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Mélanges cliniques II

EDITORIAL........................................................................................................................................................... 3 Christian Vereecken......................................................................................................................................... 3

MELANGES CLINIQUES .................................................................................................................................... 4 Visée, limite et impasses de l’interprétation Pierre Malengreau ..................................................................... 4 Mhystérie Yves Baton ....................................................................................................................................... 9 La névrose obsessionnelle dans les premiers textes de Lacan Alfredo Zénoni .............................................. 12 A propos d’un cas dit de perversion transitoire Maurice Krajzman.............................................................. 16 Lacan lecteur de Gide Philippe Hellebois ....................................................................................................... 19 Les fantasmes de l’hystérique ou l’hystérie du fantasme Paul Verhaeghe..................................................... 24

DOCUMENT ....................................................................................................................................................... 33 Une référence de Lacan .................................................................................................................................... 33

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EDITORIAL Christian Vereecken

Nous présentons pour la seconde fois à nos lecteurs un recueil intitulé Mélanges cliniques. On sait que dans le répertoire des solennités académiques, il est d’usage de composer un volume intitulé Mélanges quand un éminent professeur fête quelque anniversaire, occasion pour ses élèves et ses amis de faire état de ce qui leur tient particulièrement à cœur. Nous n’avons pas besoin d’une circonstance aussi solennelle pour demander à chacun de pousser sa chansonnette. Au lecteur de dire si le programme est discordant ou si quelque accord s’en dégage, malgré l’absence ici voulue d’un thème directeur qui rende l’appréciation plus aisée, bref si le mélange ne tourne pas à la confusion.

On remarquera que notre rubrique Bibliothèque est plus fournie qu’à l’ordinaire. C’est que plusieurs de nos collaborateurs se trouvent voisiner sur l’étagère des librairies. C’est un autre genre de voisinage que celui qui prévaut dans une publication comme la nôtre, et de celui-là nous ne pouvons encore rien dire, nous ne pouvons qu’en attendre les effets en retour, mais il était évident que nous nous devions de faire une place au compte rendu de leur démarche. Souhaitons que ce prolongement soit l’occasion d’une réflexion plus suivie sur ce que Lacan a dénoté de l’appellation de « poubellication », et de la façon dont un psychanalyste a à s’y orienter, étant bien entendu que la psychanalyse résulte de la promotion de ce qu’auparavant on jetait à la poubelle.

CHRISTIAN VEREECKEN.

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MELANGES CLINIQUES Visée, limite et impasses de l’interprétation Pierre Malengreau

Je partirai d’une formule : pas d’interprétation psychanalytique sans psychanalyste. Cette formule, simple apparemment, délimite d’emblée mon propos. Je vous parlerai de l’interprétation telle qu’elle opère dans une psychanalyse, et ce du fait du psychanalyste. Tout autre serait un exposé qui tenterait d’élaborer devant vous une conception de l’interprétation, d’élever l’interprétation au rang de concept. Les philosophes, les critiques littéraires, les musicologues et d’autres s’y sont essayés avec des fortunes diverses. On parle aisément d’interprétation philosophique, littéraire, musicale, comme si tous ces adjectifs n’avaient d’autre portée que de spécifier le terme « interprétation » pris par ailleurs dans une acception universelle. Or vous savez combien Lacan s’est interrogé sur ce qui pouvait bien soutenir un teI espoir d’universalité. C’est même ce qui quelquefois s’explicite dans les demandes de nos analysants, d’être enfin comme tout le monde, normaux.

Référer l’interprétation à l’acte du psychanalyste en réduit considérablement la portée, cela ramène l’interprétation à l’expérience même d’une psychanalyse, à ce qui se passe dans une psychanalyse, avec tout ce que cela suppose de rencontre entre un sujet et disons, quelque chose de particulier, quelque chose qui le particularise, et dont l’analyste se fait le support. Evidemment, quand un analysant vient nous trouver, ce n’est pas tout à fait cela qu’il attend du psychanalyste. Il attend que quelque chose change dans sa vie : ses symptômes, sa sexualité, son travail, c’est-à-dire tout ce qui lui rappelle, plutôt douloureusement, que la rencontre entre les hommes et les femmes est toujours une rencontre manquée. Il porte au devant de la scène son manque, il se présente comme identifié à une perte, comme unifié par elle. Il attend de nous que nous venions par le savoir qu’il nous suppose, faire de sa castration un simple accident de parcours. Il attend du psychanalyste un savoir qui vienne répondre à ce qui lui manque, un savoir qui vienne prendre le relais de sa souffrance, un savoir « unificateur ». Or c’est tout autre, chose qui risque de lui arriver s’il confirme son espoir de changement. Il risque de rencontrer dans son analyse, non pas un savoir, mais son être. En

d’autres termes, ce qui risque de changer, je dirais même ce qui doit changer, c’est lui-même, et donc tout aussi bien le rapport qu’il entretient comme sujet avec ce qui soutient les demandes qu’il adresse au psychanalyste. Mais là, soyons attentifs. Ne nous laissons pas porter par l’opacité des concepts. A se gausser d’être, nous risquons fort bien d’en faire un savoir de plus. Alors, l’être du sujet, qu’en est-il ?

L’être du sujet.

Pour partir d’une référence simple et ferme, l’être du sujet représente, disons, la réponse ultime qu’il s’est forgé au cours de son histoire, par rapport au désir de l’Autre. C’est ce quelque chose qui assigne un sujet à une certaine place, par rapport à l’impossibilité dans laquelle il se trouve d’avoir le dernier mot quant au désir de l’Autre. Il y a dans le sexe, dans le rapport entre les hommes et les femmes, quelque chose qui se refuse au savoir, un impossible à dire, un réel. Le réel n’est d’ailleurs rien d’autre que cette impossibilité du signifiant à rendre compte du sexuel. C’est même ce qui lui confère à l’occasion son pouvoir d’horreur. L’être du sujet représente, pour dire les choses plus rigoureusèment, le signal, le reste, le résidu de ce qui, dans la réalité sexuelle, se refuse au savoir. Il est ce qui à la fois préserve et organise la rencontre avec le réel. Il est ce qui à la fois arrime le sujet et lui permet d’alléger, voire d’éluder ce qui le divise par rapport au réel. L’être du sujet serait ainsi à prendre comme un signal de ce qu’il ne nous est pas possible d’aborder le réel sans détours, sans artifices ; mais il s’agit alors d’un signal bien particulier, puisqu’il a l’inconvénient de revenir toujours à la même place, de fixer le sujet dans une certaine répétition. Il est de ce fait organisateur de jouissance. C’est ce que Lacan nomme l’objet (a) tel qu’il s’arrime au sujet dans le fantasme. La névrose à cet égard n’est rien d’autre que la manière dont un sujet soutient son être dans son rapport à l’Autre, et au prix notamment de son symptôme. Alors évidemment, amener un sujet à ce point de repérage, ça peut avoir un certain nombre d’effets, d’angoisse notamment, mais aussi de guérison.

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L’interprétation psychanalytique s’inscrit dans cette visée : lever l’hypothèque que ce recours à l’être fait peser sur l’existence d’un sujet. Lever l’hypothèque, c’est-à-dire payer du prix de son être la possibilité de pouvoir « faire avec » le réel, « faire avec » plutôt que de s’en défendre. Dès lors, lorsque je dis qu’il n’y a pas d’interprétation psychanalytique sans psychanalyste, c’est d’abord ceci que je veux ici signifier : l’interprétation psychanalytique se spécifie de ce qui se passe dans une cure, et donc aussi de ce qui y est visé, une mutation subjective, une modification de ce qui particularise pour un sujet sa réponse au réel. Cette mutation passe par l’expérience d’une rencontre. « Aucune praxis plus que l’analyse n’est orientée vers ce qui, au cours de l’expérience, est le noyau du réel » 1. Le réel est ce que nous sommes toujours appelés à rencontrer, et qui en même temps ne cesse de se dérober. La rencontre avec le réel est à cet égard toujours une rencontre manquée ; nous n’y avons pas accès immédiatement, sans médiation. C’est pourquoi il peut être dit traumatique, « troumatique » ; il est ce qui troue et fait objection au « tout savoir ». Cette expérience de la tuchè est donc pour nous essentielle, et ce d’autant plus que c’est aux modalités d’évitement, d’aménagement de cette rencontre que nous avons à faire dans une analyse.

L’acte du psychanalyste.

Ma formule de départ, pas d’interprétation psychanalytique sans psychanalyste, m’amène à faire une deuxième remarque. L’interprétation est ce qui opère une mutation subjective dans la cure, du fait du psychanalyste. Elle se spécifie de ce qui se passe dans une psychanalyse en tant que l’analyste y est partie prénante. Ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’interprétation psychanalytique hors transfert. Qu’en est-il dès lors, côté analyste, de cette rencontre avec le réel ?

Pour l’analyste, ce réel peut s’aborder de différentes façons. Il s’agit tout d’abord d’un réel dont il est exclu. C’est par exemple le partenaire de son patient, l’autre, celui qui n’est pas là. La jouissance de cet autre qui n’est pas là en analyse, a fonction pour l’analyste de réel : il ne peut rien y faire. Mais être 1

J. Lacan, Le Séminaire, Livre Xi, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964), p. 53.

exclu, c’est quand même une forme de relation. Un analyste ne peut en aucun cas se confondre avec Ponce Pilate. Pas d’analyste aux mains propres. Il est clair que l’analyste ne peut être une simple caisse de résonance de la parole de l’analysant, un lieu vide ou un lieu d’inscription de cette parole. D’autre part, il est un réel de l’analyste que chaque psychanalyse nous montre ; à travers la succèssion des sens qui se produisent, l’analysant finit toujours par rencontrer quelque chose qui concerne l’analyste, mais c’est tout aussi bien quelque chose qui se répète pour l’analysant. Je choisirai, quant à moi, de déployer cette rencontre avec le réel côté analyste, à partir de la question suivante : quelle révision, quelle rectification du devoir de l’analyste dans l’interprétation nous impose la prise en compte du réel ? Cette question inaugure le séminaire XI, et témoigne d’une tension interne à l’interprétation elle-même. En quoi d’opérer avec du signifiant est-il susceptible de modifier pour un sujet son rapport au réel ? Le commentaire de deux énoncés de Lacan va me guider dans l’abord de cette question. Le premier est tiré du séminaire XI et nous apporte plusieurs indications. « L’interprétation n’est pas ouverte à tous les sens. Elle n’est point n’importe laquelle. Elle est interprétation significative, et qui ne doit pas être manquée. Cela n’empêche pas que ce n’est pas cette signification qui est, pour l’avènement du sujet, essentielle. Ce qui est essentiel, c’est qu’il voit, au-delà de cette signification, à quel signifiant – non-sens, irréductible, traumatique – il est, comme sujet, assujetti » 2. La seconde citation est la suivante « L’effet de sens exigible du discours analytique n’est pas imaginaire, il n’est pas non plus symbolique il faut qu’il soit réel » 3. Dix années d’enseignement parent ces deux énoncés ; c’est dire qu’ils ne font pas réponse aux mêmes difficultés. Je tenterai seulement de montrer ici en quoi la seconde formule répond à ce qui, dans la première, fait difficulté.

Effet de sens.

Une première remarque se dégage de ces deux énoncés. L’interprétation psychanalytique se spécifie de l’effet de sens qu’elle produit au moyen du signifiant. Elle produit un effet de sens, et cet effet de sens n’est pas quelconque. Produire un effet de sens, c’est d’abord faire vaciller la signification, ou encore l’image que le sujet a de sa propre demande.

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Ibid., p. 226. 3

J. Lacan, Le Séminaire, R.S. I, séance du 11 février 1975, in Ornicar ? 4.

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A cet égard, l’interprétation lève les certitudes significatives et appose sur les significations constituées le sceau du signifiant. Interpréter, « ce n’est pas comprendre, ni faire comprendre, mais au minimum faire, dans le cadre de l’expérience, intrusion de signifiant » 4. L’effet de sens est ce qui se produit par le retour qu’effectue le signifiant sur les significations constituées. I/y a du fait du signifiant, mise en péril, vacillation des repères significatifs dont se pare le sujet. L’effet de sens produit une division là où le sujet tente de s’unifier sous les significations qu’il nous présente, sous les demandes qu’il nous adresse. Mais dans un même mouvement, faire intrusion de signifiant, c’est aussi articuler la suite des sens aux signifiants auxquels le sujet est assujetti ; le signifiant est alors reprise du sens, ou encore ce qui empêche le sens de s’éparpiller à tout vent. En d’autres termes, l’effet de sens est une opération qui concerne le sujet et nous indique un des versants de sa constitution. Ce qui le représente, c’est ce qui se présentifie dans l’effet de sens, à savoir l’inscription du sujet comme signifié de la relation signifiante. Ce n’est qu’un versant de sa constitution, et nous verrons qu’il ne peut suffire, sauf à réduire l’effet de sens à la production d’un savoir.

La reprise d’un fragment de cure 5 vient ici supporter mon questionnement. Une patiente me rapporte un rêve dans lequel intervient l’énoncé suivant : « mon mari accroche des robes dans l’armoire ». Les repères biographiques qui accompagnent son rêve lui font dire que la signification de ce rêve est « claire et nette ». Devant la certitude qu’elle allègue, j’interviens en lui faisant remarquer que « ce rêve est trop clair pour être honnête ». La suite des associations m’amène à demander : « pourquoi des robes ? ». La vacillation de sa certitude se trouve d’emblée connotée par un « je ne comprends pas ce que vous voulez me dire », et puis par le souvenir d’un autre rêve : « je suis avec un homme, mais il ne me regarde pas ». Se révèle alors dans l’après-coup l’équivocité signifiante du « des robes – dérobe », ce qu’elle confirmera plus tard par un souvenir, puis par acting-out, le tout ponctué répétitivement par un «, je ne comprends pas ». S’énonce ainsi avec évidence un effet d’interprétation, qui pourtant n’a pu se repérer qu’après-coup. C’est comme cela que ça se présente : le lieu d’où s’énonce l’interprétation exclut pour l’analyste qu’il en soit d’une quelconque

4 J.-A. Miller, Transfert et interprétation, in Actes de l’ECF, 6.

5 In Quarto n°19.

façon le maître. L’interprétation n’est pas l’exercice d’un pouvoir, ni l’application d’un savoir. Il est impossible à l’analyste, comme pour quiconque, de prévoir l’effet de sa parole. Dans ce fragment, nous avons à la fois la levée d’une certitude par équivocité signifiante, et l’expérience d’une perte par laquelle cette analysante se positionné comme sujet barré, divisé. Elle l’est même à un double titre : divisée en tant que confrontée à quelque chose qui échappe à sa compréhension, et divisée aussi en tant que confrontée dans un acting-out à ce qui, du regard de l’autre, vient l’interpeller (5).

Alors évidemment, ce qui vient maintenant, c’est une question : qu’est-ce qui nous permet d’isoler comme signifiant « des robes – dérobe » ? D’abord il faut remarquer qu’il y a dans ce terme quelque chose de fondamentalement ambigu, de glissant ; ça pourrait tout aussi bien ne pas s’arrêter. La question qui se pose est ici de savoir si la production de n’importe quel effet de sens suffit à faire preuve d’interprétation ? Car tout compte fait, son interprétation vaut bien la mienne. Une chaîne signifiante, pourvu qu’elle soit grammaticale, engendre toujours une signification. Elle engendre n’importe laquelle 6. Et nous savons fort bien qu’un peu d’habilité langagière nous permet de donner à une phrase, à un mot, toutes les significations que nous voulons. On peut ainsi produire une infinité de sens. Le moins qu’on puisse dire évidemment, c’est qu’on ne voit pas pourquoi une analyse fonctionnant sur ce mode s’arrêterait. Or ce dont il s’agit, ce n’est pas d’explorer l’infini des significations ; le raté majeur d’une cure, c’est de laisser le sujet dans l’indétermination, c’est-à-dire confronté à l’infinité du sens. L’ambiguïté du mot « dérobe » ne suffit donc pas à justifier l’intervention de l’analyste, sinon à faire dérive signifiante et non interprétation. Remarquez qu’il y a quand même dans ce qui précède une petite indication, quant à ce qu’il nous faut poser de plus pour parler d’interprétation signifiante dans le cadre d’une cure. Si nous nous prêtons à une pure pratique du jeu de mots, il pourrait venir à l’idée de ma patiente que je me moque peut-être d’elle, ou encore que je lui veux l’une ou l’autre chose inavouable. D’où d’ailleurs l’allégation répétée de sa non-compréhension, voire de son inquiétude quant à la portée de mes énoncés. Alors, de quoi cette inquiétude se ferait-elle l’écho ? N’est-ce pas en effet dans ce sens qu’il convient de chercher ce qui corrige la dérive signifiante, ce qui vient lester cet infini potentiel de la suite des sens ?

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J. Lacan, Le Séminaire, Les problèmes cruciaux de la psychanalyse, séance du 2 décembre 1964.

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La citation de Lacan que je vous commente, nous permet d’avancer dans cette question, et m’amène à une deuxième remarque.

L’interprétation est significative.

« L’interprétation n’est pas ouverte à tous les sens. Elle est significative. » Quelque chose de l’ordre de la signification a le pouvoir d’orienter, voire de limiter l’interprétation. Pour Freud, c’est d’abord un fait d’expérience. La production de sens dans une psychanalyse tourne plutôt court. Tout ce qui s’y travaille finit toujours par buter sur le sens sexuel. Celui-ci est d’abord celui d’une réalité, c’est-à-dire qu’il concerne la manière dont chacun s’arrange avec l’autre sexe, même si c’est le même. Pour Lacan, cette réalité sexuelle a à voir avec le réel. Le réel est sexuel, le sexuel est réel, du fait de l’impossibilité qu’il comporte. Il y a une asymétrie entre les sexes, et cette asymétrie ne peut être levée (aufgehohen) par adjonction ou par retrait d’un trait qui spécifierait tel sexe par rapport à tel autre. Il faut alors remarquer que ce sens sexuel n’est pas une signification de plus. C’est un fait de structure, un fait qui se déduit de la structure signifiante elle-même. Or c’est précisément ce qui est énigmatique : ça ne va pas de soi que le signifiant engendre un sens sexuel. Ce point ultime du sens pourrait tout aussi bien fonder une expérience mystique. Il ne suffit pas de montrer comment le réel se présentifie dans la cure, mais bien plutôt de repérer ce qui dans la structure signifiante nécessite le sens sexuel ; ou encore, pour dire les choses autrement, (le quelle manière le sexuel comme réel s’y trouve impliqué, voire compromis.

Dire que le sens sexuel se déduit (le la structure signifiante se soutient d’un rapport qu’il nous faut préciser entre le signifiant et le référent. La fonction de la signification passe par un référent, c’est-à-dire un réel, quelque chose qui s’avère être à la fois opaque et structuré. Dans la formule « un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant », l’important, c’est le statut de cet autre signifiant. Ce n’est pas seulement un signifiant de plus ; il est aussi celui qui creuse un manque essentiel par rapport à un premier signifiant. La division du sujet s’articule autour de ce manque premier. Le sujet est divisé par le signifiant au sens où il ne sait pas ce qu’il dit quand il parle. Le dire attend toujours son sens d’un autre dire, d’un dire qui vient de l’Autre. Lorsque nous parlons, nous ne savons pas ce que nous disons, et c’est pourquoi nous supposons aussi qu’il y a un

Autre qui sait. Il y a un intervalle entre deux signifiants et c’est dans cet intervalle que Lacan situe le référent (6). Celui-ci s’égale au désir en tant qu’il comporte en lui-même quelque chose d’irréductible au langage. Il y a dans le désir de l’Autre quelque chose qui nous est inaccessible, et par rapport à quoi nous sommes pourtant nécessairement situés, du fait de la parole. H y a dans l’Autre un point d’ignorance structurâle, un « x » qui rend son désir inarticulable et pourtant articulé. La structure de l’interprétation s’articulé autour de ce repérage du désir. L’interprétation peut être dite significative, au sens où elle introduit le sujet au niveau le plus opaque de la chaîne signifiante, à quelque chose qui fait sens du fait de s’articuler à ce qui ne peut être représenté par le signifiant. Dire que l’interprétation est significative, c’est énoncer qu’elle se soutient d’un référent inarticulable, mais articulé. Elle rencontre ainsi un point de butée qui corrige la dérive signifiante, un point de certitude qui arrime la production de sens 7.

