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La chronique de Jean-Luc Chronique n° 8 : un ours en plus… Après l’Italie (et le Portugal où se passaient les deux romans d’Antonio Tabucchi) et la Colombie, gagnons les frimas scandinaves, avec le roman Le bestial serviteur du pasteur Huuskonen de l’écrivain finlandais Arto Paasilinna. Ce roman narre de manière parfaitement linéaire les tribulations du pasteur Oskar Huuskonen et de son ours Belzeb, sans le moindre temps mort, au travers de 36 chapitres distribués en trois parties : « L’ourson orphelin », « Le pestoun danseur » et L’ours dévot ». Vous en voudriez la recette ? Vous prenez un pasteur luthérien de l’église finlandaise qui n’a pas sa langue dans sa p oche : « Le diable rôde parmi nous tel un lion rugissant ! » […] « mais quand Dieu lui cingle l’échine de son fouet, il y a du poil qui vole et le Malin chie dans son froc ! » ni des convictions très académiques (vous lui prêterez des théories plutôt iconoclastes) : « Si Jésus avait été un bolchevik, un rouge comme on peut le supposer… On peut d onc conclure que Jésus, vivant, aurait pour finir supplanté jusqu’à Staline, qu’il aurait fait exiler ou exécuter. Le communisme aurait ainsi pris dans le monde un autre visage, humaniste et vertueux, et ne se serait jamais écroulé. Il est donc dommage, en soi, que Jésus n’ait pas pris part à la guerre civile finlandaise. Mais peut-être faut-il y voir la toute puissante main de Dieu. » Vous lui offrez un ours orphelin le jour de ses 50 ans, au grand dam de son épouse. Vous le faites découcher et l’ envoyer en sous-vêtements dans la tanière d’hibernation de son nouvel acolyte (alcoolique ?) en compagnie d’une biologiste plutôt gironde. Vous lui faites pratiquer un nouveau sport que seul un Finlandais pouvait inventer : le lancer de javelot ascensionnel  et de préférence quand il aura son évêque en ligne de mire. Vous enseignerez à l’ours mille et un tours : savoir être propre (aller aux WC et s’essuyer les fesses !), repasser le linge, prendre sa douche, danser, mettre la table, faire le ménage, répondre au téléphone, regarder la télévision, cuisiner, faire et porter les valises, et surtout être un modèle de piété (ci-contre la couverture de l’édition finnoise) : 

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La chronique de Jean-Luc

Chronique n° 8 : un ours en plus… 

Après l’Italie (et le Portugal où se passaient les deux romansd’Antonio Tabucchi) et la Colombie, gagnons les frimas

scandinaves, avec le roman Le bestial serviteur du pasteur 

Huuskonen  de l’écrivain finlandais Arto Paasilinna. Ce roman

narre de manière parfaitement linéaire les tribulations du

pasteur Oskar Huuskonen et de son ours Belzeb, sans le

moindre temps mort, au travers de 36 chapitres distribués en

trois parties : « L’ourson orphelin », « Le pestoun danseur » et

L’ours dévot ». Vous en voudriez la recette ?

Vous prenez un pasteur luthérien de l’église finlandaise qui

n’a pas sa langue dans sa poche :

« Le diable rôde parmi nous tel un lion rugissant ! »

[…] « mais quand Dieu lui cingle l’échine de son fouet,

il y a du poil qui vole et le Malin chie dans son froc ! »

ni des convictions très académiques (vous lui prêterez des théories plutôt iconoclastes) :

« Si Jésus avait été un bolchevik, un rouge comme on peut le supposer… On peut donc

conclure que Jésus, vivant, aurait pour finir supplanté jusqu’à Staline, qu’il aurait fait exiler

ou exécuter. Le communisme aurait ainsi pris dans le monde un autre visage, humaniste et

vertueux, et ne se serait jamais écroulé. Il est donc dommage, en soi, que Jésus n’ait pas pris

part à la guerre civile finlandaise. Mais peut-être faut-il y voir la toute puissante main de

Dieu. »

Vous lui offrez un ours orphelin le jour de ses 50 ans, au grand dam de son épouse.

Vous le faites découcher et l’envoyer en sous-vêtements dans la tanière

d’hibernation de son nouvel acolyte (alcoolique ?) en compagnie d’une

biologiste plutôt gironde.

