24- Initiation et Réalisation spirituelle

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Ren Gunon

Initiation et Ralisation spirituelle

AVANT-PROPOS

Pressentant peut-tre sa fin prochaine, Ren Gunon, dans les mois qui prcdrent immdiatement sa mort, nous avait donn quelques indications en vue de laccomplissement de son uvre lorsquil aurait disparu. Dans des lettres dates du 30 aot et du 24 septembre 1950, il nous exprimait, entre autres choses, le dsir que soient runis en volumes les articles quil navait pas encore utiliss dans ses livres dj existants. Il y aurait seulement, nous crivait-il, la difficult de savoir de quelle faon les arranger pour en former des ensembles aussi cohrents que possible, ce quactuellement je serais bien incapable de dire moi-mme... Si jamais je pouvais arriver prparer quelque chose, ce dont je doute malheureusement de plus en plus, je prfrerais arranger avant tout un ou deux recueils darticles sur le symbolisme, et peut-tre aussi une suite aux Aperus sur lInitiation, car il me semble quil y aura bientt assez dautres articles touchant ce sujet pour pouvoir former un deuxime volume . Louvrage que nous prsentons aujourdhui est la premire ralisation du vu formul par Ren Gunon. Nous lavons choisi pour inaugurer la srie des livres posthumes parce quil se prtait tre plus rapidement mis au point que les ouvrages sur le symbolisme que Ren Gunon envisageait en tout premier lieu, et aussi parce que le sujet trait nous paraissait avoir un intrt plus pressant. Daprs un premier examen des articles laisss par Ren Gunon, nous pensons que les uvres posthumes ne comprendront pas moins de sept volumes, y compris le prsent ouvrage. Le long et dlicat travail de classement et de coordination des textes nest pas encore assez avanc pour que nous puissions indiquer ds maintenant les titres dfinitifs et la date probable de publication des diffrents ouvrages, mais nous esprons que les circonstances nous permettront de ne pas faire attendre trop longtemps les nombreux admirateurs de celui qui a remis en lumire la doctrine traditionnelle depuis si longtemps oublie en Occident.

* * * Nous devons dire maintenant quelques mots sur la composition du prsent ouvrage. Ainsi quon la vu plus haut, Ren Gunon ne nous avait laiss aucune indication sur la distribution des matires publier et nous avons d ainsi en prendre la responsabilit. Le texte que nous prsentons est tout entier et exclusivement de la main de Ren Gunon. Nous ny avons apport ni adjonctions, ni modifications, ni suppressions, sauf celles, trs rares, qui taient ncessites par la prsentation en volume darticles isols dont lordre de publication, souvent motiv par une circonstance dactualit, ne concide pas exactement avec lordre que nous avons adopt pour les chapitres parce quil nous paraissait le plus logique et correspondre le mieux au dveloppement de la pense de lauteur. Sur cet ordre, nous devons au lecteur quelques explications. Dans les Aperus sur lInitiation, Ren Gunon sest attach dfinir la nature de linitiation qui est essentiellement la transmission, par des rites appropris, dune influence spirituelle destine permettre ltre qui est aujourdhui un homme datteindre ltat spirituel que diverses traditions dsignent comme l tat dnique , puis de slever aux tats suprieurs de ltre et enfin dobtenir ce quon peut appeler indiffremment la Dlivrance ou ltat d Identit Suprme . Ren Gunon a prcis les conditions de linitiation et les caractristiques des organisations qui sont habilites la transmettre et, chemin faisant, il a marqu dune part la distinction quil y a lieu dtablir entre connaissance initiatique et culture profane et celle non moins importante entre la voie initiatique et la voie mystique. Le prsent ouvrage prcise, complte et claire le prcdent de plusieurs manires. Les articles qui le composent se laissent assez bien grouper en quatre parties. Dans la premire partie, lauteur traite des obstacles mentaux et psychologiques qui peuvent sopposer la comprhension du point de vue initiatique et la recherche dune initiation ; ce sont : la croyance la possibilit de vulgariser toute connaissance, la confusion entre la mtaphysique et la dialectique qui en est lexpression ncessaire et imparfaite, la peur, et le souci de lopinion

publique. La seconde partie prcise et dveloppe certains points trs importants concernant la nature de linitiation et certaines des conditions de sa recherche. Dans les Aperus sur linitiation, lauteur avait plutt affirm que dmontr la ncessit du rattachement initiatique. Cest cette dmonstration qui fait lobjet du premier chapitre de la seconde partie dans lequel est envisag en outre le cas o linitiation est obtenue en dehors des moyens ordinaires et normaux. Le chapitre suivant distingue nettement linfluence spirituelle proprement dite des influences psychiques qui en sont comme le vtement . Ces prcisions formules, on aborde une question tout fait capitale que Ren Gunon navait pas cru devoir traiter jusquici dune faon spciale car elle lui paraissait rsolue davance par tout lensemble de son uvre antrieure : cest celle de la ncessit dun exotrisme traditionnel pour tout aspirant linitiation. Ce chapitre se complte naturellement par ltude sur Salut et Dlivrance qui est la justification mtaphysique de lexotrisme. Se reliant directement au sujet prcdent, les chapitres IX, X et XI exposent comment la vie ordinaire peut tre sacralise de manire perdre tout caractre profane et permettre lindividu une participation constante la Tradition, ce qui est lune des conditions requises pour le passage de linitiation virtuelle linitiation effective. Mais il faut bien reconnatre que le monde occidental, mme chez certains reprsentants de lesprit religieux qui y subsiste, tend une lacisation de plus en plus accentue de la vie sociale, ce qui accuse une inquitante perte de vitalit de la tradition chrtienne. Il nest certes pas impossible un Occidental de rechercher une voie de ralisation initiatique dans une tradition trangre, et le chapitre XII montre dans quelles conditions peut tre considre comme lgitime ce quon appelle communment une conversion . Toutefois le passage une tradition trangre nest acceptable que sil est indpendant de tout souci d esthtisme et d exotisme , et lauteur fait observer quil est des Occidentaux qui, du fait de leur constitution psychique spciale, ne pourront jamais cesser de ltre et feraient beaucoup mieux de le demeurer entirement et franchement. Ceux-l toutefois doivent se garder de tous les pseudo-sotrismes, quil sagisse de ceux des occultistes et des thosophistes ou des fantaisies plus sduisantes peut-tre qui, se rclamant dun

Christianisme authentique, auraient surtout pour but de donner une apparente satisfaction ceux des Chrtiens qui pensent ne pouvoir se contenter de lenseignement exotrique courant (chapitre XIV). Dans le chapitre XV, Ren Gunon montre linanit du reproche d orgueil intellectuel si souvent formul lgard de lsotrisme dans certains milieux religieux. Enfin, cette seconde partie se termine par de nouvelles prcisions sur les diffrences essentielles qui existent entre la ralisation initiatique et la ralisation mystique. Les sujets traits dans la troisime partie sont entirement nouveaux par rapport aux Aperus sur lInitiation. Il sagit principalement de la mthode et des diffrentes voies de ralisation initiatique ainsi que de la question du Matre spirituel . Un chapitre particulirement important pour ceux qui sont rattachs ce qui subsiste encore des initiations artisanales du monde occidental est celui sur Travail initiatique collectif et prsence spirituelle o lauteur montre que la prsence dun Matre humain dans de telles organisations ne prsente pas le mme caractre dabsolue ncessit que dans la plupart des autres formes dinitiation. La dernire partie et, plusieurs gards, la plus importante, envisage certains degrs de cette ralisation spirituelle dont tout ce qui prcde a pour but de faciliter la comprhension et, dans une certaine mesure, les moyens daccs (chapitres XXVI XXIX). Les trois derniers chapitres, enfin, qui sont vritablement la clef des Aperus sur linitiation et du prsent livre, apportent lexpos mtaphysique permettant la comprhension intellectuelle de la possibilit, partir de notre tat corporel, dune ralisation spirituelle totale ainsi que de la nature et de la fonction des Envoys divins que les diverses traditions dsignent par les noms de Prophte, Rasl, Bodhisattwa et Avatra. Pour faciliter lintelligence des chapitres V et XXVIII, nous avons cru utile de reproduire en appendice les textes auxquels renvoie lauteur relativement aux Afrd et aux Malmatiyah qui dsignent des degrs dinitiation effective dans lsotrisme islamique. Jean REYOR.

CHAPITRE I CONTRE LA VULGARISATION

La sottise dun grand nombre et mme de la majorit des hommes, notre poque surtout, et de plus en plus mesure que se gnralise et saccentue la dchance intellectuelle caractristique de lultime priode cyclique, est peut-tre la chose la plus difficile supporter quil y ait en ce monde. Il faut y joindre cet gard lignorance, ou plus prcisment une certaine sorte dignorance qui lui est dailleurs troitement lie, celle qui nest aucunement consciente delle-mme, qui se permet daffirmer dautant plus audacieusement quelle sait et comprend moins, et qui est par l mme, chez celui qui en est afflig, un mal irrmdiable1. Sottise et ignorance peuvent en somme tre runies sous le nom commun dincomprhension ; mais il doit tre bien entendu que supporter cette incomprhension nimplique aucunement quon doive lui faire des concessions quelconques, ni mme sabstenir de redresser les erreurs auxquelles elle donne naissance et de faire tout ce quil est possible pour les empcher de se rpandre, ce qui du reste est bien souvent aussi une tche fort dplaisante, surtout lorsquon se trouve oblig, en prsence de lobstination de certains, de rpter maintes reprises des choses quil devrait normalement suffire davoir dites une fois pour toutes. Cette obstination laquelle on se heurte ainsi nest dailleurs pas toujours exempte de mauvaise foi ; et, vrai dire, la mauvaise foi elle-mme implique forcment une troitesse de vues qui nest en dfinitive que la consquence dune incomprhension plus ou moins complte, aussi arrive-t-il quincomprhension relle et mauvaise foi, comme sottise et mchancet, se mlent dune telle faon quil est parfois bien difficile de dterminer exactement la part de lune et de lautre.1

Dans la tradition islamique, cest supporter la sottise et lignorance humaines que consiste haqiqutus-zakh, la vrit de laumne, cest--dire son aspect intrieur et le plus rel (haqqah soppose ici muzherah, qui est seulement la manifestation extrieure, ou laccomplissement du prcepte pris au sens strictement littral) ; ceci relve naturellement de la vertu de patience (e-abr), laquelle est attache une importance toute particulire, comme le prouve le fait quelle est mentionne 72 fois dans le Qorn.

