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AVANT-PROPOS

Le présent volume rassemble neuf études consacrées auxphilosophes qui ont livré des analyses parmi les plus marquantes enmatière de philosophie du temps.

La contribution de B. Mabille est « première » à deux égards : elleprésente la conception philosophique du temps qui est la première (etla plus influente) sur le plan historique – celle d’Aristote – et proposeen même temps, sur un plan systématique, un prisme à travers lequelles philosophes ultérieurs vont tous traiter du temps – ne serait-ce quenégativement –, à savoir celui des « acolytes » que sont le mouvementet l’âme. Grille de lecture qui donne lieu à un certain nombre declivages, comme par exemple celui entre temps « objectif » et temps« subjectif », celui entre « réalité » et « idéalité » du temps, etc., et, lecas échéant, à leur éventuel « dépassement », voire leur suppression.

Avant que F. Vengeon présente la position « antithétique » à laconception aristotélicienne – proposant une lecture du livre XI desConfessions de Saint Augustin qui va largement au-delà des commen-taires très classiques sur le temps comme « distentio animi » etsoutient une réflexion sur le sens anthropologique du temps –, S. Rouxdéveloppe le rapport entre la temporalité et l’éternité chez Plotin, cequi non seulement clarifie la théorie proprement plotinienne du temps(liée à la question du « manque ontologique »), mais donne également– à travers la genèse du temps dans l’âme – des éléments décisifs pourla compréhension de la conception augustinienne de cette notion.

L’essentiel du débat Leibniz/Newton, à travers la correspondanceLeibniz/Clarke, est présenté dans l’importante étude de J.-P. Anfraysur la théorie du temps de Leibniz. Le caractère « relationnel » du temps

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y est analysé afin, en particulier, de mettre en évidence le « statutontologique » du temps. Analyse qui est un « jalon incontournable »non seulement dans l’histoire de la théorie du temps, mais aussi pourcomprendre les enjeux de la théorie kantienne du temps. Cette théorie,M. Lequan la développe à travers une lecture non seulement del’Esthétique transcendantale, mais aussi de l’Analytique transcendan-tale dans la Critique de la raison pure. Le lecteur se familiarise ainsiavec le temps compris à la fois comme « forme pure de la sensibilité »et comme ce qui permet l’application des « concepts purs » à ce qui estdonné à l’entendement grâce à cette même sensibilité.

Le temps joue aussi un rôle central chez les penseurs de laphilosophie allemande classique. T. Pedro le montre à travers unelecture fort instructive des Âges du monde de Schelling qui, à traversles conceptions du « temps-organisme » et de la « décision » comme« fondation du temps », anticipent sur des conceptions philosophiquescontemporaines. La place centrale du temps dans l’idéalismeallemand ressort également de l’article de Ch. Bouton qui développede façon exhaustive le problème du temps dans l’intégralité de lapensée de Hegel, en allant au-delà du rôle que joue le temps dans saphilosophie de la nature.

L’ouvrage s’achève par deux études chez deux philosophes duXX e siècle 1 : Bergson et Husserl. F. Worms montre qu’on ne peutcomprendre le sens de notre « expérience du temps » qu’en lisant lesouvrages majeurs de Bergson – l’Essai sur les données immédiates dela conscience, Matière et Mémoire et l’Évolution créatrice – commeles étapes distinctes d’une même démarche cohérente. A. Schnellsouligne que l’essentiel de la théorie husserlienne du temps ne setrouve pas dans les analyses descriptives de la conscience du tempspropre aux Leçons sur la phénoménologie de la conscience intime dutemps, mais dans les analyses constitutives (voire « constructives ») desmanuscrits de travail postérieurs à 1917 inaugurant la phénoméno-logie génétique de Husserl. En effet, le problème n’est pas tant desavoir si le temps est « objectif ou « subjectif », mais d’y répondre endescendant à un niveau constitutif où cette distinction est d’abordrendue possible.

1. En ce qui concerne la philosophie heideggerienne du temps, cf. F. Dastur,Heidegger et le problème du temps, Paris, PUF, 1990 et A. Schnell, De l’existenceouverte au monde fini. Heidegger 1925-1930, Paris, Vrin, 2005, chap. III.

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LES « ACOLYTES » DU TEMPSÀ PARTIR D’UNE LECTURE D’ARISTOTE

Du 45 e traité plotinien (qui discute minutieusement la définitionde la Physique 219 b) jusqu’au chapitre VI de la deuxième section deSein und Zeit (qui identifie le « concept vulgaire du temps (vulgäre-Zeitbegriff) » avec la conception du Stagirite) en passant par la pre-mière division de la Naturphilosophie de l’Encyclopédie de Hegel(qui revient à un rapprochement du temps et du devenir contre laconception transcendantale de Kant), toute la tradition philosophiquetente de penser le temps à travers une « explication » avec Aristote (eten particulier avec la Physique IV). Ce caractère stratégique du texten’offre cependant pas au lecteur d’Aristote 1 une facilité mais chargeson regard de surdéterminations qui risquent de devenir des écrans.Comment éviter de lire cette espèce de « traité du temps » sans ychercher l’exemple d’une confusion entre temps et devenir, la préfigu-ration d’une essence du temps ramenée à l’âme ou le symptôme del’impossibilité de la tradition métaphysique à accéder à une pensée dutemps comme avènement de la présence ? Suffit-il (est-il seulementpossible) alors de se rapporter simplement au texte 2 sans pour autanten faire une plate description ?

1. Notre texte était achevé quand est paru Aristote et la pensée du temps,J.-F. Balaudé et F. Wolff (dir.), Paris, Le temps philosophique, Publications dudépartement de philosophie de Paris X Nanterre, 2005. Nous y renvoyons notre lecteur.

2. Cette difficulté commence dès la réflexion sur l’établissement du texte. VoirJ. Brunschwig, « Qu’est-ce que la “physique” d’Aristote », dans La Physique d’Aristoteet les conditions d’une science de la nature, F. de Gandt et P. Souffrin (éds.), Paris, Vrin,1991, p. 11-40.

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La lecture directe de la Physique IV n’offre aucune significationtransparente puisque le texte est largement aporétique et se donned’entrée comme tel : « d’abord, il est bon de “diaporétiser” 1 à son [letemps] sujet (prôton dè kalôs échei diaporêsai) ». Quel est l’embarrasen question et comment Aristote le thématise-t-il pour arriver à unesolution ? Enfin, quelle leçon pouvons-nous en tirer pour une réflexionplus générale sur le temps ?

L’APORIE DE L’INDÉTERMINATION

Aristote expose l’aporie du temps dès le début du chapitre 10 quiouvre la Physique IV : « il est bon de diaporétiser si [le temps] estparmi les étants ou les non-étants (poteron tôn ontôn estin ê tôn mêontôv) ». Il est tentant de considérer cette aporie comme un artifice 2

rhétorique pour l’éluder 3 et se concentrer plus vite sur les célèbrestextes qui déterminent les relations du temps d’une part avec lemouvement et d’autre part avec l’âme. Nous souhaitons soutenir

1. Nous traduisons de façon très littérale ce terme pour respecter les distinctionsqu’impose le premier chapitre de la Métaphysique B entre soulever un embarras(aporeîn), le déployer selon ses arguments et significations (diaporeîn) et parvenirà une solution ou, exactement trouver un passage (euporeîn). Sur cette question, voirP. Aubenque, « Sur la notion aristotélicienne d’aporie », dans Aristote et les problèmes deméthode, Communications présentées au Symposium aristotelicum tenu à Louvain le1 er septembre 1960, Louvain-La-Neuve, Éditions de l’Institut Supérieur de Philosophie,1980, p. 3-19.

2. On peut s’appuyer pour cela sur l’expression dia tôn éxôterikôn logon (par undiscours exotérique). « Exotérique » ne signifie cependant pas artificiel mais renvoie àce qui se dit publiquement – ce qui annonce un débat avec les conceptions du temps qui« circulent ». Dans une note de sa traduction de La Physique, P. Pellegrin précise quel’expression « discours exotériques [ou, comme il le traduit, « extérieurs] renvoie à desdiscussions extérieures à l’école aristotélicienne. Il rappelle que Simplicius y voit desopinions communes sans valeur démonstrative et corrige cette interprétation en décla-rant : « ces arguments peuvent être techniques et menés de façon logique » (p. 246). Celarenforce notre choix de prendre au sérieux la déclaration aristotélicienne du caractèreaporétique d’une philosophie du temps.

3. Dans son intéressant ouvrage (Aristote, Traité du temps, intro., trad. fr. et com.,Paris, Kimé, 1995, p. 51), Catherine Collobert insiste sur le fait que le Stagirite « n’estévidemment pas dupe », qu’il ne remet jamais véritablement en cause l’étance du tempset demande de ne voir ici qu’un « procédé cher à Aristote ».

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au contraire que cette aporie doit être tout à fait prise au sérieuxpuisqu’elle livre la tonalité « ontologique » 1 qui domine cette (et peut-être toute) pensée du temps : parce que le temps est exposé à l’indéter-mination (dans son flottement entre étant et néant, dans l’inexistencedu passé et du futur, dans l’instabilité du maintenant et dans un lien aumouvement qui marque la temporalité des étants comme le fait de nepas être pleinement ce qu’ils sont), il ne peut être conceptuellementdéterminé que par des termes qui l’accompagnent (akoloutheîn) – des« acolytes » 2.

Il nous faut tout d’abord pénétrer l’aporie aristotélicienne pouren montrer les présuppositions. Le « diaporétiser (diaporêsai) » estradical dans la mesure où il met en cause la « réalité » du temps. Oùchercher cette réalité ? Aristote ne confond pas chronos et génesis(devenir) ou plus généralement metabolê (changement). Cependant,il ne les dissocie pas. Cette double relation semble de prime abordcontradictoire : « le temps n’est pas le mouvement (ouk esti kinêsis) »et pourtant « il n’est pas sans le changement (aneu ge metabolês) »(218 b). Comment lever cette difficulté ? De même, Aristote déclare :« la question est embarrassante (aporêseien) » de savoir si « l’âmen’étant pas (mê ousês psuchês), le temps serait ou non » (223 a). Maisce sont deux autres difficultés radicales qui nous semblent se dresserau départ et qui sont retrouvées au chapitre 13 (tout au moins en ce quiconcerne la première) : d’une part celle du statut du nûn (que l’ontraduit souvent par « instant » mais qu’il nous semble préférable derendre par « maintenant » en réservant la première traduction pouréxaiphnês que le Stagirite utilise par exemple en 222 b 3) et, d’autrepart celle de la signification du non étant (mê on) tel qu’il peut affecterle temps selon l’aporie la plus radicale par laquelle commence Aristote.

1. Nous employons ce terme – notoirement anachronique puisqu’il ne surgit quesous la plume de Clauberg dans ses Elementa Philosophiae sive Ontosophia, Gröningen,1647) – pour désigner rapidement une démarche qu’il faudrait rendre par une périphrasedu type : « par un discours (logos) qui détermine l’étantité de l’étant (on).

2. Par exemple, si le temps est dit « quelque chose du mouvement (ti tês kinêseôs) »,il n’est pas le mouvement lui-même ; il en est l’acolyte (o chronos akoloutheî tê kinêsei)comme le mouvement le détermine en l’accompagnant. De même, si le temps est lié àl’âme, il n’est pas âme.

3. Exaiphnês n’a pas ici la position à la fois essentielle et éngmatique qu’elle occupedans le Parménide de Platon. Aristote mentionne ce « soudain » comme « ce qui sort d’un[temps] imperceptible en raison de sa petitesse ».

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Commençons par l’indétermination du « maintenant ». Lorsquel’on cherche une consistance au temps, explique Aristote, on ne peut latrouver ni dans le passé (« il a été et n’est plus »), ni dans le futur (« il vaêtre et n’est pas encore »). Reste à considérer le maintenant (to nûn).Mais quel en est le statut ? Une première solution serait d’en faire une« partie (méros) » ou, en quelque sorte, un atome de temps. Le tempsserait alors « composé de maintenants (sugkeîsthai ek tôn nûn) ». Or lemaintenant ne peut, en tant que tel, être une partie. Le comparer avec lepoint composant une sorte de ligne du temps ne convient pas. Certescomme la ligne n’est pas l’addition d’un nombre déterminé de points,le temps n’est pas la conjonction d’unités identifiables. Mais cerapprochement possible ne plaide pas pour la détermination. En outre,alors que le point peut être figuré de façon stable et est supposé contri-buer à dessiner une ligne, la juxtaposition des maintenants – si elleavait un sens – ne donnerait qu’une ligne dont les points s’évanoui-raient dans leur position même. Une question (en 218 a) concernantle « maintenant » permet de mesurer l’ampleur de l’aporie : « [lemaintenant] reste-t-il toujours un et même (èn kai tauton aei) ou est-ilautre et toujours autre (aei héteron kai héteron) ? ». De prime abord, laquestion débouche sur une alternative : soit le maintenant est toujoursle même et alors il semble trouver sa consistance, soit il changetoujours et dès lors il la perd. Mais en fait il est impossible d’aboutirà une euporie sur le premier membre de l’alternative car celle-ci estplus profondément un dilemme : ou bien le maintenant est même et aconsistance (mais alors cette stabilité même rend impensable la flui-dité du temps) ou bien il est autre et devient inconsistant ou évanescent(mais alors le temps ne retrouve sa fluidité que pour s’effacer, poursombrer dans le non étant).

L’indétermination du « maintenant (nûn) » exige et engage doncl’élucidation du « non étant (mê on) ». En demandant s’il convientde désigner le temps comme étant ou non étant, l’aporie qui ouvrele chapitre 10 présuppose une compréhension de chaque terme del’alternative. Nous insisterons sur l’étance du temps en examinant sarelation avec le mouvement et plus largement avec le monde soumisau changement. Immédiatement, c’est l’expression « non étant » quifait problème. Si l’on prend au sérieux l’aporie initiale, il faut admettrequ’il soit au moins possible d’identifier chronos et mê on. Il faudraitlonguement décomposer la difficulté en analysant les signification du

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« non » chez Aristote 1. Contentons nous de distinguer deux sens del’antithesis : privation et négation. « Privation se dit quand un êtren’a pas un des attributs qu’il est naturel de posséder » 2. Dans laMétaphysique D, chapitre 22, Aristote distingue privation et négation.Alors que la première est une attribution, la seconde n’en est pas une.Si l’on prend comme exemple l’affirmation « tout homme est juste »,la négation « quelque homme n’est pas juste » n’attribue rien alors quela privation « x est injuste » attribue l’injustice à l’individu x. Lanégation ne renseigne donc pas sur ce qu’elle nie alors que la privationapporte une connaissance. Quelle conséquence pour la désignation dutemps comme « non étant » ? Il ne peut s’agir d’une simple privation(de quelle possession naturelle le temps serait-il privé ?) mais d’unenégation (apophasis). Cependant quelle est la portée de cette négationde l’étant ? La Métaphysique N, chapitre 2, explique que « non étant »« prend autant d’acceptions qu’il y a de catégories » 3. Cela impliquedonc que le « non étant » est toujours chez Aristote un « non étantdéterminé ». Le chapitre 3 de la Physique I déclare dans cetteperspective : « rien n’empêche en effet que le non étant soit (outhengar kôluei […] eînai to mê on) non pas le non être absolu mais uncertain non étant (mê aplôs eînai alla mê on ti) ». L’être du temps telque nous venons de l’examiner à partir de l’inconsistance du main-tenant ne relève-t-il pas – exception à la règle que nous venons de voirle Stagirite énoncer – du « non étant absolu » ? Quelle peut être la (oules) détermination(s) du temps c’est-à-dire ce qui lui ménage unecertaine consistance entre 4 étant et non étant ? Mouvement et âme sontles acolytes du temps – les termes qui en accompagnant le temps ledélivrent de son indétermination foncière.

1. Contentons nous de rappeler que le chapitre 10 des Catégories distingue quatresens de l’antithesis (opposition) : contradiction (antiphasis), privation (stérêsis), contra-riété (énantiôsis) et corrélation (pros ti). C’est sur les deux premiers sens qu’il nous fautnous concentrer pour élucider ce que peut être la non-étance du temps. Nous renvoyonsaussi à la Métaphysique D, chap. 22 et H, chap. 1.

2. 1022 b 1 sq.3. 1089 a.4. Il ne peut s’agir d’attribuer à la fois être et non être au temps puisque, comme le

précise la Métaphysique G, chap. 3, 1005 b, « il n’est pas possible qu’en même temps descontraires appartiennent au même sujet ». C’est non point dans l’identification entre êtreet non être mais dans une sorte de « jeu » (qu’il nous restera à déterminer) que lasignification du temps pourra être entrevue.

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LE MOUVEMENT, PREMIER ACOLYTE

Cette première relation déterminante peut être caractérisée en troismoments : 1) le temps n’est pas le mouvement, 2) il n’est pas sans lemouvement (et est même « quelque chose du mouvement (o chronosestin tês kinêseôs ti) », 3) il est le « nombre du mouvement ».

1) À la lecture du texte, on constate qu’Aristote (parfois dans lemême paragraphe) emploie indifféremment mouvement et change-ment. Cependant, en règle générale, il ne confond pas les deux. Leterme premier est changement (metabolê) dont kinêsis (mouvement)est une espèce. Précisons ceci. Le changement se divise en changementselon l’étance ou l’essence (kat’ousian) et en mouvement (kinêsis). Lepremier désigne la génération et la corruption. Le second se divise enmouvement selon la quantité (accroissement et décroissement), selonla qualité (altération) et selon le lieu (translation). Si le chapitre 11s’occupe de la relation entre temps et mouvement, la premièreoccurrence du thème a en fait lieu dès le chapitre 10. Aristote demandece qu’est le temps et met en garde contre les mauvaises réponses : « lesuns disent en effet que le temps est le mouvement du tout (tên toû oloukinêsin eînai) les autres [disent qu’il est] la sphère elle-même (têssphaîran autên) ». Le fait que la seconde impasse soit attribuée auxpythagoriciens 1 et la première à Platon n’est pas ici capital. Il n’est pasnon plus dans notre perspective d’insister sur le fait que, dans le cas dusecond, l’accusation est illégitime puisque non seulement le Timée neconfond pas temps et mouvement de l’univers mais encore condamnecette confusion. Platon dit seulement que le cours du temps est rythmépar les révolutions célestes mais point que celles-ci sont le temps lui-même 2. L’important est l’affirmation même de l’irréductibilité du

1. Puthagoras ton chronon tên sphaîran tou periéchontos eînai (Plutarque, I, 21).2. Pour comprendre la signification platonicienne du temps, il faut se replacer dans le

contexte de la (trop ?) fameuse formule sur « l’image mobile de l’éternité » avec laquelleR. Brague a dit vouloir finir (voir d’une part, Du temps chez Platon et Aristote, Paris,PUF, 1982, chap. 1 et, d’autre part la note 187, p. 236 de la traduction du Timée parL. Brisson) Le Démiurge se réjouit d’abord de la similitude de son œuvre au modèleintelligible. Cependant, ce modèle est « un vivant éternel » ; comment dès lors adapter aumonde en devenir, au monde du périssable l’immobilité et l’unité caractéristiques dumodèle éternel ? Platon déclare : « Le démiurge a donc l’idée de fabriquer une imagemobile de l’éternité ». Platon explique « qu’il organise le ciel », qu’il forme « une image àl’éternel déroulement rythmé par le nombre » et il conclut : « et c’est cela que nous

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temps au mouvement. À l’appui de cette thèse, Aristote donne deuxprincipaux arguments. Alors que le mouvement renvoie à un mobileparticulier, le temps est commun à tous les mouvements (et donc à tousles mobiles). En outre, un mouvement peut être lent ou rapide alorsque le temps lui-même n’est ni lent ni rapide.

2) Alors que le chapitre 10 exclut l’identification temps/mouvement, la première phrase du chapitre 11 déclare : « cependantil [le temps] n’est assurément pas sans le changement (Alla mênoud’aneu ge metabolês) ». La fin du même alinéa ramasse en une seuleformule cette prise de position : « il apparaît (phaneron) vraiment(mèn) que le temps n’est (o chronos esti) ni le mouvement ni sans lemouvement (oti mèn oûn oute kinêsis out’aneu kinêseôs) ». Puisquel’identification est déjà exclue par Aristote c’est la formule « pas sansle mouvement » qu’il nous faut expliquer. Pourquoi le temps n’est-ilpas sans le mouvement ? Pour faire comprendre cela, Aristote faitintervenir ce que nous appelons le second acolyte du temps : l’âme.C’est un exemple en quelque sorte « psychologique » qui permet sinond’élucider l’être du temps mais son être-avec – puisque c’est ce qui vaavec le temps qui le détermine (le caractérise). Cet exemple est l’expé-rience du sommeil : « lorsque nous n’éprouvons aucun changementdans notre entendement (dianoia) ou que nous ne les apercevons pas,il ne nous semble pas qu’il se soit passé du temps ». Il s’agit de retran-cher ce qui accompagne l’expérience du temps jusqu’à découvrir cequi ne peut être retranché sans que le temps lui-même disparaisse 1.Alors que l’état de veille suppose, exige et s’accompagne de la

appelons le temps » (Timée, 37 d). Faisons quelques remarques : 1) En tant qu’il est imita-tion de l’éternité, le temps n’est pas le devenir mais ce qui, en quelque sorte, nous arracheau devenir. 2) En tant qu’il n’est qu’imitation de l’éternité, il est ce en quoi et ce par quoinous mesurons notre séparation avec l’éternel. 3) Le temps n’est pas désigné par un prédi-cat essentiel unique ; il se constitue à la convergence du ciel (qui est « l’image mobile »dont parle Platon), et du nombre qui est le déterminant du mouvement.

1. Le chapitre 14 (223 a) semble admettre un temps indépendamment de l’âme : « ilest impossible, l’âme n’existant pas, qu’il existe un temps, à moins que n’existe ce qui faitqu’il y a du temps, comme s’il était possible qu’un mouvement existe sans âme [soulignépar nous] ». Parler de « ce qui fait qu’il y a du temps », ce n’est pas faire référence autemps lui-même (comme nombre du mouvement selon l’avant et l’après) mais au substratindéterminé du mouvement. Or d’une part cette instance n’est pas le temps lui-même(mais un fond indéterminé en deçà du mouvement même), d’autre part, la reconnaissancede ce substrat suppose l’âme. Nous y reviendrons en réfléchissant sur le second acolyte.

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conscience de changements (et donc permet une expérience dutemps), le sommeil en suspendant le changement et la conscience quil’accompagne, implique l’évanouissement du temps. Et si l’on argueque seul celui qui dort est sujet à cette disparition, on le fait nécessai-rement depuis la position d’une tierce personne qui reste conscientedes changements contemporains du sommeil de celui pour qui letemps s’est évanoui.

On comprend pourquoi Aristote peut affirmer : « le temps est doncle mouvement ou [plutôt] quelque chose du mouvement (oste êtoikinêsis ê tês kinêseôs ti estin o chronos) ». Deux thèmes doivent êtremis en valeur pour comprendre la portée de l’affirmation aristotéli-cienne : celui de la continuité (fluidité 1 indéterminée du temps) etcelui de la discontinuité ou de la discrétion (détermination ducontinu). Le thème de la continuité est construit en trois moments quivont du lieu au temps en passant par le mouvement. Premier momenten 219 a : « l’avant et l’après sont d’abord dans le lieu […] selon leurposition ». Deuxième moment qui passe du lieu (statique) au mouve-ment (dynamique). Ce mouvement est le transport ou la translation(phora). Notons que cette dynamique suppose un observateur et quece transport local est fini (à la différence de ce qui se passera dans laphysique classique) : il va d’un état initial à un état final. Le temps enson caractère dynamique est cette continuité qui peut être figurée parune translation. Mais pour appréhender le temps, il faut adjoindre à lacontinuité une discontinuité c’est-à-dire une détermination (secondthème). Le continu, le mouvement d’un point vers un autre, impliquedeux ordres de détermination : d’une part la limite avant/après (toproteron kai usteron) et d’autre part le « milieu » ou l’intervalle entredeux extrémités – détermination exprimée par le verbe orizomen.

3) Tout est dès lors en place pour l’émergence de la définitiondonnée en 220 a – émergence qui va se faire progressivement. Aristotecommence par adjoindre les deux ordres de détermination que nousvenons de mettre en évidence : « lorsque nous pensons les extrémitéscomme différentes du milieu [deuxième ordre] et que l’âme affirmequ’il y a deux maintenants celui d’avant et celui d’après [premier

1. Tout ce qui est continu n’est pas « fluide ». Nous ajoutons donc ce terme pourinsister sur l’in-stabilité du temps sur laquelle nous avons vu Aristote insister dès le débutde ses considérations.

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ordre], nous disons qu’il y a temps (eînai chronon) ». Cependant, cetteadjonction ne suffit pas à faire une définition. Il faut non seulementdéterminer l’indétermination du temps (stabiliser le fluide) maistrouver un déterminant ; ici doit intervenir le thème du nombre. C’esten ce sens qu’Aristote déclare en 219 b : « le temps n’est donc pasle mouvement (ouk ara kinêsis o chronos) mais [est] en tant que lemouvement possède un nombre (all’ê arithmon échei ê kinêsis) ». Aumouvement indéterminé, il faut ajouter la détermination du nombre 1.Même si nous n’avons pas encore cerné l’essence du temps (laquestion du statut de l’instant ressurgit au milieu du chapitre 11), toutest en place pour la célèbre définition (peut-être plus opératoirequ’essentielle) énoncée en 220 a 24-25 : « le temps est le nombre dumouvement (o chronos arithmos ésti kinêseôs) selon l’avant et l’après(kata to proteron kai usteron) et [est] continu car il appartient à uncontinu (kai sunechês sunechoûs gar) ». Il ne nous semble pas légitimede ne citer que la première partie de la définition – celle qui concerne ladimension de la détermination – car la seconde (à travers la référence àla « continuité ») reprend la dimension de l’indétermination qui est à lafois essentielle et aporétique dans notre appréhension du temps.

Deux points doivent encore être précisés. D’une part la signifi-cation de ce que nous avons appelé la dimension de déterminationessentielle au temps comme tel. D’autre part le soubassement « onto-logique » qui commande 2 cette pensée aristotélicienne du temps.Contentons-nous de quelques précisions sur le premier (le seconddevra faire l’objet de l’ensemble du prochain développement).Lorsque l’on dit que le nombre est la dimension déterminante dans ladéfinition (opératoire) du temps, il ne faut pas confondre le détermi-nant et le nombrant. Le second terme sera thématisé au sein d’uneréflexion sur le second acolyte du temps (l’âme). Même s’il impliqueune dimension déterminante (le nombre) par rapport à un indéterminé(le mouvement), le temps n’est pas lui-même déterminant ounombrant. Il n’est pas nombre nombrant mais nombre nombré (o dè

1. Cette nécessité de la détermination apparaît dans le vocabulaire de la limite ou dela borne (orion, oros). La fin de 219 a, place les étapes de la définition du temps sous cesigne par le verbe orizomen (nous déterminons) et le nom to orizomenon (le déterminé).

2. Au sens où la « philosophie première » commande la physique et est présupposéepar elle comme par toute science seconde.

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chronos arithmos estin ouch ô arithmoûmen all’o arithmoumenos) 1.En effet, le nombre nombrant est le nombre pris absolument (aplôs)c’est-à-dire en lui-même, indépendamment de ce qui est nombré. Lenombre nombré ne désigne pas les termes que l’on énumère – parexemple dans l’expression « dix étudiants » les étudiants comptés. Iln’est ni nombre seul (dix) ni ce qui est nombré (les étudiants) mais lapluralité déterminée (dix étudiants). Le nombre nombrant est indiffé-rent à ce qu’il nombre (des étudiants, des tables, des fenêtres, etc.)alors que le temps est nombre du mouvement et n’est nombre que dumouvement. S’il entre dans l’énumération des choses, c’est en tantqu’elles appartiennent au domaine du mouvement et plus largementdu changement. Restent donc deux dimensions à éclaircir : le soubas-sement ontologique qui explique ce jeu de détermination et d’indéter-mination caractéristique du temps et la part que prend l’âme 2 danscette détermination – l’activité nombrante qui fait du temps unnombre nombré. Commençons par le sol ontologique sur lequel sedéploie la pensée aristotélicienne du temps.

1. « Le temps est le nombre du mouvement, non pas comme nombrant mais commenombré » (220 b 5-10).

2. S’il reconnaît que « seule une âme peut nombrer », Pierre-Marie Morel cherche àmontrer (dans son ouvrage Aristote, Paris, GF-Flammarion, 2003, p. 49 sq.) que la part del’âme dans la compréhension aristotélicienne du temps n’est pas aussi essentielle quecelle du mouvement. Il montre en particulier de façon intéressante comment l’activiténombrante doit relever de l’intellect, que seul l’homme dispose de cette faculté alors qued’autres vivants ont une expérience du temps. Il met donc en garde contre toute interpré-tation « psycho-centriste » de la Physique IV qui place faussement le texte dans la ligne duTimée ou le considère rétrospectivement à partir des lectures de Plotin ou de saintAugustin. Il conclut donc en insistant sur le « réalisme » du Stagirite : « Aristote paraîtopter, sans réelle hésitation, pour la position réaliste, considérant sans doute que, si l’âmemesure le temps, ce n’est pour celui-ci qu’un accident. Le véritable fondement onto-logique du temps, c’est l’avant et l’après, et le mouvement qu’il supposent » (ibid., p. 50).Resterait à savoir s’il peut y avoir un « avant » et un « après » et si le mouvement peut êtrereconnu non seulement comme prédominant dans la pensée du temps mais encore toutsimplement comme mouvement, même sans la présence d’une âme. Il nous sembleindispensable de nous rappeler la démarche utilisée par le début du chapitre 11 pourreconnaître le lien entre temps et mouvement. Cela se fait à partir de l’exemple de laperception du changement – ou de sa suspension dans le cas du sommeil. S’il l’on chercheà supprimer imaginairement les dimensions du mouvement et de l’âme (c’est-à-dire de ceque nous appelons ses deux « acolytes »), alors le temps devient impensable.

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LE SOCLE DE PHILOSOPHIE PREMIÈRE

Ce que nous venons d’expérimenter et qu’Aristote déclare expres-sément en 221 a, c’est qu’il y a « un accompagnement 1 nécessaire(anagkê parakoloutheîn) » de « l’être en mouvement (én kinêseieînai) » et de « l’être dans le temps (én chronô eînai) ». Pour théma-tiser cette corrélation, il nous faut montrer 1) comment le temps estimpliqué dans la constitution de tout étant en mouvement, 2) commentcet être temporel s’exprime comme être contingent et 3) comment sedessinent en creux, dans cette ontologie du temporel, du mobile et ducontingent, la place et l’exigence de l’éternel, de l’immobile et dunécessaire.

1) La corrélation entre choses en mouvement et temps est faite dèsle septième chapitre du premier livre de la Physique : « tout ce qui esten devenir (gignoménôn) », tout ce qui est sujet au changement en tantque tel est explicable par trois principes : le substrat (ou sujet) duchangement c’est-à-dire ce qui change (par exemple cet homme),la forme c’est-à-dire ce que devient ce qui devient (lettré) et enfin laprivation c’est-à-dire l’absence de forme (illettré). Le devenir est doncune in-formation, une prise de forme. Ces trois principes peuvent êtrerepensés en fonction du temps. Le substrat (hupokeimenon) corres-pond au présent, ce qui subsiste (hupoménei) 2. La forme (eîdos,morphê) correspond au futur ; ce que la chose en devenir sera. Laprivation (stérêsis) correspond au passé ; l’absence que la prise deforme est venue combler.

Cela implique une reprise du problème du maintenant. Peut-onsortir des apories des chapitres 10 et 11 en répondant positivement à laquestion : nûn est-il hupokeimenon ? Si l’on peut identifier le mainte-nant et le substrat, alors le présent devient parfaitement consistant.Cette identification paraît légitime lorsqu’on lit 219 b dans la traduc-tion Carteron : « l’instant comme sujet est le même ». Voilà que laconsistance du maintenant semble assurée. Mais que traduit-il ainsi ?Le texte ne mentionne à aucun moment (dans ce passage) le termehupokeimenon. Il semble que le traducteur rende ainsi les mots : o mén

1. On retrouve ici le thème de l’acolyte sur lequel nous insistons puisqueparakolouthéô signifie suivre de près, accompagner.

2. Le terme figure en 190 a 19.

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pote on nûn, ésti to auto. Cette option, suivie également par J. Moreaudans son ouvrage L’espace et le temps selon Aristote 1, ne nous semblepas être recevable. Les traductions Pellegrin ou Stevens – plus prochesde la lettre – ne font aucune référence au substrat 2. Il s’agit en fait dansce passage de déterminer ce qui est même et ce qui est autre dans lemaintenant et de reconnaître qu’il est à la fois même et autre – ce quimaintient plus dans l’aporie que ne livre une solution. En ce quiconcerne la « mêmeté » du maintenant, elle n’est pas suspendue àune identification au substrat. Pourquoi ? L’hupokeimenon, c’est lesubstrat, le soubassement des propriétés essentielles ou accidentelles,c’est l’invariant sous les variations. En tant que matière, il est le fonddes contraires. En tant que forme, il est l’identité, la stabilité del’essence. Si le maintenant peut avoir part à l’identité, ce n’est certai-nement pas à partir d’une identification au substrat. Le maintenantn’est ni matière, ni forme. Cependant, il est clair que pour Aristote si letemps peut avoir quelque consistance, ce ne peut être que par leprésent (ce que nous avons vu en lisant le chapitre 10). Pour com-prendre le problème, et expliquer sinon justifier les interprétations quiidentifient temps et hupokeimenon il faut peut-être moins penser entermes d’identité maintenant-(présent)-substrat qu’en termes d’ana-logie. De même que le substrat (matériel) permet la continuité dumouvement (et en général du changement) – c’est la même pierre quiest d’abord informe puis devient statue – de même le maintenant est leseul « support » (en fait foncièrement instable) dont nous disposionspour appréhender le cours du temps. On ne peut donc pas dire quele nûn est hupokeimenon mais que nûn est à chronos ce quehupokeimenon est à metabolê.

Mais que peut signifier cette consistance (ne serait-ce qu’analo-gique) au regard des apories du chapitre 10 ? Ce chapitre se construi-sait sur l’opposition entre le même (consistance) et l’autre (fluidité).Le chapitre 11 reformule le problème en termes d’identité et dedifférence, de continuité et de discrétion. La clé de la compréhensiondu temps est désormais nettement son lien avec le mouvement.

1. Padoue, 1965, p. 137.2. Pellegrin traduit ainsi : « En effet, en tant qu’il est en quelque chose qui est sans

cesse autre, il est différent (c’est cela qui était l’essence du “maintenant”), alors que lemaintenant, en ce qui fait qu’il y a [un maintenant], est le même ».

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Précisons cela en lisant 219 b. Le maintenant ne peut non plus êtretoujours le même parce qu’alors toutes choses seraient simultanées (iln’y aurait plus de succession). Le maintenant ne peut être sans cesseautre parce qu’il n’y aurait plus de temps (la pure altérité excluanttoute continuité). Pour résoudre la difficulté nous ne pouvons pas direque le maintenant peut être même en tant que substrat et autre parceque le temps serait composé d’instants (de maintenants). L’identifi-cation au substrat a été réfutée et la conception en quelque sorte« atomique » du maintenant a été écartée d’entrée (218 a).

La seule solution consiste à penser le temps par et avec sonacolyte : le mouvement. Aristote prend l’exemple d’un « mobile » :Koriscos allant du Lycée à l’Agora. Si on considère le mobile commesujet (ou substrat) alors il est sous le signe du même. Si on le considèreselon ses positions dans l’espace, alors il est toujours autre. Oncomprend pourquoi l’identification du temps et du mouvement estillégitime et pourquoi nous annoncions que la détermination du tempsse fait, en quelque sorte « de biais », par ses acolytes. Le maintenant (sil’on identifiait temps et mouvement) serait soit la position du mobile,soit ce qui est en mouvement (le mobile lui-même). Or une telleidentification est inacceptable car le présent en tant que maintenantn’est pas comme Koriscos. Ce n’est pas le même instant qui s’esttransporté par exemple de ce matin 6h à 10h30. Là encore, il fautpenser le temps en s’interdisant l’identification avec un quelconque deses acolytes. Là encore, l’analogie permet une meilleure approche enrendant compte et de l’identité et de la différence. Sous le signe del’identité, on dira que le sujet du mouvement est au mouvement ce quel’identité du maintenant est au temps. Sous le signe de la différence, ondira que la position du mobile est au mouvement ce que l’altérité dumaintenant est au temps. Cependant, tout ceci ne permet pas deremplir le programme fixé par Aristote en 218 a : penser « la nature »du temps. En essayant de savoir pourquoi, on est conduit au deuxièmethème que nous annoncions : la relation temps et contingence.

2) Pourquoi donc cette insuffisance ? Premièrement parce qu’ily a, au point où nous en sommes, irréductibilité entre d’une part, lacontinuité du mouvement et d’autre part la continuité et la disconti-nuité du temps et deuxièmement parce que l’être du maintenant (ou del’instant) est du côté de la discontinuité – chaque maintenant estévanescent. Le rapprochement avec le mouvement est donc prioritai-

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rement sous le signe de la différence (de l’altérité) et plutôt que del’identité. C’est pourquoi le Stagirite déclare en 219 b : « de même quele mouvement est autre et toujours autre, de même le temps (kai ôsperê kinêsis aei allê kai allê, kai o chronos) » 1. Ce primat de l’altérité, del’instabilité (dans la détermination même par le mouvement) ne trouvesa pleine signification qu’au chapitre 12 (221 a) par une réflexion surce que signifie « être dans le temps (en chronô eînai) ». C’est alors quele thème de la contingence devient central. Aristote parle d’abord, ense réclamant des formules populaires, de la corrosion du temps 2 : « letemps consume » ou encore « le temps, par lui-même, est plutôt causede destruction ». La contingence est exprimée ensuite : « Donc ce quiest corruptible et engendré (osa mèn oûn phtharta kai genêta) etglobalement (kai olôs) ce qui tantôt est tantôt n’est pas (ote mèn ontaotè dè mê), est nécessairement dans le temps (anagkê én chronôeînai) ». Lorsque l’on cherche les expressions de la contingence chezAristote, on en trouve principalement deux (en prenant comme appuil’Éthique à Nicomaque, livre VI) : est contingent « ce qui peut être oune pas être (chap. 4, 1140 a, 10-16) » ou « ce qui peut être autrement(chap. 5, 1140 a, 31) ». C’est de la première formulation kai eînai kaimê eînai que l’expression de la Physique IV scandée par otè mèn […]otè dè relève manifestement. Mais en fait, la première formulation estune espèce de la seconde (c’est-à-dire de l’être autre (allôs échein)ou du devenir autre). Le genre est le changement et l’espèce est lechangement selon l’étance ou l’essence (kat’ousian). Au premiersens, la contingence relève du changement selon l’étance. Au second(« pouvoir être autrement ») il engage deux inflexions à distinguer :devenir autre, c’est d’une part le fait des choses en mouvement mais

1. A. Stevens traduit : « et de même que le mouvement est toujours autre, le tempsaussi » (ibid., p. 183)

2. Lorsqu’il s’appuie sur cette image corrosive du temps et qu’il le personnifie(comme Hésiode dans la Théogonie parle du « dieu aux pensées fourbes »), le philosopheva vers un rapprochement voire une identification du temps et du changement. Le fait queHegel (Encyclopédie, § 258 remarque) confonde, comme nous l’analyserons plus loin,volontairement Chronos et Kronos (Saturne qui dévore ce qu’il a engendré comme lemontre le célèbre tableau de Goya, contemporain de Hegel) traduit sa volonté d’inscrirele temps dans la nature contre Kant qui le réduit à une forme a priori de la sensibilité.Alors que pour Kant le temps ne change pas mais tout change dans le cadre du temps,pour Hegel une pure dissociation du changement et du temps vide ce dernier de touteconsistance, en supprime la temporalité même.

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cela peut être aussi d’autre part le fait que quelque chose – étant cequ’il est – pourrait être actuellement autre qu’il n’est. Correspon-dantes à chaque inflexion on trouve deux oppositions : celle dutemporel et de l’éternel et celle du contingent et du nécessaire.

Dès lors puisqu’il n’y a de contingence que là où il y a mouvement(ou plus largement changement) et puisque le temps est pensé sousle signe de la contingence, le mouvement est bien l’acolyte du temps.Il faut cependant faire attention : ce n’est pas à proprement parlerle temps qui est contingent. C’est « l’être contingent » qui se déploiedans le temps parce qu’il n’y a pas de temps sans mouvement. C’est cedernier qui permet de comprendre l’intuition du temporel commemixte d’être et de néant (celui qui ouvrait le chap. 10) et de saisir sathématisation en termes de contingence (au chap. 12). L’étant, dans lemonde sublunaire, n’est jamais pleinement ce qu’il est. Jamais il necoïncide avec son essence. Si la forme est en un sens, comme nousl’avons vu en lisant la Physique I, l’avenir du changement, alors cetavenir n’est jamais pleinement accompli ou atteint par les êtres contin-gents. C’est dans cet écart irréductible que se déploie le temps. Lacondition temporelle est liée à une indétermination ontologique. Cetteindétermination est le corrélat de notre dimension matérielle. Tout cequi est en mouvement a une matière : non seulement les composés« hylémorphiques » de la nature sublunaire mais aussi les êtres qui semeuvent circulairement dans le ciel. Tout mouvement implique une« matière locale (hulê topikê) » 1. Si être dans le temps, c’est être enmouvement, cette condition même implique une dissociation de lamatière et de la forme, de la puissance et de l’acte. C’est cette condi-tion qui permet de parler d’une structure « extatique » de l’étanttemporel en tant qu’il est en mouvement : « [le temps] est en effet lenombre du mouvement et le mouvement fait sortir de soi [souligné parnous] ce qui existe ([o chronos] arithmos gar kinêseôs, ê dè kinêsiséxistêsi to huparchon) » 2. Le mouvement est dé-stabilisation de ce quiest. Le temporel – dans sa relation au mouvement – marque l’écart au

1. Métaphysique, H, 1, 1042 b, 6-7.2. Physique IV, chap. 12, 221 b. En traduisant « en effet il [le temps] est le nombre du

mouvement, et le mouvement défait ce qui est », A. Stevens ne nous semble pas assezrendre justice au soubassement ontologique de la relation temps/mouvement que nousvenons d’esquisser. En outre existêmi ne signifie pas seulement « défaire » mais bien« faire sortir ».

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sein de l’étance ou encore fait sortir de soi l’étant en ouvrant sondevenir entre privation (passé), substrat (présent) et forme (avenir). Sil’on supprime privation, différence entre forme et matière, écart entreacte et puissance, alors on dépasse l’ordre du temporel soit vers l’endeçà d’une « matière première » soit vers l’au-delà d’une pure formeou d’un acte pur.

3) C’est dans cet espace que se dessine la place de l’éternel dansla suite immédiate du chapitre 12 (221 b, 1-5) : « Par suite, il apparaît(phaneron) que les toujours-étants (ta aei onta) en tant que toujours-étant (ê aei onta) ne sont pas dans le temps (ouk estin en chronô) ».Alors que la condition temporelle était exprimée par la contingence,c’est la nécessité qui caractérise l’éternel. Dans le carré logique de lamodalité, l’espace d’une philosophie du temps se déploie sur la diago-nale qui relie et sépare à la fois deux « contradictoires » : le nécessaire(to anagkaîon) et le contingent (to endechomenon) 1. L’existencetemporelle est ainsi et pourrait être autrement ou n’être pas. L’Éternelest au-delà de toute détermination et indétermination. L’une marqueles étants qui sont et ne sont pas ce qu’il sont. L’autre règne dans laplénitude de l’être qui ne peut pas ne pas être. Mais – plus clairementque par les catégories modales – c’est la détermination par le mouve-ment qui permet le mieux de dessiner la place de l’éternel. Le mouve-ment est passage de la puissance à l’acte. Il est donc, par définition,quelque chose d’indéfini (aoriston ti), d’inachevé (atelês) 2. Ce qui esten repos est donc aussi « inachevé » que ce qui est en mouvement.C’est dans l’ensemble de cette étance inachevée qu’il y a temps. Il nefaut donc pas confondre deux distinctions : celle de « l’en mouve-ment » et de « l’en repos » d’une part et celle du mobile et de l’immo-bile d’autre part. Il serait inexact de voir dans le repos la place del’éternel que nous cherchons à déterminer. En fait, le repos (êremia)n’est pas la négation du mouvement comme l’est l’immobile (akinê-

1. La signification du possible (to dunaton) et surtout celle de l’impossible (toadunaton) sont plus délicates à déterminer. Si le possible est rapporté à l’en puissancealors il est en quelque sorte le passé de l’acte. Mais en tant que l’actualisation est accom-plissement de la puissance, le possible est lié au futur. Quant à l’impossible, il est claire-ment hors de toute détermination temporelle – non plus au-delà comme son contraire (lenécessaire qui ne peut pas ne pas être et est donc éternellement) mais en deçà comme l’estle pur réceptacle, la matière en deçà de toute forme.

2. Voir Physique, III, chap. 2, 201 b, 24, 32.

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sia) mais il en est seulement la privation. Repos et mouvement ne sontque deux modalités d’un même genre. Le repos est aussi lié au tempsque le mouvement parce qu’il est de la même région ontologique : lesublunaire. Corps naturel implique mouvement et temps requiert étanten mouvement. « Au-delà du Ciel, déclare le De Caelo, il n’y a ni lieu,ni vide, ni temps » 1. Par négation du mouvement – affirmation del’immobile – se dévoile un ordre d’étances impassibles, inaltérables etqui vivent d’une vie n’ayant pas la mort pour terme. Mais de l’éternelon ne peut rien dire que la négation du temps.

L’ÂME, SECOND ACOLYTE

Nous avons donc vu qu’il n’y a pas de temps sans mouvement (lesecond accompagne le premier – il en est l’acolyte) et pas mouvementsans écart entre acte et puissance (le temps lié au mouvement présup-pose une conception de l’étantité de l’étant). Est-ce à dire que lemouvement suffise à donner consistance au temps ? Est-ce à dire quele temps soit en quelque sorte réductible au mouvement ? N’oublionspas que le temps n’a pas été confondu par Aristote avec le mouvementou le changement : si le temps n’est pas sans le mouvement il n’est pasle mouvement même. N’oublions pas non plus la définition qui fait dutemps « le nombre du mouvement ». Si le temps tient sa consistanced’être (au moins) lié au mouvement, le mouvement tient sa détermi-nation du temps. Mais qu’est-ce que cette détermination, comments’opère-t-elle ? N’y a-t-il pas un second acolyte qui participe à ladétermination essentielle du temps ?

Si la Physique IV traite de front la relation entre temps et âme auchapitre 14, ce lien a été présupposé bien plutôt. Il faut dégagerquelques préfigurations de cette réflexion sur la relation entre temps etâme. Elles sont nombreuses. Contentons-nous de mettre à jour les plussignificatives. La première peut être repérée à la fin du chapitre 10(218 b). Aristote est en train de distinguer mouvement et temps. Ildéclare : « un changement est plus rapide ou plus lent, ce que le tempsn’est pas ; car le lent et le rapide sont déterminés par le temps ». Quelleest cette détermination ? Comment s’effectue-t-elle ? Le mouvement

1. Du Ciel, I, chap. 9,279 a.

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ne peut s’auto-déterminer. Il n’y a détermination que par activité del’âme rationnelle. Cette détermination s’effectue par le nombre et« rien ne peut nombrer que l’âme » (223 a). Deuxième préfiguration audébut du chapitre 11. Au moment où il faut établir le lien entre tempset changement, Aristote prend l’exemple du sommeil. Or celui-ci estdéfini comme suspension de la perception du changement. Aristoteaccentue l’importance de l’activité de l’âme en déclarant : « si à la foisil fait obscur et que nous ne percevons rien par notre corps mais qu’uncertain mouvement ait lieu dans notre âme (en tê psuchê), immédia-tement nous sommes d’avis que simultanément un certain temps s’estaussi écoulé ». Si temps et mouvement sont liés, le mouvement n’estpas nécessairement extérieur. Alors qu’est suspendue la perception dumonde, un changement intime de l’âme suffit pour qu’il y ait temps.

Ce qui permet à chaque fois de mettre en évidence l’âme commeacolyte indispensable du temps c’est en dernière instance le lien entretemps et détermination. Dans la constitution progressive de la défini-tion du temps au chapitre 11 (constitution que nous avons mis en évi-dence plus haut), un élément essentiel est le couple « l’avant et l’après(to proteron kai usteron) ». Aristote insiste sur le fait que ce couple« n’est pas le mouvement » (219 a). La relation de l’avant et de l’aprèsest ce qui détermine le mouvement : « nous connaissons (gnôrizomen)le temps quand nous déterminons (orisômen) le mouvement en distin-guant l’avant et l’après (to proteron kai usteron orizontes), et nousdisons alors que du temps s’est écoulé lorsque nous prenonsconscience (aisthêsis labômen) de l’avant et de l’après dans lemouvement ». Le vocabulaire de la connaissance déterminante estici, comme souvent, central : pas de temps sans détermination dumouvement et pas de détermination sans activité de l’âme rationnelle.

C’est ce qui apparaît enfin au chapitre 12 dans la constitution de ladéfinition même du temps et plus précisément à l’occasion de ladistinction du nombre nombré et du nombre nombrant dont nousavons déjà parlé. C’est de là que reprend l’analyse explicite de la partde l’âme au chapitre 14 pour remplir le programme fixé en 223 a :« il vaut la peine d’examiner aussi comment le temps a rapport àl’âme (Axion d’éspisképseôs kai pôs potè échei o chronos pros tênpsuchên) » 1. Si le temps est nombre du mouvement, il faut une activité

1. Physique, IV, chap. 14, 223 a, 16.

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nombrante ; telle est l’âme : « si rien, par nature ne peut nombrer quel’âme, et dans l’âme l’intellect (kai psuchês noûs), il ne peut y avoir detemps sans âme ». Le mouvement ne requiert pas l’âme – encore qu’ilfaille le constater et le nommer. Le temps n’est pas sans l’âme. Cetteâme est celle qui « connaît et comprend » : l’intellect. Si l’âme sentanteexpérimente le mouvement et peut avoir sinon une pleine consciencedu temps du moins une perception de l’avant et de l’après, seull’intellect détermine le mouvement par le temps comme nombre dece mouvement. Penser le temps, c’est en instituer le logos. Toutephilosophie du temps est une chrono-logique. C’est ce qu’exprimeDominique Janicaud : « “Nombre du mouvement”, le temps ne l’estpas seulement sous la forme quantitative qui s’est incroyablementdéveloppée avec les chronométries modernes, mais il l’est déjà dèsque nous appréhendons un rythme permettant de scander la fluiditétemporelle, de la délimiter et ainsi de faire apparaître et de donner undébut de statut éidétique à ce qui reste en tant que tel puissance : lemouvement » 1. Ce qui nous semble essentiel dans cette récapitulation,ce sont les thèmes conjoints d’une détermination qualitative, d’unescansion et d’une rythmique qui marquent l’exigence non point seule-ment de dire le temps mais de comprendre qu’il n’y a pas de temps entant que tel qui n’est point dit. Essayons de préciser cela en élargissantnotre perspective au-delà de la Physique IV sans oublier d’en tirer lesleçons.

« Chrono-logiques »

En demandant au début des développements consacrés par laPhysique IV si le temps relève de l’étant ou du non étant, Aristote– loin de commencer par une amorce convenue ou artificielle –soulève bien le défi qui nous est lancé devant l’expérience du temps :passé évanoui, futur encore inexistant et maintenant instable oudéterminable seulement comme une limite évanescente. Le lien avecle mouvement renforce cette indétermination du temps. Ce qui est enmouvement n’est pas pleine présence de ce qui est, son « être dans letemps » signifie ou exprime sa contingence. Quant à l’inscription du

1. Chronos. Pour l’intelligence du partage temporel, Paris, Grasset, 1997, p. 146.

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temps dans l’âme ou sa réduction à l’âme, elle est étrangère à Aristoteet constitue une interprétation rétrospective.

Comment penser le temps ? Ce que le Stagirite nous donne à voir,c’est que la détermination du temps ne se fait pas dans l’énoncé directd’une définition (malgré la célèbre formule sur le temps nombre dumouvement selon l’avant et l’après). En fait, le discours sur le tempsou la chrono-logique s’effectue en quelque sorte en biais c’est-à-direen déterminant le temps par des acolytes qu’il détermine lui-même enretour. Il n’y a donc pensée du temps que par entre-détermination.Qu’est-ce à dire ? Impossible de penser le temps sans le mouvement.Impossible de réduire le temps au mouvement. Impossible de penserle temps sans l’âme. Impossible de réduire le temps à l’âme. Impos-sible de déterminer le mouvement sans le temps et d’effectuer cettedétermination sans l’âme. Impossible à l’âme de déterminer selon letemps sans présence d’un mouvement, d’un changement. Précisonscela. Le temps sans le mouvement n’aurait aucune consistance mais lemouvement sans le temps manquerait de détermination. Symétrique-ment, le temps sans l’âme se réduirait au devenir et à un devenir qui nepourrait ni être perçu ni a fortiori être dit comme tel. L’âme est ce parquoi la détermination du mouvement est possible. Si, comme nousvenons de le dire, l’âme est requise pour que le temps détermine lemouvement en le nombrant, alors sans mouvement ou sans change-ment à déterminer, l’âme resterait une abstraction intemporelle. Pasde pensée du temps sans cette entre-détermination des trois instances.

Cette triade mouvement – temps – âme est-elle spécifique àAristote ou est-elle liée à toute pensée du temps ? Autrement dit,lorsque l’on fait varier les éléments constitutifs d’une pensée du tempsne retrouve-t-on pas nécessairement les termes que nous avons mis àjour ? Dès lors les dictions/théories du temps (ou les chrono-logiques)ne varient-elles que selon le terme qu’elles reconnaissent dominant etle style de relations qu’elles établissent avec les deux autres ? Ce jeu dedéterminations réciproques permet de situer et peut-être même d’éva-luer les pensées du temps qui, tout au long de la tradition philo-sophique, se déploient aux prises avec le texte aristotélicien mais sanstoujours veiller à conserver l’équilibre entre les trois instances (et sansmême en prendre conscience) ou plus précisément en prenant un desacolytes du temps pour son essence même. C’est par exemple ce queles lecteurs d’Aristote reprochent souvent (sans engager explicite-

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ment le dispositif que nous venons de mettre à jour) à saint Augustin :en réduisant le temps à une distentio animi l’auteur des Confessionsdé-réaliserait le temps et ouvrirait la voie transcendantale qui mène àla réduction kantienne du temps à une forme a priori de la sensibilité 1.C’est, en un sens différent et depuis un autre point d’observationque des lecteurs kantiens ou même husserliens de Hegel peuventlui reprocher de réduire cette fois-ci le temps au mouvement – contrela mise en garde constante depuis Platon jusqu’à Kant de ne pasconfondre génesis et chronos. Pour mettre à l’épreuve notre hypothèseet pour finir, examinons rapidement 2 ces deux exemples.

L’interprétation la plus répandue de saint Augustin 3 est centréesur la formule distentio animi comprise comme une intériorisation ouune « subjectivation » 4 du temps jusqu’à son identification à l’âme.Correspondant au chapitre 10 de la Physique IV, le chapitre 14 du livreXI des Confessions présente la question du temps comme aporétique 5.Contre les chapitres 11 et 12 de la Physique et plus généralementcontre l’inspiration d’ensemble du Stagirite, le chapitre 23 dissocietemps et mouvement. Enfin, radicalisant le lien établi par Aristoteavec l’âme au chapitre 14, le chapitre 20 du livre XI identifie temps et

1. En disant que saint Augustin a le mérite de mettre fin à toute confusion entre tempset étant en devenir, un défenseur de sa démarche ne fait que confirmer cette dé-réalisationdu temps. La seule modification réside dans l’inversion du jugement de valeur : au lieud’être réductrice, elle est révélatrice de l’essence du temps.

2. Deux articles de ce même volume (dont nous n’avons pas eu connaissance)traitent exclusivement et précisément du temps chez saint Augustin et chez Hegel. Nousy renvoyons sans bien sûr prétendre (ni vouloir, ni pouvoir) nous y substituer (ninécessairement concorder).

3. Nous nous appuyons sur le texte latin qui figure dans l’édition Pierre de Labriolle,Paris, Les Belles Lettres, 1989 (désormais BL, suivi du numéro de la page).

4. Sur cette thèse, on lira par exemple C. Romano, L’événement et le temps, Paris,PUF, 1999, p. 91 sq. Lorsqu’il déclare avec une légitime fermeté que « la question contro-versée de la “subjectivation” du temps par Augustin reste néanmoins une questionentièrement formelle, sans portée et sans enjeu philosophiques véritables, tant que l’onn’entreprend pas de comprendre comment cette subjectivation a lieu, et surtout quelsmotifs fondamentaux la commandent », il n’en considère pas moins cette « subjecti-vation » comme acquise.

5. « Quid est ergo tempus ? Si nemo ex me quaerat, scio ; si quaerenti explicare velim,nescio (Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je [le] sais ; si jeveux l’expliquer, je ne sais [plus] ?) », BL, 308.

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âme 1. Il est inévitable à partir d’une telle lecture de croire que la triaderepérée chez Aristote n’a aucune nécessité, que l’âme n’est pas unacolyte du temps mais le temps lui-même. Des deux acolytes du tempsun seul subsiste et lui est identifié ou, mieux, l’absorbe.

Mais est-ce si simple ? Dès le chapitre 14, l’aporétique du tempsengage plus d’éléments que peut le penser un lecteur qui reconsidèrece chapitre à partir de la conclusion du chapitre 26. Augustin esten train de se demander, d’une façon qui n’est pas très éloignée duchapitre 10 de la Physique IV, si le temps est être ou non être 2. Ilinsiste sur le fait que le passé n’est plus, le futur pas encore et le présentindéterminé (entre une présence qui s’anéantit et une présence éter-nelle – mais qui n’est plus dès lors temporelle). Mais alors que letemps semble menacé d’assimilation au « non être », l’alinéa quiprécède immédiatement oriente le lecteur vers une réalité qui accom-pagne le temps en déclarant : « si rien ne passait, il n’y aurait point detemps passé, si rien n’arrivait, il n’y aurait point de temps à venir ; sirien n’était, il n’y aurait point de temps présent » 3. Ce « rien » que noussoulignons dans le texte et qui est présenté comme hypothétique etmême contraire à cette expérience immédiate du temps qui s’imposepour Augustin comme une évidence (expérience qu’obscurcit l’effortde connaissance comme nous avons vu le suggérer le chapitre 14), ce

1. « Video igitur tempus quandam esse distentionem (je vois donc que le temps estune sorte de distension) », BL, 318. Cette formule du chapitre 23 annonce le célèbre textedu chapitre 26 : « Inde mihi uisum est nihil esse aliud tempus quam distentionem : sedcuius rei, nescio, et mirum si non ipsius animi (De là il m’apparaît que le temps n’est riend’autre qu’une distension ; mais de quoi, je ne sais et il serait étonnant que ce ne soit pas del’âme elle-même) », BL, 320.

2. « Duo ergo illa tempora, praeteritum et futurum, quomodo sunt, quando etpraeteritum iam non est et futurum nondum est ? Praesens autem si semper esset praesensnec in praeteritum transiret, non iam esset tempus, sed aeternitas. Si ergo praesens uttempus sit, ideo fit, quia in praeteritum transit, quomodo et hoc esse dicimus, cui causa, utsit, illa est, quia non erit, ut scilicet non uere dicamus tempus esse, nisi quia tendit nonesse ? (Ces deux temps donc, le passé et le futur, comment sont-ils puisque le passé n’estplus et le futur pas encore ? Le présent même, s’il restait toujours présent sans rejoindre lepassé, il ne serait plus temps mais éternité. Si donc le présent, pour être “temps” doitrejoindre le passé, comment dire qu’il est puisque la seule raison de son existence est den’être plus ? De sorte que si nous pouvons vraiment dire que le temps est, c’est parce qu’iltend vers le non-être) », BL, 308.

3. « si nihil praetiret, non esset praeteritum tempus, et si nihil adueniret, non essetfuturum tempus, et si nihil esset, non esset praesens tempus », BL, 314.

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rien donc renvoie à un quelque chose. Or, que passe quelque chose(présent), qu’advienne quelque chose (futur) et que se soit produitquelque chose (passé), qu’est-ce tout cela sinon une référence auchangement (même seulement en l’âme 1) ? Le temps n’est pas un« non étant » et il se révèle lié à la présence de la réalité environnante età l’âme qui n’est pas rien. Certes, c’est depuis la perception, depuis lapensée que tout cela apparaît mais toute perception, toute pensée sontperception et pensée de quelque chose.

C’est dans cette même perspective qu’il faut lire le fameux texte 2

du chapitre 20. Lorsque saint Augustin déclare – pour contester cetteformule – qu’il y a trois temps (tempora sunt tria), il les caractérisenon pas seulement à partir de facultés de l’âme (mémoire, perceptiondirecte et attente 3) mais comme des modalités de la présence. Or cetteprésence n’est pas purement intérieure ; elle est ancrée sur les change-ments du monde passés, présents et futurs. Pas de mémoire sansquelque chose dont on peut se souvenir, pas d’attendre sans quelquechose qui peut survenir, pas de perception sans quelque chose qui sepasse. Il n’est nullement question pour nous de contester la préémi-nence de l’âme dans la pensée du temps lorsque saint Augustin nousexplique que même si tout ce qui est (la thèse du monde dirait unphénoménologue) disparaissait (était « suspendue ») le temps n’encontinuerait pas moins d’être parce qu’il est « dans l’âme » 4. Pasquestion non plus de nier l’effort augustinien pour dissocier temps etmouvement : « Qu’on ne vienne pas me dire, déclare la fin du chapitre23, “le temps c’est le mouvement des corps célestes”. Quand le soleils’arrêta à la prière d’un homme, pour permettre à une victoire de separachever, il demeurait immobile, mais le temps marchait tout demême » 5. Le temps n’est pas assimilable au mouvement. La suspen-

1. Nous avons déjà vu Aristote reconnaître cette possibilité, chap. 11 en 219 a 5 sq.2. Texte où l’on a souvent voulu voir une annonce du Husserl des Leçons pour une

phénoménologie de la conscience intime du temps de 1904-1905 qui montrent que letemps n’est ni une forme a priori de la sensibilité, ni un devenir (un temps « objec-tif ») mais trois modes intentionnels de la conscience : intention actuelle, rétention etprotention.

3. « Sunt enim haec in anima tria quaedam et alibi ea non uideo, praesensde praeteritis memoria, praesens de praesentium contuitus, praesens de futurisexpectatio », BL, 314.

4. « Sunt enim haec in anima tria quaedam et alibi ea non video », ibid.5. Josué, X, 12.

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sion du mouvement (serait-il céleste) n’implique pas la suspension dutemps. Il y a effectivement ici une sorte de réduction du temps à soncaractère essentiel, ce caractère n’est pas le mouvement mais l’âme.Avec saint Augustin, on a bien une concentration de la pensée dutemps sur l’âme au point qu’elle n’est plus seulement « acolyte ».Reste que la démarche même par laquelle la distentio animi estdévoilée présuppose la présence du monde, des changements quel’âme perçoit – ne serait-ce que pour les suspendre.

Prenons – en apparence à l’opposé – l’exemple de Hegel 1. Làencore commençons par une image convenue. Pour cela, partons d’uncélèbre passage de la remarque du § 258 de l’Encyclopédie (1830) :« ce n’est pas dans le temps que tout naît et périt, mais le temps lui-même est ce devenir, l’abstraire étant, le Chronos qui engendre tout etdétruit ses enfants » 2. On remarquera d’abord (ce qui est rigoureu-sement exact) que ces propos n’appartiennent pas à la philosophie del’esprit mais de la nature. On notera ensuite que Hegel s’imposecontre la compréhension transcendantale du temps 3 et donc sedémarque de la lignée annoncée par saint Augustin qui rapprochevoire identifie temps et âme. Enfin on reconnaîtra non seulement un« retour » à Aristote (par le rapprochement du temps et du mouve-ment) mais même une surenchère puisque le temps semble identifiéchez Hegel à la réalité naturelle en devenir. La confusion sans doutevolontaire de Kronos et de chronos est significative à cet égard. Ilsemble, cette fois-ci, que l’acolyte « âme » ait disparu.

Mais là encore, la situation est plus complexe. Retenons deuxordres de nuances : internes à la Philosophie de la nature et engageantl’économie globale du système. Premier ordre. Espace et temps nesont pas des déterminations brutes, dénuées de sens. Même si, à la finde la Logique, l’Idée absolue s’est « librement congédiée » en s’exté-

1. Pour une analyse plus précise, nous nous permettons de renvoyer à notre Hegel.L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, p. 277 sq.

2. « Aber nicht in der Zeit ensteht und vergeht Alles, sondern die Zeit selbst ist diesWerden, Entstehen und Vergehen, das seiende Abstrahieren, der Alles gebärende undseine Geburten zerstören Chronos ».

