroisent : amours entre les membres du personnel, concurrence pour le pouvoir ou échanges entre clients et producteurs etc.

Jean-Claude Grumberg

Connu d’abord comme comédien, il devient auteur dramatique avec ses créations : Demain, une fenêtre sur rue (1968) et Amorphe d’Ottenburg (1971). Il se fait connaître au grand public avec sa pièce Dreyfus, montée en 1975, au Petit-Odéon. Mais c’est avec En r’venant de l’Expo (1975) et, plus tard, avec L’Atelier (1979), que sa consécration comme créateur de théâtre sera vraiment accomplie. Avec une atmosphère plus contemporaine, la pièce L’Indien sous Babylone (1985) traite sur une tonalité bouffonne des rapports entre un

auteur dramatique et l’État, en évoquant, avec une magistrale dérision, des problèmes que l’auteur lui-même a connus après vingt ans de « culture subventionnée ».

Hélène Cixous

Elle débute par des fictions, des poèmes et des essais, qui explorent les arcanes de l’éternel féminin ; cette création se meut dans un espace secret, presque impénétrable, qui est a priori éloigné de la scène. À partir de la 7e décennie du XXe siècle, elle subit une sorte de « conversion », en affirmant que : « Le théâtre nous permet de vivre ce qu’aucun genre ne nous permet : le mal que nous avons à être humains. Le Mal. » Elle donne d’abord à la scène Portrait de Dora (1976), pièce inspirée par les théories de Freud, puis fait une incursion dans l’opéra, avec Chant du corps interdit, en 1978. Elle écrit pour Ariane Mnouchkine et son Théâtre du Soleil deux épopées scéniques ambitieuses, L’Histoire terrible mais inachevée de Norodom Sihanouk roi du Cambodge (1985) et L’Indiade (1987) ; la première raconte l’histoire du souverain cambodgien, qui, en mars 1970, a été destitué de ses fonctions de chef de l’État par la droite cambodgienne pro-américaine ; la seconde est inspirée par le destin de Gandhi et par la lutte d’indépendance de l’Inde.

3. L’EXPRESSION DE L’ANGOISSE MÉTAPHYSIQUE

Jean-Claude Brisville

Tour à tour journaliste à L’Express et au Nouvel Observateur, directeur littéraire chez Julliard et au Livre de Poche et secrétaire d’Albert Camus, Brisville a produit, outre toutes ces activités, une œuvre littéraire abondante dans tous les genres. Il se fera connaître dans le monde théâtral avec la pièce Le Fauteuil à bascule (1982), brillant dialogue entre deux amis, dont l’un, éditeur, licencie l’autre, qui était son directeur littéraire. Mais le succès est venu avec L’Entretien de M. Descartes avec M. Pascal le Jeune (1986).

Dans cette pièce, le jeune Pascal, 24 ans, vient visiter Descartes, 51 ans, au couvent de Minimes, près de la Place Royale. Après des considérations sur la liberté du philosophe et la gloire des écrivains, on assiste à un débat sur la confiance à accorder ou non à la raison et à la science. Le point culminant du dialogue est le moment où Pascal avoue l’objet de sa visite  : demander à Descartes de signer une lettre en faveur d’Antoine Arnauld, janséniste poursuivi par la Sorbonne. Le vieux philosophe refuse à s’engager dans une vaine dispute entre Jansénistes et Jésuites.

Le dialogue, incisif et rapide, peint remarquablement l’angoisse de Pascal devant l’infini du monde et de Dieu et la sagesse apaisée de Descartes.

Copi

Né à Buenos Aires, Copi a suivi son père, directeur de journal, dans son exil sous Juan Péron, d’abord à Haïti, puis à New York, et finalement à Paris. Il sera connu d’abord pour ses bandes dessinées. Copi vient vers le théâtre grâce à la complicité du metteur en scène Jorge Lavelli, Argentin comme lui. Il crée une suite de pièces délirantes, tendres et bouffonnes, comme : La Journée d’une rêveuse (1968), l’histoire d’une mère « qui construit son fils », ou Éva Péron (1969), metttant en scène les derniers moments de la femme du dictateur d’Argentine, morte prématurément, au sommet de sa carrière politique ; cette pièce est considérée une sorte de prémonition du destin de l’auteur lui-même, parti trop tôt de ce monde, en pleine gloire. Se succèdent alors rapidement : L’Homosexuel ou la Difficulté de s’exprimer (1971), La Nuit de Madame Lucienne (1988). Une visite inopportune (1988), dernière en date des pièces de Copi, apparaît en quelque sorte comme son testament, mais aussi comme une image, dérisoire et pathétique, de son univers. L’auteur s’y montre, à travers la figure d’un dramaturge vieillissant nommé Cyrille, atteint du sida, qui tient « sa cour » dans sa chambre d’hôpital. Copi quittera lui-même très tôt ce monde, tout en restant, comme il disait lui-même : « un marginal, errant entre deux mondes, entre deux sourires, entre deux rêves ».

Bernard-Marie Koltès

L’itinéraire théâtral de Koltès l’a conduit de l’univers néocolonial, illustré dans la pièce Combat de nègre et de chiens (1983), au monde provincial, hanté par les souvenirs de la Guerre d’Algérie et déchiré par de sordides problèmes d’argent, dans des pièces comme Retour au désert (1988). Entre ces deux pièces, dont les personnages sont très typés et les situations liées à l’histoire du monde contemporain, Koltès a écrit encore deux pièces plus intemporelles, qui évoquent, dans une atmosphère de roman ou de film noir, des confrontations entre des marginaux, placées dans des lieux glauques et déserts : Quai Ouest (1985), jeu d’ombres autour d’un suicide dans une grande ville portuaire et Dans la solitude des champs de coton (1986), dialogue érotico-métaphysique entre un « dealer » et son client. D’une écriture très surveillée, ces pièces nocturnes, dépouillées et abstraites, sont inséparables des mises en scène de Patrice Chéreau.

COURS NO. 9

« NOUVEAU THÉÂTRE » ET NOUVEAU LANGAGE DRAMATIQUE

1. Les années 50

Un parfum de l’après-guerre continue de régner sur le Paris des années 50 : à Saint-Germain-des-Prés, à Montparnasse, acteurs, auteurs, metteurs en scène fréquentent les mêmes cafés, les mêmes théâtres, où ils échangent leurs réflexions sur l’art théâtral et commentent leurs expériences d’hommes de spectacle. Les Noctambules, le Théâtre de la Huchette, le Théâtre Montparnasse, le Théâtre la Bruyère sont autant de salles peu connues jusqu’alors, qui deviennent les hauts lieux de l’avant-garde dramatique. Cette avant-garde est représentée par une pléiade de créateurs scéniques attentifs à servir le texte, en pleine intelligence et complicité avec des auteurs dramatiques.

Ces auteurs, regroupés sous le nom générique de « Nouveau Théâtre », renouvelleront ainsi, en quelques années, l’art dramatique ; ils nourrissent l’extrême ambition de redéfinir autant la forme que la fonction du genre. Les noms de maximum de notoriété en sont : Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Jacques Audiberti, Arthur Adamov, Jean Genet et leurs successeurs immédiats : Fernando Arrabal, René de Obaldia, Roland Dubillard (à noter que, à l’intérieur de cette orientation, Ionesco et Beckett formeront une sous-branche qui va jouir de la faveur du public et des scènes françaises et européennes, appelé « Théâtre de l’Absurde »).

Tous ces auteurs se distinguent de la génération antérieure (Jean Giraudoux, Jean Anouilh, Jean Cocteau ou Armand Salacrou) et des dramaturges existentialistes (Jean-Paul Sartre, Albert Camus) par leur rupture déclarée avec la tradition humaniste et littéraire et, surtout, par leur investissement radical de la modernité sous tous les aspects, par leur goût affiché de la subversion, par leur esprit visiblement contestataire et par leur volonté de dérision.

Pendant que Le Nouveau Théâtre s’élabore au cœur et aux abords du Quartier Latin, une immense salle, le Théâtre National Populaire, accueille sur la colline de Chaillot des foules d’amateurs qui se laissent fasciner par les grandes mises en scène de Jean Vilar et par le talent prestigieux d’acteurs comme Gérard Philipe, qui incarne à lui seul l’héroïsme moderne. Errant de salle en salle, Jean-Louis Barrault et

Madeleine Renaud communiquent leur passion pour Claudel ou Genet à un large public redevenu amoureux de l’art théâtral.

Dans le même sens agit le Théâtre des Nations – installé dans les locaux du Théâtre Sarah Bernhardt – où sont représentés, dans la langue de leurs auteurs, des chefs-d’œuvre dramatiques allemands, anglais, italiens, servis par des adaptateurs ou metteurs en scène comme : Peter Brook, Luchino Visconti ou Georgio Strehler. Cet appel aux foules ne s’oppose pas au phénomène du Nouveau Théâtre ; il l’appuie et le soutient, il rend un large public jeune sensible à la force créatrice de la théâtralité.

Ainsi, le théâtre, s’échappant à l’académisme de la Comédie Française, comme à la médiocrité du « théâtre de boulevard », retrouve sa puissance cérémonielle et magique et ses potentialités à libérer les forces de l’imaginaire créateur. Le choc théâtral des années 50 peut être comparé au choc poétique des années 20, provoqué par les surréalistes. Dans les deux cas, les créateurs retournent aux sources profondes de leur art, dans le souci de lui rendre la totalité de son pouvoir d’impression.

2. Les constantes et les lignes de force de ce théâtre

Le théâtre des années 50 n’est pas une école. Il s’agit toutefois d’un mouvement, d’une filiation : il existe donc des axes directeurs.

3) L’élaboration d’un nouveau langage théâtral est une des coordonnées principales de ce théâtre. De Ionesco à Arrabal, c’est le même refus de la langue traditionnelle de la scène, trop pompeuse chez les classiques, trop triviale chez les contemporains. Il revient donc au nouveau théâtre le rôle de créer un langage qui devra tenir compte de la fonction magique de l’art théâtral.

4) Le refus de la psychologie est une autre constante dans la création de ces auteurs. Le théâtre traditionnel s’attachait trop à développer une action qui sollicitait chez les personnages des réactions que la raison ou le sentiment étaient supposés dicter. L’étude des comportements individuels face aux situations produites par le hasard ou voulues par le destin décidait ainsi du talent de l’auteur. Le Nouveau Théâtre s’oppose radicalement à ce fatum théâtral et à la cohérence dramaturgique qu’il implique : l’homme étant absurdement jeté en ce monde absurde, il est imprévisible, tout aussi imprévisible que sa destinée. Aussi montrera-t-on des êtres ébahis d’exister, envahis de néant, déconcertants et déconcertés.

