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1 Bernard Colombat La traduction ou le refus de la traduction dans l’apprentissage du latin en France au XVII e siècle Séminaire HTL 2008-2009: Traduction et théorisation des langues 18 décembre 2008

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Bernard Colombat

La traduction ou le refus de la traduction dans l’apprentissage du latin en France au XVIIe

siècle

Séminaire HTL 2008-2009: Traduction et théorisation des langues

18 décembre 2008

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1. Traduire pour apprendre le latin?En/Par quantes manieres doit on commencer son latin?Traduction d’un traité Quot modis latinum incipit(ur)?

• « Quant cas de noms sont ? Seix. Lesquelz seix ? Li nominatif, si come hic magister ‘li maistre’, li genitif, si come huius magistri ‘du maistre’, li datif, si come huic magistro ‘au maistre’, li accusatif, si come hunc magistrum ‘le maistre’, li vocatif, si come o magister ‘o tu maistre’, et li ablatif, si come ab hoc magistro ‘du maistre, de par le maistre, ensemble le maistre, avec le maistre’, etc. » (Ars Minor, Donat, ms 44 Bibliothèque Municipale de Salins, éd. T. Städtler, 1988 : 127)

• « Quantz nombres de noms sont ? Deux. Quelz ? Le singulier sicome hic magister, le plurier sicone hi magistri. (…). Quantz cases sont ? Six. Quelz ? Le nominatif le maistre, le genitif du maistre, le datif au maistre, l’accusatif le maistre, le vocatif o tu Maistre, et l’ablatif au maistre, par le maistre, avec le maistre. » (Ars Minor, incunable de la Bibliothèque Méjanes, Aix en Provence, fin du XVe siècle, éd. Maria Colombo Timelli, 1986 : 226)

• « Quot sunt praepositiones deserventes accusatiuo casui ? .xxix. [...] Quot sunt praepositiones deserventes ablatiuo casui ? .xiiii. [...] Quot sunt praepositiones deserventes utriusque casui ? .iiiior., ut in, sub, supter et subter. [1] Quant gouvernent-elles accusatis cas ? Quant elles sont mises après le verbe ou le participe signifiant movement dehors le lieu ou en est, si comme vado in uillam : je vois [ !] en la ville. » (GramM2, Metz 640, éd. T. Städtler, 1988 : 139)

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Lancelot, Nouvelle Méthode latine

« Puis que le seul sens commun nous apprend qu’il faut tousiours commencer par les choses les plus faciles, & que ce que nous sçauons desia, nous doit seruir comme d’vne lumière pour esclairer ce que nous ne sçavons pas, il est visible que nous nous deuons seruir de nostre langue maternelle comme d’vn moyen pour entrer dans les langues, qui nous sont estrangeres & inconnuës. Que si cela est vray à l’esgard des personnes âgées & iudicieuses, & s’il n’y a point homme d’esprit qui ne se creut qu’on se mocquast de luy, si on luy proposoit vne Grammaire en Vers Espagnols pour luy faire apprendre l’Espagnol ; combien cela est-il plus vray à l’esgard des Enfans, à qui les choses les plus claires paroissent obscures, à cause de la foiblesse de leur esprit & de leur âge ? »

(NML, 1re éd., 1644, Advis au lecteur, [2], p. 2-3)

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Les adaptations de Despautère

par Jean Behourt • Despautère [Despauterius/ De Spauter], Jean (1537) Commentarii

Grammatici: Rudimenta, Prima Pars, Syntaxis, Ars Versificatoria, De accentibus, De carminum generibus, De figuris, Ars epistolica, Orthographia, Paris, Robert Estienne.

• Behourt, Jean (1627) Despauterius minor, seu Ioannis Despauterii Niniuitae Latinae Grammatices epitome in commodiorem docendi et discendi usum redacta, Rouen, J.-B. Behourt.