3. Hegel semble écrire directement contre la célèbre formule kantienne extraitede la première analogie de l’expérience : « Die Zeit also, in der aller Wechsel derErscheinungen gedacht werden soll, bleibt und wechselt nicht (Le temps dans lequel doitêtre pensé tout changement des phénomènes demeure et ne change pas) », CRP, B 225.

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riorisation en Nature, la particularité naturelle n’est pas l’autre absoludu sens. Toutes les déterminations naturelles ne sont manifestées quesous et par un regard spirituel et à la faveur d’un sens logique. Lorsquele § 258 dit du temps qu’en « étant [il] n’est pas et [qu’en] n’étant pas,il est » et lorsque Hegel en conclut qu’il est « devenir », ce sont bien lestrois premiers concepts de la Logique qui sont présents. En outre, Hegeldit de ce devenir qu’il est « devenir-intuitionné (das angeschauteWerden) » – ce qui fait directement référence à l’esprit subjectif (etreprend – aufhebt – l’intuition kantienne en la délivrant de la vacuitétranscendantale d’une pure forme a priori). Reste que ce temps« naturel » est étroitement lié (mais point confondu) avec le change-ment et le mouvement dont il va s’avérer un élément constitutif. Ilappartient à ce moment en quelque sorte « nocturne » du système –moment où, comme le disait déjà Foi et savoir, Dieu semble « perdu ».

Le second ordre intervient alors pour surmonter la relative opacitédu temps en tant que simple détermination naturelle. Lorsque laScience de la logique déclare que « le temps [est] un sortir-de-soiabsolu, un devenir-rien qui continuellement à nouveau est le devenir-rien de ce disparaître » 1, il semble que le temps reste et ne puisse querester en deçà du sens, que l’on ne puisse pas « reconnaître la raisoncomme la rose dans la croix du présent ». Regardons pourtant de plusprès cette image de la Préface aux Principe de la philosophie du droit.Le terme qui désigne le présent est Gegenwart c’est-à-dire un présentqui n’est pas différent du Jetzt ou du nûn aristotélicien ; c’est le présentdans sa pure et simple contingence – son « devenir-rien ». Or cetteprésence défaillante du « maintenant » ne laisse pas éclore immédia-tement un sens – la raison comme rose. Le sens du présent n’est pasissu de la temporalité naturelle mais d’une Présence (Anwesenheit)qui est éternelle et que porte et manifeste l’intemporalité du « Logique(das Logische) ». Ce qui donne sens au temps comme devenir, change-ment ou mouvement de la nature, c’est le regard du philosophe de lanature (celui qui sait reconnaître la lumière de la raison dans la nuitnaturelle). Ce qui donne sens à la temporalité vécue d’une existence

1. « die Zeit ein absolutes außersichkommen, ein Zunichtewerden, das stetig wiederdas Zunichtewerden dieses Vergehens ist », Wissenschaft der Logik. Das Sein (1812),Hamburg, Meiner Verlag, 1999, p. 132 (nach dem Text G.W.F. Hegel GesammelteWerke, Band 11).

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singulière, c’est la mémoire en tant qu’elle est liée au langage (cetteGedächtnis « productrice de signes » comme l’explique la remarquedu § 458 de l’Encyclopédie). Ce qui fait du temps une histoire c’est leprocessus spirituel d’intériorisation de la succession en elle-même in-sensée des « maintenant(s) » qui permet l’extériorisation d’un Sensméta-historique – celui qui se joue dans la vie de l’Absolu commeliberté. Dès lors, le schéma qui accréditait la thèse d’une identificationhégélienne du temps au devenir naturel, au mouvement ou au change-ment – bref la réduction de chronos à génesis – devient inacceptableet doit laisser la place à une relation qui engage les deux acolytes dutemps.

Ce que montre donc la mise à jour chez Aristote des éléments qui« accompagnent » et, ce faisant, rendent possible une compréhensiondu temps, et ce que confirme la permanence des deux « acolytes »aussi bien dans une pensée qui semble réduire le temps à l’âme quedans une philosophie qui semble confondre temps et changementnaturel, c’est qu’une compréhension du temps ou une « chrono-logique » ne peut se faire par la simple position d’une définition maispar une entre-détermination qui implique :

– deux dimensions qui apparaissent comme des élémentsnécessaires (ou, pour adopter un langage phénoménologique, commeles invariants qui subsistent à toute variation éidétique) : le monde enmouvement dans sa contingence et l’âme (ou plus généralement unregard rationnel ou spirituel).

– une série de variations dans les relations entre les élémentsconstitutifs d’une pensée du temps – relations qui manifestent desaccentuations différentes, des inflexions de sens (entre mouvement,changement, devenir ou entre âme, subjectivité, esprit) qu’il appar-tient au philosophe d’inventer – au double sens de la découverte et dela constitution.

Bernard MABILLE

Université de Poitiers

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LE MANQUE ET L’ÉCART :LA GENÈSE DU TEMPS SELON PLOTIN

Plotin, comme on le sait, a consacré au temps, ainsi qu’à l’éternité,une analyse complète, présentée dans le traité 45 (III 7). Mais il y acertaines précautions nécessaires à la conduite d’une telle analyserelatives à l’usage courant des notions de temps et d’éternité et enparticulier au caractère insuffisant d’un tel usage pour saisir leurnature. En effet, le temps et l’éternité y sont identifiés à d’autreschoses qu’eux-mêmes ou mis en correspondance avec elles. Ainsi letemps est-il attribué à ce qui naît et donc à l’univers (le tout) alors quel’éternité est attribuée, par opposition, à ce qui dure toujours et doncau perpétuel (to aidion) 1. Temps et éternité ne sont pas ici saisis poureux-mêmes mais à partir de ce à quoi ils s’appliquent ou de ce à quoil’on pense qu’ils s’appliquent (puisque Plotin montrera dans lechapitre 6 que l’éternel ne s’applique pas à ce qui dure toujours). Deplus, par l’usage courant de ces notions « à tout propos » (par’apanta),nous croyons connaître ce que sont le temps et l’éternité. Pourtant,nous sommes plongés dans l’embarras quand nous voulons cerner deplus près leur nature respective 2. L’analyse du temps se heurte doncd’abord à l’opinion qu’on s’en forme.

Mais un autre aspect doit retenir l’attention. La question du tempsn’est pas abordée pour elle seule dans le traité 45 (III 7). Ce dernierdéveloppe au contraire une analyse conjointe des notions d’éternité et

1. Traité 45 (III 7), 1, 1-3.2. Ibid., 7-8. Il faut noter qu’Augustin développe des remarques similaires sur la

difficulté de concevoir le temps dans le livre XI des Confessions (XIV, 17).

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de temps, dans laquelle l’étude du temps apparaît dépendante de cellede l’éternité : en ce sens, il n’y a pas seulement étude conjointe, il y aaussi subordination de l’étude du temps à celle de l’éternité. Ce pointne saurait surprendre un lecteur de Platon : Plotin rappelle en effet lepassage du Timée 1 dans lequel l’éternité est présentée comme lemodèle du temps, qui se réduit alors à une simple image 2. Ce rappelexplique d’emblée le plan du traité, qui se consacre d’abord à laquestion de l’éternité (chap. 1 à 6) avant d’aborder les théories dutemps (7 à 10) et de les critiquer pour enfin présenter sa propre concep-tion du temps (11 à 13). Pourtant, un autre mouvement, qui ne consistepas en une simple subordination du temps à l’éternité, peut êtredégagé : à l’intérieur de l’analyse de l’éternité elle-même, une caracté-risation du temps est déjà présente de sorte qu’on ne peut simplementsoutenir que celle-ci en découle. C’est même à partir d’elle que peut secomprendre, par opposition, ce qu’est l’éternité. Loin d’être seule-ment un modèle pour penser le temps, l’éternité ne peut elle-mêmeêtre conçue que par le temps, c’est-à-dire que si l’on présuppose uneconception du temps à laquelle elle s’oppose. Même si Plotin marqueensuite ses distances vis-à-vis d’une conception subordonnée à celledu temps 3, il n’en reste pas moins que c’est d’abord à partir du tempsque l’éternité est saisie et que son analyse est menée puisqu’elle estprésentée comme un présent qui ne passe pas et que c’est donc parrapport aux trois dimensions temporelles qu’elle se laisse appré-hender. Cette remarque suggère en tous cas la présence d’un cercledans l’analyse : si le temps est une image de l’éternité, il faut doncétudier cette dernière en premier pour comprendre en quoi le temps enest l’image mais l’éternité ne peut être saisie que si l’on se donned’abord une conception, même commune, du temps par rapport àlaquelle, négativement, l’éternité se définit.

Mais, par ce rappel de la théorie platonicienne du temps commeimage de l’éternité, se manifeste une difficulté indépendante de ceproblème méthodologique. Car, si le temps est déjà présent à traversl’étude de l’éternité avant d’être l’objet effectif du traité à partir du

1. Timée, 37 a.2. Traité 45 (III 7), 1, 18-20.3. Ibid., 6, 21 sq. : Plotin y indique que l’éternité n’est même pas ce qui est toujours

(aei) mais seulement ce qui est (to on).

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LA GENÈSE DU TEMPS SELON PLOTIN 37

chapitre 11, il y est caractérisé d’une manière qui ne correspond pasexactement à celle qui sera présentée dans ce chapitre. De sorte que letexte de Plotin donne l’impression de conduire deux analyses ou, dumoins, de produire deux conceptions du temps dont il faut cherchercomment elles peuvent être conciliées. En premier lieu, l’apparitionde la temporalité est rapportée et liée à un manque ontologique maisensuite c’est l’audace d’une nature qui veut être à elle-même, quis’écarte de l’intelligible, qui apparaît comme ce à partir de quoi letemps prend naissance. Comment rattacher cette premièrecaractérisation du temps, nécessaire à l’étude de l’éternité, à laseconde qui s’intéresse directement à la naissance du temps ?

TEMPS ET MANQUE ONTOLOGIQUE

L’analyse de l’éternité pose le problème de ses rapports avecl’intelligible : il s’agit en effet de savoir si elle se confond avecl’essence intelligible (noètèn ousian) 1 ou si elle en diffère en étantseulement « soit autour d’elle, soit en elle, soit présente à elle » 2. MaisPlotin, sans résoudre cette difficulté, en introduit une seconde, àl’occasion de laquelle le temps apparaît comme ce qui détermine indi-rectement et négativement l’éternité : si l’on fait du temps un mouve-ment « ici-bas », on est amené à faire de l’éternité par opposition, unrepos des « choses de là-haut » 3. Or, Plotin refuse que cette notion derepos soit appliquée à l’éternité. C’est dans le chapitre 3 que Plotinprésente une analyse visant à lever ces difficultés. Le raisonnementpart à nouveau de l’intelligible caractérisé comme une nature uneet multiple à la fois 4. Le texte suit en fait un double mouvement, dedécomposition ou d’analyse d’une part, de composition ou de syn-thèse d’autre part (ce second mouvement s’amorce à partir de la ligne11). En un premier moment, Plotin insiste sur le fait que l’intelligibleest une « puissance multiple » parce qu’elle est composée de tous lesintelligibles. Plotin lui applique alors les caractéristiques tirées du

1. Traité 45 (III 7), 2, 2.2. Ibid., 10-15.3. Ibid., 20-21.4. Ibid., 3, 5-7.

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Sophiste, les cinq genres de l’être : cette puissance (l’intelligible) estsubstance, mouvement (en tant que vie), repos (par sa stabilité),altérité (par cette multiplicité même) mais aussi identité (puisque cettepuissance multiple, étant un intellect, est unique) 1. Mais en undeuxième moment, il faut rassembler ce qui a d’abord été présentésous l’angle de la multiplicité et c’est par ce rassemblement qu’onobtient une conception correcte de l’éternité. Cette nature qu’estl’intelligible apparaît alors vraiment comme un tout unique formé del’altérité, de l’actualité (energeia), de l’identité, de la pensée et de lavie. Mais il faut noter immédiatement que ce tout se définit par làmême comme ce qui ne passe pas d’un état à un autre : dire de l’éter-nité qu’elle est une pensée (noèsin) 2 c’est aussitôt signaler que cettepensée ne change pas d’objet, dire qu’elle est une vie c’est aussitôtrappeler que celle-ci ne change pas d’état. En ce sens, l’éternité est« une vie qui persiste dans son identité et qui est toujours présente àelle-même dans sa totalité » 3 et elle est comme un point qui « restetoujours dans le présent et qui n’a ni passé ni avenir » 4. Ainsi,l’éternité se définit bien d’abord, dans le mouvement du traité, paropposition au temps et à ses trois dimensions ou plutôt par une de sesdimensions contre les deux autres. En refusant donc que l’éternité soitconçue comme repos, Plotin refuse qu’il y ait, du point de vue de leurcompréhension, une préséance du temps sur l’éternité mais en accep-tant une définition de cette dernière comme présent stable, il ne peutempêcher de faire du temps ce par rapport à quoi l’éternité se définit.

Mais si l’éternité peut se présenter comme ce qui ne passe pas,c’est aussi pour deux raisons. D’une part parce qu’elle se rapporte àl’intelligible, à l’être au sens où elle n’est pas autre chose que ce qui enprovient, que la manière dont l’être reste en lui-même 5, d’autre partparce que l’être lui-même est parfait au sens où il ne lui manque rien,où il se possède tout entier lui-même. Tout ce qu’il a à être ou peut être,il l’est déjà 6. L’idée d’un manque à être est donc déjà présente dans lechapitre 3, en tous cas présupposée par le raisonnement, même si ce

1. Traité 45 (III 7)3, , 8-11.2. Ibid., 14.3. Ibid., 16-17 (trad. Bréhier).4. Ibid., 21-22.5. Ibid., 23-26.6. Ibid., 27-28 : « qu’arriverait-il de postérieur à lui, qu’il ne serait pas encore ? ».

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LA GENÈSE DU TEMPS SELON PLOTIN 39

n’est que dans le chapitre suivant que Plotin utilise des expressions quiy font explicitement référence. De plus, il faut aussi remarquer quel’éternité se définit comme une « vie indivisible » (adiastatos) 1, ce quianticipe sur la définition du temps comme « diastasis zoès » qui seradonnée au chapitre 11. Mais, dans l’analyse de l’éternité, la questionde la distension (diastasis) intervient de manière négative puisquel’éternité est une vie indivisible parce qu’elle est l’être à qui rien nemanque. La diastasis est ce que l’éternité n’est pas alors que le tempsest une diastasis en raison de la curiosité de l’âme, qui la fait sortird’elle-même. Elle est donc constitutive, dans ce second cas, du temps.

De plus, le tout (l’être intelligible) est un tout justement parce qu’ilne lui manque rien 2. Or, cette question du manque est liée au problèmedu temps : manquer de quelque chose présuppose que ce quelquechose n’est pas présent mais peut le devenir, qu’il est donc futur et quece présent auquel correspond le manque peut devenir un passé si lemanque est comblé. Introduire le manque c’est susciter la temporalitéà partir du mouvement de comblement du manque. Le manque susciteune dynamique qui est proprement celle du temps, parce qu’elleprovient du manque et vise à le combler en même temps. Ainsi letemps ne se comprend que par rapport à l’incomplétude ontologiqueque ne connaissent pas l’être, le tout (l’éternité est avec l’essence) 3.De plus, Plotin ajoute aux notions de temps et de manque celle d’être,déjà présente pour l’analyse de l’éternité : si cette dernière est l’être, àqui il ne manque rien, le temps est ce qui manifeste non seulement cequi est en manque mais encore ce qui aspire à l’être, c’est-à-dire aspireà être toujours davantage sans jamais pouvoir atteindre la complétudeontologique de l’intelligible 4. Cela signifie que le temps n’est passeulement opposé à l’éternité : il lui est lié d’une certaine manièrepuisque cette aspiration manifeste une dépendance de l’inférieur (leschoses engendrées) au supérieur (l’intelligible). À travers le temps,l’inférieur veut imiter le supérieur, espère le supérieur par son mouve-ment même. Ainsi, par son mouvement circulaire, le tout (sensible)

1. Traité 45 (III 7), 3, 36-38 (à la ligne 15, Plotin utilisait déjà l’adverbe adiastatôs).2. Ibid., 4, 14-15.3. Ibid., 5.4. Ibid., 22-24 : « il est manifeste que l’être ne leur [les êtres intelligibles, dans

l’hypothèse où ils seraient dans le temps] était pas inhérent (sumphuton) puisqu’ilconsiste dans le fait de devoir être advenu et d’advenir dans le futur ».

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manifeste « qu’il désire quelque essence » 1, contrairement aux « êtrespremiers » qui n’ont pas « de désir de l’avenir » 2. L’assimilation del’éternité à l’être même (to einai) se fait explicitement au chapitre 5 3 etPlotin ajoute alors qu’en ce sens l’éternité est aussi ce qui resteidentique à soi et qu’elle est une vie constante 4.

Il faut alors rendre compte de cette vie assimilée à l’être et àl’éternité, de cette vie qui ne passe pas, qui n’est pas celle du temps. Dumoins, il s’agit de saisir les conditions de possibilité de cette vie, dufait qu’elle est une vie qui ne passe pas. Le temps est la marque d’unmanque ontologique alors que l’éternité est associée au contraire à lacomplétude ontologique mais cette dernière n’est pas donnée : l’êtren’est pas pensé par Plotin comme cela qui repose mais comme ce quise maintient par une puissance qui lui est propre. Il y a un « dyna-misme » propre à l’être au fondement de cette complétude et quipermet de comprendre pourquoi l’être est vie. En effet, l’éternité estprésentée comme le sujet (hypokeimenon) lui-même (donc l’être 5) etnon comme une manière d’être du sujet (katastasis tou hypokeimenou)qui n’est que la perpétuité (to aidion) 6. Si l’éternité est immuable maisest aussi une vie qui reste constante, c’est donc parce que, commesujet, elle possède cette puissance infinie. L’infinité est associée à cequi n’est pas en manque : il y a en lui une puissance d’être (d’êtretoutes choses) et de ne pas être autre en même temps, de se contenir ensoi, mais cette puissance ne cesse pas de s’exercer et c’est pourquoi iln’y a pas de manque dans l’être 7. L’éternité a donc la puissance infinie

1. Traité 45 (III 7), 3, 31.2. Ibid., 33-34.3. Ibid., 5, 20-21.4. Ibid., 21-22.5. Ibid., 20-21.6. Ibid., 15-18.7. Les lignes 23-25 présentent-elles d’abord cette puissance infinie comme propre à

« chacun des êtres de là-bas » (5, 23), donc à chaque forme elle-même ? Dans ce cas, ilfaudrait alors comprendre que par cette puissance de ne pas manquer, de ne manquer derien, chaque forme est en quelque sorte complète, le reste toujours et ce parce qu’elle a lapuissance de se maintenir comme telle. Le multiple se comprendrait ici par opposition àun manque seulement envisagé mais impossible en fait : dans ce qui est en manque, il y aune perte de soi c’est-à-dire un multiple qui ne peut se contenir, comme si chaque formepossédait la puissance constante de se maintenir, comme si elle retenait toujours un multi-ple qui est en elle. Enfin, l’être lui-même serait une vie infinie parce que les formes ont

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de ne pas se perdre, de se contenir elle-même et donc de ne pas tomberdans le manque. Or le fait de perdre quelque chose de soi est relié aufait d’avoir un passé et un avenir 1, donc au temps. Être dans le tempsest ainsi le signe d’un manque ontologique, mais ce manque lui-même(l’incomplétude) s’explique par l’absence de cette puissance infinie àse contenir soi-même, à demeurer identique à soi. Il semble donc quece soit le fait de se perdre sans cesse qui engendre le passé et par làmême l’avenir pour chercher à se re-saisir.

Cependant, l’analyse de l’éternité suppose que soit mis en évidencele lien qui unit celle-ci à son principe, l’Un. Car la vie en laquelleconsiste l’éternité, si elle est opposée, pour être comprise, à soncontraire c’est-à-dire au manque ontologique qui suscite le tempscomme aspiration à combler le manque, est ramenée d’un autre côté àson principe. L’éternité est ainsi comprise en étant inscrite entre deuxtermes : entre ce qui n’est pas elle, par défaut, et ce qui ne l’est pas, parexcès ou par supériorité, et il existe entre ces niveaux des rapports dedépendance. Seul ce qui reste auprès de l’Un 2 est l’éternité. Mais Plotinne s’explique pas sur la nature de cette dépendance. En fait, ce n’estqu’en se retournant vers le principe dont elle provient qu’une chosepeut se stabiliser ou plutôt que l’écoulement s’arrête en une « chose » :sans cette conversion, sans l’arrêt que constituent les hypostases, laprocession irait à son terme. Ce qui vient de l’Un ne trouverait pointsa limitation et sa détermination que seule l’illumination produite parla conversion rend possible. Si donc l’être se détournait de l’Un, ils’abaisserait vers le multiple et dès lors ne serait plus éternel mais sedisperserait et se distendrait en temporalité. La puissance infinie derester soi de l’être ne peut elle-même être garantie que par un rapportde dépendance au Principe. La puissance n’est pas donnée dans l’êtremais surgit d’un rapport. Par la conversion vers l’Un surgit le rapportqui donne à l’être la puissance de rester soi. La puissance s’engendre

donc cette puissance. Mais on voit mal en quoi chaque forme serait l’unité d’une multipli-cité. C’est pourquoi il est plus probable que Plotin veuille dire que l’être est une puissancemultiple parce que « nombreux [sont] chacun des êtres de là-bas » (5, 23) et que, à traverssa puissance infinie (qui est donc celle de l’être et non de chaque forme) il les retienttoujours c’est-à-dire sans limites de temps. Le contexte de cette affirmation renvoie doncplutôt à l’être intelligible tout entier qui ne manque de rien et ne perd rien de lui-même.

1. Traité 45 (III 7), 3, 27.2. Ibid., 6, 7-12.

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donc dynamiquement d’un rapport à ce qui est supérieur, la puissancedu même est subordonnée à l’orientation vers le Principe.

Il faut noter d’ores et déjà ce qui distingue cette analyse de celleque Plotin va présenter à partir du chapitre 11 : il ne s’agit pas ici decomprendre l’origine du temps mais seulement d’opposer l’éternité autemps ou du moins l’être à l’incomplétude ontologique afin de mettreen lumière la nature de l’éternité. Au contraire, à partir du chapitre 11,Plotin propose une analyse génétique du temps à partir de l’éternité.Dans les premiers chapitres du traité, le temps est lié au manque et iltraduit une aspiration à l’être. Le temps est la manière dont les êtresengendrés veulent imiter ce qui leur est supérieur. Au contraire, àpartir du chapitre 11, l’analyse est conduite à partir d’une relationinverse : comprendre la genèse du temps à partir de l’éternité, c’estcomprendre comment l’inférieur peut naître du supérieur, noncomment l’inférieur imite le supérieur. Enfin la relation qui permet desaisir cette naissance permet aussi d’inverser les mouvements : si l’onpeut comprendre comment le temps naît de l’éternité, on peut aussicomprendre comment du temps on retrouve l’éternité. Ce qui signifieque l’engendrement du temps n’est pas lui-même temporel : il renvoieseulement à un rapport, à une orientation de l’âme qui peut s’annulerou s’inverser selon qu’elle se distend ou se contracte.

LA GENÈSE DU TEMPS ET LA DISTENSION DE L’ÂME

Le chapitre 11 du traité 45 prend explicitement pour point dedépart la définition du temps acquise après les analyses conduitesjusqu’au chapitre 7. Comme nous l’avons indiqué, la question quisurgit alors est génétique : que l’éternité ait pu être définie par oppo-sition au temps, comme vie infinie (être), qui reste elle-même parcequ’elle est tournée vers l’Un 1 n’explique pas le temps en lui-même, nison origine, même si, comme on l’a vu, l’analyse de l’éternité faitsurgir, par opposition, une première caractérisation du temps.

La première difficulté que présente le début du chapitre 11 résidedans le statut même de l’exposé. Plotin choisit la voie de la proso-

1. Plotin reprend certaines des caractéristiques présentées auparavant, notamment lavie infinie, immobile (atremê) et donnée « tout entière à la fois » (homou pasan), cf. 11,1-4. On les trouvait déjà, par exemple, en 3, 16-17 et 5, 12-15.

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popée. Le procédé peut paraître déroger aux règles de l’exigencephilosophique ou, à tout le moins, à celles requises pour l’analyse de lanature du temps. Mais il convient de remarquer que le procédé estutilisé contre un autre, plus traditionnel, qui repose sur l’invocationaux Muses 1. Celui-ci est rejeté immédiatement en raison de l’anachro-nisme sur lequel il reposerait : comment demander aux Muses de nouséclairer sur ce qui précède leur existence même ? En laissant le tempslui-même parler de sa propre naissance et de sa nature, Plotin écarte undiscours mythique et poétique au profit d’un discours en propre, enpremière personne qui se donne alors l’avantage de la plus grandeproximité à ce qu’est le temps c’est-à-dire à sa nature.

Mais il y a peut-être une autre raison au choix de ce procédé :l’adoption d’un schéma mythique conduirait à présenter la naissancedu temps comme un processus lui-même temporel. Ainsi, le tempsserait postérieur chronologiquement aux formes et à l’éternité à l’inté-rieur d’un schéma qui présente une généalogie des puissances. Or pourPlotin, cette postériorité est seulement « logô kai phusei » 2, de raisonet de nature. Ce qui signifie que le temps ne succède pas à l’éternité, illui est, d’une certaine manière, simultané puisqu’il ne représentequ’une autre manière de se rapporter aux intelligibles, qui est propre àl’âme. Or, celle-ci s’abolit lorsque l’intelligible se trouve saisi intui-tivement, en un seul acte de pensée, indivisible et non pas en unesuccession d’actes de pensée différents. Étudier la genèse du temps,c’est comprendre comment l’on passe d’un état à un autre dès lorsqu’on passe d’un niveau hiérarchique à un autre, comprendre non pascomment le temps vient dans le monde, vient au monde mais commentl’âme vient au temps. Que Plotin puisse parler d’une chute 3 à proposdu temps lui-même indique qu’il ne s’agit que de penser un passaged’un niveau à un autre. Plutôt que de naissance, il serait peut-être plusjudicieux de parler de genèse ou d’apparition du temps selon unprocessus qui n’est pas temporel, qui n’est pas dans le temps et quirenvoie plutôt à la manière dont l’âme se rapporte et peut cesser de serapporter au niveau qui lui est supérieur. Tomber, descendre, c’est

1. Traité 45 (III 7), 8-9.2. Ibid., 6.3. Ibid., 7 : « comment le temps est-il tombé (exépese) le premier [hors] de ces êtres

qui se tiennent en repos en eux-mêmes ? » (6-7).

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seulement, comme nous le verrons plus loin perdre en contraction, sedéployer, de sorte que ce qui se tient en un (l’éternité) ne peut plus êtrepossédé entièrement et en une seule fois. L’idée même d’une chuteindique donc que des niveaux préexistent et que ce qui tombe passe del’un à l’autre. En tous cas, en faisant parler le temps lui-même, Plotin,à l’encontre d’un schéma mythique et généalogique, peut évacuer lerisque d’une compréhension temporelle de la naissance du temps,laquelle reviendrait à considérer qu’il préexiste aux différents niveauxhiérarchiques : si le temps n’est qu’un état de l’âme, expliquer sanaissance ne revient pas à chercher quand il est né mais comment et àpartir de quoi il apparaît ou disparaît.

Le contenu même de la prosopopée pose d’autres difficultés.D’une part, en faisant surgir le temps d’une chute hors de l’intelligible,le procédé conduit à présupposer son existence à sa propre naissanceet à la présupposer à un niveau ontologique qui n’est pas le sien : « ilreposait dans l’être tout en n’étant pas le temps » 1. L’idée de chuteconduit à penser que le temps préexiste à sa propre naissance et qu’ilne devient le temps au sens propre que par l’effet de cette chute même.Faut-il comprendre qu’il y aurait deux états d’une même nature,présente d’abord dans l’intelligible et que le temps représenterait lepassage à son état second ? À cette première difficulté s’en ajoute uneseconde : Plotin complique le schéma en faisant référence à deux« substances » et non point à une seule (le temps qui reposait d’aborddans l’être). En effet, Plotin parle d’une « nature curieuse » (phuseôspolypragmonos) qui recherche « mieux que le présent » : or, « elle semut et le temps se mut aussi » 2. Il semble donc, en première lecture,que le mouvement de cette nature enclenche celui du temps et pro-duise le passage à cet état second du temps évoqué précédemment.Enfin, la dernière difficulté consiste alors à identifier cette natureresponsable de la mise en mouvement du temps. Commençons par cedernier point.

Il faut d’abord remarquer que l’emploi de cette notion (phusis) dansun contexte proche de celui du traité 45 n’est pas isolé chez Plotin.Dans d’autres traités, notamment le traité 6 (IV 8), celui-ci applique lemême schéma explicatif mais à propos de la chute des âmes en parlant,

1. Traité 45 (III 7), 13-14.2. Ibid., 15-17.

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comme ici, d’un affairement (polypragmonei) 1 des âmes dont le regardest désormais tourné non vers l’intelligible mais vers le bas. Dans cedernier traité, Plotin insiste par ailleurs sur la volonté des âmes des’isoler les unes des autres pour être à elles-mêmes 2 ; elles considèrentalors les objets et tombent dans celui (le corps) qu’elles veulent gou-verner. Dans le traité 45, Plotin indique aussi que la nature curieuse(ou affairée) veut être à elle-même 3 mais la conséquence n’en est passon isolement puis son emprisonnement (dans un corps) mais sa fuiteen avant : dans le texte du traité 6, les âmes individuelles perdent letout de l’Âme en cherchant à être à elles-mêmes alors que dans le textedu traité 45, la nature perd le tout (pan) de l’intelligible (ekei) parceque sa vie se passe désormais en états successifs et particuliers. Cerapprochement, en tous cas, pourrait laisser penser que c’est l’âmeindividuelle que désigne la nature affairée du traité 45 4.

Mais un autre texte, tiré du traité 28 (IV 4), 15, ne permet pasd’aboutir à cette conclusion. Plotin y précise bien que c’est l’âme quiproduit le temps 5 mais non l’âme individuelle. En effet, le texte de cechapitre soulève une difficulté qui découle de cette liaison de l’âme etdu temps. Si l’âme produit le temps et « puisque le temps est divisé enparties (meridzoménou tou chronou) », ne faudra-t-il pas reconnaîtreque « l’activité de l’âme est elle aussi divisée » et qu’il y a unemémoire dans l’âme 6 ? Or, l’âme à laquelle il est fait allusion ici estl’âme du monde (en tê tou pantos psuchê). Et Plotin ne remet pas encause cette liaison entre l’âme du monde et la production du tempspuisqu’il cherche alors à concilier cette thèse avec le fait que l’âmedoit ne pas être affectée par le temps. C’est pourquoi il lui faut distin-guer entre le fait de produire le temps et le fait d’être dans le temps :l’âme est éternelle mais ce qu’elle engendre est temporel 7. Or, ce quise trouve dans le temps est ici assimilé aux « affections et actes » (ta

1. Traité 6 (IV 8), 4, 15.2. Ibid., 10-12.3. Traité 45 (III 7), 11, 16 : « voulant être maîtresse d’elle-même et être à elle-

même » (archein boulomenès kai einai autès).4. C’est la thèse soutenue par M. Lassègue, « Le temps, image de l’éternité, chez

Plotin », Revue philosophique de la France et de l’Étranger 2, 1982, p. 405-418.5. Traité 28 (IV 4), 15, 2-4.6. Ibid., 4-7 (trad. fr. L. Brisson, Plotin, Traités 27-29, Paris, GF-Flammarion, 2005).7. Ibid., 12-13 et 17-18.

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pathè, ta poièmata) 1 de l’âme. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’attribuerla production du temps aux seules âmes humaines afin de sauverl’impassibilité de l’âme qui leur est supérieure puisque cette distinc-tion disjoint par avance la production du temps de toute passibilité desorte qu’il est possible d’attribuer la production du temps à un niveausupérieur à celui de l’individualité.

Revenons aux deux autres difficultés. Y a-t-il bien deux « sub-stances » dans le processus décrit par Plotin et l’une d’entre ellesproduit-elle, par son mouvement, le mouvement du temps lui-même ?Il ne faut vraisemblablement pas durcir l’expression de la ligne 17 quiprésente la genèse du temps à partir de ces deux éléments. En réalité,indiquer que le temps se mit en mouvement dès lors que la nature le fitde son côté revient surtout à insister sur le rapport de cause à effet quiunit la nature au temps : ce dernier est la conséquence du mouvementpremier de la nature mais le temps ne préexiste pas à celle-ci, il appa-raît avec elle. Âme et temps apparaissent simultanément ou, si l’onpréfère, le temps est co-extensif au mouvement de l’âme et s’abolit sice mouvement lui-même disparaît. Il n’y a donc en fait qu’une seulenature mais le pluriel est maintenu par Plotin dans sa présentation.Dans la suite immédiate du raisonnement, il précise en effet qu’« aprèsavoir fait quelque longueur de marche, nous avons produit le temps, enle faisant à l’image de l’éternité » 2. Ce « nous » a embarrassé lestraducteurs et commentateurs de ce passage, qui ont souvent préféréle rendre par une troisième personne du pluriel afin de ne pas rompre lastructure du raisonnement en passant d’une description conduite parun narrateur à une description menée en première personne par lessujets du processus ainsi décrit 3. Si la nature affairée désignait l’âmeindividuelle, il serait possible de comprendre que ce « nous » est

1. Traité 28 (IV 4), 15, 16-17. En quel sens l’âme pourrait-elle être affectée puisque,étant incorporelle, elle est impassible ? Selon L. Brisson, il faut le comprendre en seréférant au chapitre 13 du même traité : Plotin y indique que « la nature est une image de laréflexion (phronèsis) » (13, 3) et qu’elle n’en possède la trace que comme une couche decire sur sa partie inférieure (5-7). L’affection serait ici l’expression d’un rapport non pasentre l’âme et ce qui lui est inférieur mais entre la nature et « ce qu’il y a de supérieur enl’âme du monde » (L. Brisson, op. cit., n. 101 p. 250).

2. Traité 45 (III 7), 11, 19-20.3. Pour les traductions françaises, voir en ce sens É. Bréhier et A. Pigler, Plotin,

Énnéade III 7 [45] « De l’éternité et du temps », Paris, Ellipses, 1999.

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chacun d’entre nous et que nous engendrons toujours le temps parnotre affairement. Mais comme nous l’avons vu, le texte ne semblepas faire référence à l’âme individuelle et la suite du chapitre leconfirme puisque l’âme est ensuite présentée comme ce qui fait lemonde sensible (kosmon aisthèton) à l’image de l’intelligible 1 etcomme ce qui le soumet au temps qu’elle a elle-même produit 2. Demême, dans le chapitre suivant, l’âme « engendre le temps avec lemonde » 3, Plotin se référant alors à une formule platonicienne selonlaquelle « le temps est né avec le ciel » 4. Enfin, dans le chapitre 13,Plotin indique que l’âme qui engendre le temps est présente partout etil compare alors cette omniprésence à celle de l’âme individuelle à soncorps afin de montrer que, comme cette dernière par rapport à soncorps, elle n’est absente d’aucune partie du monde 5. Ainsi, le « nous »ne peut faire référence aux âmes individuelles puisque le tempss’engendre « avant » elles. Mais comment alors le comprendre ?P. Manchester 6 propose l’explication suivante : l’usage du « nous »remplacerait celui du « je » (qui correspondrait pourtant à l’intentionannoncée de faire parler le temps lui-même) parce que le temps estsilencieux et qu’il faut donc parler à sa place. Le « nous » n’indiqueraitpas que les âmes individuelles engendrent le temps mais que nousparlons à la place du temps et que nous disons ce qu’il dirait s’ilpouvait parler par lui-même. Pourtant, il nous semble qu’il y a uneautre explication : le « nous » s’explique par le fait que Plotin a distin-gué auparavant deux termes, la nature affairée et le temps lui-mêmeavant d’être le temps. Plotin n’abandonne pas l’idée de donner laparole au temps, il tient compte désormais de l’autre terme introduitdans sa présentation : ce sont cette nature et le temps lui-même quiparlent et indiquent qu’ils ont fait le temps, mais ce dernier est alors letemps au sens propre du terme (celui qui est mis en mouvement).

1. Traité 45 (III 7), 11, 27-28.2. Ibid., 29-33.3. Ibid., 23.4. Timée, 38 b 6. Platon emploie cependant le terme ouranos et non to pan, au

contraire de la formule plotinienne.5. Traité 45 (III 7), 13, 47-49.6. P. Manchester, « Time and the Soul in Plotinus, III 7 [45], 11 », Dionysius 2, 1978,

p. 101-136, en particulier p. 121.

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La naissance du temps est donc présentée en termes de chute, demise en mouvement de ce qui était d’abord en repos. Mais, Plotinn’indique pas quel rapport continue d’unir les deux niveaux entrelesquels se déroule la chute, il se contente d’affirmer que le temps a étéfait à l’image de l’éternité. Il faut remarquer que cette « fabrication »n’apparaît pas négative mais plutôt comme une stabilisation obtenuepar le fait d’être ordonné à l’intelligible : le temps n’est pas seulementce qui s’est éloigné de l’intelligible, il n’est pas seulement écart, il nese constitue que dès qu’il se donne comme image de l’intelligiblecar en cela seulement cesse l’écart. Comme nous l’avons indiquéprécédemment, Plotin précise en effet qu’« après avoir fait quelquelongueur de marche, nous avons produit le temps, en le faisant àl’image de l’éternité » : l’engendrement du temps n’est donc paspremier, il marque un arrêt de la sortie hors de l’intelligible, un arrêt del’errance. Comment comprendre dès lors cet arrêt et quel rapport àl’intelligible permet de faire surgir le temps ? À partir de la ligne 20,Plotin semble répondre à cette question. « Ce qu’elle voit dans l’intel-ligible, l’âme voulait toujours le faire passer ailleurs et elle ne voulaitpas que tout (l’être intelligible) lui soit présent d’un coup » 1. Il fautnoter ici l’emploi de deux verbes de volonté 2 : ce n’est pas par impuis-sance que l’âme ne se maintient pas dans une saisie unifiée de l’intel-ligible. Cette saisie dans la succession n’est que l’effet de ce que veutl’âme, à savoir ne pas s’en tenir à son état présent. Ainsi apparaissentliés dans le texte deux aspects : d’une part, la sortie hors de l’intelli-gible par un mouvement d’éloignement de soi, d’autre part, une frag-mentation de l’intelligible dans la saisie que l’âme en fait. Ne pas s’entenir à l’état présent et ainsi passer d’un état à un autre, c’est se donnerà voir l’intelligible dans la succession. Le passage d’un état à un autrecorrespond au passage d’un état qui saisit l’intelligible à un autre.

Or, cette manière de présenter la naissance du temps sert immé-diatement à penser une autre naissance, celle du monde sensible, carc’est en inscrivant ce dernier dans le premier qu’il peut en être l’image.L’idée d’une image de l’éternité se situe donc à deux niveaux ouintervient deux fois dans l’argumentation du chapitre 11 : d’une part àpropos du temps lui-même, d’autre part à propos du monde sensible

1. Traité 45 (III 7), 11, 21-23.2. Ibid., 22 : boulomenè ; 23 : èthelen.

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qui est ainsi à l’image de l’intelligible par l’intermédiaire d’une autreimage de l’intelligible, celle constituée par le temps. L’expression sur-prenante de la ligne 28, à propos du monde sensible « mu d’un mouve-ment qui n’est pas celui de l’intelligible » (kinoumènon kinèsin ou tènekei) ne doit pas laisser penser qu’il pourrait y avoir un mouvementdans et de l’intelligible. En réalité, il est mu d’un mouvement qui estplutôt celui constitué par le temps, lequel est à l’image du mondeintelligible. Le rapport d’image à modèle est indiqué de sorte que lemodèle comporte le terme imité par ce qui est inférieur à lui mais celane veut pas dire que ce terme y soit effectivement, c’est-à-dire quele modèle soit lui-même mu d’un mouvement. Le temps sert donc àfaçonner le monde à l’image de l’intelligible : non seulement, commenous l’avons vu précédemment, il n’est pas simplement écart etexpression d’un écart mais il est ce par quoi le monde sensible lui-même ne se ramène pas simplement à un écart. Au contraire, il setrouve par là ramené et subordonné (comme image) à ce dont ilprovient. Contre une interprétation simpliste qui s’en tient à la présen-tation du temps comme chute, comme pur éloignement par rapport auprincipe dont il provient, le temps apparaît, en fait, comme ce par quoile monde sensible ne se trouve pas abandonné à sa pure altérité.

Cela peut être confirmé par d’autres passages. En effet, dans lemême texte (à partir de la ligne 35), Plotin délaisse la question durapport entre le sensible et l’intelligible pour revenir au temps lui-même et à sa liaison avec l’âme, plus précisément à sa genèse à partirde l’âme. C’est sur la succession et la nouveauté qu’elle engendrequ’insiste alors le texte puisque, « avec d’autres pensées (meta dia-noias heteras) suivant l’acte précédent (de pensée), se produit ce quin’existait pas auparavant » 1. Ainsi la vie de l’âme est une penséedifférente à chaque moment et si sa vie est à chaque fois autre, le tempsqu’elle occupe l’est aussi 2. Le temps est donc une diastasis zôès, unedistension de la vie de l’âme elle-même 3, il est la manière par laquelleelle sort d’elle-même (à cause de l’insatisfaction liée à son étatprésent) pour se jeter dans de nouveaux états de pensée. Or, au début

1. Traité 45 (III 7), 11, 38-39.2. Ibid., 39-41.3. Cette expression, il convient de le noter, fait écho à l’emploi du verbe echronôsen

à la ligne 30, par lequel Plotin voulait indiquer que c’est bien l’âme elle-même qui « serendit temporelle ».

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du chapitre 12, alors qu’il commente en des termes différents cettenotion de diastasis, puisqu’il parle d’un allongement (mèkos) de la viede l’âme en spatialisant ainsi un processus purement psychique, Plotinprécise que cet allongement consiste « en changements uniformes eten avancées identiques et silencieuses » 1. Ce qui frappe ici est lavolonté de réduire le changement à une succession réglée par l’iden-tique, par le retour de l’identique, non pas que le contenu de l’acte depensée soit à chaque fois le même (car alors on ne comprendrait pluspourquoi l’acte de l’âme n’est pas éternel) mais parce que le tempsprend la forme d’une succession de présents identiques en lesquelsl’âme se donne à voir successivement l’intelligible.

De la même manière, au début du chapitre 13, Plotin insiste ànouveau sur cette succession réglée : « les choses se meuvent et seplacent dans le temps de manière uniforme et régulière, et c’est grâce àune certaine régularité qu’il [le temps] apparaît et se manifeste à lapensée », dit-il 2. Ici, ce n’est pas directement le temps qui est présentécomme succession uniforme et régulière mais ce qui se trouve placé enlui, ce qui permet indirectement de penser que c’est cette inscriptionmême qui ordonne les choses. Mais, parallèlement, le temps commerégularité ne peut être connu par lui-même puisqu’il n’est qu’enl’âme, il faut donc qu’il soit manifesté par des choses réglées, par unesuccession réglée : c’est en réglant, par sa régularité même, les chosesqui se succèdent qu’il se rend lui-même manifeste comme une tellerégularité à travers elles.

On peut renvoyer à un dernier texte, dans lequel s’établit aussi unrapport réglé entre la nature intelligible et le temps. En 23 (VI 5), 11,Plotin se demande comment l’être, qui est un et identique à lui-même,peut être partout en même temps, sans se disperser. Or, cette omni-présence peut s’expliquer par le fait qu’il n’est pas comme une pierrequi occupe un lieu et qui donc est absente, par cette présence localemême, de tout autre lieu. Si l’on pense la présence de manière spatiale,elle sera inséparable d’une absence elle-même spatiale. L’intelligiblene peut donc être présent de cette manière puisqu’il s’agit d’assurerson omniprésence. C’est pour régler cette question que Plotin faitappel à la notion de dunamis. L’intelligible est en effet présenté comme

1. Traité 45 (III 7), 12, 1-3.2. Ibid., 13, 3-5.

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une « puissance totale » (pasa dunamis) 1 par opposition à la « puis-sance de la pierre, circonscrite en lui » 2 qui lui impose des limitesqu’elle ne peut dépasser. Au contraire, la puissance de l’intelligible esttotale parce qu’elle ne le limite pas à une grandeur déterminée. Plotinajoute alors que pour les mêmes raisons c’est-à-dire ici la possessionde cette puissance infinie 3, l’intelligible n’est pas non plus dans letemps mais au contraire est éternel. En effet, « le temps se dispersetoujours selon l’extension » alors que la puissance infinie de l’intelli-gible lui évite « d’aller vers le multiple » 4 et de se distendre. Oncomprend alors pourquoi l’intelligible peut paradoxalement êtrepartout c’est-à-dire être présent à toutes choses puisque, ne s’étendantpas, il ne peut par là même être absent de tout ce en quoi il n’est pasprésent. Pourtant, le texte ne se contente pas d’opposer le temps àl’éternité, il établit entre eux, comme dans notre texte du traité 45, unrapport de dépendance autant que d’imitation, un rapport de dépen-dance parce que d’imitation. En effet, le temps est certes comme uneligne mais cette ligne se suspend à l’intelligible comme à un pointimmobile parce qu’elle tourne autour de lui. C’est par la circularité dumouvement que se marque la suspension du temps à ce qui lui estsupérieur. Par là même, le temps n’est pas abandonné à lui-même, audésordre de la multiplicité, puisqu’en se suspendant à l’intelligible, ils’en trouve réglé à sa ressemblance. Plotin n’emploie pas le termed’image pour l’indiquer mais pourtant celui d’analogie 5. Enfin, cettesuccession qui est à l’imitation de l’immobilité de l’intelligible, de sonéternité, est aussi, pour la nature inférieure à la nature intelligible, lasuccession réglée dont elle a besoin, parce qu’elle est subordonnée àun terme supérieur à elle : elle se rapporte en effet à lui par des « partségales au temps » 6. C’est ainsi la nature sensible qui se trouveordonnée à l’image de l’intelligible par l’intermédiaire de cette autreimage qu’est le temps.

1. Traité 23 (VI 5), 11, 13-14.2. Ibid., 11 (trad. fr. R. Dufour, Plotin, Traités 22-26, Paris, GF-Flammarion, 2004).3. L’expression apparaît sous des formes différentes à plusieurs reprises : dunamei

aidiô (11, 17), apeiros tê dunamei (11, 24), apeirian tês dunameôs (11, 25).4. Ibid., 15 ; 17-18.5. Ibid., 22-23.6. Ibid., 26-27.

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PLOTIN ET ARISTOTE : LE TEMPS ET LE MOUVEMENT

La théorie plotinienne du temps, telle qu’elle est développée àpartir du chapitre 11, permet désormais de comprendre les raisonspour lesquelles Plotin s’oppose à l’analyse aristotélicienne. De cepoint de vue, le chapitre 9 n’est pas le seul à être ici instructif car, àpartir du chapitre 12, Plotin revient sur le problème du rapport entretemps et mouvement ainsi que sur la question de la mesure mais enprenant en considération les acquis du chapitre 11. Il faut doncreprendre les deux moments de cette analyse.

Pour Plotin, il y a trois conceptions possibles du temps : soit letemps est un mouvement (kinèsis), soit il est une chose mue (tokinoumenon), soit il est quelque chose du mouvement (kinèseôs ti) 1.Mais on peut alors affiner cette première distinction en subdivisantcertaines de ces conceptions : dans le premier cas, le temps peut êtren’importe quel mouvement ou bien seulement le mouvement dumonde ; dans le second, la chose mue correspond à la sphère du monde ;dans le troisième, le temps est quelque chose du mouvement soit parcequ’il est l’intervalle d’un mouvement (diastèma kinèseôs), soit parcequ’il est sa mesure (metron), soit parce qu’il en est l’accompagne-ment. Plotin élimine rapidement les deux premières conceptions audébut du chapitre 8 ainsi que la dernière espèce de la troisième dans lechapitre 10 et il consacre aux deux autres ses plus longues analyses enparticulier à celle qui assimile le temps au nombre du mouvement, enlaquelle on reconnaît la thèse aristotélicienne.

Le chapitre 9 comporte cependant une structure difficile àsaisir puisque la thèse d’Aristote n’est pas immédiatement présentée.Plotin évoque d’abord l’idée selon laquelle le temps serait le nombreou la mesure du mouvement, puis (à partir de la ligne 55) il donneune définition plus précise : le nombre en question serait « celui quimesure [le mouvement], en étant juxtaposé à lui, selon l’antérieur et lepostérieur ». Dans un premier moment, Plotin s’interroge donc sur cequ’est le temps mais la recherche reste aporétique, ce qui le conduit,dans un deuxième moment, à envisager cette définition plus précise,qui est celle d’Aristote. En effet, dire que le temps est un nombre nepeut suffire, il faut encore dire de quelle nature est ce nombre pour que

1. Traité 45 (III 7), 7, 17-27.

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la nature même du temps soit clairement saisie. Or, l’argument dePlotin est que le rajout par lequel le temps consiste à nombrer « selonl’antérieur et le postérieur » est inadéquat et inutile et qu’il ne permetdonc pas de comprendre ce qu’est le temps.

Pour Plotin, la définition du temps comme mesure du mouvementne peut avoir de pertinence que si on ne l’entend pas de n’importe quelmouvement mais d’un mouvement régulier et uniforme car il y auraitdifficulté à mesurer un mouvement irrégulier et désordonné (ataktonkai anômalon) 1. C’est pourquoi, « sans un mouvement uniforme etunique, celui du monde, la thèse qui pose que le temps est une mesureserait beaucoup plus difficile à soutenir » 2, quelle que soit d’ailleurs lamanière de concevoir cette mesure. Ainsi, pour que le temps puisseêtre un nombre au sens de ce qui est nombré à partir du mouvement, ilfaut que cette mesure elle-même soit possible, ce qui est facilité par larégularité d’un certain type de mouvement. La remarque vise peut-être déjà Aristote, dont on sait qu’il n’applique pas seulement la thèsedu temps comme mesure du mouvement au mouvement du mondemais qu’il l’applique à tout mouvement, même si, comme nous leverrons plus loin, cette généralisation est indirecte puisque c’est parl’intermédiaire du mouvement du monde que les autres mouvements,pour le Stagirite, sont mesurables. Mais, même en acceptant que cenombre qu’est le temps le soit seulement d’un mouvement régulier etuniforme, la thèse aboutit à une première difficulté : si ce nombre peuts’appliquer au mouvement de choses différentes comme le nombre 10à tout ce qu’il mesure, on ne saisit pas pour autant la nature de cenombre qu’est le temps 3. En effet, il devrait être possible de le conce-voir sans ce qu’il mesure 4, comme le nombre 10. Mais ce n’est pas ceque fait cette définition. On voit donc que la stratégie argumentativede Plotin consiste à signaler les insuffisances de la définition, non pasquant à sa cohérence propre mais par rapport à l’objectif même d’unedéfinition. Ce qui est contesté dans la définition, c’est de ne passatisfaire aux exigences d’une définition : la définition par le nombren’est justement pas une définition du temps car on se contente de le

1. Traité 45 (III 7), 9, 5.2. Ibid., 33-35.3. Ibid., 11-12.4. Ibid., 12-15.

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rapporter à un autre terme (ce dont il est la mesure) ; si le temps est lamesure du mouvement (le nombré), on dit ce qu’il mesure, ce dont ilest la mesure, non ce qu’il est.

Il faudrait donc plutôt concevoir le temps comme une grandeur(megethos) qui accompagne le mouvement, qui est inséparable de lui,mais une grandeur continue puisque le mouvement est lui-mêmecontinu 1. L’avantage de cette solution est que, cette fois, il n’y auraitpas contradiction entre la définition comme nombre du mouvementet le caractère séparable de ce nombre, dont on n’indiquerait pas lanature. Cette grandeur ne se séparerait pas du mouvement mesuré 2 etn’apparaîtrait pas comme un nombre abstrait, indépendant de ce qu’ilmesure. Mais il y a là une seconde difficulté : si l’on ne peut séparercette grandeur qui mesure, du mouvement mesuré, « lequel des deuxsera le temps ? » 3 On ne peut plus ici penser le temps pour lui-même enraison même de sa confusion avec le mouvement, ce qui, à l’issue del’argument précédent, apparaissait au contraire comme la conditionde la cohérence de la définition.

Enfin, si le temps est le mouvement mesuré 4, il l’est par unegrandeur, mais une grandeur doit nécessairement être elle-mêmemesurée. Ainsi la grandeur du mouvement, si elle est elle-mêmemesurée, sera connue comme le sera aussi le temps qui correspondraalors à cette mesure de la grandeur. Cela revient à dire que le temps estun nombre, celui de la grandeur 5, un « nombre composé d’unités » (homonadikos) 6, et l’on retrouve les difficultés du début du chapitre : onn’a pas dit ce qu’est ce nombre en lui-même, on s’est contenté deprésenter le temps relativement au mouvement, comme sa mesure etcomme un nombre qui en dépend alors que s’il est un nombre, il peutêtre saisi par et pour lui-même. C’est ici que Plotin fait intervenirprécisément la définition d’Aristote : si la définition du temps commenombre du mouvement est insuffisante, il faut la compléter afin que la

1. Cet argument est développé des lignes 19 à 35.2. Plotin emploie le verbe « accompagner » (sunthéô) aux lignes 19, 20, 21 et 23 et

aux lignes 24-25, il précise : « il faut que ce qui mesure ne soit pas pris en dehors ni qu’ilsoit séparé mais qu’il soit avec le mouvement mesuré ».

3. Ibid., 27.4. Voir le texte des lignes 35 à 54.5. Ibid., 43.6. Ibid., 45.

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nature du temps y soit vraiment saisie et que la définition remplisse safonction. Que se passe-t-il donc si l’on affirme que ce nombre « mesureselon l’antérieur et le postérieur » ? Il semble de prime abord que cettedéfinition résolve le problème soulevé depuis le début du chapitre 9.Puisqu’il mesure le temps selon l’avant et l’après, ce nombre semble« lié au temps et en contact avec lui » (echomenos tou chronou kaiephaptomenos) 1. Il n’est pas un nombre abstrait comme le nombre 10mais bien un nombre accompagnant le mouvement lui-même, tout enayant une nature propre qui est celle du temps. Plotin oppose pourtantà cette nouvelle définition trois critiques. La première 2 consiste àdisjoindre dans la définition ce qui s’y trouve réuni. Plotin considèreen effet qu’il y a un temps selon l’antérieur et un autre selon le posté-rieur, le présent (to nun) marquant le passage entre ces deux temps. Aulieu de prendre l’expression en sa généralité et de comprendre le tempscomme un nombre selon l’antérieur et le postérieur, pris solidaire-ment, Plotin semble faire de chacun d’eux, un nombre à part entière.La définition donnée ne peut donc être celle du temps puisqu’elleaboutit à plusieurs temps. En second lieu 3, Plotin considère que l’anté-rieur et le postérieur ne sont pas seulement donnés par et dans lenombre (qui serait le temps) mais qu’ils existent déjà dans le mouve-ment 4. La définition a ceci d’inutile qu’elle accorde au temps unecaractéristique déjà présente à un autre niveau, antérieur logiquement(le mouvement). Mais l’argument va plus loin : faire du temps unnombre, une mesure, c’est considérer que le temps n’existe que parl’âme qui mesure le mouvement et qu’une chose dont le mouvementne serait pas mesuré ne s’inscrirait pas dans le temps. Si le temps n’estqu’un nombre, il n’y a pas de temps dans les choses, de temps deschoses, il ne se sépare pas de l’acte de nombrer le mouvement.

Mais Plotin s’attache aussi à réfuter les conséquences de la défini-tion aristotélicienne du temps. En effet, si le temps (comme le pense

1. Traité 45 (III 7), 9, 61.2. Ibid., 55-68.3. Ibid., 68-75. Cette deuxième critique semble cependant se poursuivre à partir de la

ligne 76, simplement interrompue par un troisième argument, très peu développé parPlotin (75-76), lequel se contente de signaler qu’il y a incompatibilité entre le tempsconçu comme nombre et la nature du temps : si le temps est infini, il ne peut être unnombre car, pour être nombré, il faut au contraire qu’il soit fini.

4. Ibid., 71-73.

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Plotin) doit être rapporté à l’âme alors le lien que l’on établit etqu’Aristote en particulier établit, entre le mouvement et le temps, doitêtre inversé. Si le temps venait à s’abolir parce que « cette partie del’âme se retourne vers l’intelligible, l’éternité, et qu’elle y demeure enrepos » 1, « la sphère [céleste] elle-même n’existerait pas » car « elleest et se meut dans le temps » 2. Et si l’on se contente de dire que celle-ci« s’arrêterait d’agir », « le repos de la sphère, nous ne pourrions lemesurer qu’autant que l’âme serait en dehors de l’éternité » 3 c’est-à-dire si elle reprenait une activité se développant dans le temps,donnant lieu à une temporalité. C’est pourquoi ce n’est pas la sphère etson mouvement qui rendent possible le temps et sa mesure au sens dece qui est nombré grâce et à partir d’eux mais au contraire le temps del’âme qui rend possible le mouvement de la sphère puisque celle-ci esten l’âme. Le temps ne peut donc être le nombre du mouvement tel quel’entend Aristote. Ce dernier considère en effet que le temps ne seraitrien sans l’âme mais au sens où il n’y aurait plus rien pour nombrer àpartir des mouvements et notamment de celui de la sphère 4. Le tempsaristotélicien n’est point la vie de l’âme, la vie psychique conçuecomme distension mais seulement la mesure qu’elle prend de mouve-ments qu’elle saisit. De plus, pour Aristote, il y a bien un privilège dumouvement de la sphère car, son mouvement étant circulaire, il est leseul à offrir l’avantage de l’uniformité (homalès) contrairement àl’altération, à l’accroissement et à la génération 5. C’est donc par cemouvement premier que peuvent se mesurer non seulement les autresmouvements, lesquels ne sont pas uniformes mais aussi le tempslui-même puisqu’il est le nombre au sens du nombré dans et par lemouvement 6. On voit au contraire que Plotin disjoint temps et mouve-ment à propos du problème de la mesure. Comment alors comprendreleur rapport ? S’appuyant sur plusieurs passages du Timée, Plotinexplique que le temps, puisqu’il est d’essence psychique, est « invi-sible et insaisissable » 7 et il doit donc être rendu « manifeste » « afin

1. Traité 45 (III 7), 12, 10-11.2. Ibid., 15-17.3. Ibid., 17-19.4. Physique, IV, 14, 223 a 21-26.5. Ibid., 223 b 18-21.6. Ibid., 223 b 21-23.7. Traité 45 (III 7), 12, 30-31.

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qu’il soit mesuré clairement » 1. Le temps est donc essentiellementindépendant du mouvement, qu’il précède logiquement, il ne peutdonc être ce que le mouvement mesure. Pourtant, par le mouvement,le temps se trouve manifesté et il y a une mesure du temps. Il n’y a paslà contradiction : le temps ne peut se mesurer lui-même, aussi c’est àtravers ce qu’il rend possible qu’il peut être connu mais si, en rendantpossible le mouvement, le temps se rend manifeste à travers lui,il n’en reste pas moins indépendant de lui. Le temps est donc mesuréau sens où il est rendu manifeste même s’il n’est pas un nombre ouune mesure 2 puisque sa nature en est indépendante. D’une certainemanière, Plotin renvoie la thèse d’Aristote à son fondement véritable :pour que le temps soit mesuré par le mouvement de la sphère, il fautque le temps ait engendré ce mouvement en s’y rendant mesurable.C’est parce que ce mouvement est subordonné au temps qu’il en estparadoxalement la manifestation et la mesure.

CONCLUSION

Il nous est apparu que le traité 45 présente deux analyses diffé-rentes du temps : une première, qui indique indirectement ce qu’est letemps, le relie à un manque ontologique, une seconde l’attribue à lavolonté (audacieuse) de l’âme de chercher mieux que son présent.Comment concilier ces deux approches ? Une première explicationpeut être avancée, à partir de la reconnaissance de la présence d’unthème commun dans les deux cas. Si le temps naît de la curiosité del’âme, insatisfaite de sa situation présente, n’est-ce pas justementparce qu’il y a manque aussi à son niveau ? Si l’âme possédait lacomplétude qui est celle de l’être on peut supposer qu’elle n’auraitpoint besoin de sortir d’elle-même pour rechercher mieux que son étatactuel. C’est donc en raison d’une imperfection que l’âme se met àbouger et engendre ainsi le temps et il n’y a donc pas contradictionentre les deux analyses du traité 45. Cependant, dans le cas de l’âme,cette insatisfaction ne se ramène pas seulement à une imperfectionpuisqu’elle est la condition d’une puissance qui fait surgir le tempsdans lequel le monde sera placé et par lequel ses mouvements seront

1. Traité 45 (III 7), 12, 27-28 et 49-52.2. Ibid., 36-37 ; 39-40.

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ordonnés. L’insatisfaction permet à l’âme de produire une image del’intelligible et de l’éternité 1. De plus, le manque n’est pas lié à uneincomplétude physique comme dans le cas des êtres engendrés mais àune incomplétude « psychologique » : ce dont l’âme manque c’est del’intelligible, qu’elle ne peut posséder comme l’Intellect, en un seul etidentique présent. C’est pourquoi cette première explication a aussises limites. L’âme n’est pas en manque comme le sont les êtres engen-drés puisque, pour ces derniers, le manque est en quelque sorte sub-stantiel. L’emploi de verbes de volonté pour exprimer cet écart del’âme marque d’ailleurs cette différence. De plus, il convient deremarquer que s’il y a manque dans les deux analyses du temps, lemanque suggéré dans la seconde et qui a pour conséquence une orien-tation de l’âme vers le bas qui lui fait diffracter l’intelligible en étatsdifférents 2, n’est pas véritablement expliqué par Plotin. D’ailleurs,dire que l’âme recherche mieux que son présent, c’est présupposerqu’elle est déjà dans le temps, insatisfaite parce que consciente d’unmanque que le futur pourrait combler. Comment alors considérerqu’elle engendre le temps du fait même d’une insatisfaction quisupposerait déjà le temps 3 ?

Mais cette différence entre les deux analyses peut aussi s’expli-quer par le contexte particulier des deux passages. Dans le premiercas, il s’agit d’opposer l’éternité au temps pour saisir la nature del’éternité alors que dans le second, il s’agit de saisir la nature du tempslui-même. C’est pourquoi, dans la première analyse, Plotin se place auniveau des êtres engendrés (tois genètois) 4 pour lesquels le temps estlié à un manque ontologique et cette opposition a pour but de montrer

1. Sur ce point, voir aussi J.-Y. Blandin, « Du temps comme ordre et nombre, autemps comme chute. Plotin et la diastasis de l’Âme », Kairos 15, 1999, p. 33-60,particulièrement p. 53-57.

2. Traité 45 (III 7), 12, 19-22.3. Il faut peut-être alors nuancer la portée de la présentation de la naissance du temps

à travers la prosopopée, laquelle contraint de parler du temps avant même qu’il ne soit. Lanotion de manque n’aurait de sens que dans un discours qui veut présenter la naissance dutemps comme la conséquence de la volonté d’une puissance (l’âme). En dehors de cecontexte, le temps n’apparaîtrait pas lié à un manque mais naîtrait avec l’âme elle-mêmedont il est la vie, comme l’éternité l’est de l’être et de l’intelligible. Et il permettrait bien,en ce sens, d’ordonner ce qui est produit par la procession. Voir par exemple les remar-ques de P. Aubenque, « Plotin philosophe de la temporalité », Diotima 4, 1976, p. 78-86.

4. Traité 45 (III 7), 4, 49.

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que l’éternité est soustraite au temps en raison de sa perfection c’est-à-dire de l’état de complétude qui caractérise l’être même. Dans laseconde analyse, la production du temps n’est pas envisagée au niveaudes êtres engendrés mais au niveau de l’âme elle-même puisqu’il nes’agit pas alors d’opposer le temps à l’éternité mais de comprendre lagenèse du temps. C’est pourquoi, dès lors qu’on ne se situe plus auniveau des êtres engendrés, celle-ci ne peut être également rapportéeau manque ontologique. Ou, en tous cas, elle ne peut l’être de la mêmemanière. On peut pourtant tenter d’atténuer la différence entre lesdeux analyses, en remarquant d’abord que dans la première, l’oppo-sition ne se situe peut-être pas exactement entre l’éternité et le tempsmais entre ce qui est éternel (l’être) et ce qui est dans le temps (les êtresengendrés). Et, comme nous l’avons vu, l’âme elle-même n’est pasdans le temps, mais elle produit le temps dans lequel se trouvent lesêtres engendrés. Ces derniers sont donc postérieurs au temps parcequ’ils sont en lui et par là, la seconde analyse ne contredit pas lapremière, mais l’explique. Si les êtres engendrés sont en situationde manque ontologique, c’est justement parce qu’ils sont engendrésc’est-à-dire sont dans le temps, ce qui suppose que le temps soitd’abord né. Dès lors que le temps est né, ce qui est engendré en lui estmarqué par le manque. En réalité, ce n’est pas le manque qui expliquele temps, c’est le temps qui explique le manque et en rend compte 1. Lapremière analyse ne fait ainsi qu’étudier ce qui se trouve dans le tempset qui en porte la marque, rendant alors nécessaire la seconde analysequi s’interroge sur le temps lui-même et sa genèse.