Vous lui faites pratiquer un nouveau sport que seul un Finlandais pouvait

inventer : le lancer de javelot ascensionnel  – et de préférence quand il aura

son évêque en ligne de mire.

Vous enseignerez à l’ours mille et un tours : savoir être propre (aller aux WC

et s’essuyer les fesses !), repasser le linge, prendre sa douche, danser,

mettre la table, faire le ménage, répondre au téléphone, regarder la

télévision, cuisiner, faire et porter les valises, et surtout être un modèle de

piété (ci-contre la couverture de l’édition finnoise) : 

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« L’ours savait déjà faire avec dextérité des signes de croix et joindre les pattes,

s’agenouiller, lever le museau vers les cieux, prendre une mine pieuse et avoir l’air de prier.

(… ) Il tenait avec aisance une Bible entre ses pattes et la feuilletait comme s’il avait su lire

l’Evangile. (…) Il (…) se prosternait le museau tourné vers la Mecque et geignait comme un

parfait muezzin. »

Vous l’envoyez sur l’ île russe de Solovki en compagnie d’une accorte

télégraphiste. Vous lui faites écouter les voix du cosmos.

Vous lui faites faire un périple, toujours avec son ours, par train,

bateau et avion, autour de l’Europe dans une ambiance des plus

folles : « Puisque la croisière s’amuse, prions le Seigneur ».

Vous les faites revenir tous deux (ou tous trois car où est Oskar une

femme n’est jamais loin) en Finlande, plus précisément en Laponie,

où l’on est rentré « cultiver son jardin » et où viendra la révélationultime.

Vous instillez un soupçon d’humour à chaque page (car ce roman est

littéralement une manière d’épopée de la veine burlesque propre à Paasilinna, ci-contre) :

« Le pasteur Oskar Huuskonen songea vaguement que si Jésus avait été finlandais, marcher

sur l’eau n’aurait pas été un bien grand miracle, en tout cas en hiver. Ce n’était pas une

question d’ardeur de la foi, mais d’épaisseur de la glace. »

Vous vous souviendrez de Voltaire. Car il y a du

Voltaire chez Paasilinna et du conte voltairiendans son roman. On y trouve : la veine

picaresque de Candide (dont le héros voyagera

d’Europe en Amérique avant de revenir « cultiver

son jardin ») ; l’apologie d’une religion naturelle

débarrassé de son clergé obtus (Oskar et Belzeb

prendront part à Malte à un congrès

œcuménique comparable au souper de Bassora

où Zadig se retrouve au milieu d’adeptes de

religions différentes) ; l’irrévérence et la malice (s’il faut un officiant à ce déisme auquel Oskar f init

par se convertir, son ours peut parfaitement en tenir lieu, on l’a vu plus haut) ; enfin un anarchisme

souriant, une philosophie épicurienne de la vie qui ne vous dispense pas de vous interroger sur le

sens de l’existence. 

« Cinquante ans, c’est une longue période dans l’existence d’un homme. Plus de la moitié,

largement plus de la moitié s’était maintenant écoulée. Qu’avait-il accompli ? Sa foi était-elle

toujours solide et sincère ? Eh bien… c’était à voir. Il avait un doctorat en théologie, la char ge

d’une paroisse, un titre de doyen, une famille, ce chalet dans l’île. Ce n’était pas grand-chose.

« Mais j’ai quand même aussi un ours. »

Belzéb, étendu aux côtés de son maître, regardait lui aussi la splendeur du soir. »

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Mais vous n’oublierez pas d’être grave quand l’histoire (l’Histoire) l’exige : les îles Solovki n’ont-elles

pas servi aux Bolcheviks de laboratoire du goulag ?

« A chaque pas, on marchait

sur des ossements humains,

des restes de détenus enfouis

dans le sol. »  

appel des prisonnières au camp de Solovki 

Oui, vous pouvez me croire, la meilleure des recettes pour un roman réussi.

La gravité signalée comme ultime ingrédient me fait penser forcément à un autre roman traduit du

finlandais emprunté à notre bibliothèque de Mosset : Les vaches de Staline, de Sofia Oksanen.

Des vaches après un ours ? Oui, mais pour une expérience bien différente.

