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on observe aujourd’hui un regain d’intérêt pour l’idée, le projet, voire les politiques communistes. les raisons de ce renouveau, son contenu et sa légitimité sont mis en débat dans ce dossier « communisme ? »

les auteurs qui y participent ont répondu à une adresse formulée en ces termes : « on assiste aujourd’hui à une réhabilitation du ‘communisme’ – cela du moins dans un cercle politico-philosophique ouest-européen assez défini. il n’est guère de philosophe radical qui ne reprenne ce terme à son compte. il ne s’agit de rien de moins que ‘changer les mots de la tribu’, ce qui répond sans doute à quelque chose dans la société à grande distance du cercle philosophique. cette entreprise philosophique de nomination tend à établir que c’est bien quelque chose du ‘communisme’ qui se manifeste sous la forme d’utopies pratiques sur le terrain du militantisme politique et social, de l’autogestion, de l’écologie, de la communication internet, de même que dans la subversion culturelle, dans les projects d’allocation uni-verselle, dans le ‘tous ensemble’, dans la démocratie directe des rebellions sociales, dans la radicalité des options et des dévouements personnels et collectifs, dans le militantisme aléatoire et fragmenté d’aujourd’hui.

la question se pose, naturellement, de savoir pourquoi revient ce nom de communisme. de quoi est-il effectivement porteur ? de quelles prati-ques nouvelles ? de quelles aspirations ? de quels rejets ? de quels défis ? Pourquoi devrait-on précisément choisir ce nom ? en quoi serait-il plus puissant qu’un autre ? Pourquoi serait-il le nouveau signe de reconnais-sance par lequel on pourrait enfin prendre conscience de ce que l’on fait ou cherche ? d’où parle le communisme ? de quelle force sociale, réelle ou supposée ? de quel monde ? que peut-on attendre d’un retour réflexif sur le divorce qui s’est opéré entre ‘socialisme’ et ‘communisme’ ? le ‘commu-nisme’ est-il possible ‘après staline’ ? Même s’il s’agit d’un mot politique, de ces vocables qui donnent lieu à des affrontements et retournements sans fin, y a-t-il quelque sens à l’utiliser en dehors d’une conceptualité analytique et stratégique définie et communicable ? »

les questions sont diverses et les réponses recueillies ici le sont tout autant. en rappelant la manière dont le projet communiste fut élaboré à partir de Marx, Franck Fischbach s’interroge sur la réticence de celui-ci à décrire positivement une société communiste. le communisme n’est pour lui ni un idéal, ni une utopie, et paradoxalement, il n’est pas non plus un simple mouvement immanent au capitalisme. certes, ce dernier nourrit les germes d’une société communiste, mais il génère également les conditions qui font

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obstacle à ce développement. si le communisme est déjà là, il ne peut l’être que dans la pratique de ceux qui luttent pour l’éclosion d’une forme de vie plus haute. Michael Löwy propose, lui aussi, un cadrage du débat à partir de la tradition marxiste en s’attachant à quelques grands thèmes de rosa luxemburg : internationalisme radical, histoire « ouverte », primat de la démocratie dans le processus révolutionnaire, grandeur des traditions com-munistes pré-modernes. ainsi s’énonce une alternative aux interprétations qui font du marxisme une version avancée de la philosophie du progrès, ainsi que des pistes peut-être sous-estimées dans le débat actuel.

en intervenant plus directement dans ce débat, étienne Balibar pose le primat du « qui sont les communistes ? » sur le « qu’est-ce que le com-munisme ? » il appelle également à reconnaître la pluralité des généalogies de l’idée communiste moderne, relativisant ainsi l’héritage marxien. et il invite à discuter les apories du communisme de Marx, celles-ci étant pré-cisément ce à partir de quoi il serait possible de l’incorporer à de nouveaux projets d’émancipation. Toni Negri tente, en un sens, de répondre à la question posée par étienne Balibar, celle du « qui ? » tout en se demandant si l’on peut être communiste sans être marxiste. ce qui est en vue, c’est un tout autre marxisme que celui des régimes communistes où le « public » falsifiait le « commun ». Polémiquant avec les orientations proposées par alain Badiou et Jacques rancière, tout en s’appuyant sur gilles deleuze et Félix guattari, il avance que le communisme implique une ontologie historique et qu’il a besoin de Marx pour s’enraciner dans la pratique du commun. c’est ce même thème du « commun » que reprend Jean-Luc Nancy. le mot ne désigne pas par hasard, dit-il, aussi bien ce qui est par-tagé par plusieurs que ce qui est banal, voire trivial. rien n’est plus partagé que ce qui est le plus ordinaire. Pourtant, l’idée communiste ne doit rien avoir de « commun ». au contraire, elle doit ouvrir à ce qui dénonce la vulgarité de l’individualisme.

Slavoj Žižek revient sur la critique marxienne de l’économie politique – qui nous ramène au réel de la logique du capital –, notamment sur son héritage hégélien. il en appelle à un hegel matérialiste pour qui l’esprit n’est rien d’autre que ce procès négatif de se-libérer-de. de même que l’es-prit est une substance qui ne subsiste que par l’activité des sujets engagés en lui, de même, le communisme n’émerge qu’à partir de l’aliénation à travers ses échecs à s’actualiser pleinement lui-même. Chantal Mouffe, au contraire, récuse l’idée même de « communisme », qui convoque, à ses yeux, une vision anti-politique et anachronique de la société, où toute aliénation et tout antagonisme auraient été supprimés, et où la loi, l’état et les autres institutions régulatrices de la modernité auraient perdu toute pertinence. un authentique projet d’émancipation ne devrait pas viser une

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société réconciliée avec elle-même, mais plutôt une radicalisation de la lutte démocratique. Jacques Bidet propose, quant à lui, de reconsidérer les approches d’alain Badiou, de Jacques rancière et de toni negri à la lumière des structures sociales et politiques de notre temps. il soutient que le communisme est un projet moderne qui s’oppose à la fois au libéralisme, discours de la propriété capitaliste, et au socialisme, schème idéal des « diri-geants-et-compétents ». quant au marxisme, il véhicule la visée ambiguë d’un communisme en termes de socialisme. il existe en ce sens un lien du dis-cours marxien aussi bien avec les « socialismes réels » qu’avec les socialismes à l’occidentale. il n’est pas étonnant que le discrédit dont ces derniers sont aujourd’hui frappés conduise à convoquer le drapeau du communisme ou du « commun » comme alternative à l’alternative socialiste.

la partie « interventions » de ce numéro d’Actuel Marx prolonge certaines des questions soulevées par ce débat tout autant qu’elle poursuit des discussions engagées dans des dossiers précédents. Kolja Lindner s’in-terroge ainsi sur l’appréciation marxienne des sociétés précapitalistes et du colonialisme. Gérard Duménil, Michael Löwy et Emmanuel Renault présentent les grandes orientations qui ont présidé à leurs ouvrages récem-ment parus : Lire Marx et Les 100 mots du marxisme (PuF, 2009). dans le prolongement du sous-dossier « Marx en 1968 » (Actuel Marx n° 45, 2009), Stefano Petrucciani montre que la Théorie critique francfortoise fut le seul dispositif philosophique en phase avec le type de critique sociale propre au moment 1968. en complément du dossier « crises, révoltes, résignations » (n° 47, 2010), Loukia Kotronaki et Seraphim Seferiades explorent les dynamiques et les spécificités de la révolte grecque de décem-bre 2008. enfin, en écho aux débats actuels sur le communisme, Jean-Marie Harribey s’interroge sur les conditions d’un anticapitalisme alliant exigence d’égalité sociale et impératif écologique.

on lira également un grand entretien de gérard duménil avec Immanuel Wallerstein, qui fournit l’occasion de poursuivre l’analyse, engagée depuis plusieurs numéros, de la nature et des effets de l’actuelle crise du néolibéralisme.

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F. FisChBaCh, Marx et le communisme

Marxet le coMMunisMePar Franck FiSChbaCh

« oui, Messieurs, la commune […] voulait faire de la propriété individuelle une réalité, en transformant les moyens de production, la terre et le capital, aujourd’hui essentielle-ment moyens d’asservissement et d’exploitation du travail, en simples instruments d’un travail libre et associé. Mais c’est du communisme, c’est ‘l’impossible’ communisme ! »

karl Marx, La guerre civile en France

la question de savoir si Marx a été communiste peut apparaître, à première vue, soit comme une question inutile, tant la réponse va de soi, soit comme une pure et simple provocation. et pourtant, c’est la seule question qui mérite d’être posée s’agissant de la relation de Marx au communisme. il serait inutile, en effet, de se demander ce qu’est le communisme selon Marx, pour la très simple raison qu’il n’a jamais vrai-ment répondu à cette question : nulle part, il ne dit précisément ce qu’est le communisme ; nulle part, il ne décrit ce que serait ou pourrait être une société communiste, du moins en allant au-delà de généralités consistant à dire que ce serait « le règne de la liberté », qu’il s’agirait d’une société dans laquelle le libre épanouissement de chacun serait la condition du libre épanouissement de tous1, ou encore, d’une « association d’hommes libres, travaillant avec des moyens de production collectifs et dépensant consciemment leurs nombreuses forces de travail individuelles comme une seule force de travail sociale »2. il faut donc en prendre d’emblée son parti : la question qui vaut d’être posée n’est pas de savoir ce qu’est le communisme selon Marx, mais qu’est-ce qu’être communiste selon Marx. la question est de savoir ce que cela a signifié pour Marx que de penser, d’agir et de vivre avec une référence à quelque chose comme le commu-nisme. l’interrogation ne porte donc pas sur l’essence du communisme, mais sur le sens du rapport de quelqu’un au communisme, ce quelqu’un étant en l’occurrence Marx lui-même.

1. K. Marx, Manifeste du parti communiste, Paris, Éditions Sociales, 1954, p. 49.2. K. Marx, Le Capital, livre I, trad. et dir. par J.-P. Lefebvre, Paris, PuF, « quadrige », 1993, p. 90.

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Mais, en même temps, nous ne posons pas cette question en dehors de tout contexte. en effet, on sait que le terme et le concept de « commu-nisme » ont récemment fait l’objet d’une réappropriation, et qu’ils ont été remis sur le marché3 : alain Badiou, notamment, entend conférer une nouvelle légitimité à l’usage du terme et au concept qu’il désigne, et faire qu’il soit de nouveau possible de se revendiquer du communisme, par-delà l’effondrement des régimes qui se réclamaient de lui, et en tant que cet effondrement de fait ne signifierait pas pour autant la liquida-tion de ce que le philosophe appelle « l’hypothèse communiste », pour autant que cette hypothèse désigne l’horizon toujours ouvert de l’éman-cipation humaine. c’est dans ce contexte que peut être reposée la ques-tion de savoir ce qu’il en était du communisme pour Marx lui-même. Je remarque qu’une des caractéristiques de ce contexte théorique qui est immédiatement le nôtre n’est pas seulement d’avoir remis en circu-lation le concept de communisme, mais aussi, et en même temps, de jeter le discrédit sur le concept de socialisme. c’était déjà clair avec le livre de toni negri, significativement intitulé googbye Mister Socialism4, et cette tendance est encore renforcée par quelques écrits récents de slavoj Žižek. ce dernier note par exemple que « le socialisme ne doit plus être conçu comme la tristement fameuse ‘phase inférieure’ du communisme, il constitue son véritable rival, sa plus grande menace »5, ou encore « que le communisme doit être opposé au socialisme, lequel, en lieu et place du collectif égalitaire, propose une communauté organique » – Žižek donnant pour « preuve » de ce dernier point que « le nazisme était un national-socialisme et non un national-communisme »6. on est évidem-ment tenté d’objecter à Žižek que le national-communisme a bel et bien existé et que cela s’appelle le stalinisme, ou encore que la chine contem-poraine offre un bel exemple de national-communisme, certes accouplé à un remarquable développement capitaliste. Mais le montage de l’opposi-tion entre communisme et socialisme sert justement à Žižek et à d’autres à expliquer que rien de tout cela ne relève du communisme : l’urss et les défuntes « démocraties populaires » du bloc de l’est appartiennent à la triste et tragique histoire du socialisme, pas à celle du communisme ; de même pour la chine contemporaine : non seulement elle atteste que le « socialisme réellement existant » est parfaitement compatible avec le capitalisme, mais elle indiquerait aussi la voie d’avenir du capitalisme lui-même, à savoir que, pour se sauver, « le capitalisme se doit de réinventer le socialisme ». Pour ma part, je suis tenté de voir dans ce montage large-

3. A. Badiou, S. Žižek, L’idée du communisme, Paris, Lignes, 2010.4. t. negri, Goodbye Mister Socialism, Paris, Le Seuil, 2007.5. S. Žižek, Après la tragédie, la farce ! Ou comment l’histoire se répète, trad. D. Bismuth, Paris, Flammarion, 2010, notamment p. 151.6. ibid., p. 149.