5) Le ton de la dérision et de la révolte caractérise, également, cette nouvelle orientation. La philosophie du Nouveau théâtre repose sur une philosophie pessimiste de

l’homme et sur la fascination de l’absurde. D’où la révolte qui habite ces dramaturges, qui choisissent de tourner en dérision ce monde incohérent et moribond, cette société désaxée qui bavarde pour oublier la tristesse de son sort, pour faire abstraction de la mort qui guette tous et chacun. D’où aussi la qualité de leur humour noir, de même que leur sens d’un tragi-comique sulfureux.

6) L’acte d’accusation est aussi une des constantes des auteurs de ce mouvement. Tout autant que les surréalistes de naguère, les auteurs du Nouveau Théâtre dressent un réquisitoire contre la société de leur temps, contre l’hypocrisie des mœurs, contre les tricheries morales et intellectuelles de leurs contemporains, contre l’attachement de ces derniers aux apparences et aux jeux de la société. La colère, le délire, le rire sont autant d’armes pour combattre le fléau de la « bonne conscience bourgeoise ».

7) La tentation d’un certain symbolisme se manifeste chez la plupart des auteurs du Nouveau Théâtre. L’absence des « héros », la déconstruction dramatique, l’appareil de la dérision, tout ceci aboutit à évacuer le sens immédiat au profit d’un sens second, qui s’avère plus fécond pour l’imaginaire dramatique. Par là, le Nouveau Théâtre se rappelle ses origines : Alfred Jarry, Antonin Artaud.

8) La dramatisation est le lieu où, avant toute transposition intellectuelle, les fantasmes et les rêveries apparaissent sous la forme d’une représentation imagée, à égale distance de la réalité d’où ils émergent et de la conceptualité à laquelle ils tendent.

COURS NO. 10

EUGÈNE IONESCO(1912-1994)

ENTRE LA FRANCE ET LA ROUMANIE

Eugène Ionesco est né en 1912 à Slatina, en Roumanie, d’un père roumain et d’une mère française. Dès 1913, sa famille s’installe à Paris, puis dans la Mayenne. Le français est donc la première langue de l’enfant.

En 1925, de retour dans son pays natal, Eugène Ionesco poursuit ses études en roumain, ensuite il prépare une licence de français qui lui permettra d’enseigner dan un lycée de Bucarest. Avec son mariage avec Rodica, une étudiante en philosophie, il obtient en 1938 une bourse de gouvernement roumain afin de préparer une thèse de doctorat sur le thème du péché et de la mort dans la poésie moderne.

Au début de la Seconde Guerre mondiale, il vit à Marseille. Il s’intéresse alors surtout à Kafka, Proust et Dostoïevski. De retour à Paris, en 1945, il exerce divers métiers, avant de travailler comme correcteur dans une maison d’éditions.

DE LA MÉTHODE “ASSIMIL” À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Jusqu’en 1948, Eugène Ionesco n’avait écrit que quelques essais, des poèmes et des articles, où apparaissait déjà le sentiment de l’absurde. Mais lorsqu’il décide d’apprendre l’anglais, grâce à la “méthode Assimil”, l’idée lui vient d’une pièce dans laquelle apparaitraient les phrases mécaniques d’un manuel de conversation courante. L’univers de ses premières pièces est donc né.

La cantatrice chauve, rédigé en 1948, sera mise en scène à Paris en 1950 au Théâtre des Noctambules. L’année suivante, le Théâtre de Poche présente La leçon. Ces deux courtes pièces font sensation. Le refus de la psychologie, le langage ludique et désarticulé, des personnages parodiques suscitent à la fois le rire, le malaise et la polémique.

Dès lors, le rythme des créations de succès s’accélère. Presque chaque année, de 1950 à 1970, voit la parution ou la représentation d’une œuvre de Ionesco: 1952 – Les chaises, 1959 – Rhinocéros, 1962 – Le roi se meurt, 1970 – Jeux de massacre.

À cette abondante création théâtrale s’ajoutent: un recueil d’articles théoriques et de réflexions sur le théâtre, intitulé Notes et contrenotes (1962) et son fameux Journal en miettes (1967).

L’élection de Ionesco à l’Académie Française, en 1970, vient couronner le succès croissant de son œuvre. Toutefois, l’auteur avoue, dans une interview de 1982, qu’il ne se

sent “ni académicien”, ni même “homme de lettres”. Il reste caché derrière la même modestie, jusqu’à la fin de ses jours, en 1994, quand il meurt à Paris.

LA CANTARICE CHAUVE (1950)

S’il faut en croire à l’auteur, la pièce aurait donc pour origine son apprentissage à la langue anglaise. Eugène Ionesco découvre, avec la “méthode Assimil” un langage décousu qui “fonctionne à vide”. Il s’aperçoit avec amusement et stupeur que l’on y fait converser un homme et une femme qui, après de longues années de vie commune, trouvent encore le moyen de s’expliquera l’autre, qu’ils ont plusieurs enfants, qu’ils habitent en Angleterre, que leur nom est Smith.

Dans la pièce, M. et Mme. Smith reçoivent M. et Mme Martin. C’est une ordinaire soirée petite-bourgeoise, dans les environs de Londres. Les deux couples échangent des propos d’une banalité affligeante. À trois reprises, on sonne à la porte sans que personne ne se présente. La quatrième fois, le capitaine des pompiers vient les rejoindre. Comme Mary, la bonne, il apporte son insignifiance, à laquelle s’ajoute le stupide désir d’avoir un incendie, à cette conversation sans queue ni tête, qui passera par des phases d’agression latente, pour s’achever parfois dans les onomatopées et dans le non-sens.

Cet échange gratuit et conventionnel des propos anodins sera le point de départ d’une extraordinaire accusation de l’insuffisance et de la superficialité des rapports humains.

LES CHAISES (1952)

Cette pièce est, selon l’affirmation de Ionesco lui-même , “une farce tragique”. Elle fut jouée la première fois en 1952.

Dans une maison entourée de l’eau, un couple de vieillards s’ennuie. Pour se distraire, les deux nonagénaires se racontent tendrement des histoires et, sur un ton de regret, évoquent des “vocations manquées”, le passé tel qu’il aurait dû être. À l’heure du bilan, un “devoir sacré” s’impose à eux: “Dire tout”, délivrer leur “message”. Ils ont donc convoqués des personnages fictifs, des invités tels: “la Belle”, “la première Dame”, “le Colonel”, “le Photograveur” etc., mais personne ne vient. Seules les chaises s’accumulent en grand nombre sur le plateau. Les deux vieillards, débordés d’émotion et de grâce, accueillent ces chaises comme de véritables personnalités. La lumière, pâle au début, devient de plus en plus forte à mesure qu’entrent les arrivants invisibles.

Tous les désirs refoulés des deux vieillards, tout ce qu’ils n’ont pas réalise dans leurs vies, tous leurs regrets pour les moments ratés reviennent hanter sur la scène comme des fantômes et prennent petit-a-petit contour dans les conversations fragmentaires qu’ils ont avec leurs invités inexistants.

Le vieux couple offre, dans la vision de Ionesco, un spectacle à la fois grotesque et triste. Les désirs mi-cachés, mi-exprimés, teintés de petits cris érotiques, de la vieille, la coquetterie exagérée avec laquelle elle flirte avec le Photograveur ne sont qu’une caricature

monstrueuse de l’amour sensuel, charnel, de sa jeunesse qu’elle évoque d’une manière triviale. Les aspirations utopiques du vieillard aux faveurs de “la Belle”, qui prennent la forme d’un pathétisme désuet et d’un romantisme rêveur de très mauvais goût, fond sombrer le personnage dans le ridicule.

Le désir inassouvi de grandeur des deux personnages, un autre idéal raté de leur vie, apparaît dans les bribes de conversations qu’ils ont avec les invités “de marque”. Enfin, la tristesse que la pièce dégage vient de ce sentiment de l’irréparable, du temps qui a irrémédiablement passe et que l’on ne peut pas remonter pour porter remède aux choses qu’on considère comme ratées ou manquées. “Les jeux sont faits, rien n’y va plus.”

Le langage assez cru de la pièce correspond à l’intention de l’auteur de mettre en évidence, sans préjugées, les tares humaines, les défauts qui s’accentuent avec le temps et l’hypocrisie qui tente vainement de les revêtir d’une apparence de dignité et de grandeur. On pourrait aussi déceler une morale “cachée” de Ionesco, qui ressemble à celle des sages antiques: il faut jouir de la vie, mais profiter de chacune des joies données à l’homme, au moment convenable, au temps qui leur est propre.

RHINOCÉROS (1959)

Pièce ambitieuse, “en trois actes et quatre tableaux”, Rhinocéros est créée en 1959 à Düsseldorf. L’année suivante, à Paris, Jean-Louis Barrault assure sa consécration sur la scène.

C’est une allégorie qui parle du totalitarisme, de l’endoctrinement et de la fanatisation des masses, qui agissent souvent comme une véritable épidémie.

Pour rendre sensible ce phénomène, Ionesco en propose une illustration concrète: les petits fonctionnaires d’une ville imaginaire, contaminés par une étrange maladie – la rhinocérite, se métamorphosent, l’un après les autres, en rhinocéros. Protégés par leur carapace et armés de leur corne, ils détruisent tout ce qui ne leur rassemble pas.

Ionesco s’attache à prouver cet “effet de troupeau”, l'esprit grégaire, très présent dans la société moderne. Graduellement, les gens se laissent influencer par les rhinocéros. On ne peut pas devenir rhinocéros si on ne le veut pas.

Au début, les hommes ont horreur, sont angoissés par les intrus, mais petit-à-petit ils s’y habituent, ils se laissent influencer par les autres, ils commencent à trouver des qualités à ces bêtes: majestueuses, grandes, imposantes, même belles; finalement, ils se persuadent des avantages d’un rhinocéros, souhaitent l’être et ils le deviennent effectivement. Une fois devenus animaux, les citoyens arrivent à bannir même le mot “homme”. C’est la fin de l’humanité.

Seul un marginal alcoolique, Bérenger, fait figure d’isolé, qui résiste à cette contamination. Aux yeux du dramaturge, il représente “la conscience universelle” dans son isolement et dans sa douleur.

La conclusion de Ionesco est que le totalitarisme, avec sa forme particulière – le nazisme, c’est la fin de l’humanisme.