La fonction du référent nous permet maintenant de répondre à la question que je posais quant au repérage du signifiant « dérobe », dans l’exemple rapporté. En effet, qu’est-ce que c’est que ce terme, sinon la manière dont s’articule pour cette analysante le creux, voire l’angoisse (« qu’est-ce que vous dites ? », « je veux vous voir en face à face ») qui suit immédiatement la vacillation de ses certitudes désirantes ; ce terme se révèle signifiant de la double direction qu’il nous indique, du côté d’une éventuelle rencontre avec un homme porteur de robe, et du côté du désir qui la soustend, de se dérober à un certain regard, c’est à dire du désir que quelque chose puisse venir à manquer, là où le regard s’est fait cause trop présente.

Ce que nous avons à saisir dans notre champ se distingue par une répartition fondamentale entre d’une part ce que nous pouvons repérer sous sa forme traditionnelle comme étant la fonction du signe, par exemple dans l’énoncé « pas de fumée sans feu », et d’autre part ce qu’il en résulte pour le sujet d’être déterminé par le signifiant, à savoir qu’il se structure au niveau primordial autour d’un manque, autour d’un « je ne sais pas » fondamental. Ce qui fait difficulté, c’est la manière dont l’interprétation en vient à interroger ce point d’opacité, ce point où s’articule pour un sujet son désir. Les deux énoncés de Lacan que je vous citais témoignent d’une tension interne à l’interprétation

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Ibid., séance du 5 mai 1965.

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elle-même, entre les opérateurs signifiants, qu’elle utilise et ce sur quoi elle porte, à savoir un point d’ignorance structural.

Un signifiant irréductible ?

La citation du Séminaire XI dont je suis parti autorise ici un premier repérage. « Ce qui est essentiel, ce n’est pas cette signification. Ce qui est essentiel, c’est que le sujet voit au-delà de cette signification à quel signifiant irréductible il est comme sujet assujetti ».

Ce signifiant irréductible, quel est-il ? C’est d’abord la conjonction des signifiants-maîtres d’un sujet, de tous ces signifiants qui nous permettent de formuler un destin subjectif, tels les coordonnées historiques qui ont assigné le sujet à une certaine place. Mais c’est tout aussi bien, et plus fondamentalement, le signifiant phallique, c’est-à-dire un signifiant qui se pose comme trace et index langagier de cette détermination du sujet par Tes signifiants. Ce n’est donc pas un signifiant parmi d’autres, mais celui qui soutient la série des signifiants-maîtres d’un sujet.

Une certaine pratique de l’analyse illustrée par les travaux de Serge Leclaire s’est en son temps modelée sur cette référence. Il s’agissait alors dans une cure de rechercher, à partir des paroles de l’analysant, une formule composée de fragments de mots. L’exemple du « Poordjeli » fut à cet égard d’abord remarqué par Lacan, puis dissocié du signifiant phallique sur lequel pourtant il s’appuyait.

Cette référence aux signifiants-maîtres caractérise une certaine pratique de l’analyse qui consiste à donner en tout préférence à l’inconscient, au savoir signifiant dont il se constitue. Il s’en déduit une conception de l’analyse comme voie d’accès à un nouveau savoir sur le désir. Évidemment cela comporte un risque, celui d’exclure le désir de reconnaissance que comporte tout désir, ce qui revient à ôter au désir lui-même la part de réponse, de repère qu’il attend de l’Autre. Et encore, ce n’est pas n’importe quel repère : le message du désir suppose un manque à signifier. L’Autre est impliqué comme désirant, et c’est en ce point que disparaît sa garantie. Il n’y a pas dans l’Autre de garantie du désir : quand il s’agit du désir, on ne peut qu’y aller ou s’y refuser. La possibilité de l’interprétation se fonde sur la reconnaissance de ce que désir et parole sont en un point incompatibles. « Le faire s’y retrouver comme désirant, c’est là l’inverse de l’y

faire se reconnaître comme sujet » 8. Une pratique de l’interprétation qui s’appuierait uniquement sur l’importance du signifiant va de pair avec l’idée que, du désir, nous pourrions en faire le tour, soit faire du désir un savoir parmi d’autres. Ce qui, comme chacun sait, est immanquablement source de symptôme, voire d’angoisse. Il suffit pour comprendre ça de se référer à l’expérience quotidienne de ces névrosés à qui « tout sourit dans la vie », et dont la seule échappée de désir prend forme d’une insatisfaction généralisée mais pas sans objet.

L’effet de sens réel.

Ceci m’amène à un quatrième point. L’interprétation psychanalytique se spécifie de produire, non pas un effet de sens imaginaire, ni un effet de sens symbolique, mais un effet de sens réel. Qu’est-ce à dire ? Eh bien, un effet de sens réel, c’est d’abord un effet de sens dans le réel, c’est-à-dire la manière dont le symbolique en vient à structurer le réel, en lui imposant sa marque. Littéralement, l’effet de sens réel est un effet d’inscription dans le réel. Une interprétation se spécifie d’être psychanalytique en fonction de la trace qu’elle aura laissée, de n’être pas quelconque. Il ne s’agit pas d’une marque de substitution, ni de métaphore, mais d’une marque qui se soutient de l’impossible qu’elle vise, d’une marque articulée au sexuel. A cet égard, elle est mise en acte de la perte dont se règlent les rapports entre les hommes et les femmes. Imposer au réel la marque du symbolique, c’est redonner au manque ses lettres de noblesse, là où l’être du sujet l’avait fait roturier.

Ceci suppose au minimum un repérage de cet être, de ce trop d’être, et donc aussi de la place qu’il occupe par rapport au réel. Le travail de l’analyse passe par la mise en avant de cet être du sujet, de ce que Lacan nomme l’objet (a) pris dans le fantasme, pour ensuite objecter à la jouissance qu’il supporte. Objecter à la jouissance, c’est là aussi un effet de sens réel. L’interprétation prend en compte cet objet, pour lever l’hypothèque de jouissance qu’il fait peser sur un destin subjectif. Elle comporte ainsi une perte de jouissance dont l’analyste se fait l’agent.

Enfin, dire que l’interprétation se spécifie d’un effet de sens réel, c’est dire aussi qu’elle vise à rendre au sujet sa place vide, son indétermination, son réel. Rendre au sujet son réel, promouvoir cette rencontre 8

J. Lacan, Écrits, p. 623,

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avec tout ce que cela suppose de surprise, d’inattendu, ce n’est évidemment pas un cadeau. C’est plutôt une invitation à ce qu’il se mette à la tâche ; le sujet paie sa perte d’être d’une condamnation à produire sans cesse de nouvelles significations. C’est dès lors ne pas lui laisser d’autre choix que de s’engager dans la voie de son désir ou de ridiculiser ce qu’il sait. Mais tout compte fait, rien ne permet de soutenir qu’une voie prévaut sur l’autre ; c’est là affaire, non seulement de choix, mais surtout de destin.

Mhystérie Yves Baton

Pour Freud en 1905 et en 1923 comme pour Lacan en 1951, le cas Dora est l’occasion de développer une première conception de l’hystérie et de la psychanalyse. Que changent, pour l’éclairage de ce cas exemplaire, la réorganisation de l’appareil freudien en 1920 et sa reformulation lacanienne ?

Le symptôme hystérique noue des chaînes de représentations refoulées et de désirs interdits ; délestés de sens pour le sujet, ces nœuds hors-sens deviennent des corps étrangers qui ont la particularité d’infiltrer le discours du sujet : lacunes, mensonges, symptômes hiéroglyphiques, signifiants répétitifs. L’originalité de Freud en son temps est d’avoir posé que le rebut de sens est gros d’un sens en tant que rébus et de s’être donné, par le dispositif de la cure, les moyens de rendre consciente cette pensée inconsciente. Dans cette première conception optimiste de l’hystérie et de la psychanalyse, être malade se réduit à ne pouvoir verbaliser ce qui est hors-conscience ; guérir sera donc tout dire, rendre le sens rebuté au cours plat de l’association des représentations. Tout peut être dit mais, qui plus est, la vérité attire le discours du sujet telle la pente le fleuve. Il suffit que l’analysant ouvre toutes les vannes pour que tout soit dit.

Voilà la pensée de Freud en 1905 que Lacan avalisé comme telle en 1951 quand il dégage la logique de la cure de Dora dans les termes d’une dialectique hégélienne qui a pour fin un savoir totalement transparent à lui-même.

Mis d’abord par Dora en position de sujet supposé trompeur, identifié au père, Freud constate l’imprécision et les lacunes qui rendent énigmatiques la relation des symptômes, la biographie et la situation de Dora au sein de sa famille la filiation paternelle est valorisée quand la

filiation maternelle se caractérise par l’absence ou le mépris. Après ce premier balayage fort incomplet des symptômes, Dora répond à la demande de savoir et de guérir de Freud qui connaît l’existence de la scène traumatique mais ne se l’explique pas (premier temps). Et Dora entre d’autant plus volontiers dans ce premier développement de la vérité qu’elle s’y présente comme l’objet du désir de son père et la victime d’un pacte odieux d’échange entre M.K. et son père qui le dédommage ainsi de la peine qu’il lui prend. Une seconde intervention de Freud (second temps que Lacan présente comme le premier) lui demandant quelle est sa part dans ce pacte produit dialectiquement un second développement de la vérité où il s’avère que Dora participe au mensonge qu’elle dénonce en rendant possibles les relations de son père et de Mme : elle déloge M.K. du lit conjugal, elle s’occupe des enfants, elle consent aux avances de M.K. Partie prise de ce premier mensonge où elle est objet, Dora est partie prenante d’un mensonge redoublé quand elle refuse d’admettre son amour pour M.K. dont Freud, malgré sa suggestion contre-transférentielle massive, n’obtiendra jamais au mieux qu’une confirmation lassée, un acquiescement poli. Belle âme, Dora vit dans le mensonge quand elle fait pression, par sa maladie actuelle, sur son père pour qu’il quitte Mme

K. Dès lors Freud risque – dès 1905 – deux hypothèses qui ne s’excluent pas : soit Dora veut régressivement se garder son père suite à l’échec hystérique de la scène au bord du lac quand elle gifle M.K. qui la prend pour un simple objet sexuel, soit sa jalousie contre Mm*K. camoufle son intérêt et son amour homosexuel. Freud en fait la substance d’une troisième intervention (troisième temps) qui met à jour un troisième moment de la vérité : l’attachement fasciné de Dora pour Mme K. Comme la mère s’estompe, simple lueur disparaissante, derrière la brillance qui émane du père, Mme K. malgré son omniprésence n’est pas décrite – sinon en creux. Freud n’en pense pas moins quand, comme par distraction, il la compare à Médée qui trouve en Dora une Crée promise à un simple mariage de raison avec M.K. Médée, qu’Euripide nous montre redoutable par son savoir, par son habilité à agencer les choses et les gens au mieux de son intérêt et de son orgueil. Médée, mage noir d’une vengeance atroce sur sa rivale foudroyée par une mort chimique anticipée qui brûle et défigure au point qu’on « ne distinguait plus la place de ses yeux ni la grâce de son visage » 1 ; Médée, qui machine la douleur d’exister de Jason en lui concédant, pour le reste de

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Vers 1197-1198.

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la vie, la place vide des objets anéantis de son désir. Ce creux où Mme K. est nichée, ce point de fuite de la description, cette chose à laquelle tout le monde aspire, dans le cas Dora n’est-elle pas la chose qui aspire tout le monde, qui trame le destin de Dora pour pouvoir – si personne ne s’interpose – le déchirer ? Là aurait dû venir pour Lacan une quatrième intervention de Freud (quatrième temps de la dialectique) l’interrogeant sur ce que, pour Dora, Mme K. représente en tant que présentification de la question du mystère de sa féminité corporelle. Un dernier développement de la vérité aurait mené Dora à sa question (« si tu veux ? »).

Dans sa demande de savoir et de guérir, dans son insistance à ce qu’elle se remémore et lève des symptômes, Freud se fait adresser en lieu et place deux rêves où il trouvera, en retrait de son intuition géniale, confirmation de son préjugé destinant Dora à s’accepter, pour un rapport sexuel possible, comme objet du désir de l’homme. Aussi bien Freud attribue-t-il en 1905 l’échec de l’analyse de Dora non pas à une erreur sur la personne mais à un manque d’interprétation qu’il aurait dû scander, s’il n’avait été obnubilé par la levée des symptômes, pour disjoindre l’identification à M.K. que Dora développait sur lui dans l’adresse de ce premier rêve. Ce défaut contraint Dora à une mise en acte répétant la scène au bord du lac ; mise en acte qui renforce son moi et lui donne le pouvoir d’imposer à sois entourage de reconnaître la vérité de ses affirmations et de ses mensonges. Dora quitte Freud, par une gifle à sa demande de savoir, comme elle a quitté M.K. En 1923, Freud surdétermine l’explication de son échec par des notes qui ne troublent pas fondamentalement la partition : malgré le réaménagement de 1920, il continue à estimer que tout peut être dit ; son erreur fut technique d’avoir sous-estimé l’amour homosexuel de Dora pour Mme

K.

En 1951, Lacan approuve cette conception optimiste et la fonde théoriquement comme expérience dialectique. Pourtant, cet accord fondamental est lesté d’une restriction et d’une critique de la pratique freudienne qui, sur le coup et surtout dans l’après-coup changent totalement la perspective. Symptômes, rêves, phantasmes sont des formations qui trouvent leur adresse si l’adresse d’un psychanalyste les réintroduit dans le sens. Tout peut être dit, le discours de l’analysant subira la loi d’attraction de la vérité si, dans son expérience, l’analyste opère avec les mains propres. Mais le procès du cas Dora est impur parce que l’opérateur

ne l’est pas moins qui a les mains sales des préjugés de son temps. Freud invite Dora à verbaliser mais aussi à emporter ses lunettes déformantes : son destin est de connaître le rapport sexuel avec son complémentaire naturel, l’homme. Aussi bien Lacan donne-t-il la raison de l’échec de la cure non dans une erreur technique d’interprétation qui aurait produit une vérité nouvelle ou un acting out mais dans le contre-transfert de Freud. Symptômes, phantasmes, rêves ont une adresse mais c’est celle de la police des mœurs. Freud, dans la position de représentant de la société délégué au soin de la normalisation par le père, s’est mis dans une position isomorphe à celle du symptôme, dans la position du symptôme social qui ne peut que répéter, bégayer et non parler. Son désir d’analyste n’est pas le désir de la fonction analytique mais demande de savoir pourquoi ça ne fonctionne pas normalement, demande de guérir et de normaliser – demande relayée du père. Le contre-transfert, forçage de sens, réduit Dora au silence. Dora, bâillonnée, est poussée au passage à l’acte qui l’écrase sur son objet d’identification, Mme K., et lui donne l’allure énigmatique et souriante d’une Joconde. Au terme de l’analyse est l’identification qui donne au jour un névrosé sans symptôme, un banalysé.

Cette restriction prépare la fracture que Lacan fait subir à la suite de Freud – à la psychanalyse. Une note en exergue de 1966 explique que cette théorie dialectique de l’accouchement de la vérité de 1951, prématurée d’une conception hégélienne de l’analyse où le sujet se constitue d’un désir de faire reconnaître son désir, anticipait d’une élaboration ultérieure du transfert et de ce qu’il en est de l’analyse. L’espoir de dire la vérité toute entière, grâce au dispositif rassemblant deux sujets avec leur transfert et leur contre-transfert, passe au rang de la naïveté primitive de la psychanalyse.

Même mal interprétés par Freud, les deux rêves de Dora produisent un matériel abondant concernant sa petite enfance : les amnésies se comblent, les symptômes s’élucident. Le premier rêve en particulier, où la mère – dans la lignée de Médée – destine ses enfants à périr par le feu pour sauver son bien (sa boîte à bijoux), ramène au jour une scène primitive entendue : la mère dans l’ombre se profile, coulée basaltique suintante, comme l’obstacle qui essouffle le père défaillant. La petite Dora qui ne peut se faire entendre convertit son angoisse en troubles respiratoires par identification au père et par nostalgie régressive sur lui. Dora appelle à l’aide son père sans doute mais est-ce régressivement contre

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M.K. ? N’en appelle-t-elle pas à la Loi du père qui la sauve de l’engloutissement ? C’est là le destin de la mère, dans ce cas, de disparaître au moment même où elle apparaît et de se manifester par une absence présentifiée. Par manque d’une scansion interprétative même fausse, Dora sort de l’analyse par un passage à l’acte et produit un second rêve où la défaillance du recours au père qui vient de mourir attache le désir de Dora à la Loi. Objet de la Loi, Dora fera la Loi comme Joconde énigmatique dans le passage à l’acte quand elle fera admettre par tous comme vérité son parti pris dans le mensonge de son père, de M. K., de Mme K., de Freud lui-même. Dora s’identifie de fait, par écrasement sur l’objet (a) de son désir, à Mme K. présente dans le rêve sous la forme de la question énigmatique « si tu veux ? ». Cette question est la présentification de l’énigme de la sexualité mais aussi c’est la présence d’un danger. Car la mère et Mme K., choses en soi, peuvent être pensées mais pas connues, peuvent être évoquées mais pas invoquées. Les sortir de leur apaisement repu, c’est prendre le risque qu’elles demandent à jouir, aspiration de l’Autre où le sujet en reste n’est plus qu’objet. Mais Dora n’est pas perverse pour autant ; elle n’a d’autre perversion que la perversion infantile qui, comme la scène au bord du lac, ne devient traumatique que dans l’après-coup. Dans ses phantasmes, elle se croit perverse pour s’assurer de l’Autre : elle réduit le désir à la demande d’amour, elle veut être aimée pour elle-même.

Une interprétation – même fausse – aurait provoqué un développement de la vérité autrement riche qu’une simple mention isolée comme souvenir le plus ancien du phantasme de Dora que Freud accroche à l’oralité comme suit : « Elle se rappelait très bien avoir été dans son enfance une suçoteuse. Le père aussi se souvenait de l’avoir sevrée de cette habitude qui s’était perpétuée chez elle jusqu’à l’âge de 4 ou 5 ans. Dora elle-même avait gardé dans sa mémoire une image nette de sa première enfance : elle se voyait assise par terre dans un coin, suçant son pouce gauche, tandis qu’elle tiraillait en même temps, de la main droite, l’oreille de son frère tranquillement assis à côté d’elle. Il s’agit ici d’un mode complet de l’assouvissement de soi-même par le suçotement… » 2. La traduction française banalise le signifiant ; elle ne tiraille pas l’oreille de son frère, elle tire le bout de (« zupfen am Ohrläppchen ») à son frère. Dans ce phantasme fondamental, on peut pointer plusieurs objets (a) et, à tout le moins, les

2 S. Freud, Cinq psychanalyses, pp. 36-37.

deux objets traditionnels de l’hystérie : l’objet oral du phantasme et l’objet de la pulsion invocante. Objet du phantasme et objet de la pulsion, voilà bien une question qu’on éreinte sans l’épuiser ! Le phantasme est la réponse anticipée à l’énigme du réel, à la question que M "' K. lui pose en S(A), la question « si tu veux ? » 3. Le phantasme est la présence du désir de l’Autre dans le sujet qui lui permet ainsi de s’assurer de l’Autre : c’est ce que le sujet serait pour l’Autre s’il venait à disparaître, sujet disparu réduit à l’objet séparé, objet de la jouissance dans l’Autre. Confondant désir et demande, Dora s’imagine que l’Autre lui prend cet objet et demande sa castration. Dès lors le phantasme fondamental est-il « la matrice imaginaire où sont venues se couler toutes les situations que Dora a développées dans sa vie » 4. Dora se dérobe à la jouissance de l’Autre et laisse son désir insatisfait. Ce phantasme est-il pour autant la vérité du sujet ou ne construit-il pas simplement l’objet qui lui permet de cadrer le désir de l’Autre dans une demande orale ? Premièrement, cet objet oral du phantasme est conscient : Dora et son père le livrent assez complaisamment à Freud qui l’enregistre comme souvenir. Il ne peut donc être considéré comme un objet cause du désir inconscient. Deuxièmement, plus théoriquement, cette citation de Lacan « Le sujet se situe lui-même comme déterminé par le phantasme. Le phantasme est le soutien du désir, ce n’est pas l’objet qui est le soutien du désir » 5 me fait penser qu’un objet qui ne soutient pas le désir du sujet ne peut par ailleurs le causer puisque c’est le phantasme tout entier comme scénario qui soutient le désir et signifie quelque chose au sujet.