Sylvain ROUX

Université de Poitiers

1. Ainsi, le chapitre 6 du traité 45 précise bien qu’une chose que l’on présente commeachevée (un corps par exemple) ne l’est pas en fait, parce qu’elle est dans le temps (to garen chronô, 6, 38-39) et qu’elle est liée au temps (sun ekeinô, 41).

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UN TEMPS POUR L’ÉTERNITÉLE TEMPS DANS LA PENSÉE D’AUGUSTIN

Qu’est-ce donc que le temps ?Si personne ne me pose la question, je sais ;

si quelqu’un pose la question et que jeveuille expliquer, je ne sais plus 1.

Cette remarque célèbre d’Augustin à l’orée de sa réflexion sur letemps dans les Confessions en dit plus qu’une simple remarque inti-miste ou qu’un étonnement ponctuel. Elle institue une tension entrel’expérience vécue du temps et l’incapacité à rendre compte rationnel-lement de cette expérience 2. Ce constat était déjà celui de Plotin dansl’ouverture de son traité sur le temps et l’éternité :

En parlant ainsi, nous croyons que spontanément et d’un coup, par unesorte d’intuition de la pensée, nous avons de nous même dans nos âmesune impression claire de ces deux objets [le temps et l’éternité] ; et nousen parlons toujours et à propos de tout. En revanche, quand nous tentonsd’en faire un examen attentif et d’aborder le sujet de plus près, noussommes embarrassés par nos réflexions ; […] 3.

1. Saint Augustin, Confessions, XI, 14, 17, Paris, Desclée de Brower, 1962 (citéConf.).

2. Tension exprimée par Augustin et remise à la vérité divine : « Je te confesse,Seigneur, que j’ignore encore ce qu’est le temps ; mais en revanche, je te le confesse,Seigneur, je sais que c’est dans le temps que je dis cela, qu’il y a longtemps déjà que jeparle du temps, et que ce “longtemps” lui-même n’est “long temps” que grâce à une duréedu temps », Conf. XI, 24, 31.

3. Plotin, Ennéades, III, 7, 1, Paris, Les Belles Lettres, 1963, p. 127 (cité Enn.).

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62 FRÉDÉRIC VENGEON

Ce n’est donc pas par là qu’Augustin est original. Pour saisir lerôle spécifique que joue la notion de temps dans la pensée d’Augustin,il faut tout d’abord comprendre que, dans cette tension entre l’expé-rience du temps et sa restitution conceptuelle, s’avance une interpré-tation et une valorisation nouvelles du temps humain, par son inscrip-tion dans une théologie de la Création. Loin d’appeler une simpledéfinition d’essence, ou une description phénoménologique, laquestion « qu’est ce que le temps ? » est, sous la plume d’Augustin,le signe d’un réagencement du système métaphysique qui relie lePrincipe, le monde et l’esprit. Cette élaboration se fera à partir desexigences d’une théologie de la Création, qui situe l’initiativehumaine en regard d’un projet éternel divin. La notion de temps et letraitement de ses apories constitutives seront un marqueur de cetterefondation conceptuelle en ce qu’ils sont au cœur des relations entreles éléments du système métaphysique. Les réflexions d’Augustin surle temps concerneront donc tour à tour les rapports du Principe et dumonde créé, de l’esprit humain et du monde créé, de l’esprit humain etdu Principe.

Nous tenterons de montrer comment les analyses d’Augustintendent à valoriser l’expérience humaine du temps, dans laquellel’homme inscrit sa liberté et son action. La difficulté sera de concevoirune consistance propre au temps humain en face de la perfectionontologique de l’éternité et de l’altération impersonnelle de la nature.

Nous serons d’abord confrontés avec Augustin à la structureparadoxale de l’acte créateur divin, éternel dans sa cause, temporeldans ses effets. Puis nous aborderons l’expérience intégrale du tempslui-même, dont Augustin espère résoudre les apories en faisant del’âme humaine le site des dimensions temporelles. Ce mouvementd’intériorisation du temps dans l’âme humaine permettra de fonder ledéploiement de l’aventure du salut dans l’histoire.

LE TEMPS DE LA CRÉATION

Augustin ne pense pas le temps à partir de lui-même, il appréhendela notion dans un contraste inaugural :

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LE TEMPS DANS LA PENSÉE D’AUGUSTIN 63

(…) le temps n’est pas sans un changement successif, tandis quel’éternité n’admet aucun changement 1.

Et ailleurs :

(…) dans l’éternité rien ne passe mais tout est tout entier présent, tandisqu’aucun temps n’est tout entier présent (…) 2.

Le temps se démarque de l’éternité, il est pensé à partir d’elle.Qu’est-ce que l’éternité ? Ce n’est pas un mode quantitatif de la duréemais un mode qualitatif de perfection. Un être qui durerait infinimentpourrait ne pas être éternel, s’il était soumis au changement et à lacorruption. Il ne serait que perpétuel. Les âmes, par exemple, peuventêtre immortelles sans être éternelles. L’éternité est la marque de laperfection ontologique suprême : est éternel l’être qui ne change pasde mode d’être, au sens où il ne peut changer de mode d’être tant il estparfait et entier. Il ne s’agit pas d’un simple constat d’immuabilité,mais d’une raison d’immuabilité fondée en perfection. L’éternité seconfond avec Dieu même. Elle désigne la pleine actualité de l’Êtredans la simplicité de la présence à soi. En elle tout est tout entierprésent (« totem esse praesens »). Le présent n’est donc pas initiale-ment une détermination du temps, c’est avant tout une marque del’éternité. Le présent ne revient au temps que de manière dérivée,comme morcellement de la plénitude du présent éternel, comme frac-ture de l’Être et ligne d’actualisation mobile. Si le présent désignel’être en acte, l’éternité véhicule la notion de la plénitude illimitéede l’être en acte. Dans l’ordre des notions, le temps est second et sevoit destitué de la catégorie fondamentale du présent 3. Le temps estd’abord appréhendé par son caractère négatif, comme ce qui s’opposeà la permanence. Bien qu’inconcevable, le présent immuable del’éternité est placé comme critère de perfection de l’être.

Il n’est donc pas étonnant qu’avant de le thématiser pour lui-même, Augustin rencontre d’abord le problème du temps dans lesrapports de la Création avec son Créateur. Comment concilier la

1. La Cité de Dieu, XI, 6, Paris, Desclée de Brower, 1959.2. Conf., XI, 11, 133. On pourrait tenter une analyse génétique de la notion d’éternité et la rapporter à

une expérience première du temps et du présent vécu, dont elle apparaîtrait à la foiscomme une exaltation et une capture. Ce serait sortir de la présentation de la penséed’Augustin.

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64 FRÉDÉRIC VENGEON

succession temporelle avec l’éternité divine ? Ce problème contientdeux versants : un versant théologique qui se demande s’il faut situerl’événement de l’acte divin créateur dans le temps ; un versant cosmo-logique qui interroge le déploiement du temps à partir d’un planéternel. Pour reprendre les formulations de Jean Guitton : le problèmede la Création dans le temps et celui du temps dans la Création 1.

La Création dans le temps

Affirmer que Dieu a créé le monde selon une décision de savolonté et que le monde n’a pas toujours existé, c’est inviter à penserl’acte divin comme la nouveauté d’un événement survenant dans letemps. L’apparition d’une décision en Dieu déclencherait une opéra-tion qui conduirait à l’apparition du monde. Il semble y avoir un avantet un après l’apparition du monde, un avant et un après la décisiondivine. Soutenir cela, n’est-ce pas situer l’action divine dans le tempset lui retirer la plénitude éternelle 2 ? C’est une objection que n’ont pasmanquée de lui faire les contradicteurs de la théologie de la Création,qu’ils soient manichéens, néoplatoniciens ou sceptiques.

L’objection est très conséquente : puisque Dieu est une absoluesimplicité, ses attributs coïncident les uns avec les autres et s’identi-fient à sa substance même. Affirmer que sa volonté génère du nouveau,de l’événement, c’est engager sa substance dans une expériencetemporelle. Comment peut-il y avoir du nouveau dans l’éternité ?

Plus qu’une méditation sur l’instant et ses séries, la méditationchrétienne du temps est centrée sur une méditation du nouveau. Ladifficulté cardinale du christianisme est bien de coordonner l’éternité(du Principe) et l’événement (de la Création et de l’Incarnation). Lechristianisme propose une théorie du salut dans le cadre d’un systèmede faits éternels. La notion du temps est bien au cœur de ce rapport.Nous verrons que l’installation du site du temps dans les opérationsde l’âme humaine correspond à cette exigence de rendre le tempsfécondable par les actes de l’éternité, à travers la conversion du croyant.

Voici, donc, la première apparition de cette difficulté. Commentconcevoir un état antérieur à la Création ? Comment concevoir l’appa-

1. J. Guitton, Le temps et l’éternité chez Plotin et Saint Augustin, dans ŒuvresComplètes, Paris, Desclée de Brower, 1978, p. 217.

2. Conf. XI, 10,12.

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rition d’une volonté nouvelle dans le présent éternel ? En fait : commentpenser un commencement absolu sans le situer dans le temps ?

La solution d’Augustin sera de concevoir le commencementradical comme un commencement du temps lui-même :

Ainsi donc, puisque tu es l’ouvrier de tous les temps, s’il y eut un tempsquelconque avant la Création que tu fis du ciel et de la terre, pourquoidit-on que tu t’abstenais de toute œuvre ? Car ce temps lui-même, c’esttoi qui l’avais fait et les temps n’ont pu passer avant que tu fisses lestemps. Mais si, avant le ciel et la terre, il n’y avait aucun temps, pourquoidemande-t-on ce que tu faisais alors. De fait, il n’y avait pas d’« alors »,là où il n’y avait pas de temps 1.

De deux choses l’une : soit il y avait un temps avant la Création etDieu était le créateur de ce temps, soit il n’y en avait pas et la questionde ce que faisait Dieu pendant ce temps où il n’y avait pas de temps estmanifestement absurde. Augustin pense le temps comme créature ;dès lors il soustrait la Création à une antériorité temporelle. Il confi-gure une situation temporelle asymétrique : l’acte de Création ouvreun futur, il n’a pas de passé. Le temps ne s’adosse pas à un passé (sansquoi le temps s’adosserait à lui-même) mais à l’« aujourd’hui » del’éternité 2.

En abandonnant sa carrière de rhéteur, Augustin n’avait pasabandonné la rhétorique, tant il manie avec virtuosité les catégoriestemporelles pour les retourner sur elles-mêmes et évoquer l’actualitéd’un présent pur. La Création est sans antériorité ; le nouveau n’est pasune catégorie temporelle puisque le temps lui-même est nouveau ! Lenouveau n’est pas le caractère d’un instant dans une série mais celuid’un effet par rapport à sa cause, qui elle-même demeure hors dutemps. Cela dit, l’apparition du temps en tant que telle demeureimpensable et Augustin ne l’affirme que pour ménager les dogmes dela Création et du Dieu éternel. Il n’éclaire pas une notion, il configureun mystère.

Éternelle dans sa cause, temporelle dans son effet, l’opérationcréatrice divine opère la genèse du temps. Le temps de la nature est

1. Conf. XI, 13, 15.2. « Tes années sont un jour unique et ton jour n’est pas le jour quotidien, mais

“l’aujourd’hui” parce que ton “aujourd’hui” ne cède pas la place à un “demain”, car il nesuccède pas non plus à un “hier”. Ton “aujourd’hui”, c’est l’éternité », Conf. XI, 13, 16.

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un effet 1. Mais quel va être le rapport de l’éternité immuable à lavariation temporelle ?

Le temps dans la Création

La question est maintenant de comprendre le déploiement dutemps dans la Création. Comment l’acte simultané de Dieu peut-il sedéployer dans une succession temporelle ?

La Création n’est pas achevée avec la genèse, elle ne fait quecommencer. Est-ce à dire que Dieu n’a pas tout créé en même temps ?Ce serait à nouveau situer l’action de Dieu dans le temps. La Créationest inchoative, alors que l’acte de Création est sans épaisseur tempo-relle. Il faut pouvoir penser que la Création est, dès le commencement,complète et inachevée. Entre la pleine actualité divine et les différentsétats actualisés de la Création, il faut trouver un lien ontologique quin’implique pas une temporalité des opérations divines. Augustinretrouvera la dimension aristotélicienne de l’être en puissance. Maisce qui pose problème, c’est précisément le statut de cet être en puis-sance en face de l’actualité divine. Augustin reprend la notion d’êtreen puissance à partir de son élaboration stoïcienne, puis plotinienne,des raisons séminales (logoï spermatikoï). Selon ce modèle biolo-gique de la génération, l’être vivant préexiste entièrement formé dansla semence, qui contient à l’état de germe toutes les propriétés àvenir 2. Les raisons séminales doivent permettre de concevoir le mode

1. Augustin avait rencontré bien plus tôt cette difficile articulation du temps et del’éternité dans l’opération divine à propos d’un problème d’exégèse : comment entendrele récit de la Genèse lorsqu’il affirme que la Création s’est déroulée en sept jours ?Dieu s’est-il astreint à un rythme hebdomadaire ? Comment comprendre cette notion de« jour », qui scande en séquences l’opération divine ? Après plusieurs interprétations,Augustin proposera finalement dans le De Genesi ad Litteram d’entendre dans le récit dela Genèse l’exposition de la Création divine aux intellects angéliques. Il videra la notionde « jour » de sa signification temporelle pour le comprendre comme la métaphore d’unacte noétique.

2. Dans le monisme matérialiste stoïcien, le mouvement substantiel du monde aucours de la Grande Année est conçu par le dynamisme des raisons séminales, c’est-à-diredes substances programmées pour déployer l’intégralité de leur forme dans le temps. Cesraisons séminales assurent la continuité réelle entre l’unité de la Vie et l’infinité des corpslimités. Puisque tout est déjà compris dans ces semences, le mouvement n’est qu’unetransformation du Tout en lui-même, le temps une fécondation interne de l’Un. Plotininscrit ce paradigme dans sa métaphysique génétique de l’émanation. Il l’utilise pour

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d’être actuel de l’être en puissance lui-même. Augustin les réutilisedans le Genesi ad Litteram au service de sa théologie de la Création.

Or, de même que dans la graine était invisiblement et simultanémenttout ce qui au cours du temps s’est développé en arbre, de même on doitpenser que le monde, quand Dieu créa simultanément toutes choses,renfermait simultanément, quand fut créé le jour, tout ce qui a été fait enlui et avec lui […] 1.

Les raisons séminales sont conçues comme des nombres efficaces,insérés dans les éléments du monde, qui conservent la forme parfaitedes premiers jours de la Création. Elles se font donc le véhicule tempo-rel des déterminations de la Création. Elles transmettent l’impulsioncréatrice. Tout est déjà complet dès le premier jour, mais demeureenveloppé jusqu’à sa date d’apparition, elle-même intégrée au plandivin. Il n’y a pas véritablement de nouveau dans la nature, du moinspas au regard de Dieu. Le temps de la nature est un temps programmé,une succession d’instants présents qui se déroule mécaniquement àpartir de l’architecture divine. Il n’y a de nouveau dans la nature querelativement à qui ignore les plans de la providence. Cela signifie doncque le temps est porteur d’une rationalité (qui en grande partie excèdeles possibilités de la raison humaine), il est le déploiement d’un ordre.Le temps de la nature commence son déploiement à partir de l’opéra-tion divine, par elle-même complète. Les raisons séminales permet-tent de penser le lien entre deux états de la Création, enveloppé puisdéveloppé, sans faire de ces états l’effet d’opérations distinctes. Dieune se contente pas de créer des états ponctuels, il inscrit dans lamachine du monde l’ordre de leur progression.

penser le déploiement de la nature à partir de la puissance active de l’intelligible. Lesraisons séminales permettent de figurer le passage de la cohérence logique à l’existencetemporelle dans la nature. On le voit, les raisons séminales servent à penser la proces-sualité de l’Un (que ce soit dans un immanentisme radical ou dans une dégradationscalaire), c’est-à-dire à conjuguer dynamisme et monisme.

Il reste que ce modèle de génération s’avère faux puisque la semence, en elle-même,ne peut déployer l’intégralité des propriétés de l’être à venir. Il lui faut au moins l’inter-vention active d’un milieu qui nourrisse son dynamisme. Quoi qu’il en soit, au-delà de laréalité biologique, ce paradigme métaphysique ne permet pas de comprendre comment ilpeut y avoir plusieurs états de l’Un ou du Tout lui même.

1. La Genèse au Sens Littéral, V, 23, 45, Paris, Desclée de Brouwer, 1972.

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On peut se demander toutefois si les raisons séminales nous ontvraiment extrait des difficultés ? Car la question se repose : comments’articulent intérieurement l’état créé par Dieu et le dynamismetemporel de l’ordre de la nature ? Comment la simultanéité divinedonne-t-elle une impulsion temporelle ? Les variations de la Créationn’impliquent-elle pas une forme de multiplicité en Dieu ? À ce proposdu rapport de Dieu avec sa Création, Augustin se pose le problème desmiracles : si tout est donné dès le départ, Dieu ne pourra-t-il plus inter-venir dans sa Création ? Il propose alors une distinction entre les êtresfuturs qui devront nécessairement sortir des germes et ceux qui lepourront seulement à condition que la puissance de Dieu intervienne.Mais alors, n’est-ce pas rétablir une ponctualité temporelle de l’actiondivine ? La providence divine est incompréhensible, elle exige depenser le rapport entre la succession temporelle et la simultanéitédivine comme une pure simultanéité. Cela revient à poser et à niersimultanément la succession.

Augustin, nous l’avons dit, ne cache pas le caractère incompré-hensible des rapports qu’il propose entre l’éternité et le temps. Il sesert d’un questionnement et d’opérateurs philosophiques pour desstratégies théologiques. Sa thèse est que le temps est un effet. Le tempsest une dimension de la Création qui apparaît avec elle. La Créationn’a pas de passé, elle est adossée à l’éternité ; le futur dont elle estporteuse est donné dès le commencement dans les replis de la matière.Cette conception du temps de la nature répond à l’exigence d’exonérerDieu de la condition temporelle. Nous avons vu comment celaredistribuait les difficultés.

Mais jusqu’à présent l’analyse du temps a été rapportée à uneanalyse causale de l’efficience de la nature à partir des opérations duPrincipe. Elle a consisté à mettre en relation le présent intégral de laplénitude avec le présent morcelé de la nature. Le temps est ici conçusur un modèle cinétique comme transmission de forces ou d’infor-mations 1. Le passage d’un instant à l’autre est l’effet d’une puissanceagissant au présent. Cela ne correspond pas encore à notre expériencedu temps qui déploie les différentes dimensions temporelles, le passé,le présent, le futur. Pour l’aujourd’hui éternel, il n’y a ni passé, ni

1. Même si cette transmission est à son tour conçue sur le modèle biologique desraisons séminales.

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futur. La nature, quant à elle, n’est que la ligne de déroulement dessemences déposées par Dieu. Il n’y a pas de place, dans ces relationsentre la nature et le Principe, pour l’expérience du temps en tant que tel.

L’EXPÉRIENCE DU TEMPS

La grandeur philosophique d’Augustin à propos du traitement dela notion de temps est d’avoir affronté la question de l’expérience dutemps en elle-même. Augustin ne se contente pas des analyses sur lesapories de l’acte créateur divin, il rencontre la question : « quid estenim tempus ? », « qu’est-ce, en effet, que le temps ? » 1. Cette questionouvre la célèbre méditation sur le temps du livre XI des Confessions.Il importe de noter que ces analyses sont encadrées par des considé-rations théologiques sur la Création 2. L’analyse philosophique dutemps dans les Confessions ne constitue pas un moment absolumentautonome, mais une reprise du problème du temps dans une théologiede la Création, de manière à inscrire l’expérience humaine au cœur duprojet divin. L’objet du livre XI sera de distinguer le temps humain dutemps de la nature, au point de faire des opérations de l’âme humaine– sans doute par un coup de force – le site exclusif de l’être du temps.

Dans le livre XI des Confessions Augustin se confronte auxapories traditionnelles concernant les rapports de l’être et du temps,à propos desquelles il éprouve l’insuffisance des réponses philo-sophiques centrée sur la mesure du mouvement, avant de proposer sapropre solution de la distentio animi.

L’expérience du temps est faite de deux éléments majeurs. Toutd’abord l’expérience de la succession : les choses passent, ellesapparaissent et disparaissent. Ensuite l’expérience d’une mesure :on compare des durées. La recherche d’Augustin relie ces deuxdimensions : elle questionne l’être du temps à partir de la possibilitéde sa mesure.

1. Conf. XI, 14, 172. La méditation des rapports entre l’éternité et le temps court de 1, 1 à 14, 17, puis de

29, 39 à 31, 41. Les analyses concernant le temps occupent le reste, de 14, 17 à 29, 39.

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L’être et le temps

La teneur ontologique du temps est interrogée à partir d’uneconception déterminée de l’être : le critère de l’être est le présent et lerepos. Quelque chose est, pour autant qu’il est stable et présent à lui-même ou actuel. Le repos ne doit pas être compris ici comme lecontraire de l’activité mais comme celui de l’altération. Il peut secombiner avec la plus grande activité, si cette activité est l’œuvred’une puissance que son efficience n’altère pas. Maintenir les qualitésque l’on détient, voilà la marque de l’être. Dès lors, si le temps secomprend à partir de l’expérience du passé, du présent et du futur, sonrapport à l’être devient problématique : il est fait de non-être etd’instabilité. Le passé désigne ce qui n’est plus et le futur ce qui n’estpas encore. Quant au présent, il excessivement instable, puisqu’on nepeut le saisir sans l’anticiper dans l’avenir ou le transformer en passé.

Si donc le présent, pour être un temps, ne le devient que parce qu’il s’enva dans le passé, comment disons nous encore qu’il est puisque la raisonpour laquelle il est, c’est qu’il ne sera plus, si bien que, de fait, nous nepouvons dire en toute vérité que le temps est, sinon parce qu’il tend à nepas être 1.

Le verbe être ne peut se conjuguer aux temps de l’indicatif sanss’annuler du même coup : l’inflexion verbale n’est pas seulement unemodification mais une contradiction. L’être du temps semble struc-turé autour d’un paradoxe : « la raison pour laquelle il est, c’est qu’il nesera plus » ; « nous ne pouvons dire […] que le temps est, sinon parcequ’il tend à ne pas être ». La raison d’être du temps est de ne pas être 2.

Considérer l’être du temps, c’est donc tenter de conférer de l’être àce qui s’y refuse. Cela est impossible, à moins de devoir repenser lesrapports de l’être au temps. Car on ne peut absolument laisser le tempsau non-être ; il y a tout de même un indice que le temps « est », d’unemanière ou d’une autre, c’est que nous mesurons des durées. « Cepen-dant nous disons un “temps long”, un “temps court” […] » 3. Leproblème de la mesure vient relancer le problème de l’être. En fait, la

1. Conf. XI, 14, 172. Cette conclusion est nécessaire dès lors qu’on a au préalable défini l’être par le

présent et isolé le présent pur dans l’éternité.3. Conf. XI, 15,18

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détermination de l’être du temps va être induite, au titre de conditionnécessaire, à partir de notre expérience de la mesure du temps. Encorefaut-il bien analyser la nature de cette expérience.

La mesure du temps

Cette remarque que nous mesurons des durées est en effet simulta-nément une avancée en direction d’une solution et une nouvelleposition du problème : comment concevoir une mesure de ce qui n’estpas, ou de ce qui est en instance de ne plus être ? La notion de mesure,centrale dans le concept de connaissance, n’implique-t-elle pas lastabilité des parties mesurées et la contemporanéité de la mesure et dumesuré, pour que celle-là s’applique à celui-ci. Or par définition, lesparties temporelles ne sont ni stables, ni contemporaines d’une mesurefixe.

Nous croyons d’abord mesurer le passé et le futur, mais cettemesure nous ramène en fait à la mesure du présent :

[…] ne disons pas : « le temps passé fut long » ; de fait nous netrouverons pas ce qui a pu être long puisque depuis qu’il est passé, iln’est pas. Mais disons : « ce temps présent fut long » 1, parce que quandil était présent, il était long 2.

Le centre de gravité ontologique du temps est le présent. Peut-onmesurer le présent ? Comment le saisir ? Le continu temporel, à ladifférence du continu spatial, ne fait pas exister simultanément sesparties. La divisibilité du temps est en même temps un effondrementdans le non-être. La ligne d’actualisation devient de plus en plus fineau point de devenir insaisissable.

Prenons les unités calendaires. Sur un siècle, une seule année estprésente ; sur cette année, un seul mois ; sur ce mois un seul jour, sur cejour, une seule heure, …

Et cette heure unique, elle-même, court en particules fugitives : tout cequi s’en est envolé est passé, tout ce qui lui reste est futur 3.

Ainsi le présent est insaisissable :

1. Dans cette formulation il faut entendre la tension extrême, par delà la faille quisépare l’être du non-être, entre le sujet et le verbe.

2. Ibid., traduction légèrement modifiée.3. Conf. XI, 15, 20.

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Si l’on conçoit un élément du temps qui ne puisse plus être divisé enparcelles d’instants, si minimes soient-elles, c’est cela seulement quipeut s’appeler le présent. Encore passe-t-il d’un vol si rapide du futur aupassé qu’il n’a pas la moindre étendue de durée ; car s’il s’étend, il sedivise en passé et en futur ; mais le présent n’a aucun espace (spatium) 1.

On voit que le modèle de la mesure reste l’espace avec l’extérioritéet la simultanéité 2 de ses parties. La mesure du temps est impensable.Et pourtant elle est un fait. Nous pouvons mesurer le présent qui passeet nous sommes en rapport avec le passé et le futur. L’histoire, lesdivinations (si elles existent) ou même les anticipations de nos actionssont biens la preuve d’une certaine objectivité du passé et du futur.

Augustin ne revient pas sur l’identité de l’être et du présent. Il luifaut donc trouver une stabilité minimale au présent temporel, et déter-miner le lien positif du passé et du futur avec le présent. Augustin vaalors déplacer la question : il ne s’interroge plus seulement sur l’êtredu temps (qui est le présent) mais sur le site de l’être du temps. Où leprésent temporel peut-il être stable ? Où le passé et le futur peuvent-ilstrouver un lieu pour être ?

Le site du triple présent

Augustin tire les conséquences de son identification de l’être auprésent. Nous parlons improprement du temps : il n’est pas constituéde trois dimensions, dont une serait le présent, il est constitué de troisprésents.

Ceci dès maintenant apparaît limpide et clair : ni les choses futures, niles choses passées ne sont, et c’est improprement qu’on dit : il y a troistemps, le passé, le présent, le futur. Mais peut être pourrait-on dire ausens propre : il y a trois temps, le présent du passé, le présent du présent,le présent du futur 3.

Le temps est donc un triple présent, le feuilletage d’une uniquedimension. Il faut alors trouver le lieu du présent capable d’accueillirl’intégralité du temps. « Si en effet les choses futures et les chosespassées sont, je veux savoir où elles sont » 4. Où loger le temps ? Ce

1. Ibid.2. Au moins apparente.3. Conf. XI, 20, 26.4. Conf. XI, 18,23.

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n’est pas un hasard si la question devient alors une question d’espace :le lieu, en effet, c’est l’endroit où l’on est au présent.

Ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore ne peuvent exister quedans des signes : vestiges, causes ou présages.

D’ailleurs quand on raconte des choses vraies mais passées, c’est de lamémoire qu’on tire, non les choses elles-mêmes, qui ont passées, maisles mots conçus à partir des images qu’elles ont gravées dans l’esprit,comme des empreintes en passant par les sens.

Le lieu du passé, c’est la mémoire, son être est un être d’image, detrace. L’être du futur est également celui d’un signe, événement phy-sique interprété comme l’annonce d’un autre événement 1. Dans lesdeux cas, c’est donc l’esprit humain qui fait le lien entre un événementprésent (naturel et/ou mental 2) et le passé ou le futur. Le passé et le futurn’ont rapport au présent que par le traitement psychologique des signes.L’esprit humain abrite le temps, les opérations de l’âme humaine sontle site du triple présent. Voilà la thèse qu’il va falloir défendre. Ellerapporte l’être du temps au présent de l’âme et à l’intériorité de laconscience. Mais peut-elle rendre compte de sa mesure ? Ce retour surle problème de la mesure est en fait l’occasion d’éprouver la valeur de lathèse mentaliste face à la détermination traditionnelle du temps commetemps de la nature, inscrit dans le mouvement des corps.

Le temps et le mouvement des corps

J’ai entendu dire à un homme instruit, que les mouvements du soleil, dela terre et des astres, constituaient le temps lui-même ; et je ne l’ai pasadmis 3.

Cette thèse a été soutenue par Zénon de Citium 4, le fondateur del’école stoïcienne. La critique de cette thèse avait déjà été menée

1. « Je regarde l’aurore : j’annonce à l’avance que le soleil va se lever. Ce que jeregarde est présent ; ce que j’annonce, futur. Ce n’est pas le soleil qui est futur, car il estdéjà ; mais son lever, car il n’est pas encore », Conf. XI, 18, 24.

2. D’ailleurs l’événement naturel doit être perçu, c’est-à-dire devenir un événementmental.

3. Conf. XI, 23, 29.4. Stoicorum Veterum Fragmenta, collegit I, at Arnim vol. I, Zeno et zenonis

Discipuli, fragment 93. Il ne faut pas confondre cette définition avec la définitionaristotélicienne, selon laquelle « le temps est le nombre du mouvement, selon l’antérieuret le postérieur » (Physique IV, 11, 219b, nous soulignons).

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auparavant par Plotin. Augustin reprend ces objections pour réfuterune approche cosmologique du temps qui inscrit ce dernier dans unmouvement naturel, fut-il celui des astres.

Augustin commence par se demander pourquoi choisir le mouve-ment des astres à l’exclusivité de tous les autres ? Ce faisant, il penseimplicitement une équivalence de tous les mouvements de la Création,qui ne sont plus qualitativement hétérogènes. De plus, les mouve-ments peuvent être conçus comme indépendants les uns des autres,sans relais causal du mouvement des astres aux mouvements sub-lunaires (le soleil peut interrompre sa course sans que cela ne perturbela roue du potier ! 1). Le mouvement des astres apparaît donc commeun mouvement particulier et contingent. On mesure ici combien lesarguments d’Augustin manifestent une désacralisation du cosmos : lecosmos n’est plus le lieu d’une perfection ultime ; l’ensemble de ce quiexiste est unifié en tant que créature et rapporté à une contingenceradicale devant la volonté du Créateur. Il n’est le garant d’aucunerégularité véritable. Destitué de son excellence, le cosmos n’est plusune autorité. Le livre XI des Confessions, dans sa recherche sur l’êtredu temps, enregistre un transfert de sacralité depuis le monde versl’intériorité de l’âme humaine. L’histoire sera le redéploiement decette intériorité, selon sa modalité propre, aux dimensions du monde.

Les astres mobiles ne sont donc pas le temps mais le signe de sondéroulement dans un mouvement régulier. La vitesse des astrespourrait varier, le temps varierait-il pour autant ? Augustin le refuse 2.La prise en compte de la vitesse comme variable nous invite à distin-guer la durée d’un événement de cet événement lui-même. Le soleil,par exemple, pourrait accomplir sa révolution (apparente) selon desdurées différentes. Cette expérience de pensée montre bien la distinc-tion entre un mouvement dans l’espace et sa durée 3. Et Augustin

1. Conf. XI, 23, 29.2. Là encore, le problème de la vitesse du temps, absurde quand on imagine la

variation d’un mouvement isolé, ne l’est peut être plus lorsqu’on considère la variation detous les mouvements ou d’un ensemble de mouvements et donc de tous leurs rapports. Laquestion a été récemment discutée par F. Kaplan dans son livre L’irréalité du temps et del’espace, Paris, Le Cerf, 2004, p. 69-73.

3. Il ne montre pas encore que la perception de la durée est indépendante de toutecomparaison de mouvements.

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LE TEMPS DANS LA PENSÉE D’AUGUSTIN 75

affirme que c’est par la perception de leur durée que nous comparonsles mouvements, non l’inverse 1.

De plus, le temps est bien indépendant du mouvement qu’ilmesure, puisque aussi bien il peut mesurer la durée d’un repos 2.

Enfin, les Écritures elles-mêmes attestent bien l’indépendance dutemps vis-à-vis du mouvement des astres puisque Dieu a pu arrêter lacourse du soleil précisément le temps que les Hébreux gagnent unebataille 3.

Ainsi Augustin a pu distinguer la durée et le mouvement. Par là, ilpense avoir invalidé la thèse cosmologiste du temps. Il a certes montréqu’il n’y a pas de référence cosmologique fixe. Aucun mouvement nepeut s’identifier au temps. Les arguments que mobilisent Augustinmontrent bien l’indépendance du temps vis à vis du mouvement d’uncorps particulier, mais non vis-à-vis de l’ensemble des mouvementsou d’un ensemble suffisamment englobant de mouvements de réfé-rence. L’argumentation augustinienne ne règle pas la question del’enracinement de la perception de la durée dans celle des mouve-ments de la Création. Nous avons vu qu’il définissait même le tempspar le mouvement, par rapport au repos de l’éternité. Augustin fait dela perception de la durée une perception sui generis, ce qui n’a riend’évident.

Du son à la parole

Augustin s’attache maintenant à analyser cette perception de ladurée, qui est au centre de l’expérience de la mesure du temps. Sontexte devient alors une description des modes d’appréhension dutemps, conçu comme le triple présent de la durée. Il s’agit de saisir leprésent. Ce dernier ne peut rester un objet évoqué – sans quoi ilresterait un être passé que l’on convoque ou une notion intemporelle –mais doit être saisi au plus près de son passage. Augustin va donctenter de faire coïncider la temporalité présente de la méditation quiprogresse avec l’étude d’exemples de mesure du temps. Il vise une

1. « Ainsi, autre chose est le mouvement d’un corps, autre chose ce qui nous sert àmesurer sa durée, qui dès lors ne comprendrait pas lequel des deux doit de préférences’appeler temps ? », Conf. XI, 24,31.

2. Conf. XI, 24,31.3. Ios, 10, 12 sq.

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coïncidence, dans le passage du présent, entre les opérations mentalesde l’analyse et la teneur réelle de son objet 1. Cela l’amène à prendredes exemples de mesures de plus en plus intégrées à l’acte d’énoncia-tion qui porte le texte : des règles de versification encore extérieures,au son qui résonne, jusqu’à l’acte d’énonciation lui-même.

La codification des périodes poétiques pourrait livrer la métriquetemporelle désirée : une syllabe longue prend le double de tempsqu’une syllabe brève. Augustin ne le pense pas : la codification établitdes rapports mais ne livre pas une appréhension directe de la durée. Unmême élément poétique peut être prononcé selon des durées diffé-rentes. Avec des rythmes de déclamations différents, on peut pronon-cer une syllabe brève pendant un temps plus long qu’une syllabelongue. Les rapports de durées sont par définition relatifs et ne four-nissent pas immédiatement d’unité de mesure de la durée. C’est cettedernière qu’il s’agit d’appréhender. C’est ce qu’indique Augustin,lorsqu’il définit le temps comme « distentio » ou distension. Ce termecapital apparaît pour la première fois en XI, 23, 30. Augustin parleencore d’« espace de temps » (« spatium temporis ») 2. La distensionest une dilatation, un espacement. Soit, « mais de quoi ? » 3.

Augustin se rapproche alors de l’opération de la durée :

Voici, par exemple, un son qui vient d’un corps : il commence àrésonner, il résonne, il résonne encore, et le voilà fini ; déjà c’est lesilence, le son est passé, il n’y a plus de son 4.

Augustin se donne un objet intrinsèquement temporel, dont toutl’être réside dans la durée de son apparition, ce que Husserl appelleraplus tard un « tempo-objet ». Il s’agit donc de se rendre au lieu mêmede la mesure de la durée. Mais cette mesure, pourtant attestée,demeure impensable : avant de résonner le son n’est pas, une foiséteint il n’est plus, et lors de son passage il n’a pas encore déployé saforme. On le manque sans cesse, il est encore trop extérieur à l’espritqui mesure. Il faut donc intégrer encore davantage la perception de la

1. Augustin n’affirme pas qu’une coïncidence absolue soit possible. Selon lui, ellen’est d’ailleurs réalisée qu’en Dieu, qui est la vérité même. Il se contente d’unedescription suffisante, sous l’égide d’une vérité plus haute.

2. Conf. XI, 23, 30.3. Conf. XI, 26, 334. Conf. XI, 27, 34.

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durée aux actes de l’analyse et choisir un autre exemple : la déclama-tion. Cet exemple reprend celui des règles de versification, mais cettefois dans le moment même de leur énonciation, qui s’intègre dans letemps propre de l’analyse. L’acte d’énonciation est un acte intrinsè-quement temporel, et il apporte à la méditation l’expérience indubi-table de la mesure du temps dont elle a besoin. Il y a ici un loquior,comme ailleurs un cogito. La méditation d’Augustin n’a alors plusqu’à thématiser les opérations à l’œuvre dans la déclamation.

Deus creator omnium (Dieu créateur de toute chose 1) : dans ce vers dehuit syllabes alternent syllabes brèves et syllabes longues […]. Chacunede celles-ci par rapport à chacune de celles-là vaut un temps double. Jedéclame et je proclame, et il en est ainsi pour autant qu’on le sent par unesensation manifeste. Pour autant que cela est manifeste, par la syllabebrève je mesure la longue, et je sens qu’elle vaut deux fois autant 2.

Ce qui est manifeste dans la déclamation prête son évidence à larecherche elle-même. Pour autant le problème de la mesure demeure,il faut donc le reprendre au sein de cette nouvelle proximité avecl’opération du présent :

Mais lorsque l’une résonne après l’autre, si la brève vient devant et lalongue après, comment retiendrai-je la brève, comment l’appliquerai-jesur la longue pour mesurer celle-ci et trouver qu’elle vaut deux foisautant, puisque la longue ne commence pas à résonner avant que labrève ait fini de résonner ? La longue elle-même, est-ce que par hasard jela mesure quand elle est présente alors que je ne la mesure que finie ? Orquand elle est finie, elle est passée 3.

Mesurer le temps suppose de comparer des durées, ce qui supposeà son tour d’appliquer une unité de temps à une autre durée. Commenteffectuer cela dans le seul présent, si on le définit par la simplicité et laponctualité de son écoulement ? Comment retourner du temps sur dutemps ?

Qu’est-ce donc que je mesure ? Où est la brève qui me sert de mesure ?Où est la longue que je mesure ? Toutes les deux ont résonné, ont pris

1. Cet exemple montre combien la temporalité de la conversion structure enprofondeur la méditation sur l’être du temps.

2. Conf. XI, 27, 35.3. Conf. XI, 27, 35.

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leur envol, ont passé ; elle ne sont plus. Et moi, je mesure ; et je répondsavec confiance, autant qu’on peut se fier à un sens exercé, que l’une estsimple, l’autre double, en espace de temps évidemment. Et je ne puis lefaire que parce qu’elles ont passé et sont achevées. Ce n’est donc paselles-mêmes que je mesure, elles qui ne sont plus, mais quelque chosedans ma mémoire, qui demeure là fixé 1.

Voilà la solution qui approche : c’est par la mémoire, c’est-à-direpar une opération de l’esprit que la mesure du temps est possible. Leredoublement du temps dans la mesure suppose la capacité réflexivede l’esprit qui dans l’unité de ses opérations permet l’application d’unedurée remémorée à une autre. Le site du triple présent est l’esprit.

La distentio animi

C’est en toi, mon esprit 2, que je mesure les temps (In te, animus meus,tempora metior) 3.

On ne mesure pas les durées directement mais seulement à traversla médiation des opérations de l’âme. Nous avons un rapport indirectaux choses dans le temps :

L’impression (affectionem) que les choses en passant font en toi [monesprit], y demeure après leur passage et c’est elle que je mesure quandelle est présente, non pas ces choses qui ont passées pour la produire 4.

Le présent du passé est l’impression que les choses ont laissée dansl’âme. Le temps, déployé dans ses dimensions, est une expérienceréflexive de l’âme. Le temps, à proprement parler, passe dans l’âme.

Cette intériorisation psychique ne se limite cependant pas àl’évocation d’une empreinte passive dans la mémoire pour mesurerune sensation présente. Il est intrinsèquement lié aux projets del’esprit humain, à ses actions volontaires les plus simples dontl’effectuation exige une constance et une anticipation dans la durée.

1. Ibid., traduction légèrement modifiée.2. Nous traduirons « anima » indifféremment par âme, conscience ou esprit. Il ne

s’agit pas de l’âme au sens aristotélicien d’animation du vivant. Il ne s’agit pas nonplus, nous le verrons, de l’âme du monde. Il s’agit de la mens, c’est-à-dire de l’intérioritéréflexive de la pensée humaine.

3. Conf. XI, 27, 36.4. Conf. XI, 27, 36.

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Supposons que quelqu’un ait voulu émettre un son de voix assez long, etqu’il ait fixé d’avance en esprit quelle en sera la longueur, cet hommeévidemment a composé l’espace de temps en silence, et puis, le confiantà la mémoire, il a commencé à émettre ce son qui résonne jusqu’àl’arrivée au terme proposé ; ou plutôt ce son a résonné et il résonnera, carce qui de lui est déjà achevé, a évidemment résonné, mais ce qui resterésonnera ; et c’est ainsi qu’il s’achève, tandis que l’intention présentefait passer le futur dans le passé en faisant croître le passé par diminutiondu futur, jusqu’à ce que du futur tout soit devenu passé 1.

Le temps se comprend comme le projet et l’effectuation d’uneaction : l’action est d’abord anticipée par la conscience, puis confiée àla mémoire avant qu’une décision n’enclenche l’effectuation pré-sente. L’action se déroule alors comme épuisement du futur anticipédans la réserve de passé accompli. C’est un transfert qui a lieu dans lecadre d’une séquence initiée par la conscience.

Or ce transfert s’effectue par les opérations de l’âme elle-même :

Mais comment diminue-t-il ou s’épuise-t-il ce futur qui n’est pasencore ? Ou comment s’accroît-il ce passé qui n’est plus, sinon par lefait que dans l’esprit qui fait cette action, il y a trois actes ? Car et ilattend et il est attentif et il se rappelle, de sorte que ce qu’il attend,traversant ce à quoi il est attentif, passe dans ce qu’il se rappelle 2.

Attente, attention, mémoire, le triple présent se distribue selontrois actes de l’âme, qui s’enchevêtrent pour former le continuum dutemps. Il y a une simultanéité des ces actes de conscience qui déploientla temporalité. Dès lors, ce sont ces actes qui sont mesurés, à même levécu de la conscience :

Il n’est donc pas long, ce futur qui n’est pas ; mais un long futur, c’estune longue attente du futur. Il n’est donc pas long non plus, ce passé quin’est pas ; mais un long passé, c’est un long souvenir du passé 3.

La mesure du temps est une appréhension immédiate desopérations de l’âme. Le temps est un mouvement psychique et nonnaturel.

1. Ibid.2. Conf. XI, 28, 37.3. Conf. XI, 28, 37.

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Cependant les rapports de l’âme au temps sont réciproques. L’âmen’est pas la source intemporelle du temps, elle n’est pas l’éternité.L’origine du temps demeure obscure, au cœur même de la conscience.L’âme déploie le temps, mais elle est elle-même temporalisée, disten-due de l’intérieur par ce mouvement qui réside en elle. Le temps estsimultanément activité et passivité de l’âme. Intrinsèque aux projetsvolontaires, il est lui-même involontaire. C’est ce que montre biencette description finale qui synthétise admirablement tout le parcourseffectué :

Je me prépare à chanter un chant que je connais. Avant que je commencemon attente se rend vers l’ensemble de ce chant ; mais quand j’aicommencé, à mesure que les éléments prélevés de mon attente devien-nent du passé, ma mémoire se tend vers eux à son tour ; et les forces vivesde mon activité sont distendues (distenditur), vers la mémoire à cause dece que j’ai dit et vers l’attente à cause de ce que je vais dire. Néanmoinsmon attention est là, présente ; et c’est par elle que transite ce qui étaitfutur pour devenir passé. Plus cette attente avance, avance, pluss’abrège l’attente et s’allonge la mémoire, jusqu’à ce que l’attente toutentière soit épuisée, quand l’action tout entière est finie et a passé dans lamémoire 1.

Nous reviendrons sur cette ambivalence fondamentale du temps, àla fois actif et passif, mouvement initié et mouvement subi. Il convientavant cela de faire quelques remarques à propos de cette thèse surl’intériorité psychique du temps.

Tout d’abord, Augustin n’est pas le premier à affirmer la réalitépsychique du temps. Plotin avant lui avait déjà soutenu que ledéploiement de l’âme était constitutif du temps et de l’espace 2. Selonlui, la contemplation inquiète et curieuse des Intelligibles par l’Ameconstitue la nature, c’est-à-dire une réalité objective structurée par lamultiplicité en régime de séparation. Par là, Plotin prolongeait lesrecherches d’Aristote en tentant à la fois de penser la genèse du tempset de clarifier les rapports du temps à l’âme, laissés indéterminés dansla Physique. Si Augustin innove, ce n’est donc pas par la thèse del’intériorisation psychique du temps mais par la conception de l’âmequi est avancée. Pour Plotin, il s’agissait de l’âme du monde qui

1. Conf. XI, 28, 38, nous soulignons.2. Ennéades, III, 7, 11, Paris, Les Belles Lettres, 1999, p. 243.

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supporte l’animation de tous les êtres de l’univers et dont toutesles âmes individuelles sont dérivées au titre de particularisationssecondes. Pour Augustin, le temps passe dans l’âme humaine, indivi-duelle, singulière. Il n’y a plus d’âme du monde, mais un déploiementautonome et réglé des raisons séminales d’un côté et l’inquiétude de lapensée humaine de l’autre. L’âme humaine est directement en rapportavec le Principe, qui intériorise dans son intellect le monde intelligibleet assure par sa providence l’administration de la Création. Le tempsest dès lors une affection intime de la singularité humaine.

Augustin a-t-il pour autant répondu au problème de la mesure dutemps ? Si la mesure du temps n’est que l’appréhension des actestemporalisant de la conscience, cette mesure repose sur une basepurement subjective et susceptible de varier. Qui n’a pas fait l’expé-rience d’un vécu subjectivement différent de durées objectivementidentiques ? L’attente dans la douleur ou l’angoisse n’est pas l’attentedans la confiance. Un souvenir que l’on veut fuir n’a pas la mêmeamplitude que celui d’une période agréable. Dès lors la perception dela durée n’a plus de règle objective.

On pourrait soutenir qu’Augustin ne parle que du présent qui passedans la conscience attentive. Cela reviendrait à anticiper la distinctionhusserlienne entre mémoire primaire de la rétention (et attente pri-maire de la protention) et mémoire secondaire des souvenirs (et attentesecondaire de l’avenir lointain). Mais Augustin ne fait pas cettedistinction (qui laisse d’ailleurs intact le problème de la sphère secon-daire). Au contraire, il généralise ses analyses menées au plus près dela perception de la durée présente à l’ensemble de la temporalitéhumaine :

Ce qui se produit pour le chant tout entier se produit pour chacune de sesparties et pour chacune de ses syllabes ; cela se produit pour une actionplus ample, dont ce chant n’est peut-être qu’une petite partie ; cela seproduit pour la vie entière de l’homme, dont les parties sont toutes lesactions de l’homme, cela se produit pour la série entière des sièclesvécus par les enfants des hommes, dont les parties sont toutes les viesdes hommes 1.

1. Conf. XI, 28, 38

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Formidable élargissement par sphères concentriques de durées,après la concentration toujours plus resserrée sur le présent qui passe.L’intériorisation psychique prend les dimensions de l’histoire.Augustin ne semble pas remarquer que cela implique un enchevêtre-ment de durées et des niveaux de présents différents qui ne se réduisentpas à l’attention d’un écoulement continu. Il ne pense pas la difficilesimultanéité de ces déploiements temporels. En tout cas, la mesure deces durées est remise à une appréhension subjective.

De plus, les actes de la conscience ne sont pas simples. L’attente,l’attention et la mémoire ne sont pas linéaires et ne se réduisent pas àun simple écoulement. Les analyses d’Augustin le laissaient d’ailleursentendre : l’action est d’abord composée mentalement par anticipa-tion avant que le projet ne soit confié à la mémoire puis à la décisionprésente de l’effectuation. Il y a donc des allers et retours d’un acte àl’autre, avant même l’écoulement de l’attente dans le passé vial’attention. L’attention elle-même se dédouble car elle est en un senscoextensive à tout le processus et à la fois un élément de l’ensemble.De même, la mémoire 1 est une opération complexe, qui ne consiste nià exhiber une empreinte ni à dérouler les images d’un passé bien lié.C’est l’exercice d’un jugement qui tente de recomposer une réalitépassée à partir d’empreintes, de rythmes et d’indices (psychiques etnaturels). Dès lors, je peux considérer minutieusement une durée trèscourte ou inversement survoler une longue période en ne relevant quequelques éléments saillants. De même en ce qui concerne le futur. Lesrythmes de l’attente et de la mémoire ne sont donc pas réglés commeun écoulement, ils jouissent d’une certaine autonomie temporelle.

Enfin, l’intériorisation des dimensions temporelles dans le présentdes actes psychiques ne règle pas la question du statut des chosespassées et futures. Si elles ne sont plus ou pas encore, leur non-être estspécifique et doit bien avoir un mode d’existence. Les empreintes et

1. La mémoire connaît, par ailleurs, un développement considérable dans l’œuvred’Augustin. Elle est bien plus qu’une simple faculté destinée à restituer de souvenirstemporels. Elle est ce qui assure la continuité de l’âme et l’intégralité de la présence à ellemême, au-delà de la conscience du passé. Plus profondément, elle porte l’image de laTrinité (elle figure même dans une proposition d’image intra-psychique de la Trinité :mémoire-volonté-intelligence). Elle est, chez Augustin, ce qui rachète l’éloignement deDieu. Le paradoxe est qu’elle ne vise pas le passé mais le présent. Elle mène le présenttemporel au présent éternel.

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les attentes sont bien des signes de quelque chose ; ils s’inscrivent dansune structure de renvoi plus vaste. Certes, on ne peut mesurer le passéet le futur sans introduire le présent des actes de mesure, et par làrevenir au temps intériorisé. Pour autant, ces actes eux-mêmes présup-posent une temporalité originaire par laquelle les choses passent. Ilss’arriment donc au temps de la nature et l’expérience humaine dutemps semble bien être constituée de la mise en rapport de ces deuxtemporalités, psychique et naturelle. L’intériorisation ne saurait êtrecomplète sans s’effondrer sur elle-même.

Il reste que nul n’avait analysé avec autant d’acuité les rapportsintimes de l’expérience du temps avec les opérations de l’âme. Letemps n’est pas un objet pour la conscience, il est un mouvementpsychique par lequel l’âme déploie ses opérations. L’esprit humain nepeut se rapporter au temps indépendamment du temps vécu. Nousavons tenté d’indiquer les difficultés qui naissaient cependant de laréduction du temps au temps vécu par la conscience 1.

On peut se demander pourquoi Augustin est conduit, en dépit deces difficultés, à opérer aussi nettement une restriction du temps autemps humain 2 ? Il nous semble que ce transfert de site, de la natureà la singularité de la conscience, est solidaire d’une anthropologiephilosophique.

LE SENS ANTHROPOLOGIQUE DU TEMPS

L’ambivalence du temps

Cette conception du temps est pour une part une exaltation del’être humain. L’être du temps coïncide avec les opérations de l’âme.Coextensif au champ de conscience, le temps déploie le présent del’homme, tandis que l’homme porte en lui les dimensions du temps.La nature, quant à elle, est un moindre être, immédiatement disparais-

1. On trouvera une confrontation très éclairante des thèses aristotélicienne d’untemps de la nature et augustinienne d’un temps de la conscience dans le livre deP. Ricœur, Temps et Récit, III, Paris, Seuil, 1985.

2. Les apories concernant l’être du temps auraient tout aussi bien pu, en effet,conduire à une réélaboration de la notion d’être.

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sant. L’humanité bénéficie d’un plus grand « espace de temps »,douée, dans son présent même, du passé et du futur.

Plus profondément, par cette intériorisation du temps, laconscience humaine est située au cœur de la Création et de l’opérationintime de son passage. L’homme n’est pas décentré par rapport à unrythme astral, il est le site où l’acte créateur divin prend sa pleine dimen-sion. L’homme détrône l’astre. Comme dans le récit de la Genèse,l’homme parfait le projet divin. Même relégué dans une régioninférieure, il est le site véritable où se joue la perfection de ce qui est.

Le temps est le lieu d’exercice de la liberté humaine. Les analysesd’Augustin le montrent bien : le temps est appréhendé à partir de lacapacité humaine d’enclencher une action, d’inaugurer une séquencesignifiante. Certes, ce type d’analyse était dicté par l’exigence de serendre contemporain de l’appréhension de la durée. Mais cela indiqueaussi que le temps est vécu à travers les initiatives humaines. L’hommehabite le projet divin par son projet mental et sa capacité de décider descommencements dans le temps. L’action de l’homme s’inscritd’autant mieux dans l’ordre de la Création qu’elle est un foyer detemporalité. La cohérence des dimensions temporelles s’organise nonseulement au niveau d’une action ponctuelle, mais encore à ceuxd’une séquence d’actions, de la vie entière d’un homme, de la vie detous les hommes 1. L’homme porte le cadre de son action ; le tempss’offre à l’homme.

Mais il s’offre à lui comme une tentation. Affirmerl’intériorisation psychique du temps expose en effet à une doubledifficulté.

Tout d’abord, dire que chaque conscience est un foyer temporellaisse déjà présager une crise du centre, puisque toute conscience estun centre effectif. Il faudra alors assumer un relativisme radical (etrisquer de perdre le sentiment du double enracinement dans la natureet dans l’humanité) ou retrouver un centre de ces centres, un cœur decommunication des consciences. La psychologie plotinienne de l’âmedu monde prenait en charge le lien sympathique des âmes par lacohérence de la nature. C’est le Christ qui devra désormais assurer lagiration des foyers de conscience.

1. Conf. XI, 28, 38.

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Ensuite, si l’âme déploie les dimensions du temps, nous avons vuqu’elle est aussi temporalisée par ce mouvement psychique qui n’estpas à l’initiative de la volonté humaine. Le temps, en effet, est aussibien la marque de la passivité humaine. D’ailleurs, il ne permet departiciper qu’à un présent instable et dégradé. Valorisation de l’agirhumain, le temps est donc également éloignement du présent del’éternité, dégradation de l’Un dans le multiple, spectre de l’êtrediffusé dans le non-être.

Resserré sur l’agir humain, le temps est habité par un péril. Laliberté est porteuse d’une contradiction : gage d’autonomie et dedignité, elle est aussi un éloignement de Dieu, une dégradation onto-logique dans la multiplicité instable. L’autonomie entre en tensionavec la perfection. Le temps ne peut accueillir l’action humaine sans laconfier au non-être.

Dès lors, l’expérience du temps n’est ni celle d’un cours uniforme,ni celle d’un asile, elle est le théâtre d’une décision qui doit se prendrepour sauver l’homme du non-être et rapporter le temps à l’éternité.L’expérience du temps qui dans un premier temps soutient la positi-vité de l’agir humain, se retourne dans une expérience négative parlaquelle il faut mener le temps hors de lui-même, en direction duprésent qui l’origine.

Mais puisque ta miséricorde est meilleure que les vies, voici que ma vieest une distension et que ta droite m’a recueillie dans mon Seigneur, leFils de l’homme, Médiateur entre toi, qui es un, et nous qui vivonsmultiples dans le multiple, à travers le multiple, afin que par Lui jesaisisse le prix, Lui en qui j’ai déjà été saisi et que, abandonnant les joursdu vieil homme, je me rassemble en suivant l’Un. Ainsi, oubliant lepassé, tourné non pas vers les choses futures et transitoires mais verscelles qui sont en avant et vers lesquels je suis non pas distendu maistendu (non distentus sed extentus), je poursuis dans un effort non pas dedistension mais d’intention (non secundum distentionem sed secundumintentionem) mon chemin vers la palme à laquelle je suis appelé là hautpour y entendre la louange et contempler les délices qui ne viennent nine passent.Mais maintenant mes années se passent dans les gémissements, et toi, tues ma consolation, Seigneur ; tu es mon Père éternel ; moi, au contraire,je me suis éparpillé dans les temps dont j’ignore l’ordonnance (ordi-nem) et les variations tumultueuses mettent en lambeaux mes pensées,

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les entrailles intimes de mon âme, jusqu’au jour où je m’écoulerai en toi,purifié, liquéfié au feu de ton amour 1.

Ce texte, qui suit immédiatement les analyses du livre XI, montrebien ce qui se joue dans le temps : une lutte entre la distension etl’intention dans l’âme. La distentio animi, par laquelle l’âme setemporalise, est un affaiblissement de sa puissance, une tendance aunon-être. Puisque le présent demeure le critère de l’être, l’âme doit seconcentrer sur le présent. Le triple présent intériorisé est encore vécucomme une déchirure du tissu intentionnel, qui met en lambeaux « lesentrailles intimes » de l’âme. L’âme doit se détourner des chosespassées et à venir pour se tendre vers le véritable présent, qui est « enavant » du temps. L’éternité commande l’amnésie et l’aveuglement.La liberté humaine ne s’installe pas dans le temps, mais vit le tempscomme le site où prendre sa décision pour l’éternité. Le derniercombat entre l’être et le non être du temps se joue dans la conversionde l’âme. Il faut donc revenir sur la distentio animi par une intentionqui vise à s’extraire du temps. Ce dernier est le lieu d’une intentionextatique qui le nie.

Ce paradoxe d’un temps proprement humain, dont l’homme doitprécisément s’extraire, donne ses fondements à la conceptionchrétienne de l’histoire.

Une théologie de l’histoire

La distinction du dynamisme de la nature et du temps humainpermet de conférer un statut spécifique au déploiement de l’actionhumaine, c’est-à-dire fonde le concept d’histoire. Intériorisé en touteconscience humaine, le temps donne une dimension universelle à cettehistoire. Elle n’est plus attachée à une cité ou à un peuple, elle engagepar principe l’humanité toute entière. Le temps antique (temps naturelcyclique dans lequel se font et se défont les cités) se traduit dansl’eschatologie chrétienne. L’histoire ne désigne plus l’enquête etl’exposition des faits concernant une société humaine mais l’aventurede l’humanité comme telle, dans les plus hauts faits de sa conscience.

Ces faits, aux yeux d’Augustin, ne concernent pas le progrès dessciences ou des techniques, ni la succession des régimes politiques. Il

1. Conf. XI, 29, 39 (nous soulignons).

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ne s’agit pas d’enregistrer les réalisations temporelles. Il ne s’agit pasnon plus d’expliquer le déroulement des faits ou de proposer uneorganisation du développement humain. En ce sens, Karl Löwitha raison de rappeler qu’Augustin ne pense pas une philosophie del’histoire au sens d’une « interprétation systématique de l’histoire dumonde selon un principe directeur qui permet de mettre en relationévénements et conséquences et de les rapporter à un sens ultime » 1.Certes, le temps a un sens ultime et un principe directeur, mais ils sontextratemporels et ne permettent pas de déduire une lecture positived’un progrès dans l’histoire. Le plan divin reste inconnu et les faitshumains en quête de sens. Le temps ne détient pas la consistanceontologique suffisante pour assurer la réalisation d’un idéal. Il suffitd’orienter la conscience humaine selon sa destination éternelle. Laseule opération de l’âme qui importe est sa conversion pour l’éternité.Ainsi, le récit des Confessions, avec son « avant » et son « après »,présente le paradigme de ce qui doit être vécu collectivement. Augustindonne une interprétation dogmatique du rôle du christianisme dansle devenir du monde. Penser l’histoire exige alors de penser lesconditions d’une conversion universelle.

Rome et la nouvelle fondation

Augustin est le témoin d’un événement historique majeur : le sacde Rome par les troupes d’Alaric, le 24 août 410. Plus qu’un événe-ment guerrier, il y va d’un effondrement du récit téléologique de lagrandeur de l’Empire romain. La linéarité de l’histoire de Rome (despremiers royaumes à l’empire sur le monde connu) est finie et s’inscritdans une histoire plus vaste.

Cet effondrement de la puissance symbolique de Rome commemoteur historique laisse la communauté chrétienne dans une grandedifficulté. Les chrétiens, dont la religion a gagné l’Empire au point dedevenir religion officielle, ne sont-ils pas la cause de la perte desvaleurs traditionnelles, au premier rang desquelles le courage guerrieret l’excellence civique, qui avaient construit la puissance de Rome ? À

1. K. Löwith, Histoire et Salut, les présupposés théologiques de la philosophie del’histoire, Paris, Gallimard, 2002.

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force de rappeler que leur royaume n’est pas de ce monde, n’ont-ilspas été la maladie du corps civil qui l’a vidé de sa substance 1 ?

Augustin devient alors l’acteur d’un travail historique fonda-mental : fournir une interprétation chrétienne de la chute de Rome etrepenser la fondation de la seule institution qui ait, selon lui, unevaleur universelle après la venue du Christ : l’Eglise. Sur les ruinesfumantes de Rome se joue le devenir de la communauté chrétienne. Cesera l’œuvre d’un travail de dix-sept ans : la Cité de Dieu.

Augustin tente de diagnostiquer les raisons de la chute de Rome enles rapportant au paganisme et au projet fondamental de l’Urbs :fonder un pouvoir sur terre. Ce sera son seul travail d’historienproprement dit. Rome est morte de sa propre puissance, en raison del’orientation de son désir. L’expansion de l’Empire fut une distentioruineuse.

Le temps n’est pas pour autant privé de toute puissance defondation : il est porteur de l’histoire du salut. Fondamentalementtourné vers l’avenir, il accueille la perfection, non sous la forme ducycle mais sous les traits de la nouveauté, c’est-à-dire des faits éternelsde l’Incarnation, du Jugement et de la Rédemption. Il faut alorsdéterminer ce qui sera le moteur de cette eschatologie métahistorique.

L’antagonisme des deux cités

Augustin interprète l’histoire comme la lutte intrapsychique dedeux cités, terrestre et céleste.

Deux amours ont bâti deux cités. L’amour de soi jusqu’au mépris deDieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Citécéleste 2.

Le moteur de l’histoire est une alternative proposée à la liberté. Lacité est ici prise dans un sens mystique et non plus politique. Elle est laréunion des âmes selon la loi de leur désir. Il ne s’agit pas de deux citéstemporelles qui s’affrontent, ni d’un combat entre une cité temporelleet une cité éternelle. Il s’agit de la différence, au cœur du temps, entredeux orientations possibles du désir humain. Cette différence traverse

1. Cette accusation réapparaîtra avec Nietzsche, qui pense vivre l’effondrement durécit téléologique chrétien.

2. La Cité de Dieu, XIV, 28.

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LE TEMPS DANS LA PENSÉE D’AUGUSTIN 89

toute institution humaine, politique ou théologique. Augustin neformule donc pas une condamnation du politique en tant que tel, maisune articulation de l’activité terrestre et du désir d’éternité. La Cité deDieu est le nom historique de la subordination du temps à l’éternité.L’Eglise sera l’institution historique, métapolitique, qui prendra encharge la transmission de cette vocation pour l’éternité. Elle n’est pasl’image d’une cité divine idéale, elle est un acteur historique réel danssa capacité à se détourner du temps. Elle connaît en son sein l’anta-gonisme des deux cités, en raison de sa structure paradoxale quiconsiste à devoir durer pour nier le temps.

Le Christ au centre de l’histoire

C’est la personne du Christ dans le mystère de ses deux natures,humaine et divine, qui assure la possibilité de cette contradiction :réaliser dans le temps un exode hors de lui. Le Christ est l’éternitétemporelle, promesse d’éternité pour les âmes qui s’unissent à lui. Ilest l’opérateur qui repose au cœur de l’Eglise. C’est en lui que lesconsciences doivent faire converger leur foyer temporel pourconstruire la Cité Divine. Il est le centre de la multiplicité humaine.

Cette référence christique exalte la liberté humaine sous uneforme sacrificielle. L’homme est libre dans le temps, mais le droitusage de cette liberté consiste à choisir le Christ et l’éternité où tout estdéjà advenu. Il ne s’agit pas de réaliser quelque chose par sa libertémais de choisir librement de se fondre en Dieu 1. Certes, la structurerelationnelle de la Trinité, et notamment la personne du Christ, empê-chent une fusion impersonnelle dans le fond divin. La relation estassumée comme telle, bien que paradoxale. Il n’empêche que laliberté n’a de sens que dans sa soumission à l’ordre éternel, où elledeviendra ineffective.