• Behourt, Jean (1641) Ioannis Despauterii Niniuitae Vniuersa Grammatica, in commodiorem docendi et discendi usum redacta, Caen, G. Granderye.

• [Behourt, Jean] (1651) Grammatica Johannis Despauterii Niniuitae, in commodiorem docendi & discendi usum redacta, Lyon, B. Coral.

• Behourt, Jean (1669-1670) Les Nouveaux Principes de la langue latine, ou le Despautère de Behourt, divisé en trois parties [...], le tout nouvellement revu, corrigé par un père de la Compagnie de Jésus, Paris, S. Benard.

• Behourt, Jean (1671-1674) Le petit Behourt, ou le nouveau Despautère contenant les fondemens de la langue latine [première partie, morphologie (1674) et deuxième partie, syntaxe (1671) reliées ensemble], Paris, veuve C. Thiboust & P. Esclassan.

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Despautère 1537 / Behourt 1641

[1] Despauterius, Commentarii grammatici, 1537, p. 84 sq.

(p. 84) DE PLVRALI TERTIAE NVMERO.[...]

(p. 85) Vm uel ium patrio Latium dat. [Graecia uult

on.Genitiuus pluralis tertiae declinationis habet Latine um, ut patrum: uel ium, ut partium. Graece étiam on, ut Epigrammaton, geneseon, metamorphoseon, haereseon, dioeceseon: quae Latine aliquando tamen declinamus, quia Cicero ad Atticum dioecesium dixit. & Fabius singulariter lib. 7, Totius thesis dispositio. Et Baptista Mantuanus, Haeresibus uariis. Graece dixisset haereseis: quanquam Graeci ablatiuum non habent.Praebet ium patrius, si sextus in i fuit ante.Genitiuus pluralis in ium desinit, si ablatiuus singularis habuerit i, siue i solum, siue i & e simul: ut hoc Ancile, ab hoc ancili, horum ancilium [...].

[2] Jean Behourt, Ioannis Despauterii Niniuitae Vniversa Grammatica, 1641, [1], p. 142-143:

ORDO.Latium, le pays Latin. dat patrio. baille au

génitif plurier. umuel ium. um ou ium.Graecia, la Grece. vult on, veut on.Patrius, le genitif. praebet ium, baille ium. si

sextus, si l'ablatif singulier. fuit ante in i, a esté devant en i.

SENSUS.Nomina Latina faciunt in genitiuo plurali um,

uel ium, les noms Latins font au genitif plurier um, ou ium [...].

OBSERVATIO IGraecia uolunt on.Nomina Graeca faciunt in genitiuo plurali on,

les Grecs font au genitif plurier on [...].OBSERVATIO II.

Praebet ium patrius, si sextus in i fuit ante.Quando ablatiuus singularis est in i, genitiuus

pluralis est in ium, quand l'ablatif singulier est en i, le genitif plurier est en ium [...].

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Dupréau 1584 / Despautère glosé

[3] Gabriel Dupréau, Vniversa Grammatica, 1584, f. 74 v°.Genitiuorum Latinorum & Graecorum terminatio generalis.Vm uel ium pátrio Látium dat. Graecia vult on.

ORDO CONSTRUCTIONISReg. gen. Latium (sermo Latinus) la langue

Latine.Dat patrio um, vel ium, baille au genitif plurier l'une de ces deuxterminaisons.

Exceptio I. Graecia (sermo Graecus) la langue Grecque.Vult on, veut auoir on en son genitif.Genitiui Latini terminatio est um, vel ium. Tous noms Latins font leur genitif plurier en um, vt Patrum, orationum, corporum: ou en, ium, vt Partium, tribulanium, artium. Mais les noms Grecs ont on: vt Geneseon, epigrammaton, haereseon, dioeceseon.

Annotatio. Saepè autem mediocriter literatis, nonnihil negotij haec varietas facit dubitantibus vtra terminatione sit vtendum. Proinde pueri diligenter adsuefaciendi sunt ad perdiscendam huius casus varietatem.

