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1) Cf. Spenlé, p. 177

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Nos leçons sur Novalis vont prendre à partir d'aujourd'hui un autre tour que dans les exposés précédents. Jusqu'ici nous nous sommes efforcé de projeter quelques faisceaux de lumière sur la pensée et sur les conceptions du poète en nous plaçant à différents points de vue généraux et ce, sans nulle discrimination entre les diverses oeuvres de Novalis, puisque nous puisions nos renseignements aussi bien dans les Fragments que dans les poésies, dans les Hymnes à la nuit, dans les Disciples à Saïs aussi bien que dans Heinrich von Ofterdingen. Désormais i l nous faut examiner l'oeuvre en prose de Novalis, ses romans, puisque c'est le roman Heinrich von Ofterdingen que nous avons au programme, et nous commencerons aujourd'hui par Die Lehrlinge zu Sais au sujet duquel la première remarque à faire est que ce roman, de même que Hein- rich von Ofterdingen, n'était pas du tout destiné à la publication. C'étaient, dans les deux cas, des essais provisoires d'un thaumaturge poétique qui cher- che encore le sujet d'une énigme.

Le contenu du roman est en liaison étroite avec les conceptions qu'avait Novalis de la poésie, du conte, de la fable ou de l 'histoire et l ' in - terprétation qu'on en peut proposer suppose toujours la connaissance de ces domaines annexes que nous venons de citer.

Et tout d'abord toute l'oeuvre de Novalis est le dévoilement d'un mystère. "Alle Wahrheit ist uralt", toute vérité est infiniment ancienne, écr i t - i l . Seulement de cette vérité nous n'avons plus conscience, nous ne la connaissons plus; et lorsque par hasard nous découvrons cette nouveauté des vérités les plus ancienne s , très anciennes, alors elles nous paraissent infiniment mystérieuses. Or le rôle de la poésie ou du conte, c'est précisé- ment de chercher, sous la réalité quotidienne, ordinaire, des vérités éter- nelles qui sont encore voilées de mystère à nos yeux; c'est de nous faire pressentir, à travers leur intuition, ce qu'a été le plan primitif du monde, c'est de nous détacher du présent, de l 'actuel, afin que nous cherchions ce qu'il y a d'éternel par delà les contingences au milieu desquelles nous vivons

Il s'agit donc en fait pour Novalis d'écrire un ou deux romans d'éducation pour régénérer l'homme; car dans cette vaste perspective histori- que où, selon l'optique du conte chez Novalis, l'avenir rejoindra le passé, où le présent, le passé, le futur seront mélangés en une présence fabuleuse, le problème central est de savoir comment naît, comment grandit, comment se forme l'homme, quelles années d'apprentissage i l doit traverser pour parvenir à la sagesse et à la connaissance du mystère dernier des choses.

Ainsi dès l'abord Novalis est conduit à envisager la rédaction de deux romans, de deux sortes de "Lehrjahre" : d'une part un apprentissage de la philosophie nouvelle et d'autre part un apprentissage de la poésie nou- velle. I l y a donc bien deux romans à écrire, l'un qui retracerait la forma- tion intellectuelle d'une jeune intelligence qui s'ouvre à la philosophie nouvelle, et l'autre le roman de l ' ini t iat ion poétique, de la révélation de la poésie.

Dès 1798, Novalis songe en effet à ces deux romans. Les Disciples à Saïs devaient être l 'histoire de ce qu'on pourrait appeler "die akademischen

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Lehrjahre" du héros, et Heinrich von Ofterdingen devait parallèlement retracer "die poetischen Lehr jahre" du personnage.

On voit ainsi sur quel plan devait se situer le premier de ces ro- mans. Les Disciples à Saïs, dont nous nous occupons aujourd'hui, devait être un roman de philosophie naturelle, "d'histoire naturelle" en quelque sorte, mais sans aucun élément historique précis. Ce devaient être des propos phi- losophiques poétisés sur l'interprétation de la nature, avec, de-ci d e - l à , les plus étranges, les plus sybillines allusions allégoriques, en sorte que lorsque Tieck écrit dans la préface qu'il a donnée à la première édition des oeuvres de Novalis : "Die Lehr linge zu Sais enthalten den Anfang eines phy- sikalischen Romans, welchen der Dichter zwar schon vor einigen Jahren in dieser Gestalt angefangen, aber niemals weiter ausgeführt hat", i l ne définit ainsi qu'une partie du roman, car en vérité Les Disciples à Saïs devaient offrir, outre l'étude de théories physiques sur la constitution de la nature, des perspectives philosophiques et métaphysiques infiniment plus larges.