La réalité psychique du temps consacrait une autonomie del’homme vis à vis de la nature, mais c’était pour reconnaître unehétéronomie plus profonde au profit de l’éternité. La conceptionaugustinienne du temps est solidaire de cette anthropologie ambi-valente dans laquelle l’agir humain est tour à tour institué et destitué.

1. Et encore la volonté infirme ne peut-elle exécuter ce choix sans le secours de lagrâce divine.

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90 FRÉDÉRIC VENGEON

Le temps, et avec lui l’agir humain, ne seront jamais qu’un seuil deconversion.

La conception augustinienne du temps est donc tout entièrecentrée sur l’affirmation de la réalité psychique du temps. Cette thèseprend son sens dans la refondation des rapports entre le Principe, lemonde et l’esprit. Le dynamisme de la nature se réduit à l’expressionde la puissance divine. L’expérience du temps, en revanche, est un faitde conscience. Cette distinction entre mouvement de la nature ettemps humain permet la fondation de l’histoire, conçue commele mouvement par lequel un acte libre de la conscience humainepeut rapporter le temps à l’éternité (même si cet acte demeureproblématique).

Nous avons tenté de montrer les difficultés de la radicalité du gesteaugustinien, à la fois en ce qui concerne l’intériorisation subjectivedu temps, qu’en ce qui concerne la nature contradictoire de la libertéhumaine. Que l’on assume ou non ces difficultés, il n’en restepas moins qu’on ne peut plus, après Augustin, penser le tempsindépendamment des opérations de l’esprit qui l’appréhende.

Frédéric VENGEON

Université de Lyon 3

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LA THÉORIE DU TEMPS DE LEIBNIZ

Ut in populosis urbibus pretiosissimus estfundus seu locus, ita in vita tempus 1.

La conception leibnizienne du temps constitue un jalon incontour-nable dans l’histoire de la théorie du temps. La contribution du philo-sophe de Hanovre consiste en une série de thèses plus ou moinsconnues : le temps n’est pas absolu, mais relationnel ; le temps est uneentité idéale ; enfin, les relations temporelles dépendent de relationscausales entre les propriétés des choses. La première de ces thèses alargement contribué à la célébrité de sa théorie. Elle a pu survivreindépendamment de la métaphysique de Leibniz, au point que certainspositivistes logiques comme Hans Reichenbach – dont la philosophieest aux antipodes d’une métaphysique rationaliste – l’ont tenue pourbien supérieure aux conceptions antérieures, en particulier à la théorienewtonienne 2. Mais la compréhension de la thèse relationniste, del’affirmation de la nature causale du temps et de son idéalité, nousserait partiellement occultée si, précisément, on ne rapportait pas cesthèses à la métaphysique de Leibniz. Nous essaierons ici d’offrir unaperçu de chacun de ces aspects de la conception leibnizienne dutemps et d’en montrer la cohérence et la portée métaphysique.

1. Leibniz, Textes inédits, G. Grua (éd.), Paris, PUF, 1948, t. II, p. 572 : « Comme cequ’il y a de plus précieux dans les villes importantes c’est le fonds ou la place, dans la vie,c’est le temps ».

2. H. Reichenbach, Modern Philosophy of Science, London, Routledge & KeganPaul, 1959.

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92 JEAN-PASCAL ANFRAY

CRITIQUE DU TEMPS ABSOLU

La correspondance avec Clarke, qui débute en 1714 et constitue lesommet de la controverse avec les newtoniens est la meilleure entréedans cette théorie. Dans cet échange, les thèses de Clarke contenuesdans ses réponses au philosophe de Hanovre ont été certainementen partie guidées par Newton lui-même. Ce dernier avait largementhérité sur ce sujet des conceptions de son maître Isaac Barrow et desnéo-platoniciens de Cambridge, Henry More en particulier 1. Dansses Lectiones Geometricae publiées à Londres en 1670, Barrow sedemande ainsi si le temps a existé avant la création. Il répond quel’existence d’un temps indépendant des événements est une conditionrequise pour préserver l’idée d’un monde librement créé par Dieu.Cette thèse de l’indépendance du temps (comme de l’espace) estreprise par Newton en 1687, dans le célèbre Scholium clôturant lesdéfinitions initiales des Principia :

Le temps absolu, vrai et mathématique, en lui-même et de sa proprenature, coule uniformément sans relation à rien d’extérieur et d’un autrenom est appelé Durée 2.

Selon Newton, le temps, l’espace, le lieu et le mouvement sedistinguent en absolus et relatifs. Le temps absolu est d’abord absoluen ce qu’il est objectif, indépendant de la perception que l’on en a. Ilest également absolu en ce qu’il n’est pas affecté par les choses (« sansrelation à rien d’extérieur »), mais constitue au contraire le cadre ouréceptacle de l’existence des choses. Parce qu’il « coule », le vraitemps établit en outre une différence intrinsèque entre l’avant etl’après et est ainsi, à la différence de l’espace, anisotrope et unidirec-tionnel 3. Enfin, parce qu’il s’écoule « uniformément », il est homo-gène. Toutefois, bien que le temps (comme l’espace) absolu existe, nile temps ni l’espace ne possèdent une complète autonomie ontolo-

1. On pourra consulter ici l’ouvrage, ancien, mais toujours clair et utile d’A. Koyré,Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1973, réed. 1988.

2. Philosophiae naturalis Principia mathematica, livre I, déf., scolie, § 1.3. Autrement dit, intrinsèquement orienté. Il faudrait ajouter que le vrai temps

possède une métrique intrinsèque, et la métrique constitue aussi un enjeu de l’opposi-tion entre Leibniz et Clarke. Mais les limites de l’article et la difficulté du sujet nousempêchent d’aborder cette question.

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LA THÉORIE DU TEMPS DE LEIBNIZ 93

gique. Newton leur refuse en effet l’éternité et l’immutabilité qui leségaleraient à Dieu et résulteraient de leur statut de substance. Aucontraire, temps et espace absolus dépendent de Dieu, qui les constituepar son existence éternelle et infinie : « il est existant toujours et en toutlieu, il constitue l’espace et la durée » 1. Dans cette conception absolu-tiste, le temps possède ainsi une structure indépendante des événe-ments qui s’y déroulent, de telle sorte que s’ils cessaient tous d’exister,cela ne changerait rien au temps lui-même, ni à sa structure. CommeBarrow, Newton rejette ainsi le principe aristotélicien, qui faitdépendre logiquement le temps de l’existence de changements dansles choses 2. Ce rejet implique la thèse la plus caractéristique de toutethéorie absolutiste : la possibilité qu’apparaisse un « vide temporel »au cours de l’histoire, c’est-à-dire un passage du temps en l’absence detout changement dans les choses, dont le temps précédant la créationdu monde est le cas paradigmatique.

Leibniz rejette cette conception de l’espace et du temps absoluscomme autant de « fictions impossibles » 3 ou « idoles » (LC III, § 2) etaffirme au contraire que « s’il n’y avait point de créatures, il n’y auraitni temps ni lieu » (LC V, § 106). La discussion de la conception newto-nienne s’engage réellement à partir du troisième écrit contre Clarke

1. Principia, livre III, scolie général, cité dans Koyré, op. cit., p. 271.2. Aristote, Physique IV, 11, en particulier 219b1-53. Leibniz, 4 e écrit à Clarke, § 16, dans A. Robinet (éd.), Correspondance Leibniz-

Clarke, Paris, PUF, 1957 (désormais LC suivi du numéro de l’écrit et du paragraphe pourles écrits de Leibniz, et CL pour les réponses de Clarke). Voici les autres abréviations quenous employons pour renvoyer aux œuvres de Leibniz : A = Sämtliche Schriften undBriefe, hrsgb von der deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin (la série VIcomprend les écrits philosophiques) ; Fichant = Discours de métaphysique suivi deMonadologie et autres textes, M. Fichant (éd.), Paris, Gallimard,, 2004 ; Frémont-1 =Système nouveau de la nature et de la communication des substances et autres textes,1690-1703, C. Frémont (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1994 ; Frémont-2 = Principes de laNature et de la Grâce, Monadologie et autres textes, 1703-1716, C. Frémont (éd.), Paris,GF-Flammarion, 1996 ; GM = Leibnizens Mathematische Schriften, C.I. Gerhardt (éd.),Hildesheim, Olms, 1962 (7 vol.) ; GP = Die Philosophischen Schriften von G.W. Leibniz,Hildesheim, Olms, 1965 (7 vol.) ; NE= Nouveaux Essais sur l’entendement humain,J. Brunschwig (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1990 ; Théodicée = Essais de Théodicée,J. Brunschwig (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1969 ; TLM = Leibniz, Recherchesgénérales sur l’analyse des notions et des vérités, 24 thèses métaphysiques et autrestextes logiques et métaphysiques, intro. et notes J.-B. Rauzy, trad. fr. J.-B. Rauzy et alii,Paris, PUF, 1998.

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94 JEAN-PASCAL ANFRAY

et ne s’achève qu’en raison de la mort de Leibniz, survenue le 14novembre 1716, sans qu’il ait eu l’occasion de répliquer à la réponsede Clarke rédigée le mois précédent. Au sein de cet échangeremarquable, nous ne retiendrons que trois des principaux arguments.

1) Le plus simple part du caractère paradoxal du mode d’existencedu temps et conclut à l’impossibilité d’un temps absolu. Empruntant àAristote et à la tradition scolastique, Leibniz décrit le temps comme unens successivum 1. La caractéristique d’un tel être est qu’aucune de sesparties n’existe en même temps qu’une autre. Leibniz en conclut quele temps n’est pas un être absolu :

Et comment une chose pourrait-elle exister éternellement, qui à parlerexactement n’existe jamais ? Car comment pourrait exister une chose,dont jamais aucune partie n’existe ? Du temps n’existent jamais que desinstants, et l’instant n’est pas même une partie du temps. Quiconqueconsidérera ces observations comprendra que le temps ne saurait êtrequ’une chose idéale (LC V, § 49).

Pris isolément, l’argument n’est pas concluant, car le partisan d’untemps objectif, indépendant des événements qui y prennent place,peut accepter la prémisse sans la conclusion, et soutenir que la naturedu temps est précisément celle d’une réalité coulante ou formafluens 2. Leibniz avait cependant des raisons, prises de sa propre méta-physique, d’accepter cet argument. En effet, un critère essentiel pourdéterminer si une entité est une substance consiste dans la capacitépour cette entité à persister à travers les changements. Or les change-ments qui surviennent à un ens successivum ne peuvent déterminerune entité persistant à plusieurs moments du temps, étant donnéqu’aucune des parties de cet être n’existe au-delà d’un moment. Parconséquent de tels êtres ne sont pas des substances 3.

2) Le second argument leibnizien porte sur l’impossibilité desvides spatiaux et temporels qu’implique pourtant la position abso-lutiste. La démonstration de l’impossibilité de ces vides est l’objetd’un célèbre argument d’Aristote : si tout changement cessait, nous ne

1. Cf. Aristote, Physique, IV, 10, 218a3-6.2. C’est le cas par exemple pour Jean de Bassoles au XIV e siècle. Cf. P. Duhem, Le

système du Monde, t. VII, chap. 4, Paris, Hermann, 1956, p. 311-324.3. Les textes les plus explicites ont été rédigés au cours de la décennie 1680-1690 ;

cf. TLM 103-104 et 453-454.

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LA THÉORIE DU TEMPS DE LEIBNIZ 95

pourrions plus remarquer le passage du temps, puisque la perceptionest elle-même un changement. Par conséquent, le temps sans change-ment est inconcevable et, par la suite, impossible 1. Pour être valide, leraisonnement doit reposer sur une forme de postulat vérification-niste reliant la possibilité d’une entité à sa possible perception.

En critiquant l’espace absolu newtonien, Leibniz développe unargument analogue à propos du mouvement : supposé que le mondeentier se meuve dans une direction donnée dans l’espace, ce mouve-ment serait par principe inobservable (dans la mesure où l’observateurest lui-même une partie de ce monde). Par conséquent, un tel mouve-ment dans l’espace absolu, sans mouvement relatif des parties,n’existe pas 2. L’argument n’est pas explicité à propos du temps,mais l’analogie avec l’espace nous invite à appliquer les mêmesconclusions dans ce cas.

Cependant le seul fait, pour un vide temporel, d’être inobservablene suffit pas à en dénier la possibilité. En réalité, on peut seulement enconclure que les deux suppositions a) d’un monde dans lequel deuxétats A et B seraient séparés par un vide temporel et b) d’un autre mondedans lequel A et B seraient contigus, seraient indiscernables. Or, envertu du Principe d’identité des indiscernables, deux entités indiscer-nables sont identiques. L’argument conduit ainsi, par le biais de cetteidentité des indiscernables, à l’équivalence des deux hypothèses etinterdit de considérer les vides temporels comme d’authentiquespossibilités.

3) Le dernier argument repose sur un autre principe, dont l’identitédes indiscernables est dérivée : le Principe de raison suffisante (PRS).Celui-ci apparaît en réponse à une critique de Clarke adressée àl’encontre de la théorie relationniste. Celui-ci objecte que si le tempsn’est pas indépendant du changement, alors la création du monde estimpossible. Si le monde a été créé par Dieu, alors il devait lui êtrepossible de le créer plus tôt qu’il ne l’a fait effectivement, sans quoi ilne s’agirait pas d’un acte libre. Or, si le temps dépend de ce qui s’ydéroule, une telle éventualité est en fait impossible ; donc la thèserelationniste est fausse 3.

1. Physique IV, 11, 218b21-30.2. LC IV, § 6 ; LC V, § 29 et § 52.3. CL III, § 4 ; IV, § 15.

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96 JEAN-PASCAL ANFRAY

La réponse de Leibniz comporte deux étapes, correspondant auxdeux interprétations possibles de l’énoncé « Dieu aurait pu créer lemonde avant le moment où il l’a créé ». Dans les deux cas, l’argumen-tation repose sur le PRS qui énonce que « rien n’arrive, sans qu’il y aitune raison pourquoi il en soit ainsi plutôt qu’autrement » 1. Selon saversion logique, ce principe pose que toute proposition vraie p possèdeune raison pour laquelle est vraie, et cette raison consiste dans l’exi-stence d’une preuve de p – preuve qui, dans le cas d’une vérité contin-gente, est infinie et ne peut être parcourue que par un être omniscient.Mais le PRS s’applique également aux faits et aux événements ets’entend alors dans un sens causal : pour tout événement ou fait E, ilexiste une cause de l’existence de E et la connaissance de cette causefournit une explication de la raison pour laquelle E a lieu, pourquoi il alieu plutôt qu’un autre E’ et pourquoi, en outre, il a lieu à tel moment.Dans les écrits contre Clarke, le PRS est employé sous la forme de saconverse : s’il n’y a pas de raison, tout bien considéré, pour distinguerdeux états E et E’, alors il n’y a pas de raison que l’un existe plutôt quel’autre, si bien que qu’un agent rationnel devant effectuer un choixentre les deux n’en choisirait aucun.

C’est en s’appuyant sur cette dernière forme du PRS, et enproposant un argument de symétrie, que Leibniz rejette l’hypothèsesur laquelle s’appuie Clarke et qui est précisément l’existence d’untemps absolu, indépendant des processus qui s’y déroulent :

Pour ce qui est de la question, si Dieu a pu créer le monde plutôt, il sefaut bien entendre… [I]l est manifeste que si quelqu’un disait que cemême monde qui a été créé effectivement, ait sans aucun changementpu être créé plutôt, il ne dira rien d’intelligible ; car il n’y a aucunemarque ou différence, par laquelle il serait possible de connaître qu’ileût été créé plutôt. Ainsi comme je l’ai déjà dit : supposer que Dieu aitcréé le monde plutôt est supposer quelque chose de chimérique. C’estfaire du temps une chose absolue indépendante de Dieu, au lieu que letemps doit coexister aux créatures, et ne se conçoit que par l’ordre et laquantité de leurs changements (LC V, § 55).

1. LC II, § 1. Parmi les très nombreuses formulations du PRS, mentionnons : TLMp. 467, 471 ; lettre à Arnauld du 14 juillet 1686 (GP II, 56-57) ; Théodicée, § 44 ; Monado-logie, § 32 (Fichant, p. 227) ; Principe de la Nature et de la Grâce, § 7 (Frémont-2, p. 228).

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LA THÉORIE DU TEMPS DE LEIBNIZ 97

Supposons en effet que le monde actuel (notre monde = a) ait étécréé à t0. Selon le partisan d’un temps absolu, il y a d’autres momentsavant t0. Supposons que le monde ait été créé à l’un d’eux t-n. Parhypothèse, l’histoire du monde est la même dans les deux cas, seule ladate du premier moment étant différente. Si w désigne le monde seloncette seconde description, alors a et w sont parfaitement équivalents etDieu n’a aucune raison de choisir l’un plutôt que l’autre 1. Il convientde relever le fait que la différence des dates de création ne peutconstituer en elle-même une raison pour préférer l’un à l’autre, dans lamesure où le principe de raison implique l’existence d’une explicationde la raison pour laquelle un fait a lieu à tel moment plutôt qu’à unautre. La conception absolutiste du temps impose donc une consé-quence – la possibilité apparente de mondes différant seulement par ladate de leur création – qui, jointe au PRS, aboutit à la conséquenceabsurde que Dieu n’a pas pu créer le monde. Il faut donc rejeter letemps absolu.

Cependant, nous parvenons bien à concevoir qu’une période detemps aurait pu précéder le premier moment d’existence du monde. Ladeuxième étape de l’argumentation de Leibniz consiste à donner unsens plausible à cette intuition :

Mais absolument parlant, on peut concevoir qu’ununivers ait commencé plutôt qu’il n’a commencéeffectivement. Supposons que notre univers ouquelque autre, soit représenté par la figure AF, quel’ordonnée AB représente son premier état, etque les ordonnées CD, EF, représentent des étatssuivants, je dis qu’on peut concevoir qu’il aitcommencé plutôt, en concevant la figure pro-longée en arrière et en y ajoutant SRABS. Carainsi les choses étant augmentées, le temps seraaugmenté aussi (LC V, § 56).

Lorsque nous concevons un moment antérieur au premier momentsupposé d’existence du monde, nous nous référons en fait implicite-ment à un autre monde possible dans lequel un état [AB] qui est lepremier dans le monde actuel est en fait précédé d’un autre état [RS],

1. Leibniz soutiendrait que a et w sont identiques en conséquence de leur indiscer-nabilité puisqu’il admet le Principe d’identité des indiscernables.

R

A

C

E

S

B

F

D

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98 JEAN-PASCAL ANFRAY

qui existe dans cet autre monde possible. Et c’est parce qu’un tel étathypothétique ou contrefactuel a lieu dans un autre monde possible quel’on parvient à concevoir une période de temps antérieure. Il n’y a plusd’incompatibilité avec le PRS désormais, puisque le monde actuelet un monde possible donné, a et w, ont deux histoires différentes,sont discernables et forment une alternative pour le choix créateurde Dieu 1. Ainsi Leibniz répond pleinement à l’argument de Clarkepuisqu’il a montré en premier lieu que son objection se retourne contrela conception absolutiste du temps, ensuite qu’elle est intelligible pourcelui qui défend une conception relationniste du temps.

LE RELATIONNISME LEIBNIZIEN : UNE THÉORIE CAUSALE DU TEMPS

Le temps dépend ainsi du changement de telle sorte que lastructure du temps est celle d’une relation d’ordre entre des états. SiLeibniz reprend contre l’idée d’un temps absolu le principe aristoté-licien liant le temps au changement, il développe considérablementl’idée dans la mesure où le temps se définit comme une relation entredes entités là où la même tradition aristotélicienne définissait le tempscomme une quantité, l’une des formes de la quantité continue.

Depuis les années 1680 jusqu’en 1716, il y a une remarquablehomogénéité entre les différents passages définissant le temps. Envoici quelques exemples :

Le temps est l’ordre de l’exister entre les termes singuliers qui secontredisent (TLM 109 ; 1683-85).L’espace, ainsi que le temps, ne sont rien d’autre que l’ordre desexistences possibles, dans l’espace simultanément, dans le tempssuccessivement (GM VII, 242, 1698).

1. Il faut préciser que Leibniz présente les choses de manière abstraite ici. En raisondes contraintes de sa métaphysique, Leibniz ne peut concevoir que deux individus appar-tiennent à deux mondes possibles distincts. Si les états du monde sont bien individués,alors w (représenté par la figure SREF) ne peut contenir à proprement parler commepartie propre le monde actuel a (représenté ici par ABEF). Ajoutons que Leibniz recon-naît explicitement une notion de monde possible pour rendre compte des modalités, par-tiellement semblable à celle dont il est fait usage dans les sémantiques modales contem-poraines ; cf. par exemple « Je viens à mon principe d’une infinité des mondes possibles,représentés dans la région des vérités éternelles » (Théodicée, § 42).

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LA THÉORIE DU TEMPS DE LEIBNIZ 99

L’étendue est l’ordre des coexistences possibles, comme le tempsest l’ordre des possibilités inconsistantes, mais qui ont pourtantde la connexion (Réponses aux Réflexions de Bayle, Frémont-1,p. 207 ; 1702).[L’espace] est cet ordre qui fait que les choses sont situables, et parlequel ils ont une situation entre eux en existant ensemble, commele temps est cet ordre par rapport à leur position successive (LC IV,§ 41 ; 1716).

Comme on le constate, la notion d’ordre est cruciale pour définirl’espace et le temps. L’ordre est un genre particulier de relation. PourLeibniz, une relation n’est pas une entité subsistant en elle-même. Aucontraire, toute une partie de son programme ontologique consiste,dans une perspective nominaliste, à réduire les relations à des pro-priétés plus fondamentales. Ce programme a deux aspects corrélés :un versant logique et linguistique et un versant ontologique. Soit unénoncé relationnel quelconque aRb. Cet énoncé s’analyse en une paired’énoncés de la forme sujet-prédicat ayant pour ce sujet respective-ment a et b dont la conjonction implique l’énoncé relationnel initial 1.Du point de vue ontologique, seuls existent les sujets des relations etles propriétés justifiant l’attribution d’un prédicat relationnel. Lesrelations en elles-mêmes existent seulement comme objet de l’enten-dement, mais pas en elles-mêmes, en dehors des entités reliées (inabstracto). Considérons l’énoncé relationnel asymétrique « David estle père de Salomon » discuté dans une lettre à Des Bosses (GP II, 486).Cet énoncé devrait s’analyser ainsi « David est père ; Salomon est fils ;et par cela-même, David est le père de Salomon ». Dans les deuxpremiers énoncés, les prédicats « père » et « fils » sont encore relation-nels, en ce sens qu’ils impliquent une relation du sujet à autre chose,appelé le terme de la relation, mais ce sont des relations in concreto.La thèse de Leibniz est qu’il existe des propriétés de David qui fondentl’attribution de la paternité (par exemple son code génétique) et despropriétés de Salomon qui justifient l’attribution de la filiation (soncode génétique également). Le rapport exact entre les prédicats rela-

1. L’interprétation de B. Russell, La philosophie de Leibniz, trad. fr. Paris, Alcan,1908, quoique dépassée, constitue encore le point de départ des discussions sur les rela-tions, ne serait-ce que pour sa thèse erronée selon laquelle Leibniz refuserait de recon-naître les relations. La synthèse de M. Mugnai, Leibniz’ Theory of Relations, Stuttgart,Felix Meiner Verlag, 1992, est désormais l’ouvrage fondamental sur la question.

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100 JEAN-PASCAL ANFRAY

tionnels et les propriétés intrinsèques constitue un point de discussionimportant chez les commentateurs de Leibniz. Il ne fait pas de doute enrevanche que la relation de paternité, conçue en dehors des sujets,n’existe pas au sens propre, mais subsiste dans l’entendement. Endéfinissant l’espace et le temps comme des relations et non des entitésabsolues, Leibniz ne modifie donc pas seulement leur appartenancecatégoriale : il implique la subordination ontologique de ces entitésdérivées, espace et temps, à leur fondement, les choses et leurs états.

Cependant toute relation n’établit pas un ordre. La ressemblancepar exemple est une forme de relation qui ne définit pas un ordre entreles éléments d’un ensemble : les éléments d’une classe de chosesressemblantes par la blancheur sont indistincts du point de vue de larelation de ressemblance. Une relation d’ordre permet au contraired’opérer une distinction entre les entités reliées par la relation. Leibnizdéfinit ainsi l’ordre comme une « relation discriminante parmiplusieurs termes (de chacun à tous les autres) » (TLM p. 109). Soitl’ensemble des entiers naturels, la relation « inférieur à » définit unordre sur cet ensemble 1. D’après les définitions précédentes, l’espaceet le temps constituent des relations d’ordre sur des ensemblesd’entités. Le temps est ainsi défini à l’aide des relations desimultanéités et d’antériorité.

Puisque la nature des relations dépend de celle de leurs sujets, ilconvient de préciser la nature des entités ordonnées par le temps, afinde le distinguer de l’ordre spatial. D’après Leibniz, le temps relie lesétats des choses (status rei) et non des choses elles-mêmes. En effet,une chose est capable de persister dans le temps, et par conséquent leschoses elles-mêmes, objets physiques ou esprits, ne peuvent fonder unordre temporel. Un état en revanche est susceptible de fournir le termed’une relation temporelle. Leibniz caractérise un état comme le corré-lat d’une proposition contingente vraie : si « Socrate est assis » est uneproposition vraie, alors la position assise de Socrate est un état decelui-ci 2. Il y a un changement lorsque deux états contradictoirescaractérisent une même chose. En raison du principe de contradiction,

1. Formellement une relation d’ordre possède les trois propriétés suivantes :a) transitivité : si R est une relation d’ordre, alors si aRb et bRc alors aRc ; b) asymétrie : siaRb, alors non bRa ; c) non-réflexivité : non aRa.

2. A VI, 4, 569 : « il y a un état d’une chose si une proposition contingente est vraiedont le sujet est la chose ».

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la paire d’énoncés exprimant ce changement <p, non-p> est inconsis-tante. Cette incompatibilité se résout si l’on fait apparaître un écarttemporel entre p et non-p. L’introduction d’une séparation temporellepermet ainsi de résoudre la contradiction en une simple contrariété. Lasérie des états ainsi séparés est le domaine d’application de la relationd’ordre d’antériorité temporelle.

Cette analyse demeure incomplète tant que l’on n’a pas donné leprincipe de cet ordre d’antériorité. Soit trois états incompatibles A,B et C, et supposons que A soit antérieur à B, lui-même antérieurà C. L’ordre temporel est alors défini pour cette série d’états. Maispourquoi précisément A est-il antérieur à B et B à C ? Pourquoi l’ordrene va-t-il pas plutôt de C à A ? Quels sont, en termes leibniziens, lesfondements de la relation temporelle ? La réponse à cette questioncontient l’aspect le plus original de sa théorie et manifeste la premièreformulation précise d’une théorie causale du temps 1. Son expressionla plus achevée figure dans un texte difficile, les Initia rerummathematicarum metaphysica, rédigé en 1715 :

Si on pose l’existence de plusieurs états ne contenant rien d’opposé,ils seront dits exister simultanément. C’est pourquoi nous nionsque l’année dernière et ce qui est présent soient simultanés, car ilscontiennent des états opposés d’une même chose.Si, parmi les états non simultanés, l’un contient la raison de l’autre(rationem alterius involvat), le premier est dit antérieur, le secondpostérieur. Mon état antérieur contient la raison d’exister de l’étatpostérieur. Et puisque mon état antérieur, en raison de la connexion detoutes choses, contient également l’état des autres choses antérieures, ils’ensuit que mon état antérieur contient également la raison de l’étatpostérieur des autres choses et par conséquent il est antérieur à l’état desautres choses (GM VII, 18).

Plutôt que de partir de la relation d’antériorité temporelle, Leibnizdéfinit d’abord le concept de simultanéité par la non-incompatibilité

1. Bas Van Fraassen, dans An Introduction to the Philosophy of Time and Space,New York, Random House, 1970, est l’un des premiers à avoir attribué à Leibniz unethéorie causale du temps. Pour une introduction à cette sorte de théorie dans la philo-sophie contemporaine, voir S. Bourgeois-Gironde, Temps et causalité, Paris, PUF, 2002.L’extrait de Leibniz est commenté en détail par R. Arthur, « Leibniz’s theory of time »,dans K. Okrulhrik & J.R. Brown (éds.), The Natural Philosophy of Leibniz, Dordrecht,Reidel, 1985, bien que l’auteur ne souscrive pas à l’interprétation causaliste.

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de différents états. Si par exemple le fait d’être assis et de manger unepomme ne sont pas incompatibles, alors ces deux états sont simul-tanés. Le fait que cette première relation, la non-incompatibilité oucompossibilité, soit définie indépendamment de notions temporelles,évite à l’analyse de tomber dans la circularité dès le départ.

La théorie introduit ensuite les rapports entre les états appartenantà des classes différentes, les états non-simultanés. L’existence d’étatsincompatibles découle de l’existence du changement comme on l’avu. Entre les états non-simultanés s’établit une relation d’antérioritédéfinie par le fait pour un état de contenir la raison (ratio) d’un autreétat. Cette relation semble à première vue assez différente de la rela-tion causale et pourrait suggérer une certaine précaution quant àl’attribution d’une théorie causale du temps à Leibniz. Le conceptleibnizien de causalité est cependant proche de celui d’un enveloppe-ment de raisons. Leibniz formule parfois le fait pour A de contenir laraison de B en disant que A est naturellement antérieur (prius natura) àB 1. Cette dernière relation est transitive, asymétrique et non-réflexive.Elle possède donc les propriétés d’une relation d’ordre (cf. note 1,p. 100). Toutefois, dans la mesure où les états ordonnés dans le tempsne sont pas des concepts mais des états de choses, il est nécessaire depréciser la notion d’inclusion de raison à l’aide de la causalité.

Leibniz emploie deux concepts distincts de causalité : un conceptstrict impliquant la production réelle de modifications dans une entitéet un concept qui implique seulement une corrélation entre des sériesd’états. Le premier s’applique au rapport entre une substance oumonade et ses différents états et Leibniz le caractérise par lanotion de spontanéité 2 ; c’est pourquoi on l’appellera causalité intra-monadique.

Le second est celui d’une quasi-causalité ou pseudo-causalité.Une cause est alors définie comme l’ensemble des « réquisits conco-mitants » d’une chose, autrement dit l’ensemble des conditions néces-

1. On peut consulter les textes définitionnels des années 1680 ; cf. TLM 105-106et 109-110. Ces textes, édités depuis peu, sont encore assez peu commentés. Voir laremarquable analyse qu’en donne D. Rutherford, Leibniz and the Rational Order ofNature, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, p. 111-15.

2. Disours de Métaphysique, § 32 (Fichant, p. 208) : « toute substance a une parfaitespontanéité ».

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saires à l’existence d’une chose 1. Ce concept s’applique au rapportentre les états de substances différentes. La spontanéité substantielleimplique en effet que tout état d’une substance S possède sa causeintégrale dans les états antérieurs de S et d’aucune autre substance. Cetisolement causal (au sens de la causalité réelle) s’exprime par la méta-phore de monades sans « fenêtres » (Monadologie § 7) ou, auparavant,dans l’idée que « chaque substance est comme un monde à part »(Discours de métaphysique, § 14). Toutefois, chaque substance reflèteou exprime toutes les autres substances de son monde (Discours § 9).La notion d’expression désigne une relation de ressemblance structu-relle entre deux ensembles 2. C’est elle qui est chargée d’assurer laliaison des substances qui les constitue en un monde possible. Celaimplique que tout état E d’une substance S a un corrélat (sous la formed’une représentation de E) dans toute substance S’ appartenant aumême monde que S. C’est cette thèse que désigne Leibniz dans lepassage tiré des Initia comme la « connexion de toutes choses ».

La spontanéité de la substance, ou causalité intra-monadique,engendre l’ensemble des états d’une même substance. Puisque toutétat d’une substance est causalement relié aux autres états, il est possi-ble de réduire la séquence temporelle à la séquence causale d’engen-drement des différents états d’une substance. Reprenons l’exemple deLeibniz, celui d’une perception et du souvenir de cette perception. Cesdeux états s’excluent mutuellement et ne peuvent par conséquent êtresimultanés. En outre, tout souvenir implique logiquement que l’onait eu une perception présente, de telle sorte que cette perception« contient la raison » du souvenir : Leibniz ne peut se souvenir avoirvoyagé en France en 1672 s’il n’a pas eu l’expérience présente d’êtreen France. Cette priorité logique et causale donne le fondement del’antériorité temporelle de la perception sur le souvenir.

La principale difficulté pour Leibniz consiste dès lors à rendrecompte du caractère total de l’ordre établi par le temps entre les états

1. TLM, p. 462 : « ce que nous appelons causes sont seulement, en rigueur métaphy-sique, des réquisits concomitants » ; parfois la causalité est définie en un sens encore plusfaible, cf. Fichant, p. 308 : « est cause la chose dont l’état permet de rendre le plusfacilement raison des changements ».

2. Cf. L’important texte de 1678 « Qu’est-ce que l’idée ? » (TLM, p. 445-446). AinsiE’ est une expression de E si, en préservant un certain nombre de propriétés et relations deE, on obtient la transformation de E en E’. Ainsi une ellipse est l’expression d’un cercle.

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de substances différentes. Il doit pour cela a) préserver la transitivitéde la relation de simultanéité et b) expliquer de quelle façon l’ordretemporel existe même en l’absence d’une causalité directe entre lesétats de substances distinctes. Il y parvient à la condition d’intégrer la« connexion de toutes choses » dans l’explication et en définissantdonc l’antériorité temporelle à partir de la causalité au sens large (oucausalité inter-monadique).

La connexion universelle permet de rendre compte d’unepropriété surprenante que Leibniz attribue à la compossibilité. Ausens logique de compatibilité, il s’agit d’une relation symétrique etréflexive, mais pas nécessairement transitive. Or la simultanéitépossède ces trois propriétés et il semble ainsi inconséquent de fondercelle-ci sur la relation de compossibilité. Cependant, l’expressionuniverselle est, pour Leibniz, un ingrédient de la compossibilité desétats d’une substance : chaque substance reflète les propriétés detoutes les autres substances compossibles ce qui garantit la transitivitéde la compossibilité. Toute relation réflexive, symétrique et transitivedéfinit une classe d’équivalence 1. La compossibilité permet ainsi, nonseulement de rendre compte de la simultanéité, mais également dedéfinir le concept d’instant comme l’ensemble des états simultanés à(c’est-à-dire compossibles avec) un état donné.

La fin de l’extrait des Initia se laisse alors interpréter de la manièresuivante. Soit l’état A cause de l’état B dans une substance S. Étantdonné un état C de S’, si C est compatible avec A, ils sont simultanés.En effet S et S’ s’expriment mutuellement et ainsi que les états detoutes les autres substances. Leurs états ne sont pas incompatibles et,par définition, simultanés.

Toutefois, selon la causalité intra-monadique, on devrait égale-ment conclure à la simultanéité de B et C étant donné qu’aucun desdeux ne contient la cause de l’autre. Pourtant nous avons admis lasimultanéité de A et C et supposé l’antériorité de A par rapport à B. Lerecours à la causalité intra-monadique exigerait de renoncer à latransitivité de la simultanéité. Mais en recourant à la pseudo-causalitéinter-monadique, on peut déduire l’antériorité temporelle de C sur B.En effet, étant donné que A est exprimé par S’, les réquisits de B sont

1. Une classe d’équivalence est l’ensemble défini par une relation d’équivalence, parexemple la relation d’identité définit comme classe d’équivalence n’importe quel objet.

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alors contenus dans C ce qui suffit à faire de C une cause au sens largede B et à garantir ainsi l’antériorité de C sur B. Pour Leibniz rappelons-le, l’expression est universelle et, en ce sens, deux substances éloi-gnées au point de ne pouvoir exercer de causalité apparente l’une surl’autre, comme une femme et son époux aux Indes, contiennentpourtant mutuellement la raison de tous leurs états ce qui garantit leurconnexion temporelle.

L’antériorité temporelle peut finalement se définir ainsi : Xprécède Y si et seulement si a) X est cause (réelle) de Y ou bien b) si Xest une pseudo-cause de Y, autrement dit s’il existe un état Z tel queb.1) Z est simultané avec X et Z cause Y ou bien b.2) Z est simultanéavec Y et X cause Z. L’expression universelle permet alors de généra-liser la relation d’antériorité et de définir le temps comme l’ensembledes ensembles d’états simultanés (qui forment des classes d’équi-valence mutuellement exclusives) reliés par une relation d’antériorité,ce qui constitue le contenu de la définition du temps comme « ordredes possibilités inconsistantes » 1.

L’analyse des éléments de cette définition montre que celui-ci nedéfend pas seulement une thèse relationniste, mais également unethèse réductionniste : l’ordre temporel des états des substances trouveson fondement dans les relations causales entre ces états. Cette théorieest réductionniste dans la mesure où elle n’affirme pas seulement ladépendance de l’existence du temps envers les événements qui s’ydéroulent, mais soutient encore que les assertions relatives au tempsont leur fondement dans des relations de compatibilité et de causalité.

LABYRINTHUS CONTINUI : L’IDÉAL (LE TEMPS) ET L’ACTUEL (LA DURÉE)

Il faut encore préciser le statut ontologique exact du temps. Nousavons vu que le temps, comme toutes les relations, est idéal. Mais lanature exacte de cette idéalité dépend d’une propriété dont l’analysecausale n’a pas rendu compte : la continuité du temps. Celle-ci se

1. Nous avons éliminé de cette présentation un certain nombre d’aspects quicompliquent la théorie. Parmi ceux-ci, il y a la thèse selon laquelle chaque substancecontient à chaque moment de son existence des traces de son passé et des marques deson futur (Discours de métaphysique, § 9) et la reconnaissance des causes finales quicontiennent aussi la raison de leurs effets qui leur sont pourtant antérieurs.

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traduit par exemple dans l’usage du concept comme variable continuedans les équations de la dynamique leibnizienne. Sans le postulat de lacontinuité du temps, un traitement mathématique du temps seraitimpossible. Mais les apparences sensibles nous présentent égalementle temps, comme le mouvement, et l’espace comme des grandeurscontinues 1.

À partir du milieu des années 1690, Leibniz fait de la continuité dutemps le critère de son appartenance à la catégorie des réalitésidéales 2. L’analyse de la continuité fournit ainsi un fil directeur pourla détermination de son statut ontologique.

Comment s’explique le lien entre continuité et idéalité ? Ilconvient de rappeler ici certains aspects de la métaphysique de lamaturité. Celle-ci comporte trois étages en quelque sorte, dont ledernier est occupé par les idéalités. Une entité idéale, ou encore ensrationis se distingue d’une entité réelle. Ces entités réelles sont lessubstances simples et leurs modifications (GP II, 252). Les substancessimples ont pour modèle les esprits. Il faut ajouter à ce premier niveaucelui des phénomènes, c’est-à-dire des corps, qui ne sont que desmultitudes ou agrégats de substances simples qui occupent le niveauintermédiaire. Leur réalité, quoique moindre que celle des substancessimples, n’en est pas moins partiellement indépendante de la repré-sentation qu’en ont les esprits. À ce titre, ils font partie des êtres réels :un agrégat de substances est donné, l’esprit ajoute seulement lareprésentation de celui-ci comme une unité. À un troisième niveauseulement apparaissent les relations parmi lesquelles figurent l’espaceet le temps, au même titre que les abstractions mathématiques.

Il y a sur cette question une évolution dans la pensée de Leibniz, quiavant les années 1690 confond dans la même catégorie des phéno-mènes, corps et espace et temps. Or, précisément, ce qui le conduit à

1. Lettre à Sophie, 1 er février 1705, Fichant, p. 360 : « La matière nous paraît uncontinu, mais elle le paraît seulement, aussi bien que le mouvement actuel. C’est commela poussière d’albâtre paraît faire un fluide continuel, quand on la fait bouillonner sur lefeu, ou comme une roue dentelée paraît un diaphane continuel, lorsqu’elle tourne avecbeaucoup de vitesse, sans qu’on puisse discerner l’endroit des dents de l’endroit videentre les dents, notre perception unissant les lieux et temps séparés ».

2. Cf. G. Hartz et J.A. Cover, « Space and Time in the Leibnizian Metaphysic », Noûs22, 1988, p. 493-519 qui détaillent l’évolution de Leibniz sur le statut du temps comme« idéalité ».

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introduire la distinction entre phénomènes et idéalités ce sont lesdifficultés métaphysiques liées à la composition du continu – le fameux« labyrinthe du continu » 1. La propriété caractéristique d’un toutcontinu est que ses parties sont telles qu’un segment donné peuttoujours être divisé en parties possédant également une extensionspatiale ou temporelle. Si les corps étaient des entités continues, ils nepourraient pas être composés de substances simples, pas plus que laligne en géométrie n’est constituée d’une addition de points ou l’unitépar l’addition des fractions. Or tout agrégat est composé d’unitésdiscrètes, comme le nombre entier est composé d’unités. Le modèle del’agrégat phénoménal n’est donc pas celui d’une grandeur continue,mais de la composition d’un nombre à partir de l’unité. Les agrégats desubstances simples sont analogues aux touts discrets. Cependant, à ladifférence d’un nombre entier, tout agrégat substantiel est composéd’une infinité de substances simples. C’est la raison pour laquelle,comme le remarque M. Fichant, l’unité substantielle n’est pas homo-gène à l’agrégat contrairement à l’unité par rapport au nombre 2. EtLeibniz peut ainsi soutenir à De Volder à la fois qu’un agrégat estconstitué d’une infinité d’unités simples et que celles-ci sont discrètes :

la matière n’est pas continue, mais discrète, et actuellement divisée àl’infini, bien qu’aucune partie assignable de l’espace ne soit sansmatière (GP II, 278).

En outre, dans les continus, le tout est antérieur aux parties, alorsque dans les entités discrètes la partie est antérieure au tout. En consé-quence, les parties d’un continu sont arbitraires et indéterminées :ainsi une ligne peut être décomposée en segments d’une infinité demanière différentes et ses parties sont ainsi toujours virtuelles. Maisles substances qui composent un agrégat ne peuvent être indéter-minées, dans la mesure où l’existence de l’agrégat dépend de celles deses parties. Celles-ci existent donc en acte et non virtuellement :

Dans les Actuels, il n’y a que la quantité discrète, c’est-à-dire la multi-tude des monades ou substances simples… Mais la Quantité continueest quelque chose d’idéal, qui relève des possibles, ou des actuelsconsidérés comme possibles. Car le continu enveloppe des parties, alors

1. GP IV, 492 inter alia.2. M. Fichant, « Introduction : l’invention métaphysique », dans Fichant, p. 121.

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qu’il n’y a pourtant rien d’indéfini dans les actuels, dans lesquels eneffet toute division qui peut être faite est effective 1.

L’exclusion du continu du domaine des entités réelles a d’impor-tantes conséquences sur le rapport des mathématiques à la réalité. Lespropriétés de la géométrie euclidienne s’appliquent en effet à desentités continues. En conséquence, bien que la science attribue despropriétés géométriques aux corps, en toute rigueur ils ne possèdentpas de telles propriétés. Car il n’y a en eux (agrégats contenant uneinfinité de substances) aucune figure absolument régulière, aucuneligne parfaitement droite 2. Ainsi, les substances et les agrégats desubstances (les corps) ne sont, à proprement parler, ni étendus dansl’espace ni situés dans le temps, s’ils sont continus, mais l’espaceet le temps constituent en quelque sorte une grille de lecture nouspermettant d’accéder à la réalité 3.

Il nous faut donc comprendre comment l’antériorité du tout surles parties et l’indétermination de ces dernières s’appliquent dans lecas précis du temps. Un passage des Nouveaux Essais, dans lequelThéophile répond à une remarque de Philalèthe sur l’impossibilité deconcevoir le commencement du temps, permet d’éclairer ce point :

Ce vide qu’on peut concevoir dans le temps marque, comme celui del’espace, que le temps et l’espace vont aussi bien aux possibles qu’auxexistants […]. Le temps et l’espace sont de la nature des véritéséternelles qui regardent également le possible et l’existant 4.

Ce texte suggère l’interprétation suivante : entre deux événementsséparés temporellement, il y a toujours un intervalle. Or, nous pouvonsconcevoir qu’un certain événement possible ait eu lieu sur cet inter-valle, de telle sorte que nous obtenons deux intervalles sur lesquels onpeut réitérer l’opération. Étant donné qu’entre deux événements

1. Lettre à De Volder, 19 janvier 1706, trad. dans Fichant, p. 122.2. Lettre à Sophie, 1 er février 1705, dans Fichant, p. 359 : « Et l’on peut démontrer

qu’il n’y a point de ligne ou de figure dans la nature qui donne exactement et gardeuniformément par le moindre espace et temps les propriétés de la ligne droite oucirculaire, ou de quelque autre dont un esprit fini peut comprendre la définition ».

3. Cette question est développée dans une lettre à Varignon de 1702 (GM V, 93) ;cf. J.E. McGuire, « Labyrinthus continui : Leibniz on Substance, Activity, and Matter »repris dans R. Woolhouse, Leibniz : Critical Assessments, t. III, London, Routledge, 1994.

4. NE II, XIV, § 24 et 26.

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donnés on peut concevoir une infinité d’événements possibles, dontcertains sont incompatibles entre eux, il s’ensuit l’existence d’uneinfinité de parties possibles dans tout intervalle de temps. Mais cesparties sont seulement possibles et leur existence virtuelle, si bien quele temps est effectivement un continu, antérieur à ses parties.

Mais si le temps comme continu est une idéalité que nousimposons aux phénomènes, on peut se demander s’il ne repose pas,ainsi que l’espace, sur des conventions arbitraires. En d’autres termes,ne sont-ils que des filtres utiles pour les progrès de nos connaissancesqui n’exprimeraient cependant aucune vérité sur les choses ? Le texteprécédent indique cependant le contraire. Pour Leibniz en effet, si tousles événements, tant actuels que possibles, peuvent être reliés par unerelation temporelle, c’est parce que le temps est invariant quel que soitle monde possible que Dieu décide de créer. Le temps et l’espace tri-dimensionnel de la géométrie euclidienne, au même titre que lesvérités de l’arithmétique, appartiennent au domaine des vérités éter-nelles. La réalité du temps et de l’espace est fondée en Dieu 1. Cettethèse est reprise au sujet des relations dont le caractère idéaln’implique nul élément conventionnel :

Les relations et les ordres ont quelque chose de l’être de raison,quoiqu’ils aient leur fondement dans les choses, car on peut dire que leurréalité, comme celle des vérités éternelles et des possibilités, vient de lasuprême raison 2.

Bien que la ressemblance de couleur entre une craie et du lait,n’existe pas dans les choses en plus des propriétés monadiques – lablancheur du lait et celle de la craie – les faits concernant la ressem-blance sont objectifs. De même, pour une relation d’ordre comme letemps, bien qu’il n’ait pas de réalité dans les choses, et soit seulementidéal, l’ordre qu’il décrit n’en est pas moins objectif :

l’un et l’autre de ces fondements [de l’ordre, i.e. le temps et l’espace] estvéritable, quoiqu’il soit idéal. La continuité uniformément réglée,quoiqu’elle ne soit que de supposition et d’abstraction, fait la base des

1. NE II, XIII, § 17.2. NE II, XXV, § 1.

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vérités éternelles et des sciences nécessaires : elle est l’objet del’entendement divin 1.

La référence à l’entendement divin dans les deux passagesprécédents doit se comprendre ainsi : Dieu conçoit la liaison causaledes états de toutes les substances possibles d’une infinité de manières.Le temps est alors, d’une certaine façon, un espace logique, c’est-à-dire une représentation idéale des rapports conceptuels entre lespropriétés temporelles (antériorité et simultanéité) 2. Comme toutcontinu, le temps est bien une idéalité ou encore une abstraction, maisfondée dans la pensée divine et guidant le choix créateur – une idéalitétranscendantale en quelque sorte.

Il faut encore dire un mot du fondement actuel de cette idéalité.Leibniz introduit à cette fin une distinction entre le temps proprementdit et la durée, dont l’analogue spatial est la distinction entre espace etétendue. La durée est propre à chaque chose et constitue la sérieinterne de ses états 3. On comprend ainsi que l’analyse causale serapporte d’abord à la durée des choses. Il s’agit d’une abstractionrésultant de l’enchaînement causal des états de la substance qui sontles véritables concrets :

La durée et l’étendue sont des attributs des choses, mais le temps etl’espace sont pris comme hors des choses et servent à les mesurer 4.

La durée peut être qualifié d’abstraction au premier degré, c’est-à-dire, rapportée à un sujet. Le temps, qui est « hors des choses », seraitalors une abstraction au second degré, une véritable abstractionpuisqu’il est alors considéré comme une entité indépendante. Ce quiexiste concrètement c’est la série ordonnée des états d’une substance.En considérant seulement l’étendue temporelle de cette série, nousconcevons la durée. Mais cette durée exprime un processus actuel,aussi la durée est l’abstrait d’un être actuel.

Enfin, comme toute entité actuelle, la durée est discrète et noncontinue :

1. Lettre à Sophie, 1 er fév. 1705, Fichant, p. 360.2. Cette idée est développée par B. Van Fraassen, op. cit., p. 102 à propos de Kant.3. GP II, 269 ; LC V, § 46. La durée serait alors comparable à un temps local et

l’ensemble des durées des choses constituerait le fondement du temps global.4. Entretien de Philarète et d’Ariste, Frémont, p. 204.

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Et l’on peut conclure que la durée des choses, ou la multitude des étatsmomentanés, est l’amas d’une infinité d’éclats de la Divinité, dontchacun à chaque instant est une création ou reproduction de touteschoses, n’y ayant point de passage continuel, à proprement parler, d’unétat à l’autre prochain 1.

La « durée des choses » est composée d’une infinité d’étatsmomentanés discrets, de telle sorte que le passage du temps dans leschoses s’effectue de manière discontinue, tout comme les change-ments. Mais en considérant le temps abstraitement, nous concevonsun ordre déterminable qui peut être virtuellement déterminé par uneinfinité d’états possibles. Si nous percevons les changements et lepassage du temps qui en résulte comme quelque chose de continu,c’est parce que nous imposons aux phénomènes la continuité propreau temps abstrait. L’ensemble des relations temporelles peutfinalement être représenté dans ce tableau 2.

Relations métaphysiques Relations temporelles Relations temporellesfondamentales in concreto in abstracto

Compossibilité Simultanéité Instant Temps : ordre desétats incompa-tibles déterminant

Succession tous les raports d’états de successionpossibles possibles

Causalité ou Succession DuréeQuasi-causalité (abstrait d’une

série actuelle)Actuel et discret Relation abstraite

idéale/ordre continu

CONCLUSION : LES MONADES ET LA FLÈCHE DU TEMPS

Nous conclurons cette étude en nous posant la question suivante :si le temps n’est qu’une idéalité imposée par un esprit aux capacitéssensorielles et intellectuelles limitées aux choses qu’il perçoit, ce quiest réel échappe-t-il à la temporalité, entendue comme passage du

1. Lettre à Sophie du 1 er février 1705, Fichant, p. 361.2. LC V, § 47. Leibniz y décrit précisément le processus analogue de formation du

concept d’espace que nous appliquons, par extension, au temps.

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temps ou devenir temporel ? Il faut ici reprendre la distinction des troisniveaux ontologiques : l’idéal, le phénoménal et le substantiel. Si letemps considéré abstraitement n’est qu’une idéalité, il n’est pas uneillusion et possède un fondement dans les choses en ce qu’il dépend dela durée des entités situées à un niveau plus fondamental. Les corps,comme agrégats de substances simples, sont étendus et durent. Cetteétendue et cette durée s’expliquent par leurs propriétés fondamen-tales. La durée en particulier se rapporte au lien causal entre lesdifférents états momentanés du corps, lien fondé dans la force activedu corps. De la sorte, bien que la représentation du temps continu nesoit qu’une approximation, les corps ou agrégats de substances ontbien une forme de durée, que Leibniz nomme « la durée actuelle deschoses dans le temps » (ibid.).

La question est plus délicate lorsque l’on remonte au niveaumétaphysique fondamental, celui des substances ou monades. Sont-elles littéralement hors du temps ? Il s’agit d’une question des plusdélicates, sur laquelle les commentateurs ne s’accordent pas. Enrespectant l’analogie de l’espace et du temps, il semblerait que lessubstances ne soient pas plus étendues dans le temps qu’elles ne le sontdans l’espace. Il y aurait un argument simple : tout ce qui est dansl’espace possède une étendue, or toute étendue est divisible, alors queles substances simples sont indivisibles. Donc les substances simplesne peuvent avoir de propriétés spatiales, ni, par conséquent, depropriétés temporelles. Cependant, l’argument n’est pas décisif.Pour Leibniz en effet, le modèle des substances simples est l’espritou encore le moi 1. Or nous expérimentons du changement dans nosperceptions. Dans la Monadologie, les monades ont pour propriétésfondamentales le fait d’avoir des perceptions différentes et de passerd’une perception à une autre par le biais de l’appétition (§ 14-15). Plusgénéralement, toute monade est soumise à un changement dont elle estle principe interne (§ 10-11). Toute la théorie de la substance déve-loppée par Leibniz à partir de 1690 s’articule en fait autour de l’idéequ’elle doit constituer une force primitive capable de rendre comptede ses changements d’états 2. Dans la mesure où les états de la

1. Système nouveau, Frémont 2, p. 71 et 238.2. Sur la constitution de cette théorie dynamique de la substance, voir M. Fichant,

« l’invention métaphysique ».

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LA THÉORIE DU TEMPS DE LEIBNIZ 113

substance lui sont internes, il semble approprié de conclure à l’exis-tence d’un devenir réel au sein des monades ou substances simples.Le principe de ce devenir réel est, dans la dernière philosophie deLeibniz, l’appétition, qui donne à la série des états de la substance soncaractère dynamique. C’est dans cette activité de la monade que seréside non seulement le fondement du devenir temporel, c’est-à-direl’explication de son asymétrie et de sa direction. En ce sens, l’activitédes monades ou substances simples constitue la flèche du temps.

Jean-Pascal ANFRAY

Université de Provence (Aix-Marseille I)

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QUATRE ASPECTS DU TEMPS DANS LACRITIQUE DE LA RAISON PURE DE KANT

LE TEMPS COMME INTUITION PURE

L’« ESTHÉTIQUE TRANSCENDANTALE »

L’« Esthétique transcendantale » 1 qui ouvre la Critique de laraison pure est la science pure de la sensibilité et de ses formes a priori(espace et temps), « la science de tous les principes de la sensibilité apriori […], qui constitue la première partie de la théorie transcen-dantale des éléments […]. De cette recherche il résultera qu’il y a deuxformes pures de l’intuition sensible, comme principes de la connais-sance a priori, savoir l’espace et le temps » 2. L’esthétique, du grecaesthesis, avant de désigner la théorie du beau est la théorie dusensible. Kant mêle souvent le sens grec (science du sensible) au sensbaumgartenien de l’esthétique (science du beau) 3. Esthétique (relatifà la sensibilité) s’oppose à logique (relatif à l’entendement). L’« Esthé-tique transcendantale » reprend les questions de la Dissertation de1770 : le temps est-il chose en soi, accident, relation, ordre de

1. Qui reprend en partie le § 14 « Du temps » de la Dissertation de 1770, Kantsgesammelte Schriften, hrsg. von der Preussischen Akademie der Wissenschaften zuBerlin, Ak II, 399-402 ; Kant, Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, 1980-1986, I,p. 647-652.

2. Critique de la raison pure [CRP], « Esthétique transcendantale », Ak III, 50-51 ;Paris, PUF, 1997, p. 54-55.

3. « Le goût se fonde sur les rapports de l’espace et du temps » (Réflexion 648, AkXV, 284). Cf. aussi Réflexions 672, Ak XV, 298 ; 702, Ak XV, 311 ; 711, Ak XV, 315 et1791, Ak XVI, 116.

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succession des choses ? Rien de cela. Chez Kant, « le temps n’apparaîtpas, il est condition de l’apparaître » 1, structure transcendantale del’esprit conditionnant a priori toute intuition sensible. L’intuitionintellectuelle n’est possible qu’en un entendement divin infini,intuitif, archétype (intuitus originarius), connaissant les choses en soi,non en un entendement humain fini, discursif, ectype (intuitusderivativus), recevant ses intuitions de la sensibilité 2.

L’« Esthétique transcendantale » comporte un exposé liminaire,deux sections, l’une consacrée à l’espace, l’autre au temps, laquellecompte une « Exposition métaphysique », une « Exposition transcen-dantale » du temps et des « Remarques générales ». L’exposé liminairedéfinit l’intuition pure au sens transcendantal (forme expurgée detoute sensation matérielle) et l’esthétique transcendantale (sciencedes principes a priori de la sensibilité). L’exposition métaphysiqueénumère cinq propriétés du temps. 1) « Le temps n’est pas un conceptempirique qui dérive d’une expérience quelconque » 3. Situé en amontde toute expérience, il n’est pas abstrait de la sensation, par induction,sommation ou généralisation. On ne percevrait pas de phénomènessimultanés ou successifs, si l’intuition pure du temps ne précédaittoujours déjà ces phénomènes, à titre de toile de fond, d’arrière-plan.2) « Le temps est une représentation nécessaire qui sert de fondement àtoutes les intuitions […]. Le temps est donc donné a priori. En lui seulest possible toute réalité des phénomènes. Ceux-ci peuvent biendisparaître tous ensemble, mais le temps lui-même (comme conditiongénérale de leur possibilité) ne peut être supprimé » 4. Il est plusprofond que l’espace, car il conditionne médiatement la perceptiondes phénomènes spatiaux. Il n’est pas seulement forme a priori dusens interne, pendant de l’espace, mais plus largement condition detoute intuition, y compris spatiale. L’exposition métaphysique anti-cipe ici sur l’exposition transcendantale : le temps n’est pas conditionde la seule expérience interne, mais de toute expérience, d’où unepremière dissymétrie entre espace et temps. 3) Le temps fonde desprincipes synthétiques a priori et des axiomes mathématiques apodic-

1. P. Ricœur, Temps et récit, t. III « Le temps raconté », Paris, Seuil, 1985, p. 68.2. Critique de la faculté de juger [CFJ], § 77, Ak V, 405-410 ; II, 1203-1209.3. CRP, § 4, Ak III, 56 ; p. 61, nous soulignons.4. Ibid., nous soulignons.

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tiques ne dérivant nullement de l’expérience, tels que entre deuxinstants, il n’y a qu’un temps ; toutes les parties du temps sont sembla-bles ; le temps est une grandeur continue infiniment divisible ; le tempsn’a qu’une dimension ; des temps différents sont successifs. Cesjugements synthétiques a priori sur l’unidimensionalité et l’unicité dutemps sont des règles rendant l’expérience possible en général 1.L’irréversibilité ne figure pas au nombre des axiomes du temps, carelle n’est pas propre au temps, mais au rapport de succession adosséau principe de causalité. De même, la continuité n’est pas propre autemps, mais à la grandeur du temps. 4) « Le temps n’est pas un conceptdiscursif », mais une forme pure de l’intuition sensible sans laquelleil n’y aurait aucune connaissance synthétique a priori. 5) « Toutegrandeur déterminée du temps n’est possible que par des limitationsd’un temps unique qui lui sert de fondement. Aussi faut-il que la repré-sentation originaire de temps soit donnée comme illimitée » 2, supé-rieure à toute grandeur. Toute durée finie vient de la limitation d’ununique temps originaire, grandeur infinie donnée, précèdant a prioritoutes ses parties.

Espace et temps sont donc les deux seules formes de la sensibilité.Si Kant considère a posteriori que la Critique en donne une preuve 3,cette preuve n’est pas explicite, car elle exigerait de l’homme uneintuition intellectuelle qui lui est refusée 4. L’exposition métaphysiquea montré que le temps est intuition pure 5. L’exposition transcen-

1. « Il n’y a qu’un seul temps, et tous les divers temps n’y doivent pas être poséscomme simultanés, mais comme successifs », CRP, Ak III, 166 ; p. 182.

2. Ibid., Ak III, 58 ; p. 62, nous soulignons.3. « La Critique de la raison pure prouve que les représentations d’espace et de temps

sont des intuitions pures […]. C’est une doctrine qui n’a rien d’une simple hypothèse[…] ; c’est au contraire une vérité démontrée », Progrès de la métaphysique en Allemagne[PMA], Ak XX, Band 7, 267-268 ; Paris, Vrin, 1973, p. 20, nous soulignons.

4. « Mais comment est possible cette propriété particulière de notre sensibilité même[…] ? À cela il n’y a pas de solution ni de réponse », Prolégomènes à toute métaphysiquefuture [PMF], § 36, Ak IV, 318 ; II, 95. « Quant à savoir comment une telle intuitionsensible (l’espace et le temps) est la forme de notre sensibilité […], c’est ce qu’il est abso-lument impossible d’expliquer davantage, parce que sinon nous devrions avoir encore unautre type d’intuition pour pouvoir comparer le nôtre », Lettre à Herz du 26 mai 1789, AkXI, 51 ; II, 840.

5. Cf. Heidegger, Interprétation phénoménologique de la Critique de la raison purede Kant [IP], Paris, Gallimard, 1981, p. 140.

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dantale va montrer en quoi il rend possibles des jugements synthé-tiques a priori 1, la question rectrice de la Critique étant « comment desjugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? » 2. Elle montreaussi comment l’idéalité transcendantale du temps conditionne laréalité empirique des objets. Le changement, liaison de prédicatsopposés dans un seul et même objet, n’est possible que parce que lareprésentation du temps est une intuition a priori. « Ce n’est que dansle temps, c’est-à-dire successivement, que deux déterminationscontradictoirement opposées peuvent convenir à une même chose.Notre concept du temps explique donc la possibilité de toutes lesconnaissances synthétiques a priori que contient la théorie généraledu mouvement » 3, ou mécanique pure. Mais si le temps fonde lesjugements synthétiques a priori de la mécanique, science pure dumouvement, il fonde aussi ceux de l’arithmétique, science pure dunombre. Kant admet dans la mathématique pure du temps deuxparties : mécanique et arithmétique. « La géométrie prend pour fonde-ment l’intuition pure de l’espace. L’arithmétique élabore elle-mêmeses concepts de nombre par addition successive des unités dans letemps, et la mécanique surtout ne peut élaborer ses concepts de mou-vement qu’au moyen de la représentation du temps » 4. Autre dissy-métrie entre espace et temps : si la mathématique qui construit sesconcepts dans l’intuition pure de l’espace est sans ambiguïté la géo-métrie, celle qui construit ses concepts dans l’intuition pure du tempsest tantôt la mécanique, science du mouvement en son rapport autemps (chronométrie), tantôt l’arithmétique, science de la genèse tem-porelle des nombres (le jugement synthétique a priori 7 + 5 = 12s’inscrit dans le temps). Pour Kant même, ce qui est clair pour l’espacel’est moins pour le temps. « À la différence de la théorie pure del’espace (géométrie), une théorie générale du temps ne fournit pas unematière suffisante pour une science accomplie », pas même la méca-nique, qui nécessite toujours aussi le concept empirique du change-

1. De même dans l’« Analytique des concepts », la déduction métaphysique desconcepts établit leur origine a priori et la déduction transcendantale explique commentils se rapportent à des objets.

2. CRP, Introduction, § VI, Ak III, 39 ; p. 43.3. Ibid., § 5, Ak III, 59 ; p. 62.4. PMF, § 10, Ak IV, 283 ; II, 51, nous soulignons.

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ment 1. Kant emprunte au De generatione et corruptione d’Aristote 2

sa distinction de quatre types de changements, selon le lieu (mouve-ment local), la quantité (augmentation-diminution), la qualité (altéra-tion) et la substance (génération-corruption). Il emprunte aussi à saPhysique la définition du changement comme passage, au sein d’unesubstance, d’une forme à sa privation, d’un attribut à son opposé (l’eaufroide devient chaude), l’idée d’un rapport entre temps, changementet/ou mouvement 3 et l’idée que le temps est une grandeur continueinfinie donnée 4. Puis Kant énonce les trois fonctions transcendantalesdu temps.