En parlant de concessions faites lincomprhension, nous pensons notamment la vulgarisation sous toutes ses formes ; vouloir mettre la porte de tout le monde des vrits quelconques, ou ce que lon considre tout au moins comme des vrits, quand ce tout le monde comprend ncessairement une grande majorit de sots et dignorants, peut-il en effet tre autre chose que cela en ralit ? La vulgarisation procde dailleurs dun souci minemment profane, et, comme toute propagande, elle suppose chez celui mme qui sy livre un certain degr dincomprhension, relativement moindre sans doute que celui du grand public auquel il sadresse, mais dautant plus grand que ce quil prtend exposer dpasse davantage le niveau mental de celui-ci. Cest pourquoi les inconvnients de la vulgarisation sont le plus limits quand ce quelle sattache diffuser est galement dun ordre tout profane, comme les conceptions philosophiques et scientifiques modernes, qui, mme dans la part de vrit quil peut leur arriver de contenir, nont assurment rien de profond ni de transcendant. Ce cas est dailleurs le plus frquent, car cest l surtout ce qui intresse le grand public par suite de lducation quil a reue, et aussi ce qui lui donne le plus facilement lagrable illusion dun savoir acquis peu de frais ; le vulgarisateur dforme toujours les choses par simplification, et aussi en affirmant premptoirement ce que les savants eux-mmes ne regardent que comme de simples hypothses, mais, en prenant une telle attitude, il ne fait en somme que continuer les procds en usage dans lenseignement rudimentaire qui est impos tous dans le monde moderne, et qui, au fond, nest aussi rien dautre que de la vulgarisation, et peut-tre la pire de toutes en un sens, car il donne la mentalit de ceux qui le reoivent une empreinte scientiste dont bien peu sont capables de se dfaire par la suite, et que le travail des vulgarisateurs proprement dits ne fait gure quentretenir et renforcer encore, ce qui attnue leur responsabilit dans une certaine mesure. Il y a actuellement une autre sorte de vulgarisation qui, bien que natteignant quun public plus restreint, nous parat prsenter des dangers plus graves, ne serait-ce que par les confusions quelle risque de provoquer volontairement ou involontairement, et qui vise ce qui, par sa nature, devrait tre le plus compltement labri de semblables tentatives, nous voulons dire les doctrines traditionnelles et plus particulirement les doctrines orientales. vrai dire, les occultistes et les thosophistes avaient dj entrepris quelque chose

de ce genre, mais ils ntaient arrivs qu produire de grossires contrefaons ; ce dont il sagit maintenant revt des apparences plus srieuses, nous dirions volontiers plus respectables , qui peuvent en imposer bien des gens que nauraient pas sduits des dformations trop visiblement caricaturales. Il y a dailleurs, parmi les vulgarisateurs, une distinction faire en ce qui concerne leurs intentions, sinon les rsultats auxquels ils aboutissent ; naturellement, tous veulent galement rpandre le plus possible les ides quils exposent, mais ils peuvent y tre pousss par des motifs trs diffrents. Dune part, il y a des propagandistes dont la sincrit nest certes pas douteuse, mais dont lattitude mme prouve que leur comprhension doctrinale ne saurait aller bien loin ; de plus, mme dans les limites de ce quils comprennent, les besoins de la propagande les entranent forcment saccommoder toujours la mentalit de ceux qui ils sadressent, ce qui, surtout quand il sagit dun public occidental moyen , ne peut tre quau dtriment de la vrit ; et le plus curieux est quil y a l pour eux une telle ncessit quil serait tout fait injuste de les accuser daltrer volontairement cette vrit. Dautre part, il y en a qui, au fond, ne sintressent que trs mdiocrement aux doctrines, mais qui, ayant constat le succs quont ces choses dans un milieu assez tendu, trouvent bon de profiter de cette mode et en ont fait une vritable entreprise commerciale ; ceux-l sont dailleurs beaucoup plus clectiques que les premiers, et ils rpandent indistinctement tout ce qui leur parat tre de nature satisfaire les gots dune certaine clientle , ce qui est videmment leur principale proccupation, mme quand ils croient devoir afficher quelques prtentions la spiritualit . Bien entendu, nous ne voulons citer aucun nom, mais nous pensons que beaucoup de nos lecteurs pourront facilement trouver euxmmes quelques exemples de lun et de lautre cas ; et nous ne parlons pas des simples charlatans, comme il sen rencontre surtout parmi les pseudo-sotristes, qui trompent sciemment le public en lui prsentant leurs propres inventions sous ltiquette de doctrines dont ils ignorent peu prs tout, contribuant ainsi augmenter encore la confusion dans lesprit de ce malheureux public. Ce quil y a de plus fcheux dans tout cela, part les ides fausses ou simplistes qui sont rpandues par l sur les doctrines traditionnelles, cest que bien des gens ne savent mme pas faire la distinction entre luvre des vulgarisateurs de toute espce et un expos fait au contraire en dehors de tout souci de plaire au public

ou de se mettre sa porte ; ils mettent tout sur le mme plan, et ils vont jusqu attribuer les mmes intentions tout, y compris ce qui en est le plus loign en ralit. Ici, nous avons affaire la sottise pure et simple, mais parfois aussi la mauvaise foi, ou plus probablement un mlange de lun et de lautre ; en effet, pour prendre un exemple qui nous concerne directement, aprs que nous avons expliqu nettement, chaque fois que loccasion sen est prsente, combien et pour quelles raisons nous sommes rsolument opposs toute propagande, aussi bien qu toute vulgarisation, puisque nous avons protest maintes reprises contre les assertions de certains qui, malgr cela, nen prtendaient pas moins nous attribuer des intentions propagandistes, quand nous voyons ces mmes gens ou dautres qui leur ressemblent rpter indfiniment la mme calomnie, comment serait-il possible dadmettre quils soient rellement de bonne foi ? Si du moins, dfaut mme de toute comprhension, ils avaient tant soit peu desprit logique, nous leur demanderions de nous dire quel intrt nous pourrions bien avoir chercher convaincre qui que ce soit de la vrit de telle ou de telle ide, et nous sommes bien sr quils ne pourraient jamais trouver cette question la moindre rponse peu prs plausible. En effet, parmi les propagandistes et les vulgarisateurs, les uns sont tels par leffet dune sentimentalit dplace, et les autres parce quils y trouvent un profit matriel ; or il est trop vident, par la faon mme dont nous exposons les doctrines, que ni lun ni lautre de ces deux motifs ny entre pour une part si minime quelle soit, et que dailleurs, supposer que nous ayons jamais pu nous proposer de faire une propagande quelconque, nous aurions alors adopt ncessairement une attitude tout oppose celle de rigoureuse intransigeance doctrinale qui a t constamment la ntre. Nous ne voulons pas y insister davantage, mais, en constatant de divers cts, depuis quelque temps, une trange recrudescence des attaques les plus injustes et les plus injustifies, il nous a paru ncessaire, au risque de nous attirer le reproche de nous rpter trop souvent, de remettre encore une fois de plus les choses au point.

CHAPITRE II MTAPHYSIQUE ET DIALECTIQUE

Nous avons eu dernirement connaissance dun article qui nous a paru mriter de retenir quelque peu notre attention, parce que certaines mprises y apparaissent dautant plus nettement que lincomprhension y est pousse plus loin1. Certes, il est permis de sourire en lisant que ceux qui ont quelque exprience de la connaissance mtaphysique (parmi lesquels lauteur se range manifestement, tandis quil nous la dnie avec une remarquable audace, comme sil lui tait possible de savoir ce quil en est !) ne trouveront dans notre uvre que des distinctions conceptuelles singulirement prcises , mais dordre purement dialectique , et des reprsentations qui peuvent tre prliminairement utiles, mais qui, au point de vue pratique et mthodologique, ne font pas avancer dun pas au del du monde des mots vers luniversel . Cependant, nos contemporains sont tellement habitus sarrter aux apparences extrieures quil est bien craindre que beaucoup dentre eux ne commettent de semblables erreurs : quand on voit quils les commettent effectivement mme en ce qui concerne des autorits traditionnelles telles que Shankarchrya par exemple, il ny aurait assurment pas lieu de stonner que, plus forte raison, ils fassent de mme notre gard, prenant ainsi l corce pour le noyau . Quoi quil en soit, nous voudrions bien savoir comment lexpression dune vrit de quelque ordre que ce soit pourrait tre faite autrement que par des mots (sauf dans le cas de figurations purement symboliques qui ne sont pas en cause ici) et sous la forme dialectique , cest--dire en somme discursive, quimposent les ncessits mmes de tout langage humain, et aussi comment un expos verbal quelconque, crit ou mme oral, pourrait, en vue de ce dont il sagit, tre plus que prliminairement utile ; il nous1

Massimo Scaligero, Esoterismo moderno : Lopera e il pensiero di Ren Gunon, dans le premier n de la nouvelle revue italienne Imperium (mai 1950). Lexpression d sotrisme moderne elle-mme est dj assez significative, dabord parce quelle constitue une contradiction dans les termes mmes, et ensuite parce quil ny a trop videmment rien de moderne dans notre uvre, qui est ou contraire, sous tous les rapports, exactement loppos de lesprit moderne.

semble pourtant avoir suffisamment insist sur le caractre essentiellement prparatoire de toute connaissance thorique, qui est videmment la seule qui puisse tre atteinte par ltude dun tel expos, ce qui ne veut dailleurs aucunement dire que, ce titre et dans ces limites, elle ne soit pas rigoureusement indispensable tous ceux qui voudront ensuite aller plus loin. Ajoutons tout de suite, pour carter toute quivoque, que, contrairement ce qui est dit propos dun passage de nos Aperus sur lInitiation, nous navons jamais entendu exprimer nulle part quoi que ce soit de notre exprience intrieure , qui ne regarde et ne peut intresser personne, ni du reste de l exprience intrieure de quiconque, celle-ci tant toujours strictement incommunicable par sa nature mme. Lauteur ne semble gure comprendre, au fond, quel sens a pour nous le terme mme de mtaphysique , et encore moins comment nous entendons l intellectualit pure , laquelle il parat mme vouloir dnier tout caractre de transcendance , ce qui implique la confusion vulgaire de lintellect avec la raison et nest pas sans rapport avec lerreur commise en ce qui concerne le rle de la dialectique dans nos crits (et nous pourrions aussi bien dire dans tout crit se rapportant au mme domaine). On ne sen aperoit que trop quand il affirme que le sens ultime de notre uvre , dont il parle avec une assurance que son incomprhension ne justifie gure, rside dans une transparence mentale non reconnue comme telle, et avec des limites encore humaines , quon voit fonctionner lorsque nous prenons cette transparence pour linitiation effective . En prsence de pareilles assertions, il nous faut redire une fois de plus, aussi nettement que possible, quil ny a absolument aucune diffrence entre la connaissance intellectuelle pure et transcendante (qui comme telle na, au contraire de la connaissance rationnelle, rien de mental ni d humain ) ou la connaissance mtaphysique effective (et non pas simplement thorique) et la ralisation initiatique, non plus dailleurs quentre lintellectualit pure et la vritable spiritualit. On sexplique ds lors pourquoi lauteur a cru devoir parler, et mme avec insistance, de notre pense , cest--dire de quelque chose qui en toute rigueur devrait tre tenu pour inexistant, ou du moins ne compter pour rien quand il sagit de notre uvre, puisque ce nest pas du tout cela que nous avons mis dans celle-ci, qui est