CONCLUSIONS SUR EUGÈNE IONESCO

LA PENSÉE ABSURDE

L’œuvre de Ionesco appartient à ce qu’on appelle le “théâtre de l’absurde”. Comme il exprime lui-même dans un entretient daté 1982, c’est surtout le sentiment de l’étrangeté du monde qui a nourri son inspiration: “À mes débuts, j’ai seulement essayé de comprendre l’univers dans lequel l’histoire m’avait jeté par hasard. Un univers prétendument objectif, mais, en vérité, totalement surréel, baroque, insolite, bizarre”.

L’impression de vivre une existence aléatoire et inexplicable s’accompagne chez Ionesco de la critique de l’esprit rationaliste, par lequel l’homme tente soit d circonscrire, soit de dissimuler ce qui lui demeure incompréhensible. En témoigne, par exemple, le personnage du Logicien dans Rhinocéros, dont les raisonnements caricaturaux, purement formels, s’apparentent plutôt au délire qu’à la rigueur philosophique.

Les conventions sociales sont, elles aussi, ridiculisées. Les lieux communs de la conversation, repris jusqu’au ressassement par ces pantins interchangeables que sont M. et Mme Smith ou M. et Mme Martin dans La cantatrice chauve, sont vidés de toute signification.

Ainsi, ces créatures incongrues mettent-elles paradoxalement en évidence, par leur flux de paroles inutiles, la solitude de l’être humain et, très souvent la plus triste de ses formes, la solitude à deux.

Toutefois, en prenant conscience de l’existence étrange et hasardeuse qui est la sienne, l’individu peut secouer sa propre torpeur, considérer le monde avec plus de clarté et même remédier sa situation (Béranger).

LE THÉÂTRE DANS LA VISION DE IONESCO

Ionesco explique que, dans sa jeunesse, le théâtre lui semblait un “mélange inacceptable de vrai et de faux”, d’imagination et de réalité, qui provoquait en lui un malaise.

Le théâtre devient pourtant le mode d’expression privilégié de son sentiment de l’absurde, puisque la vie elle-même contient ce curieux mélange.

Il restait, toutefois, à inventer de nouvelles formes dramatiques, plus adéquates. Ainsi s’explique la volonté de Ionesco de “disloquer le réel” et de le recomposer, afin de mettre en évidence l’étrangeté et l’absurde du monde. Dans sa conception, l’auteur dramatique doit “éviter toute psychologie ou plutôt lui donner une dimension métaphysique. Le théâtre est dans l’exagération extrême des sentiments”.

Les personnages, pas ou peu caractérisés, représentent des types ou des fonctions: le Vieux, la Vieille, le Colonel, la première Dame dans Les chaises, l’Elève, le Professeur dans La leçon, le Logicien dans Rhinocéros.

L’intrigue, quant à elle, se réduit au strict minimum: ”Une idée simple, une progression également simple, une chute…” De même, au début, Ionesco a refusé la traditionnelle composition d’une pièce en actes. Son théâtre est constitué de ce qu’il appelle “anti-pièces”, “farces tragiques”, “comédies naturalistes” ou “pseudo-drames” - autant de désignations qui manifestent la remise en cause des genres. “Je n’ai jamais compris, pour ma part, la différence que l’on fait entre comique et tragique. Le comique étant l’intuition de l’absurde, il ne semble plus désespérant que le tragique”.

LE THÉÂTRE DE IONESCO VEUT « VIVIFIER UNE LANGUE USÉE »

Dans Notes et contrenotes, recueil de réflexions sur le théâtre, Ionesco affirme: “Quand il y a nouveauté d’expression, c’est un signe de valeur. Le renouvèlement de l’expression est destruction des clichés, d’un langage qui ne veut rien dire; le renouvèlement de l’expression résulte de l’effort de rendre l’incommunicable de nouveau communicable.”

Dans La cantatrice chauve, l’échange verbal, d’abord poli, comme il se doit dans un intérieur bourgeois anglais, est ensuite poussé jusqu’à la dérision et au malaise; il aboutit à un déferlement de propos, de mots dépourvus de sens, d’interjections inintelligibles. La lecture de la méthode d’anglais lui avait révélé combien l’homme parle en suivant des automatismes. Ces propos mécaniques ne reflètent rien de sa vie intérieure, l’expression devient impersonnelle.

De même, dans Les chaises, le dialogue fragmentaire, volontiers incohérent, exhibe des lieux communs, afin d’en souligner la vacuité. Par contre, au-delà du dialogue, surgit une “sous-conversation” latente qui révèle les passions, les impulsions cachés, les angoisses des êtres, donc l’incommunicable. Le silence aussi acquiert une valeur nouvelle: il attire l’attention sur les lacunes du langage et il matérialise l’angoisse et la solitude.

De même, le recours fréquent aux onomatopées et aux interjections bégayantes signale également les limites de la parole articulée et cohérentes termes élémentaires et ludiques donnent une forme comique et intraduisible aux tensions confuses que l’individu réprime en lui.

Enfin, des accessoires tendent parfois de se substituer aux mots: des centaines de tasses dans Victimes du devoir, des dizaines de chaises dans Les chaises, etc., la scène se trouve aussi encombrée d’objets qui symbolisent l’invasion de l’esprit par la matière et l’étouffement de la conscience humaine aliénée.

Le “trop” rejoint le “pas assez” et les objets sont la concrétisation de la solitude, de la victoire des forces anti spirituelles, de l’absurde.

REFUS DU THÉÂTRE ENGAGÉ ET DÉNONCIATION DES TOTALITARISMES

Les entretiens télévisés ou radiophoniques accordés par Ionesco en 1956 expriment nettement son rejet du théâtre engagé, hérité de Berthold Brecht, qu’il juge trop didactique et schématique. Une référence trop directe à l’histoire, à ses conflits, aux idéologies, lui paraît

réductrice. Selon Ionesco, ce type de théâtre occulte la question essentielle: “le problème de la condition humaine dans son ensemble”.

Néanmoins, les critiques et le public saluèrent Rhinocéros, créée en 1959 à Düsseldorf, comme une “pièce engagée”. La “rhinocérite” contaminant la majorité des personnages paraissait symboliser la montée du nazisme. Ionesco rectifia ce qui lui semblait comme une simplification restrictive; sa pièce stigmatisait d’avantage toute forme de barbarie ou de totalitarisme. “Ce Rhinocéros est bien trop monstrueux, trop énorme pour n’appartenir qu’à une seule idéologie. (…) Rien ne me navre autant que d’être mutilé au profit d’une seule cause.” explique-t-il dans un entretien accordé en 1982 au Nouvel Observateur.

Il n’y a pas que la Seconde Guerre qui a marqué l’existence de Ionesco. De fait, elle fut également affligée par la montée angoissante des totalitarismes dans les pays de l’Europe de l’Est et surtout en Roumanie, son pays natal. Cette expérience transparaît, amplifiée, modifiée, dans l’évocation des rapports humains dominés par des impulsions agressives, voire sadiques. Ainsi, le Professeur de La leçon, qui d’abord intimidé, fasciné, ensuite contrarié et navré par son élève, finit par la tuer. L’école, la famille, la société, l'Église fonctionnent dans les pièces de Ionesco comme des véritables pièges. Leurs systèmes de coercition resserrent un étau implacable autour de l’individu, qui devient tour à tour, oppresseur et opprimé.

Le théâtre de Ionesco s’apparente dans la littérature française avec celui de Jean Genet et de Samuel Beckett et avec la création d'Arthur Adamov (caucasien naturalisé français).

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COURS NO. 11

LE « THÉÂTRE SANS FRONTIÈRES »

1. Le règne du metteur en scène

Au tournant des années 60-70, la suprématie des auteurs prend fin. Alors que la génération précédente avait applaudi aux créations de Sartre, de Camus, de Ionesco, de Beckett et des auteurs du « Nouveau Théâtre », on voit désormais l’essor d’un théâtre où le rôle et l’importance des metteurs en scène s’accroissent. Avec La Dispute de Patrice Chéreau, Tartuffe de Roger Planchon et Faust d’Antoine Vitez, commence « le règne du metteur en scène.

Il y a plusieurs raisons possibles qui justifieraient ce phénomène.

D’abord, il y a la décentralisation théâtrale, liée au développement des Maisons de la Culture (fondées partout en France par le gouvernement d’André Malraux), qui ouvre à un vaste public le répertoire universel, rafraichi et réinterprété à travers les grilles de Berthold Brecht, d’Antonin Artaud ou de Sigmund Freud.

Ensuite, l’influence des metteurs en scène étrangers (à travers le Théâtre des Nations) ouvrit l’espace scénique aux happenings du ‘Living Theater’ britannique (avec les pièces de Julian Beck) ou du théâtre italien (avec l’Orlando furioso de Luca Ronconi). Les noms les plus illustres ont été dans ce domaine Bob Wilson, dont la pantomime intitulée Regard du sourd fut considérée par Louis Aragon comme « le plus beau spectacle surréaliste jamais représenté », Peter Brook, malicieux et impeccable metteur en scène aussi bien des pièces de Shakespeare que des légendes indiennes et Giorgio Strehler, dont les représentations des classiques italiens fascinent le public parisien.

La troisième raison serait, depuis 1968, l’existence d’un théâtre collectif, où la distinction entre auteur, acteur et metteur en scène s’efface. C’est Ariane Mnouchchkine avec son « Théâtre du Soleil » qui est allée le plus loin dans cette voie, avec les représentations de 1789-1793 : L’Âge d’or, formées d’immenses fresques collectives, où le public se mêlait joyeusement aux acteurs dans un espace aux frontières abolies. Il y a également le Théâtre de

l’Aquarium et ses créations, sous la direction de Jacques Nichet qui y apportent leur pierre, ou les mises en scène de Daniel Mesguisch et Gildas Bourdet qui redécouvrent les « grands classiques ».

2. L’esthétique du texte

Les somptueuses et coûteuses machines scéniques, les décors et les effets spectaculaires, les nombreux figurants, les fastueux accessoires et costumes des acteurs, tout ceci est, en général, l’apanage des théâtres subventionnés.

Le texte, classique ou moderne, écrit ou improvisé, devenait alors un prétexte, un peu comme les livrets d’opéra. C’est un phénomène qui a amené beaucoup de comédiens en mal de jouer ; ils ont dû recourir à l’adaptation de certains textes, qui, à l’origine, n’étaient nullement destinés à la scène.