Aussi bien pointerai-je au titre d’objet (a) cause du désir la voix. Cet objet de la pulsion invocante se trouve, comme l’objet oral du phantasme, dans le scénario phantasmatique, mais sous la forme d’une pantomime : elle tire le bout de l’oreille à son frère (« zupfen am Ohrläppchen »), elle le tient et il reste tranquillement assis. La pulsion est donc l’affaire du désir de l’Autre non en tant que l’Autre est désirant mais en tant que l’Autre est désiré et la mise en scène, renforçant l’atmosphère pacifiée, obvie au danger que l’autre désiré ne devienne désirant. Y a-t-il quelque arbitraire à faire de Dora une voix, objet manquant auquel elle s’identifie ? Je ne le pense pas : comment manifester la présence de l’objet

3

Ibid., p. 73. 4

J. Lacan, Écrits, p. 221. 5

J. Lacan, Le Séminaire. Livre XI, p. 168.

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perdu « voix » sinon par le silence ? C’est une voix, trop proche du réel, qui la réveille dans le second rêve quand, le père mort, se présente la question de Mme K. mise sous la plume de la mère « si tu veux ? » ; c’est une voix qui, M.K. absent, la précipite dans la souffrance négentropique de l’aphonie hystérique ; c’est une voix qui, le père à bout de souffle, l’angoisse dans la scène primitive entendue. Le phantasme fondamental travaillé dans ce sens aurait pu être traversé car il aurait perdu sa consistance imaginaire et son objet failli aurait laissé vide la place du manque fondamental qu’il occupait en tant que leurre. Cette place aurait été immédiatement occupée par la voix dont la pulsion aurait fait le tour pour constituer Dora comme sujet indéterminé de l’inconscient. Par un acte, Dora aurait enfin trouvé l’occasion de se faire entendre. Au lieu de cela, Freud a seulement rendu possible le passage à l’acte de Dora qui fait entendre sa version des faits et se fige comme sujet hystérique bien adapté déterminé dans son moi fort. Mystère et Hystérie, mhystérique qui se pense mais ne se connaît pas, elle a emporté dans son passage à l’acte son objet (a). Elle ne s’en est pas séparée. 6

L’échec de Freud doit dès lors être compris du point où il s’est mis lui-même à la place du symptôme qui lui est adressé comme sujet supposé savoir. Mais son contre-transfert l’a empêché d’occuper la place où Dora dans le transfert l’aurait placé comme semblant d’objet pour se faire entendre. Aussi bien Freud n’a-t-il jamais été destitué de sa place subjective. Il reste celui à qui on se dérobe en souriant, personnification du savoir giflé, celui à qui on refuse la satisfaction de la guérison.

Cette lecture de Dora rend compte d’une insatisfaction à comprendre Dora en termes d’identification à M.K. ou à la question de Mme K. Dora, qui est la réponse à cette question, n’a pas pu dégager la question. Dans l’après-coup, cette lecture prend en compte l’irreprésentabilité de la mère, irreprésentabilité qui crache le noyau obscur d’un fruit à qui Dora se refuse tout au long de sa vie.

6 S. Freud, Cinq psychanalyses, p. 70.

La névrose obsessionnelle dans les premiers textes de Lacan Alfredo Zénoni

Dans l’exposé sur « Symptôme et transfert », j’avais indiqué comment l’intervention de Lacan dans le débat sur la résistance et l’interprétation du transfert en avait profondément remanié les termes par le recentrage de la résistance dans la dimension symbolique. Si à la question : qui résiste ? l’analyste répond le moi, toute la dialectique analytique s’engage dans la voie d’une relation duelle, de moi à moi, de forçage de la résistance et de suggestion – c’est-à-dire dans la voie même des impasses de la névrose. Une telle réponse méconnaît, du même coup, et la transformation que Freud a fait subir à la notion du moi à partir du narcissisme (« somme des identifications imaginaires du sujet ») et la difficulté spécifique, imaginaire, qu’il constitue dans la dialectique d’avènement de la vérité dans le milieu de la parole.

Si Freud a installé le moi dans sa nouvelle topique, c’est bien pour marquer que la résistance n’est pas le privilège du moi, mais aussi bien du ça ou du surmoi, qu’elle n’est donc pas à confondre avec la défense du moi. Ainsi restituée à la dimension même où la vérité compose avec la censure, la résistance se distingue de l’interférence imaginaire qui la redouble, en tant que l’homme s’attarde au « discours de la conviction » – par où il adresse sa parole à l’autre en tenant compte de ce qu’il sait de son être comme donné 1. C’est cette interférence du rapport narcissique du sujet à lui-même en tant que constitué, donc en tant que moi, qui nous impose de la distinguer d’une autre aliénation, elle constituante, celle par où le désir de l’homme ne se constitue que dans sa reconnaissance par le désir de l’Autre. Faute de cette distinction, l’analyste risquerait de se situer comme celui à qui s’adresse le discours d’un moi comme constitué (donc comme un autre moi), au lieu de se situer à la place où s’adresse, à l’insu du sujet, la chaîne de ses vraies paroles : place de la « Dritte Person » freudienne – que Lacan symbolise par la lettre A. Or, c’est précisément du centrage de l’analyse sur le moi que s’est développée une pratique qui la ramène à une relation duelle et qui n’a d’autre issue que « la dialectique de méconnaissance, de dénégation et d’aliénation narcissique dont Freud martèle à tous les échos de son œuvre qu’elle est le fait du moi » 2.

1

J. Lacan, Écrits, p. 352. 2

op. cit., p. 454.

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Ce n’est peut-être pas sans raison de structure si, en France notamment, une telle pratique a été théorisée à partir de la cure d’obsessionnels, dans la mesure où précisément la dominance du moi est spécialement sensible dans cette névrose. Aussi, ce n’est pas par hasard non plus, c’est ma petite hypothèse de ce soir, si les endroits où Lacan fraye une issue à l’impasse de l’analyse à deux, dans le premier temps de son enseignement, sont corrélés à la clinique de la névrose obsessionnelle. C’est le cas dans La psychanalyse et son enseignement, La chose freudienne, Variantes de la cure-type, Fonction et champ de la parole et du langage, pour remonter jusqu’à ce premier texte de son enseignement Le mythe individuel du névrosé 3où c’est essentiellement à la névrose obsessionnelle que Lacan se réfère pour illustrer l’importance de la distinction entre l’imaginaire et le symbolique. Les passages où la névrose obsessionnelle est couplée à l’hystérie ne manquent certes pas. Mais je dirais que là où la logique de son argumentation conduit Lacan à aborder et à critiquer les théories et la pratique qui sont fondées par la méconnaissance de cette distinction, il choisit volontiers le terrain de la névrose obsessionnelle pour mettre à l’épreuve la solution qu’il introduit.

La clinique de l’obsessionnel l’amène à critiquer une conception de l’analyste qui le réduit à l’alter ego auquel s’adresse le discours d’un ego constitué. Et, inversement, une autre position de l’analyste dans la dialectique de la cure – telle que la distinction entre semblable et Autre la fonde – est ce qui lui permet de reformuler la « stratégie obsessionnelle » en des termes qui n’ont jamais été articulés avant lui 4, en tant que la dégradation de l’Autre symbolique à l’autre réciproque s’y manifeste spécialement. Certes, une telle confusion peut être dite caractériser la névrose comme telle. Mais si la mort a une telle incidence dans la stratégie de l’obsessionnel, comme ce qu’il s’agit de tromper par mille ruses, n’est-ce pas que le dédoublement qui s’inscrit dans le sujet par la dominance de la relation narcissique est ce dont pâtit plus spécialement l’obsessionnel ?

On peut donc dire, pour terminer cette introduction, que si la névrose obsessionnelle ne constitue pas une langue différente de la langue de la névrose comme telle – de ce qui fait de toute la suite de la névrose une question 5– elle est marquée de cet accent imaginaire, de cette inflexion dialectale par où se 3

Ornicar ?, 17/18. 4

Écrits, p. 452. 5

op. cit. p. 454.

marque une origine du sujet dans un champ symbolique où l’Autre est recouvert par la réciprocité imaginaire et la seule médiation de la mort.

Le mythe individuel du névrosé.

L’observation de l’homme aux rats est reprise dans cette conférence pour montrer le caractère non objectivable de l’expérience analytique. En tant qu’elle est mouvement d’accès à la vérité dans la parole, l’expérience analytique implique l’émergence d’une vérité qui ne peut être dite, puisque ce qui la constitue c’est la parole et qu’il faudrait pouvoir dire la parole elle-même. Or, si la parole ne peut se saisir elle-même comme une vérité objective ou comme énoncé, elle ne peut parler d’elle-même et de son origine que d’une manière mythique.

Le mythe individuel du névrosé est une manière d’exprimer de façon imaginaire les rapports fondamentaux de la condition humaine. Aussi, le mythe œdipien est ce conflit fondamental qui, par l’intermédiaire de la rivalité au père, lie le sujet à une valeur symbolique essentielle ici formulée comme étant celle du maître. Cependant, pour une raison de structure (soit à cause de l’impossibilité du symbolique à se symboliser lui-même), cette valeur symbolique tend, et d’autant plus dans une structure sociale comme la nôtre, à se dégrader dans la figure imaginaire, fraternelle de la rivalité. Dans le mythe individuel, elle tend à s’y confondre, dans la mesure où la constellation qui a présidé à la venue au monde du sujet est précisément marquée d’un manquement à la vérité de la parole, d’une discordance entre la fonction symbolique du père et sa figure réelle. L’observation de l’homme aux rats illustre l’interférence de la relation narcissique au semblable sur le point où la relation symbolique à l’Autre comporte une faille de structure concrètement accentuée par le contexte symbolique de l’histoire du sujet. Là où la fonction paternelle ne peut se distinguer d’un père trop… semblable, sa signification symbolique ne peut trouver à se représenter que par un dédoublement qui répond à l’aliénation narcissique du moi. Si le terme symbolique, le lieu de la règle du jeu interhumain, disons, a le statut imaginaire de mon identité, sa vérité ne peut se figurer – avec les moyens de l’imaginaire – que par un autre père qui fait pendant

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à la figure fraternelle du père-rival (pour l’homme aux rats, l’ami inconnu et jamais retrouvé du père peut avoir été cet autre père). Aussi, ce dédoublement de la figure paternelle répond à l’imaginarisation de sa valeur symbolique tout en en indiquant, d’une manière qui la voile, sa vérité.

Or, orienter la dialectique d’une analyse dans le sens d’une répétition de l’agressivité rivalisant avec le père, c’est consolider l’aliénation imaginaire propre au sujet obsessionnel et s’interdire du même coup la révélation de la signification de cette agressivité. La conception imaginaire de l’Œdipe, qui le ramène à l’éternel triangle : fils rivalisant avec le père pour posséder la mère, rabat l’agressivité humaine sur l’agressivité animale, sur la manifestation d’une tendance innée, alors que l’agressivité humaine a une toute autre signification en tant qu’elle s’enracine dans le rapport narcissique du sujet à lui-même. Repérer ainsi cette interférence du narcissisme peut permettre une issue à la dialectique de la rivalité en tant que sa signification peut alors faire médiation dans le rapport d’exclusion réciproque entre le moi et son autre. Le quatrième terme, Autre radical par rapport à l’imaginaire narcissique qui domine l’expérience humaine, est la signification de cette image que son importance même pour l’homme indique en négatif : celle de la mort, maître absolu.

La signification mortelle de l’image.

La mort, comme quatrième terme constitutif de la condition humaine, est la signification, le terme symbolique, de la trame imaginaire du mythe qui la recouvre. Cette signification, évoquée dans Le mythe individuel du névrosé, est reprise et développée dans Variantes de la cure-type que nous suivrons maintenant.

C’est parce que l’agressivité humaine a une tout autre signification que dans le monde animal, écrit Lacan, qu’elle doit porter plutôt le nom d’« instinct de mort » 6. Elle répond au déchirement du sujet contre lui-même du fait que l’unité de son corps, son identité, lui est donnée comme en anticipation sur le sentiment de sa discordance motrice, c’est-à-dire qu’elle lui est donnée d’emblée comme autre. Au moment où il trouve son identité, il en est en même temps dépossédé puisque, de la trouver, suppose qu’il en est distinct : il est face à son identité comme

6

op. cit. p. 343.

face à un autre – ce qui le situe après coup comme un non-être.

La fonction imaginaire sert aussi dans le monde animal à la fixation spécifique au congénère dans le cycle sexuel, l’individu n’étant que le représentant passager de cette image générique de la vie. Mais là, la subjectivité ne se distingue pas de l’image qui la captive.

Chez l’homme, cette distinction est possible dans la mesure même où elle va de pair avec la tension qui caractérise le rapport à son identité. Si la fonction imaginaire, à cause de sa prématuration de naissance, acquiert chez l’homme une telle importance, une fonction vitale au deuxième degré, elle est cependant grosse de la dialectique du maître et de l’esclave. Car ce par quoi le corps est unifié et identifié est aussi ce qui le maîtrise. Le moi est mon premier maître, un autre est mon identité. Mais grâce à cette tension inhérente à la fonction imaginaire, la possibilité est donc donnée à l’homme d’un accès à la distinction de son existence d’avec son essence. « Faute heureuse » par où il peut savoir – à la différence de – la signification mortelle de cette image. Certes, il ne peut le savoir que dans la méconnaissance : en s’attachant à cette image de soi dont le prestige tient au fait même de couvrir la réalité mortelle de son existence. Mais, par le prestige même dont elle est investie, l’image inclut la vérité qu’elle conserve dans son abolition même – celle de la touche mortelle que l’homme reçoit à sa naissance. Dans l’ordre imaginaire, cette « touche mortelle » est donc ainsi un premier nom du sujet dans le réel que le mirage de son identité recouvre.

C’est pourquoi on peut dire que dans l’ordre humain, à la différence de l’animal, la subjectivité ne se confond pas purement et simplement avec une image. La mort est ainsi l’élément qui fait médiation dans la relation imaginaire, l’élément tiers qui appelle la médiation que constitue dans l’ordre symbolique, entre sujets, la parole.

Point de bifurcation d’où le sujet pourra s’engager soit dans la lutte à mort de pur prestige avec l’autre, avec tout ce qui paraît le doubler : voie du savoir objectivant où le sujet tend à se confondre et à rivaliser avec son image ; soit dans l’assomption de son être mortel – qui est aussi, en tant qu’elle ne comporte aucune représentation, aucune image avec quoi rivaliser et s’identifier, la voie de la vérité.

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La mort dans la névrose obsessionnelle.

La dialectique symbolique Sujet-Autre de la parole est rabattue dans la névrose obsessionnelle sur l’axe imaginaire a – a'. La mort y fait certes médiation, mais non sans effet sur le rapport du sujet au désir. Car la mort est justement ce dont se sert l’obsessionnel pour conjurer sa propre mort. Il en fait un autre ou il en fait encourir le risque par un autre qui n’est rien d’autre que son moi, lequel se substitue ainsi au sujet dans la fonction de désirant 7.

Or, s’il est ainsi préservé de sa mort par l’ombre de lui-même qui l’affronte, il est du même coup lui-même dépossédé de la vie que ce quelqu’un, qui est son image, vit à sa place. Mais sans cet autre qui lui ravit la vie, il ne « vivrait » pas là où il n’est pas remplacé par son reflet, il s’annule, il est indifférent, il ne choisit pas. Et cependant, là où il vit, là où il accomplit même des exploits, c’est une ombre de lui-même. Substitution de soi à soi qui fait que l’obsessionnel n’est pas là où il paraît et qu’il est là absent, effacé. Tout désir dans lequel il s’engage se présentera comme le désir de ce reflet, de cet autre sous lequel, du même coup, il ne sera, comme désirant, que remplacé, c’est-à-dire : pas là.

Le mythe individuel du névrosé illustre ce dédoublement de l’obsessionnel par l’exemple de Goethe et de l’homme aux rats. Là où le sujet s’unifie, là où il n’est pas doublé ou remplacé par l’autre, il fait l’expérience de l’impossibilité du désir, l’objet se dédouble : la femme riche et la femme pauvre dans le cas de l’homme aux rats – et, plus généralement, la femme présente niée et la femme aimée absente. Là, par contre, où il s’avance vers l’objet de son désir, c’est lui-même qui se dédouble, qui voit apparaître à côté de lui un personnage qui vit à sa place, c’est lui-même qui se déguise sous les apparences d’un autre ou qui se sent en dehors de son propre vécu 8. Ce que nous pourrions figurer par ce petit schéma :

m

m

i (a)

i (a)

7

op. cit. p. 348. 8

Le mythe individuel du névrosé, in Ornicar ?, 17/18, p. 300.

où le point de croisement est le point de l’impossible.

Aussi, plutôt que de la manifestation d’une pulsion agressive non intégrée, c’est d’un rapport mortel à soi qu’il s’agit dans la destruction attendue de l’autre comme d’ailleurs dans le souhait de l’en protéger.

La fonction du moi est ce par quoi le sujet obsessionnel est « dévitalisé », effacé, ce avec quoi il se fait absent. Ce qui n’exclut pas une grande vitalité sur la scène du monde où son lui-même fait ses preuves. A être un « moi qui désire » il se transforme en un « tu désires » à la place du sujet. Il est exclu du désir par ce moi même sans lequel il ne peut se soutenir comme désirant que justement comme exclu. Sans la destruction de son autre, il ne peut atteindre à l’objet dont il jouit. Mais quand il l’atteint c’est un autre qui en jouit, car cet autre est sa condition de désirant. Son désir est un non-désir ou un désir-non en tant qu’il est le « sien », celui du moi. Car en étant l’auteur de la poussée, il est du même coup celui qui la contient. A vouloir vouloir, quelque chose du vouloir s’abolit ou se contraint.

Ainsi, le maître au profit duquel il s’annule est aussi un maître mort, puisqu’à être le moi qui désirerait, il ne peut qu’être frappé de l’annulation même du désir qu’il comporte : comme désirant, il serait de nouveau remplacé par lui-même, indéfiniment. Aussi, en étant le sujet quand il vit, son moi est à la fois ce qui risque la mort et qui l’annule, du même coup, puisqu’elle est celle de quelqu’un qui est là à sa place. Mais s’il se sert de sa mort pour la tromper, s’il se sert de sa disparition comme d’un autre, il n’est pas sans devoir l’en préserver car cet autre est aussi la condition de son alibi. Si l’autre est constamment menacé d’annulation en tant qu’il ravit la place du sujet – en tant qu’il n’est pas à sa place, là – il est cependant aussi constamment préservé, car, étant son être, sa disparition serait aussi celle du sujet. La mort qui triompherait de lui ne pourrait survenir sans que la signification mortelle que le reflet couvre et contient à la fois ne se déchaîne.

Ainsi vit-il dans une feinte constante de sa mort qu’il attend toutefois comme celle d’un autre. La mort, quatrième terme ou terme symbolique de la dialectique narcissique, prend le semblant de l’autre imaginaire et corrélativement, l’« Autre réel » – comme Lacan le nomme dans La psychanalyse et son enseignement – se réduit à la mort. « Figure limite à répondre à la question sur l’existence »9 qui

9

Écrits, p. 453.

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fixe comme condition du désir son annulation et donne au sujet la figure d’une question : suis-je mort ou vif ?

« L’issue de ces impasses est impensable par aucune manœuvre d’échange imaginaire » 10, celle notamment qui consisterait à réintégrer le sujet inconscient, sa prétendue pulsion agressive aussi bien que son besoin de réparation, dans le moi. Elle ne conduirait qu’à une aliénation renforcée de son désir, puisque ce serait encore cet autre, son moi, qui serait poussé à prendre encore plus ce qu’il est de nature porté à prendre, la place du sujet. Cette issue ne peut se trouver que du côté de la médiation de la parole, soit à ne pas prendre le sujet qui parle pour le moi constitué qu’il propose. Or, cette médiation n’est possible que si l’analyste, là où l’analysant s’adresse à lui comme à un alter ego, n’y est pas, assumant au niveau de son moi la mort comme sa vérité. Seule la position de l’Autre, distingué par un grand A, nécessairement évoqué dès qu’il s’agit du pacte de la parole, permet l’opération d’une médiation qui, entre le point où le sujet parle sans se reconnaître au point où il s’adresse et où il ne rencontre plus rien, ouvre à la vérité, dans le symbolique, de ce que les passes de la lutte et du désir recouvrent 11.