exclusivement un expos de donnes traditionnelles dans lequel lexpression seule est de nous ; au surplus, ces donnes elles-mmes ne sont aucunement le produit dune pense quelconque, en raison mme de leur caractre traditionnel, qui implique essentiellement une origine supra-individuelle et non-humaine . O son erreur cet gard apparat peut-tre le plus clairement, cest quand il prtend que nous avons rejoint mentalement lide de lInfini, ce qui est du reste une impossibilit ; vrai dire, nous ne lavons mme rejointe ni mentalement ni daucune autre faon, car cette ide (et encore ce mot ne peut-il tre employ en pareil cas qu la condition de la dbarrasser de lacception uniquement psychologique que lui ont donne les modernes) ne peut rellement tre saisie que dune faon directe par une intuition immdiate qui appartient, redisons-le encore, au domaine de lintellectualit pure ; tout le reste nest que moyens destins prparer cette intuition ceux qui en sont capables, et il doit tre bien entendu que, tant quils nen seront qu penser travers ces moyens, ils nauront encore obtenu aucun rsultat effectif, pas plus que celui qui raisonne ou rflchit sur ce quon est convenu dappeler communment les preuves de lexistence de Dieu nest parvenu une connaissance effective de la Divinit. Ce quil faut bien quon sache, cest que les concepts en eux-mmes et surtout les abstractions ne nous intressent pas le moins du monde (et, quand ici nous disons nous , il va de soi que cela sapplique aussi bien tous ceux qui, comme nous-mme, entendent se placer un point de vue strictement et intgralement traditionnel), et que nous abandonnons bien volontiers toutes ces laborations mentales aux philosophes et autres penseurs 1. Seulement, quand on se trouve oblig dexposer des choses qui sont en ralit dun tout autre ordre, et surtout dans une langue occidentale, nous ne voyons vraiment pas comment on pourrait se dispenser demployer des mots dont la plupart, dans leur usage courant, nexpriment en fait que de simples concepts, puisquon nen a pas dautres sa disposition2 ; si certainsPour nous, le type mme du penseur au sens propre de ce mot est Descartes ; celui qui nest rien de plus ne peut en effet aboutir quau rationalisme , puisquil est incapable de dpasser lexercice des facults purement individuelles et humaines, et que par consquent il ignore ncessairement tout ce que celles-ci ne permettent pas datteindre, ce qui revient dire quil ne peut tre qu agnostique lgard de tout ce qui appartient au domaine mtaphysique et transcendant. 2 Il faut seulement faire exception pour les mots qui ont appartenu tout dabord une terminologie traditionnelle, et auxquels il suffit naturellement de restituer leur sens1

sont incapables de comprendre la transposition quil faut effectuer en pareil cas pour pntrer le sens ultime , nous ny pouvons malheureusement rien. Quant vouloir dcouvrir dans notre uvre des marques de la limite de notre propre connaissance , cela ne vaut mme pas que nous nous y arrtions, car, outre que ce nest pas de nous quil sagit, notre expos tant rigoureusement impersonnel par l-mme quil se rfre entirement des vrits dordre traditionnel (et, si nous navons pas toujours russi rendre ce caractre parfaitement vident, cela ne saurait tre imput quaux difficults de lexpression)1, cela nous rappelle un peu trop le cas de ceux qui simaginent quon ne connat pas ou quon ne comprend pas tout ce dont on sest abstenu volontairement de parler ! Pour ce qui est de la dialectique sotriste , cette expression ne peut avoir un sens acceptable que si lon entend par l une dialectique mise au service de lsotrisme, comme moyen extrieur employ pour en communiquer ce qui est susceptible dtre exprim verbalement, et toujours sous la rserve quune telle expression est forcment inadquate, et surtout dans lordre mtaphysique pur, par l mme quelle est formule en termes humains . La dialectique nest en somme rien dautre que la mise en uvre ou lapplication pratique de la logique2 ; or il va de soi que, ds lors quon veut dire quelque chose, on ne peut pas faire autrement que de se conformer aux lois de la logique, ce qui ne veut certes pas dire quon croit que, en elles-mmes, les vrits quon exprime sont sous la dpendance de ces lois, pas plus que le fait quun dessinateur est oblig de tracer limage dun objet trois dimensions sur une surface qui nen a que deux ne prouve quil ignore lexistence de la troisime. La logique domine rellement tout ce qui nest que du ressort de la raison, et, comme son nom mme lindique, cest l son domaine propre ; mais, par contre, tout ce qui est dordre supra-individuel, donc suprarationnel, chappe videmment par l mme ce domaine, et le suprieur ne saurait tre soumis linfrieur ; lgard des vrits depremier. 1 Disons ce propos que nous avons toujours regrett que les habitudes de lpoque actuelle ne nous aient pas permis de faire paratre nos ouvrages sous le couvert du plus strict anonymat, ce qui et tout au moins vit certains dcrire beaucoup de sottises, et nous-mme davoir trop souvent la peine de les relever et de les rectifier. 2 Il est bien entendu que nous prenons le mot dialectique dans son sens original, celui quil avait par exemple pour Platon et pour Aristote, sans avoir aucunement nous proccuper des acceptions spciales quon lui donne souvent actuellement, et qui sont toutes drives plus ou moins directement de la philosophie de Hegel.

cet ordre, la logique ne peut donc intervenir que dune faon tout accidentelle, et en tant que leur expression en mode discursif, ou dialectique si lon veut, constitue une sorte de descente au niveau individuel, faute de laquelle ces vrits demeureraient totalement incommunicables1. Par une singulire inconsquence, lauteur, en mme temps quil nous reproche, dailleurs par incomprhension pure et simple, de nous arrter au mental sans nous en rendre compte, parat tre particulirement gn par le fait que nous avons parl de renonciation au mental . Ce quil dit ce sujet est fort confus, mais, au fond, il semble bien quil se refuse envisager que les limites de lindividualit puissent tre dpasses, et que, en fait de ralisation, tout se borne pour lui une sorte d exaltation de celle-ci, si lon peut sexprimer ainsi, puisquil prtend que lindividu, en lui-mme, tend retrouver la source premire , ce qui est prcisment une impossibilit pour lindividu comme tel, car il ne peut videmment se dpasser lui-mme par ses propres moyens, et, si cette source premire tait dordre individuel, elle serait encore quelque chose de bien relatif. Si ltre qui est un individu humain dans un certain tat de manifestation ntait vritablement que cela, il ny aurait pour lui aucun moyen de sortir des conditions de cet tat, et, tant quil nen est pas sorti effectivement, cest--dire tant quil nest encore quun individu selon les apparences (et il ne faut pas oublier que, pour sa conscience actuelle, ces apparences se confondent alors avec la ralit mme, puisquelles sont tout ce quil peut en atteindre), tout ce qui est ncessaire pour lui permettre de les dpasser ne peut se prsenter lui que comme extrieur 2 ; il nest pas encore arriv au stade o une distinction comme celle de l intrieur et de l extrieur cesse dtre valable. TouteNous ninsisterons pas sur le reproche qui nous est adress de parler comme si la transcendance et la ralit soi-disant extrieure taient spares lune de lautre ; si lauteur connaissait notamment ce que nous avons dit de la ralisation descendante , ou sil lavait compris, il aurait srement pu sen dispenser ; cela nempche dailleurs pas que cette sparation existe bien rellement dans son ordre , qui est celui de lexistence contingente, et quelle ne cesse entirement que pour celui qui est pass au-del de cette existence et qui est dfinitivement affranchi de ses conditions limitatives ; quoi quil puisse en penser, il faut toujours savoir situer chaque chose sa place et son degr de ralit, et ce ne sont certes pas l des distinctions dordre purement dialectique ! 2 Nous croyons peine utile de rappeler ici que linitiation prend naturellement ltre tel quil est dans son tat actuel pour lui donner les moyens de le dpasser ; cest pourquoi ces moyens apparaissent tout dabord comme extrieurs .1

conception qui tend nier ces vrits incontestables ne peut tre rien dautre quune manifestation de lindividualisme moderne, quelles que soient les illusions que ceux qui ladmettent peuvent se faire cet gard 1 ; et, dans le cas dont nous nous occupons prsentement, les conclusions auxquelles on en arrive finalement, et qui quivalent en fait une ngation de la tradition et de linitiation, sous le prtexte de rejeter tout recours des moyens extrieurs de ralisation, ne montrent que trop compltement quil en est bien ainsi. Ce sont ces conclusions quil nous reste encore examiner maintenant, et ici il est tout au moins un passage quil nous faut citer intgralement : Dans la constitution intrieure de lhomme moderne, il existe une fracture qui lui fait apparatre la tradition comme un corpus doctrinal et rituel extrieur, et non comme un courant de vie supra-humaine dans laquelle il lui soit donn de se plonger pour revivre ; dans lhomme moderne vit lerreur qui spare le transcendant du monde des sens, de sorte quil peroit celui-ci comme priv du Divin ; par suite, la runion, la rintgration ne peut advenir au moyen dune forme dinitiation qui prcde lpoque dans laquelle une telle erreur est devenue un fait accompli . Nous sommes tout fait davis, nous aussi, que cest l en effet une erreur des plus graves, et aussi que cette erreur, qui constitue proprement le point de vue profane, est tellement caractristique de lesprit moderne lui-mme quelle en est vritablement insparable, si bien que, pour ceux qui sont domins par cet esprit, il ny a aucun espoir de sen dlivrer ; il est vident que lerreur dont il sagit est, au point de vue initiatique, une disqualification insurmontable, et cest pourquoi l homme moderne est rellement inapte recevoir une initiation, ou tout au moins parvenir linitiation effective ; mais nous devons ajouter quil y a pourtant des exceptions, et cela parce que, malgr tout, il existe encore actuellement, mme en Occident, des hommes qui, par leur constitution intrieure ne sont pas des hommes modernes , qui sont capables de comprendre ce quest essentiellement la tradition, et qui nacceptent pas de considrer lerreur profane comme un fait accompli ; cest ceux-l que nous avons toujours entendu nous adresser exclusivement. Mais ce1

Il y a actuellement bien des gens qui se croient sincrement antimodernes , et qui pourtant nen sont pas moins profondment affects par linfluence de lesprit moderne ; ce nest dailleurs l quun des innombrables exemples de la confusion qui rgne partout notre poque.