C’est ainsi que des récits courts, comme La Métamorphose de Kafka, des poèmes, des correspondances, des journaux intimes, des romans sont devenus spectacles, soit par la simple lecture (comme les romans de Dickens, dans la lecture de Raymond Jérôme), soit par le découpage dialogué du texte (comme Illusions perdues de Balzac, mis en scène par le théâtre du Campagnol).

3. Le retour des auteurs

Apparemment, une question s’impose : la scène française, serait-elle, aux années 60, en crise de textes à jouer, de textes qui soient proprement dramatiques ? Il apparaît injuste, si l’on regarde le nombre des pièces publiées par les collections spécialisées ; mais il faut aussi prendre en compte le fort pourcentage des créations qui ne touchent qu’à un public très restreint.

Depuis la fin de la décennie 70, ont surgi de nouveaux auteurs différents des amuseurs de boulevard et dont on suit la production avec intérêt, autant du côté des critiques, que du côté de la critique.

Parmi eux, il faut citer Marguerite Duras, qui transpose son fascinant univers romanesque à la scène et au cinéma et un bon nombre d’auteurs qui sont eux-mêmes, ou bien des acteurs (comme Loleh Bellon, Jean-Claude Grumberg), ou bien des collaborateurs

constants de certains metteurs en scène (tels Hélène Cixous, qui écrit pour Ariane Mouchkine, ou Bernard-Marie Koltès, qui écrit pour Patrice Chéreau).

D’autres, venus de domaines différents, sont eux aussi attirés par le théâtre, devenant des auteurs de notoriété : Michel Vinaver (qui provient de l’entreprise privée) ou Jean-Claude Brisville (qui avait fait carrière dans l’édition). Le plus original reste Copi, un Argentin qui s’était établi à Paris, qui avait été dessinateur, acteur et finalement auteur dramatique.

À travers ces noms, on retrouve les grandes tendances du théâtre contemporain : l’intimisme, l’attention à la réalité sociale, l’angoisse métaphysique.

COURS NO. 12

LA NOUVELLE CRITIQUE ET LES SCIENCES HUMAINES

LA CRISE DE LA CRITIQUE “TRADITIONNELLE”

En 1961, dans son essai La littérature à l’estomac, Julien Gracq, romancier mais aussi critique littéraire d’occasion, esquissait en ces termes le tableau, plein d’incertitude et de désarroi, du paysage critique du moment : « De semaine en semaine, les boussoles critiques pointent successivement à tous les horizons de la rose des vents. L’époque, malgré le foisonnement évident de talents critiques (peut-être son signe le plus distinctif) semble plus incapable les autres de trier elle-même son propre apport littéraire. On ne sait s’il y a une crise de la littérature, mais il crève les yeux qu’il existe une crise du jugement littéraire. » Gracq pressentait ainsi dans ces lignes le tourbillon qui allait s’emparer sous peu des études critiques françaises, culminant autour de 1968 dans une étonnante « guerre des chapelles » avant de s’apaiser et de se décanter dans les années 80. Aux années 60, les traditionnels détenteurs du « jugement littéraire » (à savoir, les critiques professionnels des journaux rendant compte de « l’actualité littéraire » et les professeurs, gardiens de la tradition de l’histoire littéraire) se voient doublés par une catégorie nouvelle d’écrivains-critiques ou de critiques-écrivains qui, loin de se contenter d’être les successeurs de Proust ou de Valéry, érigent en principe l’indissociabilité du texte et de son interprétation, de l’écriture et de son questionnement. L’importance de l’apparition du Nouveau Roman, d’auteurs tels Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor, est indéniable ans l’émergence du phénomène de la « Nouvelle critique ». “La nouvelle critique” n’est pas un mouvement homogène, encore moins une école. Sous cette appellation se retrouvent tous ceux qui ont voulu renouveler la critique littéraire traditionnelle au XXe siècle. Cette critique “traditionnelle”, encore appelée “critique universitaire”, connaît une crise qui, perceptible dès avant la Seconde Guerre mondiale, éclate au grand jour dans les années soixante. Le prodigieux essor des sciences humaines renouvelle les problématiques littéraires: comment continuer à analyser une œuvre, à comprendre un auteur, sans tenir compte des travaux de Freud sur l’inconscient, des analyses sociologiques de Marx, du développement de la linguistique ou du structuralisme.

Cette crise devient d’autant plus perceptible, qu’au même moment, le Nouveau Roman proclame la déchéance du sujet et du personnage de roman, sur lesquels la critique traditionnelle s’exerçait depuis plus d’un siècle. La notion même d’œuvre s’estompe devant

celle de “texte”; l’auteur, dans l’évolution de la littérature contemporaine, se transforme dans un simple “scripteur”.

Certains en viennent alors à se demander si la critique ne doit pas se fixer de nouvelles missions, s’assigner de nouveaux champs d’investigation, comme l’étude de la création littéraire, de la forme d’une œuvre ou du secret propre de chaque créateur.

L’HISTOIRE D’UNE QUERELLE

Entre partisans et adversaires de la “nouvelle critique” s’engage ainsi une querelle, qui atteint son paroxysme entre 1965-1966. La parution, en 1963 de l’essai Sur Racine de Roland Barthes et, l’année suivante, de ses Essais critiques déclenche les hostilités. Dans les essais, celui-ci reproche à l’Université de “pratiquer une idée parfaitement partiale de la littérature” et d’esquiver quelques questions essentielles, comme, par exemple de savoir ce que c’est la littérature ou pourquoi on écrit.

Professeur à la Sorbonne et éminent spécialiste de Racine, Raymond Picard réplique par un livre vigoureux, Nouvelle critique ou nouvelle imposture (1965). Après avoir montré l’imprécision et les généralisations hâtives de Roland Barthes dans Sur Racine, Picard s’en prend aux prétentions pseudo-philosophiques de la “nouvelle critique” qui, selon lui, “ dévalorise la pensée consciente” et “ se ment volontiers dans l’invérifiable”. Barthes contre-attaque à son tour par Critique et vérité (1966), bientôt soutenu par Jean-Paul Weber dans Néo-critique et paléo-critique (1966). En septembre 1966 se tient à Cerisy-la Salle un colloque sur “Les chemins actuels de la critique”, auquel participent notamment Roland Barthes, Jean-Pierre Richard, George Poulet, Gérard Genette, Serge Doubrovski, etc. dans Pourquoi la nouvelle critique? (1966), Doubrovski - disciple de Sartre et auteur d’une interprétation hégélienne du théâtre de Corneille, intitulée Corneille et la dialectique du héros (1954) – s’efforce d’apaiser la querelle, en faisant le point sur la diversité, mais aussi les limites des approches critiques abusivement rassemblées sous une même étiquette.

FAUX ET VRAIS ENJEUX

L’enjeu de cette querelle, parfois très vive, ne tient pas en réalité à la question de savoir s’il faut ou non prendre en compte l’apport des sciences humaines. Cet apport est légitime et même indispensable. Au cours des siècles, la critique littéraire a d’ailleurs toujours fini par intégrer de nouveaux outils d’investigation, dès qu’ils s’avéraient efficaces.

La prise en compte des sciences humaines n’a suscité de telles réactions parce qu’elle révélait un débat plus fondamental sur les missions de la critique littéraire. “Un fantôme hante la critique traditionnelle - écrit Serge Doubrovski dans Pourquoi la nouvelle critique? – il y aurait quelque part, là-bas, au XVIIe siècle un “vrai sens” du théâtre de Corneille ou de Racine, dépose dans les entrailles du temps, qu’il faudrait seulement faire remonter à la surface. Il n’existe pourtant plus de Racine en soi que de chose en soi. Il existe (et c’est la seule réalité dont ait à connaitre, comme telle, la critique) une œuvre d’art, et, sur elle, une multiplicité ouverte de perspectives.”

Autrement dit, à “l’histoire littéraire” la “nouvelle critique” oppose le principe de l’indissociabilité du texte et de son interprétation. L’œuvre n’a de sens, ne prend de sens que dans le questionnement qu’on projette sur elle.

DIVERSITÉ DE LA “NOUVELLE CRITIQUE”

Unis, au plus fort de la querelle, contre les partisans de la critique traditionnelle, les tenants de la Nouvelle critique n’empruntent pourtant pas tous la même voie. Si tous subirent, à des degrés divers, l’influence du structuralisme et de son père-fondateur, Claude Lévi-Strauss, ils adoptent des démarches très différentes les unes des autres. Schématiquement, on peut les repartir en 3 groupes:

ceux qui expliquent les œuvres par des références extérieures à la littérature elle-même: a) par le déterminisme social, chez Lucien Goldman;

b) par la personnalité inconsciente, chez Charles Mauron; ceux qui s’efforcent de déceler l’autonomie de l’être littéraire, sa spécificité

propre (comme Jean-Pierre Richard, Jean Starobinski ou Georges Poulet)

ceux qui, dans le sillage de Roland Barthes ou celui de Michel Foucault, s’interrogent sur le rôle du langage, sur les structures d’une œuvre (Jean Rousset), sur la forme d’un texte ou d’un genre (Gérard Genette).

La Nouvelle critique prétend ainsi analyser non seulement ce que dit un texte, mais aussi et surtout pourquoi et comment il le dit. Son hermétisme parfois, ses conclusions souvent sommaires peuvent dérouter ou choquer. Sa prétention, plus ou moins avouée, au statut de science de la littérature peut surprendre, mais elle n’en demeure pas moins une tentative multiple d’élargir l’horizon littéraire et de faire “une critique de la critique”.

MICHEL FOUCAULT (1926-1984)

Ce philosophe de formation effectue une brillante carrière universitaire: après avoir successivement enseigné aux Université de Clermont-Ferrand, de Tunis et de Paris VII (Vincennes), il est élu en 1970 au Collège de France où il occupe la chaire d’histoire des systèmes de pensée. Il écrit une minutieuse et émouvante Histoire de la folie à l’âge classique (1961), qui attire l’attention du public cultivé, sur lequel il va désormais exercer une influence grandissante.

Comme un prolongement de sa réflexion sur la marginalisation (des fous, des prisonniers et des déviants de toute sorte) que la société engendre, in fonde en 1971 le Groupe d’information sur les prisons, qui est une protestation contre l’univers carcéral.