Il reste que les indications relatives à la jouissance qui accompagne tout ce manège de sacrifice de la jouissance ne trouvent pas encore leur pleine opérativité 'dans l’issue que Lacan trace ici aux impasses de la relation narcissique. Elles appellent un remaniement de la théorie du désir et une nouvelle articulation du narcissisme et de sa détermination symbolique par où la mort en vient à être corrélée à l’aliénation signifiante. Ce sera l’objet d’un prochain exposé.

A propos d’un cas dit de perversion transitoire Maurice Krajzman

Je m’appuierai sur une expérience qui fit un certain bruit en son temps dans les milieux analytiques, suscitant un certain nombre de commentaires dont celui de Lacan dans son séminaire sur La relation d’objet 1 et dans les Écrits au titre de la direction de la cure. Il s’agit d’un compte rendu signé par Ruth

10

Ibid. 11

op. cit., p. 454. Voir aussi le Séminaire, Livre 11, p. 288, 373. 1

J. Lacan, La relation d’objet, séminaire inédit, leçon du 19 décembre 1956.

Lebovici et publié par l’Association des psychanalystes de Belgique (aujourd’hui la Société belge de psychanalyse, soit l’I.P.A.), sous le titre Perversion sexuelle transitoire au cours d’un traitement psychanalytique 2..

La communication est instructive à divers égards. On n’en mentionnera ici que certains aspects, précisément ceux qui nous permettront de resituer la part du regard dans l’acte exhibitionniste et ce qui se joue au niveau du voyeurisme. A Lacan nous devons d’avoir dégagé la part du regard de celle qui va au champ de la vision et au niveau de d’avoir repéré la fonction de réflexion.

Tout comme le miroir, et tout comme l’intellectuel, l’œil réfléchit. Il réfléchit sur le monde, l’organise, l’ordonne en le découpant dans l’espace. Ainsi, c’est la fonction radicale du mirage qui se trouve articulée dans le fonctionnement de A chaque œil, dira Lacan, est visible le reflet qu’il porte lui-même du monde. Et nous savons bien qu’en fait c’est l’objet (a) qui organise véritablement le monde. Que l’œil soit déjà miroir n’est en fait qu’une conséquence de l’organisation du monde, l’œil ne faisant que refléter ce qui dans le miroir est déjà reflet.

Or le cas développé dans le bulletin de l’Association des psychanalystes de Belgique par Ruth Lebovici se présente, entre autres, comme un questionnement sur la relation d’objet à partir de l’observation d’un sujet phobique. On peut légitimement se demander quel est le rapport avec le voyeurisme et l’exhibitionnisme. C’est précisément toute l’histoire du cas et des critiques qui s’y greffent… « Ayant eu l’occasion, écrit Ruth Lebovici, de traiter pendant plus de cinq ans un malade atteint d’une névrose de caractère avec manifestations phobiques, nous avons pu assister à la naissance et à l’évolution, dans le cadre du transfert et des manifestations agies, en dehors du transfert, d’une perversion sexuelle transitoire. » Le patient, appelé Yves, est âgé de vingt-trois ans. Le docteur Mignot recommande le cas à Ruth Lebovici dans des termes non équivoques : « Le malade éprouve sans anxiété vraie, mais avec intensité, le sentiment d’être ridicule physiquement et il en résulte une inhibition de fait, extrêmement gênante (…) L’attitude névrotique dont témoigne ce trouble mérite d’être analysée ».

2 Ruth Lebovici, Perversion sexuelle transitoire au cours d’un traitement

psychanalytique, bulletin numéro 25 de l’Association des psychanalystes de Belgique.

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Yves, pilotin dans la marine marchande, a dû abandonner son métier. Il en est arrivé à une inactivité complète, il n’ose plus se montrer à qui que ce soit et reste enfermé chez lui. Il se trouve trop grand. C’est d’ailleurs un gaillard d’un mètre quatre-vingt-dix, mais il ne s’en accommode pas, se sent ridicule et se présente partout dans une attitude penchée. Il arrive aux premiers rendez-vous plié en deux. De plus, il harcèle sa mère pour savoir si réellement il n’est pas trop grand. Au point que la mère finit par en avoir assez et décide de lui trouver une maîtresse, assez âgée, chez qui il se rend tous les soirs et qui est censée le rassurer sur son physique.

Cette idée obsédante, l’analyste la classe dans le cadre des phobies en se prévalant du déplacement de l’angoisse et de t’évitement de la situation phobogène comme mécanismes essentiels. En quoi elle a raison. Lacan ira dans ce sens, soulignant même la finesse de ce diagnostic, qui n’est pourtant pas évident dans la mesure où l’objet phobique n’a pas l’air d’être extérieur. Il y a bien quelques autres petites phobies d’accompagnement qui, elles, sont extérieures, et qui portent sur l’habillement – peur d’avoir des chaussures trop petites, des manches de veston trop longues, etc.- mais l’objet phobogène principal ne semble pas extérieur. Or il l’est. C’est ce dont témoigne un rêve répétitif tout à fait important dans l’histoire de cette cure : une homme, en armure, l’attaque par derrière avec une sorte de masque à gaz qui rappellerait une pompe Fly-Tox et qui serait susceptible de l’étouffer. C’est un objet, cet homme en armure, qui se découvre au deuxième abord mais qui est donné par Lacan comme parfaitement reconnaissable : substitut de l’image paternelle pourvu d’un instrument tue-mouche particulièrement agressif.

Surgit alors à ce tournant de la cure une perversion qui fait l’intérêt majeur de cette observation. Cette réaction dite perverse se produit en effet à un moment précis, dans des circonstances très nettes qui mettent l’analyste mal à l’aise. Elle en est amenée à se demander si, de sa part, il n’y aurait pas eu un faux pas.

Pour Lacan, il y a eu effectivement un faux pas et c’est ce qui le sollicite à évoquer cette observation sous la rubrique de la direction de la cure. A lire le détail du déroulement de cette cure, on comprend aussi pourquoi Lacan soulève à son propos la question de la limite entre l’analyse et la rééducation, pourquoi il souligne que l’apport du déchiffrement de l’inconscient s’y trouve réduit au

minimum, pourquoi il déplore que Ruth Lebovici n’ait pu bénéficier de son enseignement. Il qualifiera pourtant cette publication de remarquable et créditera Ruth Lebovici d’une rare perspicacité. Non seulement pour avoir su diagnostiquer cette phobie atypique mais aussi dans la mesure même de son inquiétude portant sur l’opportunité de sa propre interprétation.

Malheureusement, l’analyste se situera uniquement dans le cadre du fantasme de la mère phallique et fera ce qu’elle appelle elle-même des interprétations de la situation transférentielle. A plusieurs reprises, elle suggère carrément à son patient que l’homme à l’armure c’est elle-même, son analyste. Ce que Lacan critiquera. Pourquoi la mère phallique, se demandera-t-il, alors que ce rêve représente précisément l’homme en armure avec tout son caractère héraldique ? Curieusement, c’est la carence du père réel dans l’histoire du patient qui lui a fait commettre cette erreur de méconnaître l’homme en armure comme substitut du père imaginaire.

Mais, il n’y a pas à s’étonner que ce soit à ce moment précis, le moment d’une mauvaise interprétation, qu’apparaît la première étape de la réaction perverse : des fantasmes voyeuristes. Cette réaction perverse, Lacan le laisse entendre, aurait pu être évitée, « le sujet aurait pu en faire l’économie si l’accent avait été mis d’emblée sur le père, sur les signifiants qui sont à l’origine de sa phobie, sur le discours ».

Au fil du déroulement de la cure, les fantasmes voyeuristes deviennent de plus en plus précis. La première année, il fait part d’une série de fantasmes où il s’imagine vu urinant, par une femme. Ou bien il est dans un urinoir, se masturbe et est vu par une femme cachée derrière un volet. Elle s’excite à sa vue et l’invite à des relations sexuelles imaginées comme buccales.

Puis surviennent des fantasmes où sa position est renversée : il n’est plus celui qui est vu mais celui qui voit des femmes uriner dans les w. c. Il manifestera même le désir, non seulement de voir, mais de boire leur urine.

Et enfin surgit une troisième étape, lors de la quatrième année de la cure, celle de la réalisation effective de cette position, celle d’un acting-out qui consiste à se rendre dans les w. c. publics, ceux d’un cinéma des Champs-Élysées notamment, où il est entré par mégarde dans les toilettes des femmes. IL

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y découvre un trou dans la cloison qui sépare deux cabines et va, chaque semaine, prendre son poste d’observation et attendre l’arrivée des spectatrices qui viennent uriner. Il se faisait ainsi le spectateur des spectatrices urinant dans ces toilettes.

Lacan dira : « C’est à épier une pisseuse à travers la fissure d’une cloison de water que le patient transpose soudain sa libido ».

Une odeur d’urine enveloppe toute cette affaire, le patient a peur et a envie tout à la fois d’uriner sur le divan et dans les toilettes de l’analyste, il perçoit une odeur d’urine provenant de son analyste dont il n’arrête pas de regarder les jambes, etc. C’est en effet une odeur assez spéciale, qui n’est pas de sainteté, qui émane de l’analyste, au sens où Lacan avait un jour défini la position de l’analyste comme celle d’un Saint qui décharite. L’analyste ne prend pas ici la position de semblant de (a) mais part de l’idée de la position analytique comme réelle.

Dans certaines de ses interventions, Ruth Lebovici fait preuve d’un degré de maîtrise un peu brutal qui provoque des passages à l’acte chez le sujet. Notamment quand celui-ci déclare à plusieurs reprises qu’il lui faudrait avoir des relations sexuelles avec son analyste, elle lui répond : « Vous vous amusez à vous faire peur avec quelque chose dont vous savez très bien que ça n’arrivera jamais ». Quatre questions fondamentales seront ici amenées, ’’ L’analyste distingue-t-elle, comme Lacan nous a appris à le faire, l’objet phobique comme signifiant à tout faire destiné à suppléer au manque de l’Autre, du fétiche, cet objet fondamental dans toute perversion « en tant qu’objet aperçu dans la coupure du signifiant » ?

2 "Pourquoi assiste-t-on au développement d’une perversion ? Et d’une perversion voyeuriste en particulier ?

3°Faut-il voir dans ce voyeurisme, comme se le demande Lacan, une inversion de l’exhibition impliquée dans l’atypie de cette phobie de la grande taille ?

4"Faut-il seulement y voir une perversion ou n’a-t-on à faire qu’à un artefact, comme le propose Lacan ? Artefact « susceptible de rupture, de dissolution quelquefois assez brusque » !

On sait que Lacan s’est donné très tôt pour tâche de dégager la place originale des objets de notre

pratique. Il a épinglé le fétiche aussi bien que l’objet phobique comme des objets mis en fonction de signifiants. L’objet phobique aura valeur de signifiant en tant qu’il vient suppléer à la carence du père réel. Il y a une fonction métaphorique de l’objet phobique, qui est une fonction de suppléance.

Selon Lacan en 1957, en ce temps inaugural, le cheval du petit Hans a fonction de poésie. De même que « la gerbe ni avare ni haineuse » multiplie les significations, ainsi la phobie enrichit le maniement du signifiant, en l’occurrence du signifiant « cheval » pour le petit Hans. Ce signifiant sera la roue de secours du symbolique. Mais Hans est un névrosé et non un pervers. Il n’y a pas eu pour lui d’issue fétichiste. Il a opté pour la solution mythique. Car il en est de la phobie comme du mythe : le sujet, confronté à l’impossible d’une situation, en fait le tour pour se mettre, selon l’expression de Lacan, « au niveau de la question ». C’est bien ce que fait Hans, « il porte la question là où elle est, dira Lacan, au point où il y a quelque chose qui manque ».

Hans « sait bien » que le phallus de sa mère est inexistant mais dans la dialectique du « montrer et ne pas voir », il ne se satisfait pas d’isoler la culotte de sa mère comme objet de son désir, comme objet d’attrait pour le désir. Il n’était pas loin de le faire pourtant, quand il fait part de ce fantasme où il dit être avec sa mère toute nue en chemise. Mais on sait que quand son père lui demande de se décider : savoir si elle était nue ou en chemise, il répond qu’elle portait une chemise si courte qu’on pouvait juste la voir toute nue.

Manière de susciter ce qui n’est pas comme étant ce qui est, mais sur la frange, sans reconnaître le phallus dans la chemise, sans la déployer comme le fait le fétichiste de Tournier qui brandit une culotte en hurlant : « le drapeau noir des pirates, vive la mort ! ». Les culottes en elles-mêmes ne font aucun effet au petit Flans, celles de sa mère provoquent chez lui plutôt une réaction de dégoût. En quoi il ne sera jamais fétichiste. Le cas d’Yves présente un parallèle avec celui de Hans mais est quelque peu masqué par le dérapage de l’analyste qui provoque cette perversion transitoire. Comme Hans, Yves situe la mère comme a-phallique et, comme Hans, il se trouve sur la frange du fétichisme. Mais lui glisse, il commence, suite au dérapage de l’analyste, à développer autour de l’urine des odeurs d’urine provenant des jambes

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de son analyste, ce que Lacan appelle « un rapprochement de la distance à l’objet réel », à constituer la mère comme phallique. Jusqu’à l’acting-out des toilettes.

Comment s’en étonner d’ailleurs, alors qu’en plus du dérapage consistant à se situer au niveau de l’interprétation, dans le cadre du fantasme, comme mère phallique, l’analyste déploie des efforts constants pour ramener le patient à la situation réelle, notamment dans sa façon de réagir aux propositions de son patient.

La dialectique du « montrer et ne pas voir » est poussée plus loin par Yves, qui érige le jet d’urine des femmes en phallus, en objet fétiche.

On répond ainsi très brièvement à la fois à la deuxième et à la troisième question. Pourquoi est-ce une perversion voyeuriste qui se développe dans le cas d’Yves ? Ce voyeurisme est-il une inversion de l’exhibition impliquée dans la phobie de la grande taille ?

On répondra que si c’est une perversion voyeuriste qui se déploie, c’est au titre de ce que le voyeurisme, au sens où Lacan nous propose de le définir, consiste à « interroger dans l’Autre ce qui ne peut se voir ».

Or la position que Ruth Lebovici s’attribue comme contre-transférentielle, développée à partir de son faux pas, conduit Yves à observer par le trou des toilettes le profil de ces pisseuses qui viennent, en baissant la culotte, faire jaillir un trait qui n’est certainement pas un trait de lumière mais celui qui vient tracer l’esquisse de ce phallus aussi insaisissable qu’impissable.

De plus, pour uriner elles doivent se plier, tout comme il se plie lui, Yves, gêné par sa grande taille. On ne peut s’empêcher de relever à cet endroit la dimension exhibitionniste qui n’est cependant pas l’envers du voyeurisme que nous venons d’évoquer. Car si le voyeurisme consiste à interroger dans l’Autre ce qui ne peut se voir, l’acte exhibitionniste, lui, se pose pour faire surgir le regard au champ de l’Autre. Aucune symétrie dans cette affaire.

Il faudrait alors en venir à définir le regard, à situer la fonction du regard. On se contentera de rappeler ici que le regard est isolable de ce qui relève du champ de la vision. Dans le cas clinique présenté ici aussi bien. Si le regard s’y trouve impliqué, c’est à s’y retrouver banalement insaisissable, dissimulé par la vision. A moins de retenir cette dimension exhibitionniste, secondaire ici par rapport à la

phobie d’Yves et excentrique en regard de la perversion transitoire. Auquel cas il convient de marquer ce qu’elle a de commun avec la peinture… et la psychose qui, en l’occurrence, font également surgir le regard, le rendent visible.

Cette remarque tient donc lieu de réponse à la quatrième question et se prononce du même coup comme conclusion : la perversion transitoire entraînée par Ruth Lebovici n’est pas vraiment une perversion, mais bien un artefact tel que Lacan le qualifie.

Elle reste cependant riche d’enseignement, même aujourd'hui. Ne fût-ce qu’à la considérer sous l’angle éthique – (pas de clinique sans éthique) – et à restituer deux positions : celle de l’analyste qui se met en (a), qui se met en cause de répondre au discours de l’analysant, et celle de l’analyste qui se pose comme objet réel, qui se met en quatre. On voit bien que ce n’est pas sans effets !

Lacan lecteur de Gide Philippe Hellebois

On sait les malentendus entourant les rapports de la psychanalyse à la littérature suscités par ce syntagme barbare de « psychanalyse appliquée ». S’il fut récusé d’emblée par Lacan, ce n’est pas pour nous permettre simplement de l’inverser en posant par exemple la psychanalyse comme littérature appliquée. Pointe exploitée par G. Papini dans un livre d’interviews fictives d’Einstein, Freud et autres, intitulé Gog. Il attribue à Freud cet aveu de n’avoir inventé la psychanalyse que pour répondre à son goût prépondérant pour la littérature, « Homme de lettres par instinct et médecin par la force des choses, je conçus l’idée de transformer en littérature une branche de la médecine, la psychiatrie… la psychanalyse n’est autre chose que la transposition d’une vocation littéraire dans le domaine de la psychologie et de la pathologie. » 1

L’instrumentation des textes littéraires par Lacan répond à une autre nécessité et accomplit un pas de plus, celui de marquer rigoureusement la différence entre les deux champs. Aux analystes cédant à la tentation de la psychanalyse appliquée, il rappelle que « le seul avantage qu’un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle donc

1

G. Papini, Visite à Freud, in Gog, Paris, Flammarion, 1939, pp. 95-101.

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reconnue comme telle, c’est de se rappeler avec Freud, qu’en sa matière, l’artiste toujours le précède et qu’il n’a donc pas à faire le psychologue là où l’artiste lui fraie la voie » 2. Ce point de vue commandera son utilisation des textes littéraires. Opérant à des fins démonstratives pour éclairer les phénomènes de l’expérience analytique, il se refusera à considérer la chose littéraire comme un réservoir à illustrations cliniques auxquelles appliquer un savoir préétabli.

Cette longueur d’avance que possède l’art sur la clinique ne veut néanmoins pas dire que ces deux champs soient simplement hétérogènes. Plus précisément c’est sur un plan identique qu’ils se différencient, celui du symptôme. En effet ce n’est pas de son inconscient qu’un artiste tire son inspiration mais de son rapport avec celui-ci, c’est-à-dire son symptôme. Que le savoir, du symptôme constitue l’instrument de la création, n’autorise pas pour autant la psychanalyse d’une œuvre d’art. S’agissant du symptôme, il faut opérer une distinction entre le symptôme proprement dit dans sa dimension « pathologique » et parasitaire, et la sublimation. C’est du premier que la clinique s’occupe dans un dispositif qui est celui du transfert, nécessitant l’installation du sujet-supposé-savoir. La seconde ne s’analyse pas. C’est une conséquence du symptôme, hors-transfert et dont la condition est au contraire l’inexistence du sujet-supposé-savoir. Freud sur ce point n’évita pas toujours la confusion. Son Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci tombe ainsi dans le piège d’appliquer à la sublimation les règles d’analyse applicables au symptôme. Ce faisant, il rate ce qui fut, semble-t-il, le symptôme de Léonard qui se déployait dans ses recherches sur l’optique et non dans l’esthétique 3.

Symptôme et sublimation constituent donc un binaire de concepts-clés qui, tout en ne se confondant pas, se correspondent. Dans un passage où il invoque ses antécédents psychiatriques, et la nécessité de son aboutissement à Freud, Lacan précise cette articulation : « (…) la fidélité à l’enveloppe formelle du symptôme, qui est la vraie trace clinique dont nous prenions le goût, nous mena à cette limite où elle se rebrousse en effets de création. Dans le cas de notre thèse (le cas Aimée), effets littéraires, – et d’assez de mérite pour avoir

2 J. Lacan, Hommage fait à Marguerite Duras, du Ravissement de Lol V.

Stein, in Ornicar, 34, pp. 8-9. 3

J.A. Miller, Liminaire, in Ornicar, 19, p. 4.

été recueillis, sous la rubrique (de révérence) de poésie involontaire, par Eluard » 4. On constate ainsi que Lacan trace un vecteur partant de l’enveloppe formelle du symptôme et nous guidant jusqu’au point où il se rebrousse en effets de création. C’est-à-dire s’en retourne à partir de ce point de rebroussement, par le même chemin mais en sens opposé 5.