A) Première fonction transcendantale du temps (négative) : « Letemps n’est pas quelque chose qui existe en soi ou qui soit inhérent auxchoses comme une détermination objective […]. Le temps n’est que lacondition subjective sous laquelle peuvent trouver place en noustoutes les intuitions » 5. Kant rompt avec les conceptions leibnizienneet newtonienne du temps. Il fait de l’idéalité transcendantale del’espace et du temps, formes a priori de la sensibilité, la condition de laréalité empirique de l’objet phénoménal. Le temps n’est ni chose ensoi, ni accident de chose en soi, ni ordre de succession des choses ensoi. Il n’est que dans et par le sujet. Contre l’idéalisme empirico-sceptique niant l’existence du monde hors de moi et contre le réalismetranscendantal de Leibniz et Newton, l’idéalité transcendantale dutemps garantit la réalité empirique des objets 6. Si on fait abstractiondes intuitions, si on vide le temps des phénomènes, il ne reste que letemps comme rien, qu’on ne peut intuitionner comme tel. « Si nousfaisons abstraction de notre mode d’intuition interne et de la manièredont, au moyen de cette intuition, nous embrassons aussi toutes lesintuitions externes dans notre pouvoir de représentation […], alors letemps n’est rien » 7, rien qui rend possible tout objet phénoménal. « Sion lui enlève la condition particulière de notre sensibilité, alors le

1. PMA, Ak XX, Band 7, 286 ; p. 43-44.2. 314 a-322 a.3. CRP, « Quatrième conflit des Idées transcendantales », note, Ak III, 315 ; p. 352.4. Physique I, 8 et IV, 15-19.5. CRP, § 6, A, Ak III, 59 ; p. 63, nous soulignons.6. Réflexion 6315, Ak XVIII, 618.7. CRP, « Esthétique transcendantale », § 6, Ak III, 60 ; p. 64.

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concept de temps s’évanouit ; il n’est pas inhérent aux objets eux-mêmes, mais simplement au sujet qui les intuitionne » 1. Selon l’idéa-lisme transcendantal, le temps est forme pure de toute intuition,condition formelle a priori de tout phénomène. Il n’est pas inhérent àl’objet, mais à la façon dont le sujet humain, du moins autre que divin,intuitionne l’objet. « Il n’est pas non plus nécessaire de limiter à lasensibilité de l’homme ce mode d’intuition dans l’espace et dans letemps. Il peut se faire que tout être fini et pensant doive nécessai-rement en cela être assimilé à l’homme (quoique nous ne puissions pasen décider) » 2. L’idéalité transcendantale est donc l’autre face duréalisme empirique. On ne peut les séparer. Pour qu’un objet nous soitdonné, il faut que le temps se donne à nous a priori, horizon du phéno-mène, cadre où prend place l’intuition, condition de toute objectivité.Je ne peux rien connaître hors du temps, pas même moi-même.Toujours déjà je suis immergé en lui comme en un fleuve. Mais si pourHéraclite, le temps est un fleuve qui s’écoule, pour Kant, ce n’est pasle temps qui s’écoule, mais les phénomènes en lui. La critique dédog-matise la métaphysique et désontologise le temps, qui devient condi-tion de perception des objets. Contre Newton, le temps n’est pas choseen soi, réalité absolue subsistant par soi. Contre Leibniz, il n’est nipropriété, ni ordre de succession des choses en soi, mais idéalité trans-cendantale du sujet intuitionnant. Dès 1770, Kant réfute la réalitéobjective absolue du temps sous ces deux versions 3. Le réalismenewtonien ruine la métaphysique. Le réalisme leibnizien ruine lamathématique comme science synthétique a priori. Pour Kant, mathé-matique newtonienne et métaphysique leibnizienne sont des formesde réalisme transcendantal niant toute connaissance synthétiquea priori. Kant oppose au réalisme transcendantal de Newton et Leibnizson idéalisme transcendantal, garantie du réalisme empirique desobjets. Nulle opposition donc entre réalisme empirique et idéalisme

1. CRP, § 7, Ak III, 62 ; p. 65.2. Ibid., § 8, Ak III, 71-72 ; p. 75. « Nous ne connaissons que notre mode de percevoir,

mode qui nous est particulier, mais qui peut fort bien n’être pas nécessaire pour tous lesêtres, bien qu’il le soit pour tous les hommes », ibid., Ak III, 65 ; p. 68. Cf. F.-X. Chenet,L’assise de l’ontologie critique, Lille, PUL, 1994, p. 33-49. On doit penser un entende-ment intuitif divin « pour ne pas assujettir tous les êtres qui sont doués d’un pouvoir deconnaître à notre forme d’intuition », PMA, op. cit., p. 20.

3. Dissertation de 1770, § 14, Ak II, 400 ; I, 650.

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transcendantal, qui sont les deux faces d’un même système. Le tempsest donné avant les objets comme condition de ceux-ci et a son siège apriori dans la sensibilité du sujet 1.

B) Deuxième fonction transcendantale du temps (stricte) : « Letemps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire del’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur […]. Il déterminele rapport des représentations dans notre état interne » 2. C’est lesymétrique de l’espace, forme a priori du sens externe.

C) Troisième fonction transcendantale du temps (large) : « Letemps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes engénéral […], la condition immédiate des phénomènes intérieurs (denotre âme) et, par là même, la condition médiate des phénomènesextérieurs […]. Tous les phénomènes en général, c’est-à-dire tous lesobjets des sens, sont dans le temps » 3. La fonction transcendantalelarge du temps brise l’apparente symétrie entre espace et temps,suggérée en B. Kant souligne ici leur disparité. Il rompt avec le § 2de l’« Esthétique transcendantale » qui liait le sort de l’espace et dutemps 4 et donne au temps un rôle plus profond que celui de l’espace,limité au seul sens externe. L’espace n’est que forme a priori du sensexterne. Le temps est forme a priori du sens interne (fonction trans-cendantale stricte) et de toute intuition, de tout phénomène en général,interne ou externe (fonction transcendantale large).

Enfin, dernière dissymétrie entre espace et temps : on ne peutjamais intuitionner le temps « comme externe, à l’instar de l’éten-due » 5. Si le temps est nécessaire à la représentation psychique interne

1. Le réaliste transcendantal convertit de simples représentations en choses en soi.« Notre idéalisme transcendantal accorde au contraire que les objets de l’intuition exté-rieure existent réellement […]. Mais cet espace lui-même ainsi que le temps et, en mêmetemps, tous les phénomènes avec eux ne sont pourtant pas en eux-mêmes des choses ; cene sont au contraire que des représentations, et ils ne peuvent pas exister en dehors denotre esprit […]. Le temps ne peut pas être une détermination de quelque chose en soi.Mais dans l’espace et dans le temps, la vérité empirique des phénomènes est suffisam-ment assurée et assez bien dégagée de toute parenté avec le rêve », CRP, « L’idéalismetranscendantal comme clef », Ak III, 338-341 ; p. 372-375.

2. Ibid., § 6, B, Ak III, 60 ; p. 63, nous soulignons.3. Ibid., C, Ak III, 60 ; p. 63-64, nous soulignons.4. Ibid., § 2, Ak III, 51 ; p. 55.5. Réflexion 4518, Ak XVII, 579.

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des phénomènes externes de changement et mouvement, est-il néces-saire aussi à la représentation des phénomènes externes en tantqu’externes ? Kant dit tantôt que les phénomènes externes sont tempo-rels en tant qu’objets de représentation psychique interne, tantôtqu’ils sont temporels en eux-mêmes, comme objets de représentationintuitive en général. Ceci ne se contredit pas. D’un côté, le tempsconditionne toute intuition, donc aussi l’intuition externe 1. De l’autre,il ne fonde pas l’extériorité comme telle, mais la représentation internede celle-ci. Un phénomène externe n’est pas dans le temps en tantqu’externe, mais en tant qu’il peut être aussi objet de représentationinterne. Le temps s’applique directement aux objets du sens interneet indirectement aux objets du sens externe. L’objet empirique« s’appelle un objet extérieur, quand il est représenté dans l’espace, etun objet intérieur, quand il est simplement représenté dans le rapportdu temps » 2. Mais le temps offre à la thèse de l’idéalité transcendantaleune plus grande résistance que l’espace. Deux lecteurs contemporainsde Kant soulignent cette résistance du temps et nient son statut d’intui-tion pure. Lambert, dans sa Lettre à Kant du 13 octobre 1770 et dans saLettre à Herz du 21 février 1772, pense que les changements sontquelque chose de réel en vertu du témoignage du sens interne ; or ils nesont possibles que sous la supposition du temps ; donc le temps estquelque chose de réel qui s’attache aux choses mêmes. Mendelssohn,dans sa Lettre à Kant du 25 décembre 1770, évoque aussi la difficulté àconcevoir le temps comme idéalité. Si, dit-il, la succession est unecondition nécessaire des représentations, elle doit aussi être quelquechose d’objectif. En outre, si on doit admettre une succession dans lesêtres qui ont des représentations, pourquoi pas aussi dans l’objetsensible, dans le monde 3 ? Kant reconnaît que le sens commun a plusde mal à admettre l’idéalité transcendantale du temps que celle del’espace. Pour lui, le temps est bien réel, mais reste une intuition pure

1. Cf. F.-X. Chenet, op. cit., p. 247.2. CRP, « Critique du quatrième paralogisme de la psychologie transcendantale »,

Ak IV, 234 ; p. 302.3. Kant répond que l’objection vaut aussi pour l’espace. Pour lui, la réalité empirique

du changement et de nos représentations requiert la réalité empirique des phénomènes etl’idéalité (non la réalité) transcendantale du temps. Cf. Lettre à Herz de février 1772, AkX, 134 ; I, 696 et Réflexion 4423, Ak XVII, 540.

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ou idéalité transcendantale du sujet 1, d’où cette ultime concession auréalisme. « Le temps est sans doute quelque chose de réel, à savoir laforme réelle de l’intuition interne […], j’ai réellement la représenta-tion du temps et de mes déterminations en lui. Il faut donc le consi-dérer réellement non pas comme un objet, mais comme un mode dereprésentation de moi-même en tant qu’objet » 2. Le temps ne condi-tionne pas l’extérieur comme tel, mais le représenter 3. Il est doncforme pure à la fois 4 du sens interne et de tout phénomène, de toutesensibilité, intuition et représentation. Forme du sens interne, il relèvede l’exposition métaphysique, qui pose la symétrie entre espace ettemps. Forme de tout phénomène, il relève de l’exposition transcen-dantale, au-delà de la distinction entre sens interne et externe. Letemps est d’abord forme des représentations en général et ensuiteforme des représentations psychiques. Loin de déduire la temporalitédes objets physiques de celle des représentations psychiques, Kant necesse de souligner la différence entre espace et temps 5. Pour êtretemporelle, l’expérience physique n’a pas besoin de transiter par lepsychisme. Elle est temporelle en elle-même, car elle est sensible etque toute sensibilité est temporelle. Jamais Kant ne réduit l’expériencephysique externe à une espèce de l’expérience psychique interne. Ilne limite pas d’abord le temps à la seule expérience interne, pourl’étendre ensuite aux objets externes. Si le temps de l’expérience

1. Cf. F.-X. Chenet, op. cit., p. 257-258.2. CRP, « Esthétique transcendantale », § 7, Ak III, 62 ; p. 65.3. « De quelques sources que viennent nos représentations […], elles n’en appartien-

nent pas moins au sens interne, comme modifications de l’esprit, et, à ce titre, toutes nosconnaissances sont en définitive soumises à la condition formelle du sens interne, c’est-à-dire au temps », CRP, « De la synthèse de l’appréhension dans l’intuition », Ak IV, 77 ;p. 111. Cf. ibid., « Critique du quatrième paralogisme », Ak IV, 237 ; p. 306.

4. Pour Heidegger, ceci tient à l’ambiguïté du mot représentation, désignant tantôtphénomène (Erscheinung) représenté (vorgestellt), tantôt acte de se représenter (Vor-stellen). D’où la tension entre deux thèses : selon l’une, le temps, forme a priori du sensinterne, est symétrique de l’espace, forme a priori du sens externe, selon l’autre, le temps,dissymétrique de l’espace, fonde celui-ci et tous les phénomènes en général. Cf. IP,p. 145-149.

5. « Si toutes les représentations des choses extérieures à nous étaient seulement desobjets du sens interne et des représentations de nous-mêmes, alors les objets du sensinterne seraient tous les objets, et l’espace serait lui-même le temps », Réflexion 5653, AkXVIII, 309.

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externe était déduit de l’expérience interne, comme pour Lambert etMendelssohn, on tomberait dans un triple écueil : paralogisme, idéa-lisme empirico-sceptique et réalisme transcendantal. Kant échappe aucontraire à ces écueils par l’idéalité transcendantale du temps, situéau-delà de la distinction entre sens interne et externe.

Espace et temps comme intuitions pures délimitent donc lechamp de l’expérience possible 1. Le géographe de la raison qu’est lephilosophe critique fixe ainsi les premières limites du connaître.L’esthétique transcendantale relève de l’utilité négative, disciplinaireque Kant confère à sa critique. Les jugements synthétiques a priori nesont possibles que si le phénomène diffère de la chose en soi et siespace et temps sont des idéalités transcendantales, des intuitionspures. D’où la double conclusion de Kant. 1) L’esthétique transcen-dantale est une science sûre, qui « ne se recommande pas seulement àtitre d’hypothèse universelle, mais elle est aussi certaine et indubitablequ’on peut l’exiger d’une théorie qui doit servir d’organon » 2. 2) C’estune science négative bornant le champ de nos connaissances. Elledétermine « les limites relatives à l’usage de la forme pure de notreintuition sensible. L’espace et le temps, comme conditions de lapossibilité en vertu de laquelle des objets peuvent nous être donnés,n’ont de valeur que par rapport à des objets des sens et par suitede l’expérience. Au-delà de ces limites, ils ne représentent plus rien :car ils ne sont que dans les sens et n’ont en dehors d’eux aucuneréalité » 3. Si dans l’« Esthétique transcendantale », le temps est condi-tion a priori de toute intuition, il est aussi, dans l’« Analytiquetranscendantale » 4, auto-affection originaire du sujet, via l’imagi-nation transcendantale.

1. « En dehors de cette sphère (le champ de l’expérience), il n’y a plus d’objet pour[la raison] », CRP, « Discipline de la raison pure dans son usage polémique », Ak III, 497 ;p. 1333-1334.

2. Ibid., « Esthétique transcendantale », § 8, Ak III, 67 ; p. 70.3. Ibid., « Explication préliminaire de la possibilité des catégories », § 23, Ak III,

118 ; p. 125-126.4. Cf. A. Schnell, « Le problème du temps dans l’Analytique transcendantale », dans

Métaphysique et philosophie transcendantale selon Kant, M. Lequan (éd.), Paris,L’Harmattan, 2005.

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LE TEMPS PUR DE L’IMAGINATION TRANSCENDANTALE

ORIGINAIREMENT PRODUCTRICE : LA « DÉDUCTION DES CONCEPTS

PURS DE L’ENTENDEMENT » (« ANALYTIQUE DES CONCEPTS »)

Heidegger voit dans le temps pur de l’imagination transcendantalele point nodal proprement original de la doctrine kantienne du temps.Dans la « Déduction », le temps serait auto-affection originaire dusujet, fonction transcendantale, productrice et originairement synthé-tique de l’imagination, racine commune de sensibilité et d’enten-dement. Kant est en fait ambigü. Il place l’affinité transcendantale del’imagination (synthèse originaire productrice du temps) tantôt après,tantôt avant l’unité synthétique de l’aperception transcendantale du Jepense (hypothèse la plus audacieuse). L’Anthropologie voit de mêmedans l’imagination transcendantale originairement temporalisante lapossible racine commune d’entendement et de sensibilité, du conceptet de l’intuition. Mais Kant recule devant sa propre audace, déclarantque cette source commune reste une énigme insondable pour l’hommefini. « J’entends par affinité l’assemblage tenant à la commune originedu divers dans un même principe […]. L’entendement et la sensibilité,dans leur différence de nature, n’en contractent pas moins sponta-nément une union fraternelle pour constituer notre connaissance,comme si […] tous deux tiraient leur origine d’une souche commune[l’imagination] ; ce qui ne peut être, ou que du moins nous ne pouvonsconcevoir dans notre incapacité à saisir qu’il soit donné au dissem-blable de jaillir d’une seule et même racine » 1. La « Déduction »procède en trois temps.

1) Premier temps : Les trois synthèses pures (appréhension dansl’intuition sensible, reproduction-association dans l’imagination etrecognition dans le concept d’entendement) reposent sur l’unitésynthétique de l’aperception transcendantale, Je pense d’entende-ment, condition de toute conscience empirique. a) La synthèse del’appréhension dans l’intuition (qu’Heidegger lie au présent) situetoutes nos représentations dans le temps. Elle rassemble le diversde l’intuition empirique en une représentation synthétique 2. b) La

1. Anthropologie [APP], § 31, C, Ak VII, 176-177 ; III, 994-995, nous soulignons.2. « Des principes a priori de la possibilité de l’expérience », § 1, Ak III, 77 ; I,

1406-1407.

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synthèse de reproduction dans l’imagination (qu’Heidegger lie aupassé) fournit « la loi purement empirique en vertu de laquelle desreprésentations qui se sont souvent suivies ou accompagnées finissentpar s’associer entre elles et forment ainsi une liaison » 1. Or cette loi dereproduction-association des représentations suppose une unitésynthétique transcendantale plus profonde. Il faut « quelque chose quirende possible cette reproduction des phénomènes, en servant deprincipe a priori à l’unité synthétique nécessaire des phénomènes[…], et il faut admettre une synthèse pure de cette imagination, servantelle-même de fondement à la possibilité de toute expérience » 2. Lasynthèse reproductive de l’imagination empirique renvoie ainsi enamont à la synthèse originaire de l’imagination transcendantale pro-ductrice (affinité transcendantale). c) Enfin, la synthèse de recogni-tion dans le concept (qu’Heidegger lie au futur) fondant les deuxsynthèses pures précédentes permet la conscience de l’unité de l’objetselon l’appréhension du présent et la reproduction du passé. Ici aussi,il faut « trouver un principe transcendantal de l’unité de la consciencedans la synthèse du divers de toutes nos intuitions, par conséquentaussi des concepts des objets en général […]. Or cette condition origi-naire et transcendantale n’est autre que l’aperception transcendan-tale » 3. La synthèse de recognition dans le concept de l’objet appelleainsi l’unité synthétique originaire de l’aperception transcendantale(Je pense d’entendement 4).

2) Mais – deuxième temps – ces synthèses font aussi signe, plusprofondément, vers la synthèse originaire de l’imagination transcen-dantale. Si les synthèses d’appréhension sensible et de reproductionimaginative culminent dans la troisième synthèse (recognition dans leconcept d’entendement) et dans la synthèse de l’aperception transcen-dantale du Je pense, elles reposent aussi sur l’imagination transcen-dantale, originairement synthétique, productive, spontanée, active,figurative ou spécieuse (synthesis speciosa), racine commune (nonthématisée) d’entendement et de sensibilité, de spontanéité et deréceptivité 5. Selon Heidegger, Kant est tenté de fonder l’unité synthé-

1. CRP, § 2, Ak IV, 77-78 ; I, 1407.2. Ibid., Ak IV, 78-79 ; I, 1408-1409.3. Ibid., Ak IV, 80-81 ; I, 1410-1411.4. Ibid., Ak IV, 82 ; I, 1412.5. IP, p. 339.

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tique de l’aperception transcendantale sur l’imagination transcendan-tale, unité originaire des trois dimensions du temps (passé, présent,futur). L’imagination transcendantale temporalisante exprime à lafois l’auto-affection du sujet par le temps et la constitution de l’objec-tivité comme telle. Elle rend possible le fait qu’en général un ob-jet(Gegen-stand) se tienne face à moi. Le temps tridimensionnel pur del’imagination transcendantale originairement synthétique est doncl’horizon unifiant de tout objet et de tout sujet, du Je pense de l’aper-ception transcendantale 1. Le temps pur précédant toute représentation« ne peut être autre chose que la manière dont cet esprit est affecté parsa propre activité, à savoir […] par lui-même, c’est-à-dire un sensintérieur considéré dans sa forme » 2. Le temps de l’imaginationtranscendantale originairement synthétique est donc ce qui, dans lesujet, l’affecte a priori et par là constitue l’objectivité possible.

3) Troisième temps : L’imagination transcendantale commesynthèse figurative-spécieuse et auto-affection temporelle pure dusujet est la source commune, la racine originaire insondable d’enten-dement et sensibilité, spontanéité et réceptivité, concept et intuition.« Cette synthèse du divers de l’intuition sensible, qui est possible etnécessaire a priori, on peut l’appeler figurative (synthesis speciosa)pour la distinguer de […] [la] synthèse intellectuelle (synthesis intel-lectualis) [aperception] ; toutes deux sont transcendantales […]. Maisla synthèse figurative […] doit, pour se distinguer de la liaisonpurement intellectuelle, être appelée la synthèse transcendantale del’imagination […]. Or, en tant que l’imagination est spontanéité, jel’appelle […] l’imagination productrice, et je la distingue par là del’imagination reproductrice, dont la synthèse est uniquement soumiseà des lois empiriques » 3. Selon Heidegger, le temps comme auto-affection pure, le « rapport apriorique du sujet au temps » 4 est enamont même de l’aperception transcendantale du Je pense. Le tempsest l’acte originaire par lequel l’imagination transcendantale constituesujet et objet en unifiant présent, passé et futur. Mais pour Heidegger,

1. IP, p. 341-342, nous soulignons.2. CRP, « Esthétique transcendantale », § 8, Ak III, 70 ; p. 72-73.3. Ibid., § 24 « De l’application des catégories aux objets des sens en général », Ak

III, 119 ; p. 128-129, nous soulignons.4. IP, p. 343.

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ceci reste en partie inaperçu de la Critique 1. Le temps pur de l’imagi-nation transcendantale comme « conjonction de la réceptivité et de laspontanéité » 2 reste dans l’ombre de l’aperception, à laquelle revientla primauté. Là réside pourtant « un noyau philosophique » 3 selonHeidegger, qui déplace l’accent de l’aperception vers le temps del’imagination transcendantale, par lequel le sujet s’auto-affecteoriginairement s’ouvrant à la représentation de tout objet possible.

Le temps est à la fois intuition pure et condition de l’aperceptiontranscendantale du Je pense, car il puise sa racine dans l’imaginationtranscendantale figurative. Et parce qu’il fonde originairement récep-tivité sensible et spontanéité discursive, le temps est aussi ce qui lieaprès coup entendement et sensibilité, concept et intuition, via le sché-matisme catégorial. Il garantit l’objectivité des concepts, leur applica-bilité à des objets d’expérience, à des phénomènes. Il nous assure queles conditions a priori de l’expérience sont aussi celles des objetsd’expérience 4. Concepts et intuitions acquièrent une valeur objectivegrâce au temps, pris cette fois comme instrument du schématismecatégorial.

LE TEMPS COMME SCHÈME CATÉGORIAL : « DU SCHÉMATISME

DES CONCEPTS PURS DE L’ENTENDEMENT »

(« ANALYTIQUE DES PRINCIPES »)

Le temps n’est pas seulement source commune originaired’entendement et de sensibilité. À la croisée de l’entendement pur etde la sensibilité pure, il permet aussi à l’entendement de schématiserses concepts, de les lier à des intuitions sensibles. Le schème temporelest le lien qui permet à l’entendement de faire correspondre au conceptpur (formel général) une intuition sensible (matérielle concrète). Lechapitre du « Schématisme » forme une transition entre la « Déduction

1. IP, p. 344.2. Ibid., p. 345.3. Ibid., p. 347.4. « Les conditions de la possibilité de l’expérience en général sont en même temps

des conditions de la possibilité des objets de l’expérience et ont pour ce motif une valeurobjective », CRP, « Du principe suprême de tous les jugements synthétiques », Ak III,145 ; p. 162.

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des catégories de l’entendement pur », qui clôt l’« Analytique desconcepts », et la « Représentation systématique de tous les principesde l’entendement pur », qui forme le cœur de l’« Analytique desprincipes ». Le schématisme réaccentue classiquement la fonction del’entendement et fait de l’unité de l’aperception transcendantale lepoint culminant de l’analytique transcendantale, alors que l’« Analy-tique des concepts » accentuait l’imagination transcendantale, figura-tive et productrice. Le schème temporel assure aussi le passage desconcepts aux principes de l’entendement pur. Si la Critique rappellesouvent que toute connaissance (pure ou empirique) provient de deuxsources – sensibilité et entendement –, elle pose aussi plus rarementtrois sources, en ajoutant à l’entendement spontané (aperceptiontranscendantale) et à la sensibilité réceptive (intuition pure du temps),une troisième faculté, l’imagination transcendantale, synthèse libre etoriginaire. L’imagination est alors à la fois médiation entre entende-ment et sensibilité et source insondable de ces deux pouvoirs. La« Déduction » fait de l’imagination temporalisante la (possible) racinede nos deux facultés, le « Schématisme » en souligne la fonctionmédiatrice. Heidegger note que lorsque l’imagination paraît à côté desdeux autres facultés, ceci traduit une interrogation radicale de Kant(dans la « Déduction ») vers la source ultime de la connaissance et sonsouci de penser le sujet comme unité du temps et du Je pense, de laréceptivité et de la spontanéité. Dans le « Schématisme » en revanche,le questionnement cesse d’être radical, central et nodal, pour devenirpériphérique. Une fois les concepts déduits, Kant étudie leur lien avecl’intuition sensible qui constitue leur horizon d’application et devalidité objective 1.

Si la Critique juxtapose souvent en extériorité, linéairement,sensibilité et entendement, elle fait aussi exceptionnellement signevers le centre, le nœud, le fond de la connaissance, le temps pur del’imagination transcendantale, qui permet le jugement synthétique, laco-constitution originaire du sujet et de l’objet et l’application d’unconcept à l’intuition via le schème. La « Déduction » tentait deuxchemins. Le premier va de haut en bas, de l’entendement à la sensi-bilité, de l’unité synthétique de l’aperception transcendantale du Jepense au phénomène sensible et à la forme de l’intuition pure qui le

1. IP, p. 352.

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conditionne, le temps. Ce chemin, conforme au primat classique dulogique et de l’entendement, conduit au schématisme, où le temps lieconcepts et intuitions. Le second chemin va de bas en haut, du phéno-mène à l’aperception transcendantale, de la sensibilité à l’entende-ment. Il dévoile la synthèse figurative originaire de l’imaginationtranscendantale, source commune d’entendement et de sensibilité.Ces deux chemins passent par l’imagination. Le premier en fait unesimple faculté schématisante liant entendement et sensibilité. Lesecond en fait la racine originaire d’entendement et de sensibilité et latroisième de nos facultés pures de connaissance. Kant hésite entredeux et trois sources 1. À la croisée des deux chemins de la « Déduc-tion », l’imagination transcendantale est tantôt minimalement facultédes schèmes temporels 2, tantôt maximalement fondement de l’unitéde l’aperception transcendantale. Elle assure ainsi le passage de la« Déduction » au « Schématisme ». Toutes les synthèses s’unifientdans le temps nodal pur de l’imagination transcendantale, lien entre etracine de sensibilité et entendement. Mais Kant décrit de façonambiguë la fondation de l’aperception sur l’unité synthétique plusoriginaire du temps pur de l’imagination transcendantale. L’unité del’aperception suppose ou inclut, dit-il, la synthèse pure de l’imagi-nation comme condition a priori de toute composition du divers dansune connaissance. Heidegger interprète cette nuance comme unehésitation, voire un recul de Kant devant l’audace de son hypothèsepréordonnant la pure synthèse imaginative du temps à l’aperceptiontranscendantale. Kant aurait scrupule à sacrifier l’aperception trans-cendantale (et donc le logique) à l’imagination transcendantale. C’estpourquoi la seconde édition de la Critique, plus timide, restaure leprimat de l’aperception « à titre de point le plus élevé auquel toute laphilosophie transcendantale, l’ontologie, doit être rattachée » 3. Maisselon l’hypothèse audacieuse de 1781, la synthèse imaginative estbien devant, avant (vor) la synthèse d’entendement. Par là, l’imagi-nation transcendantale originairement temporalisante se distingue del’imagination empirique, qui reproduit et associe des représentationsentre elles. Elle n’est pas exhibitio derivativa, mais présentation entiè-

1. IP, p. 353.2. Ibid., p. 353-354.3. Ibid., p. 356-357.

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rement pure de l’objet, « présentation originaire » (exihibitio origi-naria) précèdant l’expérience 1. Elle est pur pouvoir actif et libre dusujet se présentant un objet, faculté de l’intuitionnable a priori. Or seulle temps est intuition a priori. Donc l’imagination transcendantale estla synthèse originaire pure du temps comme faculté d’intuition a priori.Elle est donation originaire de forme, synthesis speciosa, synthèsespécieuse, figurative-figurante, produisant la synthèse figurée. Elleforme un tableau pur du divers intuitif. Elle produit la figure, l’aspect(species) des choses 2. L’imagination transcendantale temporalisantemet en tableau les objets avant l’expérience. Elle les configure dansl’intuition pure du temps, en produisant l’unité de leurs rapportstemporels. Elle est la « libre figuration préalable de l’horizon temporeltotal, et cela de telle sorte que tout objet empirique peut être engagé,inséré dans cet horizon […]. [La] synthèse dans l’imagination […] estla fonction productive du figurer pur » 3.

L’imagination transcendantale figure le présent, reconfigure lepassé, préfigure le futur. Elle prédonne a priori tous les rapportstemporels possibles entre objets. Exhibitio originaria, synthèse pro-ductrice, elle forme l’horizon temporel universel de l’objectivité.L’imagination productrice originaire est à la fois, selon Heidegger,« l’unité la plus originaire des trois modes de la synthèse » et ce qui « adéjà uni en soi l’intuition pure et la pensée pure, la pure réceptivité et lapure spontanéité, ou, plus exactement, elle est la racine qui libère l’uneet l’autre […]. Dans la mesure où elle libère le temps pur […], elle estla temporalité originaire » ; Heidegger franchit alors le pas que Kanthésite à franchir, considérant l’imagination productrice comme l’auto-temporalisation originaire du sujet et comme « la racine des deuxsouches de la connaissance, de l’intuition et de la pensée, mais non pas[seulement] comme lien entre les deux termes » 4. Que l’imaginationlie ou fonde entendement et sensibilité, c’est toujours par le temps. SiKant évoque peu l’imagination comme source d’entendement etsensibilité, il souligne en revanche son rôle schématisant de lien tem-porel entre concept et intuition. L’imagination comme lien, comme

1. APP, § 28, Ak VII, 167-168 ; III, 985-986.2. IP, p. 359.3. Ibid., p. 360.4. Ibid., p. 361.

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schème, libère, entre autres, les trois rapports temporels que les objetspeuvent entretenir entre eux : permanence, succession et simultanéité.Parce qu’elle est originairement entendement et sensibilité, elle peutlier par des schèmes temporels intuitions et concepts.

Dans l’« Analytique des principes », deux chapitres, le « Schéma-tisme » et les « Analogies de l’expérience », expliquent commentl’imagination liante confère à l’entendement les principes de sonlégitime usage en vue d’une connaissance objective de la nature sensi-ble. Mais le « Schématisme » recule devant l’hypothèse révolution-naire du temps pur de l’imagination transcendantale comme racinecommune d’entendement et de sensibilité 1. L’imagination est icimoins racine unitaire que lien entre ces deux pôles. Le schématisme sedemande comment des concepts d’entendement s’appliquent à desintuitions sensibles, à des phénomènes auxquels ils sont hétérogènes.Ce n’est possible que via un troisième terme, homogène au concept etau phénomène, permettant d’appliquer celui-là à celui-ci : le schème.Celui-ci lie les concepts (quantité, qualité, relation, modalité) audivers de l’intuition sensible et ressortit au temps qui, conditionformelle du divers sensible, est homogène au concept, en tant querègle universelle a priori, et à l’intuition phénoménale, puisqu’il est enchaque représentation empirique du divers. « Cette représentationintermédiaire doit être pure (sans aucun élément empirique), etcependant il faut qu’elle soit, d’un côté, intellectuelle, et, de l’autre,sensible. Tel est le schème transcendantal […]. Une application de lacatégorie aux phénomènes sera donc possible au moyen de la détermi-nation transcendantale de temps, et cette détermination, commeschème des concepts de l’entendement, sert à opérer la subsomptiondes phénomènes sous la catégorie » : le schème, procédé pur, distinctde l’image produite par l’imagination empirique, est un « mono-gramme de l’imagination pure a priori, au moyen duquel et suivantlequel les images sont tout d’abord possibles » 2, une règle de lasynthèse imaginative servant à déterminer l’intuition conformément àun concept. Mais rattachant le schématisme au temps originaire et à lasynthèse productrice de l’imagination transcendantale, Kant avoueque ce procédé reste pour nous une énigme insondable, un secret.

1. IP, p. 371-372.2. CRP, « Du schématisme », Ak III, 134 ; p. 151-153.

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Le schématisme temporel est « un art caché dans les profondeurs[l’imagination ?] de l’âme humaine et dont il sera toujours difficiled’arracher le vrai mécanisme à la nature, pour l’exposer à découvertdevant les yeux » 1. Kant expose les schèmes temporels associés auxconcepts d’entendement : 1) Le schème du concept de quantité est lenombre, embrassant l’addition successive de l’unité (premier principed’entendement = axiomes de l’intuition). 2) Le schème du concept dequalité est le degré de remplissement continu du temps (deuxièmeprincipe d’entendement = anticipations de la perception). 3) Dans larelation, le schème de la substance est la permanence, le schème de lacausalité est la succession et celui de l’action réciproque est la simul-tanéité (troisième principe d’entendement = analogies de l’expé-rience). 4) Dans la modalité, le schème du possible est l’accord de lasynthèse de diverses représentations avec les conditions du temps engénéral, le schème du réel est l’existence dans un temps donné etle schème du nécessaire est l’existence en tout temps (quatrièmeprincipe d’entendement = postulats de la pensée empirique). « Lesschèmes ne sont autre chose que des déterminations de temps a priori,faites suivant des règles, et ces déterminations, suivant l’ordre descatégories, concernent la série du temps, le contenu du temps, l’ordredu temps, enfin l’ensemble du temps, par rapport à tous les objetspossibles » 2. Le schème temporel, à défaut de les fonder, lie enten-dement et sensibilité. Sans lui, le concept n’a aucune valeur objective.Le schème réalise le concept en le limitant aux conditions formellesde l’expérience en général, dont la forme pure est le temps. Grâceau schématisme de l’imagination, le temps fonde toute connaissancephénoménale, toute expérience et toute nature objective.

LES TROIS MODES DU TEMPS OU « ANALOGIES DE L’EXPÉRIENCE »

(« ANALYTIQUE DES PRINCIPES »)

L’esthétique n’envisageait le temps qu’en lien avec la sensibilitépure et excluait les notions de changement et mouvement, qui nécessi-tent, outre des intuitions (sensibles et pures), le concept de substance.

1. CRP, « Du schématisme », Ak III, 134 ; p. 153.2. Ibid., p. 155.

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Ce qui est essentiel au mouvement n’est pas le mû donné empirique-ment, mais qu’avant toute donation, il soit pensé comme permanent 1.En revanche, les trois « Analogies de l’expérience » (permanence de lasubstance, succession selon la causalité et simultanéité de l’actionréciproque) traitent du changement et du mouvement. Dans ces troiscouples, le premier terme désigne un mode du temps, le second unconcept d’entendement pur. Les trois analogies de l’expérience sontles schèmes temporels des trois concepts de la relation. Comme toutprincipe d’entendement, elles rendent possibles les jugements synthé-tiques, liant deux concepts par le medium de l’intuition pure du temps.« Une troisième chose est alors nécessaire, d’où seulement peut naîtrela synthèse des deux concepts. Or […] cette troisième chose, cemedium de tous les jugements synthétiques […] ne peut être qu’unensemble dans lequel toutes nos représentations sont contenues, […]le temps » 2. Les analogies sont des principes dynamiques ne donnantpas le quatrième terme manquant d’une proportionnelle, mais seule-ment le rapport à celui-ci ou la règle pour le découvrir. Dans l’égalitéa/b = c/x, a, b et c étant connus, on peut seulement déterminer lerapport à x, non x même. Les analogies ne sont pas des principesmathématiques constitutifs des objets d’expérience, mais des principesrégulateurs dynamiques du rapport à l’existence des phénomènes 3.Tous les phénomènes sont soumis a priori à des règles déterminantleur rapport entre eux dans un temps. Comme l’expérience n’estpossible que par la représentation d’une liaison nécessaire entreperceptions, les trois analogies énoncent les trois modes de liaisontemporelle entre phénomènes. « Les trois modes du temps sont lapermanence, la succession, la simultanéité. De là trois règles de tousles rapports chronologiques des phénomènes, d’après lesquellesl’existence de chacun d’eux peut être déterminée par rapport à l’unitéde tout le temps » 4.

1) La première analogie est le principe de permanence (schèmetemporel) de la substance (concept pur). « La substance persiste dans

1. IP, p. 142-143.2. CRP, « Du principe suprême de tous les jugements synthétiques », Ak III, 143-

144 ; p. 160.3. Ibid., Ak III, 160 ; p. 176.4. Ibid., p. 174.

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ASPECTS DU TEMPS DANS LA CRITIQUE DE LA RAISON PURE 135

tout le changement des phénomènes » 1. Tous les phénomènes sontdans le temps, et « c’est en lui seulement comme substrat (ou formepermanente de l’intuition intérieure) qu’on peut se représenter lasimultanéité aussi bien que la succession. Donc le temps, dans lequeldoit être pensé tout changement des phénomènes, demeure et nechange pas, parce ce qu’il est ce en quoi la succession ou la simul-tanéité ne peuvent être représentées qu’en qualité de déterminationsdu temps. Or le temps ne peut pas être perçu en lui-même. Parconséquent, c’est dans les objets de la perception, c’est-à-dire dans lesphénomènes, qu’il faut trouver le substrat qui représente le temps engénéral et dans lequel tout changement et toute simultanéité peuventêtre perçus […]. Par conséquent, le permanent relativement auqueltous les rapports de temps des phénomènes peuvent seulement êtredéterminés est la substance dans le phénomène, c’est-à-dire le réel desphénomènes qui demeure toujours le même comme substratum detout changement » 2. On ne peut déterminer des phénomènes commesuccessifs ou simultanés et des grandeurs de temps déterminées(durées) que s’il y a substance permanente. S’il y a pure succession,apparition et disparition de phénomènes, il n’y a pas de durée. Pourqu’il y ait durée, il faut succession et permanence. « Non seulement lephilosophe, mais tous les hommes en général ont supposé cette perma-nence comme un substrat de tout changement des phénomènes et ilsl’admettront toujours comme indubitable […]. Dans tous les change-ments qui arrivent dans le monde, la substance demeure et seulschangent les accidents » 3. Kant expose sa théorie du changement,inspirée d’Aristote, dès la première analogie. Quand l’eau chaudedevient froide, la substance reste la même, quoiqu’en elle le chauddisparaisse et le froid apparaisse. Paradoxalement, le changement estle propre de ce qui perdure (substance permanente, substrat qui gîtsous, sub-jectum, hypo-keimenon), non des accidents, qui apparais-sent ou disparaissent, s’échangent (wechseln). Seul le permanent peutaccueillir en lui le changement. Des états différents ne peuvent sesuccéder qu’au sein d’une substance permanente. D’où la distinctionkantienne entre Veränderung (changement affectant la substance

1. CRP, p. 177.2. Ibid., p. 177-178.3. Ibid., p. 179.

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permanente) et Wechsel (échange d’un accident contre un autre, substi-tution du froid au chaud). « Seul le permanent (la substance) est changé(verändert), et le changeant ne subit pas de changement d’existence(Veränderung), mais seulement un changement d’aspect (Wechsel),puisque certaines déterminations cessent et que d’autres commen-cent » 1. Le changement (Veränderung) ne peut donc être perçu quedans une substance. Il n’y a perception du naître et du mourir qu’entant que déterminations du permanent, puisque c’est le permanent quirend possible la représentation du passage d’un état à un autre. Rien nenaît de rien, ni ne disparaît totalement. En termes aristotéliciens, il n’ya ni génération ni corruption absolue de substance 2. Si la substancen’était pas permanente, on devrait admettre le néant qui ruine toutdiscours philosophique. Pour Kant aussi, poser une non-permanencede la substance serait poser à tort un temps vide antérieur à la sub-stance 3. Comme Aristote, Kant refuse toute naissance ou disparitionde substance. On n’a pas besoin de l’hypothèse du néant ou d’un tempsvide pour expliquer le changement 4. Aucune création ex nihilo n’estréelle. Le fait de naître « ne concerne pas la substance (car elle ne naîtpoint), mais son état. Il n’y a donc que changement, et non pasnaissance ex nihilo » 5, laquelle détruirait l’unité de l’expérience.

2) La deuxième analogie est le principe de succession (schèmetemporel) suivant la loi causale (concept pur). Tout ce qui arrive« suppose quelque chose à quoi il succède d’après une règle […]. Jerelie donc à proprement parler deux perceptions dans le temps. Orcette liaison n’est pas l’œuvre du simple sens et de l’intuition, mais leproduit d’un pouvoir synthétique de l’imagination, qui détermine le

1. CRP, p. 181-182.2. Cf. Aristote, De generatione et corruptione, 17 b.3. CRP, p. 181. « Jamais on ne peut tirer de l’expérience la preuve […] d’un temps

vide […]. L’absence totale de réel dans l’intuition sensible ne peut pas elle-même êtreperçue », ibid., p. 171.

4. « Il n’y a pas lieu d’admettre une existence de la substance qui suivrait sa non-existence, ou une non-existence de cette substance qui succéderait à son existence, ou, end’autres termes, une naissance et un anéantissement de la substance même […]. Uneréalité qui succède à un temps vide, par conséquent un commencement qu’aucun état deschoses ne précède, ne peut pas plus être appréhendé que le temps vide lui-même », ibid.,p. 184.

5. Ibid., Ak III, 177 ; p. 192.

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sens interne relativement au rapport de temps » 1. L’imaginationschématisante représente ici un rapport causal comme temporel. Ensoumettant tout changement, toute succession à la loi causale,elle fonde la connaissance expérimentale des phénomènes en leursrapports temporels. Elle lie succession subjective de l’appréhension etsuccession objective des phénomènes. Elle énonce ainsi une loi objec-tive nécessaire de liaison des phénomènes 2. Mais c’est ici l’enten-dement plus que l’imagination qui apporte l’ordre du temps auxphénomènes, assignant à chacun une place déterminée selon un ordrenécessaire (B doit suivre A d’après une règle). Cette analogie énoncedonc le principe de causalité ou de raison suffisante, fondement de laconnaissance objective des phénomènes successifs dans le temps.

Mais souvent dans la nature effets et causes sont simultanés, nonsuccessifs. Kant en donne trois exemples : la chaleur d’une piècecomme effet est simultanée à sa cause, le poêle ; la déformation ducoussin comme effet est simultanée à sa cause, la boule de plomb quilui imprime sa déformation ; le changement de niveau d’eau commeeffet est simultané à sa cause, le verre par lequel je puise de l’eau dansun vase. Effets et causes sont simultanés, mais le rapport causalcomme ordre de succession possible reste valable. Kant distingue eneffet ordre causal et cours du temps, réduit à zéro dans le cas d’effetssimultanés à leurs causes. Ici « il n’y a donc pas de succession dans letemps entre la cause et l’effet, mais ils existent en même temps, etpourtant la loi vaut […]. Il s’agit de l’ordre du temps, et non de soncours : le rapport demeure, même s’il ne s’est pas écoulé de temps. Letemps […] peut aller s’évanouissant, et la cause et l’effet être parconséquent simultanés, mais le rapport de l’une à l’autre demeurecependant toujours déterminable dans le temps » 3. La successiontemporelle possible reste le criterium du principe de causalité 4.L’entendement rend possible a priori la détermination continue detoutes les places des phénomènes dans le temps au moyen de la sériedes causes et des effets 5. La succession causale n’est pas pur jeusubjectif de l’imagination empirique reproductrice, mais a, en vertu

1. CRP, Ak III, 177 ; p. 182-183.2. Ibid., p. 186-189.3. Ibid., p. 190-191.4. Ibid., p. 193. Cf. aussi p. 169-171.5. Ibid., p. 194-195.

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d’une règle nécessaire de l’entendement, une valeur objective pour lesphénomènes.

3) La troisième analogie est le principe de la simultanéité (schèmetemporel) d’action réciproque (concept pur) entre substances.« Toutes les substances, en tant que simultanées, sont dans unecommunauté universelle (c’est-à-dire dans un état d’action réci-proque) » 1. Il y a simultanéité de deux choses, existence dans le mêmetemps, quand la perception de l’une peut indifféremment succéderou précéder la perception de l’autre 2. Comme dans les deux autresanalogies, l’entendement, via le concept d’action réciproque, garantitla simultanéité dans l’objet, et non seulement dans nos perceptions.Des substances simultanées sont donc dans une communauté d’actionmutuelle, une influence réciproque, un « commerce dynamique » 3.Alors que Leibniz rabat la simultanéité sur l’espace, comme ordre decoexistence des choses, Kant en fait un mode du temps.

Les analogies sont des principes déterminant l’existence desphénomènes selon trois rapports : « le rapport au temps lui-mêmecomme à une grandeur (la grandeur de l’existence, c’est-à-dire ladurée), le rapport dans le temps comme dans une série (la succession)et enfin le rapport dans le temps comme un ensemble de toutel’existence (la simultanéité) » 4. Les principes d’entendement engénéral et les analogies en particulier sont donc des lois formelles,a priori et nécessaires de l’expérience et de la nature.

Ainsi Kant dévoile-t-il dans la Critique de la raison pure un tempscomplexe, à plusieurs strates : temps intuitif pur, forme de tout repré-senter sensible interne et externe ; temps de l’auto-affection originairedu sujet, synthèse productive de l’imagination transcendantale, racinecommune d’entendement et de sensibilité et temps comme simpleschème liant concepts d’entendement et intuitions sensibles et fondantnotre expérience objective de la nature.

Mai LEQUAN

Université Lyon 3

1. CRP, p. 195.2. Ibid., p. 196.3. Ibid., p. 197.4. Ibid., p. 198.

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE

DE F. W. J. SCHELLING

Si F.W.J. Schelling élabore une réflexion sur le temps dans le textedes Âges du Monde 1, ce n’est pas parce que celui-ci constitue un objetentre autres de réflexion, mais parce qu’il se situe au cœur même dela tâche philosophique.... En effet, la philosophie s’inscrit toujours,dans la perspective qui est celle de Schelling dans ce texte, dansle temps, et cela d’une triple manière d’après ses dimensions : ellevise le passé, dans la mesure où son questionnement sur l’origine setourne vers un être originel historique ; en elle se présentifie ce passédans une actualisation progressive qui constitue la connaissance etelle s’inscrit dans une aspiration au savoir, qui est la visée quiconstitue elle-même le futur. La philosophie est histoire par sonobjet et sa méthode : elle a affaire à un passé, c’est-à-dire à l’origine,et sa méthode est remémoration, réminiscence, dans la mesure oùl’âme réactualise un savoir qui se trouve en puissance en elle 2. Il y va

1. Les trois versions des Âges du Monde datant de 1811, 1813 et de 1815 constituentdes textes qui n’ont jamais été publiés du vivant de Schelling et qui présentent uncaractère inachevé. Au départ, Schelling aurait nourri le projet de rédiger trois livresconsacrés respectivement aux trois âges du monde : passé, présent et futur du monde. Onne dispose que de l’introduction, du livre premier dédié au passé et de quelques ébauchesconcernant le temps présent. De ces trois versions, on a choisi d’aborder ici les deuxpremières versions de 1811 et de 1813, car, en dépit de leurs différences, elle présententune théorie cohérente du temps. Cependant, c’est dans la version de 1811 que Schellingconsacre le plus d’analyses à la question du temps.

2. Schelling, Les Âges du Monde : Fragments dans les premières versions de 1811et de 1813, trad. fr. P. David, Paris, PUF, 1992 (désormais AM), p. 12-14, 134-135 ;

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donc dans la conception du temps de la tâche de la philosophieelle-même 1.

Il s’agit bien pour Schelling dans le texte qui nous occuped’entamer d’abord une réflexion sur la conception même de la philo-sophie qu’il va distinguer de la conception fichtéenne de la Doctrinede la Science. Si la philosophie a trait à un objet ou plutôt à un sujet quiest un sujet « historique » 2 – l’être originel (Urwesen), elle n’a parconséquent pas affaire à un développement de pensées (un enchaî-nement logique de propositions) mais au développement d’un êtrevivant. Ainsi, Schelling abordera le temps dans les Âges du Monde enessayant, d’une part, de le comprendre comme institué par l’êtrevivant originel (et donc, à partir de l’éternité), d’où toute différencejaillit et, d’autre part, en le pensant comme le schème qui rendrapossible la manifestation de l’absolu. Cependant, le philosophe n’éla-bore pas seulement une conception du temps à partir de l’éternité,mais enracine celle-ci dans un acte qui est celui du vivant originel,pour lequel l’expérience et la temporalité humaines serviront de filconducteur 3.

Schellings Werke : Die Weltalter : Fragmente in den Urfassungen von 1811 und 1813,M. Schröter (éd.), München, C.H. Beck, 1946 (désormais Urf.), p. 4-5, 112-113.

1. C’est pour souligner cette dimension d’aspiration intrinsèque à la philosophie queSchelling s’attache au nom grec de « philosophie » contre Hegel et Fichte. Cf. ibid., p. 136(Urf., p. 114).

2. Ibid., p. 11, 21 (Urf., p. 3, 10). Historique (geschichtlich) n’est pas à prendre icidans le sens d’un enchaînement d’événements dans le temps, mais prend ici un sensintimement lié au vivant qui s’oppose à une chaîne de cause et d’effets.

3. Plusieurs commentateurs ont souligné l’importance de la temporalité humainedans l’élaboration d’une réflexion sur le temps dans les Âges du Monde. C’est le cas parexemple de J. Habermas, Das Absolute und die Geschichte. Von der Zwiespältigkeit inSchellings Denken, Bonn, H. Bouvier Verlag, 1954 et de W. Wieland, Schellings Lehreder Zeit. Grundlagen und Voraussetzungen der Weltalterphilosophie, Heidelberg, Carl.Winter-Universitätsverlag, 1956. La thèse de Habermas a été récemment mise en causepar A. Lanfranconi, Krisis. Eine Lektüre der « Weltalter »-Texte F. W. J. Schellings,« Spekulation und Erfahrung », Stuttgart-Bad Cannstatt, Frommann-Holzboog, 1992,p. 97-98, qui considère que l’on n’a pas affaire dans ce texte au temps dans lequel on vit.Certes, Schelling ne considère pas le temps dans lequel on vit tel qu’il est envisagécomme temps quotidien, mais cela n’implique nullement qu’il ne s’occupe pas de latemporalité humaine.

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE DE SCHELLING 141

Cette dimension pratique de la temporalité 1 qu’il faudra déter-miner semble toutefois ouvrir une brèche dans la conception du tempscomme loi de développement organique présente dans les Âges duMonde 2, dans la mesure où cette dernière implique que les possibilitésdu devenir d’un être sont nécessairement inscrites dans cet être même,alors que l’acte renvoie à la fondation d’une temporalité originaire, ence sens qu’il institue un véritable commencement. Dès lors, le tempssemble s’inscrire dans une dialectique entre nécessité et liberté. Laquestion qui se pose alors est : comment penser la fondation d’unetemporalité originaire à partir de la conception du temps-organisme ?Autrement dit, comment penser la possibilité d’un acte libre à partird’une temporalité qui semble déterminer cet acte même ? Il faut, pourrépondre à cette question, commencer par considérer les enjeux de laconception organique du temps pour une réflexion sur la temporalité,puis comprendre comment celle-ci s’articule avec une temporalité dusujet pour ensuite essayer de saisir en quoi ce sujet peut à son tourfonder la temporalité qui le détermine.

LE CARACTÈRE ORGANIQUE DU TEMPS

En vue d’éclaircir la notion de « temps » comme temps-organisme, Schelling procède à une « généalogie du temps » 3. Pourcomprendre en quoi consiste le projet schellingien d’une généalogiedu temps, il faut remarquer tout d’abord qu’il se distingue d’une« déduction du temps », procédé par lequel Schelling essayaitd’apporter une réponse dans ses écrits de jeunesse à la question :« Qu’est ce que le temps ? » 4. La méthode généalogique se distingue

1. Cette dimension de la temporalité dans le texte de Schelling a été soulignée parW. Wieland, op. cit., J.-F. Courtine, « Temporalité et révélation », dans J.-F. Courtine etJ.-F. Marquet (dir.), Le dernier Schelling : Raison et positivité, Paris, Vrin, 1994, p. 12,et Ch. Bouton, « Considérations éthiques sur le temps dans les “Âges du Monde” deSchelling », Revue philosophique de Louvain, t. 95, n° 4, 1997, p. 639-672.

2. Pour une vue d’ensemble de cet ouvrage on pourra se reporter à J.-F. Marquet,Liberté et existence. Étude sur la formation de la philosophie de Schelling, Paris,Gallimard, 1973 et à X. Tilliette, Schelling. Une philosophie en devenir, Paris, Vrin,1992 2, t. I.

3. AM, p. 93 (Urf., p. 75).4. Schelling, Du Moi comme principe de la philosophie ou sur l’inconditionné dans

le savoir humain, dans Schelling, Premiers écrits (1794-1795), trad. fr. J.-F. Courtine,

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de la méthode déductive, dans la mesure où celle-ci déduit le temps àpartir du principe inconditionné du savoir (moi absolu), alors que lagénéalogie a affaire à une genèse du temps à partir du développementmême de l’être originel 1. Cette méthode va permettre à Schellingd’élaborer une conception du temps qui pourra être comprise commehistoire d’un sujet. À partir de la généalogie du temps, Schellingparvient à un « système des temps » qui constitue le système philo-sophique lui-même. Il n’est donc pas étonnant de voir que Schellingcomprend le temps sur le mode de l’organisme qui constitue uneimage par excellence du système dans sa philosophie 2.

Cependant, le temps-organisme ne détermine pas seulement laforme du système dans la mesure où son sujet est le vivant originel, ildétermine aussi les modalités d’accès au savoir ainsi que la forme quela communication du savoir peut revêtir. La phrase qui ouvre les Âgesdu Monde est en effet la suivante : « Le passé est su, le présent estconnu, l’avenir est pressenti » 3. Cela revient à considérer que touteintentionnalité théorique est déterminée par le temps (puisqu’on aaffaire à une science historique, les objets sont déterminés temporel-lement, ce qui correspond dans le système logique à la place quechaque proposition occupe) et que tout discours l’est aussi puisqu’ilprend sa racine dans l’objet qui lui donne son sens 4. C’est ainsi que lediscours philosophique deviendra narration dans les Âges du Monde,dans la mesure où il porte sur un passé qui doit se présenter, c’est-à-dire s’actualiser en lui. Le temps commande ainsi tout le projetphilosophique de ce texte. Mais alors quelle est la portée de la compré-hension du temps comme organisme ?

La conception du temps comme organisme que Schelling déve-loppe dans les Âges du Monde s’inscrit tout d’abord en faux contre uneapproche du temps telle qu’elle est déterminée par une « conception

Paris, PUF, 1987, § XVI, p. 131 ; Schellings Sämtliche Werke, K.F.A. Schelling (éd.),Stuttgart-Augsburg, J. G. Cotta, 1956-1861 (désormais SW), t. I, p. 228.

1. P. David dira, en se référant à l’œuvre déjà citée de W. Wieland, que la généalogieest une déduction qui se saisit de son propre caractère temporel. Cf. P. David, « LaGénéalogie du temps. Postface », dans AM, p. 327.

2. AM, p. 64 (Urf., p. 48).3. Ibid., p. 11, 133 (Urf., p. 3, 111).4. Pour cette question cf. S. Peetz, « Produktivität versus Reflexivität. Zu einem

methodologischen Dilemma in Schellings Weltaltern », Dialektik, 1996/2, p. 73-88.

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE DE SCHELLING 143

mécanique », qui soulève les deux difficultés suivantes relevées parSchelling : elle ne permet ni de saisir la distinction des trois temps nileur continuité à laquelle l’emploi du singulier « temps » renvoie. Afinde comprendre la réponse que le temps-organisme apporte à ces diffi-cultés, il convient de distinguer deux aspects de celui-ci, qui, toutefois,ne sont pas séparés. D’abord, le temps est pensé comme loi organiquede développement. Schelling a souvent recours à l’exemple du végétalorganique pour illustrer sa conception. Le temps est ainsi ce qui déter-mine les phases d’un être : dans le cas de la plante, il constitue la loi desuccession de la graine, de la tige et des fleurs, c’est-à-dire un rapportentre les trois dimensions du temps. Le second aspect qu’il convient derelever est que l’organisme implique un certain type de rapport entre latotalité organique et les membres qui concourent au maintien de cettetotalité et qui reçoivent de celle-ci leur détermination.

La première difficulté est ainsi présentée : « Si le monde n’était,comme certains <soi-disant> sages l’ont <estimé>, qu’une chaîne decauses et d’effets, allant à l’infini dans un sens comme dans l’autre, iln’y aurait au vrai sens des termes ni passé ni avenir » 1. Schelling prendici acte de la difficulté qu’il y a à établir un découpage du temps. Cettedifficulté qui réside dans la saisie des trois temps est ici liée à la thèsede l’infinité du temps et à la compréhension du développement commeun enchaînement de causes et d’effets. Si le temps est infini, je nesaurais jamais délimiter un « vrai passé » et un « vrai futur », c’est-à-dire un passé et un futur effectivement séparés du présent, carceux-ci ne cesseraient de s’écouler, de s’agrandir ou de diminuer dansun flux indistinct 2.

En outre, si tout développement est pensé à travers le rapportcausal, qui est proprement le caractère distinctif du système méca-

1. AM, p. 21-22, (Urf., p. 10-11). La même affirmation se trouve un peu modifiéedans la version de 1813. Cf. ibid., p. 143, (Urf., p. 119).

2. Toutefois, Schelling admet une certaine infinité du temps et pour cela il a recours àune distinction entre unité organique extérieure et division organique intérieure, encherchant ainsi à déplacer l’infinité de la succession dans une infinité simultanée. Letemps en tant qu’organisme présente une dimension principale (on verra que celle-ciconstitue le passé comme « avant le monde », le présent comme « monde » et le futurcomme « après le monde »), à l’intérieur de laquelle il y a des divisions organiquesmineures. Celles-ci sont justement considérées comme infinies, même si le temps nes’écoule pas infiniment. Cf. AM, p. 101 (Urf., p. 81-82).

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nique, il est toujours possible de remonter des causes aux effets ou desuivre les causes jusqu’à trouver les effets, jamais un événement ne mesera donné que je puisse comprendre comme une séparation effectiveentre les trois temps. Dans la chaîne des causes et des effets, il y a doncune indistinction temporelle.

C’est pourquoi Schelling affirmera dans la version de 1813 dutexte que l’opposition des temps n’est pas produite par un écoulementconstant des parties du temps les unes dans les autres, mais par unegradation 1. Tout en admettant que le temps s’inscrit dans un rapportentre l’antérieur et le postérieur, il faut penser selon Schelling non pasun découpage quantitatif du temps, qui plonge dans la contradictiontout discours philosophique sur lui, mais un découpage qualitatif. Ils’agira ainsi de penser un « vrai passé » et un « vrai futur », qui sedistinguent d’un passé et d’un futur envisagés comme des quantitéssusceptibles d’être augmentées ou diminuées.

Cela nous amène à la seconde difficulté : Ne s’interdit-on pas alorsde penser une continuité du temps, en refusant l’idée d’un écoulementde parties du temps qui se succèdent les unes aux autres ?

À cette question, Schelling prétend apporter une réponse avec sathéorie du temps-organisme, dans la mesure où cette conceptionimplique qu’à chaque étape du développement du temps, toutes lesphases antérieures et postérieures sont présentes : « […] le temps est àchaque instant le temps tout entier, à savoir passé, présent et avenir, etne commence pas à partir du passé, ni de ses confins, mais du centre, etreste égal en chaque instant à l’éternité » 2. Tout l’effort de Schellingconsiste à rendre compte de la continuité et de la distinction des tempsà travers l’idée d’un jaillissement continu du temps à partir de l’éter-nité. La théorie organique du temps permet ainsi de saisir l’unité dutemps dans les temps 3.

1. AM, p. 143 (Urf., p. 119).2. Ibid., p. 98-99 (Urf., p. 80). Cf. aussi ibid., p. 100 (Urf., p. 81).3. Ibid., p. 110 (Urf., p. 80). Dans cette mesure, Schelling privilégie le futur en tant

qu’accomplissement du temps entier ou, pour le dire dans le vocabulaire de la théorieorganique, en tant que principe organisateur de toutes les parties. Déjà dans un de sesécrits de jeunesse, Schelling avait affirmé que la première dimension du temps est lefutur. Cf. Schelling, System der gesammten Philosophie und der Naturphilosophie insbe-sondere, § 114, SW, t. VI, p. 275. Toutefois, Schelling accordera aussi un privilège au

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE DE SCHELLING 145

Le temps ne peut par conséquent se comprendre qu’à partir de sestrois dimensions : le centre, le présent, renvoie essentiellement auxdeux autres dimensions du temps, sinon il ne pourrait même pas êtreexpérimenté en tant que présent distinct du passé et du futur. Mais nepourrait-t-on pas objecter que l’expérience de l’écoulement du tempslui est justement intrinsèque ? Pour Schelling, la réponse ne peut êtreque négative : le caractère propre du temps est, comme on le verra,celui d’un changement effectif, d’un commencement et non pas celuid’un écoulement indifférencié.

Ce changement effectif est à comprendre comme le jaillissementoriginel du temps qui permet d’apporter une réponse à la difficultéqu’il y a à penser un commencement du temps 1 : « Si, comme onl’admet communément, le temps n’a qu’une direction, il faudrait luiaccorder, de façon contradictoire, de se précéder lui-même et pourainsi dire de partir avant lui-même, mais sans être encore temps : seprécéder lui-même, parce que tout temps advenant suppose un tempsadvenu, et sans être encore temps, parce que sinon il n’y aurait pas decommencement proprement dit » 2.

Ce problème auquel la théorie du temps se heurte réside dans uneconception erronée du temps : en effet, la conception mécanique dutemps, qui le saisit selon le rapport de cause à effet, privilégie unedirection du temps d’après le mouvement qui va de la cause à l’effetsans pouvoir saisir son jaillissement originel. Or, selon Schelling,penser le commencement du temps implique de saisir un engendre-ment originel du temps, qui a lieu à chaque instant, l’instant étantcompris non pas comme un maintenant ponctuel mais comme l’unitéorganique des trois dimensions temporelles 3.

Cet engendrement originel du temps se laisse comprendre commeun déploiement des temps : l’éternité est comparable à la graine qui

présent dans ses analyses sur le jaillissement du temps et un privilège au passé, dans lamesure où celui-ci est le fondement des deux temps postérieurs.

1. Cf. Aristote, Physique, livre VIII (1), 251b 19-25 qui met en relief le fait que letemps ne peut exister ni être pensé sans l’instant qui est une sorte de moyen terme :commencement du temps futur et fin du temps passé. Ainsi, le temps existe toujours.Schelling adoptera la position d’Aristote sur l’instant, mais ne prendra pas pour autantparti contre la thèse d’un commencement du temps.

2. AM, p. 93 (Urf., p. 74-75).3. Cette remarque m’a été suggérée par Ch. Bouton, art. cit., p. 656.

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contient ce déploiement à titre de possibilité, alors que le temps estcomme un organisme végétal développé à partir de la graine. Il y adonc à chaque instant un commencement du temps à partir de l’éter-nité, comme le temps se manifeste à chaque étape du développementde la plante : « Mais ce commencement n’est pas commencement quipourrait cesser d’être commencement, au contraire il est toujourscommencement également éternel » 1.

Le commencement du temps se donne alors comme présent 2, oùun passé est donc déjà posé ainsi qu’un futur. Schelling prétend ainsirésoudre la difficulté du commencement du temps par une pensée deson jaillissement originel : le commencement du temps (ou du monde)n’a pas lieu dans le temps, mais à chaque fois à partir de l’éternité dansle présent. Le passé précédant ce présent ne constitue pas un tempsécoulé, mais est un temps posé par un présent.

Dans sa critique de la position kantienne, selon laquelle le rapportde cause à effet soumet la succession temporelle à une règle qui la rendnécessaire, Schelling souligne justement cette dimension de jaillisse-ment du temps dans le présent. Le philosophe met d’abord en relief lefait que le phénomène sensible nous montre que la cause et l’effet sontsimultanés : les deux phénomènes sont là d’un seul et même coupcomme le tonnerre sur les lieux de l’éclair 3. Si l’on saisit un événe-ment comme succédant nécessairement à un autre, ce n’est pas parcequ’il est soumis à la loi de la causalité, mais en raison d’un procèsd’engendrement qui pose le temps : l’effet pose rétrospectivement lacause comme passée.

Dans cette argumentation et dans la théorie du temps-organisme,Schelling vise à comprendre une véritable temporalité à partir d’uneloi de développement organique qui implique une succession néces-saire qui s’oppose justement à la succession nécessaire impliquée dansle rapport de causalité. Si l’enjeu pour Schelling dans ses réflexionssur le temps est de saisir la possibilité d’un commencement, le com-mencement lui-même est ainsi toujours un commencement du temps,

1. AM, p. 96-97 (Urf., p. 78.).2. Ce privilège du présent répond aussi aux difficultés concernant le commencement

du temps, que Schelling pense résoudre par l’idée d’un commencement du temps à partirde son centre qui se rapporte à l’éternité.