On ne peut plus parler ici de jubilation mais d’effroi et d’empathie avec

Anna, l’héroïne de cet autre roman. Sa mère est estonienne, son père

finlandais qui mène une double vie entre Helsinki et Moscou ; les revers

de l’Histoire, de votre histoire, (la soumission au nazisme, les vexations

soviétiques, l’exil mal vécu en Finlande, l’indépendance Estonienne

récemment gagnée), ne vous rendent pas la vie facile : pas étonnantqu’Anna souffre de boulimaréxie, comme elle dit. Et comme les époques

qui se bousculent, Anna est en pleine confusion, incapable de saisir quelle

identité est la sienne. Un roman fort, qui ne laisse pas indifférent.

Mais revenons à nos oursons. Par association d’idée, je vous

recommande également de l’écrivain mexicain (d’origine catalane) Jordi

Soler, la fête de l’ours. Mais de quel ours s’agit-il, cette fois ? Est-ce

Novembre Mestres, cet ancien chevrier des Albères qui, sur son dos de

colosse, transporta pour leur sauver la vie un certain nombre de soldats

défaits de la République espagnole, pourchassés par les franquistes ? A

moins qu’il ne s’agisse d’Oriol, l’un de ces républicains  justement sauvés

par le géant. Cet Oriol, dont on a perdu la trace, et que sa famille exilée au

Mexique considère comme un héros. Plus de 50 ans après la Retirada, le

narrateur se lance sur les traces de ce grand-oncle de légende. Il

retrouvera Novembre Mestres et comprendra, en assistant à la fête de

l’ours de Prats-de-Mollo, que les légendes peuvent être des artifices

commodes pour maquiller les horreurs de la réalité.

Je vous livre en complément le texte proposé par l’éditeur sur la quatrième de couverture :

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Quatrième de couverture :

Par l’un des plus grands auteurs espagnols actuels, un jeu de piste virtuose entre réalité et

fiction pour une enquête familiale échevelée. Peuplé de personnages extraordinaires, tour à

tour héroïques ou effrayants de sauvagerie, un conte magnifique de noirceur autour des

thèmes récurrents de Soler : l’exil, la mémoire, la culpabilité, le poids de l’histoire familiale. 

Lors d’une conférence, Jordi Soler rencontre une femme étrange qui lui remet une photo et

une lettre. Sur la photo, trois soldats républicains parmi lesquels Arcadi, le grand-père du

narrateur, et Oriol, son frère. Dans la lettre, une incroyable révélation. Oriol, qu’Arcadi avait

dû abandonner blessé en 1939, et que tout le monde croyait mort ou reconverti en pianiste

quelque part en Amérique latine, Oriol aurait vécu le reste de sa vie, là, près d’Argelès -sur Mer. Bouleversé, Jordi Soler va découvrir la face cachée de celui que la légende familiale

avait érigé en héros… 

Vieux souvenir de lecture aussi qui, dans ma

mémoire, me semblerait assez proche du

roman de Paasilinna (romans picaresques,

histoires faussement légères, remplies de

détours imaginatifs et merveilleux, avec une

vision toujours généreuse et optimiste.) Liberté

 pour les ours, premier roman de John Irving :

(paru en France en 1991, traduit de l’anglais)

Et pour avoir l’air d’être au fait de l’actualité, le

film Ted  (sorti en octobre) réalisé par Seth

MacFarlane et interprété par Mark Wahlberg

et Mila Kunis.

Un qui a eu moins de chance avec son ours que le pasteur Huuskonen, le jardinier de la fable de Jean

de La Fontaine.

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  L’ours, animal emblématique des Pyrénées et de Mosset, si l’on en croit

ce bas-relief exécuté sur le linteau de la porte au n° 1 de la place de Dalt

(s’il s’agit bien d’un ours !). Sans quitter la ménagerie où s’est installée

cette chronique, Il est temps de passer à un autre animal, lui aussi

emblématique de Mosset : le chat… 

Huusksonen arrive à sa révélation ultime grâce, dit-il, au principe de

sérendipité, ainsi définie par Wikipedia : « le fait de réaliser une découverte

inattendue grâce au hasard et à l'intelligence, au cours d'une recherche

dirigée initialement vers un objet différent de cette découverte. » Il en a

été de même pour moi et là, cette fois, je vais gloser, extrapoler, fabuler et

galéjer :

Depuis début octobre, bat son plein à Lille et dans sa métropole tout un trimestre d’animation le

signe du « Fantastic » http://www.fantastic2012.com/ .