L’œuvre de Michel Foucault se place toute entière sous le signe d’une “archéologie du savoir”, c’est-à-dire de la volonté d’exhumer les fondements théoriques et la constitution historique de la connaissance. Ses recherches se sont orientées dans trois directions:

1) recherche médicale et psychiatrique (Histoire de la folie à l’âge classique) en étudiant le comportement social à l’égard des fous;

2) recherche épistémologique (étude critique des sciences, pour déterminer leur origine logique, leur valeur et leur portée), effectuée par l’examen des mentalités (Archéologie du savoir, en 1969);

3) recherche littéraire, qui analyse la problématique de l’écriture et, notamment les rapports de l’auteur et de ses livres (Les mots et les choses- 1968).

CLAUDE LÉVI-STRAUSS (1908-)

Né à Bruxelles de parents français, Claude Lévi-Strauss poursuit des études de philosophie à la Sorbonne; il est reçu au concours d’agrégation et enseigne dans des lycées de paris. En 1935, il part pour le Brésil où il occupe jusqu’en 1938 la chaire de sociologie de l’Université de Sao-Paulo. Durant cette période, il dirige des expéditions ethnologiques dans le Matto Grosso et en Amazonie, chez plusieurs tribus d’Indiens. Entre 1941-1945, Claude Lévi-Strauss séjourne à plusieurs reprises aux États-Unis, où il enseigne à l’Ecole libre des hautes études de New York. De retour en France, il est nommé sous-directeur du Musée de l’homme (1947), puis directeur d’études à l’Ecole pratique des hautes études (1959). À partir de cette année et jusqu’en 1982, il dirige au Collège de France le laboratoire d’anthropologie sociale (qui analyse les institutions et les techniques existantes dans les diverses sociétés de la planète). Claude Lévi-Strauss est, depuis 1973, membre de l’Académie Française.

Claude Lévi-Strauss a assigné à l’anthropologie sociale (terme qu’il préfère à celui d’ethnologie) - étude descriptive des divers groupes humains – un nouveau champ d’investigation: l’ensemble des productions culturelles et des mythes. Il a trouvé également une nouvelle méthode, l’analyse structurale. Sous la diversité et la complexité des faits culturels, Claude Lévi-Strauss a pu montrer qu’il existe des schémas invariants, obéissant à une logique rigoureuse. Il a ainsi établi l’unité formelle des mythes partagés par les Indiens d’Amérique. Ce souci de déceler l’unité profonde des systèmes de pensée, en apparence opposés ou divergents a fait de lui le principal représentant du structuralisme, en France, par des ouvrages tels: Les structures élémentaires de la parenté (1949), Tristes tropiques (1955), Anthropologie structurale et La pensée sauvage (1962).

Au centre du structuralisme se trouve la notion de structure. C’est une notion complexe qui figure dans un objet “X” étudié ou dans un ensemble de faits. D’une part, la structure réside dans cette ensemble, parce qu’elle est inséparable du contenu; mais, d’autre part, elle n’y réside pas, car aucun composant ne la renferme à lui tout seul. La structure est ainsi un ensemble dont chaque élément n’a de sens que dans ses relations qu’il entretient avec les autres éléments, et la modification d’un seul élément entraine la modification de l’ensemble.

L’étude des structures s’est révélée particulièrement féconde dans plusieurs disciplines des “sciences humaines”: ethnologie (Lévi-Strauss), psychanalyse, linguistique (Jacques Lacan) et critique littéraire (Barthes).

Le structuralisme, qui connut une immense vogue aux années ’60, donna lieu à d’inévitables excès, par l’utilisation, parfois impropre de la notion de “structure”. Mais il faut lui reconnaitre son mérite essentiel, celui d’aboutir à une “mathématisation” des sciences, par la théorie des ensembles, théorie des groupes, modèles statistiques simples ou algébriques complexes. Ainsi, on est amené à penser que l’objet d’étude est le système, dont la connaissance serait suffisante pour tout expliquer. Sans nier l’intérêt de la diachronie (point de vue historique et évolutionniste), il renvoie le sujet sur un plan secondaire. C’est ainsi que, sur le plan littéraire, les significations réelles d’une œuvre (texte) peuvent être différentes de son sens visible, apparent.

ROLAND BARTHES (1915-1980)

Roland Barthes fut un intellectuel typique. Il passe sa licence en lettres classiques, puis, en 1952, il entre comme chercheur au CNRS (Centre National de Recherche Scientifique) et publie sa thèse de doctorat en 1967, sous le titre Le système de la mode. Dès 1962, il est nommé directeur d’études à l’Ecole pratique de hautes études. Il est considéré comme l’un des sémiologues français les plus prestigieux, étudiant les systèmes des signes (langues, codes, signalisation).

Il est un théoricien brillant de l’écriture et il sera élu en 1976 au Collège de France à la Chaire de sémiologie littéraire, créée spécialement pour lui. Ses œuvres sont: Le degré zéro de l’écriture - essai (1953), Sur Racine – essai (1963), Essais critiques (1964), Critique et vérité – essai (1966), L’empire des signes - essai (1970), Le plaisir du texte – essai (1973).

Dans l’essai Sur Racine, qui déclencha, en 1963, la querelle entre la Nouvelle critique et la critique traditionnelle (universitaire), Roland Barthes utilise les méthodes de la psychanalyse et du structuralisme, pour reconstituer, dans cet essai, une sorte d’anthropologie racinienne, c’est-à-dire une étude sur l’homme, tel que les tragédies de Racine le peignent. Il s’agit, selon Barthes, d’un “homme enfermé” dans un espace clos, où les personnages ne sont pas présentés comme des “caractères” autonomes, mais comme des “fonctions”.

Ils reproduisent l’image exacte de la “horde” primitive: le père, propriétaire inconditionnel de ses enfants; les femmes, à la fois mères, sœurs et amantes, toujours désirées, rarement obtenues; les frères, toujours ennemies; le fils, toujours déchiré entre la terreur du père et la nécessité de le détruire.

“L’inceste, la rivalité des frères, le meurtre du père, la subversion des fils, voilà les actions fondamentales du théâtre racinien” conclut Roland Barthes.

JEAN ROUSSET (1910-)

Jean Rousset est un spécialiste du baroque, tel que le prouve son étude célèbre La littérature du baroque en France, en 1953). Il considère, à la suite de Proust, que le “moi créateur” est radicalement différent du “moi biographique”.

Par conséquent, la signification d’une œuvre n’est pas à rechercher dans la vie de son auteur, mais dans l’œuvre elle-même. Cette “signification” dépend, selon Rousset, de la forme même de l’œuvre, car il considère qu’un écrivain “n’écrit pas pour dire quelque chose”, mais pour “se dire”.

Or, dans cet acte de “se dire”, la composition de l’œuvre reflète l’organisation de soi-même. Structure et pensée sont donc en rapport étroit. La tâche du critique consiste, dès lors, à repérer ce rapport.

CHARLES MAURON (1899-1966)

Bien qu’il soit psychanalyste de formation, Charles Mauron n’emprunte pas les chemins traditionnels de la critique d’inspiration freudienne (comme Bachelard, dans la Psychanalyse du feu). Charles Mauron n’utilise pas les recherches biographiques pour explorer l’inconscient de l’écrivain, mais élabore, avec sa “psychocritique” un système d’interprétation qui s’appuie d’abord sur le texte et ne s’adresse qu’en ultime ressort à la biographie. En introduction à son livre Des métaphores obsédantes au mythe personnel (1963), Charles Mauron énumère les quatre phases de sa démarche psychocritique:

1) En superposant des textes d’un même auteur, comme des photographies de Galton, on fait apparaitre “des réseaux d’associations” ou des groupements d’images obsédantes et probablement involontaire (Galton, psychologue anglais (1822-1911) illustre le concept d’“images génériques”, en superposant sur une même photographie les images des membres d’une famille; les ressemblances des personnes entre elles sont accentuées et mises en évidence);

2) On recherche, à travers l’œuvre du même écrivain, pour voir comment se répètent et se modifient les réseaux, les groupements ou les structures, révélés par la première opération. En pratique, ces structures dessinent rapidement des figures et des situations dramatiques. Tous les degrés peuvent être observés entre l’association d’idées et la fantaisie imaginative. Cette seconde étape combine donc l’analyse des thèmes variés avec celle des rêves et de leurs métamorphoses. Elle aboutit à l’image d’un “mythe personnel”.

3) Le mythe personnel et ses métamorphoses sont interprétés comme l’expression de la personnalité inconsciente et de son évolution.

4) Les résultats ainsi acquis par l’étude de l’œuvre sont contrôlés par comparaison avec les données biographiques de l’écrivain, mais pour faire appel à ces données il faut avoir d’avance l’analyse faite par les deux premières opérations.

LUCIEN GOLDMANN (1913-1970)

Lucien Goldmann est un exposant de la “sociocritique”, qui s’inspire du marxisme et du structuralisme. Au marxisme, la sociocritique emprunte l’idée que les phénomènes littéraires sont un reflet de la société et le miroir, conscient ou inconscient, d’une idéologie dominante. Au structuralisme, elle doit sa méthode d’analyse.

Lucien Goldmann veut démontrer qu’il existe des correspondances entre les structure littéraire d’une œuvre ou d’une forme (romanesque, théâtrale, poétique) et les structures sociales et économiques de la classe ou du groupe auquel appartient l’écrivain. Il s’agit donc d’une conception déterministe de la littérature, car elle obéit à des considérations sociologiques et idéologiques.

Dans son livre, Pour une sociologie du roman, Lucien Goldmann analyse longuement les romans d’André Malraux et surtout La condition humaine (1933), qui relate l’insurrection révolutionnaire que les communistes de Shanghai menèrent en 1927 conter les puissances étrangères et capitalistes installées en Chine.

Selon Lucien Goldmann, Malraux, bien qu’il ait situé son action en Chine, ne s’est pas vraiment intéressé à ce pays et ce qui compte sont les idées de l’écrivain occidental sur l’événement. “En parlant de la Chine, Malraux ne veut ni se refugier dans l’exotisme, ni décrire une situation particulière, mais parler de l’homme universel et, implicitement, le l’homme occidental, de lui-même et de tous ses camarades.”

Dans cette perspective, “la Chine, Canton et la lutte contre l’Angleterre ” (qui possédait alors de riches et influentes “concessions” en Chine) ne représentent pour l’écrivain occidental que “l’action historique et révolutionnaire universelle, l’action libératrice, qui apporte à l’homme une nouvelle conscience de son existence et de sa dignité”.

JEAN STAROBINSKI (1920-)

Au contraire de Lucien Goldmann, qui dénie toute autonomie à la littérature, Jean Starobinski s’efforce d’en préciser la spécificité. Pour cela, il met en évidence l’importance du regard: comment un auteur voit-il le monde, comment les personnages d’une œuvre se regardent-ils les uns les autres ?