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Robert Bon / Lancelot, NML[5] Robert Bon [Agathomphile],

La porte françoise en vers burlesques, 1656, p. 25-26.

Vum vel ium.Fais au genitif um, ium,Et chez les Grecs donne luy on.

Praebet ium patrius.Quand i, se voit en l'ablatif,Ium est pour le genitif.

Tolle vigil.Exceptez supplex, opifex,Consors, memor, diues aussi,Et inops le pauure transi,Strigilis, degener, compos, Celer, uber, pubes, impos,Ceps qui de capit sortiraEt ce qui se comparera,On donnera pourtant iumA plus, en disant plurium.

Vm dat e tantum.Quand l'ablatif se fait en e,Vm au genitif est donné.

[6] Lancelot, Nouvelle Méthode latine, 3e éd., 1653, p. 194sq.

REGLE XLVIGenerale pour les Genitifs Pluriers.

1 L'E de l'Ablatif Singulier,Prend VM Genitif Plurier:

2 Et ceux en I, prennent ïvm;3 Plus außi fera plúrium.

EXEMPLES.1. Le Genitif Plurier se forme de l'Ablatif

Singulier; en sorte que si l'Ablatif est en E, ce Genitif se fait en VM; Hic Pater, le Pere; Abl. patre; Gen. patrum. Haec A'ctio, vne action; actióne, actiónum. Hoc Aenígma, Enigme; Aenígmatum. Haec Virtus, vertu; virtútum.

2. Mais si l'Ablatif Singulier est en I, soit seul, soit en E & en I: le Genitif Plurier est en ïvm; comme Hoc Láquear, vn lambris, vn plancher: Abl. laqueári; Genit. laqueárium. Amans, amántium, qui aime. Hic Mensis, ménsium, vn mois. Haec Auis, áuium, vn oyseau. Dulcis & dulce, doux; dúlcium. Hic Imber, la pluye; Abl. imbre ou imbri; Gen. Plur. imbrium.

3. Plus aussi, quoy que Comparatif, fait plúrium, parce qu'il a plure et pluri à l'Abl. Sing. [...].

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2. Rester dans le latin: les éditions Ad usum Delphini

Les éditions Ad usum Delphini… selon Wikipedia!La locution latine ad usum Delphini signifie « à l’usage du Dauphin »Il s’agit d’une collection de classiques grecs et latins destinés à l’instruction du

Louis de France, fils du roi Louis XIV entreprise à l’initiative du duc de Montausier. Cette formule était estampillée sur la couverture des textes classiques qui avaient été épurés de leurs passages trop scabreux ou inappropriés pour le jeune âge du Dauphin. La collection comprend 64 volumes parus de 1670 à 1698. Les victimes de cette censure étaient des auteurs comme Homère, Aristophane, Plaute, Térence, Ovide, Juvénal, Martial et l’Ancien Testament. Racine lui-même eut droit à ce genre de mutilation :

Comparer l'original du texte d'Esther de Racine :Lorsque le roi, contre elle enflammé de dépit,La chassa de son trône ainsi que de son lit,

avec la version ad usum Delphini:Lorsque le roi contre elle irrité sans retour,La chassa de son trône ainsi que de sa cour.

Aujourd’hui, cette expression est employée dans un sens péjoratif pour désigner un ouvrage expurgé afin de pouvoir être mis entre toutes les mains.