Ainsi au Palais des Beaux-Arts, une grande et belle exposition : Les fables du paysage flamand  (surles peintres des Pays-Bas de la Renaissance : dont Bosch et Brueghel…). Dans ma déambulation, je

suis tombé sur une assez grande toile (114 x 142 cm) L’Arche de Noé sur le mont Ararat , de Simon de

Myle (ou de Meyle). Une des rares toiles de l’expo (et de l’époque) à avoir été signée et datée (1570).

Du peintre, on ne sait quasiment rien.  

Alors on peut tout imaginer, ce dont je ne vais pas me priver : un voyage mène Simon de Myle en

Catalogne (ce qui est plausible et assez courant à l’époque ; par exemple, en 1427, le peintre Van

Eyck est chargé d’une mission dans le royaume d’Aragon et visitera Barcelone ; et de nombreuxpeintres catalans viendront se former en Flandre…). Il y trouve des commanditaires.

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Parmi eux la famille de Cruilles et de Santa Pau, seigneurs de la Baronnie de Mosset (libre à moi de

pousser cette hypothèse). On s’entend sur le sujet du tableau (l’arche de Noé), sans qu’on sache s’il

s’agit d’une proposition du peintre ou d’une commande expresse du seigneur.

Sur la toile, Simon Myle peint des animaux : il en copie même certains de l’Historia

animalium du Suisse Conrad Gesner (1563), première véritable encyclopédie

naturaliste de l’histoire. C’est entre autres le cas pour une licorne (dont on pensaitencore à l’époque qu’elle existait réellement), pour un rhinocéros (derrière l’arbre à

droite), lui-même copié d’une gravure de Dürer, faite en 1515, représentant le

Rhinocéros Ulysse offert au roi Manuel du Portugal et amené d’Asie à Lisbonne 

(image en dessous)… Il fait le même copier-coller (ça existait déjà en 1570) pour

un moix, un chat. Placé en bas à droite (ce qui n’est pas anodin – comme un signal

ou une signature).

Mais Simon de Myle modifie son modèle (1ère

image à

gauche) : suggestion du commanditaire ? évocation

d’une légende proprement catalane (ou « étrangère ») ?

Dans la gueule du chat, il ajoute une alose. Ce qui fait

penser furieusement au blason de Mosset  –  l’alose

devenant au fil des siècles une navette de tisserand ou

une fusée d’artifice… 

Vue la période, je me propose de vous narrer un

conte de circonstance : un conte de Noé(l) à ma façon.

Ma légende ? Noé, avant d’échouer sur le mont Ararat, avait

prévu de le faire sur le Madres, voire de s’amarrer au rocher  

du Carrau (il y aurait scellé un anneau d’amarrage, car anneau

il y a, d’après ce que m’a dit Jean Not). Le chat aurait profité de

cet arrêt temporaire pour faire une escapade et croquer une

alose dans le courant de la Castellane. Pour certains, il serait

resté sur place, trouvant le lieu à son goût ; pour d’autres, il

aurait rembarqué, continuant le voyage jusqu’au mont Ararat

(à bon chat, bon rat ; donc bon chat a(u)ra rat !) avant de

revenir là où il savait trouver aloses à foison.

Le tableau sur le site de Sotheby’s, avec loupe : http://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/2011/tableaux-

anciens-et-du-xixe-sicle/lot.30.html 

Ce détail du tableau devait devenir, sur décision du baron de Cruilles, le blason de Mosset. Cette

légende en vaut bien une autre, non ?

On trouvera à la bibliothèque de Mosset

D’Arto Paasilinna, Le bestial serviteur du pasteur Huuskonen, éditions Denoël – 2007 (traduit

du finnois, 300 pages)

De Sofia Oksanen, Les vaches de Staline, éditions Stock – 2011 (traduit du finnois, 500 pages)

De Jordi Soler, La fête de l’ours, éditions Belfond – 2011 (traduit de l’espagnol, 200 pages) 

(Sans doute) Les fables de La Fontaine

Le 21 décembre 2012 (bonnes fêtes à toutes et à tous)