De tout ce que les Romantiques ont projeté dans ce sens, Les Dis- ciples à Saïs représentent peut-être l'unique tentative (d'ailleurs restée fragmentaire, inutile de vous le rappeler) d'écrire un roman de la nature, et ce roman, physique à la base, devient progressivement philosophique, et finalement devait être un roman symbolique de la nature, "ein sinnbildlicher Naturroman" . Chacun de ses aphorisme s aura une portée symbolique. Ce sera d'une part un éloge du Professeur Werner de Freiberg, puis une masse de pen- sées sur la nature, pensées qui seront mises dans la bouche de personnages très peu caractérisés, enfin au-dessus de tout cela une sorte de conte sym- bolique qui explique et qui justifie le t i t re . Voilà indiqués en quelques mots les éléments de l'ouvrage qu'on peut résumer en ces termes empruntés à Nova- l i s : "Viel Erwartung ohne Erfüllung".

La genèse du roman est très simple (1). En février 1798, Novalis envoyait à ses amis romantiques un premier recueil de fragments sur la nature qui parurent dans l'Athenaeum sous le nom de Blütenstaub (poussière d'étami- nes) . Et i l annonçait en même temps un fragment plus étendu qu'i l int i tulai t Le Disciple à Saïs (au singulier). Ce fragment qui, bien entendu, resta ina- chevé, ne parut pas du vivant de l'auteur. A la mort de Novalis, on crut même le manuscrit égaré. I l ne fut retrouvé que par le plus grand des hasards chez la seconde fiancée du poète, Julie von Charpentier. I l parut dans l'édition posthume des oeuvres du poète sous le t i tre cette fois légèrement modifié Les Disciples à Saïs. Spenlé dans sa thèse définit cette oeuvre "une rhapsodie philosophique et musicale sur la nature". Elle se compose, d i t - i l , d'une série de développements rattachés par un lien très lâche ou plutôt juxtaposés dans un même cadre. Spenlé ne voit ici d'unité que "dans le sentiment, dans une certaine tonalité émotionnelle qui se déroule en différents thèmes suivant une modulation tout intérieure". Pour lui, i l n'y a là ni récit à proprement parler, ni progression logique, ni progression dramatique, mais seulement une succession de monologues, de rêveries, de conversations, et comme i l le dit lui-même de "mélodies" philosophiques, comme s ' i l s'agissait, d i t - i l , d'une conversation de ombres dans un paysage élyséen. Nous verrons un peu plus tard dans quelle mesure i l y a lieu de compléter ce jugement. Notons aussi que se

1) Cf. Spenlé, p. 177.

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rattachait, dans les associations occultistes du temps, au temple de Saïs et à l 'image voilée d'Isis, toute une doctrine ésotérique. Les alohimistes, les cabalistes avaient coutume d'y faire remonter leurs traditions hermétiques. Dans la franc-maçonnerie théosophique, l ' in i t ia t ion aux mystères égyptiens d'Isis constituait un degré de la hiérarchie sacerdotale des Frères de la Rose-Croix. Cette légende, avec les traditions occultistes qui s'y ratta- chaient, semble avoir inspiré à Schiller le sujet d'une poésie philosophique publiée en 1795 dans les Heures, die Horen, sous le t i t re Das verschleierte Bild zu Sais (l'image voilée de Saïs), qui reflète évidemment l'influence de Kant et la solution toute cri t ici s te du problème de la connaissance, à savoir que l'homme ne peut atteindre qu'à un savoir relatif , qu'il ne peut connaître que les phénomènes et non pas la réalité des substances qu'il y a derrière les phénomènes eux-mêmes. Les réalités surnaturelles sont impénétra- bles à l'intelligence de l'homme, i l faut donc renoncer à soulever le voile qui cache l'image de la divinité; i l faut renoncer à l ' intuition directe de l'Absolu; l'absolu ne se manifeste qu'indirectement à la conscience morale sous la forme d'une loi sacrée, c'est la loi du Devoir. Telle est la pensée philosophique que Schiller a développée allégoriquement dans son poème; une loi mystérieuse interdit donc au néophyte de soulever le voile qui couvre l'image de la divinité, c'est-à-dire qu'il ne peut pas pénétrer jusqu'au mystère du monde, car la divinité sait seule à quel moment ce voile pourra être retiré sans danger pour l'homme, à quel moment l'homme pourra définiti- vement être initié au mystère.