nest pas tout, et lauteur tombe ensuite dans une curieuse contradiction, car il parat vouloir prsenter comme un progrs ce quil avait dabord reconnu tre une erreur ; citons de nouveau ses propres paroles : Hypnotiser les hommes avec le mirage de la tradition et de lorganisation orthodoxe pour transmettre linitiation, signifie paralyser cette possibilit de libration et de conqute de la libert qui, pour lhomme actuel, rside proprement dans le fait quil a atteint lultime chelon de la connaissance, quil est devenu conscient jusquau point o les Dieux, les oracles, les mythes, les transmissions initiatiques nagissent plus . Voil assurment une trange mconnaissance de la situation relle : jamais lhomme na t plus loin quactuellement de l ultime chelon de la connaissance , moins quon ne veuille lentendre dans le sens descendant, et, sil est en effet arriv un point o toutes les choses qui viennent dtre numres nagissent plus sur lui, ce nest pas parce quil est mont trop haut, mais au contraire parce quil est tomb trop bas, comme le montre du reste le fait que, par contre, leurs multiples contrefaons plus ou moins grossires agissent fort bien pour achever de le dsquilibrer. On parle beaucoup d autonomie , de conqute de la libert et ainsi de suite, en lentendant toujours dans un sens purement individualiste, mais on oublie ou plutt on ignore que la vritable libration nest possible que par laffranchissement des limites inhrentes la condition individuelle ; on ne veut plus entendre parler de transmission initiatique rgulire ni dorganisations traditionnelles orthodoxes, mais que penserait-on du cas, tout fait comparable celui-l, dun homme qui, tant sur le point de se noyer, refuserait laide que veut lui apporter un sauveteur parce que celui-ci est extrieur lui ? Quon le veuille ou non, la vrit, qui na rien voir avec une dialectique quelconque, est que, en dehors du rattachement une organisation traditionnelle, il ny a pas dinitiation, et que, sans initiation pralable, aucune ralisation mtaphysique nest possible ; ce ne sont pas l des mirages ou des illusions idales , ni de vaines spculations de la pense , mais des ralits tout fait positives. Sans doute, notre contradicteur dira encore que tout ce que nous crivons ne sort pas du monde des mots ; cela est dailleurs trop vident, par la force mme des choses, et lon peut en dire tout autant de ce quil crit lui-mme, mais il y a tout de mme une diffrence essentielle : cest que, si persuad quil puisse tre lui-mme du contraire, ses mots, pour qui

en comprend le sens ultime , ne traduisent rien dautre que lattitude mentale dun profane ; et nous le prions de croire que ce nest nullement l une injure de notre part, mais bien lexpression technique dun tat de fait pur et simple.

CHAPITRE III LA MALADIE DE LANGOISSE

Il est de mode aujourdhui, dans certains milieux, de parler d inquitude mtaphysique , et mme d angoisse mtaphysique ; ces expressions, videmment absurdes, sont encore de celles qui trahissent le dsordre mental de notre poque ; mais, comme toujours en pareil cas, il peut y avoir intrt chercher prciser ce quil y a sous ces erreurs et ce quimpliquent exactement de tels abus de langage. Il est bien clair que ceux qui parlent ainsi nont pas la moindre notion de ce quest vritablement la mtaphysique ; mais encore peut-on se demander pourquoi ils veulent transporter, dans lide quils se font de ce domaine inconnu deux, ces termes dinquitude et dangoisse plutt que nimporte quels autres qui ny seraient ni plus ni moins dplacs. Sans doute faut-il en voir la premire raison, ou la plus immdiate, dans le fait que ces mots reprsentent des sentiments qui sont particulirement caractristiques de lpoque actuelle ; la prdominance quils y ont acquise est dailleurs assez comprhensible, et pourrait mme tre considre comme lgitime en un certain sens si elle se limitait lordre des contingences, car elle nest manifestement que trop justifie par ltat de dsquilibre et dinstabilit de toutes choses, qui va sans cesse en saggravant, et qui nest assurment gure fait pour donner une impression de scurit ceux qui vivent dans un monde aussi troubl. Sil y a dans ces sentiments quelque chose de maladif, cest que ltat par lequel ils sont causs et entretenus est lui-mme anormal et dsordonn ; mais tout cela, qui nest en somme quune simple explication de fait, ne rend pas suffisamment compte de lintrusion de ces mmes sentiments dans lordre intellectuel, ou du moins dans ce qui prtend en tenir lieu chez nos contemporains ; cette intrusion montre que le mal est plus profond en ralit, et quil doit y avoir l quelque chose qui se rattache tout lensemble de la dviation mentale du monde moderne. cet gard, on peut remarquer tout dabord que linquitude perptuelle des modernes nest pas autre chose quune des formes de ce besoin dagitation que nous avons souvent dnonc, besoin qui,

dans lordre mental, se traduit par le got de la recherche pour ellemme, cest--dire dune recherche qui, au lieu de trouver son terme dans la connaissance comme elle le devrait normalement, se poursuit indfiniment et ne conduit vritablement rien, et qui est dailleurs entreprise sans aucune intention de parvenir une vrit laquelle tant de nos contemporains ne croient mme pas. Nous accorderons quune certaine inquitude peut avoir sa place lgitime au point de dpart de toute recherche, comme mobile incitant cette recherche mme, car il va de soi que, si lhomme se trouvait satisfait de son tat dignorance, il y resterait indfiniment et ne chercherait aucunement en sortir ; encore vaudrait-il mieux donner cette sorte dinquitude mentale un autre nom : elle nest rien dautre, en ralit, que cette curiosit qui, suivant Aristote, est le commencement de la science, et qui, bien entendu, na rien de commun avec les besoins purement pratiques auxquels les empiristes et les pragmatistes voudraient attribuer lorigine de toute connaissance humaine ; mais en tout cas, quon lappelle inquitude ou curiosit, cest l quelque chose qui ne saurait plus avoir aucune raison dtre ni subsister en aucune faon ds que la recherche est arrive son but, cest--dire ds que la connaissance est atteinte, de quelque ordre de connaissance quil sagisse dailleurs ; plus forte raison doit-elle ncessairement disparatre, dune faon complte et dfinitive, quand il sagit de la connaissance par excellence, qui est celle du domaine mtaphysique. On pourrait donc voir, dans lide dune inquitude sans terme, et par consquent ne servant pas tirer lhomme de son ignorance, la marque dune sorte d agnosticisme , qui peut tre plus ou moins inconscient dans bien des cas, mais qui nen est pas pour cela moins rel : parler d inquitude mtaphysique quivaut au fond, quon le veuille ou non, soit nier la connaissance mtaphysique elle-mme, soit tout au moins dclarer son impuissance lobtenir, ce qui pratiquement ne fait pas grande diffrence ; et, quand cet agnosticisme est vraiment inconscient, il saccompagne ordinairement dune illusion qui consiste prendre pour mtaphysique ce qui ne lest nullement, et ce qui nest mme aucun degr une connaissance valable, ft-ce dans un ordre relatif, nous voulons dire la pseudo-mtaphysique des philosophes modernes, qui est effectivement incapable de dissiper la moindre inquitude, par l mme quelle nest pas une vritable connaissance, et qui ne peut, tout au contraire, quaccrotre le dsordre intellectuel et la confusion des ides chez ceux qui la

prennent au srieux, et rendre leur ignorance dautant plus incurable ; en cela comme tout autre point de vue, la fausse connaissance est certainement bien pire que la pure et simple ignorance naturelle. Certains, comme nous lavons dit, ne se bornent pas parler d inquitude , mais vont mme jusqu parler d angoisse , ce qui est encore plus grave, et exprime une attitude peut-tre plus nettement antimtaphysique encore sil est possible ; les deux sentiments sont dailleurs plus ou moins connexes, en ce quils ont lun et lautre leur racine commune dans lignorance. Langoisse, en effet, nest quune forme extrme et pour ainsi dire chronique de la peur ; or lhomme est naturellement port prouver la peur devant ce quil ne connat pas ou ne comprend pas, et cette peur mme devient un obstacle qui lempche de vaincre son ignorance, car elle lamne se dtourner de lobjet en prsence duquel il lprouve et auquel il en attribue la cause, alors quen ralit cette cause nest pourtant quen lui-mme ; encore cette raction ngative nest-elle que trop souvent suivie dune vritable haine lgard de linconnu, surtout si lhomme a plus ou moins confusment limpression que cet inconnu est quelque chose qui dpasse ses possibilits actuelles de comprhension. Si cependant lignorance peut tre dissipe, la peur svanouira aussitt par l-mme, comme dans lexemple bien connu de la corde prise pour un serpent ; la peur, et par consquent langoisse qui nen est quun cas particulier, est donc incompatible avec la connaissance, et, si elle arrive un degr tel quelle soit vraiment invincible, la connaissance en sera rendue impossible, mme en labsence de tout autre empchement inhrent la nature de lindividu ; on pourrait donc parler en ce sens, non pas dune angoisse mtaphysique , jouant en quelque sorte le rle dun vritable gardien du seuil , suivant lexpression des hermtistes, et interdisant lhomme laccs du domaine de la connaissance mtaphysique. Il faut encore expliquer plus compltement comment la peur rsulte de lignorance, dautant plus que nous avons eu rcemment loccasion de constater ce sujet une erreur assez tonnante : nous avons vu lorigine de la peur attribue un sentiment disolement, et cela dans un expos se basant sur la doctrine vdntique, alors que celle-ci enseigne au contraire expressment que la peur est due au sentiment dune dualit ; et, en effet, si un tre tait vraiment seul, de