3. AM, p. 99 (Urf., p. 80). Kant avait déjà envisagé cette objection. Cf. Kant, Critiquede la raison pure, B 248-249, A 203-204.

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE DE SCHELLING 147

puisque l’événement fonde la temporalité. Toutefois, le commence-ment ne peut pas avoir lieu dans une chaîne de cause et d’effets, cartout ce qui s’y produit est déterminé par ce qui précède. Le commen-cement au contraire implique une brisure dans cette chaîne. Celle-ciest comprise, dans le cas de la théorie organique du temps, commeengendrement. Mais dans quelle mesure, peut-on se demander, cetengendrement constitue-t-il un véritable commencement ?

Pour essayer de répondre à cette question, il faut tenir compte dufait que la « généalogie du temps » procède à partir de l’auto-dévelop-pement même de l’être divin, dans sa genèse et dans son devenir : toutedifférence doit être déterminée par son identité. Si le temps jaillit del’éternité, cette éternité étant comprise comme l’Éternel, c’est-à-direle vivant originaire (sujet), la question se précise et devient : en quelsens l’Éternel engendre-t-il le temps ?

TEMPS ET SUJET

La théorie organique du temps va de pair avec une conception d’untemps subjectif qui est propre aux Âges du Monde. Le temps y estcompris comme temps subjectif d’une double manière : parce qu’ilconstitue la loi (organique) de développement de tout sujet, mais aussiparce qu’il est expérimenté et constitué par ce sujet dans unengendrement de la temporalité.

Schelling prend soin de distinguer cette subjectivité du temps de lasubjectivité du temps au sens kantien 1. Si Kant reconnaît la subjecti-vité du temps, il ne lui accorde qu’une « subjectivité restreinte » et nonpas une « subjectivité universelle » 2, c’est-à-dire une intériorité dutemps propre à toute chose, dans la mesure où celle-ci est sujet.

En effet, dans l’optique qui est celle de Schelling, la subjectivitédu temps dans la théorie kantienne consiste dans une « subjectivitérestreinte », car le temps y est compris comme forme de notre repré-sentation. Pour Schelling cela revient à concevoir le temps comme untemps abstrait, auquel on parvient à travers la comparaison et lamesure entre des temps propres à des choses différentes et qui est pré-supposé dans les objections contre la réalité du temps 3. Si l’argument

1. Il faudrait dire, dans le vocabulaire kantien, « idéalité transcendantale du temps ».2. AM, p. 97 (Urf., p. 78).3. Ibid., p. 98 (Urf., p. 79).

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schellingien est contestable, il importe de rappeler que pour Schellingchaque chose a son temps en elle-même, appelé son « temps internevivant », qui constitue le rythme même de mouvement ou dedéveloppement intrinsèque à quelque chose, ou plutôt à un sujet, dansla mesure où le vivant en tant que vivant organique est sujet.

C’est ainsi que Schelling affirme : « Tout n’est qu’œuvre dutemps, et c’est seulement du temps que chaque chose reçoit saspécificité et sa détermination » 1. Le développement d’un organismene se constitue qu’à partir de cette loi de développement à laquelle ilobéit (par exemple la loi qui sous-tend la succession graine-tige-fleurs). Cette conception du temps se laisse d’ailleurs retracer dans lelangage courant à travers l’expression « le temps propre à quelquechose » : tout événement majeur, nous dit Schelling, a son momentprescrit 2. C’est le temps qui porte les choses à leur maturité.

C’est pourquoi Schelling renverse l’affirmation selon laquelle leschoses sont dans le temps, pour affirmer que le temps est dans leschoses. Ce n’est pas par hasard que Schelling fournit les exemples del’astre et du végétal organique pour corroborer sa conception dutemps 3. La plante obéit à un temps qui la constitue elle-même, dans lamesure où il est identique au rythme de sa croissance, alors que l’astrepermet à Schelling de donner un exemple d’une chose qui a un rythmede mouvement inhérent et qui a pu en outre être considérée commemesure du temps 4.

Or, le rapport que les choses entretiennent avec le temps est d’uneimportance capitale. Ainsi on a pu parler d’un commencement dumonde dans le temps 5. Si cette thèse révèle le rapport intime qui senoue entre le monde et le temps 6, elle présuppose toutefois un temps

1. AM, p. 23, 145 (Urf., p. 12, 121). Cf. aussi ibid., p. 106 (Urf., p. 87).2. Ibid., p. 146 (Urf., p. 122).3. Ibid., p. 97 (Urf., p. 78).4. Cf. Platon, Timée, 38c-d, où celui-ci affirme que le Soleil, la Lune et les cinq autres

astres sont nés pour définir les nombres du temps et en assurer la conservation.5. AM, p. 97 (Urf., p. 78).6. Schelling fait référence à cette équivalence du monde et du temps dans le mot grec

« aiôn » dans un texte postérieur aux Âges du Monde. Cf. Schelling, Philosophie de laRévélation, trad. fr. RCP Schellingiana (CNRS), Paris, PUF, 1991, p. 160-161 (SW,t. XIII, p. 308.) Cette équivalence a sa raison d’être en ce que le présent du temps à grandeéchelle est justement le monde. En ce sens, le commencement du temps est équivalent aucommencement du monde.

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE DE SCHELLING 149

extérieur aux choses. En effet, Schelling, en critiquant le dans de cetteaffirmation, vise par là une théorie du temps-récipient.

Le rapport qui lie sujet et temps, s’il peut être visible dans certaines« choses » comme dans le végétal organique, se comprend originelle-ment à partir de l’être divin. Le développement de l’être divin n’expli-que pas seulement la genèse de la différence et donc du temps, mais letemps constitue lui-même une sorte de schème de la différenciationoriginaire, qui permettra à l’être divin de se différencier. Cet aspect dutemps est essentiel, car le temps lui-même permet ainsi l’ouverture ausein de l’indifférencié.

En effet, la différence des trois temps est comprise à partir dudéveloppement de l’être divin et plus précisément d’après les troispersonnes de la Trinité chrétienne. Cette temporalité divine sera lemodèle à partir duquel on peut comprendre la temporalité humaine. Àl’inverse, la temporalité humaine constitue proprement le fil conduc-teur pour comprendre la temporalité divine 1. Cette interdépendancedes deux niveaux est surtout visible dans la scission des temps quiest comprise d’après un acte du sujet, qui constitue proprementl’engendrement du temps.

En effet, c’est l’acte créateur, ou la décision d’après laquelle Dieudécide de créer un monde, qui institue une scission au sein de l’êtredivin entre ce qu’il était avant cet acte et l’être divin en tant qu’arché-type des choses créées et qui correspond à la figure trinitaire du Dieu-Fils. C’est avec cette seconde figure trinitaire qu’un monde est créé,que la différence surgit. Ainsi, c’est cet événement qui instituera lesens le plus fondamental du temps : le passé est le temps d’avant lemonde, le présent est le monde lui-même ou le temps du monde et lefutur est l’après du monde. Le « vrai passé » séparé du temps présentque Schelling ne cesse d’évoquer dans les Âges du Monde trouve ainsison sens fondamental dans le passé radical qui est celui d’avant lemonde et qui constitue proprement le fondement de celui-ci 2.

1. AM, p. 21 (Urf., p. 10) : « Mais c’est avant tout en nous-mêmes qu’il nous fautrappeler le passé, afin de trouver ce dont tout est issu et ce qui, d’abord, a constitué lecommencement. Car plus nous prendrons toute chose humainement, et plus nouspourrons nourrir l’espoir de nous approcher de l’histoire effective ».

2. Ibid., p. 24, 78-79 (Urf., p. 13, 60-61). Schelling identifiera encore ce « passé »avec l’être qui constitue la base d’un étant, l’« étant » étant caractérisé comme sujet ouprésence à soi et l’être comme clôture sur soi, égoïsme. La notion de fondement sera plus

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150 TERESA PEDRO

Ce passé avant le monde qui correspond à la première étape de lavie divine – Dieu-Père – est caractérisé par une fermeture et un conflitentre les forces qui constituent la vie divine et qui, à un autre niveau,constituent toute vie. Il constitue le fondement du monde et aussi dutemps dans la mesure où en lui se trouve la possibilité du temps quiest actualisée dans le commencement effectif du temps par l’actecréateur. Ce passé ne se constitue en tant que passé que dans un présentinstitué par la création. Il n’est donc pas à comprendre comme untemps qui s’est écoulé, mais plutôt comme un temps qui est posécomme passé lors du commencement du temps.

Les trois figures trinitaires – Père, Fils et Esprit – constituent ainsile déploiement qui correspond à l’actualisation des trois « puissances(Potenzen) » 1. L’analyse de la théorie des puissances ou degrés de lavie divine met en évidence combien la compréhension schellingiennedu temps se construit autour des notions de scission et de synthèse ouencore de différence et d’identité. En effet, une des questions centralesdes Âges du Monde est de savoir comment le vivant originaire peut sedifférencier tout en restant un 2. Cette question est aussi celle de lapossibilité du commencement.

Cette éternité comprise d’après les trois puissances est considéréecomme simultanéité. Ce sera le passage de cette simultanéité (qui, sielle semble renvoyer déjà à une certaine temporalité, constituera pourSchelling le propre de l’espace 3) à la succession qui est envisagécomme le commencement du temps. Le temps intérieur de l’Éternel sedifférencie à partir des puissances. Le temps va ainsi constituer unschème de différenciation dans la mesure où il permet de poser unedifférence des puissances dans leur succession et en même temps deconserver leur identité puisque cette succession obéit à un dévelop-

explicitement liée au passé dans la version du texte qui date de 1813, où Schellingcomprendra la succession temporelle à partir du rapport du fondé au fondement(Verhältnis des Grundes). Cf. ibid., p. 202-203 (Urf., p. 175).

1. Les trois puissances constituent outre les puissances de l’être divin, les troispériodes de la vie de Dieu : le passé comme Père, unité indistincte, le présent comme Filset création (différence) et l’Esprit comme unité des deux. Le monde est en effet une formede la révélation divine.

2. AM, p. 72 (Urf., p. 72).3. Ibid., p. 96 (Urf., p. 77). Cette simultanéité des puissances dans l’éternité peut être

comparée avec une certaine simultanéité des trois temps dans chaque temps, dans lamesure où chaque temps convoque les trois dimensions.

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE DE SCHELLING 151

pement unifiant les différents moments 1. Le devenir en tant quesuccession temporelle implique deux mouvements : un qui résiste à lacomplète actualisation de l’être, et un autre qui s’inscrit dans l’actuali-sation incessante des possibilités 2. On voit ici que les deux aspects dutemps – distinction et continuité (identité) – abordés en premièrepartie trouvent leur condition de possibilité dans la vie de l’êtreoriginel. Mais comment cet engendrement du temps dans l’être divins’inscrit-il dans une dialectique entre nécessité et liberté ?

La succession des trois puissances ou des figures de la Trinitéchrétienne n’est nullement aléatoire, car c’est leur distinction denature qui va déterminer l’ordre de leur consécution. En effet, suivantla loi du développement admise par Schelling qui veut que toutdéveloppement présuppose nécessairement un enveloppement 3, lasuccession sera déterminée par le degré de développement de chaquefigure divine.

En effet, cette loi organique du développement qui constituele rythme de développement d’un organisme et qui est considéréecomme le temps « interne vivant » combine, lors de la genèse de ladifférence, la succession comme schème de différenciation et la loiselon laquelle tout développement présuppose un enveloppement.Mais de quelle nature est cette dernière loi ? S’agit-il d’une loi logi-que ? Du point de vue qui est celui de Schelling, il faudrait répondrequ’il s’agit d’une loi historique. En effet, si la différence de l’avant etde l’après de la succession qui permet de penser la différence dansl’unité, devient différence entre passé, présent et futur, c’est précisé-ment parce que cette différence est la différence du temps d’un êtrevivant : le temps devient ainsi histoire d’un être 4. Cette successionnécessaire du temps s’oppose ainsi à la succession nécessaire de la loi

1. Schelling reprend ici l’idée de Kant selon laquelle c’est seulement de façonsuccessive que deux déterminations contradictoirement opposées peuvent se trouverdans une chose. Cf. Kant, Critique de la raison pure, B 48-49.

2. AM, p. 92, 146 (Urf., p. 74, 122).3. Ibid., p. 39 (Urf., p. 25-26).4. Il n’y a pas à proprement parler de philosophie de l’histoire dans les œuvres de

Schelling postérieures à 1800, mais il y a une historicité de l’absolu. Pour cette question,cf. J.-F. Courtine, « Histoire supérieure et système des temps », dans J.-F. Courtine,Extase de la raison. Essais sur Schelling, Paris, Éditions Galilée, 1990, p. 237-259.Cf. encore P. David, Schelling. De l’absolu à l’histoire, Paris, PUF, 1998.

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de causalité de Kant. Tout l’effort de Schelling est ici de penser unesuccession nécessaire du temps qui s’oppose moins à la liberté qu’ellene l’exige.

LA FONDATION DU TEMPS : LA DÉCISION

Si la généalogie du temps peut expliciter la genèse du temps àpartir de ce qui n’est pas le temps – l’éternité –, cette genèse n’estpossible qu’en s’inscrivant dans la liberté qui est celle du vivantoriginaire qui, à travers l’acte créateur, fonde un temps.

Mais comment Schelling articule-t-il liberté et nécessité dans saconception du temps ? Le problème de la distinction des temps queSchelling essaye de penser selon la distinction des phases d’un mêmedéveloppement organique, est dépendant d’une « scission » qui insti-tue une séparation entre passé et présent et qui ouvre en même tempsl’horizon du futur.

En effet, c’est bien une « scission » qui est la condition de possi-bilité d’un « vrai passé » : « Combien peu connaissent un véritablepassé ! Sans un présent vigoureux, résultant d’une scission de soi-même, il n’y a nul passé ! L’homme qui n’est pas capable de s’opposerà son passé n’en a pas, ou bien plutôt il n’en sort jamais, mais vitconstamment en lui. Il en va de même de ceux qui regrettent le passé,qui ne veulent pas suivre le mouvement, quand tout va de l’avant, etqui montrent, par l’éloge bien impuissant qu’ils font des tempsrévolus, comme par leurs stériles invectives contre le présent, leurincapacité à faire quoi que ce soit dans ce présent » 1.

Dans ce paragraphe, Schelling distingue deux modalités du passéqui constituent les deux modalités possibles de l’expérience du temps :le fait d’avoir un passé et le fait de vivre dans le passé. Vivre dans lepassé est ici lié au regret ; avoir un passé implique que l’on a poséquelque chose en tant que fondement dans l’action. Ce « présentvigoureux » ne peut être que le résultat d’une scission et celle-ci estcomprise comme une scission de soi-même. Schelling semble lier à ceprésent un sentiment spécifique qui est la joie, alors que la nostalgie

1. AM, p. 22 (Urf., p. 11)

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE DE SCHELLING 153

s’accroche au passé et que l’amour, dimension fondamentale de laphilosophie et de la « décision », presse vers l’avenir 1.

Cette scission (Scheidung) de soi-même est caractérisée parSchelling comme une « décision (Entscheidung) », scission irrévo-cable 2, qui renvoie ainsi de prime abord à la résolution d’accomplisse-ment d’un acte, c’est-à-dire à la liberté morale 3. Cette dimension estfondamentale, même si la « décision » semble renvoyer dans d’autrespassages du texte à une scission dépourvue de liberté qui a lieu danschaque chose dans la mesure où celle-ci est créée, mais cela n’est, ànotre avis, qu’un aspect dérivé de ce qui a lieu dans l’être divin,modèle originaire de la différenciation, et dans l’homme, image del’être originaire.

La scission dans l’être divin correspond à l’acte créateur par lequelDieu se scinde en posant trois périodes dans son devenir. Cettescission prend d’abord son sens dans la distinction des deux figurestrinitaires que sont le Père et le Fils. Elle est ainsi engendrement duFils. En effet, la décision divine de créer est ouverture à l’autre. C’estainsi que l’amour en tant qu’aspiration à la scission est lui-même unmode du temps qui caractérise le futur, ouverture depuis le présent.Cette ouverture est ouverture à autrui : « Se sacrifier à ce Moi autre etmeilleur, voilà qui est finalement se résoudre ; c’est en cette déclosion,en cette ouverture que consiste la véritable décision. Alors qu’enrevanche le refus de s’y sacrifier n’est pas à proprement parler réso-lution, mais plutôt solution de repli sur soi, entêtement et sclérose,encore que de plein gré » 4.

C’est dans la possibilité que j’ai de poser un passé et tant que tel,d’accomplir une décision en assumant son irrévocabilité (qui est unmode de la nécessité) que ma liberté se manifeste et que par là latemporalité originaire est instituée. Cette décision s’articule ainsi avecune nécessité inscrite dans les possibilités de l’être, dans la mesure oùelle rendra possible le passage de la simultanéité des trois puissances àleur succession. La décision va intervenir comme l’actualisation des

1. AM, p. 104 (Urf., p. 85).2. Ibid., p. 81 (Urf., p. 63).3. Ibid., p. 116 (Urf., p. 95).4. Ibid., p. 119 (Urf., p. 98). On a pu à ce propos parler du caractère extatique du

temps selon un terme essentiel de la philosophie tardive de Schelling, c’est-à-dire del’exposition de l’homme hors de soi lors de la décision.

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154 TERESA PEDRO

possibilités qui régissent la vie. Si les trois puissances constituent lespuissances de l’être dans leur simultanéité, elles deviennent lors de ladécision des périodes du devenir dans leur succession 1.

En effet, l’actualisation est intrinsèquement temporelle. Or, ladécision constitue justement l’assomption de ses possibilités et sonactualisation en même temps qu’elle est surmontée du « caractère »,principe par lequel l’homme demeure distinct des autres 2. C’est ainsique la décision permet de comprendre le jaillissement du temps àchaque instant, dans la mesure où, en assumant ma décision, je perpé-tue l’acte de fondation du temps 3. L’instant de l’engendrement éterneldu temps est l’instant indivisible de la décision qui convoque les troistemps dans leur unité organique.

Ainsi le temps ne se pense plus à travers une mesure, mais à traversun acte, qui permet d’établir une distinction effective des trois temps.Notre mode d’accès originaire au temps se fait par conséquent àtravers l’assomption d’une décision : « À celui qui ne montre pas laferme résolution de s’en tenir avec endurance à ce qu’il a posé, toutéchappe en se liquéfiant au cours de la progression et tout se perd ànouveau, si bien qu’en fin de compte rien du tout n’a été posé. Unevéritable progression ou élévation – car c’est tout un – n’a lieu que làoù quelque chose a été posé fermement et sans modifications possible,et devient par là le fondement de l’élévation et de la progression » 4. Larépétition de la décision dans la mesure où je l’assume permetd’instituer la différence véritable. Cette répétition se distingue de cellequi est pensée dans la conception cyclique du temps.

Puisque, pour Schelling, il n’y a de temps que par l’événement, untemps circulaire ne peut être pensé que comme une dimension dutemps, mais nullement comme un temps constitué d’un passé, d’unprésent et d’un futur effectifs. Si rien de nouveau n’advient dansle monde comme l’affirme l’Ecclésiaste, il faut alors conclure pourSchelling qu’il n’y a pas de passé ni d’avenir dans le monde 5. La circu-larité du mouvement va aussi caractériser le mouvement du Dieu-

1. AM, p. 38, 207 (Urf., p. 25, 179).2. Ibid., p. 115 (Urf., p. 94).3. C’est ainsi que Schelling considère que la création en tant que décision de Dieu ne

cesse jamais. Cf. AM, p. 123 (Urf., p. 101).4. Ibid., p. 160 (Urf., p. 135).5. Ibid., p. 22, 144 (Urf., p. 11, 120).

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Père, de la nature 1 et va aussi être pensé comme dieu Cronos, le temps« éternellement engloutissant » 2. Schelling oppose ainsi la circularitéà la linéarité du temps du Dieu historique, qui implique intrinsèque-ment une progression 3. En effet, tout le pari de Schelling consiste àprendre l’association courante entre temps et changement 4 en un sensradical : aucun changement effectif ne survient si celui-ci est immé-diatement annulé par un autre événement. Le passé est avant ladécision, le présent est le temps déterminé par cette décision.

Mais, qu’est-ce qui amène le sujet à une telle décision ? Schellingaffirme explicitement dans la version de 1813 que la contradiction estle moteur du temps 5. Cette contradiction semble toutefois s’engendrerde manière nécessaire entre les possibilités de l’être divin ou entre sesdeux volontés : volonté de contraction, fermeture, et volonté d’expan-sion, principe de l’amour. Comment penser une décision comme actelibre dans ce contexte, puisque ce sont les possibilités mêmes de l’êtredivin qui vont déterminer dans leur contradiction cet acte ? Pourrépondre à cette question, il faut considérer les deux types d’expé-rience du temps relevés par Schelling.

En effet, si le philosophe fait de la « décision » l’expériencesalutaire du temps, une autre expérience hante en sourdine quelquespassages de ce texte : il s’agit de l’expérience du temps comme destinauquel on ne participe pas, mais que l’on subit. La référence deSchelling à cette expérience ne se laisse justement pas comprendre, sil’on n’a pas en vue la conception du temps comme loi organiqueintrinsèque au sujet. Il y a un rythme de vie propre à chaque sujet. Si le

1. AM, p. 71 (Urf., p. 54).2. ibid., p. 87 (Urf., p. 69).3. Cf. pour cela les cours proférés par Schelling à Munich, System der Weltalter.

Münchener Vorlesung 1827/28 in einer Nachschrift von Ernst von Lasaulx, S. Peetz(éd.), Frankfurt am Main, Klostermann, 1998 2, p. 15, où Schelling identifie le schémaa+a+a avec une série de répétitions du temps et l’oppose au schéma a+b+c représentant levrai temps.

4. Aristote, Physique (I-IV), trad. fr. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1990,livre IV (11), 218 b 21-24, p. 149 : « Maintenant le temps n’existe pourtant pas sans lechangement ; en effet, quand nous ne subissons pas de changements dans notre pensée, ouque nous ne les apercevons pas, il ne nous semble pas qu’il se soit passé du temps ».

5. C’est ainsi que Schelling affirmera dans la version de 1813 que la décision est laseule issue de la contradiction. Cf. AM, p. 199 (Urf., p. 171).

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156 TERESA PEDRO

sujet n’y participe pas à travers un acte de liberté 1, l’expérience dutemps devient expérience destructrice : « Car l’homme intérieur à soiest porté par le temps, tandis que l’homme livré à l’extériorité porte letemps, ou plutôt, selon le mot bien connu, le temps conduit le volon-taire et entraîne le réfractaire. Comme Dieu, l’homme n’est élevé à lasuprême présence à soi et à la spiritualité que par la scission de sonêtre […]. Tout ce qui vit encore dans l’indécision vit dans le passéaussi longtemps que se prolonge cet état. À celui qui s’oppose à lascission en lui, le temps apparaît comme rigoureuse et impérieusenécessité » 2. Schelling fait ici référence à l’expérience du tempscomme destin inexorable, qui constitue l’expérience diamétralementopposée à celle de la scission et à celle du fait d’assumer la décision,qui implique pourtant une expérience de la nécessité comme irrévoca-bilité de la décision. Il y a deux expériences de la temporalité suivantque l’on subit ou que l’on participe au changement. La décision peutainsi être commencement dans la mesure où on peut distinguer entredeux commencements différents. En effet, Schelling distingue d’unepart le commencement effectif, d’autre part un commencement ducommencement, en se rapportant à l’image de l’organisme végétal :ainsi la graine est la possibilité du commencement de la plante, maisnon pas le commencement lui-même 3. Le commencement effectif,s’il est une actualisation des possibilités inscrites nécessairement dansl’être, qui constituent proprement le commencement du commence-ment, est un acte libre. Dans la décision se trouvent articulés liberté etdestin en une temporalité ouverte par l’acte en même temps qu’elle ledétermine. La décision constitue le commencement effectif. La libertéest ainsi à elle-même destin 4.

La théorie de la « décision » comme fondation du temps, dans lamesure où elle articule liberté et nécessité, renvoie à une expériencepratique du temps : c’est à partir de nos « propres faits et gestes » quel’on apprend le caractère essentiel du temps 5. Schelling s’oppose ainsià Kant pour qui le temps était soumis dans le rapport de cause à effet,

1. W. Wieland, op. cit., p. 39, considère que la liberté est le fondement de lapossibilité de créer un présent décidé ou d’être prisonnier du passé indécis.

2. AM, p. 104 (Urf., p. 84-85).3. Ibid., p. 94 (Urf., p. 75).4. Ibid., p. 113, 205-206 (Urf., p. 93, 178).5. Ibid., p. 145 (Urf., p. 122)

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LE TEMPS SELON LES ÂGES DU MONDE DE SCHELLING 157

ce qui renvoyait toute liberté au noumène : il s’agit plutôt de penser letemps comme ce qui rend possible l’exercice de la liberté en mêmetemps que celle-ci fonde une expérience originaire du temps. Penser letemps c’est penser la possibilité du commencement : « Celui qui, enprenant une décision, se réserve le droit de la rappeler au jour, celui-làne commence jamais » 1. Dans la réflexion sur le commencement, ils’agit aussi de penser le commencement de la philosophie qui coïncideavec cette ouverture au il y a que Schelling thématisera dans ses écritspostérieurs aux Âges du Monde.

Teresa PEDRO

Université Paris IV-Sorbonne

1. AM, p. 213 (Urf., p. 184)

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HEGEL ET LE PROBLÈME DU TEMPS 1

Le problème du temps est l’un des plus obscurs de la philosophie.Comme les autres penseurs de l’idéalisme allemand, Hegel s’estefforcé de le porter à la clarté du concept, au point de l’identifier auConcept lui-même dans son existence. Son analyse du temps estmenée conjointement dans la philosophie de la nature et la philosophiede l’esprit, ce qui lui permet de saisir le temps à la fois dans ses diffé-rentes figures – naturelle et historique –, et dans son unité, qu’ilconçoit à l’aide d’un concept décisif : la négativité. Hegel a forgé leconcept de négativité pour nommer le double passage de l’être dans lenéant – du présent dans le passé – et du néant dans l’être – de l’avenirdans le présent – qui caractérise le processus du temps. Grâce àce concept, sa philosophie intègre les deux principales approches dela pensée du temps, celle cosmologique, inaugurée par Platon etAristote, qui fait du temps un être de la nature, et celle psychologique,qui voit dans le temps une forme de la conscience, selon une ligne depensée qui va de saint Augustin à Husserl. À l’encontre du jugementsévère de Paul Ricœur qui invite à « renoncer à Hegel », c’est-à-dire,dans son esprit, à la « médiation absolue entre histoire et vérité » 2,nous pensons qu’il est ainsi possible de trouver chez Hegel dessolutions aux apories inhérentes au problème du temps.

1. Cette étude reprend en partie certains de nos travaux antérieurs, en particulierTemps et esprit dans la philosophie de Hegel. De Francfort à Iéna, Paris, Vrin, 2000, et« Temps et négativité dans la philosophie de la nature de Hegel », intervention à lajournée d’études sur « Hegel et la philosophie de la nature », Université de Bordeaux 3, 10novembre 2004, à paraître.

2. Temps et récit, t. III, Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 280-299.

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160 CHRISTOPHE BOUTON

Les réponses hégéliennes à l’aporétique de la temporalité sont àchercher tout d’abord dans la philosophie de la nature. Car le temps entant que tel, dans son jaillissement originel, est pour Hegel le tempscompris comme élément immémorial de la nature, qui n’est pasencore transformé, par le langage et le souvenir, dans la figure dutemps propre de l’esprit, l’histoire. Au début des années 1990, lathéorie du temps contenue au début de la Philosophie de la nature étaittombée dans l’oubli 1. Ce relatif désintérêt pour cet aspect du systèmehégélien était peut-être dû au fait que l’on ne disposait pas encored’une bonne traduction de la philosophie de la nature, lacune désor-mais comblée par Bernard Bourgeois, dans un travail qui présenteégalement les précieuses additions jusqu’alors non disponibles enfrançais 2. Ces additions proviennent des cours que Hegel a consacrésà la philosophie de la nature dans les années d’Iéna et de Berlin, quicontiennent des développements originaux sur la dialectique des troisdimensions du temps. Lorsque Ricœur déclare que « Augustin etHeidegger sont, en effet, du moins à ma connaissance, les seulspenseurs qui aient pris pour thème directeur de leur conception dutemps la dialectique du passé, du présent et du futur » 3, il ignore visi-blement tout de la conception hégélienne du temps développée dansles leçons d’Iéna, qui se fonde justement sur une dialectique duprésent, de l’avenir et du passé, à partir de laquelle sont dégagées deuxfigures du temps, le temps répétitif de la nature et le temps progressifde l’esprit – l’histoire.

1. À l’exception de quelques études : A. Koyré, « Hegel à Iéna » (1934), Étudesd’histoire de la pensée philosophique, Paris, Gallimard, 1995, p. 147-189, J.-L. Vieillard-Baron, Le Temps – Platon, Hegel, Heidegger, Paris, Vrin, 1978, D. Souche-Dagues,« Une exégèse heideggerienne : le temps chez Hegel d’après le § 82 de Sein und Zeit »,Revue de Métaphysique et de Morale, janvier-mars 1979, p. 101-119, Le Cercle hégélien,Paris, PUF, 1986, et W. Bonsiepen, « Hegels Raum-Zeit-Lehre », Hegel-Studien 20,1985, p. 9-78. Dans le courant des années 1990, d’autres travaux sont parus révélant unregain d’intérêt pour la question. Cf. notamment S. Majetschak, Die Logik des Absoluten.Spekulation und Zeitlichkeit in der Philosophie Hegels, Berlin, Akademie Verlag, 1992,C. Malabou, L’Avenir de Hegel. Plasticité, temporalité, dialectique, Paris, Vrin, 1996, etJ.-M. Vaysse, Hegel. Temps et histoire, Paris, PUF, 1998.

2. Cf. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, II, La Philosophie de lanature, Paris, Vrin, 2004.

3. « La marque du passé », Revue de Métaphysique et de Morale, n°1, mars 1998,p. 18.

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HEGEL ET LE PROBLÈME DU TEMPS 161

Si la pensée hégélienne du temps a été longtemps négligée, c’estégalement à cause de l’influence du célèbre § 82 de Être et temps, oùHeidegger affirme que le concept hégélien du temps représente « ledéveloppement conceptuel le plus radical de l’entente vulgaire dutemps » 1. Ce jugement, dont Ricœur se fait encore l’écho, est parti-culièrement sévère, car il revient à taxer le temps hégélien de tous lestravers possibles de la compréhension du temps. La notion surdéter-minée de « temps vulgaire » englobe en effet pêle-mêle les troiséléments que sont la représentation courante et quotidienne du tempscomme intratemporalité et succession des maintenant, la détermi-nation du temps comme mesure du mouvement, héritée d’Aristote, etla fixation du temps sur le moment du présent, spécifique de lamétaphysique et de son oubli de l’être, de Platon à Bergson. Heideggerreconnaît toutefois que Hegel a saisi la parenté profonde entre l’espritet le temps, « en remontant à l’identité de structure formelle de l’espritet du temps comme négation de la négation » 2. Mais cette négation dela négation reste selon lui formelle, elle se renverse en ponctualitéspatiale dans le cas du temps, et se borne à l’interprétation du cogitome cogitare de Descartes dans le cas de l’esprit. Pourtant, Hegelaffirme que « l’esprit est temps » 3. Cette formule laconique, tirée d’unmanuscrit de cours de 1803/04, peut certes sembler paradoxale.Comment l’esprit, en lui-même éternel, peut-il s’identifier au temps ?Comment le temps, l’un des tout premiers moments de la philosophiede la nature, peut-il constituer l’être même de l’esprit ? Pour démêlerl’entrelacement de l’esprit et du temps, il convient d’écarter le modèlede la chute, utilisé par Heidegger afin de réduire le concept hégélien detemps à l’« intratemporalité » 4. Pour Hegel, l’esprit ne tombe pas« dans le temps », il est le temps. Tout le problème est de comprendrele sens de ce « est ».

1. Sein und Zeit, Tübingen, M. Niemayer, 16 e éd. 1986, p. 428.2. Ibid., p. 435.3. Das System der spekulativen Philosophie, Gesammelte Werke (désormais GW),

Bd. 6, K. Düsing et H. Kimmerle (éds.), Hamburg, F. Meiner, 1975, p. 5, note 1.4. Sein und Zeit, § 82, éd. cit., p. 428.

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LA DIALECTIQUE DU TEMPS

Dans ses premiers essais de jeunesse, Hegel définit le temps demanière essentiellement négative comme un destin hostile à l’hommeou une réalité finie destinée à être dépassée par la raison. Puissance deséparation universelle, le temps est cette division intime présente aucœur de la vie de l’esprit, qui se retrouve dans la religion, la vie poli-tique, ou la philosophie. Au cours de son séjour à Francfort, Hegeldécouvre cependant que l’opposition tranchée de la raison et del’histoire doit être dépassée. L’historique n’est pas seulement le positifétranger à la raison, il est une contingence en laquelle se manifeste lavie de l’esprit. Les fragments de L’Esprit du christianisme et sondestin s’efforcent ainsi de cerner, dans les cadres d’une étude de lareligion, la relation vivante de l’esprit à son historicité. Mais la périodede Francfort s’achève sur le constat d’une réconciliation imparfaite del’esprit et de son histoire, saisie en terme de destin. Cette aporie n’estpas stérile, car elle permet de poser l’exigence première de la pensée,la « réunion avec le temps », esquissée à la fin du Fragment de systèmede 1800 1.

La réunion avec le temps est tout d’abord pensée comme unesuppression du temps par la raison dans la spéculation. Hegelcomprend la relation de l’esprit au temps de manière platonicienne. Laraison doit s’élever par la connaissance spéculative à l’éternité, enabolissant le temps, synonyme de finitude. Contre la compréhensionfichtéenne du temps comme progrès moral indéfini, il note :

Vouloir faire du temps une totalité, celle du temps infini, c’estsupprimer (aufheben) le temps lui-même et cela ne servait à rien derecourir à son nom, à une progression de l’existence prorogée. Lavéritable suppression du temps, c’est le présent atemporel, l’éternité,qui abolit l’effort tout comme la persistance d’une opposition absolue 2.

La raison est « la suppression totale du temps » (die Aufhebungaller Zeit) 3, sa résolution dans la pure atemporalité de la pensée, dontl’éternité est soustraite à toute caducité. L’essai Foi et savoir (1802)

1. Hegels theologische Jugendschriften, H. Nohl (éd.), Tübingen, J.C.B. Mohr,1907, p. 351. Sur ce thème, voir B. Bourgeois, Hegel à Franfort, Paris, Vrin, 1970.

2. La Différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, trad. fr.B. Gilson, Paris, Vrin, 1986, p. 149, GW 4 p. 47.

3. Ibid. (trad. mod.), p. 128, GW 4 p. 29.

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confirme cette position, en défendant la pensée de Spinoza contrel’interprétation de Jacobi, qui reprochait au système de l’Éthique denier le temps au profit d’une connaissance rationnelle décrétée éter-nelle. Hegel subordonne de nouveau le temps à l’éternité, il accorde àSpinoza que « le temps n’est rien en soi et se perd dans l’éternité » 1. Laraison est le temps, au sens où elle l’abolit purement et simplementdans l’univers atemporel des concepts logiques. L’identité est ici unenégation. De ce point de vue, l’article sur Le droit naturel (1802-1803)marque un tournant dans la réflexion de Hegel, qui abandonne ladémarche spinoziste, marquée par la tentation de l’éternité, pour déve-lopper l’idée que la vie éthique des peuples constitue une réconci-liation concrète de l’esprit et du temps, sous la forme d’une histoireimmanente ayant sa source dans le présent vivant. La réconciliationserait ici complète si ce présent vivant n’était pas opposé au passé, desorte qu’en lui, l’esprit n’est réuni qu’avec une seule des trois dimen-sions du temps, le simple présent 2. Il faut attendre les années 1803-1806 pour voir Hegel développer une nouvelle conception du tempsdans les ébauches successives de sa philosophie de la nature, qui sontmarquées par une découverte majeure : celle de la nature dialectiquedu temps. D’où la thèse centrale qu’il convient de réhabiliter le temps,en pensant autrement sa relation à l’éternité et à l’esprit.

Selon les leçons d’Iéna de 1804-1805, le temps est le premiermoment de la philosophie de la nature. La nature est l’esprit en tantqu’il s’est opposé à lui-même, « l’esprit absolu comme l’autre de soi-même », ou encore comme « esprit caché » 3. En tant qu’être-autre del’esprit, la nature entretient avec ce dernier un double rapport. Elles’oppose à lui en tant qu’elle est son moment négatif, l’être-autre del’esprit. Mais elle a en même temps avec l’esprit un rapport cachéd’identité, car en tant qu’être-autre de l’esprit, elle est déjà en soi la viede l’esprit qui peut précisément, en étudiant la nature, s’y connaître

1. Foi et savoir, trad. fr. A. Philonenko et C. Lecouteux, Paris, Vrin, 1988, p. 140,GW 4, p. 156.

2. Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel, trad. fr. B. Bourgeois,Paris, Vrin, 1990, p. 101, GW 4 p. 484, et B. Bourgeois, Le Droit Naturel de Hegel, Com-mentaire, Paris, Vrin, 1986, p. 38 : l’essai sur le droit naturel « introduit ainsi le thème,capital dans l’hégélianisme, de l’identité rationnelle du logique et du chronologique ».

3. Jenaer Systementwürfe II : Logik, Metaphysik, Naturphilosophie, GW 7,R.P. Horstmann et J.H. Trede (éds.), Hamburg, F. Meiner, 1971, p. 179, 185.

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lui-même. La philosophie de la nature est cette connaissance hermé-neutique de la nature par l’esprit, comprise comme reconnaissanceprogressive de l’esprit dans son être-autre.

En tant qu’il se situe au commencement de celle-ci, le temps est lapremière forme de l’extériorisation de l’esprit dans la nature. Le tempsest d’emblée défini par deux concepts, « l’infini » et « le négatif » 1. Letemps n’est pas une forme de négatif parmi d’autres, mais le négatif,déployé dans toute la nature et source d’un inépuisable acte de nier. Lanégativité caractérise implicitement l’aspect destructeur du temps,qu’exposera plus particulièrement l’Encyclopédie. Quant à l’infinité,dont le négatif n’est qu’un moment, elle laisse ouverte la possibilitéd’une détermination positive du temps, susceptible de s’accorderavec l’esprit. De cette double caractérisation du temps découle ladialectique des trois dimensions temporelles.

1) Le premier moment du temps est le présent (Gegenwart), queHegel, dans le sillage d’Aristote, caractérise comme « point » et« limite » 2. Comme « simplicité négative absolue, qui exclut absolu-ment de soi toute multiplicité », le présent est plutôt nommé par Hegelle « maintenant » (Jetzt) (7, 194). Le maintenant est exclusivement.Or, la limite pose à la fois un être et le nie immédiatement en ce qu’elledétermine un domaine situé au-delà de lui. Comme la négation esttoujours essentiellement négation de quelque chose, négation « déter-minée », le maintenant, « dans son acte de nier, se rapporte immédia-tement à (son) autre », et il « se nie soi-même » (ibid.). Comme acte denier, le maintenant est en effet d’une part relation à ce qu’il nie,« relation à son contraire » posé au-delà de lui (ibid.). Mais d’autrepart, ce que le maintenant nie, ce sur quoi la négativité du maintenants’exerce nécessairement, c’est lui-même. Ainsi, le maintenant « estimmédiatement le contraire de lui-même, l’acte de se nier », il « sedépasse soi-même » (sich selbst aufhebt) (ibid.). En d’autres termes,ceux de la Phénoménologie de l’esprit, l’être du maintenant est « lefait, tandis qu’il est, de n’être déjà plus » 3. Le maintenant est immédia-tement l’acte de se dépasser lui-même. Il nous échappe constamment.

1. 7, 194, qui signifie GW 7, p. 194.2. 7, 194. Cf. A. Stevens, « De l’analogie entre point et maintenant chez Aristote et

Hegel », Revue de philosophie ancienne, n°2, 1991, p. 153-157.3. La Phénoménologie de l’esprit, trad. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 2006, p. 137,

GW 9, p. 67.

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2) En tant que le maintenant se nie lui-même, il passe dans soncontraire, dans son autre auquel il se rapporte essentiellement. Le non-être de celui-ci n’est dès lors plus sa propre négativité, mais celle-ci seniant immédiatement elle-même, le non-être du maintenant estdevenu « un non-être actif opposé à lui », l’avenir (7, 194). L’avenirest ainsi « l’essence du présent » en tant que celui-ci se nie lui-même, ilest le résultat de l’auto-négation du maintenant (ibid.). Dans l’avenir,la négativité du temps se retourne contre elle-même et nie sa propreorigine, le présent. Ce qui produit la disparition immédiate du mainte-nant est sa négation par l’avenir. Si le maintenant « ne peut pas résisterà l’avenir » (ibid.), si rien de ce qui est ne peut résister à sa proprenégation par l’avenir, c’est parce que la négativité de l’avenir n’échoitpas à l’être présent de l’extérieur, mais qu’elle est au contraire conte-nue en lui de manière intrinsèque, qu’elle n’est rien d’autre que lanégativité même du présent se niant elle-même, son essence même.Aussi le présent est-il « lui-même cet avenir » (ibid.) qui est à son tourle présent nié, le maintenant dans son non-être. L’avenir est ce qui niele présent. En tant que ce qui nie n’est rien sans ce qu’il nie et récipro-quement, l’avenir est inséparable du présent tout comme le présent estinséparable de son autre, l’avenir. Pris en eux-mêmes, le présent etl’avenir n’existent donc pas, mais « seule la relation des deux l’un avecl’autre » existe (ibid.).

3) Conformément à l’essence même de la négativité, « la négationdu présent se nie tout aussi bien elle-même » (ibid.). Il s’agit ici de lanégation du présent, c’est-à-dire l’avenir, qui se nie lui-même à sontour et passe dans son autre. Cette auto-négation de l’avenir produit lepassé. Ce « dans quoi » disparaît le maintenant nié par l’avenir estle passé, ce tombeau où repose ce qui n’est plus. Le passé est donc lanégation de la négation du maintenant. En tant que la négation dela négation est elle-même affirmation, la négation de la négation dumaintenant est affirmation du maintenant. Le passé, l’autre immédiatde l’avenir comme négation de la négation du maintenant, est ainsi « leprésent » (7, 195). Avec le passé, le maintenant est devenu présent.Qu’est-ce que cela signifie ?

À ce stade de la dialectique, Hegel doit distinguer explicitementdeux modes de présent. Le passé n’est pas en effet « ce premiermaintenant » (ibid.), évoqué au commencement. Si c’était le cas, nousserions retournés au premier moment initial et la dialectique du temps

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serait un éternel retour. Ce premier maintenant n’est que le « conceptdu présent » (ibid.), c’est-à-dire le présent abstrait, non réalisé, lesimple Jetzt. Il n’est que le passage continuel dans son autre quicaractérise le premier moment du temps. Assurément, le passé n’estpas un tel maintenant. La vérité de ce maintenant, le présent concret,est au contraire « un maintenant qui s’est engendré à partir du présentpar la médiation de l’avenir, un maintenant dans lequel l’avenir et leprésent se sont également dépassés (aufgehoben) » (ibid.). Ce présentconcret est ainsi une relation du maintenant et de l’avenir, danslaquelle ces deux moments « se sont conservés » et « se réduisent à uneégalité à soi-même » (ibid.). Le présent concret, que Hegel distingue àplusieurs reprises du maintenant fugitif (Jetzt) par l’emploi du termeGegenwart, est ainsi l’égalité perdurant du maintenant et de l’avenir.Mais cette unité n’est cependant pas une pure fusion dans laquelle lesdeux termes seraient « absolument anéantis » (ibid.). Le présent estl’identité dialectique du maintenant et de l’avenir. Ce n’est qu’en tantqu’il unit ces deux moments temporels tout en sauvegardant leur diffé-rence, qu’il est le présent. Par ce présent, qui est le troisième momentdu temps, le temps est retourné en lui-même dans son premiermoment, le maintenant, sans pour autant retomber dans le maintenantpur et simple. Le présent concret, compris comme le temps retourné enlui-même, est non pas le simple maintenant, mais le maintenantdépassé, le passé. Autrement dit, le passé est le maintenant en tantqu’il n’est pas absolument nié par l’avenir, mais que dans cettenégation, il se maintient tout aussi bien. Le passé est ce comme quoi lemaintenant a disparu et a été conservé. Il est le maintenant dépassé,dialectiquement conservé, c’est-à-dire le présent. On notera que lepassé fait jouer les trois sens de l’Aufhebung hégélienne : il est à la foisla négation, la conservation et l’élévation du maintenant au présent.

De même qu’il existe deux modes du présent, le maintenant et leprésent proprement dit, on peut dire que désormais, « le passé estconsidéré deux fois » 1. Le passé est en effet avant tout la troisièmedimension du temps, son troisième moment, l’auto-négation del’avenir. Mais il est en tant que tel le présent, compris comme unitédialectique du maintenant et de l’avenir, si bien qu’il est « la dimen-sion de la totalité du temps, qui a dépassé en elle les deux premières

1. D. Souche-Dagues, Le Cercle hégélien, éd. cit., p. 156.

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dimensions » (7, 195). Le passé est en fait tout autant la troisièmedimension du temps que l’unité dialectique des trois dimensions dutemps. Il est l’une pour autant qu’il est l’autre. Ce passé concret,compris comme « l’acte de dépasser [le maintenant] », est ce queHegel appelle « le temps réfléchi en soi, ou réel » (ibid.). Le tempsréel est la totalité dialectique des trois moments du maintenant, del’avenir et du passé, qui ne trouvent leur être que dans leurs rapportsdialectiques, il est le processus du maintenant-dépassé-par-l’avenir-devenant-passé. Le caractère total du temps dépend exclusivement dece que le présent passé est encore présent comme présent du passé.

Parvenue à ce stade, la dialectique du temps bute sur une aporie.Conformément à la négativité du temps, la négation se nie toujourselle-même, si bien que tout comme le présent se nie dans l’avenir etl’avenir se nie dans le passé, le passé se nie aussi à son tour nécessai-rement dans son être-autre, il se dépasse lui-même dans un nouveaumaintenant. Le temps réel, alors qu’il était « devenu une totalité »,redevient immédiatement « le moment passif ou premier », c’est-à-direle maintenant abstrait (7, 196). Plus exactement, « de cette manière, letemps comme infini, n’étant dans sa totalité que son moment, ou étantà nouveau son premier moment, ne serait en définitive pas commetotalité » (ibid.). Le temps réel est une totalité détotalisée par sa proprenégativité. Si le passé est détruit par la naissance du nouveau mainte-nant, s’il sombre définitivement dans ce processus, le temps retombedans le simple maintenant fugitif et sa totalité est perdue.

Pour résoudre la tension entre totalité et négativité du temps,Hegel s’appuie sur la théorie logique des deux infinis 1. Comme tota-lité détotalisée, réduite à nouveau au simple maintenant, le temps estainsi « le passage dans l’opposé, et de celui-ci, le retour dans le termeinitial, une répétition du mouvement de va-et-vient, qui se produit unnombre infini de fois, et n’est donc pas le véritable infini » (7, 196). Letemps ainsi défini est une forme de mauvaise infinité, qui est l’alter-nance répétitive de deux moments opposés. Le maintenant est ainsipassage dans son opposé, l’avenir, qui se nie lui-même à son tour etpasse dans le passé. Mais comme le passé est lui-même nié abstraite-ment sans être conservé, le passage dans l’opposé est « le retour dans

1. Logique et Métaphysique (Iéna 1804-1805), trad. fr. et notes D. Souche-Dagues,Paris, Gallimard, 1980, p. 51-58, GW 7 p. 28-36.

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le terme initial » (ibid.), dans le maintenant. Dans ce mode de tempo-ralité, rien n’est conservé. Le maintenant disparaît continuellementsans laisser de traces, sans se recueillir dans un présent. Le nouveaumaintenant auquel le processus est retourné se nie à nouveau selon lemême processus, si bien que le temps abstrait ne fait que répéter cemouvement de va-et-vient entre le maintenant et l’avenir, il est l’alter-nance indéfinie du maintenant (la position) et de l’avenir (le dépasse-ment abstrait de ce qui est posé). Ce temps abstrait est la simplerépétition indéfinie du maintenant. En lui, la dialectique des troisdimensions du temps, décrite au début de l’analyse, est incapablede se déployer concrètement et demeure dans sa forme abstraite,prisonnière du seul maintenant.

Le temps abstrait est retour au simple maintenant initial, il est unetotalité perpétuellement détotalisée, réduite à un seul de ses moments.Si l’on en restait là, la réhabilitation du temps tournerait court. Maisl’originalité de Hegel est de discerner l’ambivalence du temps, decomprendre qu’il ne se réduit justement pas à cette forme abstraite demauvaise infinité, parce qu’il peut exprimer aussi « la totalité del’infini » (7, 196), c’est-à-dire la véritable infinité. La réhabilitation dutemps se fait un prix d’une conception du temps en Janus. Dans letemps compris comme infinité véritable, le présent se retrouve conti-nuellement lui-même dans son autre – le passé. Hegel indique que « letemps réel, en tant que le jadis est maintenant, s’est engendré dansle premier moment, de même qu’il a dépassé ce maintenant, qui nese présentait ainsi que comme moment retourné en soi » (7, 197). Lepassé concret auquel parvient temps réel est donc un maintenant-encore-présent, il « est en fait le présent » (ibid.). Le temps réel, en tantqu’infinité véritable, est un enchaînement de trois moments. 1) Lemaintenant est posé et se nie dans l’avenir. 2) L’avenir se nie dans lepassé. 3) Le passé se nie à son tour et un nouveau maintenant surgit. Laréalisation de la totalité du temps se joue dans ce troisième moment.Ou bien le nouveau maintenant est un maintenant abstrait, un mainte-nant sans passé, et le temps n’est alors rien d’autre que la répétitionindéfinie du maintenant toujours identique à lui-même, car jamaisenrichi par le passé dont il provient. Le surgir du nouveau maintenantest en vérité un disparaître. Ou bien ce nouveau maintenant est unmaintenant du passé, un présent du passé qui inclut concrètement enlui les précédents moments du temps dont il est enrichi. La disparition

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du maintenant dans le passé a alors pour vérité le surgissement d’unprésent. Seul le temps réel déploie la dialectique des trois dimensionsdu temps en sa forme concrète, il est la réconciliation de la négativitéet de la totalité du temps, la totalité retotalisée du temps. En lui, ladisparition incessante des moments s’accompagne nécessairement deleur conservation dans le présent, qui, en tant que présent du passé,constitue précisément la totalité du temps.

La théorie logique des deux infinis est donc la clé qui permet decomprendre la logicité complexe du temps, en vertu de laquelle il sedéploie dans deux directions opposées, selon les deux figures dutemps naturel abstrait, destructeur, et du temps dit réel, essentielle-ment créateur : le temps n’est pas seulement la répétition indéfinie desmaintenant, la mauvaise infinité de la succession propre à la nature ; ilest également le présent vivant, caractérisé par l’infinité véritable, quiréunit dialectiquement en lui le maintenant, l’avenir et le passé. Auxdeux sortes d’infini correspondent deux formes de temps. Le mainte-nant du temps naturel est une simple limite passagère entre le passé etl’avenir, le présent du temps réel est au contraire chargé du passé etgros de l’avenir. L’exposition du temps est faite dans les cadres de laphilosophie de la nature. On devrait en conclure que les deux modesdu temps dégagés sont tous les deux des déterminations du tempsnaturel. Or, parce que la nature est avant tout l’esprit dans son être-autre, dans l’abstraction de la séparation et de la différence, elle nesaurait rendre possible en elle le déploiement de la véritable infinité, etdonc du temps réel. L’infini dans la nature est simplement la mauvaiseinfinité du temps répétitif. Le temps proprement naturel ne peut êtreque la répétition indéfinie et le disparaître continuel du maintenant.Comme Hegel le dira plus tard à Berlin, dans la nature, « il n’y a rien denouveau sous le soleil » 1. C’est ce temps abstrait et répétitif qu’ilcaractérise comme une sorte de destin pesant sur les êtres finis :

La finité du fini consiste en ce que les moments entrent dans la forme del’être-pour-soi ; et son infinité consiste en ce qu’ils sont tout aussi bienessentiellement temps, ou se dépassent comme déterminité. C’estpourquoi le temps est la puissance absolue, seulement aveugle de lanature, il est pour cette raison l’un des plus anciens dieux, auquel rien de

1. Die Vernunft in der Geschichte, J. Hoffmeister (éd.), Hamburg, F. Meiner, 1994,p. 70.

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ce qui appartient à la nature / ne peut résister, mais qui, là où l’esprit seréalise, est lui-même repoussé dans les frontières de la nuit (7, 204-205).

Dans la mesure où le temps réel n’est pas répétition oublieuse dupassé mais conservation et reprise dialectique de celui-ci, il est uneesquisse du temps proprement historique. Du temps réel découle eneffet le principe même de l’historicité : la reprise vivante du passé dansle présent. Alors que la répétition uniforme exclut toute nouveauté, larelation concrète des moments du temps réel rend possible des chan-gements, des comparaisons du présent avec le passé, donc un progrèsou une régression. Alexandre Koyré interprète ainsi le texte d’Iéna enn’y voyant que l’exposition du temps historique, sans mentionner letemps abstrait indéfini, qui en est pourtant l’origine présupposée :« c’est parce que le « jadis », redevenant « maintenant », est absorbé etsublimé dans le présent que devient possible l’autoconstitution del’esprit et son enrichissement dans l’évolution historique, c’est-à-direcette identité de l’histoire et de la logique dans laquelle, avec raison,on a vu le propre du système hégélien » 1. C’est non pas la nature maisl’esprit qui peut seul rendre possible le déploiement du temps histo-rique, et assurer le passage du temps naturel à l’histoire. Dans la suitedu cours, Hegel confirme que l’infini, qui dépasse « la mauvaise réa-lité du temps », est « le principe de l’esprit » (7, 248-249). Seul l’espritpeut créer le temps réel en libérant les trois moments du temps, réduitdans la nature au simple maintenant. L’esprit délivre la nature de latyrannie du maintenant.

Dans les cours de philosophie de la nature de 1805-1806, Hegeltire les conséquences du rôle primordial du passé dans la dialectiquedu temps réel. En tant que le passé est non pas seulement l’une desdimensions du temps, mais encore « le temps comme totalité », il estainsi « la vérité du temps » 2. Hegel précise plus loin dans le cours que« c’est la vérité du temps, que non pas l’avenir, mais le passé soit le but[du temps] » (8, 21). Il est impossible de dire ici avec Koyré que « la« dimension » prévalente du temps est l’avenir » 3. Selon Hegel, le sensoriginel de la temporalité est le passé, compris non pas certes comme

1. « Hegel à Iéna », art. cit., p. 178, n.s.2. 8, 12, qui signifie : Jenaer Systementwürfe III : Naturphilosophie und Philosophie

des Geistes, GW 8, R.P. Horstmann et J.H. Trede (éds.), Hamburg, F. Meiner, 1976, p. 12.3. « Hegel à Iéna », art. cit. p. 177.

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un moment isolé du temps, mais comme la totalité des trois dimen-sions du temps, c’est-à-dire le présent concret. Ce présent concretn’est rien d’autre que l’histoire comprise dans sa possibilité. Maisparce que l’action incessante de la négativité du temps menace conti-nuellement l’unité du présent, « ce qui est absolument présent ouéternel », c’est uniquement « le temps lui-même, en tant que l’unité duprésent, de l’avenir et du passé » (8, 12). Cette systématicité du tempspermet à Hegel de renverser le rapport traditionnel de subordinationdu temps à l’éternité. La vérité du temps n’est pas une absolue éternité,puisque c’est au contraire le temps lui-même, élevé à sa formeconcrète, qui est la vérité de l’éternité. La signification de l’éternité estdonc non pas la pure atemporalité, ni le simple maintenant hypostasié,mais le temps, rassemblé dans l’unité systématique de son présent.

Hegel poursuit en ces termes sa réhabilitation philosophique dutemps :

Quand l’on dit du temps que dans la considération absolue [des êtres] ilest aboli, on le dénigre par là même, pour une part à cause de soncaractère passager (Vergänglichkeit), ou encore négatif ; mais cettenégativité est le concept absolu lui-même, l’infini, le pur Soi de l’être-pour-soi, comme l’espace est le pur être-en-soi, posé objectivement – ilest pour cette raison la plus haute puissance de tout étant, et c’estpourquoi la vraie manière de considérer tout étant, est de le considérerdans son temps, c’est-à-dire dans son concept, où tout n’est que momentdisparaissant ; – d’autre part cependant, on dénigre le temps parce qu’enlui les moments du réel se disjoignent, l’un est maintenant, l’autre a été,un autre sera, [alors qu’] en vérité tout [être], précisément en tant qu’ilest séparé, est immédiatement dans une seule et même unité (8, 13).

La réconciliation du temps et du concept sera réaffirmée dans laPhénoménologie de l’esprit, qui définit le temps de manière elliptique– au début puis à la fin – comme « le concept même qui est là » 1. Cetteidentité vise non seulement le temps naturel abstrait, la négativité duconcept objectivé dans l’extériorité de la nature, mais plus essentiel-lement encore le temps réel concret, la négativité du concept quis’accomplit comme histoire de l’esprit. Contre les philosophies quiveulent « dénigrer » voire « abolir » le temps – Hegel vise en parti-

1. « der daseiende Begriff ». Cf. Phénoménologie de l’esprit, trad. cit., p. 89 et 655,GW 9, p. 33 et 428.

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culier Schelling 1 –, il faut affirmer à la fois la temporalité de tout être,en ce que le temps est la puissance suprême s’imposant à tous les êtres,et la rationalité de cette temporalité, au sens où la véritable connais-sance des êtres doit considérer ceux-ci à la lumière de leur historicité.En vertu de cette réconciliation entre temps et concept, le savoirphilosophique n’est pas une contemplation éternelle de l’éternel, il estla connaissance de l’être « dans son temps », selon la temporalité quilui est propre.

TEMPS ET NÉGATIVITÉ

L’esprit est temps. L’identité du temps et de l’esprit est dialectique.D’un côté, l’esprit s’oppose à la mauvaise infinité du temps naturel, del’autre, il dépasse celle-ci pour s’unir au temps dans la figure del’histoire. Les cours de philosophie de la nature de l’époque de Berlin(1818-1831), qui commentent la deuxième partie de l’Encyclopédieparue en 1817, ne remettent pas en cause cette réhabilitation philo-sophique du temps entreprise à Iéna. Hegel laisse toutefois au secondplan la dialectique du temps, pour se concentrer sur sa négativité.

La nature est l’Idée dans la forme de l’altérité et de l’extériorité,selon les deux modalités de l’espace et du temps. L’espace est « l’indif-férence non médiatisée » 2, cette immédiateté lui conférant désormaisla place initiale dans l’exposition de la philosophie de la nature deBerlin. L’espace est l’extériorité totalement indifférente, existant aurepos, alors que le temps est cette même extériorité de la nature, maisdans son inquiétude. La différence principale entre le temps et l’espaceest la négativité. L’espace ne fait pas droit à la négativité, qui reste enlui comme paralysée sous la forme embryonnaire du point : « c’est là ledéfaut de l’espace. L’espace est cette contradiction, d’avoir, en lui-même, la négation, mais de telle sorte que cette négation se décom-pose en subsistance indifférente » 3. Le temps est en revanche « l’êtrequi, en étant, n’est pas, et, en n’étant pas, est » 4. Le temps n’est ni un

1. L’auteur du dialogue Bruno qui oppose connaissance finie temporelle etconnaissance de l’Absolu strictement éternelle (SW IV, p. 219 sq.).

2. Enc. II, § 254, p. 193. Nous citons la traduction de B. Bourgeois, Encyclopédie dessciences philosophiques II. La Philosophie de la nature, Paris, Vrin, 2004 (cité Enc. II).

3. Enc. II, § 257, Add., p. 361.4. Enc. II, § 258, p. 197.

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HEGEL ET LE PROBLÈME DU TEMPS 173

non-être, ni un être, il est le passage continuel et réciproque de l’undans l’autre, de l’être dans le néant, du néant dans l’être. C’est ce doublepassage qui nomme la négativité du temps. Le passé est l’être dans sonpassage vers le non-être, et le futur est le non-être dans son passagevers l’être. À la différence de la négation existant dans l’espace, lanégativité du temps se rapporte sans cesse à elle-même, elle niecontinuellement ses propres moments. On trouve dans une addition unrésumé condensé de la dialectique des trois dimensions temporelles :

Le présent est seulement pour autant que le passé n’est pas ; inverse-ment, l’être du maintenant a la détermination de ne pas être, et le non-être de son être est le futur ; le présent est cette unité négative. Le non-être de l’être dont le maintenant est venu prendre la place est le passé ;l’être du non-être qui est contenu dans le présent est le futur. Suivant lesens positif du temps, on peut donc dire : seul le présent est, l’avant etl’après n’ont pas d’être ; mais le présent concret est le résultat du passé,et il est gros du futur. Le présent vrai est, par conséquent, l’éternité 1.

Les trois dimensions du temps sont chacune hantées par lanégativité en vertu de laquelle elles se renversent les unes dans lesautres. Le futur est négation perpétuelle présent au cœur du présent,qui devient passé, le passé est le présent nié et rejeté dans l’élément dunon-être, l’« Hadès », le royaume des ombres 2. La distinction, poséedans les leçons d’Iéna, entre le maintenant abstrait et présent (concret)est reprise, ainsi que la compréhension de l’éternité comme présentabsolu. On peut reprocher à Hegel d’avoir accordé sans l’expliciterun primat ontologique au présent. Seul le présent est, le maintenantjouit dans la nature d’un « droit inouï » 3. Mais le présent contient en luila négativité du temps, de sorte qu’il est constamment remis en causeet séparé de lui-même. Hegel souligne dans presque tous ses cours lapuissance de dispersion du temps, qui est « la négativité de l’être-hors-de-soi » 4, « l’être-hors-de-soi venant-hors-de-soi » 5, la « négativité

1. Enc. II, § 259, Add., p. 363.2. Enc. II, § 259, Add. p. 363.3. Enc. II, § 258, Add., p. 361.4. Naturphilosophie : Bd. I : Die Vorlesungen von 1819/1820 (Ms. Bernhardy),

M. Gies et K.-H. Ilting (éds.), Napoli, Bibliopolis, 1982, p. 13.5. das außersichkommende Außersichsein. Cf. Vorlesungen über die Philosophie

der Natur, Berlin 1819-1820 (Ms. Ringier), M. Bondeli et H. N. Seelmann (éds.),Hamburg, F. Meiner, 2002, p. 23.

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174 CHRISTOPHE BOUTON

allant hors d’elle-même » 1. Le temps projette tout être hors de lui-même, il le disperse en une constellation de moments présents, futurset passés, extérieurs les uns aux autres. Pour Hegel, la négativité dutemps est extatique, au sens non pas tant d’Heidegger que de l’eksta-tikon d’Aristote, qui attribue au temps l’origine de la corruptioninhérente à tout mouvement naturel 2.

Contrairement à la négativité logique, qui est création de momentsnouveaux par le dépassement des précédents, la négativité temporelleest essentiellement destructrice, son résultat est le pur néant, ladisparition sans retour dans le passé. Hegel compare ainsi le temps audieu Kronos, qui « engendre tout et détruit les créatures qu’il a engen-drées » 3. Le temps est ainsi « cette abstraction de l’activité consu-mante (Verzehren) » 4, qui engloutit dans le passé tous les événementsqui ont surgi en lui. Rien ne persiste en lui. La seule chose de perma-nente en lui est son inquiétude, c’est-à-dire, précisément, l’absence detoute permanence. Le temps est « l’acte de passer, il se dépasse lui-même, il est la dialectique de lui-même, l’acte de se nier soi-même »,et c’est pourquoi « il ne parvient pas au moment de la subsistance » 5.Même s’il en reprend certains concepts, Hegel s’oppose sur le fond àla doctrine kantienne du temps comme forme a priori de l’intuition.La négativité destructrice du temps réfute les trois déterminations queKant attribue à ce dernier : simultanéité, succession, permanence 6.

Le temps n’implique pas uniquement la disparition irréversibledes événements dans le passé. Le moment de la disparition suppose lanaissance continuelle des moments qui sont amenés à disparaître. Letemps comporte donc en lui une certaine génération, dont l’unité avecla disparition forme la catégorie du devenir : il est plus exactement « ledevenir intuitionné » 7. Le temps n’est pas un cadre fixe dans lequelpassent les choses, il est le devenir même des êtres finis, la négativité

1. die außer sich kommende Negativität. Cf. Vorlesung über Naturphilosophie.Berlin 1821-1822 (manuscrit appartenant à B. von Uexküll), G. Marmasse et Th. Posch(éds.), Frankfurt am Main, Peter Lang, 2002, p. 41.