Si la psychanalyse ne s’applique au sens propre qu’à un sujet qui parle et qui entend, ce n’est donc pas dire que face à une œuvre d’art, il faille nécessairement et dans tous les cas se refuser au diagnostic. Ce n’est bien sûr pas la pathographie qui expliquera l’originalité d’un auteur, mais la clinique peut s’avérer nécessaire pour saisir par exemple le statut d’une œuvre pour son auteur.

Autrement dit si on ne veut pas se condamner à ne rien comprendre à cet effet de création, il faut parfois selon les cas en passer par l’examen de ce qui le précède, c’est-à-dire le symptôme. Pensons notamment à Flaubert qui témoigna dans sa correspondance, combien le changement de sa position subjective quant aux aléas de son symptôme, fut décisif pour la constitution de son style. Ce n’est donc pas en adoptant une position de principe, faisant inévitablement penser à Tartuffe « cacher ce symptôme que je ne saurais voir », qu’il sera le plus commode de s’orienter dans les connexions entre psychanalyse et littérature. S’il est honorable d’avoir des intentions droites, c’est peu efficace quand les choses sont en chicane. Tout ceci aussi pour en finir peut-être avec ces lieux communs selon lesquels un artiste perdrait le moteur de son inspiration dans un analyse. Être englué dans un symptôme n’aide en rien un sujet à répondre aux nécessités de la production créatrice. En outre un symptôme n’est pas de l’ordre du nécessaire, mais de l’accidentel, du contingent. S’il n’y a donc pas de symptôme fondamental pour un sujet, il est possible par contre qu’à partir de là, il trouve son style, ce qui nécessite que le savoir logé dans le symptôme soit libéré. 6

C’est ce chemin allant du symptôme à la sublimation que Lacan trace dans son texte consacré à Gide et à sa volumineuse biographie écrite par J. Delay, un des paisibles auditeurs de son séminaire. Dans ce

4

J. Lacan, De nos antécédents, in Écrits, p. 66. 5

J.-A. Miller, Réflexions sur l’enveloppe formelle du symptôme, in Actes de l’E.C.F., n°IX, p. 68.

6 M. Strauss, Le symptôme dans la cure in Actes de l’EC, F., n°IX, p. 62.

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livre indéniablement réussi, La jeunesse d’André Gide, Delay prétend fonder un nouveau genre : la psychobiographie. Lacan commence par constater combien la réussite même de cette tentative en marque la limite. En effet, ce n’est pas tant le talent réel de Delay qui est en cause, que l’intention délibérée de Gide qui la fomenta. Au point que cette psychobiographie devienne une préface étonnante à ses œuvres puisqu’elle accomplit la performance de « tendre le tambour où leur message continuera de rouler ». Qu’elle s’intègre à ce point dans la trame de l’œuvre étudiée peut nous indiquer que la raison de cette réussite psychobiographique est moins à chercher dans la validité de la méthode que dans les textes de l’auteur. En fait de méthode, Lacan salue plutôt les qualités particulières de lecture dont Delay témoigne pour examiner ce qui lui est adressé par Gide à la fin de sa vie : petits papiers, correspondance, journaux etc., en plus de son œuvre publiée. Méthode de lecture que Lacan qualifie de psychanalytique parce qu’elle « procède au déchiffrage des signifiants sans égard pour aucune forme d’existence présupposée du signifié. Ce que l’ouvrage présent montre avec éclat, c’est qu’une recherche, dans la mesure où elle observe ce principe, par la seule honnêteté de son accord à la façon dont un matériel doit être lu, rencontre dans l’ordonnance de son propre exposé la structure même du sujet que la psychanalyse dessine ». 7

Quel est donc le dessein poursuivi par Gide pour offrir son œuvre et les papiers témoignant de son privé à une telle construction ? Quel est l’enjeu de son rapport à la lettre et en quoi nous concerne-t-il ? Pour répondre à ces questions, partons de ce qu’il convient d’appeler son symptôme. Ne disposant pas encore de l’objet (a), c’est l’objet fétiche que Lacan oppose au phallus dans ce texte. Néanmoins dans une lecture rétroactive, il nous sera possible d’y placer l’objet (a). Nous pourrons ainsi différencier les deux versants du symptôme de Gide : celui du message et celui de l’objet.

De son symptôme, Gide donna de nombreuses descriptions, où on retrouve toujours quelques constantes. Il remarque fréquemment que le « sens de la réalité » lui manque. S’il y est très intéressé, il ne parvient jamais à y croire, et y assiste comme à un spectacle joué sur une scène où il ne serait pas représenté. Ce qui lui évite la peur même dans des

7 J. Lacan, Jeunesse de Gide ou La Lettre et le Désir, in Écrits, pp. 747-748.

circonstances difficiles. Certains rêves aussi, qui depuis son enfance hantent son sommeil, ne tournent plus jamais au cauchemar. « Je prends intérêt, je prétends même parfois prendre part à ce qui arrive ; mais, à vrai dire, il faut bien que je l’avoue : je ne parviens par réellement à y croire. Je ne sais comment expliquer cela, qui, je pense, pour un lecteur très perspicace, doit déjà ressortir de mes écrits (et que j’ai, du reste, explicitement noté parfois) : je ne colle pas, je n’ai jamais pu parfaitement coller avec la réalité. Il n’y a même pas, à proprement parler, dédoublement qui fasse que, en moi, quelqu’un reste spectateur de celui qui agit. Non : c’est celui même qui agit, ou qui souffre, qui ne se prend pas au sérieux. Je crois même que, à l’article de la mort, je me dirai : tiens ! Il meurt. » (…) Je me suis surpris hier en train de me demander le plus sérieusement du monde si vraiment j’étais encore vivant. Le monde extérieur était là et je le percevais à merveille ; mais était-ce bien moi qui le percevais ? Et durant un assez long temps (cela dura, je pense un quart d’heure) je m’absentai ; il me sembla que je n’étais plus là ; et ma disparition passait inaperçue. Puis je compris que c’était pourtant moi qui m’en rendais compte et qui me disais : je ne suis plus là. Je revins occuper ma place, mais avec une sorte de stupeur. » 8 Évitant comme de juste l’angoisse mais entraînant cette conséquence moins banale, la « déconsistance » du cadre de la réalité, ce symptôme comporte aussi une autre caractéristique, qu’il appelle « seconde réalité », et dont l’histoire se rapporte à son père. Né en 1869, Gide perd son père en 1880. Professeur de droit, « enseigneur » original, cet homme sensible, dit Lacan, « ne se dégagea d’une alliance ingrate que par une mort prématurée » ! Alliance ingrate au vu de la composition de la personne de la mère, « jeune fille aussi peu avenante aux prétendants qu’aux grâces et qui des noces tard à venir, comble le vide par une passion pour sa gouvernante… » et qui contribue avec les autres femmes de cette famille protestante à en faire « un fief de religionnaires et un parc de maternage moral ». A quoi nous devons la grâce ajoute Lacan, « après réduction à l’état falot des mâles pénultièmes, d’une fleur illustre d’humanité » c’est-à-dire Gide lui-même 9. Tout ce que Gide put faire avec son père dans cette enfance était marqué dans son souvenir de cette coloration de « seconde réalité ». Seconde parce que c’était un autre plan, hétérogène à celui du quotidien où il ne s’affrontait

8

A, Gide, Ainsi soit-il ou les jeux sont faits, Paris, 1952, pp. 45-46 et 158-159.

9 J. Lacan, Jeunesse de Gicle, pp. 746 et 749.

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qu’à sa mère qui ne pouvait l’envelopper que de son amour et de l’abnégation de sa jouissance, conséquence de son renoncement au désir. Ce qui fait écrire à Lacan que « l’enfant Gide entre la mort et l’érotisme masturbatoire, n’a de l’amour que la parole qui protège et celle qui interdit ; la mort a emporté avec son père celle qui humanise le désir. C’est pourquoi le désir est confiné pour lui au clandestin. » 10.

Le temps subjectif de son histoire, Gide ne le fait commencer que deux ans après la mort de son père, quand enfant non désiré, il va être pris dans un désir sous les espèces d’une véritable scène de séduction dont les conséquences directes seront en fonction de ce contexte, décisives pour son destin. Cette scène se passe avec sa tante Mathilde, femme du frère de sa mère, et dont plus tard il épousera la fille, sa cousine Madeleine. Personnage très différent du modèle féminin en l’honneur dans cette famille, cette créole se distingue par un tempérament indolent, entrecoupé de crises de nerfs théâtrales que le mari, bel exemple de mâle pénultième falot, s’avère totalement incapable de calmer comme il conviendrait. Voici la scène telle que Gide la donne dans La porte étroite : « Un jour de cet été… j’entre au salon chercher un livre ; elle y était. J’allais me retirer aussitôt ; elle qui d’ordinaire, semble à peine me voir, m’appelle : Pourquoi t’en vas-tu si vite ?… est-ce que je te fais peur ? Le cœur battant, je m’approche d’elle ; je prends sur moi de lui sourire et de lui tendre la main. Elle garde ma main dans l’une des siennes et de l’autre caresse ma joue.-Comme ta mère t’habille mal, mon pauvre petit ! Je portais alors une sorte de vareuse à grand col, que ma tante commence de chiffonner.-Les cols marins se portent beaucoup plus ouverts ! dit-elle en faisant sauter un bouton de chemise. -Tiens ! Regarde si tu n’es pas mieux ainsi ! Et, sortant son petit miroir, elle attire contre le sien mon visage, passe autour de mon cou son bras nu, descend sa main dans ma chemise entr'ouverte, demande en riant si je suis chatouilleux, pousse plus avant… J’eus un sursaut si brusque que ma vareuse se déchira ; le visage en feu, et tandis qu’elle s’écriait : Fi ! Le grand sot ! – je m’enfuis ; je courus jusqu’au fond du jardin : là, dans un petit citerneau du potager, je trempai mon mouchoir, l’appliquai sur mon front, lavai, frottai mes joues, mon cou, tout ce que cette femme avait touché ». 11

10 Ibid., pp. 752-753.

11 A, Gide, La Porte Étroite, in Romans, Récits et Soties, La Pléiade, p. 500.

Quelques jours plus tard, attiré par cette même tante et son parfum au bouquet clandestin, l’enfant Gide retourne dans cette maison. Il découvre sa tante calmant les chaleurs de Phèdre avec un beau militaire, puis se précipite dans la chambre de sa cousine qu’il trouve en larmes. Dans cet instant qui, selon ses termes, décida de sa vie, c’est ivre d’amour et de pitié qu’il s’offre à protéger cette enfant de quinze ans, de deux ans son aînée « contre la peur, le mal, la vie », ce qui désigne la personne même de sa tante. 12

Cette place de l’enfant désiré, d’adresse du désir de l’Autre qui se dessine pour lui dans cette scène de séduction, Gide ne pourra que refuser de l’occuper puisqu’elle ne se constitue que dans la dimension du trauma, du fait de la défaillance de la métaphore paternelle. Par contre, il deviendra amoureux à jamais du petit garçon qu’il, fut dans les bras de sa tante. Plus précisément, on peut dire que dans l’imaginaire, il devient l’enfant désiré, ce qui lui a manqué, mais c’est en femme qu’il se mue comme désirant. C’est-à-dire qu’il assume pour lui, à son usage, un désir dont il n’a pas voulu être l’objet. Lacan précise pourquoi Gide est pervers : non pas seulement parce qu’il aime les petits garçons, mais le petit garçon qu’il fut.

Cette place de l’enfant désiré, tout en instituant le sujet dans son être, doit être rejointe par le moi constituant ainsi le moi-idéal. Processus que Lacan qualifie de conscient et qui a comme résultat la formation d’un idéal du moi, au point d’où on est aimé par l’Autre. 13« L’idéal du moi (…) se forme avec le refoulement d’un désir du sujet, par l’adoption inconsciente de l’image même de l’Autre qui de ce désir a la jouissance avec les droits et les moyens. » 14Il n’y a pas adoption inconsciente de l’image même de l’Autre, mais substitution à celle-ci de la sienne propre. Si bien que ce n’est pas en tant que moi-idéal qu’il aime les petits garçons, mais dans l’inconscient il les met en place d’idéal du moi. On constate ensuite qu’il n’y a pas refoulement d’un désir du sujet mais adoption de celui de l’Autre, en l’occurrence sa tante, la seconde mère, celle du désir et de l’Œdipe. Point de refoulement mais déni de la castration de cette mère. En effet il la pourvoit d’un phallus qu’il dénie à celui qui le porte. Ce qui peut se repérer notamment dans le gommage systématique qu’il effectue de ce phallophore dans

12

J. Lacan, Jeunesse de Gide, p. 753. 13

J. Lacan, Les formations de l’inconscient, séminaire inédit, séance du 5 mars 1958.

14 Jeunesse de Gide, p. 752.

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certains de ses textes. S’il donne deux versions de sa découverte des aventures de sa tante, c’est pour évacuer dans l’une d’elles la figure du lieutenant. S’il reproduit dans son Thésée les mêmes éléments de la scène de séduction, c’est encore pour escamoter la figure phallique du Minotaure.

En conséquence, s’il épousera plus tard Madeleine en un mariage qui restera éternellement blanc, la raison n’en est pas seulement à chercher dans la position extraordinaire de celle-ci. Vouée à son père que la mère avait quitté pour l’un de ces phallophores que Gide n’évoque qu’en creux, et abolissant tout regard sur cette dernière, elle interdisait que le désir grâce auquel André s’était vu imprimer une figure d’homme fasse rentrée du dehors, Par là-même, elle montrait qu’elle n’était pas égarée et savait où était le phallus, chez le lieutenant, l’amant de sa mère mais n’en voulait rien savoir 15. Néanmoins dans le cas contraire, Lacan affirme : « Nous croyons quant à nous que, pour étreindre cette Ariane, il lui eût fallu tuer un Minotaure qui eût surgi d’entre ses bras » 16, et indique dans ce contexte, celui du Thésée de Gide, en évoquant ce monstre, la figure mortelle du phallus paternel, interdicteur du second temps de l’Œdipe. De cette occurrence hypothétique de l’angoisse de castration que Gide évita toujours, Lacan repère les bords délimitant un lieu qu’il qualifie d’abîme, le cadre d’où surgirait ce Minotaure : « Mais toujours le désolera de son angoisse l’apparition sur (l’autre) scène d’une forme de femme (cette Ariane) qui, son voile tombé, ne laisse voir qu’un trou noir, ou bien se dérobe en flux de sable à son étreinte ». 17

On constate donc une identification dont les deux versants de l’idéal et de l’objet sont disjoints. Sur le premier ne s’opère que l’identification – régressive narcissique – à un trait unaire de la personne prise comme objet, c’est-à-dire lui même. Le second est plus problématique, parce que s’y effectue une identification à la fois la plus archaïque et celle qui pourrait lui ouvrir le troisième temps de l’Œdipe.

15 Elle écrit ainsi à la mère d’André : « Tu me dis que je ne connais pas le

bonheur – que j’en ai peur : peut-être devines-tu juste. Je ne connais que deux états d’âme quant aux choses de la vie : l’anxiété de l’avenir – la tristesse du regret de papa – et puis un état de calme, un était passif et doux, comme un « ciel de demoiselle s, ni pluie, ni soleil. Ce qu’on appelle le bonheur m’effraie peut-être en effet, par ce qu’il entend d’actif, de vivant, et d’inconnu – et puis aussi parce qu’il ne peut pas durer s. Plus loin elle ajoute « Mon affection pour André emplit toute mon âme… Mais je crois que si elle changeait de nature, elle pourrait nous causer à tous deux autant de chagrin qu’elle m’a donné de joie – les seules joies de mon enfance… », in J, Delay, La Jeunesse d’A. Gicle, II, p. 187.

16 J. Lacan, Jeunesse de Gide, p. 756.

17 Ibid., p. 750.

Elle se porte sur la femme pourvue du phallus – Madeleine – dans le second temps de la scène de séduction.

Le mariage de Gide avec Madeleine scellait ainsi un destin où se représentait comme l’indique Lacan, le trio des Parques 18, les magiciennes fatidiques, trois sœurs mesurant à leur gré la vie des hommes. L’une préside à la naissance, reconnaissons-y Mathilde, la seconde mère, celle de l’Œdipe qui l’introduit au désir ; la deuxième au mariage, voyons-y sa propre mère Juliette qui à l’approche de sa mort fit promettre à Madeleine d’épouser son fils, supposant qu’elle pourrait veiller sur lui mieux qu’elle même ; la troisième à la mort, nous l’identifierons à Madeleine, réservant provisoirement sa justification.

En effet pour l’introduire, il nous faut envisager maintenant le statut très particulier de l’œuvre même de Gide et son enjeu : la construction d’un idéal du moi, défaillant ailleurs, ce que son symptôme nous indique. Relevant ce que Gide donne comme le « pur secret » de sa vie : « Nous devons tous représenter », Lacan indique combien c’est sur ce masque même de l’homo litterarius achevé qu’il était, que se peint l’idéal du moi 19. Insigne qui marque un vide, le rien auquel était affronté l’enfant Gide. Lacan salue Delay d’avoir heureusement effectué cette mise en rapport entre le rien et la persona, en remarquant aussi l’émergence de ce phénomène d’anorexie saisissant Gide dans son enfance disgraciée et ensuite dans son extrême vieillesse quand l’œuvre est achevée.

Cette œuvre avait aussi une adresse dont la particularité était d’être dédoublée. D’abord l’Autre à venir, celui de la postérité, en fonction duquel il préparait de son vivant les matériaux pour l’établissement de sa biographie : petits papiers, journaux, correspondance. D’autre part Madeleine qui occupait néanmoins une place plus particulière, où se conjoignaient les dimensions de l’adresse et de la cause. Dans celle de l’adresse, remarquons que c’était un Autre qui ne lisait pas toujours et parfois se refusait à entendre. En effet Madeleine, selon les termes de Lacan, « sut ne pas voir ce qu’elle voulait ignorer ». Ainsi en lisant la correspondance de Flaubert dont on connaît la rude verdeur, cette femme fine et cultivée constate « Heureusement que l’éditeur met quelquefois une simple lettre – et qu’il y en a qui pour moi ne commencent aucun mot

18 Ibid., p. 763. 19

Ibid., p. 752.

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connu » 20. En cette place de cause, Lacan relève d’abord que Gide lui vouait un amour embaumé contre le temps, reste de sa « passion » pour sa mère, mais dont le désir était absent 21. Il indique ensuite que cette séparation de l’amour et du désir était occupée par un objet fétiche : sa correspondance avec Madeleine, qu’il pourvoyait ainsi d’un phallus imaginaire. Fétiche parce qu’il occupait la place de l’amour sans désir et plus précisément la place d’où le désir s’était retiré, soit celle de l’objet (a). Cela le rendit évidemment vulnérable à la vengeance secrète de Madeleine qui un jour brûla toute cette correspondance. Réaction de femme outragée parce qu’il accédait pour la première fois à l’amour en dehors d’elle. Véritable Médée, elle vise l’homme au phallus ou plus précisément au plus-de-jouir, l’objet (a), leurre du non-rapport sexuel. Ces lettres représentant son enfant n’avaient pas de double, et il y avait mis toute son âme, Elle frappait ainsi Gide dans son être, son faux-être par lequel il bouchait la béance de la castration, béance que cet acte creuse, écrit Lacan « longuement l’une après l’autre des lettres jetées au feu de son âme flambante » 22. Ce faisant elle se frappait aussi elle-même vu qu’elle avoua n’avoir jamais rien eu de plus précieux au monde 23.