Novalis reprend la même idée que Schiller, mais pour la retourner, pour la réfuter. La solution qu'il apporte est l'exact contre-pied de la so- lution oriticiste, telle qu'elle s 'inspirait de Kant chez Schiller. Cette solution, elle se trouve formulée dès la fin du premier chapitre du roman dont nous nous occupons, chapitre intitulé précisément "Der Lehrling"; c'en sont les toutes dernières lignes, sur lesquelles nous aurons à revenir tout à l'heure, et où nous lisons : "Und wenn kein Sterblicher nach jener Inschrift dort den Schleier hebt, so müssen wir Unsterbliche zu werden suchen; wer ihn nicht heben will, i s t kein echter Lehrling zu Sais". (et si aucun mortel ne soulève le voile pour lire cette inscription là-bas, i l nous faut alors cher- cher à devenir immortels; celui qui renonce à soulever le voile n'est pas un vrai disciple à Saïs).

Tenter de devenir immortel ! Voilà la pensée qui inspirait déjà les Hymnes à la Nuit. Derrière le monde phénoménal de la vie terrestre se cache un monde plus profond, plus vrai, une réalité métaphysique occulte qui transfigure les réalités de la nature; i l y a tout un empire occulte et magique de la nature dont on ne surprend le secret que si on l'aborde avec amour, avec mysticisme. Une magie transcendante doit permettre à l'homme sous certaines conditions de percer les énigmes de l'univers s ' i l est animé au moins d'une profonde nostalgie, s ' i l ressent le besoin d'une révélation plus complète, plus intime de la nature, s ' i l recherche précisément cette initiation mystique, s ' i l s'efforce de rétablir dans leur pureté primitive les liens qui unissaient jadis - au temps de l'âge d'or - l'homme à tout le reste de l'univers, s ' i l remonte par conséquent jusqu'à la source commune créatrice, s ' i l réapprend à vibrer des pulsations profondes de l'univers. "De cette communion plus étroite, dit encore Spenlé, l'homme tenait des dons merveilleux, le don de magie et de prophétie. La nature parlait à son coeur directement, dans un langage simple et familier." Mais les hommes, trop as-

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soiffés de science pure, trop assoiffés aussi d'efficience pratique, ont cessé de comprendre ce langage et alors i l ne reste plus que quelques rares survi- vants de cet âge d'or qui comprennent encore le mystère profond des choses. Un petit groupe d'individus demeure encore, qui "sont restés les dépositaires de cette tradition sacrée. " De ce groupe font partie précisément les poètes. Et o'est donc (Novalis nous le dira d'une manière très précise) à l'école des poètes què doit d'abord se mettre le néophyte qui veut pénétrer ce secret. "Wer also ihr Gemüt recht kennen lernen will, muss sie in der Gesellschaft der Dichter suchen; Dort i s t sie offen und ergiesst ihr wundersames Herz". (Celui qui veut apprendre à bien connaître l'âme de la nature, doit la chercher dans la société des poètes. C'est là qu'elle entr'ouvre et épanche son coeur plein de prodiges).

Voilà les grandes lignes de ce roman, son arrière-plan et les prin- cipales idées qui y seront mises en oeuvre. Regardons-le maintenant d'un peu plus près, et d'abord posons le problème des influences. Les Disciples à Saïs sont évidemment une des oeuvres les plus typiques du génie personnel de Nova- l i s . C'est aussi la mise en oeuvre de ses idées les plus chères. Cependant on ne saurait nier la part d'influences subies ici par le poète, en particu- l ier celle du célèbre minéralogiste Werner, inspecteur et professeur à l'Ecole des Mines de Freiberg en Saxe, où Novalis, vous vous le rappelez, se rendit en décembre 1797 après la mort de sa première fiancée Sophie von Kühn. I l alla là-bas pour compléter son éducation technique par une connaissance plus appro- fondie de la géologie et de l'exploitation minière. Werner représentait alors, pour tout le monde savant de l'époque, le naturaliste de la vieille école, c'est-à-dire un homme de science doublé d'un mystique et d'un croyant. Les découvertes positives, concrètes, de la science lui paraissaient en vérité secondaires; l 'essentiel à ses yeux était une certaine conception générale de la nature, conception à la fois philosophique, historique et surtout re- ligieuse, que le maître s'efforçait de communiquer à ses élèves.