Selon Jean Starobinski, cette “présence au monde”, que révèle l’acte de voir, définit l’originalité de chaque écrivain.

En s’appuyant sur une analyse minutieuse des textes, Jean Starobinski tente de se mettre à la place de l’écrivain, pour retrouver, par ce qu’il appelle une “identification” ou une “coïncidence” de sa conscience avec celle de l’écrivain, la vision (le regard) de l’auteur sur le monde.

Dans l’essai J.J.Rousseau, la transparence et l’obstacle (1971), il fait un commentaire sur la Ve Rêverie du promeneur solitaire, où il avance l’idée que: “la suprême volupté et la plus haute sagesse consistent à se laisser fasciner par l’apparence la plus superficielle, grâce à laquelle la profondeur dévoilera sa présence”.

GEORGES POULET (1922-)

Georges Poulet accorde une place primordiale à la philosophie, lorsqu’il s’interroge sur les œuvres littéraires. Considérant que toute ouvre est la manifestation d’une conscience en train de se dire, il tente de retrouver comment cette conscience (d’un personnage ou de

l’auteur à travers l’œuvre) conçoit le monde. Il étudie, en particulier, la perception spécifique qu’un être peut avoir du temps, qui, pour lui, passe ou s’immobilise.

En 1949 paraît le premier tome des Études sur le temps humain, qui s’échelonne jusqu’en 1968. En de brèves monographies, il analyse la façon dont certains personnages choisissent de “vivre et de se vivre”.

En analysant les personnages des pièces de Racine, il définit le “sentiment du moi” chez les êtres raciniens, la “conscience réflexive qui leur découvre leur être propre, leur révèle non pas seulement l’être qu’ils sont, mais l’espèce de continuité ou de progression dans le temps, qui les a fait devenir de plus en plus ce qu’ils sont. La lucidité particulière qu’ils apportent à cette connaissance s’étend aussi loin que va leur passé. (…) Mais il arrive aussi que, dans l’humanité racinienne, un être se trouve provisoirement préservé de cette fatale connaissance de soi. Il lui est alors mystérieusement permis de rester ignorant de ce qu’il est et de ce qu’il a été. Il vit, pour un temps, dans un présent qui n’a pas encore de passé. Et, de ce fait, il n’a pas encore de destinée, donc de ce qu’il va être. Ce qu’il y a de vraiment fatal pour l’être humain, d’être prêt à consommer sa perte et son destin” (Études sur le temps humain).

GÉRARD GENETTE (1930-)

Spécialiste en rhétorique (moyens d’expression), un des principaux représentants de l’analyse structurale, Gérard Genette s’est surtout fait connaître par ses études sur les récits en prose. Utilisant les acquis du structuralisme et de la linguistique, il examine le mode d’organisation interne des textes- la narratologie. C’est donc sous l’angle du fonctionnement et de la forme des textes qu’il aborde la littérature.

Dans Figures II (1969), Gérard Genette s’interroge sur les rôles respectifs de la narration (qui raconte des événements en temps) et de la description (qui suspend le temps le temps de la narration pour décrire des objets). Après avoir constaté qu’il n’existe pas de description sans narration, il évoque les fonctions successives que la description a remplies dans diverses étapes de la littérature.

COURS NO. 13

ÉMILE-MICHEL CIORAN(1911-1995)

UN ÉCRIVAIN FRANÇAIS D’ADOPTION

Fils d’un pope orthodoxe, Émile-Michel Cioran naît en Roumanie en 1911. À 17 ans il entreprend des études de philosophie à Bucarest. Dans la capitale roumaine, la culture française bénéficie alors d’une large audience. C’est vers elle que se tourne le jeune homme. Cioran soutient à Bucarest une thèse de doctorat sur Henri Bergson, le philosophe français, puis il obtient de l’institut français une bourse d’études, qui lui permet de se rendre à Paris. Dix années plus tard, installé dans un village près de Dieppe, il prend conscience que la France sera désormais son pays d’adoption. Il élit alors domicile dans la capitale et décide d’écrire en français.

Les prosateurs du XVIIIe siècle, dont il admire la rigueur, deviennent ses modèles. Il rédige à cette époque son Précis de décomposition (1949), qui est un recueil de réflexions violentes et pessimistes, qu’il réécrira quatre fois, afin d’en effacer les maladresses et de parvenir à une parfaite maitrise de sa langue d’adoption.

“J’aurais dû choisir n’importe quel autre idiome, sauf le français, car je m’accorde mal avec son air distingué; il est aux antipodes de ma nature, de mes débordements, de mon “moi” véritable et de mon genre de misères” confie Cioran dans son essai Exercices d’admiration (1986).

En fait, écrire dans une autre langue signifie pour lu une façon de tenir à distance son lyrisme et les débordements de son affectivité. Il se contraint à résister à son tempérament, car il a peur surtout de la tendance de l’homme à l’exagération. “Nos reflexes et notre orgueil transforment en planète la parcelle de chair et de conscience que nous sommes” affirme-t-il au début du recueil Précis de décomposition.

Ascète de l’existence, comme du style et de la pensée, Cioran a renoncé, dans sa vie personnelle, à tout ce qui, à ses yeux, risquait de gâcher sa clairvoyance. Comme les ascètes du Moyen Age ou les stoïciens, il reste célibataire et apatride et il s’interdit le café, l’alcool et les cigarettes, comme le mariage et le confort.

LE DISCOURS DU PIRE

On a caractérisé l’œuvre et la pensée de Cioran comme le “discours du pire”, en raison du fait que son pessimisme apparait radical. Ce pessimisme nait d’un double regard angoissé: sur lui-même et sur le monde.

Avec une attention aigue, Cioran observe les comportements humains et décèle leur part de comédie, à chaque pas.

Religions, systèmes philosophiques ou idéologiques, lui semblent comme autant de constructions factices et périssables. Il s’applique à découvrir, derrière les actions prétendument libres de l’homme, “les formes camouflées d’esclavage”.

Ainsi, la pensée de Cioran a-t-elle un gout d’amertume et d’apocalypse. C’est pourquoi, on parle souvent à son propos de “penseur crépusculaire”.

L’ESTHÈTE DU DÉSESPOIR

Sous la plume des critiques, les formules frappantes se multiplient, lorsqu’ils tentent de fixer la pensée de Cioran: “esthète du désespoir”, “courtisan du vide”, “penseur crépusculaire”, etc.

Il se demande avec désespoir et humour: “Est-ce ma faute si je ne suis qu’un parvenu de la névrose, un Job à la recherche d’une lèpre, un Bouddha de pacotille  ?” Ailleurs, il se nomme encore “un raté du désert”, “un érudit sardonique” ou “fossoyeur de métaphasique”, “un cafardeux par décret divin”, “un mort-né de clairvoyance”, “un délirant soucieux d’objectivité” ou bien “un furieux par métaphore”.

Si ironique qu’il soit à son propre égard, Cioran modère et fait valoir son pessimisme, par la vivacité de son style. Cet écrivain roumain, venu par décision personnelle à la langue française, est d’abord un extraordinaire styliste. Économe et rapide, son écriture est particulièrement vigoureuse, autant que désespérée. Ce n’est, d’ailleurs, pas là l’unique paradoxe de ce pessimiste rieur, dont la pensée sans illusions s’exprime brillamment en français.

Ses ouvrages les plus représentatifs sont: Précis de décomposition - essai (1949), Syllogismes de l’amertume – essai (1952), De l’inconvénient d’être né – essai (1973), Exercices d’admiration – recueil d’essais et de portraits (1986), La transfiguration de la Roumanie – essai, traduction du roumain, Sur les cimes du désespoir – essai, traduction du roumain (1934), Aveux et anathèmes (1987).

PRÉCIS DE DÉCOMPOSITION

Premier ouvrage écrit par Cioran en français, l’essai pose d’emblée avec netteté les principaux thèmes de sa réflexion: critique des prétentions et conscience de la misère fondamentale de la créature humaine, sentiment de vivre à une époque où l’homme est tout entier dominé par ses désirs et son affectivité, gout de la solitude et du retrait du monde.

En ces textes, généralement courts, Cioran multiplie les angles d’observation, arrivant chaque fois à un même malaise fondamental. Il procède à la manière d’un chimiste, qui prélève différentes parcelles d’un corps, afin de les examiner au microscope et d’en élaborer la formule. Ces prélèvements ont toujours une composition de nature morale: ils sont le fanatisme, la frivolité, le renoncement, l’orgueil, la déception. Pour Cioran, la créature humaine est foncièrement misérable e l’univers entiers la dédaigne. C’est pourquoi, ce même univers nie (interdit) à l’homme sa vérité et ses trésors.

“La misère n’est pas un état transitoire; elle coïncide avec la certitude que quoi qu’il arrive, vous n’aurez jamais rien, que vous êtes né en deçà du circuit des biens, que vous devez combattre pour respirer, qu’il faut conquérir jusqu’à l’air, jusqu’à l’espoir, jusqu’au sommeil.” (Précis de décomposition)

La condition de l’homme a été et elle restera toujours profondément misérable: “Pour les indigents de toujours, la misère est comme un excitant qu’ils auraient pris une fois pour toutes, sans possibilité d’en annuler l’effet; ou comme une science infuse qui, avant toute connaissance de la vie, en aurait pu décrire l’enfer.” (Précis de décomposition)

SYLLOGISMES DE L’AMERTUME (1952)

Pour définir le mot, “syllogisme” (provenant du grec “syllogismos”;  syn = avec, logos = discours, parole) est un raisonnement qui contient trois propositions: la majeure, la minore et la conclusion. La conclusion doit être déduite de la majeure, par l’intermédiaire de la mineure. Exemple: 1) Si tous les hommes sont mortels (majeure)

2) Si tous les Grecs sont des hommes (mineure)3) Donc, tous les Grecs sont mortels (conclusion)

Donc, au sens premier, un “syllogisme” est un raisonnement déductif rigoureux. Lorsque Cioran intitule son recueil Syllogismes de l’amertume, il veut souligner, plutôt que sa rigueur logique, l’espèce de jeu formel vers lequel entraine son pessimisme. Les formules frappantes et les paradoxes se multiplient sous sa plume.

Lorsque Cioran écrit “Le réel me donne de l’asthme”, il pratique, en désespéré, cet art volontaire, bien-connu du mot d’esprit.