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ment artificiel d’une stricte opposition entre « socialisme » et « commu-nisme » une manière de dédouaner ce dernier et de s’épargner à soi-même une réflexion sérieuse au sujet du rapport entretenu par le concept ou l’idée du communisme avec ce qui s’est fait en son nom, y compris le pire, tout au long du xxe siècle. il convient en tout cas de rappeler qu’on ne trouve chez Marx lui-même rien qui ressemble à une telle opposi-tion entre socialisme et communisme : comme nombre de ses contem-porains, Marx utilise l’un ou l’autre de ces termes indifféremment et les traite comme des synonymes. À quoi s’ajoute qu’on ne trouve pas non plus chez Marx des marques ni de cette fascination pour le « commun » ni de cette défiance à l’égard du « social » qui semblent être celles de nos contemporains : manifestement et étrangement, pour nombre de ces derniers, le « commun », et donc aussi le « communisme », sont des concepts philosophiques hautement légitimes ; en revanche, tout ce qui relève de la « société », du « social » et du « socialisme » semble être associé à une compromission avec la sordide réalité. autant la philoso-phie est à l’aise et « chez elle » avec les concepts de « commun » et de « communisme », autant elle est apparemment tentée de considérer que le « social » et la « société » relèvent de ce qui « fonctionne », et, à ce titre, des sciences du même nom, c’est-à-dire des sciences sociales. J’ai tendance à considérer la vogue du discours actuel sur le « commun » et le « communisme » comme le signe d’un repli de la philosophie sur un terrain qu’elle investit d’autant plus volontiers qu’elle y voit une sorte de refuge où elle peut tenter de renouer avec des formes pures d’elle-même qu’on pourrait penser surannées.

socialisMe et coMMunisMeMais reprenons notre question du rapport de Marx au communisme.

deux choses sont immédiatement frappantes. d’abord, le fait que, mis à part quelques extraits de textes très connus et relativement brefs, mais extrêmement lus et commentés, le nombre de textes effectivement consa-crés par Marx au communisme est en réalité faible, et que les occurrences du terme même de « communisme » sont finalement peu nombreuses au regard de l’immense corpus de textes qui constitue l’œuvre de Marx. en d’autres termes, celui qui est considéré comme le théoricien par excel-lence du communisme, comme le fondateur même du communisme moderne, celui dont des millions de militants communistes et socialistes se sont réclamés, mais celui dont se sont aussi réclamés les partis-états dits « communistes » sous lesquels a vécu plus de la moitié de l’humanité au cours du xxe siècle, celui-là a finalement très peu écrit sur le communisme en tant que tel, et il n’en a au total pas dit grand-chose, quantitativement

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parlant. ensuite, le fait que, très souvent, ce que l’on croit savoir du rapport de Marx au communisme ne se réfère en réalité pas à Marx lui-même : ainsi de l’idée selon laquelle, après la révolution, le « socialisme » constituerait une phase de transition qui préparerait et précéderait l’instauration d’une société « communiste »7. cette thèse a certes été utilisée par les états dits « socialistes » ou « communistes » pour se légitimer, et surtout pour légi-timer le fait que, non seulement, ils maintenaient la forme même de l’état, mais qu’ils en accroissaient même, et dans d’énormes proportions, l’em-prise bureaucratique et policière sur la société.

Mais force est de constater que cette thèse d’une transition au commu-nisme par l’intermédiaire de la phase d’un socialisme d’état ne se trouve pas chez Marx : c’est la forme même de ce « raisonnement » en termes de « transition » et de « phases » qui semble avoir été étrangère à Marx, de sorte que, lorsqu’on remet en circulation ce discours sur les phases et la transition – comme le fait Žižek lorsqu’il imagine qu’une forme de socialisme étatiste et autoritaire à la chinoise pourrait bien constituer une phase prochaine du capitalisme8 –, ce n’est en réalité pas à Marx direc-tement qu’on se réfère, mais à une conception qui a joué, en effet, un rôle central dans le marxisme. que lit-on sous la plume de Marx dans la Critique du programme de gotha ? ceci : « entre la société capitaliste et la société communiste se place la période de transformation révolutionnaire de l’une en l’autre, à quoi correspond une période de transition poli-tique, où l’état ne peut être autre chose que la dictature révolutionnaire du prolétariat »9. on remarque immédiatement qu’il n’est pas fait mention ici par Marx d’un quelconque « socialisme » considéré comme phase de transition entre le capitalisme et le communisme, et que la période de transformation révolutionnaire n’est aucunement identifiée par Marx à une période durant laquelle le prolétariat s’emparerait de l’appareil d’état existant et entreprendrait sa transformation en un état socialiste. il est certes question de « transition » dans le texte de Marx, mais il faut être attentif au fait que cette transition est dite « politique », et qu’elle est assimilée à la « transformation révolutionnaire » d’une société dans une autre. l’immense différence entre ce que dit effectivement Marx dans ce passage et la manière dont il a été interprété par la suite, est, d’une part, que Marx parle ici d’un moment et non pas d’un processus (compris comme processus de transition avec ses phases), et, d’autre part, qu’il

7. C’est Lénine qui, dans L’État et la révolution (1917), attribue à Marx le mérite d’avoir établi une « différence scientifique claire entre socialisme et communisme », considérés comme les deux « phases » successives (la phase « inférieure » puis la phase « supérieure ») du passage au « communisme intégral ». Par là, Lénine convertit le moment essentiellement négatif de destruction de l’État et de soumission de l’État à la société, en un processus positif d’édification d’un « État des Soviets des députés ouvriers et soldats » exerçant le contrôle sur la société.8. A. Badiou, S. Žižek, L’idée du communisme, op. cit., pp. 148-149.9. K. Marx, Critique du programme de Gotha, trad. Sonia Dayan-Herzbrun, Paris, Éditions Sociales, « La GEME », 2008, p. 73.

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parle d’un moment essentiellement négatif et même destructeur, au plus loin donc d’un processus positif d’édification et de construction.

le contexte – duquel ce célèbre passage est trop souvent séparé – éclaire ce dont il s’agit pour Marx : celui-ci s’en prend alors aux illusions que nourrit la social-démocratie sous influence lassalienne au sujet de l’état, la principale de ces illusions consistant à « croire que l’on peut construire avec l’appui de l’état une nouvelle société »10, ce qui – notons-le – condamnait par avance toute construction étatique du socialisme ou toute construction d’un socialisme étatique. Marx exige ici un change-ment complet de perspective et appelle les travailleurs à abandonner le point de vue selon lequel l’état apparaît comme une réalité extérieure à la société : « la liberté, écrit-il, consiste à transformer l’état, organe placé au-dessus de la société, en un organe entièrement subordonné à elle »11. or, c’est justement de cette transformation de l’état en un organe ou en un outil subordonné à la société qu’il est question dans le « moment poli-tique » en quoi consiste la fameuse « dictature révolutionnaire du proléta-riat » : cette dictature – dont Marx précise bien qu’elle est révolutionnaire, et donc qu’elle fait elle-même partie de la transformation révolutionnaire de la société – ne signifie pas que les travailleurs ou les prolétaires pren-draient possession de l’état et de son appareil tels qu’ils sont, et qu’ils maintiendraient l’appareil d’état dans son extériorité à la société, à la seule différence près qu’ils le feraient désormais fonctionner à leur avan-tage12. la dictature en question est un moment interne à la transformation révolutionnaire de la société. Plus exactement, c’est le moment politique de cette transformation sociale révolutionnaire, ce moment politique consistant à détruire l’état en tant qu’organe extérieur à la société et à le réduire à la fonction d’un organe à la fois interne à la société et entière-ment mis au service de l’organisation collective de la production sociale, c’est-à-dire au service du « renversement des conditions actuelles de la production ».

Point de construction d’un état socialiste ni de phase d’édification du socialisme par l’état ici, mais, au contraire, et même inversement, destruction et négation de l’état en tant qu’appareil extérieur à la société dans l’acte même de sa subordination à la société, cet acte13 n’étant lui-même pas autre chose que le moment proprement politique de la trans-formation révolutionnaire de la société, c’est-à-dire de la liquidation des

10. ibid., p. 70.11. ibid., p. 72.12. Hypothèse explicitement exclue par Marx : « la Commune a démontré que la classe ouvrière ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l’État et de la faire fonctionner pour son propre compte ». Cette citation de La Guerre civile en France est reprise par Marx et Engels dans leur Préface à la réédition de 1872 du Manifeste du parti communiste (op. cit., p. 18).13. Et il s’agit incontestablement d’un acte violent, de sorte que se noue là, chez Marx même (et donc avant Lénine), un lien entre violence et politique, dans lequel Étienne Balibar a bien raison de voir un considérable problème (voir Étienne Balibar, « Violence et politique. quelques questions », Violence et civilité, Paris, Galilée, 2010.

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conditions actuelles de la production, à commencer par la condition représentée par la forme actuelle de la propriété. À plus de trente ans de distance, Marx maintient donc là une analyse que l’on trouve déjà dans les gloses critiques en marge d’un article de Ruge (1844), à savoir qu’une révolution sociale possède un moment politique14, et que ce moment poli-tique, loin d’être affirmatif, édificateur et constructeur, est au contraire essentiellement négatif et destructeur au regard des conditions sociales actuelles de la production. c’est pourquoi « édifier le socialisme » ou « construire le communisme » sont des formules qui n’ont pas de sens au regard des textes de Marx.

la coMMune de ParisÀ quoi s’ajoute que le communisme compris comme moment poli-

tique de la transformation sociale révolutionnaire possède déjà, pour Marx, une illustration historique dans le déroulement de la commune de Paris. ce qui signifie qu’au moment où il rédige la Critique du programme de gotha en 1875, Marx a d’abord à l’esprit les leçons qu’il est possible de tirer de l’expérience de la commune. en tant que « formation histo-rique entièrement nouvelle » et, en l’occurrence, en tant que formation politique entièrement nouvelle, la commune a, selon Marx, essentielle-ment consisté à « briser le pouvoir de l’état moderne » en « restituant au corps social les forces jusqu’alors absorbées par l’état parasite qui se nourrit de la société et en paralyse le mouvement », et cela en abolissant d’abord l’armée et le fonctionnarisme d’état, « ces deux grandes sources de dépenses » et d’oppression de la société. tel est le moment essentielle-ment politique de la destruction de l’état en tant qu’institution qui para-site la société, bloque, entrave et opprime son mouvement, et c’est ce qui fait que Marx salue dans la commune « la forme politique enfin trouvée qui permettait de réaliser l’émancipation économique du travail »15. où il apparaît que le moment politiquement négateur et destructeur est en même temps et indissociablement un moment socialement créateur et libérateur : c’est que la constitution communale, destruction en acte de l’état moderne, se conçoit elle-même comme un outil, un instrument au service de la transformation révolutionnaire de la société, et certaine-ment pas comme l’instauration positive d’une nouvelle réalité politique, fût-elle socialiste ou communiste. c’est le moment politique de destruc-tion d’un état qui entravait le libre développement de la société : c’est la destruction d’un obstacle, et non la construction d’un nouvel ordre.

14. K. Marx, « Gloses critiques en marge de l’article ‘Le roi de Prusse et la réforme sociale. Par un Prussien’», Œuvres iii, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1982, p. 417 : « toute révolution dissout l’ancienne société ; en ce sens elle est sociale. toute révolution renverse l’ancien pouvoir ; en ce sens elle est politique ».15. K. Marx, La Guerre civile en France, Paris, Éditions Sociales, 1952, pp. 50-51.