quoi pourrait-il avoir peur ? On dira peut-tre quil peut avoir peur de quelque chose qui se trouve en lui-mme ; mais cela mme implique quil y a en lui, dans sa condition actuelle, des lments qui chappent sa propre comprhension, et par consquent une multiplicit non-unifie ; le fait quil soit isol ou non ny change dailleurs rien et nintervient aucunement en pareil cas. Dautre part, on ne peut pas invoquer valablement, en faveur de cette explication par lisolement, la peur instinctive prouve dans lobscurit par beaucoup de personnes, et notamment par les enfants ; cette peur est due en ralit lide quil peut y avoir dans lobscurit des choses quon ne voit pas, donc quon ne connat pas, et qui sont redoutables pour cette raison mme ; si au contraire lobscurit tait considre comme vide de toute prsence inconnue, la peur serait sans objet et ne se produirait pas. Ce qui est vrai, cest que ltre qui prouve la peur cherche sisoler, mais prcisment pour sy soustraire ; il prend une attitude ngative et se rtracte comme pour viter tout contact possible avec ce quil redoute, et de l proviennent sans doute la sensation de froid et les autres symptmes physiologiques qui accompagnent habituellement la peur ; mais cette sorte de dfense irrflchie est dailleurs inefficace car il est bien vident que, quoi quun tre fasse, il ne peut sisoler rellement du milieu dans lequel il est plac par ses conditions mmes dexistence contingente, et que, tant quil se considre comme entour par un monde extrieur , il lui est impossible de se mettre entirement labri des atteintes de celui-ci. La peur ne peut tre cause que par lexistence dautres tres, qui, en tant quils sont autres, constituent ce monde extrieur , ou dlments qui, bien quincorpors ltre lui-mme, nen sont pas moins trangers et extrieurs sa conscience actuelle ; mais l autre comme tel nexiste que par un effet de lignorance, puisque toute connaissance implique essentiellement une identification ; on peut donc dire que plus un tre connat, moins il y a pour lui d autre et d extrieur , et que, dans la mme mesure, la possibilit de la peur, possibilit dailleurs toute ngative, est abolie pour lui ; et finalement, ltat de solitude absolue (kaivalya), qui est au del de toute contingence, est un tat de pure impassibilit. Remarquons incidemment, ce propos, que l ataraxie stocienne ne reprsente quune conception dforme dun tel tat, car elle prtend sappliquer un tre qui en ralit est encore soumis aux contingences, ce qui est contradictoire ; sefforcer de traiter les choses extrieures comme

indiffrentes, autant quon le peut dans la condition individuelle, peut constituer une sorte dexercice prparatoire en vue de la dlivrance , mais rien de plus, car, pour ltre qui est vritablement dlivr , il ny a pas de choses extrieures ; un tel exercice pourrait en somme tre regard comme un quivalent de ce qui, dans les preuves initiatiques, exprime sous une forme ou sous une autre la ncessit de surmonter tout dabord la peur pour parvenir la connaissance, qui par la suite rendra cette peur impossible, puisquil ny aura plus rien alors par quoi ltre puisse tre affect ; et il est vident quil faut bien se garder de confondre les prliminaires de linitiation avec son rsultat final. Une autre remarque qui, bien quaccessoire, nest pas sans intrt, cest que la sensation de froid et les symptmes extrieurs auxquels nous avons fait allusion tout lheure se produisent aussi, mme sans que ltre qui les prouve ait consciemment peur proprement parler, dans les cas o se manifestent des influences psychiques de lordre le plus infrieur, comme par exemple dans les sances spirites et dans les phnomnes de hantise ; l encore, il sagit de la mme dfense subconsciente et presque organique , en prsence de quelque chose dhostile et en mme temps dinconnu, du moins pour lhomme ordinaire qui ne connat effectivement que ce qui est susceptible de tomber sous les sens, cest--dire les seules choses du domaine corporel. Les terreurs paniques , qui se produisent sans aucune cause apparente, sont dues aussi la prsence de certaines influences nappartenant pas lordre sensible ; elles sont dailleurs souvent collectives, ce qui va encore lencontre de lexplication de la peur par lisolement ; et il ne sagit pas ncessairement, dans ce cas, dinfluences hostiles ou dordre infrieur, car il peut mme arriver quune influence spirituelle, et non pas seulement une influence psychique, provoque une terreur de cette sorte chez des profanes qui la peroivent vaguement sans rien connatre de sa nature ; lexamen de ces faits, qui nont en somme rien danormal, quoi quen puisse penser lopinion commune, ne fait que confirmer encore que la peur est bien rellement cause par lignorance, et cest pourquoi nous avons cru bon de les signaler en passant. Pour en revenir au point essentiel, nous pouvons dire maintenant que ceux qui parlent d angoisse mtaphysique montrent par l, tout dabord, leur ignorance totale de la mtaphysique ; en outre, leur

attitude mme rend cette ignorance invincible, dautant plus que langoisse nest pas un simple sentiment passager de peur, mais une peur devenue en quelque sorte permanente, installe dans le psychisme mme de ltre, et cest pourquoi on peut la considrer comme une vritable maladie ; tant quelle ne peut tre surmonte, elle constitue proprement, tout comme dautres dfauts graves dordre psychique, une disqualification lgard de la connaissance mtaphysique. Dautre part, la connaissance est le seul remde dfinitif contre langoisse, aussi bien que contre la peur sous toutes ses formes et contre la simple inquitude, puisque ces sentiments ne sont que des consquences ou des produits de lignorance, et que par suite la connaissance ds quelle est atteinte, les dtruit entirement dans leur racine mme et les rend dsormais impossibles, tandis que, sans elle, mme sils sont carts momentanment, ils peuvent toujours reparatre au gr des circonstances. Sil sagit de la connaissance par excellence, cet effet se rpercutera ncessairement dans tous les domaines infrieurs, et ainsi ces mmes sentiments disparatront aussi lgard des choses les plus contingentes ; comment, en effet, pourraient-ils affecter celui qui, voyant toutes choses dans le principe, sait que, quelles que soient les apparences, elles ne sont en dfinitive que des lments de lordre total ? Il en est de cela comme de tous les maux dont souffre le monde moderne : le vritable remde ne peut venir que den haut, cest--dire dune restauration de la pure intellectualit ; tant quon cherchera y remdier par en bas, cest--dire en se contentant dopposer des contingences dautres contingences, tout ce quon prtendra faire sera vain et inefficace ; mais qui pourra le comprendre pendant quil en est encore temps ?

CHAPITRE IV LA COUTUME CONTRE LA TRADITION

Nous avons dnonc diverses reprises ltrange confusion que les modernes commettent presque constamment entre tradition et coutume ; nos contemporains en effet, donnent volontiers le nom de tradition toute sorte de choses qui ne sont en ralit que de simples coutumes, souvent tout fait insignifiantes, et parfois dinvention toute rcente : ainsi, il suffit que nimporte qui ait institu une fte profane quelconque pour que celle-ci, au bout de quelques annes, soit qualifie de traditionnelle . Cet abus de langage est videmment d lignorance des modernes lgard de tout ce qui est tradition au vrai sens de ce mot ; mais on peut aussi y discerner une manifestation de cet esprit de contrefaon dont nous avons dj signal tant dautres cas : l o il ny a plus de tradition, on cherche, consciemment ou inconsciemment, lui substituer une sorte de parodie, afin de combler pour ainsi dire, au point de vue des apparences extrieures, le vide laiss par cette absence de la tradition ; aussi nest-il pas suffisant de dire que la coutume est entirement diffrente de la tradition, car la vrit est quelle lui est mme nettement contraire, et quelle sert de plus dune faon la diffusion et au maintien de lesprit antitraditionnel. Ce quil faut bien comprendre avant tout, cest ceci : tout ce qui est dordre traditionnel implique essentiellement un lment suprahumain ; la coutume, au contraire, est quelque chose de purement humain, soit par dgnrescence, soit ds son origine mme. En effet, il faut ici distinguer deux cas : dans le premier, il sagit de choses qui ont pu avoir autrefois un sens profond, parfois mme un caractre proprement rituel, mais qui lont entirement perdu par le fait quelles ont cess dtre intgres un ensemble traditionnel, de sorte quelles ne sont plus que lettre morte et superstition au sens tymologique ; personne nen comprenant plus la raison, elles sont dailleurs, par l mme, particulirement aptes se dformer et se mlanger des lments trangers, ne provenant que de la fantaisie individuelle ou collective. Ce cas est, assez gnralement, celui des coutumes auxquelles il est impossible dassigner une

origine dfinie ; le moins quon en puisse dire, cest quil tmoigne de la perte de lesprit traditionnel, et en cela il peut sembler plus grave comme symptme que par les inconvnients quil prsente en lui-mme. Cependant, il ny en a pas moins l un double danger : dune part, les hommes en arrivent ainsi accomplir des actions par simple habitude, cest--dire dune faon toute machinale et sans raison valable, rsultat dautant plus fcheux que cette attitude passive les prdispose recevoir toute sorte de suggestions sans ragir ; dautre part, les adversaires de la tradition, assimilant celle-ci ces actions machinales, ne manquent pas den profiter pour la tourner en ridicule, de sorte que cette confusion, qui chez certains nest pas toujours involontaire, est utilise pour faire obstacle toute possibilit de restauration de lesprit traditionnel. Le second cas est celui pour lequel on peut parler proprement de contrefaon : les coutumes dont il vient dtre question sont encore, malgr tout, des vestiges de quelque chose qui a eu tout dabord un caractre traditionnel, et, ce titre, elles peuvent ne pas paratre encore suffisamment profanes ; on sattachera donc, un stade ultrieur, les remplacer autant que possible par dautres coutumes, celles-l entirement inventes, et qui seront acceptes dautant plus facilement que les hommes sont dj habitus faire des choses dpourvues de sens ; cest l quintervient la suggestion laquelle nous faisions allusion tout lheure. Quand un peuple a t dtourn de laccomplissement des rites traditionnels, il est encore possible quil sente ce qui lui manque et quil prouve le besoin dy revenir ; pour len empcher, on lui donnera des pseudo-rites , et on les lui imposera mme sil y a lieu ; et cette simulation des rites est quelquefois pousse si loin quon na pas de peine y reconnatre lintention formelle et peine dguise dtablir une sorte de contre-tradition . Il y a aussi, dans le mme ordre, dautres choses qui, tout en paraissant plus inoffensives, sont en ralit bien loin de ltre entirement : nous voulons parler de coutumes qui affectent la vie de chaque individu en particulier plutt que celle de lensemble de la collectivit ; leur rle est encore dtouffer toute activit rituelle ou traditionnelle, en y substituant la proccupation, il ne serait pas exagr de dire mme lobsession, dune multitude de choses parfaitement insignifiantes, sinon tout fait absurdes, et dont la petitesse mme contribue puissamment la ruine de toute intellectualit.