Dans le grand débat qu'a vu s'ouvrir la fin du XVIIIème siècle entre Neptunistes et Plutonistes, c'est-à-dire le débat sur le point de savoir si c'est à l'action de l'eau (Neptunistes) ou à l'action du feu intérieur (Pluto- nistes) qu'il convient d'attribuer le rôle primordial dans la formation du sol terrestre, des roches, - débat, je le rappelle, dont on trouve l'écho dans le second Faust et également dans le Wilhelm Meister de Goethe - , Werner avait pris très nettement parti pour l'hypothèse neptuniste, c'est-à-dire qu'il estimait que la structure intérieure du sol et ses diverses stratifica- tions s'étaient effectuées par alluvions successives et non par éruptions volcaniques. Or sur ces deux points au moins, comme le montre l'esquisse du roman que sont Les Disciples à Saïs, Novalis a subi nettement l'influence de Werner. D'une part i l a en commun avec lui sa philosophie de la nature, son idéalisme magique à nuance religieuse, et ic i i l faudrait ajouter à l ' influ- ence de Werner une autre influence plus lointaine, mais tout aussi directe, et qui va dans le même sens, o'est l'influence de Jacob Boehme. Sur ce point nous sommes très exactement renseignés par une lettre à Tieck de 1799, qui signale en effet que Hardenberg est plongé alors dans la lecture méthodique de Jacob Boehme et i l dit de ce mystique qu'il "commence à le comprendre comme i l doit être compris" et qu'il voit se dégager du chaos une vie merveilleuse. La conséquence immédiate, ce sera que la rédaction définitive (qui n'est dé- finitive que pour un fragment) des Lehrlinge zu Sais va orienter dès lors le

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contenu de ce roman dans oe sens symbolique dont nous parlions. Car Novalis dit des Lehrlinge, " . . . dass sie jetzt auf eine ganz andere Art erscheinen sollen. Es soll ein ganz sinnbildlicher Roman werden". Par conséquent, selon Novalis lui-même, oe serait l'influence direote de J. Boehme qui aurait trans- formé une oeuvre qui voulait être à l'origine à base essentiellement de phy- sique, de science naturelle, de philosophie naturelle; l'oeuvre va progressi- vement se transformer en un roman beaucoup plus symbolique de la nature. Cela, c'est l'influence de Jacob Boehme qui se superpose à celle de Werner.

Et d'autre part, comme Werner, Novalis se fait le champion du neptu- nisme . Il voit dans l'élément liquide l'élément primitif, l'élément créateur. L'élément liquide est pour lui "das Urflüssige, der Ursprung der Dinge". Ce sont là encore, d i t - i l , "die mütterlichen Gewässer" (édition Aubier, page Petits Ecrits).

De plus, c'est la figure même de Werner que par deux fois Novalis a évoquée, soit dans son roman de Heinrich von Ofterdingen sous les t ra i ts du vieux maître mineur auquel i l donne précisément le nom de Werner, soit dans Les Disciples à Saïs sous la f orme symbolique et idéalisée du Maître de la première partie du roman au premier chapitre. Son rôle par conséquent dans la formation de la pensée de Novalis a été considérable et i l est incon- testable. Mais ce qu'il faut dire à ce propos, c'est que Werner, maître vénéré, a été fortement idéalisé par Novalis. Le poète nous présente une image épurée, une image en quelque sorte agrandie de son propre apprentissage à l'école de Freiberg, et en particulier i l nous montre le minéralogiste Werner sans les ridicules que Henrik Steffens (nom que nous avons déjà prononcé ici) a mention- né dans ses Mémoires. Là nous apprenons que Werner était très souffreteux et qu'il prenait grand soin de sa petite personne, qu'il ne se promenait jamais sans une peau de bête sur le ventre afin de ne pas prendre froid et qu'à cette peau d'animal i l ajoutait encore en hiver une plaque de fer blanc chauffée ! Ce souci comique de sa santé disparaît d'une manière complète dans le récit de Novalis. Werner y est présenté non seulement comme un grand minéralogiste, ce qu'il était en fait , i l est présenté comme le savant universel qu'en réa- l i té i l ne fut pas; et de ce minéralogiste Novalis fait un connaisseur de tous les règnes de la nature, un spécialiste des plantes, des fleurs, des in- sectes, des étoiles, une sorte de Pic de la Mirandole et un génie universel. Novalis fait véritablement de lui une sorte de magicien. I l faut donc ramener ce portrait de Werner à des proportions plus humaines. Ce qui est sûr, c'est que oe savant a donné à la minéralogie une impulsion nouvelle, une précision plus méticuleuse. C'était une personnalité forte, un peu abrupte, un peu ru- gueuse, exigeant de ses élèves un gros effort, une forte discipline. "Man musste sich ihm ganz und unbedingt hingeben" a-t-on dit de lui.