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la commune, comme forme politique que prend le pouvoir de la classe ouvrière niant et détruisant l’ancien pouvoir d’état, n’a pas le sens de la constitution d’un nouveau pouvoir politique : ce n’est qu’un instru-ment qui, comme dit Marx, « doit servir de levier pour extirper les bases économiques sur lesquelles se fonde l’existence des classes »16. l’œuvre qu’accomplit selon Marx la classe ouvrière n’est donc pas d’abord une œuvre politique : c’est une œuvre sociale qui passe, certes, par un moment et des moyens politiques, mais dont la finalité est toujours sociale. cette finalité sociale n’est autre que « l’expropriation des expropriateurs »17, c’est-à-dire l’abolition de la propriété privée qui, soit dit en passant, ne signifie ni l’abolition de toute propriété, ni l’instauration d’une propriété collec-tive, mais qui consiste à « faire de la propriété individuelle une réalité » en plaçant sous le contrôle de la société les conditions (notamment les moyens de production) qui, actuellement, détruisent au contraire la propriété individuelle parce qu’elles sont les conditions à la fois de l’ex-propriation du plus grand nombre et de l’exploitation du travail. or, cette œuvre sociale fut précisément celle de la commune, et c’est cette œuvre que Marx nomme ici de son nom propre : « c’est du commu-nisme, c’est ‘l’impossible’ communisme », ce communisme qui, du coup, apparaît au contraire comme « du très ‘possible’ communisme ».

de sorte qu’il n’est pas étonnant que ce soit le lieu que Marx choi-sisse pour redire ce qu’il avait dit dès L’idéologie allemande, à savoir que le communisme n’est ni une utopie, ni un idéal : « la classe ouvrière n’a pas d’utopies toutes faites à introduire par décret du peuple », « elle n’a pas à réaliser d’idéal », elle a « seulement à libérer les éléments de la société nouvelle que porte dans ses flancs la vieille société bourgeoise qui s’effondre »18. Marx ne peut pas dire plus clairement que le commu-nisme n’est pas un état social et politique qui se laisserait anticiper sous la forme d’une utopie ou d’un idéal, l’action politique se compre-nant alors comme l’action de construction et d’édification d’un ordre conforme à cet idéal ; c’est bien plutôt un processus lui-même social de destruction des obstacles que la société actuelle met à l’éclosion en elle d’une « forme de vie plus haute »19, processus qui ne peut s’accomplir sans passer par un moment politique de destruction du principal de ces obstacles, à savoir l’état comme entité séparée de la société, et d’in-vention de nouvelles formes d’organisation qui sont inséparablement sociales et politiques.

16. ibid., p. 52.17. id. La même formule se retrouve à l’identique dans l’avant-dernier chapitre du livre I du Capital (op. cit., p. 876).18. ibid., p. 53.19. id.

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le MouveMent eFFectiF qui aBolitl’état de choses actuel

voilà qui ne peut que nous renvoyer à L’idéologie allemande, et à l’idée du communisme comme « mouvement réel qui abolit l’état de choses actuel »20 qu’on y trouve. nous avons là un modèle anti-utopiste qui est clairement celui de l’immanence du communisme à la situation historique et sociale actuelle. Mais si certaines tendances de la pensée de Marx21 vont dans ce sens, cela ne veut pas forcément dire qu’il existe déjà dans la société capitaliste actuelle des éléments objectifs de communisme dont le développement immanent peut porter cette société au-delà d’elle-même. incontestablement, cette conception peut s’appuyer sur des éléments présents dans la pensée de Marx, et elle a joué un rôle important dans le marxisme jusqu’à aujourd’hui, ainsi qu’en témoignent les positions adoptées par hardt et negri22. on sait que rancière rejette ce « scénario temporel qui fait du communisme la conséquence d’un processus imma-nent au capitalisme »23, mais il le fait en pensant s’opposer aussi à Marx. or, on peut montrer que le modèle du communisme comme « mouve-ment réel » est chez Marx un modèle qui ne prend vraiment sens qu’une fois mis en rapport avec le thème de la praxis révolutionnaire : sans cela, en effet, le communisme deviendrait identique à l’ensemble des contra-dictions qui minent de l’intérieur l’état de choses actuel et qui sont déjà elles-mêmes en train de l’abolir. Mais, dans ce cas, pourquoi Marx parle-rait-il d’un « mouvement réel (wirklich) » ? en quoi, en effet, l’ensemble des contradictions internes à l’état de choses actuel serait-il non pas seule-ment un « mouvement », mais un mouvement réel, ou plutôt un mouve-ment effectif, c’est-à-dire – si on suppose que Marx utilise ici « wirklich » en un sens qui doive quelque chose à hegel – un mouvement qui non seulement est actuellement à l’œuvre et produit des effets actuels, mais aussi et surtout qui peut et même doit être considéré comme rationnel,

20. K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande, trad. et dir. par G. Badia, Paris, Éditions Sociales, 1968, p. 64 : « Le communisme n’est pour nous ni un état de choses qui doit être créé, ni un idéal sur lequel la réalité devra se régler ; nous appelons communisme le mouvement réel (die wirkliche Bewegung) qui abolit l’état de choses actuel ».21. notamment dans les Grundrisse (une référence dont on sait qu’elle joue un rôle décisif dans la pensée de toni negri, voir ci-dessous). Marx y explique ainsi que la grande industrie capitaliste permet un développement « de forces productives et de relations sociales » qui ne sont pour le capital « que des moyens de produire à partir de la base bornée qui est la sienne », mais qui « en fait sont les conditions matérielles pour faire sauter cette base » (K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, « Grundrisse », trad. et dir. par J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions Sociales, 1980, tome II, p. 194).22. Voir ici même l’article de toni negri. Voir aussi Michael Hardt, Antonio negri, Empire, trad. D.-A. Canal, Paris, Exils, 2000, notamment p. 73 : « nous persistons à affirmer que la construction de l’Empire est un pas en avant pour se débarrasser de toute nostalgie envers les anciennes structures de pouvoir […] ; le potentiel de libération est accru par la nouvelle situation […] : l’Empire augmente les potentialités de libération ». Ce qui permet à Hardt et negri d’écrire cela, c’est essentiellement leur compréhension des transformations intervenues dans la production du fait de l’hégémonie croissante du travail immatériel en tant qu’elle permet une production elle-même croissante du commun : « la production de biens économiques tend à se confon-dre avec la production de relations sociales et, en définitive, de la société elle-même » (Michael Hardt, toni negri, Multitude, trad. n. Guilhot, Paris, La Découverte, 2004, p. 396) ; c’est donc que le passage au travail immatériel donne à la production l’allure d’une « production de la multitude qui inaugure un cercle vertueux du commun, une spirale expansive » (id.) – une spirale qui est conçue comme immanente à la phase actuelle du capitalisme et qu’il convient d’embrasser pour pouvoir en épouser et amplifier le mouvement.23. Jacques Rancière « Communistes sans communisme », in A. Badiou/S. Žižek, L’idée du communisme, op. cit., p. 231 et suiv.

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porteur d’une rationalité qu’il met en œuvre et effectue24 ? le déploiement automatique des contradictions immanentes à l’état de choses actuel ne me paraît pas pouvoir être qualifié par Marx de « mouvement effectif » en ce sens-là du terme, qui est un sens fort dont on peut penser qu’il est attesté dans le texte par le fait que Marx souligne le mot. l’expression de « mouvement effectif » ne me semble avoir ici de sens qu’en référence à une pratique consciente, volontaire, organisée – ce qui permet de la considérer comme « effective » au sens de « rationnelle ». Marx a certes écrit, dans Le Capital, que « la centralisation des moyens de production et la socialisation du travail atteignent un point où elles deviennent incom-patibles avec leur enveloppe capitaliste », ajoutant aussitôt : « on la fait sauter »25. Mais, justement, si « on la fait sauter », cette « enveloppe », c’est bien parce qu’elle ne saute pas toute seule.

selon ce modèle, on a l’idée que le communisme est déjà là, incarné et porté par la pratique politique et sociale de ceux qui œuvrent dès maintenant à saper l’état de choses existant et à sa complète réorgani-sation sur de tout autres bases. le communisme serait présent là, dans l’organisation même d’une telle pratique en tant que pratique collective, consciente et volontaire. la Critique du programme de gotha dira des travailleurs « qu’ils travaillent au renversement des conditions de produc-tion actuelles » : le communisme est entièrement là, dans ce travail même et nulle part ailleurs, dans cette œuvre actuelle qui est à la fois (négati-vement) un travail politique de sape de l’ordre existant et (positivement) la mise au jour (dans la théorie), autant que la mise en œuvre (dans la pratique), des formes de vie plus accomplies qui germent certes dans les flancs de la société actuelle, mais que celle-ci contrarie, détourne et opprime constamment. de sorte que ces formes communistes ou socia-listes de vie plus accomplies ne peuvent être expérimentées et mises en œuvre que volontairement contre la société actuelle et en opposition consciente à elle.

en ce sens, je crois qu’on peut dire que le communisme, selon Marx, est certes une puissance (au sens d’un potentiel) de la société actuelle, mais une puissance qui ne peut devenir toute seule une tendance réelle et vraiment active : sans un travail volontairement et consciemment dirigé contre l’état de choses actuel, le communisme comme puissance portée par cet état de choses ne peut pas devenir une tendance effective, c’est-à-

24. on sait que, selon Hegel, l’effectivité (die Wirklichkeit, catégorie de la logique de l’essence) se distingue de la simple « réa-lité » (die Realität, catégorie de la logique de l’être) qui est représentée comme quelque chose d’autre et d’extérieur à la pensée et à la raison : au contraire, ne peut être considéré comme effectif que ce qui manifeste extérieurement la rationalité qui l’habite et le meut intérieurement. C’est pourquoi Hegel écrit que « l’effectivité, à la différence de la simple apparition, fait si peu face comme un autre à la raison, qu’elle est bien plutôt ce qui est totalement rationnel, et ce qui n’est pas rationnel ne peut pas non plus, précisément pour cette raison, être considéré comme effectif » (G. W. F. Hegel, Encyclopédie i : La Science de la logique, Additif au § 142, trad. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1986, p. 575).25. K. Marx, Le Capital, op. cit., p. 856.

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dire offensive et capable d’affronter réellement les obstacles que ce même état de choses dresse contre elle. c’est pourquoi il n’y a pas de passage ni de transition, et encore moins de passage automatique du capitalisme au communisme : le communisme, c’est d’abord la construction et l’ac-cumulation de conditions anti-capitalistes au sein même du capitalisme – ce qui ne peut pas avoir lieu s’il n’existe pas effectivement des hommes et des femmes qui pensent, agissent et œuvrent en tant que commu-nistes. on peut certes avoir « des communistes sans communisme » (au sens de l’absence de référence à un communisme déjà présent de façon objective et immanente dans le capitalisme), comme le dit rancière26, mais on ne peut assurément pas avoir de communisme sans commu-nistes. en ce sens, Marx, me semble-t-il, n’a pas pensé que le commu-nisme puisse être la réalisation du capitalisme, ou sa vérité, au sens de l’actualisation d’une puissance qui l’habiterait déjà, fût-ce négativement en le minant, et d’une actualisation qui viendrait après lui, lui signifiant à la fois son terme, sa fin et son accomplissement : le communisme n’est pas la réalisation ou l’accomplissement du capitalisme, mais sa négation, son autre, et cette négation n’est réelle qu’en étant une négation mise en œuvre de façon consciente et volontaire au sein même du capitalisme par des communistes, c’est-à-dire par des femmes et des hommes qui mettent ici et maintenant en œuvre des formes de vie communistes caractérisées par l’association, l’usage commun des biens et des idées, l’égalité absolue, la contestation des frontières réelles et symboliques, et la résistance aux processus de privatisation des biens et des existences. l’immense problème pour nous, aujourd’hui, est que les porteurs et les maîtres d’œuvre d’une telle négation ne semblent plus pouvoir être désignés avec l’assurance qui était, apparemment au moins, celle de Marx. entendons-nous : je ne veux évidemment pas dire qu’il n’y a plus de prolétaires ou de travailleurs iden-tifiables aujourd’hui, au contraire même, la prolétarisation de couches entières de la population étant un processus que la phase actuelle du capi-talisme a accéléré dans des proportions qui étaient insoupçonnables il y a seulement quinze ans. Mais là n’est pas la question, ni le problème, simplement parce que la seule prolétarisation objective ne suffit pas et n’a jamais suffi à former des « communistes ». la question est de savoir qui et où sont ceux qui, parmi les prolétaires et les travailleurs (matériels ou immatériels) d’aujourd’hui, sont susceptibles d’être communistes, d’agir, de penser et de vivre en communistes, au (x) sens du terme que nous avons tenté de préciser ici : nous n’aurons de réponse à la question que quand ils se montreront comme tels. n

26. J. Rancière, « Communistes sans communisme », op. cit., pp. 231 et suiv. L’expression « sans communisme » désigne pour Rancière le refus de toute référence à un communisme conçu soit comme « l’accomplissement d’une nécessité historique », soit comme « le renversement héroïque de cette nécessité » (p. 244).