Ce caractre dissolvant de la coutume peut surtout tre constat directement aujourdhui dans les pays orientaux, car pour ce qui est de lOccident, il y a dj trop longtemps quil a dpass le stade o il tait mme simplement concevable encore que toutes les actions humaines puissent revtir un caractre traditionnel ; mais, l o la notion de la vie ordinaire , entendue dans le sens profane que nous avons expliqu en une autre occasion, ne sest pas encore gnralise, on peut saisir en quelque sorte sur le fait la faon dont une telle notion arrive prendre corps, et le rle quy joue la substitution de la coutume la tradition. Il va de soi quil sagit l dune mentalit qui, actuellement encore tout au moins, nest point celle de la plupart des Orientaux, mais seulement de ceux quon peut dire indiffremment moderniss ou occidentaliss , les deux mots nexprimant au fond quune seule et mme chose : lorsque quelquun agit dune faon quil ne peut justifier autrement quen dclarant que cest la coutume , on peut tre sr quon a affaire un individu dtach de sa tradition et devenu incapable de la comprendre ; non seulement il nen accomplit plus les rites essentiels, mais, sil en a gard quelques observances secondaires, cest uniquement par coutume et pour des raisons purement humaines, parmi lesquelles le souci de l opinion tient le plus souvent une place prpondrante ; et, surtout, il ne manque jamais dobserver scrupuleusement une foule de ces coutumes inventes dont nous parlions en dernier lieu, coutumes qui ne se distinguent en rien des niaiseries constituant le vulgaire savoirvivre des Occidentaux modernes, et qui mme nen sont parfois quune imitation pure et simple. Ce qui est peut-tre le plus frappant dans ces coutumes toutes profanes, que ce soit en Orient ou en Occident, cest ce caractre dincroyable petitesse que nous avons dj mentionn : il semble quelles ne visent rien dautres qu retenir toute lattention, non seulement sur des choses entirement extrieures et vides de toute signification, mais encore sur le dtail mme de ces choses, dans ce quil a de plus banal et de plus troit, ce qui est videmment un des meilleurs moyens qui puissent exister pour amener, chez ceux qui sy soumettent, une vritable atrophie intellectuelle, dont ce quon appelle en Occident la mentalit mondaine reprsente lexemple le plus achev. Ceux chez qui les proccupations de ce genre arrivent prdominer, mme sans atteindre ce degr extrme, sont trop manifestement incapables de concevoir aucune ralit dordre

profond ; il y a l une incompatibilit tellement vidente quil serait inutile dy insister davantage ; et il est clair aussi que ceux-l se trouvent ds lors enferms dans le cercle de la vie ordinaire , qui nest faite prcisment que dun pais tissu dapparences extrieures comme celles sur lesquelles ils ont t dresss exercer exclusivement toute leur activit mentale. Pour eux, le monde, pourrait-on dire, a perdu toute transparence , car ils ny voient plus rien qui soit un signe ou une expression de vrits suprieures, et, mme si on leur parlait de ce sens intrieur des choses non seulement ils ne comprendraient pas, mais ils commenceraient aussitt par se demander ce que leurs pareils pourraient bien penser ou dire deux si par impossible il leur arrivait dadmettre un tel point de vue, et plus encore dy conformer leur existence ! Cest en effet la crainte de l opinion qui, plus que toute autre chose, permet la coutume de simposer comme elle le fait et de prendre le caractre dune vritable obsession : lhomme ne peut jamais agir sans quelque motif, lgitime ou illgitime, et lorsque, comme cest le cas ici, il ne peut exister aucun motif rellement valable, puisquil sagit dactions qui nont vritablement aucune signification, il faut quil sen trouve dans un ordre aussi bassement contingent et aussi dpourvu de toute porte effective que celui auquel appartiennent ces actions elles-mmes. On objectera peut-tre que, pour que cela soit possible, il faut quune opinion se soit dj forme lgard des coutumes en question ; mais, en fait, il suffit que celles-ci se soient tablies dans un milieu trs restreint, et ne ftce tout dabord que sous la forme dune simple mode , pour que ce facteur puisse entrer en jeu ; de l, les coutumes, stant fixes par le fait mme quon nose plus sabstenir de les observer, pourront ensuite se rpandre de proche en proche, et, corrlativement, ce qui ntait dabord que lopinion de quelques-uns finira par devenir ce quon appelle l opinion publique . On pourrait dire que le respect de la coutume comme telle nest au fond rien dautre que le respect de la sottise humaine, car cest celle-ci qui, en pareil cas, sexprime naturellement dans lopinion ; dailleurs, faire comme tout le monde , suivant lexpression couramment employe ce sujet, et qui pour certains semble tenir lieu de raison suffisante pour toutes leurs actions, cest ncessairement sassimiler au vulgaire et sappliquer ne sen distinguer en aucune faon ; il serait assurment difficile dimaginer quelque chose de plus bas, et aussi de plus contraire lattitude traditionnelle, suivant laquelle chacun

doit sefforcer constamment de slever selon toute la mesure de ses possibilits, au lieu de sabaisser jusqu cette sorte de nant intellectuel que traduit une vie absorbe tout entire dans lobservation des coutumes les plus ineptes et dans la crainte purile dtre jug dfavorablement par les premiers venus, cest--dire en dfinitive par les sots et les ignorants. Dans les pays de tradition arabe, on dit que, dans les temps les plus anciens, les hommes ntaient distingus entre eux que par la connaissance ; ensuite, on prit en considration la naissance et la parent ; plus tard encore, la richesse en vint tre considre comme une marque de supriorit ; enfin, dans les derniers temps, on ne juge plus les hommes que daprs les seules apparences extrieures. Il est facile de se rendre compte que cest l une description exacte de la prdominance successive, dans lordre descendant, de points de vue qui sont respectivement ceux des quatre castes, ou, si lon prfre, des divisions naturelles auxquelles cellesci correspondent. Or la coutume appartient incontestablement au domaine des apparences purement extrieures, derrire lesquelles il ny a rien ; observer la coutume pour tenir compte dune opinion qui nestime que de telles apparences, cest donc l proprement le fait dun Shdra.

CHAPITRE V PROPOS DU RATTACHEMENT INITIATIQUE

Il est des choses sur lesquelles on est oblig de revenir presque constamment, tellement la plupart de nos contemporains, du moins en Occident, semblent prouver de difficult les comprendre ; et bien souvent, ces choses sont de celles qui, en mme temps quelles sont en quelque sorte la base de tout ce qui se rapporte, soit au point de vue traditionnel en gnral, soit plus spcialement au point de vue sotrique et initiatique, sont dun ordre qui devrait normalement tre regard comme plutt lmentaire. Telle est, par exemple, la question du rle et de lefficacit propre des rites ; et peut-tre est-ce, tout au moins en partie, cause de sa connexion assez troite avec celle-l que la question de la ncessit du rattachement initiatique parat tre galement dans le mme cas. En effet, ds lors quon a compris que linitiation consiste essentiellement dans la transmission dune certaine influence spirituelle, et que cette transmission ne peut tre opre que par le moyen dun rite, qui est prcisment celui par lequel seffectue le rattachement une organisation ayant avant tout pour fonction de conserver et de communiquer linfluence dont il sagit, il semble bien quil ne devrait plus y avoir aucune difficult cet gard ; transmission et rattachement ne sont en somme que les deux aspects inverses dune seule et mme chose, suivant quon lenvisage en descendant ou en remontant la chane initiatique. Cependant, nous avons eu rcemment loccasion de constater que la difficult existe mme pour certains de ceux qui, en fait, possdent un tel rattachement ; ceci peut paratre plutt tonnant, mais sans doute faut-il y voir une consquence de lamoindrissement spculatif quont subi les organisations auxquelles ils appartiennent, car il est vident que, pour qui sen tient ce seul point de vue spculatif , les questions de cet ordre, et toutes celles quon peut dire proprement techniques , ne peuvent apparatre que sous une perspective fort indirecte et lointaine, et que, par l mme, leur importance fondamentale risque dtre plus ou moins compltement

mconnue. On pourrait encore dire quun exemple comme celui-l permet de mesurer toute la distance qui spare linitiation virtuelle de linitiation effective ; ce nest certes pas que la premire puisse tre regarde comme ngligeable, bien au contraire, puisque cest elle qui est linitiation proprement dite, cest--dire le commencement (initium) indispensable, et quelle apporte avec elle la possibilit de tous les dveloppements ultrieurs ; mais il faut bien reconnatre que, dans les conditions prsentes plus que jamais, il y a fort loin de cette initiation virtuelle au moindre dbut de ralisation. Quoi quil en soit, nous pensions nous tre dj suffisamment expliqu sur la ncessit du rattachement initiatique1 ; mais, en prsence de certaines questions qui nous sont encore poses ce sujet, nous croyons utile dessayer dy ajouter quelques prcisions complmentaires. Tout dabord, nous devons carter lobjection que certains pourraient tre tents de tirer du fait que le nophyte ne ressent aucunement linfluence spirituelle au moment mme o il la reoit ; vrai dire, ce cas est dailleurs tout fait comparable celui de certains rites dordre exotrique tels que les rites religieux de lordination par exemple, o une influence spirituelle est galement transmise et, dune faon gnrale tout au moins, nest pas davantage ressentie, ce qui ne lempche pas dtre rellement prsente et de confrer ds lors ceux qui lont reue certaines aptitudes quils ne pourraient avoir sans elle. Mais, dans lordre initiatique, nous devons aller plus loin : il serait en quelque sorte contradictoire que le nophyte soit capable de ressentir linfluence qui lui est transmise, puisquil nest encore, vis--vis de celle-ci, et par dfinition mme, que dans un tat purement potentiel et non-dvelopp , tandis que la capacit de la ressentir impliquerait dj forcment, au contraire, un certain degr de dveloppement ou dactualisation ; et cest pourquoi nous disions tout lheure quil faut ncessairement commencer par linitiation virtuelle. Seulement, dans le domaine exotrique, il ny a en somme aucun inconvnient ce que linfluence reue ne soit jamais perue consciemment, mme indirectement et dans ses effets, puisquil ne sagit pas l dobtenir, comme consquence de la transmission opre, un dveloppement spirituel effectif ; par contre, il devrait en tre tout autrement quand il sagit de linitiation, et, par suite du travail intrieur accompli par liniti, les effets de cette influence1

Voir Aperus sur lInitiation, notamment ch. V et VIII.

devraient tre ressentis ultrieurement, ce qui constitue prcisment le passage linitiation effective, quelque degr quon lenvisage. Cest l, du moins, ce qui devrait avoir lieu normalement et si linitiation donnait les rsultats quon est en droit den attendre ; il est vrai quen fait, dans la plupart des cas, linitiation reste toujours virtuelle, ce qui revient dire que les effets dont nous parlons demeurent indfiniment ltat latent ; mais, sil en est ainsi, ce nen est pas moins l, au point de vue rigoureusement initiatique, une anomalie qui nest due qu certaines circonstances contingentes1, comme, dune part, linsuffisance des qualifications de liniti, cest-dire la limitation des possibilits quil porte en lui-mme et auxquelles rien dextrieur ne saurait suppler, et aussi, dautre part ltat dimperfection ou de dgnrescence auquel en sont rduites actuellement certaines organisations initiatiques et qui ne leur permet plus de fournir un appui suffisant pour atteindre linitiation effective, ni mme de laisser souponner lexistence de celle-ci ceux qui pourraient y tre aptes, bien que ces organisations nen demeurent pas moins toujours capables de confrer linitiation virtuelle cest--dire dassurer, ceux qui possdent le minimum de qualifications indispensable, la transmission initiale de linfluence spirituelle. Ajoutons encore incidemment, avant de passer un autre aspect de la question, que cette transmission, comme dailleurs nous lavons dj fait remarquer expressment, na et ne peut avoir absolument rien de magique , pour la raison mme que cest dune influence spirituelle quil sagit essentiellement, tandis que tout ce qui est dordre magique concerne exclusivement le maniement des seules influences psychiques. Mme sil arrive que linfluence spirituelle saccompagne secondairement de certaines influences psychiques, cela ny change rien, car ce nest l en somme quune consquence purement accidentelle, et qui nest due qu la correspondance qui existe forcment toujours entre les diffrents ordres de ralit ; dans tous les cas, ce nest pas sur ces influences psychiques ni par leur moyen quagit le rite initiatique, qui se rvle uniquement linfluence spirituelle et ne saurait, prcisment en tant quil est initiatique, avoir aucune raison dtre en dehors de celle-ci. Du reste, la mme chose est vrai, aussi, dans le domaine exotrique, en ce qui1