Les initiateurs: Charles de Sainte-Maure, duc de Montausier, gouverneur du Dauphin fils de Louis XVI

& l’érudit Pierre-Daniel Huet

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L’interpretatio: Phèdre et Tite-Live

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Le contexte historique: Quintilien

• Quintilien conseille vivement au maître de l'école élémentaire d'apprendre à ses élèves « tout d'abord à rompre les vers, ensuite à remplacer les mots par des équivalents, puis à procéder à une paraphrase plus libre, où il leur est permis d'abréger ou d'embellir çà et là, tout en respectant la pensée du poète ».[1] Revenant sur la question au livre X, il précise qu’« on retirera aussi un grand bénéfice de la paraphrase même du latin »[2]. Il plaide alors pour une paraphrase libre: « Je ne veux pas que la paraphrase se réduise à une simple interprétation. »[3], faisant allusion au débat, qui avait cours à son époque, de savoir si l'on peut redire plusieurs fois la même chose. Quintilien répond positivement, considérant qu'« il y a d'innombrables façons de s'exprimer » et qu’« un très grand nombre de routes conduisent au même point »[4].

•[1] Trad. J. Cousin, CUF. I, 9, 2: Versus primo soluere, mox mutatis uerbis interpretari, tum paraphrasi audacius uertere, qua et breuiare quaedam et exornare saluo modo poetae sensu permittitur.

• [2] X, 5, 4: Et illa ex Latinis conuersio multum et ipsa contulerit. • [3] X, 5, 5: Neque ego paraphrasin esse interpretationem tantum uolo. • [4] Trad. J. Cousin, CUF. X, 5, 7: Nunc uero innumerabiles sunt modi [bene dicendi],

plurimaeque eodem uiae ducunt.

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Le contexte historique: Pline• Il est avantageux avant tout, et on le conseille sans cesse, de traduire du

grec en latin et du latin en grec; ce genre d'exercice donne la propriété et la richesse du vocabulaire, l'abondance des figures de style, des ressources pour le développement, et de plus l'imitation d'excellents modèles engendre la facilité d'une invention aussi heureuse. En même temps des beautés qui auraient échappé au lecteur ne peuvent passer inaperçues du traducteur. Ainsi s'acquiert le sens critique et le goût.[1]

• Vous pourrez encore, après avoir laissé reposer un discours, le revoir, conserver certains passages, en supprimer davantage, insérer des développements, en refaire d'autres."[2]

•[1] Trad. A.-M. Guillemin, CUF. Ep. VII, 9, 2: Vtile in primis, et multi praeceperunt, uel ex Graeco in Latinum uel ex Latino uertere in Graecum; quo genere exercitationis proprietas splendorque uerborum, copia figurarum, uis explicandi, praeterea imitatione optimorum similia inueniendi facultas paratur. Simul quae legentem fefellissent transferentem fugere non possunt. Intellegentia ex hoc et iudicium adquiritur.

• [2] Trad. A.-M. Guillemin. VII, 9, 5: Poteris et quae dixeris post obliuionem retractare, multa retinere, plura transire, alia interscribere, alia rescribere.

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Le contexte historique: la ratio des Jésuites

Reprenant période par période, si toutefois la transposition se fait en latin, <le professeur> expliquera les passages les plus obscurs, les reliera l'un à l'autre, et explicitera la pensée, non par une paraphrase inadéquate où l'on remplacera chaque mot latin par un autre mot latin, mais en exposant cette même pensée avec des phrases plus claires.[1]

[1] Vnamquamque periodum praelegens, si quidem latine interpretetur obscuriores explanet, unam alteri nectat, ac sententiam non quidem inepta metaphrasi unicuique verbo alterum verbum latinum reddendo, sed eandem sententiam apertioribus phrasibus declarando aperiat. (Ratio de 1599, "Règles communes aux professeurs des classes inférieures", éd. Lukács, p. 419; trad. L. Albrieux & D. Pralon-Julia, § 351, p. 158)

Ceux [...] qui expliquent en latin les auteurs dans les classes doivent absolument prendre garde que le maître ne rende pas un mot latin par un autre mot latin, ou n'interprète pas une expression latine par une autre.[1]

[1] Quibus [...] in scholis latine explicantur authores, cavendum omnino est, ne magister vel latino cuilibet verbo latinum aliud reddat, vel latinam quamque locutionem latina alia interpretetur. (Ratio de 1599, éd. Lukács, p. 337; trad. L. Albrieux & D. Pralon-Julia, p. 248)