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rosa luxeMBurget le coMMunisMe

Par Michael Löwy

il y a quatre-vingt-onze ans, en janvier 1919, rosa luxemburg, fondatrice du Parti communiste allemand (ligue spartakus), fut assas-sinée par une unité de « corps franc », ces bandes d’officiers et militaires contre-révolutionnaires – futur vivier du parti nazi – qui furent amenées à Berlin par le ministre social-démocrate gustav noske pour écraser le soulèvement spartakiste.

elle fut donc, comme emiliano Zapata, fusillé en cette même année, une « vaincue de l’histoire ». Mais son message est resté vivant dans ce que walter Benjamin appelait « la tradition des opprimés » ; un message à la fois, et inséparablement, marxiste, révolutionnaire et humaniste. que ce soit dans sa critique du capitalisme comme système inhumain, dans son combat contre le militarisme, le colonialisme et l’impérialisme, ou dans sa vision d’une société émancipée, son utopie d’un monde sans exploi-tation, sans aliénation et sans frontières, cet humanisme communiste traverse comme un fil rouge l’ensemble de ses écrits politiques – mais aussi sa correspondance, ses émouvantes lettres de prison, qui ont été lues et relues par des générations successives de jeunes militant(e)s du mouvement ouvrier.

quatre thèmes de son œuvre me semblent particulièrement importants dans la perspective d’une refondation du communisme au xxie siècle : l’internationalisme, la conception « ouverte » de l’histoire, l’importance de la démocratie dans le processus révolutionnaire, et l’intérêt pour les traditions communistes « pré-modernes »1.

l’internationalisMetout d’abord, à l’époque de la globalisation capitaliste, de la mondiali-

sation néo-libérale, de la domination planétaire du grand capital financier, de l’internationalisation de l’économie au service du profit, de la spécula-tion et de l’accumulation, la nécessité d’une riposte internationale, d’une

1. Rosa Luxemburg utilisait le terme « socialisme » pour désigner le « but final » du mouvement révolutionnaire, et, à partir de la fin 1918, le terme de « communisme » pour désigner le parti révolutionnaire.

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

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internationalisation de la résistance, bref, d’un nouvel internationalisme est plus que jamais à l’ordre du jour. or, peu de figures du mouvement ouvrier ont incarné de façon aussi radicale que rosa luxemburg l’idée internationaliste, l’impératif catégorique de l’unité, de l’association, de la coopération, de la fraternité des exploités et opprimés de tous les pays et de tous les continents. comme on le sait, elle a été, avec karl liebknecht, une des rares dirigeantes du socialisme allemand à s’opposer à l’union sacrée et au vote des crédits de guerre en 1914. les autorités impériales allemandes – avec le soutien de la droite social-démocrate – lui ont fait payer cher son opposition internationaliste conséquente à la guerre en l’enfermant derrière les barreaux pendant la plus grande partie du conflit. confrontée à l’échec dramatique de la iie internationale, elle rêvait de la création d’une nouvelle association mondiale des travailleurs. seule la mort l’a empêchée de participer, de concert avec les révolutionnaires russes, à la fondation de l’internationale communiste en 1919.

Peu ont, comme elle, compris le danger mortel que représente pour les travailleurs le nationalisme, le chauvinisme, le racisme, la xénopho-bie, le militarisme et l’expansionnisme colonial ou impérial. on peut critiquer tel ou tel aspect de sa réflexion sur la question nationale, mais non mettre en doute la force prophétique de ses avertissements. J’utilise le mot « prophétique » dans le sens biblique original (si bien défini par daniel Bensaïd dans ses récents écrits2) : est prophétique non pas celui qui prétend « prévoir l’avenir », mais celui qui énonce une anticipation conditionnelle, celui qui avertit le peuple des catastrophes qui adviendront si l’on ne prend pas un autre chemin.

une concePtion ouverte de l’histoiredeuxièmement, après un siècle qui fut non seulement celui des « extrê-

mes » (eric hobsbawm), mais aussi celui des manifestations les plus bruta-les de la barbarie dans l’histoire de l’humanité, on ne peut qu’admirer une pensée révolutionnaire comme celle de rosa luxemburg, qui a su refuser l’idéologie commode et conformiste du progrès linéaire, le fatalisme opti-miste et l’évolutionnisme passif de la social-démocratie, l’illusion dangereuse – dont parle walter Benjamin dans ses « Thèses » de 19403 – qu’il suffisait de « nager avec le courant », de laisser faire les « conditions objectives ». en écrivant, dans sa brochure « la crise de la social-démocratie de 1915 » (signée du pseudonyme Junius)4, le mot d’ordre « socialisme ou barbarie », rosa luxemburg a rompu avec la conception – d’origine bourgeoise, mais adoptée par la iie internationale – de l’histoire comme progrès irrésistible,

2. D. Bensaïd, Le pari mélancolique, Paris, Fayard, 1997, p. 2683. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » (1940), Œuvres iii, Paris, Gallimard, 2000, p. 435.4. R. Luxemburg, La Crise de la social-démocratie (1915), Bruxelles, Éditions La taupe, 1970, p. 68.

irene vipareLLi, Crises, révoltes et occasion révolutionnaire chez Marx et Lénine

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inévitable, « garanti » par les lois « objectives » du développement écono-mique ou de l’évolution sociale. une conception dont se réclamait, par exemple, gyorgy valentinovitch Plekhanov, pour lequel la victoire du pro-gramme socialiste était aussi inévitable que la naissance du soleil demain… la conclusion politique de cette idéologie « progressiste » ne pouvait être que la passivité : personne n’aurait l’idée saugrenue de lutter, de risquer sa vie, de combattre pour assurer l’apparition matinale du soleil…

revenons quelques instants sur la portée politique et « philosophi-que » du mot d’ordre « socialisme ou barbarie ». il se trouve suggéré dans certains textes de Marx ou d’engels5, mais c’est rosa luxemburg qui lui donne cette formulation explicite et tranchée. elle implique une perception de l’histoire comme processus ouvert, comme une série de « bifurcations », où le « facteur subjectif » – conscience, organisation, initiative – des opprimés devient décisif. il ne s’agit plus d’attendre que le fruit « mûrisse », selon les « lois naturelles » de l’économie ou de l’histoire, mais d’agir avant qu’il ne soit trop tard. Parce que l’autre branche de l’al-ternative est un sinistre péril : la barbarie. Par ce terme, rosa luxemburg ne désigne pas une impossible « régression » vers un passé tribal, primitif ou « sauvage » : il s’agit à ses yeux d’une barbarie éminemment moderne, dont la première guerre mondiale donnait un exemple frappant, bien pire dans son inhumanité meurtrière que les pratiques guerrières des conqué-rants « barbares » de la fin de l’empire romain. Jamais, dans le passé, des technologies aussi modernes – les tanks, le gaz, l’aviation militaire – n’avaient été mises au service d’une politique impérialiste de massacre et d’agression à une échelle aussi immense.

du point de vue de l’histoire du xxe siècle, le mot d’ordre de rosa luxemburg s’est, lui aussi, révélé prophétique : la défaite du socialisme en allemagne a ouvert la voie à la victoire du fascisme hitlérien et, par la suite, à la deuxième guerre mondiale et aux formes les plus monstrueuses de barbarie moderne que l’humanité ait jamais connues, dont le nom d’auschwitz est devenu le symbole et le résumé.

ce n’est pas un hasard si l’expression « socialisme ou barbarie » a servi de drapeau et de signe de reconnaissance à l’un des groupes les plus créatifs de la gauche marxiste de l’après-guerre en France : celui autour de la revue du même nom, animée au cours des années 1950 et 1960 par cornelius castoriadis et claude lefort.

le choix et l’avertissement indiqué par le mot d’ordre de rosa luxemburg continue d’être à l’ordre du jour à notre époque. la longue période de recul des forces révolutionnaires – dont on commence peu à

5. Par exemple, dans les premières lignes du Manifeste, en référence au fait que la lutte de classes « chaque fois s’est terminée par une transformation révolutionnaire de la société tout entière ou par la ruine commune des classes en lutte » (Manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, 1998, p. 74).

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peu à sortir – a été accompagnée de la multiplication des guerres et des massacres de purification ethnique, depuis les Balkans jusqu’à l’afrique, de la montée des racismes, des chauvinismes, des intégrismes de toutes sortes, y compris au cœur de l’europe « civilisée ».

la déMocratie dans le socialisMe

troisièmement, face à l’échec historique des courants dominants du mouvement ouvrier, c’est-à-dire, d’un côté, l’écroulement peu glorieux du prétendu « socialisme réel » – l’héritier de soixante années de stali-nisme – et, de l’autre, la soumission passive (à moins que ce ne soit une adhésion active ?) de la social-démocratie aux règles – néo-libérales – du jeu capitaliste mondial, l’alternative que représentait rosa luxemburg, c’est-à-dire un socialisme à la fois authentiquement révolutionnaire et radicalement démocratique, apparaît plus que jamais comme pertinente.

en tant que militante du mouvement ouvrier de l’empire tsariste – elle avait fondé le Parti social-démocrate de Pologne et de lituanie, affilié au Parti ouvrier social-démocrate russe – elle avait critiqué les tendan-ces, à son avis trop autoritaires et centralistes, des thèses défendues par lénine avant 1905. sa critique coïncidait, sur ce point, avec celle du jeune trotsky dans Nos tâches politiques (1904)6.

en même temps, en tant que dirigeante de l’aile gauche de la social-démocratie allemande, elle se battait contre la tendance de la bureaucratie syndicale et politique ou des représentations parlementaires à monopoli-ser les décisions politiques. la grève générale russe de 1905 lui semblait un exemple à suivre en allemagne : elle faisait plus confiance à l’initiative des bases ouvrières qu’aux sages décisions des organes dirigeants du mou-vement ouvrier allemand.

apprenant, en prison, les événements d’octobre 1917, elle se solidarisa immédiatement avec les révolutionnaires russes. dans une brochure sur la révolution russe rédigée en 1918 en prison, qui ne sera publiée qu’après sa mort (en 1921), elle salue avec enthousiasme ce grand acte historique émancipateur, et rend un hommage chaleureux aux dirigeants révolution-naires d’octobre : « tout le courage, l’énergie, la perspicacité révolution-naire, la logique dont un parti révolutionnaire peut faire preuve en un moment historique a été le fait de lénine, de trotsky et de leurs amis. tout l’honneur et toute la faculté d’action révolutionnaires qui ont fait défaut à la social-democratie occidentale se sont retrouvés chez les bolchéviques. l’insurrection d’octobre n’aura pas seulement servi à sauver effectivement la révolution russe, mais aussi l’honneur du socialisme international »7.

6. L. D. trotsky, Nos tâches politiques (1904), Paris, Pierre Belfond, 1970.7. R. Luxemburg, « La Révolution russe » (1918), Œuvres ii, Écrits politiques 1917-1918, Paris, Maspero, 1971, p. 65.