Elle le précipita ainsi dans la seconde mort, résultat de sa vengeance. Ce dont Gide témoigna : « Je suis déjà mort, et ce que je vis à présent, c’est une espèce de supplément qui n’engage à rien »24. En outre, après la mort de Madeleine, il publia une partie restée inédite de son journal dont le titre Et nunc manet in te (Désormais c’est en toi qu’elle demeure…) est à entendre aussi dans ce sens. Inspiré d’un vers de Virgile, il évoque non pas l’objet aimé mais plutôt la peine éternelle. Châtiment frappant Gide, à l’instar d’Orphée, du ressentiment d’Eurydice pour l’avoir condamnée à faire retour dans les enfers du fait de s’être retourné trop tôt pour la voir pendant leur remontée 25. Vengeance aussi sans doute parce qu’il l’avait lui-même précipitée innocemment dans une espèce de seconde mort, en la condamnant à la virginité éternelle. De là à ce qu’elle ne supporte pas l’abandon de son amour…

20 J. Schlumberger, Madeleine et A. Gide, Paris, Gallimard, 1956, p. 159.

21 J. Lacan, Jeunesse de Gide, p. 754.

22 Lacan, Jeunesse de Gide, p. 761.

23 J.-A. Miller, Des réponses du réel, cours inédit 1983-1984, Séance du 28

mars 1984. 24 A. Gide, Journal, La Pléiade, 1921, p. 697. 25

J. Lacan, Jeunesse de Gide, pp. 758-759.

Mais bien que pervers, Gide ne jouit pas de cet état qu’il impose à Madeleine. On ne lui connaît d’ailleurs pas de ces stratagèmes visant à plonger l’Autre dans l’angoisse ou la secondé mort. Sinon ceci dont la tonalité est plutôt hilarante. Le lendemain de la mort de Gide, Mauriac en aurait reçu ce télégramme « Enfer n’existe pas. Peux te dissiper. Stop. Gide » 26.

Pour conclure, évoquons brièvement ce qui peut constituer pour nous l’intérêt de la singularité de Gide. Lacan constate : « Avec les temps descendants, il apparaît remarquable que ce soit autour d’une mise en question du désir par la sagesse que renaisse un drame où le verbe est intéressé » 27. C’est-à-dire que Gide nous livre une œuvre où il montra ce que fut son affrontement au signifiant, celui de la castration, le phallus, mais au-delà de la comédie et du rire, pour du vrai. Il ne se contenta par d’osciller du symptôme à l’angoisse, mais témoigna de ce qui en constituait l’objet, quand l’acte de Madeleine modifia son rapport au destin. Certains de ses textes, surtout, en portent la marque tels Et nunc manet in te ou Ainsi soit-il ou les jeux sont faits. S’ils exercent à l’occasion une fascination certaine sur le lecteur, gageons qu’elle résulte peut-être du rapport dénudé à la béance de son être qu’il y évoque, au-delà donc du fétiche par lequel il la recouvrait. Lisons dans ce sens la dernière phrase d’Ainsi' soit-il écrite quelques jours avant sa mort : « Ai-je encore quelque chose à dire ? Encore à dire je ne sais quoi. Ma propre position dans le ciel par rapport au soleil ne doit pas me faire trouver l’aurore moins belle » 28.

Les fantasmes de l’hystérique ou l’hystérie du fantasme Paul Verhaeghe

L’importance du fantasme dans l’hystérie est bien connue. En psychiatrie on parle déjà depuis longtemps de l’hystérie comme d’une maladie de l’imagination. La psychanalyse a trouvé un point de départ dans le théâtre privé d’Anna O. Cette idée comporte une discussion pseudo-scientifique, qui

26

G. Perec, Je me souviens, Paris, Hachette, 1978, p. 51. 27

J. Lacan, Jeunesse de Gide, p. 757. 28

A. Gide, Ainsi soit-il, p. 198.

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dissimule une question éthique 1. La pseudo-scientificité se traduit dans le « ou bien » : ou bien l’hystérie se fonde dans un trauma réellement vécu, ou bien dans un fantasme. Ce qui revient à une opposition éthique : l’hystérique victime, malade vraie, face à l’hystérique simulatrice.

Au-delà de cette discussion peu intéressante, nous aimerions restituer aujourd’hui la fonction du fantasme dans l’hystérie. En guise d’introduction, je vous donne tout de suite le résultat de ma petite étude, résultat, bien sûr, que je dois encore démontrer : la fonction du fantasme dans l’hystérie réside dans l’articulation du rapport entre le sujet hystérique et l’ordre symbolique, et ceci sur un point précaire : la sexuation.

Il s’agit donc du rapport entre le sujet et l’Autre, rapport qui se laisse concevoir, entre autres, comme le rapport entre le sujet barré et le savoir, S2. La filiation entre l’hystérie et le savoir est connue : le pousse-au-savoir de l’hystérique ne dissimule guère le pousse-au-manque et la passion de l’ignorance.

Afin de débrouiller les intrications entre le savoir, le fantasme et le sujet, je vous propose un détour, ou plutôt quelque chose qui a l’air d’être un détour, et qui n’a pas tellement retenu l’attention des analystes : les théories infantiles sur la sexualité. L’expression « théories infantiles » révèle qu’il s’agit du savoir. Dans les Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, Freud fait trois remarques à ce sujet : premièrement, que le pousse-au-savoir chez l’enfant se produit au même temps que le premier épanouissement sexuel ; deuxièmement, que ce pousse-au-savoir aboutit aux fantasmes qui constituent une réponse à un nombre de questions qui agacent l’enfant ; ces fantasmes sont précisément les théories infantiles sur la sexualité ; troisièmement que ces théories seront reprises lors de la puberté et qu’elles constituent là un avant-propos d’une éventuelle névrose de l’adulte 2.

1

Scandale aux Archives Freud, L’Aile, Hiver 1982, n°7, pp. I-VIII. Correspondances, Cahiers Confrontation, n°12, Paris, Aubier-Montaigne, 1984, pp. 173.

2 Freud, S., Ueber infantile Sexualtheorien, (1908c), G VII, pp. 171-188.,

Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, (1905d), G V, p. 95 (1915) et p. 127 n. 2 (1920).

Ces trois remarques soulèvent une question : d’où vient cette quête de l’enfant, que veut-il savoir ; y a-t-il quelque chose qui manque dans le savoir ? Cette question est posée implicitement par Freud parce qu’il y produit une réponse, notamment dans son article sur la nécessité de donner une éducation sexuelle aux enfants 3. Dès que l’enfant aurait reçu les informations adéquates sur la sexualité, il n’aurait plus besoin de théories infantiles. De plus, Freud espère que cette éducation éclairée ait un effet prophylactique : la diminution du nombre de névrosés. On sait que cet espoir se révélera vain. En 1937, c’est-à-dire trente ans plus tard, l’enthousiasme de Freud pour l’éducation sexuelle s’est transformé en pessimisme : malgré les informations « adéquates » sur « la chose génitale », les enfants tiennent à leurs théories et les adultes à leurs névroses 4.

Ceci nous amène à une première conclusion : ce que les enfants cherchent à savoir n’a rien à voir avec un défaut dans le registre de la connaissance. Ce qu’ils visent dans leur interrogation, c’est le savoir en tant qu’ordre constitué de signifiants, l’ordre symbolique en soi. Cette conclusion comporte deux questions. Premièrement, que veut savoir l’enfant ? Deuxièmement, comment se fait-il que l’ordre symbolique en tant que tel n’y suffise pas ?

Commençons par la première question. La quête infantile focalise trois thèmes, dont je veux démontrer l’intrication.

L’étude du cas du petit Hans nous montre dès le début un de ces thèmes : ce que Hans ne comprend pas, c’est la différenciation des sexes. Il n’y comprend rien du tout, persuadé qu’il est de l’existence d’un monde unisexuel phallique. Les théories infantiles sur ce point englobent l’idée d’un « enlèvement du pénis », l’idée « que ça poussera encore ». Complexe de castration, dira-t-on, heureux de retrouver si aisément un des points de repère majeurs de la psychanalyse. Il faut dire que l’utilisation de ce concept ne dissimule guère dans la plupart des cas une incompréhension aussi grande chez l’interprète que chez l’enfant. Le dit complexe de castration est sans aucun doute le concept psychanalytique le plus difficile. Soyons donc plus

3

Freud, S., Zur Sexuellen Aufklärung der Kinder, (1907c), G VII, pp. 19-27. 4

Freud, S., Die endliche und die unendliche Analyse (1973c), G VI, pp. 78-79.

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prudents et remarquons que les théories infantiles sur la différenciation des sexes trouvent leur point d’achoppement dans un corps particulier, le corps de la mère en tant que privé du phallus.

Une autre question de l’enfant est mieux connue : d’où viennent les bébés ? Les théories que l’enfant élabore sur ce point sont d’origine prégénitale : la naissance se passe oralement, analement, même cloacalement. Il est intéressant de remarquer que même les enfants très jeunes ne doutent pas du fait que le nouveau-né a poussé dans le ventre de la mère. Ce qu’ils ne comprennent pas, c’est comment cet enfant en est sorti, et surtout, comment il y est entré. Le point d’achoppement de cette deuxième série de théories infantiles concerne donc le rôle du père.

Ainsi, nous avons deux questions, deux théories et deux points d’achoppement. La troisième question porte sur ce que Freud appelle « le mystère du mariage ». L’enfant interroge l’union entre ses parents. Freud précise que les théories infantiles sur ce point sont aussi prégénitales que les deux précédentes. Le mariage se réduit pour l’enfant au fait de se baigner ensemble, de se donner des baisers, de fréquenter à deux les toilettes, etc. Il me semble que cette troisième question n’aboutit pas tant à une théorie infantile qu’à une pratique. Un des jeux les plus connus de l’enfance, c’est de jouer au papa et à la maman. La constatation, que cette troisième question conduit plutôt à une élaboration pratique que théorique reste à préciser. En tout cas, l’enfant rencontre ici de nouveau un point d’achoppement, notamment en ce qui concerne la scène primitive dont les interprétations restent aussi prégénitales qu’insuffisantes.

Voilà un survol de la quête infantile, qui constitue notre réponse au « quid ? » de cette quête. Ce survol nous permettra deux conclusions, dont la première expliquera l’échec inévitable de ces théories, c’est-à-dire l’échec du savoir en tant que tel. La deuxième nous ramènera sur le terrain de l’hystérie. Première conclusion. Les deux premières théories infantiles sur la sexualité nous montrent les rapports entre le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique : ce que l’enfant rencontre dans le Réel ne se retrouve pas dans le Symbolique. La différence anatomique entre les sexes ne correspond pas à deux signifiants différents. C’est que « La Femme n’existe pas ». Le

père réel en tant qu’engendreur doit trouver son « Aufhebung » dans un signifiant, le Nom-du-Père. Néanmoins, ce signifiant ne fonctionne pas comme garant : c’est que « l’Autre de l’Autre n’existe pas ». Le manque d’un Autre de l’Autre perpétue le manque de l’Autre, c’est-à-dire que le signifiant du Nom-du-Père ne suffit pas à signifier le Réel de la mère. L’enfant rencontre ici un défaut dans le savoir, quelque chose qui manque dans l’ordre symbolique en tant que tel. Vous l’avez déjà reconnu, puisque j’en ai évoqué les deux volets : il s’agit du S(A), le défaut structural de l’Autre. D’où, bien sûr, l’échec des théories infantiles. Freud conclut que cet échec est inévitable, parce qu’il y a deux éléments « qui restent inconnus dans la quête infantile : le rôle du sperme fertilisant et l’existence de l’orifice sexuel féminin » 5.

Donc, la pulsion dite de savoir trouve son origine dans la mésalliance, le non-recouvrement du Réel et du Symbolique. La tentative de réparation que l’enfant y opère, aboutit à des constructions dans l’Imaginaire. Ces théories fonctionnent comme bouche-trou de S(A), comme ce qui doit obturer le défaut dans l’Autre. Le savoir construit dans cette optique recouvre la vérité, ce qui donne la juste mesure à la pulsion dite de savoir et à toute « compréhension ». Le « Gardez-vous de comprendre » de Lacan y trouve sa place.

Rappelez-vous qu’il y avait encore un autre point d’intérêt infantile : l’union entre les parents, dont l’interrogation est plutôt mise-en-scène que théorie. Cette pratique de jeu se révèle maintenant comme conséquence de l’achoppement des deux théories précédentes : puisqu’il n’y a pas de signifiant de l’autre sexe, ni de garantie dans l’Autre, il n’y a pas de rapport sexuel non plus. Il ne reste qu’à faire semblant, et c’est ce que l’enfant fait avec le jeu le plus connu et le plus répété, d’ailleurs pas seulement dans l’enfance…

J’arrive maintenant à ma deuxième conclusion, qui, en apportant une nouvelle dimension, nous ramènera sur le terrain de l’hystérie. Il est assez étonnant de constater que les trois points de la quête infantile correspondent exactement à ce que Freud appellera plus tard les fantasmes originaires. C’est étonnant,

5

Freud, S., Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie, (1905d), G V, p. 97 (1915).

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parce que Freud lui-même ne fait jamais le rapprochement. Vous connaissez la série de ces fantasmes : la castration, la séduction, la scène primitive, avec les mêmes points d’échec : la femme, le père et le rapport sexuel. Freud leur accorde une importance qui va très loin : les fantasmes originaires prendraient la place d’une réalité manquante. L’enfant qui n’a pas eu la « chance » d’observer une scène primitive, eh bien, il lui reste à avoir recours à la fantasmatisation de cette scène, ce qui serait conservé, selon Freud, dans l’héritage phylogénétique. Au-delà de cette explication peu satisfaisante, nous pouvons comprendre que ces fantasmes ne prennent pas tant la place d’une réalité manquante, mais d’un Réel bel et bien présent, qui n’a pas trouvé son « Aufhebung » dans l’ordre symbolique. De plus, ils recouvrent ce Réel avec une construction signifiante dans l’Imaginaire qui masque le défaut dans le Symbolique. A ce moment-là, il n’est plus question de vérité, sinon d’une vérité escamotée. Les théories infantiles sur la sexualité et les fantasmes originaires rencontrent sur ce point mainte théorie dite scientifique. Je n’en donnerai que l’exemple le plus saillant pour nous, puisqu’il s’origine dans le champ psychanalytique : la théorie sur le « génital love », l’amour génital. La fonction de ce savoir absolu n’est pas autre : recouvrir le Réel angoissant.

C’est avec cette dimension que nous retrouvons l’hystérie. Les théories de l’enfant nous ont apporté le primat du phallus, dont le fantasme originaire de la castration fournit une « explication ». Pour l’hystérique, c’est le point de rupture : La Femme n’existe pas, ce qui aboutit selon Freud à l’envie du pénis et au complexe de masculinité. Il est intéressant de remarquer ici que cette « explication » ou « compréhension » infantile de la différenciation des sexes retentit nécessairement dans l’autre théorie, inséparable de la première. En effet, les deux constructions de l’enfant aboutissent à deux primats qui se supposent mutuellement : le primat du phallus exige le repère du père originaire, et inversement. Je m’explique. Lorsque l’enfant s’interroge sur la naissance, il ne s’agit pas tellement d’une demande de savoir à propos d’une question biologique – c’est pourquoi toutes les éducations sexuelles modernes échouent. Ce qu’il interroge, c’est l’origine du sujet et son désir. L’enfant doit trouver une garantie de l’Autre, une garantie dans l’Autre qui recouvre le Réel angoissant de l’autre sexe. Cela nous donne le fantasme du père originaire, pas mentionné par Freud en tant que tel, mais bel et bien impliqué dans son échafaudage

théorique (Totem und Tabu, Der Mann Moses und die monotheistische Religion) avec son implication pratique (voir la construction que Freud propose au petit Hans, et l’importance qu’il reconnaît au « roman familial du névrosé »). Ce que Freud place à ce point, c’est plutôt l’avatar hystérique, dans lequel il ne s’agit pas seulement d’un père originaire, mais en outre d’un père originaire séducteur. Maître absolu qui greffe son désir sur le sujet à naître. Cette installation, au-delà de l’échec, bien sûr, nous apporte le résultat espéré, le Dimanche de la Vie : à condition qu’il y ait un Autre Sexe, garanti par un père absolu, maître du désir, il y aurait un rapport sexuel.

Maintenant, nous sommes arrivés au renversement qui est inclus dans mon titre : plutôt que d’étudier les « fantasmagories » de l’hystérique, il faut considérer la dimension hystérique dans la structure du fantasme. Les fantasmagories, c’est le versant de l’ego, dont la pseudologia fantastica n’est que l’exagération – il y a des égos/égaux qui sont plus égaux/égos que les autres. Le deuxième versant concerne la constitution du sujet. Le fantasme nous démontre la structure qui s’organise autour du manque et dans laquelle la place du sujet est déterminée.

Donc, l’hystérie trouve son point de départ dans un Réel qui est traumatique, précisément parce que le Symbolique y fait défaut. Ce Réel est enveloppé par l’élaboration défensive, démarrant dans l’Imaginaire, continuant nécessairement dans le Symbolique, retournant dans l’Imaginaire, etc., dans un va-et-vient éternel 6. Maintenant on voit clairement pourquoi Freud pouvait soutenir que les théories infantiles sur la sexualité sont déterminantes pour la névrose adulte (2). Nous avons pu suivre la cohérence interne de ces théories infantiles, aboutissant dans les fantasmes dits originaux, nous avons vu que ces deux constructions prennent la même place dans la structure. L’enfant risque d’être confronté avec quelque chose dans le Réel à quoi ne correspond pas un signifiant dans le Symbolique. La solution est opérée par le biais de l’Imaginaire, avec la construction d’un savoir explicatif et donc rassurant. Côté hystérique, cette solution sera entamée d’une façon bien particulière, vouée à l’échec et donc répétée inlassablement.

Le nœud où se trouve aussi bien l’intrication que l’échec, c’est le S(A) de Lacan. Vous savez sans 6

Voir le schéma R et la note l’en bas de page : Lacan, J., Écrits, Seuil, Paris, 1966, pp. 553-554.

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doute que Lacan a dû réagir plusieurs fois contre une certaine lecture qui croyait comprendre que le S(A), c’était l’équivalent du grand Phi, ce serait le Φ qui ferait défaut dans l’Autre. Lacan a corrigé cette interprétation, en produisant une double lecture : S(A) n’est pas l’équivalent du Φ, mais indique « qu’il n’y a pas d’Autre de l’Autre » et que « La Femme n’existe pas » 7.

Voilà une formule bien énigmatique ! La répartition en deux énoncés laisserait supposer que le S(A) contient deux points, voire qu’il y aurait deux trous dans l’Autre. Vous savez que ce n’est pas le cas, ce qui n’explique pas pour autant cette répartition. Je crois qu’il s’agit de deux énoncés qui sont inscrits sur une bande de Moebius, où l’un rejoint l’autre et inversement, sans possibilité de les séparer. En tous cas, c’est cela que j’entends quand Lacan écrit que, si l’Autre de l’Autre existait, c’est-à-dire le dieu non-menteur de Descartes, garant de la vérité, alors ce dieu serait femme 8. Les deux se rejoignent dans un au-delà impossible, ce qu’on peut aussi remarquer chez Schreber.

Eh bien, l’hystérique, elle, marche sur cette bande de Moebius. C’est ce que Julien Quackelbeen a cerné dans le titre d’un publication remarquable : l’hystérique se meut « Entre la croyance dans l’Homme et le culte de la Femme » 9. Reprenons le chemin. La Femme n’existe pas, il n’y a que L Femme. L’enfant s’en fabrique une explication qui rejoint le fantasme originaire de la castration, notamment avec l’installation du primat du phallus. Inutile de dire que la question de l’hystérique n’y trouve pas une réponse, tout au contraire, la question de l’hystérique y est éternisée. Afin de trouver une sexuation spécifiquement féminine, le sujet hystérique doit combler le trou dans l’Autre. Ici, nous retrouvons le deuxième fantasme originaire, c’est-à-dire l’installation du père originaire séducteur, le maître sans défaut qui détient le savoir sur le sexe. L’Autre sans faille comme garant. Cette idée, l’Autre comme garant, est assez répandue. J’ai

7 Lacan, J., D’un discours qui ne serait pas du semblant, inédit, séminaires

du 20 janvier 1971 et 17 février 1971, Le séminaire livre XX, Encore, 1972-73, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 68 et p. 75, Le séminaire livre XXIII, Le Sinthome, 1975-1976, texte établi par J.-A. Miller, Ornicar ?, n°9, 1977, p. 36 et p. 39.