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Règles pour le professeur de la 3e classe de grammaire de la Ratio de

1591Qu'il interprète à la lettre la période, qu'il ne déplace pas, sinon sous la contrainte les mots ni les figures, en faisant en sorte de rester attentif à la fois à l'intégrité de l'expression qui est très souvent corrompue par la disjonction des mots, et à ce jugement interne de l'oreille qui a la plus grande importance dans la connaissance des rythmes oratoires.[1]

[1] Periodum ad uerbum interpretetur, nec auctoris uoces ac figuras suis locis nisi coactus, dimoueat, ut simul et locutionis integritati, quae disiungendis vocibus persaepe corrumpitur, et aurium interiori illi iudicio, quod plurimum refert in cognoscendis oratoriis numeris, consulatur. (éd. Lukács, p. 288-289; voir aussi p. 129, 196)

S'il recourt à la langue vulgaire, il gardera, autant que possible, la place des mots; c'est ainsi, en effet, que les oreilles s'habituent au rythme. Si la langue maternelle ne le souffre pas, il expliquera d'abord presque tout mot à mot, avant d'adopter les usages de la langue vulgaire.[1]

[1] Si uero vulgi sermone [interpretetur], servet, quoad fieri potest, collocationem verborum. Sic enim numero assuescunt aures. Quod si sermo patrius non patitur, prius ad verbum fere omnia, postea ad vulgi consuetudinem explicet. (Ratio de 1599, "Règles communes...", éd. Lukács, p. 419; trad. L. Albrieux & D. Pralon-Julia, § 351, p. 158)

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Lettre de Huet à Graevius (23 octobre 1673) - 1

Les mots sont traduits par une interprétation (interpretatione), non pas celle qui expose la pensée du passage par un énoncé diffus et luxuriant, et qu'on appelle d'ordinaire paraphrase (non ea quae diffusa & luxurianti oratione loci sententiam exponit, & Paraphrasis appellari solet), pas plus que celle qui résume en quelques mots les trop longues circonlocutions du discours (quae longiores sermonis circuitus in pauca contrahit), mais celle qui, se plaçant sur la voie moyenne, travaille non seulement à rapporter le sens, mais aussi à trouver l'équivalent de chaque mot, et à rassembler ces mots dans l'ordre que demande la façon de parler simple et naturelle, tout en gardant chaque ornement et en préservant l'harmonie auditive (sed quae mediam insistens viam, non in sententia solum referenda, sed verbis etiam singulis rependendis laborat; atque in eum ordinem cogendis, quem simplex & naturalis postulat loquendi consuetudo, insuper habito omni ornatu & aurium lenocinio).

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Lettre de Huet à Graevius (23 octobre 1673) - 2

La chose sera rendue plus claire par un exemple. Prenons le début de l'Enéide à interpréter: la meilleure façon de procéder sera la suivante: cf. infra. Tu vois que les mots sont compensés par le même nombre de mots (verba totidem uerbis esse appensa), et qu'il n'y a rien dans l'interprétation qui n'apparaisse pas chez l'auteur lui-même, si tu exceptes un seul petit mot, qui, vu qu'il a été adopté pour éclairer, n'a pas été noté en italiques (subjecto radio), de la même manière que tous les autres, qui sont pour ainsi dire pris à l'extérieur et greffés (velut aduentitia & insitiva). Tout en adoptant des mots du dehors, nous voulons être un interprète économe.