L’amour, la musique, l’histoire, la philosophie, la religion, l’écriture littéraire sont, tour à tour, l’objet de ses coups de scalpel, qui visent à amputer la créature humaine de son autosatisfaction et de ses certitudes confortables.

Voici quelques-uns de ses syllogismes les plus célèbres et les plus frappants: - (philosophie) “L’histoire des idées est l’histoire de la rancune des solitaires.” - (comportement hypocrite) “Nous nous retranchons derrière notre visage; le fou se trahit par le sien.” - (bêtise, optimisme) “L’idiot seul est équipé pour respirer.” - (musique) “Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter.”

(absurde) “Ce qui nous distingue de nos prédécesseurs c’est notre sans-gêne à l’égard du Mystère; nous l’avons débaptisé: ainsi est né l’Absurde.”

LA TRANSFIGURATION DE LA ROUMANIE

Il s’agit d’un essai de grandes dimensions, consacré à des idées philosophiques, historiques, sociales, politiques, suivis d’images prophétiques concernant le pays d’origine de Cioran.

Pour Cioran, le complexe de sa nationalité roumaine et lié à ce qu’il appelle “la tragédie des petites cultures”. Il a la conscience douloureuse d’appartenir à une telle “petite culture”, qui n’est pas petite par manque de valeurs, de génie ou d’idées, mais qui n’a jamais eu et n’aura jamais accès au rang des “grandes cultures” européennes ou universelles, à cause du rôle de moindre importance, même insignifiant, joué par la Roumanie dans le contexte mondial.

Du point de vue de Cioran, seules les “grandes nations” sont susceptibles d’engendrer de grandes cultures; ce sont les peuples qui, selon Cioran, “disposent, jusqu’à l’hypertrophie, d’un instinct historique (…), d’un élan illimité de déborder sur les autres”. Tout peuple s’étant forgé un grand destin, “a coupé le monde en deux et s’est constitué lui-même en son axe”.

L’histoire, la vraie, se limite, pour Cioran à quelques nations: l'Égypte, la Grèce et la Rome, dans l’Antiquité, et la France, l’Allemagne, la Russie et le Japon, dans l’histoire moderne et contemporaine. Chaque “grande culture” doit avoir “une mission messianique”, c’est-à-dire mener des guerres, faire des révolutions; “elle agit sur le destin des autres de façon décisive”, en modifiant le destin de l’humanité.

La caractéristique des “petites cultures” que Cioran appelle “formations périphériques du devenir”, c’est la labilité, dont les origines se trouvent dans leur “essence déficiente”. Il se demande avec amertume, dans une interrogation rhétorique: “Que signifient dans l’Univers, la Suède, le Danemark, la Suisse, la Roumanie, la Bulgarie, l’Hongrie, etc. ?” Les petites cultures n’ont, selon Cioran, “aucune valeur, que dans la mesure où elles essaient de vaincre leur loi, de se délivrer d’une condamnation qui les fixe dans la chemise de force de l’anonymat.”

Les Roumains, semble-t-il, n’ont jamais eu de destin grandiose, car ils n’ont jamais mené de vraie guerre, ni fait de véritables révolutions; ils ont seulement subi des invasions et n’ont fait que des révolutions “nationales”.

La guerre, selon Cioran, doit être “nationale et indirectement sociale”, alors que la révolution doit être “sociale et indirectement nationale”. Chez les Roumains tout est à l’inverse: “on est national, quand on ne peut être international”.

Pour Cioran, l’appartenance à une petite culture est un “handicap tragique” qui découle, non seulement d’une position géographique ou d’une fatalité historique, mais aussi

et surtout d’une impuissance psychologique de notre peuple, qui parait dépourvu de “vocation messianique”.

Dans le cas de cet écrivain, foncièrement pessimiste, il ne s’agit pas d’une disparition progressive de l’idée de nationalité, mais de l’effondrement de tout un mythe, conçu par un jeune homme pur et un peu naïf, élevé dans la famille d’un prêtre orthodoxe, dans un village pittoresque de la Transylvanie, âme simple et pure, qui a, tout d’un coup, la révélation de la marginalité de son peuple, “sans vocation messianique”. Si Cioran choisit la voie de l’exil, quittant son pays natal, c’est pour ne jamais jeter de regard en arrière. Il emmène dans le plus profond de son âme, voire dans son subconscient, toute la tristesse de son peuple, la nostalgie de son village de Răşinari, son paradis perdu, d’où il se sent comme chassé, qu’il ne parvient pas à oublier et par lequel il sera hanté toute sa vie.

Cioran ne renie pas ses origines, mais il vit d’une façon…un peu irresponsable. Il n’a pratiquement jamais connu d’autre façon de vivre: il est un égoïste absolu, il réduit tout à soi-même, il se ne rapporte et ne se mesure qu’à soi-même, à cause de sa personnalité curieuse, se don esprit bizarre, parfois cynique et de son pessimisme destructif, nihiliste.

Sa philosophie entière semble construite en contrepoint par rapport à celle d’un autre penseur roumain, Petre Ţuţea. Ce dernier, tempérament sanguin et optimiste, conçoit tout dans une perspective constructive. Quant à Cioran, il est profondément destructif. Ţuţea ordonne ses idées dans un système cohérent, logique; Cioran hait l’idée même de système et l’ordre lui répugne. Ţuţea croit, en dépit de toute évidence, à un avenir meilleur pour la Roumanie, à la capacité des Roumains de renaître de leurs cendres, comme l’oiseau Phoenix. Cioran ne croit plus à rien, ni à la possibilité d’une renaissance de son pays d’origine, ni à un éventuel revirement de sa nation. Si Ţuţea est un croyant fervent, Cioran va jusqu’à nier l’existence de Dieu (bien que son père fût prêtre).

Le pessimisme de Cioran, noir et désespéré (Sur les cimes du désespoir), naît, d’un part, de sa constitution psychique (côté inné) et, de l’autre, de la perte de toutes les valeurs traditionnelles, sacrosainte-saintes, auxquelles il a cru jadis (côté acquis). Mais il y a aussi une troisième source de son pessimisme: il est un esthète, féru de perfectionnisme; son désespoir est donc un de nature esthétique. Il hait les demi-mesures et l’imperfection. Il parvient donc à un type de nihilisme total, par rapport auquel la célèbre phrase de Nietzsche “Dieu est mort” ne semble qu’une timide tentative de rébellion. Cioran se sent dans son âme un déshérité, comme tous les humains d’ailleurs, né sous le signe d’une étoile malheureuse, la Roumanie donc faisant partie de cette catégorie qu’on appelle, selon un syntagme déjà célèbre, “les enfants d’un Dieu plus petit”.

COURS NO. 14

LES TENDANCES DES ANNÉES ’80-’90

UN NOUVEAU CONTEXTE

La crise économique des années ’70 débouche sur l’élection du candidat de la Gauche unie, François Mitterrand, à la présidence de la République, en 1981. L’espérance que la population place dans ce changement politique, amène à l'Assemblée Nationale une large majorité de gauche. C’était “l’état de grâce”.

Reforme des régions, abolition de la peine de mort, nationalisation de grands groupes bancaires et industriel, abaissement à 39 heures de la durée hebdomadaire du travail, cinquième semaine de congés payés, la mise en œuvre du “programme commun” par le gouvernement de Pierre Mauroy – tout se traduit par d’importantes reformes.

Mais, le nombre de chômeurs continue de croitre; il atteint, pour la première fois, le nombre de 2 millions, à la fin de 1981. Les gouvernements suivants, ceux de Laurent Fabius et de Jacques Chirac (ce dernier par l’expérience nouvelle de la “cohabitation”, après la victoire de la droite aux élections législatives, en 1986), puis celui de Michel Rocard, après la réélection de Mitterrand, inaugurent une étape nouvelle de la vie politique française, qui se caractérise par la difficulté croissante de la majorité et de l’opposition à affirmer leur identité respective. La complexité des problèmes posés (chômage, éducation, immigration, racisme) et celle des enjeux internationaux de l’économie moderne rendent caducs, en grande partie, les nets partages idéologiques du passé.

Dans ce contexte, la révolution technique se poursuit (en France, comme ailleurs) et des produits et des services nouveaux ne cessent d’apparaitre sur le marché. Les mass-médias se multiplient, informatique et télématique apportent leurs concours à la reprise de l’économie.

C’est le temps du minitel et du télécopieur, du “jogging”  et des clubs de vacances, des jeux électroniques, des “fast-foods” et du “High Tech”. C’est aussi le temps du “clip”, du “spot” et du fragment, de l’onirisme et du désir. Un nouvel individualisme se fait jour, dans la prodigieuse accélération des modes et la confusion générale des pensées.

HORIZON 2000

L’an 2000 fut longtemps un horizon mythique de la SF, peuplé de robots, des soucoupes volantes et de Martiens. Or, nous sommes déjà à sa porte. Sans jouer au prophète, ni faire preuve de millénarisme, il nous faut bien reconnaître l’importance de ce rendez-vous symbolique. La seconde moitié du XXe siècle avait débute par la mort de Staline (en 1953) et elle verra, vers son final, la chute du mur de Berlin (en 1990), deux événements symboliques, deux moments-clé de l’histoire moderne. La fin du XXe siècle apparaît donc comme le temps

des “prises de conscience” et des tentatives de synthèse, comme il est déjà un temps du scepticisme, du désengagement et du vertige.

De nouvelles préoccupations se font jour: résorber les déséquilibres entre pays riches et pays pauvres, construire une véritable Europe, préserver les ressources naturelles et l’environnement, en luttant contre toutes les formes de pollution, déjouer les menaces de la puissance informatique, qui pourraient entraver la liberté, assurer au plus grand nombre de citoyens une culture qui leur permette à la fois de s’insérer dans la société et de pouvoir garder et affirmer l’esprit critique vis-à-vis de cette même société.

LA POST-MODERNITÉ

Largement dominée par les médias, la vie intellectuelle des années 1980-1990 est, à maint égards, confuse. À l’ancien mot magique de “modernité” l’on substitue désormais une autre parole ensorcelante – le “post-modernisme”.

Que signifie, au juste, le post-modernisme ? Tandis que la “modernité” fut toujours perçue dans l’histoire de l’art et de la littérature comme un temps de querelle, entre certains “Anciens” et certains “Modernes”, la postmodernité est un moment curieux, où il semble que toutes les formes aient été tour à tour exploitées et rejetées, pour laisser place à la répétition et à la parodie.