Examinons maintenant d'un peu plus près le contenu de ce roman des Disciples à Saïs, resté à l ' é ta t de fragment et qui compte selon les éditions de 40 à 50 pages. Ce fragment est lui-même subdivisé en deux parties dont la première s ' int i tule "der Lehrling" conformément au premier t i t re choisi par Novalis, t i t r e au singulier . Ce chapitre n'a que cinq ou six pages ; tout le reste par conséquent se range sous le t i t re de la deuxième subdivision : "die Natur".

D'emblée, dès la première page, l'une des fins assignées à notre

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vie terrestre est de déchiffrer le secret de la nature, c'est d'inviter les hommes à lever le voile d'Isis. Ce voile, i l ne tient qu'à nous de le soule- ver mais il nous faut mériter cette grâce en ouvrant les yeux sur un monde qui est en soi un langage chiffré; et Novalis y insiste : Il y a en toutes choses "eine Wunderschrif t, eine Chif fernschrift, die m an überall, auf Flügelr Eierschalen, in Wolken, im Schnee, in Krystallen und in Steinbildungen, auf gefrierenden Wassern, im Innern und Aussern der Gebirge, der Pflanzen, der Tiere, der Menschen, in den Lichtern des Himmels, auf berührten und gestriche- nen Scheiben von Pech und Glas, in den Feilapänen um den Magnet her und sonder bar en Conjuncturen des Zufalls, erblickt". Il y a donc une écriture chiffrée qui nous est présentée partout, absolument partout dans la nature.

Dès l'abord, i l apparaît donc que le roman sera le roman de la con- naissance mystique de l'univers, le roman de l'idéalisme magique, le roman d'une initiation à laquelle l'homme moyen ne s'élève pas aisément. Mais la tâche, continue Novalis, est singulièrement facilitée quand on a le bonheur d'avoir pour maître un Werner. "Denn er versteht die Züge zu versammeln, die uberall zerstreut sind. Ein eignes Licht entzündet sich in seinen Blicken, wenn vor uns nun die hohe Rune liegt, und er in unsern Augen späht, ob au ch in uns aufgegangen ist das Gestirn, das die Figur sichtbar und verständlich mac ht". Ce langage chiffré, ce monde de la nature est une sorte de rune impos- sible à lire. Qui nous apprendra à lire ce texte ? Le maître qui allumera en chacun de ses disciples, au contact de ce torrent de lumière qu'il porte en lui, la petite flamme qui éclairera pour chacun de nous l'univers.

Nous avons, immédiatement après, un tableau de la variété de la formation et de la culture scientifiques de Werner, toujours appliqué à re- chercher les parentés, les affinités entre les divers règnes de la création, appliqué à coordonner ses observations, à découvrir l'unité profonde des êtres et des choses : "Er freute sich, Fremdlinge zusammen zu bringen. Bald waren ihm die Sterne Menschen, bald die Menschen Sterne, die Steine Tiere, die Wolken Pflanzen. Er spielte mit den Kräften und Erscheinungen". Voilà le magicien qui apparaît. C'est donc un mage, qui a des disciples qui reçoive plus ou moins longtemps, selon leurs dons personnels, l'enseignement du maî- tre, qui donc le quitteront plus ou moins tôt selon qu'ils seront venus tôt ou tard à lui. Or un jour s'est présenté un élève qui était encore un enfant, dit le texte, et cependant tout de suite le maître a voulu lui confier l'en- seignement des mystères de la nature : "Es war kaum da, so wollte er ihm den Unterrioht übergeben". Il veut confier immédiatement l'enseignement à cet enfant. Pourquoi ? Evidemment parce que cet être à l'âme naïve, pure, non déformée, est plus près du secret de la nature que l'adulte civilisé dont l'intuition naturelle a été depuis longtemps desséchée par la science. Et cet enfant a été envoyé par le maître courir le monde afin qu'il se pénètre plus complètement du mystère universel. Mais quand il reviendra, i l habitera parmi nous, dit le Maître. "Und dann hören die Lehrstunden auf". Les années d'étude seront révolues (traduction pas tout à fait exacte, car "lehren", c'est en- seigner et non étudier, et surtout le sens est que ce garçon tout imprégné du mystère universel avec lequel i l aura été en contact, une fois de retour parmi ses condisciples, fera rayonner sur eux d'une manière toute naturelle et spontanée sa science, sa connaissance du secret des choses). Par sa seule présence i l leur fera pénétrer le secret de la nature, et alors, à partir de ce moment, l'enseignement ne sera plus nécessaire, i l cessera, i l se commu- niquera par le rayonnement, par le simple oontact spirituel avec cet enfant; les paroles ne seront plus nécessaires.