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cette solidarité ne l’empêche pas de critiquer ce qui lui semble erroné ou dangereux dans leur politique. si certaines de ses critiques – sur l’auto-détermination nationale ou sur la distribution des terres – sont bien discutables, et assez peu réalistes, d’autres, qui touchent à la question de la démocratie, sont tout à fait pertinentes et d’une remarquable actualité. Prenant acte de l’impossibilité, pour les bolchévicks, dans les circonstan-ces dramatiques de la guerre civile et de l’intervention étrangère, de créer « comme par magie, la plus belle des démocraties », rosa luxemburg n’attire par moins l’attention sur le danger d’un certain glissement auto-ritaire et ré-affirme quelques principes fondamentaux de la démocratie révolutionnaire : « la liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti – aussi nombreux soient-ils – ce n’est pas la liberté. la liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement. [...] sans élections générales, sans une liberté de presse et de réunion illimitée, sans une lutte d’opinion libre, la vie s’étiole dans toutes les institutions publiques, végète, et la bureaucratie demeure le seul élément actif »8.

il est difficile de ne pas reconnaître la portée prophétique de cet avertissement. quelques années plus tard, la bureaucratie s’emparait de la totalité du pouvoir, en éliminant progressivement les révolutionnaires d’octobre 1917 – en attendant, au cours des années 1930, de les extermi-ner impitoyablement.

coMMunisMe et coMMunauté « PriMitive »le quatrième aspect, l’intérêt de rosa luxemburg pour la commu-

nauté primitive, est beaucoup moins connu, et nous allons donc lui réserver une place plus importante dans cet article. le thème central de son introduction à l’Économie politique (manuscrit inachevé publié par Paul levi en 1925) est l’analyse de ce qu’elle désigne comme société com-muniste primitive – et son opposition à la société marchande capitaliste. il est vrai qu’il s’agit d’un texte inachevé, rédigé en prison vers 1916, à partir des notes de son cours d’économie politique à l’école du parti social-démocrate (1907-1914) ; d’autres chapitres étaient prévus, qui n’ont pas été écrits ou qui ont été perdus par la suite. Mais cela n’explique pas pourquoi les chapitres dédiés à la société communiste primitive et à sa dissolution occupent plus de pages que ceux dédiés à la production marchande, au travail salarié et aux tendances de l’économie capitaliste mis ensemble !

cette façon inhabituelle d’aborder l’économie politique est proba-blement une des raisons principales pour lesquelles cet ouvrage a été

8. ibid., pp. 83, 85.

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négligé, escamoté ou ignoré par la plupart des économistes marxistes et même par les biographes ou spécialistes de l’œuvre de rosa luxemburg, à l’exception de Paul Frölich et d’ernest Mandel, auteur de la préface à l’édition française ; ainsi, nettl le mentionne à peine et ne fournit aucune information ou commentaire sur son contenu. quant à l’institut Marx-engels-lenin-stalin de Berlin-est, responsable de la réédition du texte en 1951, il prétend (dans son introduction) qu’il s’agit d’une « présentation populaire des traits fondamentaux du mode de production capitaliste », et ne fait aucune référence au fait que presque la moitié du livre est en réalité consacrée au communisme primitif…9 or, ce qui fait l’importance de cet ouvrage est à notre avis précisément son approche des communau-tés précapitalistes et sa façon critique et originale de concevoir l’évolution des formations sociales, dans une posture qui vise, comme le dirait walter Benjamin, à brosser l’histoire à rebrousse-poil.

comment expliquer l’intérêt de rosa luxemburg pour les commu-nautés primitives ? d’une part, il est évident qu’elle voit dans l’existence de ces sociétés communistes anciennes un moyen d’ébranler et même de détruire « la vieille notion du caractère éternel de la propriété privée et de son existence depuis le commencement du monde »10. c’est par incapa-cité de concevoir la propriété communale et par incompréhension pour tout ce qui ne ressemble pas à la civilisation capitaliste que les économis-tes bourgeois ont refusé avec obstination de reconnaître le fait historique des communautés. il s’agit donc, pour rosa luxemburg, d’un enjeu du combat théorique et politique sur un aspect essentiel de la science éco-nomique. d’autre part, le communisme primitif est à ses yeux un point de repère historique précieux pour critiquer le capitalisme, pour dévoiler son caractère irrationnel, réifié, anarchique, et pour mettre en évidence l’opposition radicale entre valeur d’usage et valeur d’échange. comme le souligne à juste titre ernest Mandel dans sa préface, « l’explication des différences fondamentales entre une économie fondée sur la production de valeurs d’usage, destinée à satisfaire les besoins des producteurs, et une économie fondée sur la production de marchandises, occupe la majeure partie de l’ouvrage »11. ii s’agit donc pour elle de trouver et de « sauver », dans le passé primitif, tout ce qui peut, jusqu’à un certain point au moins, préfigurer le communisme moderne.

l’attitude de rosa luxemburg n’est pas sans une certaine affinité avec les conceptions romantiques de l’histoire, qui récusent l’idéologie bour-

9. Voir P. Frölich, Rosa Luxemburg, Paris, Maspero, 1965, pp. 189-192 ; Ernest Mandel, « Préface » à Rosa Luxemburg, introduction à l’Économie politique, Paris, Éditions Anthropos, 1970 ; P. nettl, Rosa Luxemburg. oxford, oxford university Press, 1969, p. 265 ; Marx-Engels-Lcnin-Stalin Institut beim ZK der SED, « Bemerkungen zu Rosa Luxemburgs ‘Einfùhrung in die nationalökonomie’» in Rosa Luxemburg, Ausgewâhite Reden und Schriften, Berlin, Dietz Verlag, 1955, pp. 403-410.10. R. Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 83.11. E. Mandel, « Préface », introduction à l’Économie politique, op. cit, p. XVIII

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geoise du progrès et critiquent les aspects inhumains de la civilisation industrielle/capitaliste (d’où, par ailleurs, son intérêt pour l’œuvre d’un économiste romantique comme sismondi). tandis que le romantisme traditionaliste aspire à restaurer un passé idéalisé, le romantisme révo-lutionnaire, dont rosa luxemburg est proche, cherche dans certaines formes du passé précapitaliste des éléments et des aspects qui anticipent l’avenir post-capitaliste.

Marx et engels avaient déjà, dans leurs écrits et leur correspondance, attiré l’attention sur les travaux de l’historien (romantique) georg ludwig von Maurer sur l’ancienne commune (Mark) germanique12. comme eux, rosa luxemburg étudie avec passion les écrits de Maurer et s’émerveille du fonctionnement démocratique et égalitaire de la Marche (Mark) et de sa transparence sociale : « on ne peut imaginer rien de plus simple et de plus harmonieux que ce système économique des anciennes Marches germaniques. tout le mécanisme de la vie sociale est comme à ciel ouvert. un plan rigoureux, une organisation robuste enserrent ici l’activité de chacun et l’intègrent comme un élément du tout. les besoins immédiats de la vie quotidienne et leur satisfaction égale pour tous, tel est le point de départ et l’aboutissement de cette organisation. tous travaillent ensemble pour tous et décident ensemble de tout »13. ce qu’elle apprécie et met en évidence, ce sont les traits de cette formation communiste primitive qui l’opposent au capitalisme et la rendent, à certains égards, humainement supérieure à la civilisation industrielle bourgeoise : « ii y a donc deux mille ansv et même davantage, […] régnait chez les germains un état de choses foncièrement différent de la situation actuelle, pas d’état avec des lois écrites et contraignantes, pas de division entre riches et pauvres, entre maîtres et travailleurs »14.

en s’appuyant sur les travaux de l’historien russe Maxime kovalevsky – qui avait été un ami de Marx15 – rosa luxemburg insiste sur l’universalité du communisme agraire comme forme générale de la société humaine à une certaine étape de son développement, qu’on trouve aussi bien chez les indiens des amériques, les incas, les aztèques, que chez les kabyles, les tribus africaines et les hindous. l’exemple péruvien lui semble parti-culièrement significatif, et, là aussi, elle ne peut s’empêcher de suggérer une comparaison entre la Marca des incas et la société « civilisée » : « l’art moderne de se nourrir exclusivement du travail d’autrui et de faire de 1’oisiveté l’attribut du pouvoir était étranger à cette organisation sociale où la propriété commune et l’obligation générale de travailler consti-

12. Par exemple, la lettre de Marx à Engels du 25 mars 1868, publiée en français en annexe à F. Engels, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, Paris, Éditions Sociales, 1975, pp. 328-329.13. R. Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit, p. 138.14. ibid., p. 73.15. Voir D. McLellan, Karl Marx, his life and thought, Londres, Macmillan, 1973, p. 429.

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tuaient des coutumes populaires profondément enracinées ». elle mani-feste aussi son admiration pour « l’incroyable résistance du peuple indien et des institutions communistes agraires dont, malgré ces conditions, des vestiges se sont conservés jusqu’au xixe siècle ».16 une vingtaine d’années plus tard, l’éminent penseur marxiste péruvien José carlos Mariâtegui va avancer un point de vue qui présente des convergences frappantes avec les idées de rosa luxemburg (dont il ignorait certainement les remarques sur le Pérou) : le socialisme moderne doit s’appuyer sur les traditions indi-gènes qui remontent au communisme inca, pour gagner à son combat les masses paysannes17.

Mais l’auteur le plus important dans ce domaine est, pour rosa luxemburg – comme pour engels, dans L’Origine de la famille –, l’an-thropologue américain l. h. Morgan. s’inspirant de son ouvrage clas-sique (ancient Society, 1877), elle va plus loin que Marx ou engels et développe toute une vision grandiose de l’histoire, une conception nova-trice et hardie de l’évolution millénaire de l’humanité, dans laquelle la civilisation actuelle « avec sa propriété privée, sa domination de classe, sa domination masculine, son état et son mariage contraignants », apparaît comme une simple parenthèse, une transition entre la société commu-niste primitive et la société communiste du futur. l’idée romantique/révolutionnaire du lien entre le passé et l’avenir apparaît ici de façon explicite : « la noble tradition du lointain passé tendait ainsi la main aux aspirations révolutionnaires de l’avenir, le cercle de la connaissance se refermait harmonieusement et, dans cette perspective, le monde actuel de la domination de classe et de l’exploitation, qui prétendait être le nec plus ultra de la civilisation, le but suprême de l’histoire universelle, n’était plus qu’une minuscule étape passagère dans la grande marche en avant de l’humanité »18.

dans cette perspective, la colonisation européenne des peuples du tiers Monde lui apparaît essentiellement comme une entreprise socia-lement destructrice, barbare et inhumaine ; c’est le cas notamment de 1’occupation anglaise des indes, qui a saccagé et désagrégé les structures agraires communistes traditionnelles, avec des conséquences tragiques pour la paysannerie. rosa luxemburg partage avec Marx la conviction que l’impérialisme apporte aux pays colonisés le progrès économique, même s’il le fait « par les méthodes ignobles d’une société de classes »19. toutefois, tandis que Marx, sans cacher son indignation devant ces méthodes, insiste surtout sur le rôle économiquement progressiste des

16. R. Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit., pp. 141, 155.17. Voir M. Löwy, « Le marxisme en Amérique Latine de José Marategui aux Zapatistes du Chiapas », Actuel Marx, n° 42, pp. 25-35.18. R. Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 91.19. ibid., pp. 133, 180.

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chemins de fer introduits par l’angleterre en inde20, l’accent, chez rosa luxemburg, est mis plutôt sur les conséquences socialement néfastes de ce « progrès » capitaliste : « les anciens liens furent brisés, l’isolement paisible du communisme à 1’écart du monde fut rompu et remplacé par les querelles, la discorde, l’inégalité et l’exploitation. il en résulte, d’une part, d’énormes latifundia, d’autre part, des millions de fermiers sans moyens. la propriété privée fit son entrée aux indes et avec elle le typhus, la faim, le scorbut, devenus des hôtes permanents des plaines du gange »21. cette différence avec Marx correspond bien entendu à une étape historique distincte, qui permet de porter un regard nouveau sur les pays coloniaux, mais elle est aussi l’expression de la sensibilité particulière de rosa luxemburg aux qualités sociales et humaines des communautés primitives.

cette problématique est abordée non seulement dans l’introduction à l’Économie politique, mais aussi dans L’accumulation du capital, où elle critique à nouveau le rôle historique du colonialisme anglais et s’indigne du mépris criminel que les conquérants européens ont manifesté envers l’ancien système d’irrigation : le capital, dans sa voracité aveugle, « est incapable de voir assez loin pour reconnaître la valeur des monuments économiques d’une civilisation plus ancienne » ; la politique coloniale produit le déclin de ce système traditionnel, et en conséquence, la famine commence, à partir de 1867, à faire des millions de victimes en inde. quant à la colonisation française en algérie, elle se caractérise, à ses yeux, par une tentative systématique et délibérée de destruction et de disloca-tion de la propriété communale, aboutissant à la ruine économique de la population indigène.22

Mais au-delà de tel ou tel exemple, c’est l’ensemble du système colo-nial – espagnol, portugais, hollandais, anglais ou allemand, en amérique latine, en afrique ou en asie – qui est dénoncé par rosa luxemburg, qui se place résolument du point de vue des victimes du « progrès » capitaliste : « Pour les peuples primitifs dans les pays coloniaux où dominait le commu-nisme primitif, le capitalisme constitue un malheur indicible plein des plus effroyables souffrances »23. ce souci de la condition sociale des populations colonisées est un des signes de l’étonnante modernité de ce texte – notam-ment si on le compare avec l’ouvrage équivalent de kautsky (publié en 1886), dont les peuples non européens sont pratiquement absents24.