8 Lacan, J., Le séminaire livre XX, Encore, o. c., p. 77.

9 Quackelbeen, J., Tussen het « geloof in De Man » en de « Kultus van de

Vrouw » – een afgrenzing tussen de patologische hystérie en die van elk spreekwezen, Psychoanalytische Perspektieven, 1984, n°6, pp. 123-138. Entre la croyance dans l’Homme et le culte de La Femme, Recueil des rapports de la Quatrième Rencontre internationale – Hystérie et Obsession » (Paris, 1417 février 1986), Fondation du Champ freudien, Navarin, Paris, 1985, pp. 167-174.

déjà mentionné Descartes et son dieu-non-menteur. Même dans notre champ, il n’est pas rare, là où l’on invoque Freud ou Lacan comme garant : « ça se lit chez Freud… », « Lacan a dit que… ». Mais il n’y a pas d’Autre de l’Autre, c’est la vieille historiette de Saint Christophore, portant le Christ qui porte à son tour la terre. Mais qui ou quoi porte Saint Christophore ?

Il va sans dire que l’Autre de l’Autre, c’est le tonneau des Danaïdes hystériques. Il n’y a pas d’Autre de l’Autre, le manque dans l’Autre est irréparable. Je cite : « L’embêtant est que l’Autre, le lieu, lui, ne sache rien (…). C’est l’Autre qui fait le pas-tout, justement en ce qu’il est la part du passavant du tout dans ce pas-tout »10. Pour l’hystérique, cet échec résulte en des efforts inlassables de reconstruction, de recouvrement du manque dans l’Autre – c’est l’hystérique – promoteur des pères, l’oblativité dans l’hystérie ; une autre issue se trouve dans la contestation, le porte-plainte : c’est l’Autre qui est en faute, c’est lui qui est la cause de son malheur. La clinique nous montre que les deux réactions ne s’excluent pas, mais s’entremêlent. De plus, la clinique nous apprend que la seule rencontre possible avec cet Autre sans faille se situe dans le Réel, ce qui ne donne pas La Femme, bien entendu, mais un épisode quasi psychotique dans un cadre hystérique. Ici, à ce point, je devrais entamer un autre chapitre, hors du thème de cet exposé, notamment le chapitre sur le désir et la jouissance dans l’hystérie, en tant que scandés par les deux disjonctions dans le discours, l’impossible et l’impuissance. Disons que l’hystérique a opté pour l’impossibilité de son désir, afin d’éviter et en même temps de conserver l’impuissance du savoir, définie par la barrière de la jouissance 11. C’est pourquoi l’hystérique, en fin de compte, vise toujours la castration du Maître. Au fond de tout essai de raccommodement ou de contestation se trouve la nécessité de conserver le défaut de l’Autre.

Il me reste maintenant à démontrer dans la clinique comment la structure et la fonction du fantasme déterminent le sujet hystérique de bout en bout. Le S(A) marque l’impossible, l’impossibilité du rapport sexuel « qui ne cesse pas de ne pas s’écrire ». Le fantasme nous montre la scène sur laquelle cette écriture se poursuit.

10

Lacan, J., Le séminaire livre XX, Encore, o. c., p. 90. 11

Lacan, J., Radiophonie, in Scilicet, 1970, n°2-3, pp. 96-97.

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L’exemple que j’ai choisi nous ramène au début de mon exposé, puisqu’il s’agit du « Privattheater » d’Anna O. Comme tout exemple, celui-ci a des avantages et des désavantages. Je l’ai choisi parce qu’il est presque possible de suivre Anna O. pendant toute sa vie, ce qui nous permet de démontrer aussi bien les constructions et reconstructions que l’échec et le virement qui s’ensuivent. La fonction constituante pour le sujet est assez claire, ce qui est repérable dans toute névrose. D’une certaine façon, l’élaboration fantasmatique est une tentative de guérison. Le sujet hystérique en est déterminé totalement, d’une telle manière que la finalité d’une analyse doit être conçue comme le dévoilement de cette structure fantasmatique dans sa nécessité subjective. Par exemple, Lacan a démontré que le petit Hans élabore ses fantasmes afin de construire un père tel que celui dont il a besoin ; il est vrai que Freud a aidé l’enfant avec sa fameuse construction. L’homme aux loups nous apporte la même histoire, fût-ce sans le même succès. A propos de cette analyse, Lacan fait remarquer que « ce que Freud nous montre, c’est ceci – c’est dans la mesure où le drame subjectif est intégré dans un mythe, ayant une valeur humaine étendue, voire universelle, que le sujet se réalise » 12. L’histoire d’Anna O., en tant que sa vie est dirigée par son élaboration fantasmatique, nous montre l’intégration de son drame subjectif et l’avènement du sujet.

Il y a un désavantage dans l’exemple choisi, désavantage que je veux éviter en le mentionnant. La série fantasmatique que nous allons voir, peut donner l’idée d’une évolution en périodes, voire en stades typiques. Il n’en est rien, cela tient aussi bien à la particularité du cas qu’au fait d’un regroupement que j’ai opéré moi-même.

Abordons Anna O, c’est-à-dire Bertha Pappenheim 13. Son histoire commence pour nous au moment du traitement hypno-cathartique. La

12

Lacan, J., Le séminaire livre I, Les Écrits techniques de Freud, 1953-1954, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1975, p. 215.

13 Le matériel biogaphique utilisé dans le texte est cité dans : Ellenberger, H.F., The story of « Anna O » : a critical reviewwith new data, Journal of the History of the Behavioral Sciences,

Vol. VIII, July 1972, n°3, pp. 267-279. Freeman, L., L’histoire d’Anna O, Paris, PUF, 1977, pp. 1-326. Voir surtout p.

30, pp. 86-90, pp. 94-95, pp. 98-99, pp. 119-121. Jensens, E.M., Anna O – Ihr spateres Schicksal, in Acta Psychiatrica et Neurologica Scandinavica, Vol. 36, 1961, pp. 119131.

Jensens, Anna O : A study of her later life, in Psychoanalytic Quarterly, Vol, 39, n°2, 1970, pp. 269-293.

Karpe, R., The Rescue Complex in Anna O's Final Identity, in Psychoanalytic Quarterly, Vol, 30, 1961, pp. 1-27.

Pollock, G.H., Glückel von Hameln : Bertha Pappenheim's Idealized Ancestor, in American Imago, 1971, N°28, pp. 216-227.

question de l’hystérique y est patente : elle a besoin d’un père afin de signifier sa sexuation féminine. L’incertitude de la fonction paternelle pour Bertha augmente encore l’incertitude de son identité de femme. D’où la construction typique : elle fait l’homme, dans le double sens du mot. Son premier conte de fée qu’elle raconte à Breuer en forme une belle illustration. Je vous en lis le texte : « Aujourd’hui, j’ai inventé une histoire à propos d’une pauvre petite orpheline qui n’avait pas de famille et qui errait dans une maison inconnue, à la recherche de quelqu’un qu’elle pourrait aimer. Dans cette maison, elle s’aperçut que le père souffrait d’une maladie incurable et attendait la mort. Sa femme n’avait plus d’espoir. Mais la petite orpheline, refusant de croire que l’homme était condamné, s’assit à côté du lit, jour et nuit, lui prodiguant tous les soins. Petit à petit, il récupéra. Il lui fut si reconnaissant qu’il l’adopta ; elle eut ainsi quelqu’un à aimer. ».

Remarquez bien que l’orpheline ne cherche pas une famille où elle sera aimée elle-même ; elle cherche un père qu’elle peut elle-même aimer et soigner. Cette réparation du père forme à ce moment-Ià le thème central pour Bertha, et non seulement dans ses rêveries. Lors de la maladie de son père, elle s’était transformée en infirmière douée. Même sa mère, ou plutôt surtout sa mère, ne devait pas intervenir. Plusieurs années après le traitement de Breuer, elle se transforme en protectrice et même en directrice d’un orphelinat. Afin de divertir un peu les petites orphelines, elle recommence ses contes de fées, qui d’ailleurs ont été édités sous le titre de In der Trödelbude, « Chez le brocanteur ». De nouveau on retrouve la même thématique. Je n’en donne qu’un exemple, le fil rouge qui encadre l’ensemble de ces contes, c’est-à-dire l’histoire du brocanteur. Il s’agit d’un pauvre homme qui vit dans une profonde dépression, car sa femme l’a quitté. L’histoire se termine par un happy end, lorsqu’il retrouve sa fille, perdue depuis longtemps, qui lui apprend la mort de sa femme et lui redonne goût à la vie en venant habiter avec lui.

Le happy end est quand même curieux ! La mère est morte, la fille revient chez le père, et tout est bien qui finit bien… Le moment où Bertha a inventé cette histoire, n’est pas sans importance : c’est la période où elle se montre très agressive envers sa mère. Par exemple, la façon dont elle dirige l’institution est tout à fait à l’inverse de l’exemple maternel. L’accent est mis sur l’éducation et les études – la quête du savoir, ce que sa mère lui avait défendu ;

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sur les travaux de raccommodage – puisque sa mère jetait tout ; sur un extrême goût pour la justice et les droits de chacun – tout le monde est égal pour la loi.

L’interprétation de son style particulier d’éducation et de ses productions littéraires n’est pas difficile. Elle donne une leçon à sa mère, qui n’a pas fait l’homme, qui ne savait pas « raccommoder » le père. Bertha le fait à sa place, c’est-à-dire qu’elle fait l’homme dont elle a besoin. Dans le même mouvement, elle occupe la place de cet homme. Alors, nous ne sommes pas étonnés du fait qu’elle signe son premier livre par un pseudonyme masculin : Paul Berthold. Remarquez que le prénom masculin est redoublé par un patronyme qui masculinise son propre prénom : Bertha devient Berthold.

L’heureuse issue de toutes ces fantasmagories et essais de réalisations n’empêche pas que « des pères » fait faillite. Il n’y a pas d’Autre de l’Autre, pas de garantie dans l’Autre. L’échec inévitable sera suivi par le défi. Si le père ne peut pas atteindre la hauteur requise, il n’a qu’à tomber. La seconde série nous apporte ce renversement : l’impuissance du père est étalée de bout en bout, la mère est présentée comme sa victime. Fini les contes de fée – Bertha monte sur la scène et transforme son « Privat-theater » en théâtre public, puisqu’elle publie en 1899 une pièce, avec un titre assez significatif : « Droits de femme ». C’est la dernière publication qu’elle signe avec le pseudonyme masculin, déjà affaibli : non plus Paul Berthold, mais P. Berthold.

Cette pièce nous présente le tableau dramatique du renversement. A vrai dire, elle nous apparaît plutôt par son versant comique. Le point centrai y est – bien sûr – le rapport sexuel. Le ratage dans la réparation de l’Autre fait disparaître tout espoir d’obtenir une identité féminine de ce côté-là, ce qui remet à jamais l’idée d’un rapport sexuel préétabli. Maintenant, Bertha n’en veut plus : le rapport sexuel, c’est ce qui doit être refusé par « toute femme », digne de ce nom. Cela, c’est son « Droit de femme ». Sous ce titre, elle met en scène la tragédie d’une pauvre ouvrière mal payée, habitant un grenier, sans chauffage. De plus, elle a une fille de cinq ans, Le tableau est complet, il n’y a pas de père. Cette femme est dénoncée par des prostituées auprès de la police, à cause d’activités syndicales. Elle est arrêtée et emprisonnée. Sortie de prison, elle tombe gravement malade et ne peut plus gagner sa vie. A ce moment-là apparaît une autre femme, « dea-ex-machina » qui veut l’aider. C’est la femme

d’un avocat riche – bien entendu, riche par mariage, sa fortune vient de la dot – et celle-ci demande cent marks à son mari pour aider la pauvre. D’abord il refuse, ensuite il se laisse convaincre d’accompagner sa femme chez l’ouvrière, afin de voir par lui-même si l’idée de l’aider est justifiée. Lorsque le couple entre dans la chambre de grenier, la femme, qui n’est plus malade, mais mourante, reconnaît en l’homme son ancien amant qui l’a abandonnée lorsqu’elle fut enceinte de lui. Sa femme, scandalisée, lui dit qu’elle ne le quittera pas à cause de leurs enfants, mais qu’à partir de ce moment, elle refusera tout rapport sexuel avec lui. Conclusion : il n’y a plus de rapport sexuel.

Cette deuxième étape dans l’élaboration du fantasme ne prend son relief qu’en comparaison avec la première. Maintenant, le pivot central, c’est la femme. C’est elle qui assure la fortune de l’homme – fortune, « Vermögen », c’est-à-dire la puissance. Le rapport sexuel y est dépeint comme tromperie, semblant, dont la faute est imputée à l’homme. Il n’y a que les prostituées qui consentent à cette supercherie ; en outre, ce sont précisément ces femmes qui trahissent La Femme : La Femme, la « vraie », ne peut que refuser ce rapport.

Cette pièce mélodramatique montre d’une manière assez claire que Bertha a renversé sa première position. La construction du père n’a pas livré le signifiant pour La Femme, ni le rapport sexuel. De « fabricante », elle s’est transformée en accusatrice. De nouveau, son fantasme dirige sa vie : elle fonde un mouvement féministe, appelé « la Fédération des Femmes Juives », et elle en devient la première présidente. La section locale à Frankfürt où elle déploie ses activités, reçoit le nom de « Vigilance Féminine ». Elle y publie des brochures sur la nécessité d’une éducation indépendante pour les femmes, et elle part en guerre contre la traite des blanches. La première brochure est signée : « P. Berthold (Bertha Pappenheim) » ; les autres portent son vrai nom. L’ennemi numéro un, c’est l’homme, l’homme en tant qu’il s’est révélé incapable, impuissant. La victime de son impuissance, c’est la femme insatisfaite.

Vous remarquerez que ce renversement de position n’a rien changé à la structure. C’est-à-dire que l’identité féminine, le signifiant manquant pour signifier La Femme afin d’ouvrir la possibilité du rapport sexuel, ce signifiant ressort toujours de la

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responsabilité de l’homme. Ce qui a changé, c’est que Bertha a perdu tous ses espoirs, c’est tout.

L’histoire n’est pas finie. Suit encore un troisième développement dans la manière dont Bertha interroge son identité de femme. Sa mère meurt en 1905. Bertha règle les funérailles et prend soin de préciser qu’elle veut elle-même être enterrée auprès de cette mère. A ce moment-là, elle développe une nouvelle passion : la recherche de son arbre généalogique, bien entendu, côté maternel. Pendant cette recherche, elle découvre une ancêtre, une mère originaire si vous voulez : Glückel von Hameln. A ce point se déclenche quelque chose de nouveau, puisque cette figure fournira un modèle idéal pour Bertha. Il y a certaines ressemblances entre les deux, sauf sur un point crucial. Glückel s’était aussi intéressée au problème juif, et cela au dix-septième siècle, en donnant refuge aux persécutés. Contrairement à Bertha, elle s’était mariée, ce qui ne l’empêchait pas de diriger un cabinet d’affaires indépendamment de son mari. De plus, elle s’était mariée heureusement et elle avait mis au monde treize enfants. Après la mort de son mari, elle a écrit ses mémoires, je cite : « J’ai entamé d’écrire ceci, avec l’aide du ciel, après la mort de votre père vénéré, afin de réprimer et chasser les pensées mélancholiques qui me venaient pendant les insomnies de nombreuses nuits. Nous sommes des moutons égarés qui ont perdu leur berger fidèle. T’ai passé de nombreuses nuits d’insomnie et afin de ne pas tomber dans la mélancholie, je me suis levée et j’ai passé mon temps à écrire ceci ». En outre, elle mentionne une autre raison : elle écrit ses mémoires parce qu’elle veut que ses enfants sachent « de qui vous descendez ». Bertha est enchantée : y aurait-il quand même un rapport sexuel ? Elle entreprend le travail de traduction de ces mémoires en allemand contemporain. Pendant ce travail, elle découvre une parabole qui deviendra, dès ce moment, son Leitmotiv. De nouveau, c’est le père qui joue le rôle central, mais d’une manière tout à fait nouvelle. Ce sera cette métaphore sur le père, métaphore paternelle, qui mettra le point final à l’intégration subjective de Bertha. Je vous épargnerai les interprétations, et – en guise de conclusion – je vous raconte cette parabole. C’est l’histoire d’une tempête violente avec inondation massive. Les protagonistes sont des oiseaux, notamment le père oiseau et ses trois petits, qui se trouvent dans leur nid. Il y a du danger, et le père doit emporter ses petits en lieu sûr. Alors qu’il survole la rivière en crue avec le premier petit entre les pattes, il lui dit : « Tu vois comme j’ai du fil à retordre pour te mettre à l’abri. Feras-tu de

même pour moi lorsque je serai vieux et faiblé ? » Le petit oiseau répond : « Mais bien sûr, mon cher père ». A ces mots, le père laissa tomber son bébé dans le torrent tumultueux en disant : « Il ne faut pas sauver un menteur ». L’histoire se répète avec le second qui, lui aussi, disparaît de la scène. Lorsque le père pose sa question au troisième petit, il reçoit une autre réponse, le petit lui dit : « Mon cher père, je ne peux pas te promettre cela. Mais je promets de sauver mes propres petits ». Et le père le sauve.

Le père est sauvé, parce qu’il ne doit plus être sauvé. Le signifiant qui installe la fonction a été transmis. BIBLIOGRAPHIE

A titre d’information, je donne les repères bibliographiques de Bertha Pappenheim et d’autres publications :

Berthold, Paul, In der Trödelbude. Geschichten, Lahr, Druck und Verlag von Moritz Schauenburg, 1890.

Berthold, P., Frauenrecht. Ein Schauspiel in drei Aufzügen, Dresden, Pierson, 1899.

Berthold, P. (Bertha Pappenheim), Zur Judenfragen in Galizien, Frankfurt am Main, Druck und Verlag von Gebrüder Knauer, 1900. Pappenheim, Bertha, Die Memoiren der Glückel von Hameln, Autorisierte Uebertragung nach der Ausgabe des Prof. David Kaufman von Bertha Pappenheim, Wien, Verlag von Dr. Stefan Meyer und Dr. Wilhelm Pappenheim, 1910.

Pappenheim, Bertha, Tragische Momente. Drei Lebensbilder, Frankfurt am Main, Verlag von J. Kauffmann, 1913.

Pappenheim, Bertha, Kämpfe. Sechs Erzählungen, Frankfurt am Main, Verlag von J. Kauffmann, 1916,

Pappenheim, Bertha, Sisyphus-Arbeit. Reisebriefe aus den Jahren 1911 und 1912, Leipzig, Verlag Paul E. Linder, 1924.

Pappenheim, Bertha, Aus der Arbeit des Heims des Jüdischen Frauenbundes in Isenburg 1914-1924, Frankfurt am Main, Druckerei und Verlagsanstalt R. TH. Hauser & Cie, 1926.

Pappenheim, Bertha, Sysiphus-Arbeit. 2. Folge, Berlin, Druck und Verlag Berthold Levy, 1929.

Pappenheim, Bertha, Allerlei Geschichten. Maasse-Buch, Nach der Ausgabe des MaasseBuches, Amsterdam, 1923, bearbeitet von Bertha Pappenheim. Herausgegeben vom Jüdischen Frauenbund, Frankfurt am Main, J. Kauffmann Verlag, 1929. Pappenheim, Bertha, Zeenah U.-Reenh. Frauenbibel, Nach dem Jüdisch-deutschen bearbeitet von Bertha Pappenheim. Herausgegeben vom Jüdischen Frauenbund, Frankfurt am Main, J. Kauffmann Verlag, 1930. Pappenheim, Bertha, Gebete, Ausgewählt und herausgegeben vom Jüdischen Frauenbund, Berlin, Philo Verlag, 1936. Pappenheim, Bertha, und Rabinowitsch, Sara, Zur Lege der Jüdischen bevölkerung in Galizien, Reise-Eindrücke und Vorsch1üge zur Besserung der Verhältnisse, Frankfurt ans Main, Neuer Frankfurter Verlag, 1904. Abrahams, Beth-Zion (cd), Glückel of Hameln : Life 1646-1724, New York, Th. Yoseloff, 1963.

Bertha Pappenheini zoom Gedächtnis, Blätter des Jüdischen Frauenbundes, XII, July/August, 1936, Berlin.

Edinger Dora, Bertha Pappenheim, Leben und Schriften, Frankfurt ans Main, Ner-Tamid Verlag, 1963.

Edinger Dora, Bertha Pappenheim, Freud's Anna O, Highland Park, Illinois, Congrégation Solcl, 1968.

Löwenthal, Marvin (ed), Glückel of Hameln : Memoirs, New York, Harper and Brothers, 1932.