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Ainsi s'amorcent plusieurs petits récits sur des plans différents et qui tous tendent à la même fin. Nous avons une série de petits tableaux qui sont autant de révélations des derniers secrets de l'idéalisme magique. Après cet enfant aux grands yeux noirs dont i l vient d'être parlé, à la peau qui a l 'éclat du l is et qui sourit d'un sourire infiniment grave, nous dit-on ("Es lächelte unendlich ernst", ce qui signifie qu'il faut aborder ce grand mystère, cette révélation grave et sérieuse avec toute l'ingénuité-souriante d'une âme sans préjugés, d'une âme fraîche et neuve), après donc ce premier enfant, nous avons le portrait d'un autre disciple. Celui-là est mélancolique et i l est mélancolique parce qu'il est maladroit ; rien ne lui réussit. Lors- que le Maître l'envoie herboriser, chercher des herbes dans la nature, i l ne sait pas trouver la fleur ou le cristal que le Maître l ' a chargé de découvrir I l brise tout en se servant des objets. En revanche i l est doué d'intuition : i l manifeste une grande joie à ouvrir simplement ses yeux ou ses oreilles sur les choses, et un jour i l a la bonne fortune de rapporter une pierre vé- ritablement insignifiante mais d'une forme tout à fait singulière, à laquelle le Maître attache un très grand prix, une pierre que le Maître range immédia- tement à une place vide qui avait été laissée là en attente dans une série d'autres pierres, à l'endroit où diverses séries de minéraux faisaient deviner qu'un autre minéral devait venir qui manquait jusqu'alors et que personne n'a- vait trouvé; c'est ce malheureux petit deshérité qui l ' a trouvé, et Nova l is ajoute à propos de ce disciple mal doué mais qui a cependant trouvé le cris- tal qui manquait dans la série des minéraux, qui a été conduit à cette décou- verte par une obscure intuition : "Uns war, als hatten wir im Vorübergehen eine helle Ahndung dieser wunderbaren Welt in unsern Seelen gehabt". Le héros qui conte ici sa vie et qui ressemble à Novalis comme un frère, nous confie à cette occasion qu'il est lui-même maladroit et que les trésors de la nature semblent ne pas s e laisser volontiers trouver par lui : "Auch ich bin unge- schickter als die anderen und minder gern scheinen sich die Schätze der Natur von mir finden zu lasse n" lisons-nous à la page 184 des Petits Ecrits (édi- tion Aubier). Mais en revanche, i l a cette qualité dont nous avons déjà fai t mention ic i : "Mich führt ailes in mich selbst zurück". I l y a en lui comme une sorte de tourbillon d'idées qui est le signe d'une grande richesse inté- rieure, tandis que les esprits ordonnés, les esprits moins inquiets, plus méthodiques peut-être, deviennent vite des Philistins. Il y a en lui une seconde voix, d i t - i l , "eine zweite Stimme", dont i l comprend le langage, et i l sait que tout ce que perçoivent ses sens, ce ne sont que "Bilder, Hüllen, Zierden, versammelt um ein g5ttlich Wunderbild, und dieses liegt mir immer in Gedanken". Tout ce qu'il voit, tout ce qu'il perçoit autour de lui, ce ne sont donc que des images, des enveloppes, des ornements groupée autour d'une miraculeuse image divine, et c'est cette image qui occupe toujours sa pensée. Ainsi le disciple commence à saisir que derrière le monde directement percep- tible, i l y a un autre monde qui donne au premier son unité et son harmonie et c'est en cela que résidera l ' ini t iat ion. C'est bien là l ' ini t ia t ion que le disoiple commence à recevoir, car à la fin de oette première partie nous lisons "Wenn ich mit diesem Glauben hier umhergehe, so t r i t t mir alles in ein höheres Bild, in eine neue Ordnung mir zusammen. und alle sind naoh einer Gegend hin gerichtet. Mir wird dann jedes so bekannt, so lieb; und was mir sel tsam noch ers chien und fremd, wird nun auf einmal wie ein Hausgerät" . (Tandis que je circule portant en moi cette croyance, je vois toutes choses s'assembler en une plus haute image, en une ordonnance nouvelle et toutes me semblent orientées vers une même contréé. Tout me paraît alors si connu, si