2. Physique, IV, 13, 222 b 16-27.3. Enc. II, § 258, Rq. p. 198.4. Enc. II, § 258, Add. p. 361.5. Naturphilosophie : Bd. I : Die Vorlesungen von 1819-1820, éd. cit., p. 21.6. Cf. A. Stanguennec, Hegel critique de Kant, Paris, PUF, 1985, p. 58-71.7. Enc. II, § 258, p. 197.

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HEGEL ET LE PROBLÈME DU TEMPS 175

inhérente à leur finitude. Le concept de négativité rend caduque lareprésentation du temps comme « intratemporalité », ainsi que le sou-ligne Hegel : « ce n’est pas dans le temps que tout naît et disparaît,mais le temps lui-même est ce devenir, ce naître et disparaître » 1. Leschoses ne sont pas dans le temps, puisque c’est le temps lui-même quiest dans les choses. Que le temps soit une forme de devenir ne signifiepas qu’il se confonde avec les êtres temporels, auquel cas on aboutiraità ce paradoxe que le temps soit lui-même temporel 2. Le temps n’estpas un devenir particulier qui se déroulerait « dans le temps », il estl’acte de devenir (das Werden), le devenir au sens verbal, présent danstous les processus naturels, de l’inorganique à la vie. Le devenir tem-porel est caractérisé par l’abstraction et la séparation de ses moments,qui s’excluent réciproquement les uns des autres. Dans l’expression« devenir intuitionné », l’intuition nomme l’immédiateté et l’extério-rité du devenir temporel, au cours duquel le maintenant présentrefoule sans cesse les autres maintenant dans le passé. Elle trace égale-ment la frontière entre le temps et le devenir logique, la nature et lasphère éternelle des pensées : « Mais le temps lui-même est, dans sonconcept, éternel ; car lui-même, non pas un quelconque temps, ni unmaintenant, mais le temps comme temps, est son [propre] concept, orce concept même, comme tout concept en général, est ce qui estéternel, et, pour cette raison, aussi un absolu présent » 3. Le concept detemps est pensé, et il est, comme tout concept, éternel. Le temps lui-même dans son effectivité est intuitionné, il excède toujours déjà lasphère éternelle des pures pensées.

TEMPS ET CONCEPT

La proposition qui souligne le mieux l’emprise de la négativité dutemps sur la nature est celle, étonnante, qui dit que dans la nature, « letemps est [le] maintenant » 4. Il s’agit non pas du présent concret, maisdu simple maintenant évanescent, de ce que Hegel appelle encore le

1. Enc. II, § 258, Rq., p. 198.2. Sur cette aporie, voir C. Romano, L’événement et le temps, Paris, PUF, 1999,

p. 12-22.3. Enc. II, § 258, Add., p. 362.4. Enc. II, § 259, Rq. p. 199.

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176 CHRISTOPHE BOUTON

« présent fini » (ibid.). La nature confère au maintenant une exclusivitéontologique, qui repousse les deux autres dimensions dans les fron-tières du néant. Il faut distinguer ici les domaines de la nature et del’esprit. Dans la nature, le passé est un néant indéterminé, les événe-ments disparaissent pour la plupart sans laisser de traces. Il n’en va pasde même dans le domaine de l’esprit, qui est capable de donner unenouvelle chance au passé : « Futur et passé ne sont séparés que dansnotre pensée, dans la nature, seul le maintenant existe. L’histoire ne vitque dans l’esprit ; tout ce qui est arrivé est passé, le temps est letombeau de ce qui était, mais l’esprit conserve le passé » 1. Ce texteesquisse la conversion de la négativité destructrice du temps naturelen temps historique créateur de l’esprit, en laissant toutefois dansl’ombre les médiations qui relient entre elles les deux figures dutemps. Le plus souvent, les philosophes de l’idéalisme allemand ontdistingué le temps et l’histoire, mais sans s’interroger sur le lien entreces deux concepts. L’originalité de la philosophie de Hegel est qu’ellepermet de comprendre la transformation du temps en histoire. C’estdans la Phénoménologie de l’esprit qu’est exposé le plus clairement ledépassement du temps, c’est-à-dire sa négation et sa conservation parla conscience, rendant possible le passage du temps naturel, centré surle maintenant, au temps historique, qui conserve en lui les figurespassées de l’esprit. La Phénoménologie de l’esprit est l’histoire idéalede la conscience, dont l’objectif est d’exposer l’élévation de l’individuau savoir absolu. Au cours de ce mouvement, la conscience passe de lanégativité abstraite du maintenant à l’histoire conçue, du temps videau temps accompli. La possibilité du passage du temps à l’histoireconçue repose sur l’idée que le temps est le concept étant-là. Cettethèse, inaugurée dans les leçons d’Iéna de 1805-1806, reprise dans laPhénoménologie, est réaffirmée dans l’Encyclopédie, selon laquellele temps est « le concept simple encore dans son entière extériorité etabstraction » 2. Elle est pour Hegel un point de repère qui renvoie àplusieurs significations : 1) le dépassement de l’opposition entre espritet temps ; 2) l’affirmation de la temporalité du concept, qui se mani-feste dans le temps naturel et l’histoire ; 3) le rappel de la logicité du

1. Vorlesung über Naturphilosophie. Berlin 1821-1822, éd. cit., p. 37.2. Enc. II, § 258, Rq., p. 197.

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HEGEL ET LE PROBLÈME DU TEMPS 177

temps ou, en d’autres termes, de la rationalité de l’histoire, qui rendpossible sa réunion avec l’esprit.

Le passage du temps dans l’histoire est réalisé par l’esprit, selontrois médiations principales. Le chapitre de la Certitude sensibledécrit le dépassement du maintenant évanescent par le langage,entendu comme parole et écriture 1. La parole transforme la négativitédu maintenant en une réalité stable et universelle, et l’écriture fixecette parole encore fluctuante dans un signe permanent. L’analyse desreligions grecque et chrétienne montre comment la conscience, par letravail d’intériorisation du souvenir (Erinnerung), conserve le main-tenant dépassé dans la nuit du souvenir. L’intériorisation est penséesur le modèle christologique de la Résurrection et de la Commémo-ration de la Passion dans le christianisme 2. Elle est ce qui permet àl’esprit de dépasser le passé tout en le sauvant de l’oubli, c’est-à-direde le conserver et de l’élever dans un présent toujours actuel. C’est cequ’exprime, dans un autre contexte, cette formule de La Raison dansl’histoire : « les moments que l’esprit paraît avoir laissés derrière lui, illes possède toujours dans la profondeur de son présent » 3. Dans lafigure ultime du savoir absolu, Hegel expose une troisième forme dedépassement du temps, celle de la pensée conceptuelle qui abolit lanégativité « sans pause ni repos » du temps de la nature pour enextraire la rationalité immanente :

Le temps est le concept lui-même qui est là, et qui, comme intuitionvide, se fait représentation pour la conscience ; c’est pourquoi l’espritapparaît nécessairement dans le temps, et il apparaît dans le temps aussilongtemps qu’il ne saisit pas son concept pur, c’est-à-dire, qu’iln’anéantit pas le temps. Le temps est le pur Soi extérieur intuitionné quin’est pas saisi par le Soi, le concept seulement intuitionné ; en tant quecelui-ci se saisit, il supprime (hebt auf) sa forme de temps, conçoitl’intuition et est intuition conçue et concevante 4.

Le dépassement du temps est d’une part l’élévation de l’esprit à lasphère éternelle de la Logique, première partie du système dont laPhénoménologie se veut l’introduction, d’autre part l’instauration de

1. Phénoménologie de l’esprit, trad. cit., p. 131-143, GW 9 p. 63-70.2. Ibid., p. 612-643, GW 9 p. 400-421.3. Die Vernunft in der Geschichte, éd. cit. p. 183.4. Phénoménologie de l’esprit, trad. cit., p. 655, GW 9 p. 429.

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178 CHRISTOPHE BOUTON

l’histoire. Dans la suite du « Savoir absolu » est en effet dégagée ladistinction essentielle entre « l’histoire effective », qui correspondau cours temporel des événements ainsi qu’à leur reprise dans lareprésentation (la mémoire, le langage), et « l’histoire conçue », quidésigne la saisie rétrospective des événements par la philosophie,selon leur nécessité interne :

leur conservation [celle des figures passées de l’esprit], suivant le côtéde leur libre être-là qui apparaît dans la forme de la contingence, estl’histoire, tandis qu’elle est, suivant le côté de leur organisation conçue,la science du savoir qui apparaît ; les deux ensemble, l’histoire conçue,forment le rappel en et à soi (die Erinnerung) et le calvaire de l’espritabsolu, l’effectivité, vérité et certitude de son trône, sans lequel il seraitce qui en sa solitude manque de vie 1.

Les événements effectifs – le « calvaire de l’esprit absolu » – et leurconservation dans la nuit du souvenir constituent tout d’abord undésordre apparent, celui de l’histoire effective. La tâche de l’histoireconçue est d’organiser ce chaos en lui donnant la forme du concept, demanifester le mouvement de l’esprit qui progresse secrètement, telleune taupe, à travers les événements. La puissance d’universaliserpropre au langage et le pouvoir qu’a la remémoration d’intérioriser lepassé rendent possible ce dépassement du temps par l’esprit. Par sanégativité, l’esprit déploie le maintenant dans les trois dimensionstemporelles. Par la mémoire, il convertit le néant indéterminé du passéen un être spécifique, qui est l’histoire.

L’esprit est temps. Ce « est » a finalement le sens d’uneAufhebung, d’un dépassement par lequel l’esprit se rend maître dutemps. Hegel résume la relation entre temps et concept à la fin du § 258de l’Encyclopédie :

Le fini est passager et temporel, pour cette raison il n’est pas, en lui-même, comme le concept, la négativité totale, mais a celle-ci dans lui-même, assurément, comme son essence universelle, sans, toutefois, luiêtre égal, en étant unilatéral, [et], par conséquent, en se rapportant àcette négativité comme à la puissance [qui dispose] de lui-même. Maisle concept, dans son identité avec soi qui existe librement pour elle-même, Moi = Moi, est en et pour soi l’absolue négativité et liberté, – letemps, par conséquent, n’est pas la puissance [disposant] de lui, et lui-

1. Phénoménologie de l’esprit, trad. cit., p. 662, GW 9, p. 434.

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HEGEL ET LE PROBLÈME DU TEMPS 179

même n’est pas dans le temps ni quelque chose de temporel, mais il est,lui, bien plutôt, la puissance [disposant] du temps, en tant que celui-ciest seulement cette négativité en tant qu’extériorité. C’est pourquoi seull’être naturel est assujetti au temps, dans la mesure où il est fini ; parcontre, le vrai, l’Idée, l’esprit, est éternel 1.

Les êtres finis qui peuplent la nature – les choses inorganiques, lesplantes, les animaux – sont incapables de dépasser la négativité dutemps qu’ils ont en eux, laquelle se manifeste dès lors comme unepuissance hostile dans la figure de la destruction et de la mort. Pour lefini, le temps ne sera jamais autre chose que la négativité destructricede la nature – un destin. L’homme en revanche possède en lui la néga-tivité absolue du concept, qui désigne la pensée et plus généralementla liberté. En quel sens le concept est-il la puissance du temps ? Laremarque du § 258 reste très laconique à ce sujet. À la lumière desindications précédentes, on peut toutefois répondre que le concept estla puissance du temps, au sens où l’esprit dépasse sa négativité abstraited’une part dans la connaissance même du temps, et d’autre part par sacapacité à transformer le néant du passé en temps historique.

TEMPS ET HISTOIRE

Le dépassement du temps mène l’esprit dans le domaine del’histoire et au-delà, dans celui de l’éternité. L’examen de la Sciencede la logique permet de définir l’éternité comme « coprésence », termedésignant la coexistence des différents moments de l’Idée dans l’unitéd’un présent absolu 2. Mais loin de s’enfermer dans l’éternité pure dela Logique, l’esprit doit se manifester temporellement, parce qu’il estliberté infinie, mouvement d’extériorisation et de différenciation dansdes paroles, des actions, des œuvres. L’éternité de l’esprit est reliéeau temps. Car « dans ce que nous sommes, l’élément impérissablecommun est indissolublement lié à ce que nous sommes d’un point de

1. Enc. II, § 258, Rq., p. 198.2. Cf. notre étude « Éternité et présent selon Hegel », Revue philosophique de la

France et de l’Étranger, n°1 janvier-mars 1998, p. 49-70.

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180 CHRISTOPHE BOUTON

vue historique » 1. Comme on l’a vu, le lien de l’esprit au temps estaccompli par diverses puissances de la conscience qui assurent ledépassement de la négativité du temps naturel et le passage au tempshistorique. La Psychologie de l’Encyclopédie complète sur ce pointles résultats de la Phénoménologie de l’esprit. Elle montre que lareprésentation (Vorstellung) a pour tâche la sauvegarde du passé, parl’intériorisation du souvenir, l’imagination, la mémoire, le langage, etl’écriture 2. C’est l’entrelacement de ces facultés, leurs actions réci-proques, qui constituent dans un sourd tissage la trame de l’histoire, etmarquent de ce fait la réunion de l’esprit au temps dans la figure del’historicité. La distinction, inaugurée par la Phénoménologie del’esprit, entre l’histoire effective et l’histoire conçue est explicitéedans la philosophie de l’histoire, qui entreprend une analytique dutemps historique. À l’histoire vivante, qui est l’intériorisation desévénements (res gestae) par la communauté, succède l’histoirereprésentée, l’historia rerum gestarum, dans laquelle les événementset leurs souvenirs sont consignés par écrit. L’histoire représentée com-porte le risque de devenir une histoire historisante, où la significationspirituelle des événements est perdue, remplacée par une simple énu-mération de faits et de dates. D’où la nécessité pour Hegel d’élaborerune philosophie de l’histoire, qui a pour ambition de déchiffrer etde traduire, dans la langue du concept, le palimpseste du passé. Laconception hégélienne du temps conduit ainsi, dans son ultimerésultat, à une pensée de l’historicité. Le procès de l’histoire est lavérité de la dialectique du temps 3.

Christophe BOUTON

Université de Bordeaux 3

1. Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie, Teil I, Einleitung, Orienta-lische Philosophie, P. Garniron et W. Jaeschke (éds.), Hamburg, F. Meiner, 1994, p. 6,trad. fr. G. Marmasse, Paris, Vrin, 2004, p. 87.

2. Encyclopédie des sciences philosophiques, t. III, La Philosophie de l’esprit,§ 451-464, trad. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1988, p. 247-264.

3. Sur cette question qui déborde le cadre de cette étude, nous nous permettons derenvoyer à notre ouvrage, Le Procès de l’histoire. Fondements et postérité de l’idéalismehistorique de Hegel, Paris, Vrin, 2004.

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LA CONCEPTION BERGSONIENNE DU TEMPS 1

Il ne s’agira pas ici d’étudier la place d’une question générale dansune philosophie singulière parmi d’autres, à savoir de « la » questiondu temps dans la philosophie « de Bergson ». C’est toute sa philo-sophie en effet que Bergson présente comme découlant, non pas de la« question » du temps mais de la simple constatation du passage dutemps, du simple fait que le temps passe. La radicalité de cette ren-contre nous interdit donc de présupposer quoi que ce soit concernantl’histoire de ce problème ou l’interprétation de cette doctrine, et nouslègue une tâche autrement difficile : comprendre comment toute unephilosophie peut se fonder sur ce simple fait, éprouver en retour cettephilosophie à sa capacité d’éclairer l’intégralité de cette expérienceposée comme irréductible.

Si cette tâche a un intérêt, c’est bien que Bergson ne s’est pascontenté de constater le passage du temps. On peut indiquer tout desuite dans quelles directions cette constatation ou plutôt cette surpriseinitiale semble l’avoir engagé : ce sont autant de problèmes qu’ilfaudra résoudre d’abord, à charge de rejoindre ensuite le pointd’origine même d’où ils sont issus.

1. L’article qui suit a fait l’objet d’une première publication dans la revuePhilosophie (Minuit, 1997, n°54, p. 73-91), dans le cadre d’un numéro spécial consacré àBergson. Je remercie vivement les directeurs actuels de la revue d’en avoir autorisé lareprise, ainsi qu’Alexander Schnell de l’avoir sollicitée. Je n’y ai apporté aucune modi-fication, non qu’il soit parfait en aucun sens, mais parce que ces changements n’auraientpu être inspirés par autre chose que par le travail qui l’a suivi, dont il restera donc unmoment.

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182 FRÉDÉRIC WORMS

« Constater » que le temps « passe » semble d’abord conduireBergson à une double thèse de réalité : non seulement de la réalité dutemps lui-même, malgré son passage continuel, mais aussi, justementparce que sa disparition semble aussitôt annuler son existence, de laconscience ou du sujet qui s’aperçoit de ce passage. Quel est le sens dece double réalisme, si controversé, de la durée et de l’esprit, quel est lelien même entre ces deux réalités ? Telle serait la première question àrésoudre. Mais si le passage du temps est à la fois une évidence immé-diate, et une surprise permanente, c’est aussi parce que ce fait paraîtéchapper sans cesse à notre connaissance : Bergson semble conduitdès ses premiers pas philosophiques vers une critique de notreconnaissance, non pas en ce qu’elle dépasse son objet, mais en cequ’elle le manque, dans le cas du temps réel, et ce pour des raisonsconstitutives. Quel est donc le sens de cette critique, elle aussi sidiscutée, pourquoi impose-t-elle un partage si radical entre la réalitédu temps et ce qui serait une certaine idéalité de l’espace, entre notreêtre et notre connaissance, voire entre notre esprit et notre corps, doncentre deux régions de l’être lui-même ? Mais il faut aller plus loin. Lesimple « passage » du temps, dans sa positivité et sa continuité, suffit-il à rendre compte de l’ensemble de notre expérience du temps lui-même, dans sa diversité, que ce soit sous les trois aspects originairesdu présent, du passé et de l’avenir, ou sous la forme du temps « dumonde », du mouvement ou encore de l’histoire ? Telle est bienl’ultime question à poser : elle implique, pour une telle philosophie, deréunir ce qu’elle a d’abord séparé, si elle veut rendre compte du« mixte » qui paraît constituer l’expérience « humaine » du temps.Bien plus, la découverte de la durée et la critique de l’espace, pour êtreproprement philosophiques, ne peuvent être extérieures, et doivents’inscrire dans le rapport de chaque conscience singulière à elle-même. C’est sans doute pourquoi la surprise ressentie par Bergsondevant le passage du temps se déploie finalement en un affect ou uneémotion, une « joie » qui n’est pas seulement une attitude subjectiveparmi d’autres, entre lesquelles on pourrait choisir (tels l’ennui, oul’angoisse), mais atteste de la portée intrinsèquement pratique, dansune vie singulière, de toute « conception » du « temps » en général.

Telles seraient les questions à résoudre. Faut-il maintenant choisirentre les deux seules méthodes qui semblent s’offrir pour ce faire,compte tenu de l’œuvre bergsonienne ? D’un côté, en effet, ces trois

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LA CONCEPTION BERGSONIENNE DU TEMPS 183

aspects de la « conception bergsonienne du temps » ne peuvent êtreressaisis, dans leur unité, qu’à travers chacun des livres où Bergson lesa mis en œuvre, pour traiter de façon autonome d’un problèmedéterminé. D’un autre côté, s’il est bien une question qui puisse et quidoive être traitée de façon synthétique, à travers l’ensemble de cetteœuvre (dont elle ferait mieux apprécier du même coup la cohérence),c’est bien la question du temps. L’enjeu semble même dépasser lasimple question d’une « évolution » de la philosophie de Bergson : ils’agit de l’accès à l’unité même de cette pensée, en tant que telle.

Mais il n’est peut-être pas nécessaire de sacrifier une méthode àl’autre. La cohérence de cette pensée du temps est indissociable desétapes distinctes de sa mise en œuvre, si elle impose précisément derevenir à chaque fois à la « même » expérience ou plutôt à la même« surprise ». Inversement, il ne faudra pas s’étonner, si à l’intérieur dece parcours d’ensemble, on retrouve des ruptures internes, qui recou-pent les unités distinctes de pensée que sont notamment l’Essai sur lesdonnées immédiates de la conscience (1889) 1, Matière et mémoire(1896), et L’Évolution créatrice (1907). S’il fallait une pluralitéirréductible d’efforts pour révéler la portée de ce qui reste un point dedépart unique, cela même est doublement révélateur. Tout d’abord, ilfallait concilier à chaque fois de nouveau les contraires, le temps etl’espace, l’être et la connaissance, ou ce que l’on pourrait appeler lapensée de l’immanence et celle de la différence : ce qui interdit deréduire la pensée de Bergson à un simple « réalisme » du temps ou àune pure critique de « l’intelligence ». Mais cette pluralité de livresrenvoie aussi, au-delà d’une intuition initiale et d’un système global, àune diversité ouverte de problèmes philosophiques et de régions del’expérience, comme à autant de dimensions de notre rapport aumonde et à nous-mêmes : toutes s’uniraient et se distingueraient, serecouperaient, pour chacun de nous, en certains points du temps. Tellesera peut-être la double leçon à tirer, aujourd’hui, d’une étude sur « laconception bergsonienne du temps ».

1. Parfois abrégé plus loin en Essai. Toutes nos références renverront au volume desŒuvres de Bergson, A. Robinet (éd.), intro. H. Gouhier, Paris, PUF, 1959, et pour lestextes qui n’y sont pas repris au volume des Mélanges, sous l’autorité des mêmes éditeurs,Paris, PUF, 1972.

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184 FRÉDÉRIC WORMS

Mais il faut d’abord revenir sur les étapes de cette conceptionelle-même.

DE L’ÉCOULEMENT DU TEMPS À L’IDÉE DE DURÉE

Il faut donc repartir du passage ou de l’écoulement du temps, pourmontrer comment Bergson a pu déduire, de ce simple fait, les princi-paux aspects du temps lui-même, ou plutôt de la durée, si la notiontraditionnelle de « temps » devait précisément trahir ces caractéris-tiques premières. Plus encore, on devra montrer comment, à chaqueétape de son œuvre, Bergson revient bien à cet écoulement, en tant quetel, approfondissant et renouvelant ainsi, devant chaque nouveauproblème, les caractères du temps réel. Ainsi, même si le présentcontinu de la durée, tel que le présentait l’Essai de 1889, rassemblaitdéjà par principe la mémoire du passé et la création d’un avenir,chacun de ces aspects fondamentaux demandera, pour être compris entant que tel, une reprise spécifique, et un retour (immanent) au passagedu temps lui-même.

Mais comment peut-on « déduire » de ce seul fait la nature mêmedu temps en général ? Est-ce bien ainsi qu’a procédé Bergson ?

Il se peut certes que le caractère primitif (et non constituable) dupassage du temps ne soit pas apparu directement à Bergson, maisd’abord de manière critique. C’est ce qu’il rappellera toujours, jusquedans le récit rétrospectif qui ouvrira son dernier recueil, La Pensée etle mouvant, en 1934 :

Nous fûmes très frappé de voir comment le temps réel […] échappe auxmathématiques. Son essence étant de passer, aucune de ses parties n’estencore là quand une autre se présente… 1.

Mais si cette première découverte était prise dans une critique denotre connaissance, Bergson ne peut pas se contenter d’en tirer desconclusions négatives : le temps, même défini par l’écoulement, ouplutôt justement pour cette raison, ne peut être une pure et simpledisparition, d’instant en instant. Pour redonner toute sa portée à laconception bergsonienne du temps, il faut donc en suivre la démarche

1. Œuvres, p. 1254, je souligne.

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LA CONCEPTION BERGSONIENNE DU TEMPS 185

positive d’ensemble, quitte à retrouver ensuite un travail critique qui,loin d’en être une application, en est la source même.

Les étapes d’une telle démonstration, qui conduit d’embléeBergson à la notion de durée, pourraient être résumées de la façonsuivante.

Son écoulement continuel conduit tout d’abord à penser unprincipe de conservation du temps. Mais ce qui se déduirait ainsi, cen’est pas seulement la fonction de la conscience, comme mémoire. Cequ’il faut penser en effet, c’est un mode de conservation du temps quine soit pas contradictoire avec sa succession ininterrompue elle-même : de cette seule remarque Bergson tire la notion de durée commeforme cette fois de la conscience temporelle, en tant précisément quecette forme est inséparable de son contenu, en est en quelque sortel’auto-conservation et l’auto-structuration. C’est par là que la durées’opposerait au « temps », s’il faut entendre par là un cadre formel etvide, où pourraient prendre place toutes les successions 1, ou encore unacte subjectif de synthèse du successif, indépendant de la successionelle-même. Pourtant, cette auto-structuration d’un contenu, comme lamémoire d’ailleurs, suppose un acte ou plutôt une activité continuelled’un sujet, l’ouvre même sur son avenir et peut-être sur sa liberté.Ainsi, non seulement passé, présent et avenir s’unissent dans lacontinuité de la durée, mais ils y gardent une signification distincte, etconstituent le passé, le présent et l’avenir de quelqu’un, la réalité dutemps étant inséparable non pas tant d’un « sujet » abstrait, psycho-logique ou « transcendantal », mais d’un individu menant une vie ouune histoire elles-mêmes temporelles.

Mais revenons rapidement sur chacune de ces étapes.Que l’écoulement du temps suppose une conscience appelle une

précision : non seulement la conscience n’est pas donnée, au mêmetitre que le temps lui-même, et se trouve précédée en quelque sorte parses propres « données immédiates », mais la leçon à tirer ne concernepas tant une « donation » du temps « à » une conscience, que la structu-ration interne de la conscience temporelle, qui en fera proprement une« durée ».

Contre toute tentative de faire du temps un objet proposé à notreconscience ou même construit par elle, telle la tentative évolutionniste

1. En note la citation du cours de 1893, II, p. 411 sq.

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esquissée par Guyau dans sa Genèse de l’idée de temps, Bergsonrappellera ce côté primitif plus nettement encore :

Se demander par quel processus nous arrivons à connaître un objet, c’estsupposer cet objet invariable et en quelque sorte extérieur à laconscience. Mais pareille supposition devient contradictoire dès qu’ils’agit de la durée, dont l’essence est de s’écouler sans cesse et den’exister, par conséquent, que pour une conscience et une mémoire 1.

Si la durée n’existe donc que « pour » une conscience, ce n’est pasau sens où elle apparaîtrait « à » une conscience qui en serait la specta-trice, mais en tant qu’elle existerait, elle-même, comme conscience,celle-ci étant même, par son acte ou son activité propre, sa conditioneffective de possibilité. De fait, tout au long de l’œuvre de Bergson,conscience et mémoire resteront coextensives. Pourtant, il ne faut pass’y tromper, si la conscience suppose une mémoire, ce n’est pasdirectement celle dont nous avons le plus couramment l’expérience« psychologique ». C’est ce que précisera, à l’autre extrémité del’œuvre de Bergson, un texte méconnu de Durée et simultanéité :

Il n’est pas douteux que le temps ne se confonde d’abord pour nous avecla continuité de notre vie intérieure. Qu’est-ce que cette continuité ?Celle d’un écoulement et d’un passage, mais d’un écoulement et d’unpassage qui se suffisent à eux-mêmes […]. Elle est mémoire, mais nonpas mémoire personnelle, extérieure à ce qu’elle retient, distincte d’unpassé dont elle assurerait la conservation ; c’est une mémoire intérieureau changement lui-même, mémoire qui prolonge l’avant dans l’après etles empêche d’être de purs instantanés apparaissant et disparaissantdans un présent qui renaîtrait sans cesse 2.

Si donc l’écoulement du temps suppose la conscience, inverse-ment la conscience ainsi déduite tient sa structure même de cetécoulement. Au-delà de la fonction de la mémoire, c’est donc bien lerapport entre le contenu et la forme du temps, que le simple fait de sonpassage doit amener à reconsidérer.

Ainsi, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, lamémoire est-elle bien présente dans la première définition de la durée :

1. « Compte rendu de la Genèse de l’idée de temps » de G. Guyau, 1891, dansMélanges, p. 353.

2. Durée et simultanéité, 1922, dans Mélanges, p. 97-98.

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mais elle est loin de suffire à la caractériser, et passe au second plan,derrière l’autostructuration d’un contenu sensible et temporel, quirenvoie à l’acte d’un sujet. Il faut citer ce passage classique :

La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états deconscience quand notre moi se laisse vivre, quand il s’abstient d’établirune séparation entre les états présents et les états antérieurs. […] Il suffit<pour cela> qu’en se rappelant ces états il ne les juxtapose pas à l’étatactuel comme un point à un autre point, mais les organise avec lui,comme il arrive quand nous nous rappelons, fondues pour ainsi direensemble, les notes d’une mélodie 1.

Ainsi la durée suppose-t-elle la mémoire ; plus encore, si on peut lacomparer à une « mélodie », ce n’est pas à une mélodie que l’on esten train d’entendre (comme si la sensation reproduisait en partie ladiscontinuité inhérente à la production physique des sons), mais ausouvenir indivisible d’une telle phrase musicale. Mais ce qui définit ladurée elle-même, moins que la mémoire qui en est la condition, c’estla forme « organique » prise par le contenu du temps, par oppositionqui plus est à une autre forme que peut lui imposer notre conscience, etdont la critique paraît indispensable.

De fait, c’est bien ici que l’on rejoindrait la démarche adoptée parBergson dans le chapitre central de l’Essai, qui commence abrupte-ment par une critique du nombre. La numération apparaît en effetcomme le modèle d’une conservation des moments du temps qui enabolit le caractère propre, c’est-à-dire la succession. Loin de supposerune synthèse progressive des parties dans un tout, une additionsuppose le processus inverse :

pour que le nombre […] aille croissant à mesure que j’avance, il fautbien que je retienne les images successives, et que je les juxtaposeà chacune des unités nouvelles dont j’évoque l’idée : or, c’est dansl’espace qu’une pareille juxtaposition s’opère, et non dans la duréepure 2.

Il faudrait montrer ce qu’impose la forme spatiale aux moments dutemps, à savoir les caractères d’une multiplicité de parties distinctes et

1. Œuvres, p. 67.2. Ibid. p. 53. Voir sur ce point notre article : « les trois dimensions de la question de

l’espace dans l’œuvre de Bergson », Epokhê, 1994.

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homogènes, considérées dans un seul et même instant. On y reviendraplus loin. Ce qu’il faut souligner ici en revanche, ce n’est pas seule-ment que Bergson définit la durée par des caractères directementopposés, pour y voir une multiplicité indistincte et indivisible, desparties hétérogènes composant un tout qualitativement singulier.C’est surtout que ces caractères peuvent seuls rendre compte d’uneconservation dans et par la succession elle-même. Les moments quipassent ne peuvent se conserver comme tels qu’en passant, si l’on osedire, les uns dans les autres. La condition paradoxale de leur conser-vation, c’est que leur succession ne puisse plus se penser comme unedistinction et comme une séparation, que la conservation devraitjustement compenser ou réparer, mais que la succession soit en elle-même une fusion, sans le moindre intervalle de vide, entre ce qui n’estmême pas le passé, le présent, ou l’avenir. Mais qu’est-ce qui nousprouve que les moments du temps se fondent ainsi les uns dans lesautres, que le présent ne succède pas « au » passé, mais le prolonge ets’y joint de lui-même, pour former un tout qui est aussi un mouvementcontinu ?

Ce qui nous le prouve, selon Bergson, c’est à la fois l’expériencepsychologique immédiate, c’est-à-dire l’effet sensible de la succes-sion temporelle, et le changement radical que lui fait subir une symbo-lisation spatiale du type de la numération ou de la mesure, qui en faitune série d’objets distincts dans un espace extérieur. Ainsi, pourprendre deux exemple récurrents dans ce chapitre central, avant que jeles compte, les sons de la cloche m’affectaient globalement par leurseule succession dans ma conscience ; ou encore, après que j’ai cesséde les « compter », les moutons que je ne fais plus qu’énumérer oudéfiler dans ma conscience continueront à m’affecter, en me berçantet en m’endormant. Ainsi, ce qui manifeste l’interpénétration desmoments du temps, ce n’est pas l’instant de leur somme, mais l’immé-diateté de leur effet, immanent à leur succession même. Le temps ne sereprésente pas comme tel, à vide, comme une succession abstraite de« phases » ou de périodes, mais s’éprouve comme contenu sans cessechangeant : la continuité de ce contenu lui donne toujours unenouvelle forme, c’est-à-dire un nouveau sens pour celui qui le vit ; latemporalité et la sensibilité sont aussi strictement coextensives que lamémoire et la conscience.

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Ainsi, et c’est un point essentiel, les parties du temps ne seconservent dans un tout qu’en cessant d’être des parties qu’elles n’ontd’ailleurs jamais été : on ne peut penser leur conservation qu’encessant de les penser comme des parties c’est-à-dire au fond toujourscomme des instants. Plus exactement encore, les parties du temps nesont que des parties virtuelles, dont l’actualisation par notre réflexionchangera la nature même, parce qu’elle suppose une juxtapositiondans l’espace, qui les sort de leur succession immanente (sur le méca-nisme de laquelle on reviendra plus loin). Ce qu’il faut donc critiquer,c’est à la fois l’idée d’un « temps » homogène, et d’un sujet extérieurqui accomplirait la synthèse des instants distincts de sa vie : la succes-sion est toujours une expérience, la succession de quelque chose esttoujours la vie de quelqu’un. Ce qui fait que la passivité du temps vécuest en même temps l’activité d’un sujet vivant, c’est que le « fait » de lasuccession est en même temps un acte en train de « se faire ». Dans le« se faisant » de Bergson, le participe présent et le réfléchi sontinséparables.

Il faudra certes examiner comment se constitue néanmoins uneconscience du temps, et du même coup un temps homogène extérieurà la conscience : n’est-ce pas la condition pour qu’apparaisse unevéritable conscience, qui ne se réduise pas à un contenu psychique et àune chose, et pour que, à l’inverse, les choses puissent participer de latemporalité, sans être assimilées à des consciences, à des sujets ?L’immanence réciproque du temps et de la conscience semble biennourrir un réalisme de la conscience et un spiritualisme du réel. Maisil faut nuancer : pour être l’envers l’une de l’autre, la durée et laconscience ne s’identifient pas, et ce grâce à l’exigence même dela succession. Le contenu du temps n’est pas une pure « chose », car il abesoin de l’acte d’une conscience pour se succéder à lui-même ; maisle sujet du temps n’est pas un pur esprit, car il doit s’assimiler uncontenu qu’il ne peut constituer autrement qu’en le vivant. La succes-sion unit forme et contenu du temps à travers leur changementcommun et incessant.

Ainsi, la fonction anonyme de la mémoire ne conduit-elle passeulement à la forme singulière d’une durée individuelle, mais à l’actepar lequel celle-ci se prolonge dans un avenir qu’elle crée comme tel,qui ne saurait lui préexister, fût-ce comme horizon, et même surtoutpas comme horizon. Le troisième chapitre de l’Essai, qui porte sur la

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liberté, peut à bon droit se présenter comme la simple conséquence duprécédent, même s’il appelle des analyses plus approfondies del’action et de la création, ainsi que de la volonté. Est libre l’acte quiactualise la seule durée de la personne qui en est le sujet : non pas celuiqui vise une fin ou « réalise » un possible ou un motif extérieur, fût-ilrationnel et universel, mais celui qui « découle » par un processuscontinu d’une intention et d’un effort, d’une hésitation et d’un progrèsdans le temps. En ce sens, seul l’acte libre ouvre véritablement unavenir, au moment même où il s’accomplit, et jamais à l’avance. Tousles autres actes la maintiennent dans l’instant de la représentation,ne produisent pas du nouveau. Le paradoxe de la liberté selonBergson renouvelle celui de la durée : c’est une liberté d’un moi quin’est pas extérieur à ses actes, et ne saurait s’en détacher. L’acte libre« exprime » le moi, par sa signification, mais aussi par son processus,comme le jus d’un « fruit trop mûr ». Mais ce paradoxe de l’actif et dupassif est encore une fois tranché par la seule succession, devenueactualisation, « énergie » ou encore un « progrès ». Ni liberté intempo-relle, ni acte instantané, le temps de l’action ou de l’activité fonde uneliberté qui est à la fois une sorte de force psychique et d’effort moral, etqui comporte des « degrés ».

Telle serait donc la conception « bergsonienne » de la « durée ».Elle comprend mémoire, durée proprement dite, et création ouvolonté. Il suffirait sans doute de lui adjoindre, comme on va le faire,les processus de la spatialisation instantanée, pour retrouver les aspectsdu temps encore méconnus par elle : distinction des trois dimensionsdu temps, constitution du mouvement et du temps des choses, détermi-nation causale et historicité. Mais avant de voir se réintroduire cesdimensions dans le processus temporel, par la seule fenêtre del’instant, il faut montrer comment l’analyse de la durée elle-mêmen’est pas encore complète, loin de là. Contrairement à ce qu’onpourrait croire, la mémoire de Matière et mémoire, la création deL’Évolution créatrice, ne sont pas analytiquement contenues dansla durée de l’Essai sur les données immédiates de la conscience,mais, sans la contredire, l’approfondiront et la renouvelleront dans sonensemble. Il faut dire un mot de ces deux surprises, dont chacune seraau centre d’un nouveau livre de Bergson, avant de montrer comment, àla durée de la conscience, s’oppose la pensée de l’instant.

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La première erreur consisterait en effet à placer Matière etmémoire dans une continuité directe avec l’Essai de 1889. Certes, lathéorie d’une conservation intégrale de notre passé dans une mémoire« pure » semble venir compléter celle d’une auto-structuration dupassage temporel comme durée. Mais en fait, elle oblige surtout àapprofondir cette dernière elle-même. Ce que Matière et mémoirerenouvelle, bien plus encore que la théorie de la mémoire pure, c’estavant tout la signification de la durée présente comme « mémoireimmédiate ». C’est le passage qui reste premier, sans que l’on puisseconsidérer (comme l’avait fait Cassirer par exemple), que le tempsbergsonien se caractérise avant tout par le poids du « passé » (person-nel ou biologique). Pour le comprendre, il faut se transporter d’embléeau centre du livre de 1896, centre qui en est à nouveau présenté parBergson comme l’origine même : ce n’est pas un hasard si « l’intui-tion » de départ, qui porte toujours sur l’écoulement même du temps,se trouve reportée au cœur des développements théoriques qu’elle arendu possibles et qui la vérifient en retour.

Bergson n’a pas seulement décrit une autoconservation du passé,dans une mémoire pure, indistincte et intégrale, « coextensive à notreconscience » : il a opposé à cette mémoire propre du passé, unemémoire « du corps », « quasi instantanée », constituée par répétitionet habitude. La question se pose donc à lui de les relier. Or, ce lien neserait pas possible si, entre la mémoire du passé, et les mécanismes ducorps, ne s’intercalait une troisième mémoire, qui est la mémoireessentielle, celle qui définit notre conscience immédiate elle-même :

Mais si nous ne percevons jamais autre chose que notre passé immédiat,si notre conscience du présent est déjà mémoire, les deux termes quenous avions séparés d’abord vont se souder intimement ensemble 1.

Entre les deux limites d’une « perception pure » instantanée jusquedans sa mémoire-habitude, et d’une mémoire intégrale du passé, il y ala conscience concrète : coextensive au présent du corps, elle est aussiconscience du passé et peut explorer la mémoire pure ; mais ce quirend possible ces deux fonctions fondamentales, c’est sa proprestructuration interne, comme synthèse du « passé immédiat » et de« l’avenir imminent ». Tel est le sens du schéma dit du « cône » autour

1. Œuvres, p. 292, je souligne.

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duquel se dispose l’ensemble de la théorie, à la fois psychologique etmétaphysique, de Matière et mémoire.

Ainsi la durée prend-elle bien le sens d’une véritable mémoire, enpermettant au contenu de la mémoire pure de s’inscrire dans l’activitémême du sujet, par une actualisation réelle. La mémoire bergsonienneest actualisation avant d’être réminiscence. Inversement, en s’inscri-vant dans la conscience immédiate, le passé de l’individu donne àcelle-ci la profondeur d’une histoire personnelle qui enrichit ses acteset le sens de sa liberté. Toutes ces analyses supposent pourtant, avanttout, l’approfondissement de cette conscience immédiate elle-même,définie à présent par Bergson comme une « contraction d’instants ».

Il faut aller plus loin : c’est que cette conscience immédiate et cettedurée a maintenant un statut ontologique singulier, à travers ce queBergson appelle son « rythme » propre. Chaque type de conscienceopère la contraction d’instants qui la définit comme telle, selon un« rythme » qui la situe par analogie dans une échelle intensive ettoujours temporelle de réalité. Notre durée se situerait ainsi entre laconscience minimale de l’univers matériel, irréductible cependant àune pure spatialité instantanée, et une possible supraconscience capa-ble de contracter dans sa tension une durée plus grande que la nôtre.L’indépendance même de la matière par rapport à nous se manifes-terait dans l’irréductibilité de sa temporalité à la nôtre (que manifes-tera bientôt le verre d’eau sucrée), tandis que notre perception prend lesens d’une intersection immanente entre deux rythmes de durée hété-rogènes. La distinction des durées, loin d’exclure leur participation,l’implique : sans se confondre, les durées c’est-à-dire les réalitésindividuelles, peuvent se connaître mutuellement, ne peuvent mêmese connaître que de l’intérieur. Si l’instant de la perception les séparedans une pure différence, il unit aussi deux temporalités dans unecommune immanence.

Il y a alors une deuxième erreur à éviter : elle consiste à croire queBergson n’avait plus qu’à situer « la vie » dans cette échelle tempo-relle de réalité, pour écrire L’Évolution créatrice, révélant même lanature profonde de sa philosophie comme « philosophie de la vie ».

De fait, l’ouvrage de 1907 commence bien en situant la durée quele vivant tient de la vie, entre celle de chaque conscience, et celle del’univers matériel :

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Comme l’univers dans son ensemble, comme chaque être conscient prisà part, l’organisme qui vit est chose qui dure 1.

Mais la description initiale de la durée consciente n’avait passeulement consisté, malgré la déclaration de Bergson, à rappeler « lesconclusions d’un travail antérieur » 2. Retrouvant les caractéristiquesfondamentales de la durée, Bergson y insistait en effet sur la créationimprévisible qui y est à l’œuvre, au point d’en faire son trait distinctif.Là aussi, il avait fallu un nouvel approfondissement du point de départinitial ; là aussi, il avait eu lieu au cœur du livre, dans son troisièmechapitre sur « la signification de la vie ». Loin d’être une « philosophiede la vie », si l’on entend par là une philosophie pour qui la vie est leprincipe premier auquel tout doit être ramené, la doctrine de Bergsonfait dépendre la compréhension de celle-ci d’un aspect encore insuffi-samment approfondi du temps et de la conscience, de la durée elle-même.

Bergson a en effet été conduit par son étude de l’évolution de lavie à concevoir celle-ci comme « créatrice » : la diversité du vivantrenvoie selon lui à une finalité originelle, non pas comme à une inten-tion intelligente, mais comme à l’actualisation de puissances conte-nues dans une totalité indivisible, un « élan » initial. Mais cela ne suffitpas : il faut montrer comment, à l’inverse, la création peut se penser,non pas comme la réalisation d’un plan, ou la copie d’un modèle, maiscomme la simple actualisation temporelle de puissances indistinctes,comme une pure et simple « évolution ». C’est donc pour donner unfondement théorique à la théorie de l’évolution que Bergson estreconduit à la durée psychologique elle-même, et de là à une théoriegénérale de la création : la création biologique proprement dite prendrasa place entre l’acte libre d’une conscience singulière et la création del’univers matériel lui-même (atteinte en une phrase énigmatique qui afait couler beaucoup d’encre). Mais l’important est le nouvel aspect dela durée elle-même, c’est-à-dire toujours et dans une rigueur extrêmede l’écoulement du temps, que Bergson accentue ainsi, nous surpre-nant toujours plus par l’écart entre la finesse du point de départ, etl’étendue de ses conséquences.

1. Œuvres, p. 507.2. Ibid., p. 495.

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C’est maintenant l’effort même pour remonter à la durée quirévèle l’essence active de celle-ci, comme création d’un avenir :

il faut que, par une contraction violente de notre personnalité sur elle-même, nous ramassions notre passé qui se dérobe, pour le pousser,compact et indivisé, dans un présent qu’il créera en s’y introduisant 1.

Ou encore :

Plus nous prenons conscience de notre progrès dans la pure durée, plusnous sentons les diverses parties de notre être entrer les unes dans lesautres et notre personnalité tout entière se concentrer en un point, oumieux en une pointe, qui s’insère dans l’avenir en l’entamant sanscesse 2.

À ce mouvement, s’oppose maintenant, dans l’instant de soninterruption, le mouvement inverse qui donne une forme à ceteffort : forme d’un acte ou d’un état de conscience donné, dans notreconscience, par exemple. Or, selon Bergson, la vie ne fait rien d’autrequ’insérer de la temporalité dans une matière, et créer ainsi dans uninstant qui est une limite ou un arrêt, à chaque fois une nouvelleespèce. Ce n’est pas le lieu d’y insister ici. Ce qui compte en revanche,c’est l’idée d’une création et d’une action immanente au temps et audevenir lui-même, dont le « résultat » se détache simplement commeson terme contingent, bien plus que comme une fin conçue dès ledépart comme telle. Ainsi, non seulement le temps est action mais ilest création, non seulement il introduit dans un avenir indéterminé,mais par là le sens de ses trois dimensions se transforme en profon-deur : l’indétermination de l’avenir fait du présent une nouveauté,ainsi d’ailleurs que du passé, par un effet rétrospectif fondamental,une possibilité.

Ce n’est donc pas seulement « l’avenir » de la création quis’ajouterait ici, de manière systématique, aux autres dimensions dutemps, pour compléter l’étude de la « durée » : le mouvement continudu passage, du devenir de chaque réalité singulière, qui reste premieret fondamental.

Ainsi, la « conception bergsonienne » du temps, sans changer deprincipe originel, ne cesse-t-elle d’en révéler de nouveaux aspects. Le

1. Œuvres, p. 665.2. Ibid., p. 666.

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présent continu de la conscience se déploie de lui-même en mémoireet en volonté, en passé et en avenir. Il reste maintenant à comprendrecomment cette conception ne peut être complète qu’en s’adjoignantun travail critique, lui-même à chaque fois renouvelé. Mais de mêmeque la durée de la conscience, ou l’écoulement du temps, reste leprincipe de toute la conception bergsonienne du temps, à travers sesmultiples transformations, de même, à travers les multiples enjeuxqu’elle rencontre, arguments de Zénon, critique de la métaphysique,de la perception, du langage, c’est toujours sur un même principe quereposera la critique de Bergson, à savoir, non pas même l’espace entant que tel, mais la limite paradoxale qu’il partage avec la durée,la pensée de l’instant qu’il implique toujours. C’est elle qu’il fautmaintenant tenter de suivre brièvement.

DE L’INSTANT DE LA PENSÉE À L’EXPÉRIENCE DE LA SIMULTANÉITÉ

Il ne s’agit pas simplement pour Bergson de « compléter » sadoctrine de la durée par une critique de l’espace, pour dénoncer l’illu-sion d’un « temps » homogène et extérieur à son contenu, ainsi quepour rendre compte de la place de cette illusion dans notre expériencequotidienne. Il ne s’agit pas pour lui de trancher a priori ce que PaulRicœur appelle « l’aporétique du temps » 1, entre le temps de laconscience et le temps des choses, la « distentio animi » héritée deSaint Augustin, et le temps « physique » d’Aristote, en les opposantcomme la part de réel et la part d’imaginaire de notre expérience dutemps en général. S’il y a spatialisation de la durée, et temporalisationde l’espace, s’il ne s’agit pas là seulement de contradictions théoriques(à surmonter dans une synthèse des contraires), mais bien plutôt deréalités primitives (qu’il a fallu commencer par analyser et dissocier),elles doivent trouver leur fondement dans la durée, c’est-à-dire dans lepassage du temps lui-même.

De fait, l’espace n’est pas seulement un principe formel extérieur :c’est une « intuition » ou une pensée, qui a pour caractéristique de sedonner en droit dans un pur instant. Si cet instant doit d’abord êtrecritiqué, c’est de l’intérieur : c’est par lui que notre expérience du

1. Voir Temps et récit, t. III, op. cit.

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temps se dédouble constamment, en un flux continu et des coupesstatiques, en progrès et en choses, en mouvements et en images. Bienplus, dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience,l’instant n’est pas seulement la condition d’une pensée abstraite del’espace : c’est aussi le mode de relation à l’espace concret des choses,à travers leur sensation ou plus exactement leur perception, cette mêmeperception que le premier chapitre de Matière et mémoire décrira oudéduira comme « perception pure » (précisément parce qu’on y a faitabstraction de la durée). L’instant n’est donc pas seulement une limiteabstraite du temps, c’est une relation entre l’espace et le temps, et unerelation instantanée ou plutôt l’instantanéité comme relation doits’appeler simultanéité.

Ainsi, si cette critique de l’instant doit être poursuivie, à travers laperception, le langage et l’entendement, jusque dans les fondementsd’une métaphysique qui empêche de concevoir le devenir comme uneréalité substantielle, elle permet aussi de donner une certaine réalité àla physique mathématique, qui pousse à la limite la simultanéitécomme relation spatiale aux choses. Ainsi le temps de Bergson ne seréduira-t-il pas à une « distentio animi », si l’instant ne se réduit pas à lalimite du mouvement : il faut les pousser l’un et l’autre à la limite, etc’est sans doute dans la rencontre de Bergson et d’Einstein que seretrouve au plus extrême de la pensée moderne du temps le « débat »entre saint Augustin et Aristote. Si l’on devait s’en tenir à leur malen-tendu, on devrait y voir avec Merleau-Ponty l’indice le plus sérieuxd’une « crise de la raison » ; mais si, comme Merleau-Ponty lui-mêmea pu l’esquisser, on pouvait y rencontrer une dualité irréductible etdonc originelle, on serait alors reconduit d’un coup, au-delà de touteréduction simpliste, au « mixte » qu’est l’expérience humaine dutemps, sous tous ses aspects.

On ne peut faire mieux que résumer le parcours qui s’imposerait ici.Il faudrait d’abord montrer, dans l’Essai sur les données immé-

diates de la conscience lui-même, comment s’unissent déjà les aspectscritiques et médiateurs de l’instant et de la simultanéité : l’instant n’estpas seulement le principe de l’espace et de la spatialisation illégitimedu temps, mais celui de la sensation des choses, de la relation avecelles autant que de la distance à soi.

Mais c’est le premier chapitre de Matière et mémoire qui deman-derait ici l’étude la plus attentive. Il fait l’hypothèse en effet, sur la

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base de la seule action du corps, d’une perception objective pure etinstantanée, dévoilant ainsi la cause et l’effet de la spatialisation elle-même. Sa cause : c’est la nécessité de l’action qui nous masque laréalité du temps. Mais surtout son effet : elle constitue un monded’objets ou d’images, séparés du sujet par une distance spatiale pure,qui est aussi une relation « intentionnelle », extériorisée. Les objets sedonnent comme distance au corps, dans un horizon et même unhorizon d’horizons, qui est horizon d’action. Ce premier chapitre n’adonc rien d’une « phénoménologie » pure, qui en a plutôt embarrasséla lecture : s’il décrit quelque donation que ce soit, ce n’est pas enquittant mais au contraire en fondant « l’attitude naturelle » et pragma-tique de notre conscience. En dépassant celle-ci, on n’accéderait plus àune distance, même intentionnelle, à quelque « contenu » que ce soit :on retrouverait l’immanence proprement métaphysique de la durée. Ilest vrai qu’en retour, en faisant de l’espace lui-même le principe pur denotre relation à l’objet, il se peut donc que Bergson extériorise etnaturalise l’intentionnalité de la conscience. Mais c’est un autre débat.

C’est donc bien l’instant qui resterait au principe d’une relationaux choses : c’est à travers la pointe du corps percevant, à chaqueinstant de notre vie, que la durée consciente s’inscrit dans le monde.Notre pensée court ainsi le risque de se masquer sa réalité temporelleet celle de la matière, en interposant entre elles un espace d’objets.Mais c’est aussi en dépassant cette médiation, qu’elle peut revenir aucontact entre les deux durées de manière non plus immédiate maisréfléchie, la médiation critique étant ce qui donne à l’intuition immé-diate le sens d’une intuition philosophique, celle-ci devant non pasdépasser, mais retrouver celle-là, par delà les obstacles de laconnaissance objective.

Il faudrait enfin montrer comment le « mécanisme cinémato-graphique » de notre pensée, que décrit le dernier chapitre deL’Évolution créatrice, pousse à sa limite la critique bergsoniennede l’instant. Résumons en simplement les deux enjeux principaux.

Tout d’abord, au lieu de penser des devenirs singuliers et toujourschangeants, notre pensée est conduite non seulement à y découper desinstants, mais à construire l’opposition entre des instants plein decontenu et de sens figés en formes fixes, et un devenir en général, videet purement négatif, comme les images de la pellicule sont animéespar le mouvement vide du moteur d’un projecteur. Ainsi le problème

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du devenir serait-il (du Parménide de Platon à la Logique de Hegel,pourrait-on dire), de réunir l’être immuable et le néant du pur change-ment, alors que l’un et l’autre sont donnés dans un devenir à chaquefois singulier, d’où ils ont été abstraits par notre pensée. On comprendpourquoi Deleuze a vu, non pas dans le « mécanisme » du cinéma,mais dans certains films, qui dépassent précisément le spectacled’images sans mouvement ni temps interne, le moyen de retrouver ledevenir immanent de la durée bergsonienne elle-même.

Cette critique radicale de l’instant fait donc succéder dans cemême chapitre du livre de 1907, à la critique célèbre de l’idée denéant, une critique plus méconnue de l’idée d’être ou d’essence, àtravers la notion de forme. Plus encore, de façon constitutive, cettecritique prend une forme historique. La pensée grecque aurait ainsitrouvé l’être dans l’instant :

nous pourrions et nous devrions peut-être traduire eïdos par « vue » ouplutôt par « moment » 1.

La science moderne représente alors un compromis :

la science antique croit connaître suffisamment son objet quand elle en anoté des moments privilégiés, au lieu que la science moderne leconsidère à n’importe quel moment 2.

Mais si l’instant quelconque permet déjà de redonner au mouve-ment lui-même une certaine positivité, il ne permet pas encore d’encomprendre l’activité interne. La physique moderne « repose toutentière sur la substitution du temps-longueur au temps invention », or« le temps est invention ou il n’est rien du tout » 3.

Ce serait donc seulement en poussant à sa limite la critique del’instant, que l’on rejoindrait du même coup la conception complètede la durée comme création, du devenir comme « devenir réel », audouble sens que peut avoir cette expression (qu’on substantivel’infinitif ou qu’on le remette en mouvement). À cet égard, la sectionsur « le devenir et la forme » constitue l’un des sommets méconnus del’œuvre de Bergson tout entière.

1. Op. cit., p. 761 (voir l’article de M. Narcy dans Philosophie, Minuit, 1997, n° 54,p. 14-32).

2. Ibid., p. 774, souligné par Bergson.3. Ibid., p. 784, souligné par Bergson.

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Mais il faut aller plus loin. Seule la reprise directe de la notion desimultanéité, à laquelle la physique d’Einstein contraint Bergson, peutfaire apparaître la solidarité intime entre la pensée de l’instant et leprésent de la conscience, au point d’en faire les deux faces d’unemême expérience de la durée. Il faut donc dire un mot sur ce point,pour mieux retourner ensuite au passage ou à l’écoulement du tempslui-même, et savoir si ce point de départ a bien été à la fois respectécomme tel, et éclairé en retour par les développements auxquels il adonné lieu.

Dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, lasimultanéité apparaissait certes comme une pure relation entre deuxréalités, mais elle en présupposait connue la nature :

Il y a un espace réel, sans durée, mais où des phénomènes apparaissent etdisparaissent simultanément avec nos états de conscience. Il y a unedurée réelle, dont les moments hétérogènes se pénètrent, mais dontchaque moment peut être rapproché d’un état du monde extérieur qui enest contemporain, et se séparer des autres moments par l’effet de cerapprochement même. […] et le trait d’union entre ces deux termes,espace et durée, est la simultanéité, qu’on pourrait définir l’intersectiondu temps avec l’espace 1.

Pur trait d’union capable d’engendrer par répétition et habitude,ainsi que par mélange imaginaire, tous les mixtes de notre expérience,la simultanéité n’affecte pourtant pas en profondeur la réalité destermes qu’elle relie. Or, tout se passe comme si, par son proprepassage à la limite, Einstein obligeait Bergson à aller plus loin.

De fait, Bergson voit dans la théorie de la relativité d’Einstein uneffort pour faire de la simultanéité non pas une donnée subjective etimmédiate, mais une relation objective et variable, entre des choses oudes événements que la vitesse de lumière interdit de jamais situer dansun même instant. Or, selon Bergson, Einstein accomplit ainsi le travailde la physique moderne, en dissolvant l’instant de la chose dans unepure simultanéité entre des événements. Avec Einstein s’accomplitla vision cartésienne de l’univers, comme univers de « relations »,qui n’ont d’ailleurs rien de « relatif » au sens subjectif du terme,puisqu’elles révèlent la structure mathématique authentique de

1. Œuvres, p. 73-74.

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l’univers réel. Einstein ajoute donc un épisode au dernier chapitre deL’Évolution créatrice.

Mais ce que Bergson conteste c’est que la simultanéité ainsidécrite puisse être celle de notre expérience temporelle. Il ne s’agit paspar là de confronter un temps « physique » et un temps « psycho-logique », mais bien plutôt de montrer qu’aucun des deux ne se donnejamais pur dans notre expérience, ou encore que notre expérience sesitue toujours à l’intersection des deux, à travers la perception. Or, dèsqu’il est perçu, le temps physique réintègre une simultanéité absolue,celle qui relie non pas des choses entre elles, mais des choses et uneconscience, à travers l’instant d’un regard. Ce qui oblige à opérer cetteréintégration, ce n’est pas un désir de « sauver » la durée, c’est l’exi-gence de préserver l’unité de l’expérience. C’est parce que l’universne peut exister sans être perçu, selon le principe que Bergson emprunteà Berkeley, qu’il ne peut être spatiotemporel sans être du même coupau croisement d’un corps et d’une conscience 1.

Si une simultanéité purement objective ne saurait être perçuecomme telle, une pure durée, sans simultanéité avec l’univers, par laperception et de la pensée, ne le saurait non plus. C’est ce que Bergsonindique à présent à travers la notion de simultanéité entre des « flux »,sur laquelle on ne peut insister ici.

Merleau-Ponty résumera parfaitement ce double déplacement,nécessaire pour concilier Einstein et Bergson sans sacrifier lesexigences ni de l’un ni de l’autre, si chacune d’entre elles corresponden effet à une dimension de notre expérience elle-même :

Seules des choses perçues peuvent participer à la même ligne de présent– et en revanche, dès qu’il y a perception, il y a aussitôt et sans aucunemesure simultanéité de simple vue, non seulement entre deux événe-ments du même champ, mais même entre tous les champs perceptifs,tous les observateurs, toutes les durées 2.

Ainsi se rassemblent toutes les dimensions de l’instant, ou plutôtde la simultanéité toujours recommencée qui définit notre expérience :

1. Sur tous ces points, outre Durée et simultanéité, on peut renvoyer à la note de LaPensée et le mouvant, p. 1280-1283 ; je me permets de renvoyer aussi à Bergson,biographie par Ph. Soulez et F. Worms, Paris, Flammarion, 1997, chap. IX.

2. Voir « Bergson se faisant », Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 233-234 et surtout,dans le même recueil, l’essai intitulé « Einstein et la crise de la raison ».

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LA CONCEPTION BERGSONIENNE DU TEMPS 201

coupe qui dédouble toujours notre devenir, fenêtre par où notreperception s’ouvre sur le monde, chance offerte à l’action et à laconnaissance, au risque de se perdre mais aussi de se ressaisir. Expé-rience toujours simultanée ou réversible, de la durée et de la pensée,d’une relation à soi et au monde, qui n’est jamais condamnée à sedédoubler, mais dont la coïncidence, pour être déduite par le philo-sophe, n’est jamais garantie pour autant à aucun de nous, dans le coursmême de sa vie.

CONCLUSION

Un système qui, comme celui de Bergson, exprime et développe uneintuition simple et cohérente, peut prétendre à être mesuré selon sespropres critères, et non examiné et jugé du dehors. Par conséquent, nouslui demanderons uniquement s’il est resté fidèle à sa propre tâche et à sapropre norme, et s’il a bien saisi et décrit comme un tout le phénomènedu temps tel qu’il se représente dans l’intuition pure.

Ainsi Ernst Cassirer exprimait-il, dans la Philosophie des formessymboliques 1, une exigence dont les remarques qui précèdent ont,autant que possible, tenté de s’inspirer. Il est vrai qu’il aurait falluaussi, pour ce faire, tenir compte entre autres de l’examen de Cassirerlui-même, et notamment de la confrontation qu’il esquisse entre ladoctrine de Bergson et celle de Heidegger. Avec l’auteur de Être ettemps, il reproche au fond à Bergson son réalisme, hérité d’une philo-sophie de la vie, et une méconnaissance de l’ouverture temporelle surun avenir irréductible à une indétermination ou à une création. Cen’est pas le lieu ici d’entrer dans une telle confrontation, ni dansaucune autre. Il nous faut seulement tenter de rassembler les résultatsde notre rapide parcours, pour voir s’il a pu s’y esquisser une réponseau défi trop peu souvent relevé de Cassirer, et s’il n’y aurait pas là unetâche importante à conduire pour penser l’expérience temporelle,notre expérience du temps, aujourd’hui encore.

Nous ne relèverons que trois points, pour conclure cette étude.Il semble bien tout d’abord, que l’ensemble de notre parcours,

à travers la philosophie de Bergson, soit resté fidèle à son point de

1. T. III (1929), Minuit, 1972, p. 212.

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départ, à savoir à l’écoulement qui définit le temps comme tel. Sonapprofondissement a permis de rejoindre sans le dépasser, tout à la foisles dimensions internes au temps, et tout ce qui paraît le contredire.Loin de se résumer à une « psychologie », l’œuvre de Bergson ne cessede déployer la métaphysique et la théorie de la connaissance que sondouble point de départ, dans l’Essai sur les données immédiates de laconscience, présupposait déjà sans les contenir. Tout se ramène bienau fond au double sens du présent, comme durée, et comme instant.

En soi, le présent n’existe pas :

l’intuition dont nous parlons porte avant tout sur la durée intérieure. Ellesaisit une succession qui n’est pas juxtaposition, une croissance par lededans, le prolongement ininterrompu du passé dans un présent quiempiète sur l’avenir.

Mais l’instant fige ce devenir en présence et me donne d’un couptoute l’objectivité, par une fiction qui est aussi un fondement, et unepure relation. Enfin, et peut-être surtout, l’instant de la pensée est lacondition même de la pensée de la durée, c’est-à-dire de l’intuition duprésent comme non-instantané. La conscience, dans l’intuition philo-sophique qui est « aussi réflexion », peut enfin voir ce qu’elle vit, ouplutôt ne fait que voir ce qu’elle vivait déjà, peut « voir le tempspasser ».

Mais justement, « voir le temps passer », ce n’est pas l’expressionde l’ennui ou de la lassitude devant la répétition du même. C’est aucontraire une surprise toujours renouvelée, devant un changementtemporel, et la méconnaissance qui nous en sépare. Ainsi s’expliquel’effort renouvelé dans chacun des livres de Bergson, qui définit mêmechacun des livres de Bergson. La clé ultime en est peut-être fourniedans Les Deux Sources de la morale et de la religion, s’il est vrai quel’effort et l’obstacle que rencontre le philosophe, le grand homme debien et le mystique en font une épreuve historique, plus riche encore devérité métaphysique, que le philosophe ne peut plus interpréter que del’extérieur. La « joie » dont il a été question dans chacun des textes deBergson depuis L’Évolution créatrice, se retrouve surabondante dansune expérience mystique qu’elle suffit même à définir. Celle-ci rested’ailleurs prise dans l’expérience de la durée : en faisant participer laconscience humaine d’une durée qui serait plus ouverte et activeencore que la sienne, sans pour autant s’abolir ou se fondre en elle, elle

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LA CONCEPTION BERGSONIENNE DU TEMPS 203

arracherait l’histoire à la répétition du même ou au simple progrèstechnique, pour la remettre sur le chemin métaphysique que chacun denous éprouve déjà dans ses actes libres.

Ainsi, autant que « l’expérience » du temps, on aurait peut-êtrerejoint, jusque dans sa méthode et la composition de ses livre, laphilosophie « de Bergson », comme si l’une et l’autre s’éclairaientréciproquement, sans pouvoir se résumer à quelque formule simpleque ce soit.

On peut maintenant comprendre comment cette conception dutemps ne peut être réduite à un réalisme de la durée, à une critique del’intelligence, à un spiritualisme, même si tout cela s’y retrouve eneffet. Non seulement cette philosophie unit les contraires, commel’ont bien vu par exemple Deleuze ou Merleau-Ponty (sous le nom del’immanence ou de la différence, de l’intuition ou de la réflexion),comme ils ont tenté de le faire eux-mêmes, mais elle le fait toujours enrevenant au phénomène originaire qu’est pour elle le passage du temps.