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ANNEXE :

Le S → S1/S2 en termes de poésie : Bertha Pappenheim, s

« Je suis reconnaissante de pouvoir barrer comme dans un bief frais quelconque pouvoir poussant dans mon esprit involontairement et librement, seulement pour mon propre plaisir, Je suis reconnaissante pour l’heure dans laquelle je trouvais des mots exprimant ce qui me mouvait de sorte que j’en pouvais mouvoir d’autres (personnes). Sentir la force, c’est vivre

– vivre, c’est le désir de servir, le 19 Juillet 1934 ».

Extrait de : Gebete, Ausgewählt und herausgegeben vom Jüdischen Frauenbund, Berlin, Philo Verlag, 1936. Cité dans : Jensen, E.M., Anna O – A Study of her later Life, Psychoanalytic Quarterly, Vol. 39, n "2, 1970, pp. 269-293.

Traduction anglaise de Jensen : « I am grateful that 1 can dam up As in a cool mill-pond Whatever power grooms in my mind Unintentionally and unforced, Solely for my own pleasure. 1 thank also for the

hour In winch I found words For what moves me, so that I could Move others by them. To feel strength is to live − to live is to wish to serve. »

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DOCUMENT Une référence de Lacan

Dans le séminaire « La relation d’objet » : l’article de F. Pasche

Présentation par ALEXANDRE STEVENS

Dans la séance du 12 décembre 1956 du séminaire La relation d’objet 1, Jacques Lacan fait référence à un article de Francis Pasche et Michel Renard paru dans le bulletin de l’Association des Psychanalystes de Belgique. Cet article, précise Lacan, « fait la reproduction d’une critique que ces auteurs ont apportée au Congrès de Genève concernant les positions kleiniennes ».

La critique que Lacan fait de ce texte porte essentiellement sur deux points. D’abord, fait-il remarquer, « les auteurs sont eux-mêmes bien plus près qu’ils ne le croient de la position qu’ils reprochent à Melanie Klein », à savoir une théorie du développement du sujet qui contiendrait tout de façon préformée, au départ, à la manière d’un chêne « qui serait tout entier déjà contenu dans le gland ».

Le second point, c’est que la conception kleinienne est pour Lacan très différente de ce qu’en présentent ces auteurs. Pour Lacan, cette conception comporte en effet une dimension mythique qui donne un caractère rétroactif à la constitution du sujet : « Elle trouve moyen de lire rétroactivement quelque chose qui n’est rien d’autre que la structure œdipienne ».

Réalité de l’objet et point de vue économique 2 (1955)

L’œuvre de Freud peut passer pour déconcertante ; alors qu’elle apparaît en certains de ses aspects comme d’inspiration quasi mystique – en particulier tout ce qui postule la conservation dans notre mémoire de souvenirs d’événements et de figures millénaires : scène primitive, meurtre du père, parents castrateurs et dévorants, animaux prédateurs

1 Séminaire inédit.

2 Écrit en collaboration avec le docteur Michel Renard.

de l’homme 3–, par d’autres au contraire – ceux qui se rapportent à la quantité d’énergie des instincts, à l’économie pulsionnelle – elle semble trahir des convictions assez grossièrement mécanicistes. Ce court exposé a pour but de légitimer l’usage, côte à côte, dans le système psychanalytique, de ces concepts de nature si différente et de montrer qu’ils sont organiquement liés ensemble, lI nous est apparu que bien des successeurs de Freud, pour ne pas les avoir gardés tous à la fois, ont au moins limité et faussé leurs perspectives théoriques, si toutefois la valeur clinique de leur apport n’en a pas été amoindrie.

Le psychanalyste doit fidèlement rendre compte de toute la réalité psychique. Par exemple, ce serait la mutiler que de la réduire strictement au sujet sans référence à l’objet réel extérieur ; or n’est-ce pas là justement ce qu’on fait en présentant, de manière plus ou moins implicite, l’objet comme une émanation, une sécrétion, une « projection » du sujet ? C’est pourquoi nous nous attacherons à montrer que la notion de mémoire atavique répond à la nécessité de poser l’objet d’emblée en face du sujet, l’un et l’autre comme, en quelque sorte, contemporains.

Si l’instinct est héréditaire, le souvenir de certaines « impressions du dehors » 4 l’est également, et peut-être aussi celui de certains actes qui nous ont mis dans un passé reculé en rapport décisif avec nos proches ou les ennemis de notre espèce. La persistance de ces impressions, sous une forme potentielle que nous ne pouvons nous représenter et qui n’est certainement pas celle de la présence psychique réelle, est le fondement même de nos relations avec autrui ; c’est comme la marque, le sceau du monde extérieur imprimé en nous, la matrice où seront coulées toutes nos représentations ultérieures. Si nous écartons cette hypothèse, plus rigoristes en cela que les observateurs les moins imaginatifs du comportement animal, nous enfermons et, pensons-nous, pour toujours, le sujet dans son narcissisme. On le condamne, si énergiquement et si fréquemment qu’il se projette, à ne rien créer d’autre que des fantômes d’objets, et

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Nous pensons qu’il faut également supposer, comme en psychologie animale, des schèmes d’objets gratifiants : parents protecteurs et dispensateurs de nourriture, partenaires sexuels,…

4 Moïse et le Monothéisme, Paris, Gallimard, 1948.

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l’on renonce du même coup à rendre compte, non seulement des relations avec autrui investi comme tel, mais aussi de celles qui, antérieures à l’établissement d’un Moi différencié, jouent un rôle primordial dans le développement corporel et psychique des premiers mois. On se trouve ainsi amené à prêter à la personnalité, dès la naissance, une forme rigide et close à l’intérieur de laquelle beaucoup de choses peuvent se passer, mais où il n’arrive jamais rien du dehors.

Et c’est ici qu’intervient le point de vue économique qu’il nous faut également justifier. La répartition de l’énergie à l’intérieur d’un système constamment isolé ne peut varier ; il en est autrement d’un système habituellement en prise avec l’extérieur, et qui n’en est coupé qu’à certains moments. Vous avez sans doute reconnu sous cette métaphore l’aspect économique, selon Freud, des péripéties du rapport sujet-objet au cours de la vie. Le sommeil, le narcissisme secondaire, le narcissisme psychotique parfois, alternent avec des situations où la décharge au-dehors est plus ou moins assurée. Ces variations énergétiques, souvent considérables, expliquent non seulement un phénomène essentiel tel que l’angoisse, mais de profonds et complets remaniements dynamiques ; il en est ainsi dans la mélancolie. En somme, les transformations normales et pathologiques d’un sujet ne peuvent se comprendre sans faire intervenir les facteurs économiques, et l’on ne peut faire varier ceux-ci avant d’avoir fondé la réalité d’un monde objectal à explorer, qui frustre ou qui gratifie, que l’on sollicite ou dont on se détourne. Si ce monde n’est jamais là en réalité quoique toujours là en apparence, l’histoire de l’individu sera réduite aux phases successives de sa maturation. Il reste à se demander si celle-ci peut être considérée en elle-même autrement que par abstraction, et s’il est d’autre histoire que celle d’un développement 5. Il faut donc conserver l’hypothèse des schèmes perceptifs héréditaires, si nous tenons à garder tout son sens et sa fécondité au point de vue économique.

Nous ne pensons pouvoir mieux appuyer notre thèse qu’en examinant sous cet angle un système où se trouvent être négligés ces deux concepts à la fois, nous voulons dire le système Kleinien ; mais ce n’est là qu’un exemple parmi beaucoup d’autres et, si nous avons choisi cette œuvre considérable, c’est en raison même de sa cohérence ; la rigueur de sa 5

Le développement étant le résultat de l’action conjuguée des facteurs internes (maturation) et des facteurs externes (incitations du milieu).

logique interne fait apparaître en clair les conséquences du rejet ou de l’abandon des intuitions freudiennes fondamentales. Des doctrines moins bien liées pourraient s’en tirer à meilleur compte.

Tout à fait convaincus, quant au fond, par les critiques d’Anna Freud, de Melitta Schmideberg, d’Edouard Glover, confirmées par les travaux de René Spitz, nous en rappelons d’essentielles auxquelles nous ajouterons les nôtres, le tout propre à servir de base de départ à notre argumentation :

L’évolution (instinctuelle et du Moi) selon Melanie Klein ne s’étend plus, comme pour Freud, sur plusieurs années mais se trouve contractée en quelques semaines. Elle est d’ailleurs si nettement préfigurée d’emblée que son déploiement dans le temps, c’est-à-dire la succession des métamorphoses d’une personnalité qui se développe, reste fictif. Si le chêne au complet était déjà dans le gland, la croissance de l’arbre ne serait qu’une vaine apparence, mais comme évidemment il n’y est pas, il faut, si l’on veut nier le changement réel, se fier à l’imagination et méconnaître les dimensions, la forme, la structure de la graine. De même si l’on veut établir que l’adulte au complet est déjà dans l’enfant, il faut estomper le caractère biologique du comportement au profit d’un psychologisme hypothétique dont on ne trouve aucune trace par l’observation, René Spitz n’a rien vu chez les très nombreux enfants normaux qu’il a examinés qui puisse être interprété comme le signe d’une « position dépressive centrale » vécue.

Il y a plus : – au point de vue topique, l’inconscient et le conscient perdent leur différenciation, l’inconscient est verbalisé et le conscient a tous les caractères de crudité instinctuelle de l’inconscient ; le surmoi, individualisé bien trop tôt, ne peut néanmoins être situé dans ce lieu psychique sans haut ni bas, et sans centre ; – l’attitude réelle de l’objet envers l’enfant et la portée des événements qui le touchent sont verbalement reconnues mais effectivement négligées ; – enfin, l’agressivité prend le pas sur la libido au point d’être considérée comme le seul moteur de l’angoisse, de la régression et du progrès.

Si, réservant le problème des fantasmes, nous nous risquons à tirer les conséquences de cette surprenante interprétation du comportement des premiers mois, nous devons admettre qu’elle tend à

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faire du nourrisson normal, non pas seulement un enfant plus âgé et névrosé, mais aussi un adulte psychotique en plaquant sur lui les produits de l’élaboration de processus inconscients qui n’apparaissent à l’état spontané que dans les psychoses et les cauchemars.

La récapitulation instantanée des phases de l’évolution instinctuelle, le bouleversement topique, l’effacement de l’objet et du monde extérieur, la prévalence rie l’agressivité…, nous reconnaissons là les traits mêmes de la « névrose narcissique » au sens de Freud. La terminologie kleinienne ne nous démentira pas, ni l’intérêt que cette école porte aux psychoses et le bonheur avec lequel elle en démêle les contenus. Ces considérations pourraient suffire à démontrer qu’il n’est fait aucune place à l’objet réel dans le système qui nous occupe, s’il n’en était pas si souvent question dans les textes. Nous avons donc à examiner la notion kleinienne d’objet ; rappelons-la brièvement :

Dès sa naissance le sujet doit se protéger contre ses propres instincts destructeurs, en les détournant vers la mère : celle-ci, par un processus de pure projection, devient aussitôt redoutable, non pas dans la mesure où elle le frustre, car la frustration normale, inévitable, suffit à provoquer la « psychose » normale du nouveau-né, mais en fonction de l’agressivité innée de l’enfant. L’objet est un support, sans plus, puisque tout ce qui le constitue et l’active est tiré du sujet. L’introjection devient un simple retour à l’envoyeur.

Le problème du bon objet est plus épineux en apparence mais identique au fond. L’accent y est mis sur la satisfaction, versant subjectif du rapport, l’objet n’est plus spécifié que par le besoin qu’on en a et par l’amour qu’on lui porte. D’autre part, le degré de gratification n’étant pas envisagé, cela revient à faire de la mère, quant à son apport positif, un facteur constant, invariable, et par conséquent négligeable au point de vue économique. Si elle n’est pas plus ou moins frustrante, elle n’est pas, non plus, plus ou moins gratifiante, et c’est alors comme si elle n’était pas.

Un objet, au sens où nous l’entendons, doit être défini par ses qualités réelles perceptibles (forme et couleurs, sons, odeurs, etc.), par ses intentions

réelles perceptibles et par son action réelle sur le sujet. Nous croyons pouvoir soutenir qu’il ne s’agit jamais dans l’œuvre kleinienne que de pseudo-objets.

« Mais, nous dira-t-on, vous reprochez aux Kleiniens de ne pas fonder l’existence de l’objet dès les premiers mois ; n’en est-il pas de même pour Freud ? N’est-il pas classique d’admettre que l’objet appréhendé comme tel, corrélatif de la formation du Moi, ne se constitue que tardivement ? »

Pour répondre, il faut rappeler que, selon Freud et contrairement à Melanie Klein, l’objet peut agir sur le sujet avant que celui-ci en ait la moindre représentation. Il est évident que la mère joue un rôle primordial dans l’énergétique et la dynamique de développement de l’enfant pendant de longs mois avant d’être perçue, fût-ce en morceaux, par celui-ci. L’absence psychique de l’objet, à ce moment-là, ne fait guère de doute. On ne saurait trop soigneusement distinguer une image qui n’existe pas du tout d’une image qui existerait dans l’inconscient. Ne devrait-on pas poser en principe, dans les sciences d’observation, que ce n’est pas parce que l’on ne voit rien qu’il y a, nécessairement, quelque chose à voir ? Cette règle garde sa valeur en psychologie.

Si Melanie Klein soutient l’existence de « fantasmes d’objet » chez le nouveau-né, c’est qu’elle a cru possible de fonder les rapports objectaux en les reportant à l’origine de la vie. Nous voyons là une erreur car, le narcissisme excluant à ce moment-là les relations psychiques avec le dehors, cela revient à déposer, au-dedans, des sortes de représentations qui ne peuvent représenter rien d’autre que les besoins mêmes du nourrisson, puisque son système perceptif n’est pas encore mûr et que les perceptions ataviques sont laissées de côté. Le monde extérieur, que l’on fait ainsi sortir tout entier du sujet, gardera définitivement la marque de son origine : il restera intérieur et, ce qui est plus grave, s’interposera définitivement entre le monde réel et l’être qui l’a produit. Ainsi on volatilise la relation objectale en croyant l’établir. Ces hypothétiques « fantasmes d’objets » ne sont que des projections en puissance, leur ensemble, au lieu d’être l’empreinte du monde extérieur, en est la source unique. Des images sortent du miroir et se font passer pour une réalité

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dont elles ne sont pourtant que les reflets. Le sujet, du même coup, est enfermé, et pour toujours, en tête à tête avec un ou plusieurs objets virtuels qui l’isolent des objets véritables.

De ce fait on ne peut plus attribuer de causes externes aux fortes variations quantitatives 6 de l’énergie instinctuelle. Or, nous l’avons rappelé, il n’est pas de changement dynamique important qui ne soit lié à un grand changement dans l’économie psychique. Si celle-ci est supposée à peu près invariable, on peut, certes, comme les Kleiniens, identifier, avec quelques réserves insignifiantes, la crise mélancolique de l’adulte à la « position dépressive » du nourrisson normal. Ce serait se refuser à tenir compte de l’énorme différence des deux situations au point de vue économique, différence liée en grande partie à ce que leur contact avec l’objet, très étroit dans le cas du nouveau-né, est pratiquement nul dans celui du malade mental.

La théorie des schèmes perceptifs héréditaires ne nous réduit pas à une telle extrémité 7. Elle ne nous oblige pas à gratifier ce nouveau-né d’une précocité mentale, d’ailleurs imperceptible, qui ne correspondrait pas à l’écart évident entre sa structure anatomophysiologique et celle de l’enfant plus âgé ou de l’adulte. La sur venue de chacun de ces schèmes est subordonnée à l’atteinte d’un certain niveau de maturation, d’un certain degré de tension intérieure, et à la présence de stimuli externes à peu près spécifiques ; de ce fait nous sommes dispensés de les imaginer déjà là, en acte pourrait-on dire, au fond d’un passé personnel aussi reculé que possible. De plus et surtout, cette hypothèse, répétons-le, loin d’estomper l’objet, le fonde. L’enfant naît avec des instincts hérités en face d’un monde qu’il ne perçoit pas encore, mais dont il se souvient, et qu’il aura ensuite, non pas à faire à partir de lui-même et de rien d’autre, non pas à découvrir par une suite de trouvailles insolites, mais à reconnaître.

6 Par ailleurs, à notre connaissance, les variations énergétiques d’origine

endogène ont bien peu de place dans les schémas kleiniens. 7

Un mot sur l’intéressante tentative de Szekely. Il s’efforce de justifier l’existence d’une « phase paranoïde » précoce en interprétant le sourire du bébé de 3 à S mois au visage humain, présenté de face, comme la peur surmontée d’un schème oculonasofrontal menaçant. René Spitz, lui, a justement opposé des arguments expérimentaux. Nous nous autorisons à ajouter que l’intérêt de la théorie des schèmes est de rendre superflue leur présupposition lors des phases précoces de l’évolution durant lesquelles l’enfant, ou l’animal, ne manifeste rien qui puisse y être rapporté. D’ailleurs, si l’hypothèse de Szekely se vérifiait, elle mettrait gravement en péril la théorie projective de la « position paranoïde ».

Mais il est temps de mettre en lumière les conséquences de cette déréalisation de l’objet et de la rétention énergétique qui s’ensuit. Nous ne savons si les lecteurs des textes kleiniens ont été frappés comme nous par le caractère asexuel des productions psychiques qui s’y trouvent. Il n’est jamais question que de désir de détruire, de peur d’être détruit, de besoin de réparer ce qui a été détruit, de réclamer ou d’assurer la protection contre la destruction. Le caractère anatomiquement sexuel (sein, pénis) des organes à mordre, à écraser, à dilacérer, à expulser, ne parvient à leur conférer aucune vertu érotique. Marc Schlumberger, au cours de propos inédits, a depuis longtemps attiré notre attention sur la stricte désexualisation des contenus associatifs dans les observations de ce type.

Puisque les observations princeps concernent en général soit des névroses infantiles graves, soit des psychoses, nous retrouvons là, comment nous en étonner ? les résultats du désinvestissement de l’objet au profit du Moi, la délibidinisation qui s’ensuit et la mise en liberté d’instincts destructeurs 8. Un afflux d’énergie non liée et de nature agressive menace alors le sujet qui dispose de deux moyens pour alerter son système de défense : l’angoisse pure, dont nous n’avons pas à parler ici 9, et l’évocation d’images propres à contenir, en la fixant, la poussée instinctuelle : c’est, on s’en souvient, la première fonction du rêve 10 et, mutatis mutandis, celle de la réaction phobique. L’observation de ce processus chez un enfant de deux ans ou chez un adulte de trente ne permet aucunement de le projeter dans le passé en deçà du moment où il se manifeste. Il est en effet fort possible que les conditions nécessaires à son apparition ne se soient pas trouvées réunies auparavant, puisque ce phénomène, pour fréquent qu’il soit, n’en reste pas moins pathologique et peut à tout âge surgir comme l’effet inédit d’une situation inédite. Suscités par les instincts du Moi, ces « fantasmes » ne sont pas prégénitaux ; ils sont à vrai dire extra-génitaux car ils se forment en marge des phases orale, anale et génitale. Ces représentations qui se

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Le Moi et le Ça, 9

L’angoisse et la théorie freudienne des instincts, F. Pasche. 10

Au-delà du Principe de plaisir, p. 36 et 37 de l’édition française.

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donnent comme témoins d’une régression libidinale sont, à ce titre, à récuser ; elles ne sont que l’expression d’une défense 11 qui, si elle nous rattache au passé le plus lointain de notre espèce, ne nous autorise, en aucune façon, à reconstruire, sans preuves, à partir des formes plastiques qu’elle revêt, notre court passé individuel. Freud s’est toujours efforcé, en tout événement psychique, de faire la part des facteurs externes et celle des facteurs internes, comme en ceux-ci la part de chacun des deux groupes d’instincts. Cette équité intellectuelle nous garde du solipsisme comme de l’aliénation matérialiste. Nous avons voulu montrer ici qu’il n’est pas sans inconvénients de privilégier à l’excès le premier des deux termes de la relation sujet-objet ; ne terminons pas sans affirmer que le parti pris opposé ne nous paraît pas moins critiquable.

11 Anna Freud, Serge Lebovici, René Diatkine ont établi le rôle de défense

des fantasmes au sens freudien ; notre travail, à certains égards complémentaire des leurs, tend à montrer le rôle de défense des images d’objet-éléments constitutifs des fantasmes proprement dits.

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