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Lettre de Huet à Graevius (23 octobre 1673) - 3

De ce genre d'interprétation sortent beaucoup d'avantages, et principalement les deux suivants: le lecteur comprend ce que vaut chaque mot de l'auteur et il apprend en même temps parfois des mots nouveaux dont s'est servi l'interprète. Ces deux choses ont le meilleur effet pour enrichir le style (ad stylum locupletandum). Mais comme, à cause de leur façon de s'exprimer compliquée et contournée, certains qui ont utilisé tant les vers que la prose donnent dans une plus grande obscurité, nous avons pensé que pour ceux-là, il fallait utiliser une interprétation continue (perpetuam interpretationem), alors que d'autres doivent être interprétés seulement dans certains passages déterminés qui peuvent retarder la lecture, si l'on excepte certains auteurs ténébreux et qui fuient le jour (tenebricosos & lucifugos quosdam scriptores), qui ne doivent pas être traités autrement que les poètes eux-mêmes. Dans cette catégorie, nous pensons qu'il faut placer pour le moins Varron, et les autres agronomes.

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Le début de l’EnéideVirgile, Énéide, livre I, vers 1-4:

Arma, uirumque cano, Troiae qui primus ab orisItaliam, fato profugus, Lauinaque uenitLitora: multum ille & terris iactatus & alto,Vi superum, saevae memorem Junonis ob iram. (= 30 mots)

traduction A. Bellesort, 1964:Je chante les armes et le héros qui, premier entre tous, chassé par le destin des bords de Troie, vint en Italie, aux rivages où s'élevait Lavinium. Longtemps, et sur terre et sur mer, la puissance des Dieux d'En Haut se joua de lui, à cause du ressentiment de la cruelle Junon.

proposition de Huet:Canto bella & uirum, qui profugus fato, primus ê regione Trojana appulit in Italiam & litus Lavinum. Plurimum ille potestate Deorum agitatus fuit terra marique, propter memorem iracundiam dirae Junonis. (= 31 mots)

version de Charles de La Rue:Cano bella & hominem, qui pulsus fatis, primus uenit ê regione Trojana in Italiam & ad litus Lavinum. Ille multum agitatus fuit terra & mari, violentia Deorum, & propter iram memorem crudelis Junonis. (= 33 mots)

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Les recommandations dans les textes des préfaces

a) Une traduction mot à mot ou plus exactement mot pour mot, de manière à reproduire la quantité exacte des termes du texte original (copiam comparare, litt. “apparier la quantité”).

b) Un texte plus facile.

c) Mais une interprétation qui ne soit pas pauvre et qui soit même brillante.

d) Un ordre des mots modifié.

e) Des restitutions.

f) Pour les textes difficiles, une interprétation continue pour éviter de sauter les difficultés.

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Pour quel résultat?L'interprétation est: — Obligatoire.— Toujours annoncée par le titre: interpretatio.— Toujours en italiques, sauf les restitutions, en romain. — Présentée sur toute la largeur de la page ou en deux

colonnes, parfois pour le même texte.— Également pour les textes à interprétation partielle, parfois

présentée à la suite, sur la même ligne, ou avec alinéa. — Soit continue (continua, continuata, perpetua), soit partielle

(interrupta). — Quand l'interprétation est partielle, les notes interprétatives

sont toujours annoncées par des appels de notes sous la forme de lettres, à une seule exception près, le texte de Salluste, dans lequel les notes interprétatives sont introduites par des chiffres, et les notes proprement dites par des lettres.

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Le traitement de quelques points linguistiques

Les principes:1) Le texte est complètement réécrit.2) Il est réécrit en prose.3) L'ordre des mots est modifié.4) Sa longueur est sensiblement équivalente au

texte original.

Les changements opérésLe remplacement du vocabulaireLes modifications grammaticalesLes introductions ou rétablissements de termesL’ordre des mots

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Bilan du projet

• L'interpretatio augmente le bagage de l'élève dans le domaine du lexique, résout les principales difficultés de construction, facilite le repérage des unités linguistiques.

• Même si elle se fait à l'intérieur de la même langue, la conversion du texte est en soi un élément d'éclaircissement.

• Pour peu que le texte réécrit soit un peu plus accessible que l'original, l'accès à la compréhension est accéléré et bénéficie de l'effet cumulatif provoqué par la répétition du procédé sur des dizaines de textes.