Peut-être nous en révèle-t-elle ainsi la double et unique nature : onne contemple pas le passage du temps, on s’en étonne, on s’exclame :« que le temps passe ! », « que j’ai changé ! ». On s’aperçoit quequelque chose s’est passé. La surprise devant le temps combine laréalité d’un changement et l’idéalité d’un étonnement, et jalonne ainsidoublement le cours d’une vie et l’expérience d’une pensée, cellesde chacun d’entre nous. Chaque surprise profonde brise et renoue lecours du temps, par un instant méditatif qui révèle une continuitéréelle. Ensuite viendra le récit, la question : que s’est-il passé, qu’ai-jefait, qui suis-je ? Mais entre le réalisme de la durée et l’idéalisme durécit, la chance est à chaque fois offerte de se rapporter à soi et aumonde sans pour autant s’y perdre ni s’y confondre. En passant, letemps nous relie à nous-mêmes, et à une expérience partagée, qu’ils’agit moins de constituer ou de construire, que d’éviter de perdre oude laisser détruire.

Frédéric WORMS

Université de Lille III

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LE TEMPS CHEZ HUSSERL

La phénoménologie husserlienne du temps – présentée initia-lement dans la quatrième partie de son célèbre Cours de 1904/1905 1,approfondie dans plusieurs textes importants entre 1905 et 1913 2 ettrouvant un premier achèvement décisif dans les Manuscrits deBernau (1917/1918) 3 – établit que le temps est une forme. Lesanalyses des « tempo-objets » (Zeitobjekte) dans Husserliana X et du« procès originaire » (Urprozess) dans les Manuscrits de Bernau onten effet pour but de montrer qu’on ne peut rendre compte de la consti-tution du temps qu’en précisant la structure formelle – qui pose leproblème du temps sur un plan constitutif en deçà de la scissionsujet/objet 4 – de l’intentionnalité perceptive des objets relevant de lasphère immanente de la conscience, d’un côté, ainsi que des champs« horizontaux », médiatisés « protentionnellement » et « rétentionnel-lement », caractérisant ce que Husserl nomme une sphère « pré-immanente », laquelle est constitutive à la fois des tempo-objets

1. Husserl, Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps,trad. fr. H. Dussort, Paris, PUF, 1964.

2. Voir à ce propos Husserl, Sur la phénoménologie de la conscience intime dutemps, trad. fr. J.-F. Pestureau, Grenoble, J. Millon, 2003.

3. Die Bernauer Manuskripte über das Zeitbewusstsein (1917/18), HusserlianaXXXIII, R. Bernet et D. Lohmar (eds.), Dordrecht-Boston-Londres, Kluwer, 2001.

4. L’apport essentiel de la phénoménologie husserlienne du temps consiste ainsidans le fait de montrer que le problème du temps n’est pas celui de savoir si le temps« originaire » est « objectif » ou « subjectif », mais que le problème de la constitution dutemps exige de descendre en une sphère constitutive qui rend cette distinction d’abordpossible.

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206 ALEXANDER SCHNELL

immanents constitués et de l’auto-apparition du flux (ou procès)originaire lui-même, de l’autre.

Dans ce qui suit, nous aborderons ces deux sphères de la tempo-ralité telles que Husserl les analyse respectivement dans les textesdatant de 1905-1909 (temporalité immanente) et 1917-1918 (tempo-ralité pré-immanente). En ce qui concerne la première, nous nouscontenterons de simplement esquisser, dans les grandes lignes, lesanalyses husserliennes de l’intentionnalité rétentionnelle (qui sontrelativement connues 1) et approfondirons en revanche davantage lesélaborations – moins connues – de l’intentionnalité protentionnelle.Quant à la seconde, sur laquelle nous nous focaliserons principale-ment dans cette étude, nous examinerons autant le versant « noétique »que le versant « noématique » du « processus originaire » avec sastructure en « noyaux ».

LA TEMPORALITÉ IMMANENTE

À l’époque des Leçons de 1904-1905, Husserl hésite entre deuxtermes de l’alternative : dans certains textes, il assigne la vertu consti-tutive du temps aux data hylétiques (contenus d’appréhension), alorsque, dans d’autres textes, il privilégie les appréhensions – hésitationqui ne concerne pas simplement les analyses du temps mais égalementcelles de l’imagination et de la phantasía. La solution qu’il retientdans un premier temps est la thèse d’une auto-différenciation desactes d’appréhension et ce, en accordant la priorité aux actes d’appré-hension en tant qu’ils constituent une intentionnalité spécifique – nonpas celle qu’il appellera plus tard la « conscience rétentionnelle » 2,mais une sorte d’intentionnalité d’acte, différente certes d’une inten-tion objectivante visant un objet transcendant, qui rend compte du

1. Nous avons essayé de retracer en détail la mise en place de l’intentionnalitérétentionnelle chez Husserl dans notre ouvrage Temps et phénomène. La phénoméno-logie husserlienne du temps (1893-1918), Hildesheim, Olms, 2004, section B, chap. II,p. 99 sq.

2. Même si le terme de « rétention » apparaît ça et là dans des textes de Husserl de1904, son sens technique ne sera acquis qu’autour de 1907 – et Husserl ne l’utiliseraexplicitement en ce sens qu’à partir de 1908-1909. Notons d’ailleurs que ce termen’apparaît pas du tout dans les Leçons de 1905.

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LE TEMPS CHEZ HUSSERL 207

passage continuel de quelque chose de perçu à quelque chose deretenu dans un souvenir primaire.

L’intentionnalité rétentionnelle

La nouveauté de la conception de l’intentionnalité rétentionnelle– exposée pour la première fois très clairement dans un texte qui datede 1908-1909 1 – réside dans la remise en cause définitive de touteintentionnalité d’acte pour rendre compte de la constitution d’unécoulement temporel. Deux caractéristiques fondamentales distin-guent la rétention d’une simple auto-différenciation d’un acte : d’unepart, l’imbrication entre les phases successives de la conscience réten-tionnelle (c’est-à-dire entre la rétention, la rétention de la rétention,etc.) et, d’autre part, le caractère originairement synthétique (en unsens proche de celui de Kant) de cette « intentionnalité » spécifique :ainsi, on ne saurait assigner aucun pôle égologique à la rétention, la« conscience » rétentionnelle n’étant rien de plus que la sensationoriginaire retenue – celle-ci n’est donc ni un caractère d’acte, ni uncontenu psychique hypostasié.

Du coup, Husserl donne un statut à l’objet passé comme passé : cedernier n’est pas un acte psychique, il n’est pas une entité hypostasiée,mais il correspond à l’ensemble synthétique des « adombrations(Abschattungen) » imbriquées du point initial. Il caractérise larétention comme suit :

[…] rétention est une expression utilisable afin de désigner le rapportintentionnel de phase de conscience à phase de conscience, là où lesphases de conscience et les continuités de conscience elles-mêmes nedoivent pas être considérées comme des objets temporels.Par conséquent, la sensation, si l’on entend par là la conscience (pas lerouge, le son immanent qui dure, etc., c’est-à-dire le senti), et de mêmela rétention, le ressouvenir, la perception, etc. sont atemporels, riendans le temps immanent 2.

Husserl signale ici, au niveau de l’analyse de la temporalitéimmanente, l’entrée en jeu de phénomènes atemporels qui nous

1. Voir Husserl, Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, op. cit.,texte 50.

2. Ibid., p. 213.

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renvoient donc à une sphère au-delà (ou plutôt en deçà) de la sphèreimmanente. Cette « atemporalité » ne signifie pas que ces phénomènesseraient privés d’un caractère temporel, mais qu’ils ne sont pastemporels au même titre que les tempo-objets immanents constitués.

L’intentionnalité protentionnelle

Avant d’aborder d’une manière plus approfondie cetteconstitution de la temporalité immanente dans une temporalitépré-immanente, nous allons nous tourner maintenant vers le versantprotentionnel de la temporalité immanente (que nous trouvons dansles Manuscrits de Bernau 1). Husserl achève dans ces manuscritsl’analyse de la constitution d’un objet temporel immanent, en lacomplétant par la composante de l’intentionnalité protentionnellequi faisait encore défaut dans les descriptions antérieures, relativesexclusivement à la conscience rétentionnelle.

Voyons d’abord ce qu’impliquent les analyses relatives à l’inten-tionnalité protentionnelle pour la conception de cette intentionnalitérétentionnelle en général. Tandis que la rétention traverse la série despoints retenus « tombant » dans le passé afin de fixer l’objet retenu 2, laprotention, de façon symétrique, traverse la série des événementsattendus pour fixer son objet et, dans les deux cas, elle n’est pasdiscontinue, en « sautant » en quelque sorte d’un point à l’autre, maiselle est une intentionnalité protentionnelle dirigée continûment surtout ce qui est susceptible d’« arriver ». « Elle passe – si nous considé-rons le continuum comme composé de phases – d’une phase à l’autre,à travers elle à la suivante, à travers cette dernière à celle qui suitencore après et ainsi à toutes les phases » 3. Cela implique que, selon sastructure, cette intentionnalité est munie d’un horizon dont les phasespeuvent être remplies par l’advenue d’un datum de présence origi-naire, sans que celle-ci épuise ou absorbe ce caractère d’horizon ;la protention conserve sa continuité intentionnelle en s’étendanttoujours au-delà de tout remplissement (et en allant s’éteignant, toutcomme la rétention qui s’éteint aussi au-delà d’un certain seuil). Un

1. Dans ce qui suit, nous reprenons en partie des analyses déjà développées dans lechapitre III de la section B de notre ouvrage Temps et phénomène (op. cit.).

2. Husserliana XXXIII, texte 12, p. 256.3. Ibid., texte 1, § 3, p. 8.

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LE TEMPS CHEZ HUSSERL 209

autre parallèle avec la rétention est que la protention se dirige à la foisvers les futurs data originaires et vers les protentions futures corres-pondantes (comme la rétention, donc, qui se dirige vers le point retenuet vers la rétention du point retenu, etc.). Ainsi, il y a une imbricationde protentions qui rappelle évidemment la « queue de comète » desrétentions. « Le continuum des actes protentionnels est lui-même danschaque phase un continuum, et, plus précisément, un point y est uneprotention remplie, et ce qui demeure [est] une protention vide » 1.Husserl formule lui-même la symétrie entre la protention et larétention d’une façon très prégnante :

Dans le continuum protentionnel, toute protention antérieure secomporte vis-à-vis de la protention suivante comme toute rétentionpostérieure se comporte vis-à-vis de la rétention antérieure de la mêmesérie. La protention antérieure renferme en elle intentionnellement (lesimplique) toutes les protentions postérieures, la rétention postérieureimplique intentionnellement toutes les rétentions antérieures 2.

Au-delà des symétries entre les analyses de ces deux sortesd’intentionnalités, on constate aussi des asymétries entre cesdernières. En t1, la protention de a est plus « pleine (voll) » qu’en t2 (enconsidérant à chaque fois que t2 > t1). En ce sens, il est justifié de direque les protentions postérieures remplissent les protentions anté-rieures. Mais un tel remplissement n’est pas possible, en effet, dans lecas des rétentions. Si l’on parle de remplissement, c’est dans un toutautre sens de la modification – celui qui met en rapport la présentationavec une présentification (une rétention antérieure « remplit » ainsiune rétention postérieure, mais cela ne peut s’effectuer que dans unacte présentifiant, c’est-à-dire après coup, en « revenant » sur lesouvenir). La modification protentionnelle est donc continue tandisque la modification régissant le remplissement d’une rétentionpostérieure par une rétention antérieure est inéluctablement discrète.

À partir des descriptions précédentes, nous voyons d’ores et déjàquel est le complément décisif (qui tient compte de l’intentionnalitéprotentionnelle dans la constitution de la conscience du temps)apporté par Husserl à la structure temporelle de la sphère immanentedans les Manuscrits de Bernau. Ces analyses nous ont en effet éclairci

1. Husserliana XXXIII, p. 9.2. Ibid., p. 10.

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sur le rôle constitutif des protentions, conformément à la remarque deHusserl d’après laquelle la protention serait une rétention « renversée(umgestülpt) ». Mais dans le texte 2 de Husserliana XXXIII, Husserl vaétablir que cette description n’est pas encore suffisante parce qu’unedescription phénoménologique rigoureuse de la protention ne sauraitse contenter d’une caractérisation en termes d’un simple « symé-trique » de la rétention. C’est que, en réalité, protentions et rétentionssont enchevêtrées. Il n’y a donc pas seulement une modification réten-tionnelle de chaque noyau originaire, mais également une modifi-cation protentionnelle qui se greffe tant sur le noyau présent que surles intervalles rétentionnels. Cette intentionnalité protentionnelle,loin d’être un acte qui se surajouterait aux autres intentionnalités, tisseen quelque sorte une « structure » conscientielle continue – constitu-tive de la tempo-conscience immanente – et assure par là le surgisse-ment de nouveaux présents qui sont les points d’aboutissement dechacune de ces protentions. C’est précisément cette continuité quevise Husserl quand il dit que la protention ne s’applique passimplement d’« un point à un autre ».

Pour récapituler, on peut maintenant retenir les différents acquisdécisifs – venant compléter les premières analyses de la temporalitéimmanente qui étaient centrées, pratiquement de façon exclusive,sur l’intentionnalité rétentionnelle – que nous avons pu mettre enévidence dans ce qui précède. Ces acquis concernent donc :

– les imbrications des rétentions (dans les rétentions de rétentions,etc.) (Husserliana X, texte 50) (la même chose vaudra ensuite aussipour les protentions) ;

– l’intentionnalité protentionnelle (Husserliana XXXIII, texte 1) ;– l’enchevêtrement entre les protentions et les rétentions

(Husserliana XXXIII, texte 2).Le « débutant phénoménologique », affirme Husserl dans l’ultime

paragraphe de Logique Formelle et Logique Transcendantale, décrirad’abord les « objets immanents en tant qu’objets de l’expérienceimmanente, c’est-à-dire en tant qu’objets du temps immanent » 1. Cen’est que dans un second temps qu’il se rendra compte du fait que lesphénomènes (conscientiels) constitutifs de cette sphère immanente

1. Husserliana XVII, p. 292 ; Logique formelle et logique transcendantale, trad. fr.S. Bachelard Paris, PUF, 1957, 1984, p. 379.

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« ne sont rien dans le temps immanent » 1. Nous disposons désormaisde tous les éléments qui nous permettent de rendre raison de ces« choses de la plus haute importance, peut-être les plus importantes detoute la phénoménologie » 2 et d’attaquer de front la question de laconstitution de la sphère pré-immanente (et, corrélativement, de latemporalité « pré-immanente »).

LA TEMPORALITÉ PRÉ-IMMANENTE

Voici d’abord le plan qui va nous guider dans les réflexionssuivantes 3 :

1) Nous ferons d’abord deux remarques. La première concerne lesnotions de « hylè » et de « noème » et la seconde les raisons pourlesquelles il est nécessaire de descendre dans la sphère pré-immanentede la conscience transcendantale (dans laquelle nous rencontreronsune corrélation « noético-noématique » en un sens nouveau).

2) Ensuite nous analyserons le versant « noétique » de lacorrélation : le « procès originaire » et sa structure en « noyaux ».

3) Enfin, nous en étudierons le versant « noématique » ce qui nousamènera à introduire la notion de « formes noématiques » caracté-risant le noème d’une manière originale et différente des acceptionsclassiques.

Nécessité de descendre dans la sphère « pré-immanente » de laconscience transcendantale

a) La notion d’« impression originaire (Urimpression) » a posé– tant à Husserl qu’à ses successeurs – un certain nombre de problèmesdans les analyses de la constitution de la temporalité immanente(notamment eu égard à son héritage « sensualiste »). Comme le statutde la composante hylétique devra être clarifié dans la sphère pré-immanente et comme, par ailleurs, il nous faudra nous interroger sur lestatut du corrélat noématique du flux de la conscience originairement

1. Sur la phénoménologie de la conscience intime du temps, texte 50, p. 213.2. Ibid.3. Ces lignes reprennent certaines analyses déjà livrées dans notre étude « Tempo-

ralité hylétique et temporalité noématique chez Husserl », Annales de Phénoménologie,2004/3, p. 64-82.

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constitutive du temps, notre analyse de la constitution de la tempo-ralité pré-immanente procèdera d’abord à une mise au point généraleconcernant les notions de « hylè » et de « noème ».

Le statut ambigu de la hylè temporelle – entre une « matière detemps (Zeitmaterie) » et une « forme temporelle (Temporalform) »,termes introduits par Husserl dans le § 31 des Leçons – a été souventremarqué (par exemple par Levinas, M. Henry, R. Bernet). Nous nenous y attardons donc pas et renvoyons à ce propos aux excellentesanalyses de L. Tengelyi qui en présente l’essentiel dans son importantouvrage L’histoire d’une vie et sa région sauvage 1. Remarquonssimplement que le problème de la constitution de la phase initiale d’unprocessus temporel – point capital pour L. Tengelyi parce qu’ilrenferme tout le caractère paradoxal et ambigu du statut de la hylètemporelle – trouvera une solution dans les Manuscrits de Bernau,sans que l’on soit pour autant obligé de constater son échec par la miseen évidence d’une prétendue « différence originaire » (comme c’est lecas entre autres chez Merleau-Ponty, J. Derrida, P. Ricœur). En citantla précieuse Beilage IX au texte 1 de Husserliana X, L. Tengelyis’interroge sur la possibilité d’une conscience de la phase temporelleinitiale qui ne soit pas « objective (gegenständlich) » et il renvoie à cepropos aux « sensations de sentiment » et de « désir » (Gefühlsemp-findungen et Begehrensempfindungen) dont traite le § 15 b) de laCinquième Recherche Logique. Or, c’est précisément cette structurenon objectivante de la conscience ultimement constitutive du tempsque nous essayerons de clarifier par la suite.

« Noème » et « noématique » ne sont pas non plus des notionsétrangères aux analyses phénoménologiques du temps. À quoi renvoieexactement la notion de « temporalité noématique » ? Traditionnel-lement, elle désigne la temporalité des objets temporels constitués dela sphère immanente (voire même transcendante). Ainsi K. Held parlepar exemple à son propos d’une « constitution originaire d’un perçusensible en tant que tel – en tant qu’objet mondain et transcendant dansle temps objectif » 2. Or, dans les Manuscrits de Bernau (en particulier

1. L. Tengelyi, L’histoire d’une vie et sa région sauvage, trad. fr. P. Quesne,Grenoble, J. Millon, 2005, Deuxième partie, I, 1 et 2, p. 93-110.

2. K. Held, Lebendige Gegenwart, Phaenomenologica 23, La Haye, M. Nijhoff,p. 48.

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dans les textes 7 et 8), Husserl introduit une autre acception de latemporalité noématique qui concerne la temporalité du contenu d’unephase du procès originaire. Il faut en effet distinguer, nous l’avonsdéjà mentionné, entre deux sphères : dans la sphère immanente, noussommes en présence de data hylétiques, d’actes (de perception, derétention et de protention – mais toute la difficulté est justement desavoir si les rétentions et les protentions sont des « actes ») et d’objetstemporels corrélatifs (qui sont des objets immanents). Dans la sphèrepré-immanente, toutes ces entités sont constituées dans une autredimension constitutive que Husserl appelle parfois sphère pré-imma-nente, mais pour laquelle il choisit également de nombreux autrestermes : elle est une « autre dimension », un autre « monde » matérielou réel, un autre « plan constitutif », une autre « sphère d’objet », uneautre « couche de réflexion », etc. 1. Cette sphère pré-immanente estcaractérisée par une temporalité d’un autre ordre (de « second niveau »)qui est celle d’un procès (le « procès originaire », donc), constitutif dela temporalité comme forme et qui possède lui aussi des corrélats, pré-immanents eux aussi, que Husserl nomme – cette fois dans un sensnouveau – « unités noématiques » 2. À ce propos, Husserl renvoie parexemple à ce qui est conscient du point du son dans le mode (Modus)maintenant, dans le mode passé, etc. 3. Et il insiste :

[…] il faut clairement distinguer : [entre] la forme de temps (Zeitform)appartenant à l’essence du son lui-même (qui se constitue en vertu deces noèmes), [d’un côté, ] et la forme qui appartient aux processusde la conscience [= processus originaire] ainsi que leurs corrélatsnoématiques, [de l’autre] 4.

Plus loin, Husserl demande en outre :

Ne doit-on pas dire : les présentations relatives au contenu [i.e. lesnoèmes en tant qu’« objets dans le comment » de la sphère immanente

1. Cf. le texte 6 de Husserliana XXIII, p. 117-120.2. Pour la caractérisation de ces « unités noématiques », cf. Husserliana XXXIII,

p. 147 et p. 151.3. Ibid., p. 129.4. Ibid.

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constituée] ne sont pas, en réalité, des noèmes au sens où les modes despoints temporels le sont 1 ?

– ce qui signifie, à l’inverse, que si les premiers (les « objets dans lecomment ») sont des noèmes, les seconds (les modes des pointstemporels) le seront dans un sens différent. Nous voyons donc bien, eneffet, que Husserl introduit ici une notion de « noème » en deçà de lasphère immanente en la distinguant précisément des entités consti-tuées appartenant à cette sphère immanente, notion qu’il met donc surle même plan constitutif que le procès originaire lui-même.

Pour qu’on puisse mesurer, au sein de la sphère pré-immanente, lesens de cette nouvelle acception du noème – que l’on pourrait appelerun « tempo-noème » (ce terme n’est pas de Husserl) – ainsi que lanouvelle corrélation noético-noématique mise ici en jeu, il est d’abordnécessaire de comprendre en quoi Husserl avait besoin de descendredans cette sphère ultimement constitutive du temps.

b) Qu’est-ce qui rend nécessaire la descente dans la sphère pré-immanente, en deçà des entités constituées de la sphère immanente ?Il y a, à cela, deux raisons fondamentales. Notons d’abord qu’unedescription de la constitution de la temporalité immanente en termesd’impression originaire, de rétention et de protention, c’est-à-dire endes termes mettant en jeu une intentionnalité tout à fait spécifique, nerésout pas tous les problèmes si elle ne permet pas de rendre compte ducaractère temporel des composantes mêmes de la sphère immanente.La question de la constitution de la temporalité doit donc – et c’est là lepoint crucial – s’étendre sur toutes les objectités (et les composantesen général) de la sphère immanente ; et cela n’est possible qu’à condi-tion de décrire la temporalité des phénomènes constitutifs des compo-santes immanentes elles-mêmes et ce, dans des vécus phénoméno-logiques dans lesquels ces phénomènes s’attestent. Dans les termes deHusserl :

Si l’on appelle le temps phénoménologique, ainsi que ses objectités, [letemps] transcendantalo-« subjectif » par rapport au temps de la natureen tant que [temps] « objectif », il réside derrière la subjectivité de cettesphère du temps une autre sphère transcendantalo-subjective : lasphère des « vécus » (relevant eux aussi d’un autre niveau et étant munid’un nouveau sens) dans lesquels se constitue cette temporalité ; des

1. Husserliana XXXIII, p. 156 sq.

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vécus, dira-t-on donc d’abord, qui figurent, qui font apparaître (appari-tions qui sont elles aussi d’un niveau transcendantal plus profond) desobjets temporels avec leur forme temporelle mais qui ne sont pas eux-mêmes temporels, ni objectivement-temporels, ni temporels au sensd’un événement de ce temps transcendantal du premier niveau 1.

Or, cette descente permettra maintenant de procéder à une distinc-tion capitale : celle entre la phénoménologie des « objets temporels »et la phénoménologie des « tempo-objets », distinction par laquellenous accédons ainsi à la deuxième raison évoquée plus haut. De quois’agit-il exactement ?

Si l’on revient au point en deçà de l’abstraction de la dimensiontemporelle des « actes » intentionnels et de leurs phénomènes consti-tutifs, on s’aperçoit que tout « étant » possède, chacun à sa manière, uncertain caractère temporel 2. Avant de pouvoir poser la question dustatut de la temporalité de tout « étant », il faut d’abord distinguer lesdifférentes manières dont on peut concevoir leur « caractère » ou leur« dimension » temporels (un point à propos duquel les précisions deHusserl demeurent finalement assez elliptiques).

Prenons l’exemple de n’importe quel objet immanent (l’appari-tion d’une chose perçue, imaginée, remémorée, etc. ou encore l’actequi vise un étant « atemporel », etc.) : qu’en peut-on isoler commedéterminations temporelles ? On peut considérer, par exemple, qu’iln’y a de temps que d’un étant en mouvement ou subissant n’importequelle autre espèce de transformation 3. Dans ce cas, le « temps » del’objet dépend visiblement des conditions d’observation : cette pierresemble absolument en repos à l’échelle humaine, mais subit destransformations très significatives (d’usure, etc.) dans tel milieu, si onl’observe à l’échelle microscopique.

Mais on peut considérer aussi que ces différentes « fréquences » detous ces objets ne changent rien au fait qu’elles s’inscrivent toutesdans une durée « absolue », qui s’écoule d’une manière uniforme etcontinue, sans aucun changement de « vitesse » (car ce n’est quele temps qui permet que l’on parle d’un mouvement « lent » ou

1. Husserliana XXXIII, texte 10, p. 184. C’est nous qui soulignons.2. Husserliana XVI, p. 61.3. Cf. par exemple Aristote, Physique, livre D, 11, 219 a 7-8.

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« rapide ») 1, et qui est indépendante des unités de mesure susceptiblesde la décomposer en phases. Or, les objets doués de mouvement, detransformations, bref : d’un changement temporel, sont appelés parHusserl « objets temporels » 2 (zeitliche Objekte ou, souvent aussi,zeitliche Gegenstände). Pour le temps uniformément continu, enrevanche, on peut se servir de ce qui fut désigné par Newton du termede « temps absolu » (à l’image du sensorium Dei, terme que Newton autilisé pour l’espace absolu), en tant que forme absolue du « tempsobjectif » dans lequel s’inscrivent toutes les phases temporelles – et ce,qu’il y ait un spectateur ou non.

Ce qui est essentiel, c’est que la distinction que nous venons defaire reflète la conception du temps propre à l’attitude naturelle : iciun objet identique (persistant à travers ses propres changements),là le temps comme cadre formel « dans » lequel « se passe » ou « sedéroule » tout changement. Or, c’est justement des limites d’un tel« cadre » que se propose de faire état la phénoménologie husserliennedu temps : celle-ci n’est pas, en effet, exclusivement une phénoméno-logie des « objets temporels (zeitliche Objekte) », mais elle estégalement une phénoménologie des « tempo-objets (Zeitobjekte) » !Qu’est-ce alors qu’un tempo-objet ?

Par tempo-objets au sens spécial du terme [il s’agit donc là d’unespecies], nous entendons des objets qui ne sont pas seulement des unités[c’est-à-dire des « objets temporels »] dans le temps [c’est-à-dire dansle cadre temporel absolu], mais contiennent aussi en eux-mêmesl’extension temporelle 3.

Toute la difficulté consiste bien entendu dans le fait decomprendre comment les tempo-objets sont susceptibles de contenircette « extension temporelle ». Ce qu’on peut dire, c’est qu’un tempo-objet est le nom pour la durée temporelle (zeitliche Dauer) d’un objettemporel, sans être identique à ce dernier – à condition de distinguersoigneusement cette acception de la « durée » du « temps absolu » dontil a été question précédemment. Il ne s’agit pas là d’une déterminationpurement objective (cf. les objets temporels), ni, non plus, d’un cadre

1. Ce n’est pas non plus demeuré caché à Aristote, Physique, livre D, 10, 218 b 14-15.2. Voir par exemple Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du

temps, op. cit., § 7, p. 36.3. Ibid. (traduction de Dussort modifiée).

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absolu (qu’il soit « objectif » – le temps absolu newtonien, ou pure-ment « subjectif » – les distensiones animi de St. Augustin), maisd’une dimension en deçà de cette distinction, censée pouvoir en rendrecompte.

De tout ce qui précède, nous retenons donc que la descente dansune sphère pré-immanente, en deçà de la sphère immanente tellequ’elle s’offre à la description phénoménologique habituelle, estnécessaire si nous voulons rendre compte du caractère temporelde toutes les composantes de cette sphère immanente ; et que cettedescente nous met en présence d’« objets » spécifiques (les « tempo-objets » qui ne sont pas véritablement des objets puisqu’ils ne concer-nent que la dimension purement temporelle de n’importe quelle exten-sion « dans » le temps) que Husserl analysera à travers son analyse du« procès originaire » avec la structure qui le caractérise en propre. Lerecours à la temporalité pré-immanente est rendu possible par uneconstruction phénoménologique 1 qui est appelée par la nécessité derendre compte de la temporalité immanente (qui constitue, on le sait,la temporalité objective). Ce qui distingue ce projet de celui de Kant– précision qui s’impose dans la mesure où le préfixe « pré- » renvoiede toute évidence au caractère a priori du temps chez Kant – c’est quecette temporalité pré-immanente n’est pas simplement posée commeforme pure de la sensibilité, mais qu’il est possible d’en avoir une« expérience » (qui ne se réduit pas à une expérience simplementsensible).

Le « procès originaire » et sa structure en « noyaux »

Une telle construction phénoménologique est mise en œuvredans l’analyse husserlienne du pôle « noétique » du « procèsoriginaire », c’est-à-dire, plus particulièrement, du versant noétiquede la corrélation caractérisant ultimement la sphère pré-immanente.

C’est dans le texte 11 de Husserliana XXXIII que Husserl se placedirectement au niveau de ce procès originaire et qu’il entame l’analysede son versant noétique. Cette analyse réalise cette phénoménologiedes tempo-objets esquissée plus haut, c’est-à-dire de cela même qui

1. Pour la notion de « construction phénoménologique », cf. nos ouvrages La genèsede l’apparaître, op. cit., p. 33 sq. et Temps et phénomène, op. cit., p. 9-14, 202 sq., 250 sq.,255 sq.

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relève du moment temporel de l’objet temporel immanent – en faisantainsi l’économie du schéma appréhension/contenu d’appréhension 1.Comment Husserl effectue-t-il la construction phénoménologique dece procès originaire ? La structure de ce procès est caractérisée par lesphases qui sont constitutives des différentes dimensions du temps.Ces phases sont constituées de « data de noyau (Kerndaten) » réels,lorsqu’ils renferment des data non modifiés, et de data de noyauirréels, lorsque les data qu’ils renferment sont modifiés. Husserlappelle « [phénomène] d’évanouissement » (« Abklang » 2) le noyau« rétentionnel » – c’est-à-dire la phase du procès originaire consti-tutive des rétentions – en tant qu’il contient la modification rétention-nelle des data de noyaux perceptifs. Ce noyau « rétentionnel » n’estpas un acte, ni un simple contenu sensoriel, mais l’expression de lamodification et de la conscience et du contenu, et ce de façon« continue » et « médiate » 3.

L’analyse phénoménologique de ces « phases » constitutives duprocessus originaire s’effectue en deux temps : a) il s’agira d’abord decaractériser la nature de ces phases et le rapport qu’elles entretiennentavec le procès originaire ; b) cela nous permettra ensuite de com-prendre la manière dont le procès originaire s’apparaît à lui-même.

a) Reconstituons d’abord l’analyse de Husserl de la structure duprocès originaire et en particulier des « vécus originaires » de« contenus » d’une nouvelle sorte que sont les contenus de laprésentation originaire et des modifications d’une « même espèce »que sont les phases rétentionnelles et protentionnelles. Dans le texte 2(§ 8) de Husserliana XXXIII, Husserl écrit :

La conscience est un flux. Mais elle n’en est pas un au même titre qu’uncourant d’eau qui, lui, a son être dans le temps objectif. Le flux de laconscience n’est pas dans le temps objectif, dans le temps au sensordinaire du mot ; il porte bien plutôt en lui ce temps, la forme de touteobjectivité et d’abord de toute objectivité transcendantale du premierdegré avec tous les événements transcendants qui lui appartiennent enpropre (et puis aussi de l’objectivité extérieure dans le temps extérieur).

1. Pour un approfondissement de la nature et de la fonction de ce schéma, nous nouspermettons de renvoyer au chapitre I de la section A de notre ouvrage Temps etphénomène, op. cit., p. 21-33.

2. Husserliana XXXIII, p. 216.3. Ibid., p. 212.

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D’un autre côté, la conscience est en elle-même un flux. Elle possèdeelle-même une forme d’être « temps », précisément en tant que« flux » […] 1.

Quelle est la forme de ce « flux de vécus originaires » ? Le procèsoriginaire est un procès « protentionnel » infini (« éternel »), continu,unidirectionnel et irréversible. Toute phase ici est intention etremplissement, à l’infini. Il y a un ordre bien déterminé qui régitchaque phase constitutive du procès 2 : le procès originaire est uncontinuum de phases. Chaque phase est à son tour un continuum« rétentionnel » et un continuum « protentionnel ». Or, le continuum dephases du procès originaire est appelé par Husserl « série fonda-mentale (Grundreihe) ». Chaque phase de cette série est constituéed’un « noyau (Kern) » (d’une « phase originaire ») – à degré de rem-plissement maximal – et de noyaux modifiés à degré de remplissementvariable tendant vers zéro. Le noyau – ou la phase – originaire n’estplus décrit en termes d’« impressions » (comme c’était le cas dans lesLeçons), mais « il n’est ce qu’il est qu’en tant que noyau renferméintentionnellement » 3. Husserl dit aussi qu’il est « consciencesaturée » (point de saturation du moment de proximité).

Pour les noyaux modifiés, leur « caractère de noyau(Kernhaftigkeit) » diminue de degré à mesure que la modificationprogresse. Ces noyaux modifiés sont appelés « phénomènesd’évanouissement (Abklangsphänomene) » 4 lorsqu’il s’agit desnoyaux « rétentionnels ».

Quelle temporalité Husserl assigne-t-il à ces phénomènesd’évanouissement ? Les phénomènes d’évanouissement sont desnoyaux intentionnels qui peuvent à leur tour, par une abstraction, êtredivisés en des moments relevant d’une forme identique (noétiquementle maintenant et sa « modalisation », noématiquement le « sens ») etd’un contenu changeant (noématiquement la « plénitude » de ce sens).Ainsi, on est toujours en présence, même au niveau de cette sphère

1. Husserliana XXXIII, p. 45.2. Ibid., p. 43 sq.3. Ibid., p. 32.4. Ce sont en effet les phases en tant que « data de noyaux » rétentionnels que Husserl

nomme « phénomènes d’évanouissement » (cf. à ce propos Husserliana XXXIII, texte 11,p. 216 sq.).

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pré-objective, d’une certaine « corrélation noético-noématique ». Cequi répond de l’évanouissement, c’est l’« appauvrissement » de cette« plénitude ». Or, cette plénitude n’atteint pas le degré « zéro », sinonon ne comprendrait pas comment le temps peut continuer à s’écouleralors que la plénitude s’est déjà complètement appauvrie jusqu’à zéro.

Quant aux noyaux « protentionnels », Husserl ne les désigne pasd’un nom particulier. L’asymétrie entre les phénomènes d’évanouis-sement et les noyaux « protentionnels » traduit celle entre le caractère« lié » de la rétention et le caractère « libre » de la protention 1. En effet,l’expression la plus évidente de l’asymétrie entre la rétention et laprotention consiste dans le fait que le procès originaire n’a des noyauxintentionnels « remplis » qu’au passé (scil. les phénomènes d’éva-nouissement, justement). Enfin, ce sont ces deux sortes de noyauxmodifiés qui assurent le lien entre les continua ascendants et descen-dants, au niveau de la sphère pré-immanente, et les protentions et lesrétentions, au niveau de la sphère immanente.

Le procès originaire est alors intention de part en part 2, et il nedemeure aucun élément non-conscientiel à ce niveau ultime de laconstitution, en particulier pas d’« impression originaire » dont lapossibilité d’être médiatisée intentionnellement n’avait jamais pu êtreétablie auparavant d’une manière convaincante par Husserl – àl’exception du texte 54 de Husserliana X qui, toutefois, en livre plusune simple ébauche qu’une élaboration véritablement aboutie. Nousvoyons ainsi comment Husserl répond au problème du rapport entrel’impression originaire et les intentionnalités protentionnelles etrétentionnelles : leur médiation est assurée par le remplissement etl’évidement des phases caractérisant de façon essentielle le procèsoriginaire.

b) Le § 7 du texte 2 de Husserliana XXXIII précise la nature de ladouble intentionnalité du flux de la conscience. Ce texte s’oppose defaçon évidente aux tentatives essayant de réduire la philosophiede Husserl à une philosophie de la réflexion qui ne réussirait pas àéchapper à l’aporie selon laquelle la saisie du « sujet », du « Moi », etc.

1. Cf. à ce propos le Manuscrit LI 18, Haupttext 11, Bl. 2-4, p. 03b (qui n’a pas étéintégré dans le tome Husserliana XXXIII) où Husserl approfondit la différence entrel’attente et le souvenir.

2. Cf. aussi Husserliana XXXIII, p. 100.

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par lui-même serait vouée à l’échec parce que, dans cette saisie, lepôle-sujet viendrait toujours « en retard » quand il essaie de s’appré-hender comme pôle-objet. Il n’y a pas chez Husserl l’idée qu’un pôle-sujet substantialisé se rapporterait à lui-même en tant qu’objethypostasié. Il n’empêche que les paragraphes en question des Leçonsne permettent pas de comprendre de façon satisfaisante la manièredont le flux absolu apparaît à lui-même. C’est ici que le § 7 du textecité apporte des éclaircissements importants à ce propos – au-delà dece que suggérait déjà le § 1 du texte 1 de Husserliana XXXIII. Husserlprécise en effet la nature de cette « double intentionnalité » du flux dela conscience : d’un côté, celle-ci possède son objet « primaire » verslequel elle est dirigée et qui se donne selon divers modes de remplis-sement représentés par Husserl sous forme d’un diagramme tridimen-sionnel du temps 1. Répétons-le, il ne s’agit pas ici des tempo-objetsimmanents, mais des phénomènes – relevant de la temporalité pré-immanente – constitutifs de ces derniers. Mais, d’un autre côté, cetteconscience a aussi d’autres objets, « infiniment nombreux » : les objets« secondaires » qui sont les modes d’apparition selon lesquels laconscience s’apparaît à elle-même de façon « intime » : autrement dit,il s’agit là de la conscience de son propre « processus intentionnel » 2.Comment concevoir alors ce mode d’auto-apparition ? 1) Ce moden’est pas visé de façon insigne. 2) Il est médiat. 3) Et, surtout, la saisiede la conscience par elle-même s’effectue grâce au remplissement dechaque intention dans le passage continu de l’une à l’autre : « touteintention postérieure inclut d’une certaine manière l’intention anté-rieure, non pas réellement, mais néanmoins d’une façon conscien-tielle […] » 3. Le fait que Husserl précise que ce mode d’inclusion nerelève pas d’une conscience « réelle » revient là encore à une remise encause explicite de l’applicabilité du schéma appréhension/contenud’appréhension à ce niveau ultimement constitutif du procèsoriginaire 4.

Que pouvons-nous déduire de ces analyses ? Contrairement à ceque nous enseignaient encore les Leçons, il n’y a pas dans la sphère

1. Cf. à ce propos notre ouvrage Temps et phénomène, op. cit., p. 211 sq.2. Husserliana XXXIII, p. 42.3. Ibid., p. 42 (c’est nous qui soulignons). Cf. aussi, p. 47.4. Voir aussi Husserliana XXXIII, Supplément IV, p. 162.

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pré-immanente de constitution d’une série de « maintenant » auxquelss’enchaîneraient des continua rétentionnels (et protentionnels). Il n’ya pas non plus de série d’impressions originaires dont l’apparitionsuccessive coïnciderait d’une façon mystérieuse avec les phases del’auto-apparition du flux absolu. Ce qui constitue bien plutôt l’auto-apparition du procès originaire, c’est un double continuum d’inten-tions (une « gradualité intentionnelle positive et négative » qui n’a riend’une intentionnalité d’acte – il n’y a donc pas, répétons-le, demoment sensoriel ultime) dont l’intersection ou la « rencontre » dansdes phases originaires constitue la conscience d’une présence origi-naire (il y a identité entre le point maximal de la gradualité positive etle point minimal de la gradualité négative). Et contrairement à ce quiressortait de ces mêmes Leçons, le procès originaire ne prend pasconscience de lui-même « après coup », d’une façon « retardée », maisdans un flux de noyaux médiatisés « protentionnellement et rétention-nellement », lequel flux est conscient dans un présent à son tourfluent 1. C’est précisément parce que le procès originaire est dans cettesphère « primitive » un double continuum « protentionnel » et « réten-tionnel » 2 qu’il a conscience de lui-même « en même temps » 3 qu’ill’a du tempo-objet qu’il « in-stitue ». Cet « enchaînement » entre lesdeux ordres continus constitue un continuum de phases originairesdont ce n’est que le remplissement par un contenu qui constitue, enfin,l’objectivité de la temporalité immanente.

Les « formes noématiques »

Procédons maintenant à l’analyse du versant « noématique » duprocès originaire. Nous avons vu plus haut que Husserl introduit dansla sphère pré-immanente une nouvelle acception du noème. Unpassage du texte 7 de Husserliana XXXIII où Husserl établit comments’articulent la « forme » et le « contenu » dans une phase du procèsoriginaire, insiste encore une fois là-dessus. Husserl y écrit que le

1. Cf. R. Bernet, « Einleitung der Herausgeber », dans Husserliana XXXIII, p. XLII.2. L’expression plus appropriée, introduite ici par Husserl, est celle d’une

intentionnalité « remplissante » (« erfüllend ») et « évidante » (« entleerend »).3. Cet adverbe temporel est ici dénué de sens, car il relève à son tour de la sphère

immanente constituée.

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LE TEMPS CHEZ HUSSERL 223

contenu du processus constitutif, le « contenu dans la forme originairedu maintenant »

n’est pas un second contenu [à côté ou en deçà du contenu del’impression originaire], mais bel et bien le contenu non pas simplementen tant que visé, non pas en tant qu’intuitionné en général, mais en tantque donné de façon originale. Et cet être-donné original n’est pasquelque chose qui fait le contenu (etwas den Inhalt Ausmachendes)[c’est-à-dire qu’il n’est pas lui-même un contenu sensible, ni de lasphère immanente, ni de celle du processus originaire], mais uncaractère intentionnel, avec lequel le contenu est conscient pour laconscience 1.

Ce contenu noématique, i.e. ce qui constitue cela même quiest susceptible d’être maintenant dans le mode « maintenant » de laphase originaire, d’être passé dans le mode « passé » du phénomèned’évanouissement, etc., n’est donc pas lui-même un contenu, mais uncaractère intentionnel 2 qui rend possible tout rapport à un contenu etce, en termes de remplissement et d’é-videment. Il correspond trèsprécisément à cette unité de la « présentation originaire » et de soncontenu (ainsi que des modifications « rétentionnelles » et « proten-tionnelles » et de leurs contenus respectifs) ou encore aux « noyaux »– se donnant dans des « vécus originaires » – qui nous étaient déjàapparus plus haut.

La mise en évidence du caractère intentionnel des « tempo-noèmes » eux-mêmes permet de comprendre pourquoi Husserl parle,lorsqu’il décrit ces derniers, de « formes noématiques » (noematischeFormen). Cette expression vise à écarter définitivement le dualismeentre la forme « subjective » et le contenu « objectif » qui subsistaitencore dans la première étape de l’analyse du procès originaire.Husserl détermine ces formes noématiques comme des « formesnoématiques de “sens” (noematische “Sinnes”-Formen) » 3.

Comment Husserl s’y prend-il pour fournir l’analyse noématiquedes tempo-objets qui correspond à celle du versant noématique duprocès originaire avec sa structure en noyaux ? Les termes qui

1. Husserliana XXXIII, p. 128-129.2. Cf. la caractérisation des noyaux du procès originaire dans Husserliana XXXIII,

texte 2, p. 32 et p. 38.3. Ibid., texte 8, p. 142.

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224 ALEXANDER SCHNELL

permettent de relier ces deux analyses sont ceux de « montée » (ou« augmentation ») et de « descente » (ou de « diminution ») graduels(graduelle Steigung et Minderung ou Sinken) 1. Alors que la premièreanalyse, celle du versant noétique du procès originaire, est focaliséesur la structure en noyaux du procès ainsi que sur les phénomènesde son remplissement et é-videment, la seconde est conduite entermes de « modifications ». Voici comment Husserl caractérise cesmodifications :

La « modification » désigne […] une opération qui s’accomplit dans unsens toujours identique. Cet opérer (das Operieren) est l’écoulementvivant, continu, de la conscience elle-même et désigne son effectuation(Leistung) intentionnelle spécifique qui change continûment, un jaillis-sement (Hervorströmen) continu d’instances (Bestände) noématiquesdont chacune est selon sa « forme » une modification continue desinstances antérieures […] 2.

Les modifications augmentent ou diminuent graduellement 3 etsont elles-mêmes susceptibles d’être modifiées 4 – Husserl livre ainsiici l’analyse de la constitution de l’imbrication au niveau des réten-tions et des protentions dans la sphère pré-immanente, laquelle estultimement constitutive de ces entités immanentes.

D’un point de vue formel, il semblerait donc qu’on puisse séparerles deux analyses : celle du procès originaire permettrait de rendrecompte de l’écoulement temporel, et celle des modifications du rapportau contenu noématique. Or, en réalité, ces deux analyses sont indisso-ciables 5, car « la forme ne change pas sans contenu » 6. La citationsuivante permet de bien s’assurer de ce caractère indissociable :

a) Le contenu comme matière de la forme maintenant et de toute formedu passé est un noyau de sens (Sinneskern) qui traverse identiquementtoutes ces formes. Du point de vue du contenu, le point en question du

1. Husserliana XXXIII, p. 34 sq. et p. 143 sq.2. Ibid., p. 144.3. Ibid., p. 143.4. Ibid.5. Ce caractère indissociable s’atteste également par la citation suivante : « Des deux

côtés la séparation en moments noétiques et noématiques est une séparation idéale dans lamesure où la conscience de phases est une, tout comme ce dont elle a conscience en tantque tel, à savoir : son noème », ibid., p. 147.

6. Ibid., p. 145.

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LE TEMPS CHEZ HUSSERL 225

tempo-objet est « visé » comme identique, c’est-à-dire que […] il est icile même, justement, pour toutes les modifications (Abwandlungen)continues. b) Mais pas seulement. Dans chaque modification de laforme, dans le passage idéel […] d’un mode de la forme de la donationdu temps à des modes sans cesse nouveaux de la même matière, ce n’estpas seulement la matière qui est identique, mais également le pointtemporel (Zeitpunkt) lui-même. C’est en permanence le même point dutempo-objet, sa forme : le pur point temporel et son contenu sont […]identiquement le même pour tous les modes de donation de ce point dutempo-objet. […] Le contenu est certes sans cesse identique […] mais[il] a, lui aussi, des modes de donation changeants qui sont parallèles àceux de la forme de donation du point temporel 1.

On voit donc que 1) Husserl identifie l’analyse du procèsoriginaire et des modifications noématiques en mettant en évidence un« noyau de sens » identique traversant toutes les modalités du tempo-objet. Ce « noyau de sens » n’est rien d’autre que le « tempo-noème »,le noème dans le sens de la phénoménologie du temps, c’est-à-dire lamatière, le contenu, des modalités temporelles. Autrement dit, il s’agitlà de la matière ou du contenu de ce noyau de part en part intentionneldont parlait le texte 2 de Husserliana XXXIII. 2) Cette identité dutempo-noème est indissociable de celle de la modalité temporelle elle-même et il y a à la fois identité de la modification et des modes dedonation de la matière et de la forme du tempo-objet (i. e. du tempo-noème et du point temporel).

Or, cette phénoménologie de la temporalité noématique a enretour des implications sur le statut même des data hylétiques :Husserl procèdera ainsi, au terme de ces analyses, à une « reconfigu-ration » (Neugestaltung) du concept de datum hylétique 2 : le « datumhylétique » (Husserl ne choisit pas de terme particulier pour le distin-guer du datum hylétique au sens habituel du terme) spécifique au« temps phénoménologique » est quelque chose de réel qui se rapporteau formel, à ce qu’il y a de formel, en tant que « conscience de l’origi-nalité » 3. Il y a une sensation (Empfinden) spécifique – tant au niveaude la phase originaire que, d’une manière modifiée, au niveau desphases rétentionnelles (et protentionnelles) – qui n’assure pas seule-

1. Husserliana XXXIII, p. 145.2. Ibid., Supplément IV, p. 161, n. 1.3. Ibid., p. 161.

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226 ALEXANDER SCHNELL

ment le rapport au contenu, mais qui permet précisément de jeter lepont avec l’analyse du processus originaire, dans la mesure où il y vad’un « moment de la vie qui survient en effet comme s’écoulant(fließend) et qui disparaît, ou disons : le « datum hylétique réel (reelle)<est une composante> de la conscience elle-même et n’est pas unecomposante de l’objet conscient (du soi-disant son immanent dutemps immanent) » 1. Autrement dit, les phénomènes ultimementconstitutifs de la temporalité immanente possèdent, en deçà de ladistinction entre la noèse et le noème au sens immanent et au niveau decette corrélation noético-noématique dans le sens le plus radical duterme, un caractère hylétique tout à fait spécifique – ils sont des« noyaux de la conscience qui ne sont pas indépendants » 2, ou encoredes « teneurs de noyau (Kerngehalte) » 3 en tant que « substrats » de lanoèse (en un sens certes non substantiel, Husserl souligne à cet égardqu’il ne faut pas « se fourvoyer » 4 en employant cette expression) –,caractère hylétique qui n’appartient à aucun objet, mais à laconscience intentionnelle originairement constitutive des tempo-objets 5. Cette distinction illustre ainsi une déconnexion entre latemporalisation et l’objectivation qui a lieu tant sur le plan du versantnoématique que sur celui du versant noétique du procès originaire.

En quoi consiste alors la contribution de la phénoménologiehusserlienne à la philosophie du temps en général ? Husserl montreque la réponse à la question de savoir « ce qu’est le temps » exige des’interroger sur la manière dont se constitue le temps. Une telleconstitution n’est pas l’œuvre d’un sujet « producteur » (le temps n’estpas « subjectif » au sens de l’« idéalisme de production »), mais elle nese contente pas non plus, bien entendu, de constater simplement l’être-en-soi du temps (et son caractère prétendument « objectif »). L’origi-

1. Husserliana XXXIII, p. 161.2. Ibid.3. Ibid., p. 162.4. Il faut effectivement se garder d’hypostasier ces « data hylétiques » (ce qui

pourrait donner lieu e. a. à une application mal à propos du schéma appréhension/contenud’appréhension) car une modification « rétentionnelle » et « protentionnelle » dans lasphère pré-immanente ne s’appuie jamais sur des sensations, ni sur des reproductions,mais justement sur les noyaux (phases originaires, phénomènes d’évanouissement etphases « protentionnelles »).

5. Husserliana XXXIII, p. 161.

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LE TEMPS CHEZ HUSSERL 227

nalité de la phénoménologie husserlienne du temps consiste bienplutôt dans la mise en évidence d’un niveau constitutif en deçà duclivage traditionnel entre le sujet et l’objet, niveau ultime où se consti-tuent à la fois la temporalité originaire et ce dont elle est l’« étoffe » – àsavoir le flux originaire de la « conscience absolue » (dans le sens« asubjectif » et « anonyme » qui est requis pour ne pas retomber,justement, dans une perspective subjectiviste récusée par laphénoménologie génétique).

Alexander SCHNELL

Université de Poitiers

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INDEX THÉMATIQUE

Aporie(s), aporétique du temps10-12, 29, 62, 160, 167, 195

Aprioricité du temps 116, 120-121

Apparition du temps 43Attente 31Avenir 23-24, 40-41, 142, 154,

165, 167-168, 185, 194

Caractérisation du temps 42,164

Commencement du temps 65,145-147, 150

Constitution du temps 205,207, 212, 226

Continuité, continuum dutemps 16, 21, 79, 105-106,109-111, 117, 143-144, 151,186

Cours du temps 14, 20

Définition du temps 17, 25-26,28, 39, 42, 53-55, 76, 98-100, 105, 162, 164

Déréalisation du temps 29

Détermination du temps 13,17, 21, 25, 28

Devenir 9, 11, 14-15, 19, 24,29, 31-34, 113, 151, 174-175, 198

Discontinuité du temps 16, 21Distension 30, 32, 39, 42, 49-

50, 56, 195, 196, 217Durée 110-112, 135, 185-188,

190-195, 199-200, 202

Engendrement du temps 42,48, 147, 149, 151, 154

Essence du temps 9, 17, 29Étance du temps 10, 12Éternel 19, 23-25, 33, 45, 50-

51, 59, 63-65, 68, 147Éternité 14-15, 30, 35-40, 41-

44, 46, 48, 51, 56, 58-59, 61-66, 68-69, 75, 80, 85-86, 89-90, 140, 144-147, 162-163,171, 173, 179

Être du temps 13, 70-74, 83, 86Événement 147, 149, 154Exaiphnês 11

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230 INDEX THÉMATIQUE

Existence du temps 94Expérience du temps 27, 62,

68-69, 83, 85, 90, 152, 155-157, 182, 195-196, 200-201,203

Flèche du temps 111, 113Fluidité du temps 12, 16, 27Futur 11-12, 19, 27, 30-31, 39,

58, 65, 68, 70-73, 79-80, 82-83, 139, 144-146, 149, 152-153, 173, 176

Généalogie du temps 141-142,147, 152

Genèse du temps 42-43, 46, 59,65, 80, 149, 152

Idéalité du temps 91, 94, 105-106, 109-112, 118-120, 122-124, 147

Indétermination du temps 17-18, 27

Infinité du temps 143Instabilité du temps 16Instant 145, 154, 195-200, 202

Ligne du temps 12

Maintenant 11-13, 16, 19-21,27, 33-34, 55, 145, 164, 168,173, 175-176

Mémoire 31, 34, 45, 78-80, 82,186-187, 189, 190, 191, 192

Mouvement 10-29, 31-34, 37-38, 44, 46, 52-57, 73-75, 83,95

Naissance du temps 37, 43-44,48, 58

Nature du temps 21, 43, 55, 58Non-étance du temps 13

Origine du temps 42, 80

Passé 11-12, 19, 24, 27, 30-31,39, 41, 65, 68, 70-73, 79-80,82-83, 139, 142, 144-146,149-150, 152-155, 165-168,170, 173, 176, 185, 194

Perpétuel 35, 63Perpétuité 40Présence 31, 33Présent 19-21, 24, 30-31, 33,

36, 38-39, 44, 63, 65, 68, 70-73, 75, 77, 83, 85, 139, 142,144-146, 149, 152-153, 155,164-168, 173, 185, 194, 199,202

Production du temps 45-46, 59Propriétés du temps 116Protention 208, 209, 210, 220

Réalité du temps 11, 109, 122-123, 147, 170, 182, 185, 197

Rétention 206, 207, 208, 209,210, 220

Signification du temps 13-14Simultanéité 21, 68, 79, 82,

101, 104-105, 110, 138, 150,153-154, 196, 199, 200

Site du temps 72-73, 78Statut ontologique du temps

105-106Structure du temps 93

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INDEX THÉMATIQUE 231

Succession 21, 34, 49-51, 64,66-69, 137, 146, 150-154,187, 188, 189

Temporalité 11, 36, 39, 41, 56,79, 83-84, 111, 141, 146,172

Temporalité immanente 207-211, 213-214, 217

Temporalité naturelle 33Temporalité originaire 141,

153Temporalité pré-immanente

211, 213-214, 217, 221Temporalité vécue 33Temps de la nature 65, 67-69,

73, 83Temps et âme 9-11, 13, 15-18,

25-32, 34, 43-47, 49-50, 55-59, 62-63, 69, 73-74, 78-81,83

Temps et causalité 91, 101-105, 110, 137

Temps et création 62-67, 69,193, 194

Temps et esprit 161, 172Temps et états des choses 100,

102Temps et être 30, 69, 70, 173Temps et histoire 34, 86-88,

160, 176, 178-180Temps et invention 198

Temps et mesure, métrique 69,70-73, 75-79, 81, 92, 148

Temps et monde 148Temps et négativité 159, 172-

174Temps et nombre 17-18, 23,

25-26, 52-57Temps et ordre 99-100, 103-

104Temps et organisme 141-144,

146Temps et relation 91, 98-100,

102, 105-106, 109Temps et sujet 147, 149, 155-

156Temps absolu 92-93, 96-98,

216, 217Temps divin 149Temps historique 170, 176,

180Temps humain 62, 69, 86, 140,

149Temps naturel 169-172, 176,

180Temps objectif 31, 205, 216,

217, 226, 227Temps originaire 205Temps réel 169-171Temps subjectif 29, 147, 205,

217, 226, 227Temps vécu 83Temps vulgaire 9, 161

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PRÉSENTATION DES AUTEURS

Jean-Pascal ANFRAY : Maître de conférences à l’Université de Provence (Aix-Marseille I), ancien élève de l’École Normale Supérieure, agrégé dephilosophie. Ses recherches en histoire de la philosophie portent surLeibniz, la philosophie médiévale et la scolastique tardive et concernentprincipalement la métaphysique du temps et des modalités (Qu’est-ce quela nécessité ?, Vrin, à paraître). En 2004, il a soutenu sa thèse de doctorat,Temps, prescience et contingence. Leibniz et ses antécédents scolastiques.

Christophe BOUTON : Professeur à l’Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3. Ses travaux portent plus particulièrement sur la question dutemps et de l’histoire dans la pensée allemande de Kant à Heidegger. Il anotamment publié : Temps et esprit dans la philosophie de Hegel. DeFrancfort à Iéna, Paris, Vrin, 2000 ; Le Procès de l’histoire. Fondements etpostérité de l’idéalisme historique de Hegel, Paris, Vrin, 2004 ; La Physio-gnomonie. Problèmes philosophiques d’une pseudo-science, Ch. Bouton,V. Laurant, et L. Raïd (dir.), Paris, Kimé, 2005 ; Dieu et la nature. Laquestion du panthéisme dans l’idéalisme allemand. Ch. Bouton (éd.),Hildesheim-Zurich-New York, Olms, 2005.

Mai LEQUAN : Maître de conférences à l’Université Lyon 3-Jean Moulin,ancienne élève de l’École Normale Supérieure de Fontenay-Saint-Cloud,docteur en philosophie de l’Université Paris 4-Sorbonne, agrégée dephilosophie. Travaille essentiellement sur la morale, la philosophie del’histoire et la philosophie de la nature dans l’idéalisme allemand (Kant,Hegel, Schelling). Auteur notamment de La chimie selon Kant, Paris,PUF, 2000 ; La philosophie morale de Kant, Paris, Seuil, 2001 ; Kant,Projet de paix perpétuelle, Paris, Ellipses, 2002 ; Métaphysique etphilosophie transcendantale selon Kant, M. Lequan (dir.), Paris,L’Harmattan, 2005.

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234 PRÉSENTATION DES AUTEURS

Bernard MABILLE : Professeur à l’université de Poitiers. Ouvrages publiés :Hegel. L’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999 ; Hegel,Heidegger et la métaphysique. Recherches pour une constitution, Paris,Vrin, 2004 ; Le principe, Paris, Vrin, 2006.

Teresa PEDRO : Doctorante, associée à la Fondation pour la Science et laTechnologie (FCT-MCT) de Lisbonne, prépare une thèse sur « Laconscience et la représentation dans l’œuvre de Schelling » à l’UniversitéParis IV. Elle a publié plusieurs articles portant sur la philosophie deSchelling et de Fichte.

Sylvain ROUX : Maître de Conférences à l’Université de Poitiers, Membreassocié de l’UPR 76 « Histoire des doctrines de la fin de l’Antiquité et duHaut Moyen Âge » (CNRS). Travaille essentiellement sur Plotin et latradition platonicienne. Auteur de La recherche du principe chez Platon,Aristote et Plotin, Paris, Vrin, 2005.

Alexander SCHNELL : Maître de Conférences à l’Université de Poitiers. Sestravaux portent en premier lieu sur les idéalismes transcendantaux ainsique sur les philosophies du sujet et de la subjectivité. Publications : LaGenèse de l’apparaître. Études phénoménologiques sur le statut del’intentionnalité, Beauvais, Mémoires des Annales de Phénoménologie,2004 ; Temps et Phénomène. La phénoménologie husserlienne du temps(1893-1918), Hildesheim, Olms, 2004 ; De l’existence ouverte au mondefini. Heidegger 1925-1930, Paris, Vrin, 2005 ; Le bonheur, Paris, Vrin,2006. L’auteur a publié de nombreux articles dans le domaine de laphénoménologie et de la philosophie classique allemande (Kant, Fichte,Schelling).

Frédéric VENGEON : Agrégé de philosophie, docteur associé au CRCI, Lyon,vient de soutenir une thèse sur la « Constitution du monde humain chezNicolas de Cues ». A publié plusieurs articles sur les rapports entrel’anthropologie et la connaissance mystique dans la philosophie de laRenaissance.

Frédéric WORMS : Professeur à l’Université de Lille III. Directeur du CentreInternational d’Étude de la Philosophie Française Contemporaine (ENS,Paris). Auteur notamment de Bergson ou les deux sens de la vie, Paris,PUF, 2004 ; Introduction à Matière et mémoire de Bergson, Paris, PUF,1997 ; Bergson. Biographie (en collaboration avec P. Soulez), Paris, PUF,2002 ; Annales Bergsoniennes, Paris, PUF, t. 1 (2002), t. 2 (2004) et t. 3 (àparaître).

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TABLE DES MATIÈRES

Avant-Propos .............................................................................. 7

Les « acolytes » du temps (à partir d’une lecture d’Aristote)par Bernard MABILLE ............................................................... 9

L’aporie de l’indétermination ................................................ 10Le mouvement, premier acolyte ............................................ 14Le socle de philosophie première ........................................... 19L’âme, second acolyte ........................................................... 25

Le manque et l’écart : La genèse du temps selon Plotinpar Sylvain ROUX ..................................................................... 35

Temps et manque ontologique ............................................... 37La genèse du temps et la distension de l’âme .......................... 42Plotin et Aristote : le temps et le mouvement .......................... 52Conclusion ............................................................................ 58

Un temps pour l’éternité. Le temps dans la pensée d’Augustinpar Frédéric VENGEON .............................................................. 61

Le temps de la Création .......................................................... 62L’expérience du temps........................................................... 69Le sens anthropologique du temps ......................................... 83

La théorie du temps de Leibnizpar Jean-Pascal ANFRAY ........................................................... 91

Critique du temps absolu........................................................ 92

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236 TABLE DES MATIÈRES

Le relationnisme leibnizien : une théorie causale du temps .... 98Labyrinthus continui : l’idéal (le temps) et l’actuel

(la durée) ............................................................................ 105Conclusion : les monades et la flèche du temps ...................... 111

Quatre aspects du temps dans la Critique de la raison purede Kant, par Mai LEQUAN ......................................................... 115

Le temps comme intuition pure : l’« Esthétique transcen-dantale » ............................................................................. 115

Le temps pur de l’imagination transcendantale originai-rement productrice : la « Déduction des concepts purs del’entendement » (« Analytique des concepts ») ................... 125

Le temps comme schème catégorial : « Du schématismedes concepts purs de l’entendement » (« Analytique desprincipes ») ......................................................................... 128

Les trois modes du temps ou « Analogies de l’expérience »(« Analytique des principes »)............................................. 133

Le temps selon les Âges du Monde de F. W. J. Schellingpar Teresa PEDRO...................................................................... 139

Le caractère organique du temps ............................................ 141Temps et sujet ........................................................................ 147La fondation du temps : la décision ........................................ 152

Hegel et le problème du tempspar Christophe BOUTON ............................................................ 159

La dialectique du temps ......................................................... 162Temps et négativité................................................................ 172Temps et concept ................................................................... 175Temps et histoire ................................................................... 179

La conception bergsonienne du tempspar Frédéric WORMS ................................................................. 180

De l’écoulement du temps à l’idée de durée ........................... 184De l’instant de la pensée à l’expérience de la simultanéité ...... 195Conclusion ............................................................................ 201

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TABLE DES MATIÈRES 237

Le temps chez Husserlpar Alexander SCHNELL ............................................................ 205

La temporalité immanente ..................................................... 206La temporalité pré-immanente .............................................. 211

Index thématique ......................................................................... 229

Présentation des auteurs............................................................... 233

Table des matières ....................................................................... 235

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DANS LA MÊME COLLECTION

Le bonheur, sous la direction d’Alexander Schnell, 240 pages, 2006.Le corps, sous la direction de Jean-Christophe Goddard, 256 pages,

2005.La justice, sous la direction de Patrick Wotling, 200 pages, 2007.Le principe, sous la direction de Bernard Mabille, 240 pages, 2006.La pulsion, sous la direction de Jean-Christophe Goddard, 240 pages,

2006.

À paraître

Les émotions, sous la direction de Sylvain Roux.L’interprétation, sous la direction de Patrick Wotling.