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cher, et ce qui me semblait encore étrange et lointain, me devient familier soudein comme un ustensile de maison).

Ainsi, par des voies différentes, les disciples arrivent au même but. Chacun doit suivre son chemin propre. Telle est la volonté du Maître. "Vielmehr will er, dass wir den eigeen Weg verfolgen, weil jeder neue Weg durch neue Lander geht, und jeder endlich zu diesen Wohnungen, zu dieser hei- ligen Heimat wieder führt". Tout chemin nouveau traverse des pays nouveaux et ramène finalement à la sainte patrie.

Cette première partie du roman se termine par une double affirmation qui est de grande importance, je crois, dans l'idéologie de Novalis. L'une est celle-ci, à la toute dernière ligne de ce passage, à la fin du premier chapitre : "Wer ihn nicht heben will i s t kein echter Lehrling zu Sais", qui- conque renonce à soulever le voile d'Isis n'est pas un véritable disciple de Saïs, c'est-à-dire que l'homme ne doit pas se contenter de vivre uniquement dans ce monde terrestre, i l doit s'efforcer de percer le mystère de l'univers, d'acquérir en quelque sorte une seconde vue, exactement comme tout à l'heure entendre une seconde voix.

Le seconde prescription est d'ordre plus métaphysique. J'en citais le texte également tout à l'heure : "Wenn kein Sterblicher, nach jener In- schrift dort, den Schleier hebt, so müssen wir Unsterbliche zu werden suchen". Je crois que dans la pensée de Novalis, devenir immortel signifie ic i ne plus voir le monde en son aspect terrestre, ne plus voir le monde sous son aspeot humain, extérieur, le monde des apparences sensibles, mais pénétrer jusqu'à son essence dernière, en surprendre l'unité et l'harmonie secrète, dépasser en particulier la division classique du temps en passé, présent et futur, rendre ces diverses formes de temps également présentes à la fois, vivre à la fois tous ces temps mélangés. Voilà oe que Novalis entend par "devenir immortels". Cela signifie dépasser l 'histoire qui n'est qu'une sorte d'affa- bulation humaine jetée comme un pont entre le passé et l'avenir, c'est s'af- franchir, nous le savons par la fin de Heinrich von Ofterdingen, de l ' a l ter - nanoe des saisons et aussi s'évader du chaos de la vie qui n'est qu'illusion. Le monde actuel où nous vivons, nous le savons par la définition de Novalis lui-même, c'est "die Sphäre der unvollkommenen Vereinigung des Geistes und der Natur" c'est-à-dire la sphère de l'union imparfaite, incomplète de l 'esprit et de la nature. C'est donc un monde dont i l convient de s'évader. Le ciel au contraire, toujours selon la définition de Novalis, (et cela ne veut pas dire le ciel au sens chrétien) c'est "die vollkommene Indif f erenzierung", l'indifférenciation parfaite c'est-à-dire l 'unité absolue, l'harmonie absolue. Il faut donc s'efforcer de vivre dès maintenant dans l ' é ta t de transfiguration que les religions promettent à leurs fidèles. Evidemment, seules des âmes d'éli te atteignent de leur vivant à cette transfiguration, mais progressive- ment toutes les âmes y parviendront et oe sera alors la fin des limites entre les êtres, ce sera la fin de ce compartimentage dont nous souffrons ici-bas, ce sera l 'unité totale des êtres et des choses retrouvée. Rappelez-vous ce que tout à l'heure Novalis disait du Maître : "Bald waren ihm die Sterne Menschen, bald die Menschen Sterne, die Steine Tiere, die Wolken Pflanzen..." Tous les êtres seront alors réconciliés au sein d'une grande famille et bé- néficieront d'un rayon de la vie divine.