20. Voir l’article de K. Lindner dans ce numéro, « L’Eurocentrisme de Marx », pp. 106-128.21. R. Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 80. Ce passage semble suggérer une vision idyllique de la struc-ture sociale traditionnelle en Inde ; toutefois, dans un autre chapitre du livre, Rosa Luxemburg reconnaît l’existence, au-dessus des communes rurales, d’un pouvoir despotique et d’une caste de prêtres privilégiés, instituant des rapports d’exploitation et d’inégalité sociale (ibid., pp. 157-158).22. R. Luxemburg, The Accumulation of Capital, London, Routledge and Kegan Paul, 1951, pp. 376, 380.23. R. Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 201.24. Voir à ce sujet la préface d’E. Mandel à Rosa Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit., pp. XVII-XVIII.

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de cette analyse découle la solidarité de rosa luxemburg avec le combat des indigènes contre les métropoles impérialistes, combat dans lequel elle voit la résistance tenace et digne d’admiration des vieilles traditions communistes contre la recherche du profit et contre « l’euro-péanisation » capitaliste. l’idée apparaît ici en filigrane d’une alliance entre le combat anticolonial de ces peuples et le combat anticapitaliste du prolétariat moderne comme convergence révolutionnaire entre le vieux et le nouveau communisme…25

selon gilbert Badia, dont l’ouvrage sur rosa luxemburg est l’un des rares à examiner cette problématique de façon critique, dans l’introduc-tion à l’Économie politique, les structures anciennes des sociétés colonisées sont trop souvent présentées de façon figée « et opposées radicalement, par un contraste en blanc et en noir, au capitalisme ». en d’autres termes, « à ces communautés parées de toutes les vertus et conçues comme quasi immobiles, rosa luxemburg oppose la fonction destructrice d’un capita-lisme qui n’a absolument plus rien de progressif. nous sommes loin de la bourgeoisie conquérante évoquée par Marx dans le Manifeste »26.

ces objections ne nous semblent pas justifiées, pour les raisons sui-vantes : 1) rosa luxemburg ne conçoit pas les communautés comme immobiles ou figées : au contraire, elle montre leurs contradictions et transformations. elle souligne que « par sa propre évolution interne, la société communiste primitive conduit à l’inégalité et au despotisme »27 ; 2) elle ne nie pas le rôle économiquement progressif du capitalisme, mais dénonce les aspects « ignobles » et socialement régressifs de la colo-nisation capitaliste ; 3) si elle met en relief les aspects les plus positifs du communisme primitif, en contraste avec la civilisation bourgeoise, elle n’occulte nullement ses limitations et défauts : étroitesse locale, bas niveau de la productivité du travail et du développement de la civilisation, impuissance face à la nature, violence brutale, état de guerre permanent entre communautés, etc.28 ; 4) en effet, l’approche de rosa luxemburg se situe très loin de l’hymne à la bourgeoisie de Marx en 1848 ; par contre, elle est très proche de l’esprit du chapitre xxxi du Capital (« genèse du capitalisme industriel ») où Marx décrit les « barbaries » et « atrocités » de la colonisation européenne.

en réalité, au sujet de la commune rurale russe, rosa luxemburg a une vision beaucoup plus critique que Marx lui-même. en partant des analyses d’engels, qui constatait, à la fin du xixe siècle, le déclin de l’obchtchina et sa dégénérescence, elle montre, par cet exemple, les

25. ibid., p. 92.26. G. Badia, Rosa Luxemburg. Journaliste, polémiste. Révolutionnaire, Paris, Éditions Sociales, 1975, pp. 498, 501.27. R. Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 178.28. ibid., pp. 142-143.

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limites historiques de la communauté traditionnelle et la nécessité de son dépassement29. son regard se tourne résolument vers le futur, et elle se sépare ici du romantisme économique en général et des populistes russes en particulier, pour insister sur « la différence fondamentale entre l’économie socialiste mondiale de l’avenir et les groupes communistes primitifs de la pré-histoire »30.

en attirant l’attention sur ces textes, nous n’avons pas voulu seulement sauver de l’oubli un chapitre méconnu de l’œuvre de rosa luxemburg. il nous semble qu’ils contiennent beaucoup plus qu’un aperçu érudit d’histoire économique : ils suggèrent une autre façon de concevoir le passé et le présent, 1’historicité sociale, le progrès et la modernité. en confrontant la civilisation industrielle capitaliste avec le passé commu-nautaire de 1’humanité, rosa luxemburg rompt avec l’évolutionnisme linéaire, le « progressisme » positiviste, le darwinisme social et toutes les interprétations du marxisme qui le réduisent à une version plus avancée de la philosophie de M. homais. l’enjeu de ces textes est, en dernière analyse, la signification même de la conception marxiste de l’histoire.

ces écrits gagnent une actualité renouvelée aujourd’hui, quand on assiste, dans plusieurs régions du monde, mais particulièrement en amérique latine – Mexique, équateur, Bolivie, Pérou, entre autres – au combat des communautés paysannes et indigènes, aux traditions préca-pitalistes encore vivantes, pour la défense de leurs forêts, de leurs terres et de leurs rivières, contre les multinationales pétrolières et minières, l’agro-négoce capitaliste et les politiques néo-libérales des gouvernements, res-ponsables de désastres sociaux et écologiques de plus en plus graves. n

29. R. Luxemburg, introduction à l’Économie politique, op. cit., p. 170.30. ibid., p. 133. Dans le même contexte, Rosa Luxemburg reconnaît (comme Marx) que « la société capitaliste offre, pour la pre-mière fois, une possibilité de réaliser le socialisme », notamment par l’unification économique du monde et par le développement des forces productives.

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ReMaRqUeSDe CiRCONStaNCeSUR Le COMMUNiSMe

Par Étienne baLibaR

deux situations illocutoires sont apparemment possibles, s’agissant d’entamer un discours sur le « communisme », qu’il s’agisse d’histoire ou d’actualité : ou bien celui qui s’exprime (et dont la parole est ensuite transcrite, au besoin par lui-même) est intérieur à la référence du terme, ou bien il lui est extérieur1. on sait que chacune de ces situations est en réalité extraordinairement complexe, divisée, conflictuelle, pour ne pas dire souvent contestée. dire « celui qui vous parle est un(e) communiste », ou « je vous parlerai (du communisme) en tant que communiste », ici et maintenant, ne coûte pas cher (il n’en alla pas toujours ni partout de même). À première vue, cela ne fait que différer légèrement la question de la définition, tout en la chargeant d’une dimension pathétique ou d’une intention démonstrative (d’ailleurs profondément ambivalente : des communistes ou des non-communistes – je ne dis pas les « anti » –, lesquels sont aujourd’hui le mieux placés pour en proposer une définition ou une analyse ? la réponse n’est pas évidente). il faudra bien en venir à répondre à la question « qu’est-ce que le communisme ? » (ou quel-les sont ses espèces ?) pour que l’autoréférence ait un sens… en réalité (comme nous le savons au moins depuis nietzsche), la question « qui » et la question « quoi » ont des implications profondément différentes. si je commence par demander « qui sont les communistes », j’implique qu’il y a du communisme, en tant que pratique ou comme idée, là seulement (et partout) où il y a (et où il y a eu) des communistes agissant et pensant comme tels, soit en son nom, soit peut-être également sous d’autres qu’il apparaîtra opportun de lui substituer. On a donc déjà vu du communisme (et peut-être peut-on toujours en voir), ce qui ne veut pas dire qu’on a

1. Ce texte reprend l’essentiel d’une intervention prononcée le 22 janvier 2010 à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis, dans le cadre du colloque « Puissances du communisme », préparé par Daniel Bensaïd et la Société Louise Michel. Daniel Bensaïd est mort le 12 janvier. Je dédie cette rédaction à la mémoire de notre collègue, à qui, par-delà nos appartenances d’organisation et en raison même des lectures différentes que nous faisions souvent d’une même tradition de pensée et d’action, me liait une amitié de plus de quarante ans.

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

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vu tout le communisme, tout du communisme, et ne résout aucunement la question de savoir ce qu’on en verra ou reverra si le terme conserve une pertinence historique. il y a là une incertitude qui, peut-être, est essentielle. dans la seconde hypothèse, au contraire, si je commence par demander « qu’est-ce que le communisme ? », il n’y a guère que deux possibilités, mutuellement exclusives : ou bien le communisme a existé, sous une forme qu’on estime désastreuse ou dont on a la nostalgie (les communistes sont ceux qui se sont reconnus dans ce système ou l’ont défendu), ou bien le communisme n’a jamais encore existé, conformément à son concept (les communistes sont ceux qui en rêvent, ou qui s’ef-forcent d’en préparer la venue, éventuellement de préparer leur propre transformation en « hommes communistes »)2.

en me présentant ici comme « un communiste », parmi d’autres, je veux donc marquer le primat de la question « qui » sur la question « quoi », pour des raisons de conjoncture politique et idéologique auxquelles je reviendrai en conclusion, mais d’abord pour entretenir l’incertitude que recouvre le terme, en la redoublant d’une incertitude portant sur ma propre identité. le nom, sans doute, fonctionne comme signe de reconnaissance. certaines vieilles haines sont émoussées, nous les regardons avec l’attendrissement qu’évoquent les souvenirs de jeunesse (encore une fois : il n’en irait pas de même partout, sans sortir du continent européen). ou bien ne demandent-elles qu’à resurgir ? la reconnaissance n’est-elle pas simplement l’envers de la méconnaissance ? ce qui est sûr, c’est qu’à parler aujourd’hui du commu-nisme, nous sommes à la fois des « ex » et des communistes « à venir », et que le passé ne passe pas d’un coup. en France en particulier, la grande division continue de séparer ceux qui ont appartenu (voire appartiennent encore) au « parti communiste », dans le sens institutionnel du terme, et ceux qui s’opposent (et s’opposaient) à ce qu’ils considéraient comme un appareil de pouvoir traditionnel (même si ce pouvoir était subordonné, ou réactif, là où le parti communiste ne s’identifiait pas à l’état, mais se contentait de l’imiter). Mais rien n’est vraiment simple dans cette dichotomie elle-même : on pouvait s’opposer « de l’intérieur du parti », c’était même peut-être la seule façon de le faire utilement3 ; et les groupes alternatifs apparaissaient souvent comme des substituts, des modèles réduits, des images miméti-ques du parti, au mieux des renaissances idéales de sa « vérité » historique,

2. on n’a peut-être pas assez remarqué qu’il y a ici une difficulté venant de la coexistence d’un utopisme et d’une thèse d’immanence historique (y compris, bien entendu, dans le marxisme) : la question de savoir si, « dans le communisme » réalisé (règne de l’égalité parfaite, ou du primat des intérêts communs sur la concurrence individualiste, ou dépérissement de l’État, etc.), les sujets pourront encore se dire eux-mêmes « communistes », est profondément énigmatique. Peut-on étendre aux communistes en général la thèse esquissée par Marx à propos des révolutionnaires prolétariens, à savoir qu’ils préparent leur propre disparition ?3. Mais on sait que, plus c’était efficace, moins c’était toléré… Et je pense ici plutôt à l’histoire longue et obstinée du collectif italien de la revue il Manifesto, autour de Rossanda, Pintor, et de leurs camarades, qu’à celle du mouvement éphémère « Pour l’union dans les luttes », dont j’ai fait partie moi-même entre 1978 et 1981 (voir Ouvrons la fenêtre, camarades ! par É. Balibar, Guy Bois, Georges Labica, J.-P. Lefebvre, Maspero, 1979).