On pourrait dailleurs dire, dune faon gnrale, que, dans les conditions dune poque comme la ntre, cest presque toujours le cas vritablement normal au point de vue traditionnel qui napparat plus que comme un cas dexception.

concerne les rites religieux1 ; quelles que soient les diffrences quil y ait lieu de faire entre les influences spirituelles, soit en ellesmmes, soit quant aux buts divers en vue desquels elles peuvent tre mises en action, cest bien toujours dinfluences spirituelles quil sagit proprement, dans ce cas aussi bien que dans celui des rites initiatiques, et, en dfinitive, cela suffit pour quil ne puisse y avoir l rien de commun avec la magie, qui nest quune science traditionnelle secondaire, dordre tout fait contingent et mme trs infrieur, et laquelle, redisons-le encore une fois de plus, tout ce qui relve du domaine spirituel est entirement tranger. Nous pouvons maintenant en venir ce qui nous parat tre le point le plus important, celui qui touche de plus prs au fond mme de la question ; sous ce rapport, lobjection qui se prsente, pourrait tre formule ainsi : rien ne peut tre spar du Principe, car ce qui le serait naurait vritablement aucune existence ni aucune ralit, ftelle du degr le plus infrieur ; comment peut-on donc parler dun rattachement qui, quels que soient les intermdiaires par lesquels il seffectue, ne peut tre conu finalement que comme un rattachement au Principe mme, ce qui, prendre le mot dans sa signification littrale, semble impliquer le rtablissement dun lien qui aurait t rompu ? On peut remarquer quune question de ce genre est assez semblable celle-ci, que certains se sont pose galement : pourquoi faut-il faire des efforts pour parvenir la Dlivrance, puisque le Soi (tm) est immuable et demeure toujours le mme, et quil ne saurait aucunement tre modifi ou affect par quoi que ce soit ? Ceux qui soulvent de telles questions montrent par l quils sarrtent une vue beaucoup trop exclusivement thorique des choses, ce qui fait quils nen aperoivent quun seul ct, ou encore quils confondent deux points de vue qui sont cependant nettement distincts, bien que complmentaires lun de lautre en un certain sens, le point de vue principiel et celui des tres manifests. Assurment, au point de vue purement mtaphysique, on pourrait la rigueur sen tenir au seul aspect principiel et ngliger en quelque sorte tout le reste ; mais le point de vue proprement initiatique doit au contraire partir des conditions qui sont actuellement celles des tres manifests, et plus1

Il va de soi quil en est encore de mme pour dautres rites exotriques, dans les traditions autres que celles qui revtent la forme religieuse ; si nous parlons plus particulirement ici de rites religieux, cest parce quils reprsentent, dans ce domaine, le cas le plus gnralement connu en Occident.

prcisment des individus humains comme tels, conditions dont le but mme quil se propose est de les amener saffranchir ; il doit donc forcment, et cest mme l ce qui le caractrise essentiellement par rapport au point de vue mtaphysique pure, prendre en considration ce quon peut appeler un tat de fait, et relier en quelque faon celui-ci lordre principiel. Pour carter toute quivoque sur ce point, nous dirons ceci : dans le Principe, il est vident que rien ne saurait jamais tre sujet au changement ; ce nest donc point le Soi qui doit tre dlivr, puisquil nest jamais conditionn, ni soumis aucune limitation, mais cest le moi et celui-ci ne peut ltre quen dissipant lillusion qui le fait paratre spar du Soi ; de mme, ce nest pas le lien avec le Principe quil sagit en ralit de rtablir, puisquil existe toujours et ne peut pas cesser dexister 1, mais cest, pour ltre manifest, la conscience effective de ce lien qui doit tre ralise ; et, dans les conditions prsentes de notre humanit, il ny a pour cela aucun autre moyen possible que celui qui est fourni par linitiation. On peut ds lors comprendre que la ncessit du rattachement initiatique est, non pas une ncessit de principe, mais seulement une ncessit de fait, qui ne sen impose pas moins rigoureusement dans ltat qui est le ntre et que, par consquent, nous sommes obligs de prendre pour point de dpart. Dailleurs, pour les hommes des temps primordiaux, linitiation aurait t inutile et mme inconcevable, puisque le dveloppement spirituel, tous ses degrs, saccomplissait chez eux dune faon toute naturelle et spontane, en raison de la proximit o ils taient lgard du Principe ; mais, par suite de la descente qui sest effectue depuis lors, conformment au processus invitable de toute manifestation cosmique, les conditions de la priode cyclique o nous nous trouvons actuellement sont tout autres que celles-l, et cest pourquoi la restauration des possibilits de ltat primordial est le premier des buts que se propose linitiation2. Cest donc en tenant compte de ces conditions, telles quelles sont en fait, que nous devons affirmer la ncessit du rattachement initiatique, et non pas, dune faon gnrale et sans aucune restriction, par rapport auxCe lien, au fond, nest pas autre chose que le strtm de la tradition hindoue, dont nous avons eu parler dans dautres tudes. 2 Sur linitiation considre, en ce qui concerne les petits mystres , comme permettant daccomplir la remonte du cycle par tapes successives jusqu ltat primordial ; cf. Aperus sur lInitiation, pp. 257-258.1

conditions de nimporte quelle poque ou, plus forte raison encore, de nimporte quel monde. cet gard, nous appellerons plus spcialement lattention sur ce que nous avons dj dit ailleurs de la possibilit que des tres vivants naissent deux-mmes et sans parents1 ; cette gnration spontane est en effet une possibilit de principe, et lon peut fort bien concevoir un monde o il en serait effectivement ainsi ; mais pourtant ce nest pas une possibilit de fait dans notre monde, ou du moins, plus prcisment, dans ltat actuel de celui-ci ; il en est de mme pour lobtention de certains tats spirituels, qui dailleurs est bien aussi une naissance 2, et cette comparaison nous parat tre la fois la plus exacte et celle qui peut le mieux aider faire comprendre ce dont il sagit. Dans le mme ordre dides, nous pouvons encore dire ceci : dans ltat prsent de notre monde, la terre ne peut pas produire une plante delle-mme et spontanment, et sans quon y ait dpos une graine qui doit ncessairement provenir dune autre plante prexistante3 ; il a pourtant bien fallu quil en ait t ainsi en un certain temps, sans quoi rien naurait jamais pu commencer, mais cette possibilit nest plus de celles qui sont susceptibles de se manifester actuellement. Dans les conditions o nous sommes en fait, on ne peut rien rcolter sans avoir sem tout dabord, et cela est tout aussi vrai spirituellement que matriellement ; or le germe qui doit tre dpos dans ltre pour rendre possible son dveloppement spirituel ultrieur, cest prcisment linfluence qui, dans un tat de virtualit et d enveloppement exactement comparable celui de la graine4, lui est communique par linitiation 5.Aperus sur lInitiation, p. 30. Il est peine besoin de rappeler ce propos tout ce que nous avons dit ailleurs sur linitiation considre comme seconde naissance ; cette faon de lenvisager est du reste commune toutes les formes traditionnelles sans exception. 3 Signalons, sans pouvoir y insister prsentement, que ceci nest pas sans rapport avec le symbolisme du grain de bl dans les mystres dleusis, non plus que, dans la Maonnerie, avec le mot de passe du grade de Compagnon ; lapplication initiatique est dailleurs videmment en relation troite avec lide de postrit spirituelle . Il nest peut-tre pas sans intrt de noter aussi, ce propos, que le mot nophyte signifie littralement nouvelle plante . 4 Ce nest pas que linfluence spirituelle, en elle-mme, puisse jamais tre dans un tat de potentialit, mais le nophyte la reoit en quelque sorte dune manire proportionne son propre tat. 5 Nous pourrions mme ajouter que, en raison de la correspondance qui existe entre lordre cosmique et lordre humain, il peut y avoir entre les deux termes de la comparaison que nous venons dindiquer, non pas une simple similitude, mais une2 1

Nous profiterons de cette occasion pour signaler aussi une mprise dont nous avons relev quelques exemples en ces derniers temps : certains croient que le rattachement une organisation initiatique ne constitue en quelque sorte quun premier pas vers linitiation . Cela ne serait vrai qu la condition de bien spcifier que cest de linitiation effective quil sagit alors ; mais ceux qui nous faisons allusion ne font ici aucune distinction entre initiation virtuelle et initiation effective, et peut-tre mme nont-ils aucune ide dune telle distinction, qui est pourtant de la plus grande importance et quon pourrait mme dire tout fait essentielle ; au surplus, il est trs possible quils aient t plus ou moins influencs par certaines conceptions de provenance occultiste ou thosophiste sur les grands initis et autres choses de ce genre, qui sont assurment trs propres causer ou entretenir bien des confusions. En tout cas, ceux-l oublient manifestement quinitiation drive dinitium et que ce mot signifie proprement entre et commencement : cest lentre dans une voie quil reste parcourir par la suite, ou encore le commencement dune nouvelle existence au cours de laquelle seront dveloppes des possibilits dun autre ordre que celles auxquelles est troitement borne la vie de lhomme ordinaire ; et linitiation, ainsi entendue dans son sens le plus strict et le plus prcis, nest en ralit rien dautre que la transmission initiale de linfluence spirituelle ltat de germe, cest--dire, en dautres termes, le rattachement initiatique lui-mme. Une autre question, qui se rapporte aussi au rattachement initiatique, a encore t souleve en ces derniers temps ; il faut dailleurs dire tout dabord, pour quon en comprenne exactement la porte, quelle concerne plus particulirement les cas o linitiation est obtenue en dehors des moyens ordinaires et normaux1. Il doit tre bien entendu, avant tout, que de tels cas ne sont jamais quexceptionnels, et quils ne se produisent que quand certaines circonstances rendent la transmission normale impossible, puisque leur raison dtre est prcisment de suppler dans une certaine mesure cetterelation beaucoup plus troite et plus directe, et qui est de nature la justifier encore plus compltement ; et il est possible dentrevoir par l que le texte biblique dans lequel lhomme dchu est reprsente comme condamn ne plus rien pouvoir obtenir de la terre sans se livrer un pnible travail (Gense, III, 17-19) peut fort bien rpondre une vrit mme dans son sens le plus littral. 1 Cest ces cas que se rapporte la note explicative ajoute un passage des Pages ddies Mercure dAbdul-Hdi, n daot 1946, des tudes Traditionnelles, pp. 318-319, et reproduite en appendice du prsent volume, pp. 270-271.