À propos de cette période postmoderne, le philosophe Gilles Deleuze écrit: “C’est une période très faible, une période de réaction”. Le sociologue George Balandier définit le post-modernisme en termes de ”repli”, de “désabusement”, de “paganisme quotidien” et de “valorisation de l’instant”. Ces gens-là constatent que les avant-gardes révolutionnaires, qui plantaient leurs drapeaux sur les barricades en 1968, se sont embourgeoisées. Elles utilisent désormais leur “rupture” comme un capital. Ou comme un “look”. Il n’y a plus grand-chose à transgresser, à disloquer, à déstructurer. La post-modernité est donc une modernité sans conflit, sans révolte véritable, sans aventure. Elle ne fait que d’accuser le vieillissement de la civilisation occidentale. Plutôt que de créer du nouveau, l’artiste joue, dès lors, à décomposer et recomposer ce qui existe déjà. Il devient soit le metteur en scène de son héritage, soit son conservateur, ou encore, son démolisseur. Il procède par citations ou plagiats. Il joue aussi bien avec les œuvres du passé qu’avec les signes de la consommation de masse. Il écrit pour une société de la consommation et du gaspillage, de la prodigalité. Il applique ses efforts à désacraliser l’art. Selon le sociologue Jean Baudrillard, “le jeu citationnel” peut être reconnu comme “une forme pathologique de la fin de l’art, une forme mièvre”.

L’art est ainsi arrivé à “négocier indéfiniment sa propre disparition”.

LES ENJEUX DE LA POST- MODERNITÉ

Grand nombre d’intellectuels se sont appliqués à “diagnostiquer” et à décrire ce nouveau “malaise”.

Aux États-Unis, la philosophe Hannah Arendt avait parle de ce phénomène dès les années ’50, dans don essai Crise de la culture. Sur le même sujet écrivent Gilles Lipovetski,

dans ses récents “essais sur l’individualisme contemporain” (sous-titre de), L’ère du vide (1983), ou Alain Finkielkraut, dans La défaite de la pensée (1987).

Il semble que, dans la France intellectuelle des années 1980-1990, deux grandes tendances s’affrontent. Certains, pour la plupart des sociologues sont partisans du “tout-culturel ”; ils affirment que le cinéma, la pub, la bande dessinée et le clip vont prendre la relève de l’art et qu’il ne reste plus qu’à transformer les œuvres du passé en objets de consommation. D’autres, au contraire, s’attachent à maintenir, contre vents et marées, la primauté de la création, notamment dans la littérature. C’est le cas de Danielle Salenave, qui affirmait, dans un article de la revue Le monde (du 11 mai 1990): “Ce qui est en jeu aujourd’hui c’est ceci: laisserons-nous les sciences sociales réduire l’expérience littéraire la plus haute que l’homme puisse faire, avec celle de l’amour, à des sondages concernant nos loisirs, alors qu’il s’agit du sens de notre vie ?” C’est le tour aux écrivains et à leurs lecteurs de répondre à cette question difficile; car une nouvelle définition de la culture et de l’art est en jeu dans ce débat.

De cette époque de crise l’on retiendra surtout qu’elle offre à l’art une occasion sans précédent de réfléchir sur son origine et sur son sens.

Gilles Lipovetski écrit, dans L’ère du vide : “Apparue au cours de la dernière décennie sur la scène artistique et intellectuelle et n’échappant pas du tout à un effet de “mode”, la notion assurément équivoque de post-modernisme présente cependant l’intérêt majeur, par rapport aux déclarations, toujours fracassantes, de la énième nouveauté “décisive”, d’inviter, au contraire, à un retour prudent à nos origines, à une mise en perspectives historiques de notre temps, à une interprétation en profondeur de l’ère dont nous sortons partiellement, mais qui, à bien des égards, continue son œuvre, n’en déplaise aux hérauts naïfs de la coupure absolue”.

LA CONFUSION DU LECTEUR

En cette fin de siècle, par vagues régulières, les livres déferlent, à une rythme toujours plus accélère, sur les rayons des librairies. L’édition prospère, elle a ses saisons et ses “poussées de fièvre”: l’équinoxe d’automne des prix littéraires, le solstice d’été des “romans de plage”. De même, les médias, avec une frénésie accrue, allument des gloriettes éphémères…

Dans un tel contexte, quelles chances le lecteur conserve-t-il de discerner les œuvres véritablement nouvelles, exigeantes et aventureuses ? Il choisira, sans doute, celles qui l’aideront à mieux se connaitre et à mieux déchiffrer le monde compliqué qui l’entoure.

LA GÉNÉRATION NOUVELLE

À quelques exceptions près, la génération nouvelle qui apparait et s’impose dans les années ’80 est née dans l’après-guerre. Son adolescence a été marquée par les événements de mai ’68, qu’elle a observés plus qu’elle n’y a participé.

Troublée, dépourvue de repères, cette génération a assisté à la mise en cause du système de valeurs qui avait contribué à son éducation. Elle s’est retrouvée prise dans la prodigieuse accélération de ce demi-siècle, dont il lui faut assimiler rapidement les enjeux et les mutations.

Sur le plan culturel, elle fit l’épreuve de ces mêmes transformations: elle reçut au collège et au lycée un enseignement autoritaire et classique, puis elle découvrit, à l’université, le marxisme, la psychanalyse, le nouveau roman, le structuralisme et “le plaisir du texte” de Roland Barthes (1973).

Cela signifie que cette génération a laissé à ses ainés le soin des barricades et des avant-gardes. Ses préoccupations sont ailleurs. Peut-être, dans la quête d’une impossible synthèse entre l’ancien et le nouveau, entre le “vertige” et la tradition. Pour entreprendre sa quête, elle s’en remet à l’étude de l’œuvre, au souci de la langue et non pas à la théorie.

Sans doute, les œuvres les plus originales sont nées là où les écrivains ont permis à de nouvelles formes de s’inventer, comme résultat du désarroi et dans un parfait dédain des “à priori” théoriques.

L’AVENTURE DE L’ÉCRITURE

Là où l’on employait le mot “style” jusqu’au milieu du siècle, on parle désormais d’écriture. Roland Barthes avait consacré ce terme dès années ’50, mais les auteurs de la décennie ’80-’90 semblent l’entendre d’une manière plus radicale et plus subjective. L’écriture est, pour eux, l’espace d’un travail, un objet de haine et d’idolâtrie à la fois, un lieu de souffrance et d’amour ou un territoire où se joue pour chacun le drame de son identité. Avant, à son style, on identifiait un auteur. Maintenant, par son “écriture” on définit l’aventure d’un écrivain.

En adoptant ce terme d’écriture, la littérature se situe résolument au-delà du partage des genres. Elle est perçue comme le lieu d’une exigence, d’une espérance et d’une expérience singulière. La génération “déniaisée” qui prend la plume à la fin du siècle ne peut se contenter de raconter joliment des histoires; il lui faut rendre un sens à l’acte même d’écrire.

RETOUR DU RÉCIT

Au long de cette décennie, on assiste néanmoins, dans le domaine de la prose, à un retour en grâce du récit et de la fiction. Ceux-ci ne sont plus admis comme “d’artificielles et gratuites constructions divertissantes” (telles que les avaient fustigées les Nouveaux Romanciers), mais comme l’animation de l’univers imaginaire, où il serait possible de chercher et de retrouver le sens du monde. Danielle SALENAVE écrit à ce propos: “En revenir au récit c’est renouer avec la tradition innombrable des récits, par lesquels l’homme tente de donner figure à son expérience et d'avenir comme sujet dans le monde… C’est redécouvrir la fonction philosophique, éthique, métaphasique du récit”.

Le véritable sujet du roman tel que l’illustre, par exemple, Milan Kundera est de “méditer sur l’existence”, surtout à un moment de l’histoire où la philosophie ne parait plus à même d’interpréter l’homme et le monde dans leur complexité.

Dans le domaine romanesque, il faut noter quelques noms:François BON (né en 1953), ingénieur de profession, appartenant au groupe de

jeunes romanciers découverts par les Éditions de Minuit. Ses romans - Sortie de l’usine (1982), Limite (1985), Le crime de Buron (1986) ou Décor ciment (1988) – sont tournés vers le réel contemporain, dans ses expressions les plus violentes (chômeurs, vagabonds, population ordinaire des immeubles de banlieue).

Jean ÉCHENOZ (1948-), sociologue de formation, est un héritier de Giraudoux et de Queneau, influencé par la bande dessinée et les récits d’aventure. Ses romans – Le méridien de Greenwich (1979), Cherokee (1983), L’équipe maltaise (1986), Lac (1989) – s’apparentent au roman policier orné d’éblouissantes métaphores et ellipses. Ils ressemblent aussi au polar-roman et roman d’espionnage, mais c’est une parodie insidieuse de ces genres.

Patrick GRAINVILLE (1947-) est l’auteur d’une écriture “baroque” et flamboyante comme le titre de son roman qui lui valut le prix Goncourt, Les Flamboyants (1976), où il donne libre cours à ses rêves, obsessions, désirs, dans une vitalité et verve opposées au classicisme. Comme dans l’épopée primitive, ses romans – La Diane rousse (1978), La caverne céleste (1984), L’atelier du peintre (1988) ont une allure de quête initiatique, car la violence du désir, la puissance des fantasmes et l’appétit des métaphores, conduisent le romancier et ses personnages à inventer un autre monde, plus riche et plus coloré que le réel, bien que légèrement délirant.

LE LYRISME

Dans le domaine poétique, un certain renouveau du lyrisme se fait jour. Les poètes qui apparaissent dans cette décennie sont soucieux de “dire le réel” qui les entoure, de ranimer d’anciennes formes versifiées ou d’entremêler la poésie au récit. Ils s’éloignent donc des préoccupations de leurs aînés immédiats qui étaient plutôt fascinés par la blancheur de la page et par l’impossibilité du lyrisme. Des poètes comme Jaques Réda, Pierre Oster, Jean-Pierre Lemaire et Guy Goffette renouent avec l’expression subjective, sensible et musicale. Mais il ne s’agit pas de revenir aux valeurs de “l’expression” chères aux Romantiques, ni à la musicalité des Symbolistes. Si l’on y regarde de près, la subjectivité à laquelle prêtent leurs voix ces écrivains est bien plus précaire et plus aléatoire que celle de la génération romantique.

Si le poète s’exprime, c’est en laissant aux choses du monde le soin de parler en son nom. Il s’agit moins alors de “théâtraliser” des sentiments ou de développer des “chants bucoliques”, que de tenter d’appréhender, en peu de mots et avec justesse, une essentielle précarité.