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souvent fondées sur la tentative « dialectique » de réunir les contraires impliqués dans l’idée même de révolution (l’organisation et la spontanéité, ou la direction armée de théorie et l’autogestion des luttes), c’est-à-dire, en quelque sorte, sur l’espoir de construire un « parti-non parti » exposé aux mêmes apories que « l’état-non état » de la théorie léniniste. ils n’étaient donc pas entièrement « à l’extérieur »… Pour l’instant, je ne vois aucun moyen de trancher a priori de tels dilemmes enracinés dans le passé dont le nom de communisme est chargé. Je pense qu’il faut au contraire assumer la thèse que le nom couvre tout ce qui s’est réclamé de lui, y compris le pire ou le dérisoire.

le noM, l’idée, le sPectreJe viens de parler du « nom » et de sa portée contradictoire. celle-ci

tient également à ce qu’un nom fonctionne soit comme l’indice d’un concept (on dira également « idée », ou « hypothèse », comme vient de le proposer Badiou), soit comme la « conjuration », au double sens du terme, d’un spectre (selon l’expression de Marx dans le Manifeste, reprise plus récemment par derrida, et qu’on pourrait mettre en relation avec d’autres métaphores eschatologiques : la « vieille taupe », etc.). en exami-nant les usages plus ou moins superposés de ces termes dont les registres sont pourtant hétérogènes, on se rend compte que « communisme » est devenu un signifiant flottant dont les fluctuations parcourent incessam-ment l’étendue complète de cette différence épistémologique, mais aussi politique. on en conclura d’abord à la nécessité absolue, en contrepoint du renouveau actuel des débats sur le « commun » et le « communisme », d’une histoire critique du nom de communisme, qui doit revêtir à la fois la forme d’une généalogie et celle d’une archéologie, c’est-à-dire qu’elle doit à la fois s’intéresser à la provenance de la « chaîne signifiante » asso-ciant ces deux termes (et plus généralement l’ensemble des propositions qui visent à extraire le communautaire de son enracinement dans des communautés traditionnelles « particularistes » pour en faire l’alternative à l’individualisme moderne, étatique et marchand), et à la place qu’elle occupe dans des configurations discursives historiquement situées (en particulier au moment où « communisme » et « communiste » devien-nent des signifiants politiques). d’importants travaux existent déjà dans ce sens, mais ils demeurent partiels et limités à certains langages4. ils sont

4. Il est regrettable que le grand travail de Jacques Grandjonc (Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, trier, Karl-Marx-Haus, 1989) ne soit pas mieux connu ni mieux distribué ; c’est une contribution capitale. Il débouche sur la question de savoir comment caractériser la place excentrique du discours communiste dans la constellation des tendances politiques de la modernité qui se forme après la double « révolution » (industrielle « anglaise », politique « française ») de la fin du XVIIIe siècle (voir « Conservatisme, libéra-lisme, socialisme », dossier dirigé et présenté par É. Balibar et I. Wallerstein, Genèses. Sciences sociales et histoire, Paris, Éditions Belin, octobre 1992) : le communisme pénètre cette constellation (en particulier à travers son association avec le « socialisme ») et cependant lui est en partie extérieur (par sa référence à une autre image de l’histoire que celle du « progrès »).

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nécessaires en particulier pour y voir plus clair dans un phénomène qui me paraît aujourd’hui très frappant : l’effondrement général des régimes issus de la révolution d’octobre 1917 à la fin des années 19805 a mis fin à la thèse « évolutionniste » qui fait du communisme marxiste – parce que « scientifique », fondé sur le surgissement d’une classe révolutionnaire « absolue », etc. – la forme ultime du développement de l’idée commu-niste, dont les autres apparaissent du même coup comme des anticipations ou des réalisations contradictoires. il n’y a plus de privilège historique ou politique d’un « communisme » sur les autres. c’est pourquoi, il y a quelques années, j’avais proposé une esquisse généalogique de la façon dont l’idée de communisme « revient » à l’état de spectre pour hanter la conscience et aussi, désormais, le débat politique contemporain en réacti-vant différentes formations discursives du passé, soit séparément, soit en combinaisons diverses : le communisme « socialiste » et « prolétarien », dont Marx et ses disciples ont donné une formulation systématique, apparemment compromise aujourd’hui avec une politique et une phi-losophie de l’histoire sans avenir (mais dont je n’exclus nullement, pour ma part, qu’il connaisse de nouveaux développements ou révèle des vir-tualités inexploitées), mais aussi, à titre tout aussi efficace, le communisme chrétien (franciscain, anabaptiste) fondé sur l’interprétation politique des valeurs évangéliques de la pauvreté et de l’amour (clairement prévalent chez antonio negri), ou le communisme égalitaire qu’on peut dire « bour-geois » (venu de la tradition radicale interne aux révolutions de l’âge classique : les niveleurs anglais, les Babouvistes français, dont l’influence se fait sentir notamment chez Jacques rancière)6. À vrai dire, cette typo-logie n’est pas simplement embryonnaire, elle est aussi dangereusement eurocentrique, et laisse entièrement de côté la question de savoir comment la généalogie se présente dans un monde « non européen » qui est en train de ressaisir le lien entre son passé précolonial et son présent postcolonial à travers la conception de « modernités alternatives ». et elle ne nous amène qu’au seuil de la question la plus difficile, qui est de savoir com-ment se reproduisent et se transmettent les éléments « messianiques », donc théologiques (ou antithéologiques), du communisme, réfractaires à une périodisation aussi simple, auxquels bien entendu le marxisme – en dépit ou à cause de sa référence à une « fin de l’histoire » qui serait le

5. Mais non pas de tous, loin de là : le castrisme cubain continue de résister à la pression des uSA, trouvant même dans la « révolution bolivarienne » au Venezuela et d’autres mouvements en cours en Amérique Latine un point d’appui significatif, tandis qu’en Chine le parti communiste exerçant le monopole du pouvoir est devenu (pour combien de temps ?) l’organisateur de l’accumulation capitaliste et de la conquête du marché mondial. Sur le premier point, voir le texte remarquable de Boaventura de Sousa Santos : « Pourquoi Cuba est devenu un problème difficile pour la gauche »(http://www.mouvements.info/Pourquoi-Cuba-est-devenu-un.html).6. Voir É. Balibar, « quel communisme après le communisme ? », exposé présenté au congrès « Marx International II : Le capi-talisme, critiques, résistances, alternatives », université de Paris 10 nanterre, octobre 1998, repris au Colloque du Journal il Manifesto, Rome, décembre 1998 ; première publication in E. Kouvélakis (dir.), Marx 2000, Paris, PuF, « Actuel Marx Confron-tations », 2000.

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résultat de conflits immanents à l’histoire elle-même – n’a pas apporté de démenti, mais une grandiose reformulation. Deus sive Revolutio… : la tension est inéluctable (ce qui ne veut pas dire improductive) entre les « mouvements réels » (au pluriel plutôt qu’au singulier) « abolissant l’état de choses existant » (Marx, L’idéologie allemande)7, en tout cas opposés à l’ordre dominant, et le processus interminable de sécularisation de l’eschatologie qui donne à cette « abolition » le caractère d’une fin de l’histoire, aux deux sens du terme.8

coMMunisMes de Marxil n’en reste pas moins indispensable d’affronter à nouveaux frais la

question du « communisme de Marx » (plutôt que du communisme selon Marx, justement parce que, en raison du primat de la question « qui ? », celui-ci doit être rapporté de façon différentielle aux enjeux illocutoires et aux conditions changeantes de son énonciation). la mise à jour, sous forme de conflits exégétiques, de la complexité à laquelle on a affaire ici, aura été le résultat le plus évident du travail de lecture et d’interprétation des marxismes du xxe siècle dont nous sommes les héritiers et les utilisateurs. elle appelle plus que jamais, en contrepoint de toute « recomposition »9, une déconstruction prolongée qui en dégage les apories (ce sont les apories qui font l’historicité de la pensée). dans la continuité d’exégèses antérieures, j’en prendrai ici schématiquement deux exemples.

le premier renvoie à la façon dont la perspective du communisme est énoncée à la fin du Manifeste communiste de 1848. toute la difficulté et tout l’intérêt se concentrent ici dans la façon dont le dernier chapitre (réduit à une page, « Position des communistes envers les différents partis d’opposition », dont on remarquera qu’elle se situe entièrement du point de vue de la question « qui » : que font les communistes dans le moment actuel, et par conséquent qui sont-ils, à quoi se reconnaissent-ils ?) articule deux composantes également indispensables à ses yeux du « programme

7. Cette « définition » du communisme est privilégiée, en particulier, par Lucien Sève ; voir son article « Le communisme est mort, vive le communisme ! » L’Humanité, 6 décembre 2007.8. Le texte d’invitation du colloque dont le présent exposé est issu comportait à cet égard – en continuité avec toute une partie du travail récent de Daniel Bensaïd – une illustration spectaculaire, à travers la référence à la phrase du poète Freiligrath (partici-pant des révolutions de 1948, ami proche de Marx et Engels) que Rosa Luxemburg a citée à la fin de son ultime article, décrivant l’écrasement de la révolution spartakiste et plaçant allégoriquement dans la bouche de la révolution l’énonciation de son caractère indestructible : « J’étais, je suis, je serai » (« L’ordre règne à Berlin », Die Rote Fahne, nr. 14, 14 janvier 1919 ; R. Luxemburg, Œuvres ii : Écrits politiques 1917-1918, trad. fr. C. Weill, Paris, Maspero, 1971). Beaucoup de commentateurs croient – puisque Luxemburg est « marxiste » – qu’il s’agit d’inscrire la révolution communiste comme un processus dialectique coextensif à l’histoire, commençant avant le capitalisme, traversant ses contradictions et portant au-delà de lui. C’est presque exactement le contraire, comme le montre bien le contexte chez Freiligrath : « O nein, was sie den Wassern singt, ist nicht der Schmerz und nicht die Schmach -/ist Siegeslied, Triumpheslied, Lied von der Zukunft großem Tag !/Der Zukunft, die nicht fern mehr ist ! Sie spricht mit dreistem prophezein,/So gut wie weiland euer Gott : ich war, ich bin - ich werde sein ! » (Die Revolution, 1851.) C’est l’annonce « triplement prophétique » du « grand jour » de la rédemption à venir (« comme de son côté votre Dieu »), dont les horreurs du présent ne font que confirmer l’immi-nence. La référence théologique est à la formule selon laquelle Moïse fait énoncer par Dieu sa propre éternité.9. Voir D. Bensaïd, « Le mot communisme, ses blessures, sa charge explosive », Libération, jeudi 21 janvier 2010.

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d’action » qu’il définit : d’une part, le primat de la question sociale des formes de la propriété ; d’autre part, la nécessité de travailler à l’internatio-nalisation des luttes démocratiques. c’est sur cette base également, on le sait, que sera fondée en 1864 la « Première internationale ». la perversion de l’internationalisme à laquelle ont abouti la constitution de « socialismes dans un seul pays » et d’un « système d’états socialistes » se réclamant de Marx (alliés ou rivaux entre eux), la péremption au moins apparente des luttes anti-impérialistes ou la difficulté croissante d’identifier simplement leur adversaire, mais surtout peut-être l’identification de la crise financière actuelle à une crise « structurelle » du capitalisme arrivé à son véritable « stade suprême » qui serait la mondialisation financière, ont entraîné un renversement tendanciel de la hiérarchie de ces deux termes dans la formation discursive actuelle de retour à « l’hypothèse communiste » chez une partie des intellectuels : la référence à la propriété l’emporte sur la référence à l’internationalisme. on se doute que ma position est qu’on ne peut pas choisir. ce sont là deux composantes irréductibles de notre représentation du communisme. en revanche, nous sommes bien obligés de nous interroger sur les raisons qui sous-tendaient la conviction de Marx que l’abolition de la propriété privée et celle du cloisonnement de l’humanité en nations (donc, pour ce qui est de leur autonomisation institutionnelle, en états) appartenaient à un seul « mouvement réel », ou correspondaient à une même tendance de l’histoire contemporaine, et sur ce qu’elles deviennent aujourd’hui.