Page 10: 1) Cf. Spenlé, p. 177

La fin de la première partie des Disciples à Saïs s'achève ainsi sur une nouvelle perspective de l'idéalisme magique, perspective dans laquelle évidemment. l ' objet propre du livre, à savoir l'étude qui devait nous être présentée de la nature elle-même puisque son roman devait être "ein physi- sikalischer Roman", cette étude semble perdue de vue. Aussi Novalis tourne- t - i l court et, ce premier chapitre étant achevé, i l en vient immédiatement avec la deuxième partie à la nature elle-même, et "Die Natur" est précisément le ti tre de cette deuxièle partie dont nous ferons l'étude la prochaine fois.

Page 11: 1) Cf. Spenlé, p. 177

Nous avons jeudi dernier présenté, en manière d'introduction à l'étude du fragment de Novalis Les Disciples à Saïs, les généralités néces- saires à l'interprétation des idées du poète sur l'avenir de l'humanité et sur sa conception du monde, tout cela étant bien entendu imprégné d'idéalisme magique. Nous avons vu en particulier que la première partie du fragment intitulé "Der Lehrling" (l'apprenti) se terminait par une vaste perspective ouverte sur l'immortalité nécessaire de l'homme. Ainsi nous en avons fini avec cette première partie du roman sur laquelle je ne reviens pas, et nous passons maintenant à l'examen de la seconde.

Cette deuxième partie aura pour but de nous présenter les diverses attitudes que l'homme, au cours des temps, a adoptées en face de la nature, c'est-à-dire les diverses théories qui ont été émises pour rendre compte de la nature. Mais Novalis là encore ne se sépare pas volontiers des idées qui lui sont chères, et le premier développement que le poète nous offre est re- la t i f à la division graduelle du moi qu'a entraînée le prétendu progrès de l 'espr i t humain. Novalis constate une fois de plus que l 'ê tre intime de .l' homme est "zerspaltet" divisé, et les mots de "Zerspaltung", "Teilung", "Zergliederung" vont se presser sous sa plume. Alors que toute chose parais- sait humaine, connue, familière aux hommes d'autrefois, "jenen früheren Menschen", alors que tout leur semblait "gesellig" c'est-à-dire faisait partie d'une même communauté, d'une même société, en revanche les hommes modernes, "die späteren Menschen" ont perdu la faculté de refaire l 'unité des rayons épars de l 'esprit humain, ont perdu la faculté de restaurer à leur gré l'ancien état d'indivision naturelle ou de créer entre leurs acti- vités spirituelles des liens nouveaux et nombreux. "Sie verlieren das Ver- mögen, die zerstreuten Farben ihres Geistes wieder zu mischen und nach Belieben den alten einfachen Naturstand herzustellen oder neue mannigfaltige Bindungen unter ihnen zu bewirken". L'homme autrement dit, victime de l'ana- lyse dissolvante, a perdu la faculté de synthèse, a perdu l'aptitude à l ' unité. I l vit dans le pluralisme. Le monisme lui est devenu étranger. I l n'y a plus accord entre notre représentation du monde et ce monde lui-même, alors que, dans l 'antiquité, on s'évertuait à trouver un principe d ' explica- tion de l'univers, soit que ce principe fût d'ordre scientifique - on invo- quait le feu, on invoquait l'eau, qui étaient considérés comme l'élément premier de la structure de l'univers - , sait qu'on expliquât cette consti- tution de l'univers par des forces opposées d'attraction ou de répulsion, soit encore que l'on eût recours à des mythes, à des légendes, à des récits poétiques. On sait que la philosophie ionienne avait cherché à définir la substance unique dont est fait le monde. C'était l'eau pour Thalès de Milet, c 'étai t l ' a i r pour Anaximène, c 'était le feu pour Héraclite d'Ephèse cepen- dant qu'Anaximandre donnait, lui, comme principe du monde la notion d'infini c'est-à-dire quelque chose d'imprécise, d'indéterminé à la fois en qualité et en relation.

Or, la prépondérance de l'homme, la maîtrise qu'il s 'est assurée pour une part sur la nature ont eu pour conséquence un déplacement de point de vue, un déplacement de l'échelle des valeurs. Tout ici-bas a été rapporté, a été ramené à l'homme, nous dit Novalis. On a de plus en plus considéré et traité l 'histoire de l'univers comme une histoire de l'homme, comme une his-

Page 12: 1) Cf. Spenlé, p. 177

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Page 13: 1) Cf. Spenlé, p. 177

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