transmission. Nous disons seulement dans une certaine mesure, parce que, dune part, une telle chose ne peut se produire que pour des individualits possdant des qualifications qui dpassent beaucoup lordinaire et ayant des aspirations assez fortes pour attirer en quelque sorte elles linfluence spirituelle quelles ne peuvent rechercher par leurs propres moyens, et aussi parce que, dautre part, mme pour de telles individualits, il est encore plus rare, laide fournie par le contact constant avec une organisation traditionnelle faisant dfaut, que les rsultats obtenus comme consquence de cette initiation naient pas un caractre plus ou moins fragmentaire et incomplet. On ne saurait trop insister l-dessus, et encore, malgr cela, il nest peut-tre pas entirement sans danger de parler de cette possibilit, parce que trop de gens peuvent avoir tendance sillusionner cet gard ; il suffira quil survienne dans leur existence un vnement quelque peu extraordinaire, ou paraissant tel leurs propres yeux, mais dailleurs dun genre quelconque, pour quils linterprtent comme un signe quils ont reu cette initiation exceptionnelle ; et les Occidentaux actuels, en particulier, ne seront que trop facilement tents de saisir le moindre prtexte de cette sorte pour se dispenser dun rattachement rgulier ; cest pourquoi il convient dinsister tout spcialement sur ce que, tant que celui-ci nest pas impossible obtenir en fait, il ny a pas a compter quon puisse, en dehors de lui, recevoir une initiation quelconque. Un autre point trs important est celui-ci : mme en pareil cas, il sagit bien toujours du rattachement une chane initiatique et de la transmission dune influence spirituelle, quels quen soient dailleurs les moyens et les modalits, qui peuvent sans doute diffrer grandement de ce quils sont dans les cas normaux, et impliquer, par exemple, une action sexerant en dehors des conditions ordinaires de temps et de lieu ; mais, de toute faon, il y a ncessairement l un contact rel, ce qui na assurment rien de commun avec des visions ou des rveries qui ne relvent gure que de limagination 1. Dans certains exemples connus, comme celui de Jacob Bhme auquel nous avons dj fait allusion ailleurs 2, ce contact fut tabli par la rencontre dun personnage mystrieux qui ne1

Nous rappellerons encore que, ds lors quil sagit de questions dordre initiatique, on ne saurait trop se dfier de limagination ; tout ce qui nest quillusions psychologiques ou subjectives est absolument sans aucune valeur cet gard et ne doit y intervenir en aucune faon ni aucun degr. 2 Aperus sur lInitiation, p. 70.

reparut plus par la suite ; quel quait pu tre celui-ci1, il sagit donc l dun fait parfaitement positif , et non pas simplement dun signe plus ou moins vague et quivoque, que chacun peut interprter au gr de ses dsirs. Seulement, il est bien entendu que lindividu qui a t initi par un tel moyen peut navoir pas clairement conscience de la vritable nature de ce quil a reu et de ce quoi il a t ainsi rattach, et plus forte raison tre tout fait incapable de sexpliquer ce sujet, faute dune instruction lui permettant davoir sur tout cela des notions tant soit peu prcises ; il peut mme se faire quil nait jamais entendu parler dinitiation, la chose et le mot lui-mme tant entirement inconnus dans le milieu o il vit ; mais cela importe peu au fond et naffecte videmment en rien la ralit mme de cette initiation, bien quon puisse encore se rendre compte par l quelle nest pas sans prsenter certains dsavantages invitables par rapport linitiation normale 2. Cela dit, nous pouvons en venir la question laquelle nous avons fait allusion, car ces quelques remarques nous permettront dy rpondre plus facilement ; cette question est celle-ci : certains livres dont le contenu est dordre initiatique ne peuvent-ils, pour des individualits particulirement qualifies et les tudiant avec les dispositions voulues, servir par eux-mmes de vhicule la transmission dune influence spirituelle, de telle sorte que, en pareil cas, leur lecture suffirait, sans quil y ait besoin daucun contact direct avec une chane traditionnelle, pour confrer une initiation du genre de celles dont nous venons de parler ? Limpossibilit dune initiation par les livres est pourtant encore un point sur lequel nous pensions nous tre suffisamment expliqu en diverses occasions, et nous devons avouer que nous navions pas prvu que la lecture de livres quels quils soient pourrait tre envisage comme constituant un de ces moyens exceptionnels qui remplacent parfois les moyens ordinaires de linitiation. Dailleurs, mme en dehors du cas particulier et plus prcis o il sagit proprement de la1

Il peut sagir, bien quil nen soit certes pas forcment toujours ainsi, de lapparence prise par un adepte agissant, comme nous le disions tout lheure, en dehors des conditions ordinaires de temps et de lieu, ainsi que pourront aider le comprendre les quelques considrations que nous avons exposes, sur certaines possibilits de cet ordre, dans les Aperus sur lInitiation, ch. XLII. 2 Ces dsavantages ont, entre autres consquences, celle de donner souvent liniti, et surtout en ce qui concerne la faon dont il sexprime, une certaine ressemblance extrieure avec les mystiques, qui peut mme le faire prendre pour tel par ceux qui ne vont pas au fond des choses, ainsi que cela est arriv prcisment pour Jacob Bhme.

transmission dune influence initiatique, il y a l quelque chose qui serait nettement contraire au fait quune transmission orale est partout et toujours considre comme une condition ncessaire du vritable enseignement traditionnel, si bien que la mise par crit de cet enseignement ne peut jamais en dispenser1, et cela parce que sa transmission, pour tre rellement valable, implique la communication dun lment en quelque sorte vital auquel les livres ne sauraient servir de vhicule2. Mais ce qui est peut-tre le plus tonnant, cest que la question a t pose en connexion avec un passage dans lequel, propos de ltude livresque , nous avions cru justement nous expliquer assez nettement pour viter toute mprise, en signalant prcisment, comme susceptible dy donner lieu, le cas o il sagit de livres dont le contenu est dordre initiatique 3 ; il semble donc quil ne sera pas inutile dy revenir encore et de dvelopper un peu plus compltement ce que nous avions voulu dire. Il est vident quil y a bien des faons diffrentes de lire un mme livre, et que les rsultats en sont galement diffrents : si lon suppose par exemple quil sagit des critures sacres dune tradition, le profane au sens le plus complet de ce mot, tel que le critique moderne, ny verra que littrature , et tout ce quil pourra en retirer ne sera que cette sorte de connaissance toute verbale qui constitue lrudition pure et simple, sans quil sy ajoute la moindre comprhension relle, ft-ce du sens le plus extrieur, puisquil ne sait pas et ne se demande mme pas si ce quil lit est lexpression dune vrit ; et cest l le genre de savoir quon peut qualifier de livresque dans lacception la plus rigoureuse de ce mot. Celui qui est rattach la tradition considre, mme sil nen1

Le contenu mme dun livre, en tant quensemble de mots et de phrases exprimant certaines ides, nest donc pas la seule chose qui importe rellement au point de vue traditionnel. 2 On pourrait objecter que, daprs quelques rcits se rfrant surtout la tradition rosicrucienne, certains livres auraient t chargs dinfluences par leurs auteurs euxmmes, ce qui est en effet possible pour un livre aussi bien que pour tout autre objet quelconque ; mais, mme en admettant la ralit de ce fait, il ne pourrait en tout cas sagir que dexemplaires dtermins et ayant t prpars spcialement cet effet, et, en outre, chacun de ces exemplaires devait tre exclusivement destin tel disciple qui il tait remis directement, non pas pour tenir lieu dune initiation que ce disciple avait dj reue, mais uniquement pour lui fournir une aide plus efficace lorsque, au cours de son travail personnel, il se servirait du contenu de ce livre comme dun support de mditation. 3 Aperus sur lInitiation, pp. 224-225.

connat que le ct exotrique, verra dj tout autre chose dans ces critures, bien que sa comprhension soit encore borne au seul sens littral, et ce quil y trouvera aura pour lui une valeur incomparablement plus grande que celle de lrudition ; il en serait ainsi mme au degr le plus bas, nous voulons dire dans le cas de celui qui, par incapacit de comprendre les vrits doctrinales, y chercherait simplement une rgle de conduite, ce qui lui permettrait tout au moins de participer la tradition dans la mesure de ses possibilits. Le cas de celui qui vise sassimiler aussi compltement que possible lexotrisme de la doctrine, comme le fait par exemple le thologien, se situe un niveau assurment trs suprieur celui-l ; et pourtant ce nest toujours que du sens littral quil sagit alors, et lexistence dautres sens plus profonds, cest-dire en somme celles de lsotrisme, peut ntre mme pas souponne. Au contraire, celui qui a quelque connaissance thorique de lsotrisme pourra laide de certains commentaires ou autrement, commencer percevoir la pluralit des sens contenus dans les textes sacrs, et, par suite, discerner l esprit cach sous la lettre ; sa comprhension est donc dun ordre bien plus profond et plus lev que celle laquelle peut prtendre le plus savant et le plus parfait des exotristes. Ltude de ces textes pourra alors constituer une partie importante de la prparation doctrinale qui doit normalement prcder toute ralisation ; mais cependant, si celui qui sy livre ne reoit par ailleurs aucune initiation, il en restera toujours, quelques dispositions quil y apporte, une connaissance exclusivement thorique, quune telle tude, par elle-mme, ne permet de dpasser en aucune faon. Si, au lieu des critures sacres, nous considrions certains crits dun caractre proprement initiatique, comme par exemple ceux de Shankarchrya ou ceux de Mohyiddin ibn Arabi, nous pourrions, sauf sur un point, dire peu prs exactement la mme chose : ainsi, tout le profit quun orientaliste pourra retirer de leur lecture sera de savoir que tel auteur (et qui pour lui nest en effet quun auteur et rien de plus) a dit telle ou telle chose ; et encore, sil veut traduire cette chose au lieu de se contenter de la rpter textuellement et par un simple effort de mmoire, il y aura les plus grandes chances pour quil la dforme, puisquil ne sen est assimil le sens rel aucun degr. La seule diffrence avec ce que nous avons dit prcdemment, cest quici il ny a plus lieu de considrer le cas de lexotriste, puisque ces crits se rapportent au seul domaine

sotrique et, comme tels, sont entirement en dehors de sa comptence ; sil pouvait vraiment les comprendre, il