Marx pensait qu’il y avait une « base » commune aux deux tendances, constituée par l’existence du prolétariat en tant que classe radicalement exploitée, mais aussi exclue de la société bourgeoise dont elle assurait la subsistance, ou mieux encore par l’existence des prolétaires, dans lesquels il désignait la « dissolution » en acte (auflösung) des conditions d’existence de la société bourgeoise. en d’autres termes, ce qui lui paraissait essentiel était un processus de subjectivation collective, « ontologiquement » ancré dans une condition objective, mais ayant un caractère essentiellement négatif qu’exprime bien la conjonction des deux catégories dont il se sert (depuis L’idéologie allemande) pour marquer cette position des prolétaires à la limite de l’histoire : eigentumslosigkeit ou absence radicale de propriété (c’est pourquoi « les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes ») et illusionslosigkeit ou absence radicale d’illusions idéologiques sur la nature du lien communautaire dans la société bourgeoise, en particulier d’illu-sions nationales (c’est pourquoi « les prolétaires n’ont pas de patrie », pas plus qu’ils n’ont de religion). ce qui revient à raisonner sur un point de rebroussement où les différentes négations se rencontrent plutôt que sur des tendances de transformation des structures sociales à l’œuvre dans le

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capitalisme. les prolétaires virtuellement communistes sont un ferment de sa dissolution en même temps qu’ils en ressentent les effets dans leur « être ». la « conscience » (bewusstsein) n’est pas autre chose que « l’être conscient » (das bewusste Sein). quand leur révolution éclate du fait de la maturité des contradictions, ce qui vient au jour avec eux est plutôt l’envers du capitalisme que son résultat.

il me semble que ce qui fait défaut aujourd’hui pour pouvoir penser le communisme en ces termes, ce n’est pas tant la négativité correspondant à l’existence du prolétariat (celui-ci n’avait jamais totalement disparu, et il se reconstitue massivement, y compris dans les « centres » de l’économie-monde, avec le démantèlement des institutions de sécurité sociale, même si ses nouvelles conditions d’exploitation doivent être étudiées avec soin). ce n’est pas non plus le caractère illusoire ou, disons mieux, « idéologi-que », des représentations qui cimentent les formations nationales, et plus généralement « communautaires ». Mais c’est la possibilité de considérer comme automatiquement convergentes la critique de la propriété et celle de la nation, et a fortiori de les enraciner l’une et l’autre dans une onto-logie, serait-elle « négative ». de ce fait, même l’identité politique des communistes répondant à la question « qui ? » (qui articule pratiquement la critique de l’homo œconomicus et celle de la xénophobie et du nationa-lisme – ainsi que, sans doute, quelques autres encore, notamment celle du patriarcat et du sexisme) n’est plus susceptible d’être déterminée par une déduction ou par un postulat, elle ne peut pas non plus être « trouvée » dans l’expérience (comme Marx et engels, chacun de son côté, ont pensé dans les années 1840 avoir « rencontré » en allemagne, en France et en angleterre les prolétaires qui incarnaient la négation de l’état de choses existant)10, mais doit faire l’objet d’une construction politique aléatoire, et en tout cas hypothétique.

Passons maintenant, toujours très rapidement, à une seconde confi-guration théorique de la pensée de Marx, elle aussi marquée par une très forte tension : celle qui s’énonce dans Le Capital, ou plutôt sur ses bords, lorsque, sur la base de l’analyse des structures économiques de la société bourgeoise (la circulation généralisée des marchandises et la valorisation des produits du travail humain dans l’échange, l’exploitation de la force de travail salariée et la révolution industrielle capitaliste), Marx entre-prend à nouveau d’en penser la négation. notons qu’ici, du point de vue logique, la question « quoi » tend à reprendre le dessus sur la question « qui », ou, plutôt, elle revient dans la forme d’une proposition hypothétique : si les contradictions du capitalisme évoluent en fonction d’une certaine « tendance historique » à la socialisation, alors le communisme qui se

10. Et comme certains aujourd’hui s’imaginent les avoir « retrouvés » en la personne des immigrés sans papiers ou des « nou-veaux nomades » (parlant une fois de plus à leur place, ce qui n’est pas leur rendre un bien grand service).

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présente comme la négation de la négation (à laquelle Marx donne à la fin du Capital le nom chargé lui aussi de résonances messianiques en même temps que politiques d’« expropriation des expropriateurs »11) présentera les caractéristiques structurelles d’une production (et d’une reproduction) en commun des moyens de satisfaction des besoins humains fondamen-taux (matériels et spirituels, ou « culturels »). notons ici - point capital pour la confrontation de la pensée de Marx avec les applications qui en ont été faites par le « marxisme » - que Marx ne raisonne pas en termes de phases ou de stades d’une évolution, dont la « transition » de l’un à l’autre serait conditionnée par le franchissement de seuils déterminés (dans le développement quantitatif ou qualitatif des forces productives, ou dans la transformation des institutions, ou dans le degré de conscience). il rai-sonne en termes de tendances historiques (et, le cas échéant, de « contre-tendances », ainsi que l’a fait remarquer althusser) dont les modalités de réalisation ne peuvent que rester relativement indéterminées. c’est pourquoi, s’il y a une définition nominale du communisme, il ne peut y en avoir de représentation, ni au titre d’une anticipation, ni au titre d’un programme. Mais cette caractéristique négative, qui a beaucoup servi à écarter les objections et aussi à justifier les pratiques « socialistes » de renforcement des formes étatiques en contradiction avec l’idée du communisme, ne doit pas nous empêcher de localiser à nouveau une tension interne. les tentatives de mise à jour d’un communisme marxien à l’heure de la globalisation et de ses crises ne pourront éviter de repenser à la racine (c’est-à-dire au niveau des « axiomes » qui la sous-tendent), c’est le moins qu’on puisse dire.

il faut ici donner pleinement raison à l’intuition de Jacques Bidet, développée dans plusieurs ouvrages depuis que faire du Capital ? (1985)12, même si on peut en discuter tel ou tel aspect : dans Le Capital, Marx n’a pas étudié une mais deux structures distinctes, toutes deux issues de la critique de l’économie politique, mais dont les implications logiques et donc politiques sont différentes, même si nous les rencon-trons historiquement en combinaison. l’une concerne la circulation des

11. Cette formule étrange, et d’abord linguistiquement, ainsi que je l’ai remarqué ailleurs, ne fait pas seulement écho à une terminologie issue de la Révolution française (la dénonciation des « accapareurs »), elle reproduit un schème biblique de redres-sement de l’injustice subie par le peuple élu : « Vous opprimerez vos oppresseurs » (Isaïe, XIV, 1-4, et XXVII, 7-9). on comparera une autre répétition, presque contemporaine, au chap. XXXVII du Moby Dick de Melville (1851) : « The prophecy was that i should be dismembered ; and – Aye ! i lost this leg. i now prophesy that i will dismember my dismemberer. Now, then, be the prophet and the fulfiller one. » (Pour les affinités entre Marx et Melville, voir la préface de J.-P. Lefebvre à la nouvelle traduction du livre I du Capital sous sa direction, réédition PuF, « quadrige », 1983.)12. J. Bidet, Que faire du Capital ? Paris, PuF, 2000 (deuxième édition). Voir également, en particulier, Théorie générale. Théorie du droit, de l’économie et de la politique, Paris, PuF 1999. Il importe de confronter en détail les analyses de Bidet avec celles de Moishe Postone, qui lui aussi remet en question la façon dont, traditionnellement, le marxisme a articulé la forme marchande avec l’exploitation, mais en se concentrant sur la critique de la catégorie de « travail », dont il montre qu’elle est le lieu d’une amphibologie entre l’économie politique et sa critique (Time, Labor and Social Domination : A Reinterpretation of Marx’s Critical Theory, Cambridge, Cambridge university Press, 1993 ; Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx, trad. fr. o. Galtier et L. Mercier, Paris, Mille et une nuits, 2009).

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marchandises et la « forme valeur », l’autre concerne l’incorporation de la force de travail au procès de production sous le commandement du capital et dans les conditions qui en permettent l’accumulation indé-finiment élargie (donc l’exploitation et ses diverses « méthodes »)13. Mais les implications de chaque structure pour penser la tendance au communisme et les formes de sa réalisation sont tout à fait diffé-rentes, et on les trouve évoquées alternativement par Marx dans des textes distincts (notamment dans les développements du Capital sur le « fétichisme de la marchandise », pour l’une, et sur la « coopération » ou le « polytechnisme » pour l’autre)14. d’un côté, l’expropriation des expropriateurs est essentiellement pensée comme l’abolition du marché (ou de sa domination sur l’ensemble de la société), la constitution d’une communauté non-marchande ou « association de producteurs libres », transparente à elle-même (non médiée par « l’abstraction réelle » de l’argent), c’est-à-dire une auto-organisation de la vie sociale. de l’autre, elle est pensée comme une « appropriation collective » des moyens de la production sociale qui, selon l’expression de l’avant-dernier chapitre du Capital, « recrée la propriété individuelle sur la base des acquis de la socialisation capitaliste ». d’un côté, c’est la division du travail (c’est-à-dire des branches et des unités de production) à l’échelle de la société tout entière qui est centrale ; de l’autre, c’est le rapport des individus à leurs moyens de travail, à la coopération et à leurs propres facultés physiques et intellectuelles dont la mise en œuvre ne peut s’effectuer que dans la coopération. ce n’est pas incompatible, mais ce n’est pas la même chose, et même cela peut requérir des conditions politiques et culturelles antithétiques (pour ce qui est du rôle de l’État, des ins-tances publiques du droit, de l’éducation, etc.). là se situent à la fois la profonde équivoque et les raisons de la puissante influence de l’idée moderne de « socialisme » et du lien qui s’est établi entre elle et le « com-munisme », essentiellement dans le marxisme. c’est en proposant une fusion ou totalisation des deux problèmes, identifiée avec l’idée d’un

13. J’ai une divergence de terminologie, au fond secondaire, avec Bidet sur ce point : il appelle « métastructure » la circulation et la forme marchandise (dont il montre qu’elle se réalise soit dans une forme marchande, soit dans une forme planifiée, soit dans une combinaison des deux) et « structure » le mode de production. Je préfère dire qu’il s’agit là de deux structures (correspondant à ce que Marx considérait comme les « deux découvertes » de sa critique de l’économie politique : le secret de la forme argent, le secret de la production de plus-value), et que le marxisme (à commencer chez Marx lui-même) réside dans la construction de diverses « métastructures », philosophiques, permettant de penser les deux structures comme identiques, ou inscrites dans un même développement dialectique. une idée voisine avait été avancée par yves Duroux à l’époque du séminaire organisé par Althusser et publié en 1965 sous le titre Lire le Capital (réédition PuF, « quadrige », 1996). Cette divergence n’entame pas le point de fond, c’est-à-dire la dualité épistémologique à l’œuvre dans la critique marxienne de l’économie politique.14. Auxquels on peut rattacher aussi, pour l’essentiel, les textes des Grundrisse de 1858 sur le rôle de plus en plus déterminant de la science dans la production et la constitution du General intellect, auxquels s’est attachée la conception de negri depuis son commentaire de 1979 (Marx au-delà de Marx : cahiers du travail sur les « Grundrisse », Paris, Bourgois) jusqu’à l’ouvrage tout récemment publié avec Michael Hardt : Commonwealth, Cambridge, Harvard university Press, 2009.

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« socialisme scientifique »15, que le communisme marxien (socialiste, prolétarien) a durablement repoussé dans les limbes de l’utopie ou de la préhistoire les autres communismes relevant d’une pensée de la justice ou de l’égalité. Mais c’est aussi ce qui fait aujourd’hui la fragilité théorique (donc politique) de cette construction grandiose. nous pouvons, certes, toujours travailler à croiser une problématique des « communs » (dont, avant negri qui en sort évidemment crédibilisé, mais aussi sommé de préciser ses vues, différents courants d’économie institutionnelle « non orthodoxe » ont développé l’idée)16 avec une problématique de « l’in-tellectualisation » du travail (et de ses limites, ou de ses contreparties dans la forme de nouvelles aliénations de l’âge informatique), mais nous ne pouvons (sauf à titre de postulat spéculatif, « ontologique ») consi-dérer comme acquis que l’évolution de la propriété et celle du rapport transindividuel ou de la communauté tendent au même résultat. là encore, il y a des chances pour que la refonte des problèmes posés par Marx et assignés par lui à un dépassement « communiste » de la politique dans la société bourgeoise (voire de son anthropologie), impose de passer d’un point de vue de la nécessité à un point de vue de la construction et de ses « conditions » historiques aléatoires.

coMMunisMe ou PoPulisMeJe ne fais qu’évoquer, pour terminer, un dernier aspect du débat (en

partie autocritique, bien sûr) que nous essayons de conduire avec les noms, idées et spectres du communisme dans notre effort pour continuer d’en être les porteurs. il est pourtant inévitable de le mentionner car, d’une façon ou d’une autre, tous les dilemmes précédents impliquent une relation différentielle à l’état, et donc soulèvent la question du sens dans lequel le communisme est une alternative à l’État (ou à l’étatisme). ici, le communisme marxien retrouve une supériorité « dialectique » sur d’autres figures qu’on peut placer sous le même nom, parce qu’il s’est pro-posé non pas de décrire « abstraitement » ou « idéalement » une société sans état, mais de penser la transformation des conditions historiques qui font que la société de classes ne peut pas se passer de l’état (ou que celui-ci intervient nécessairement pour surmonter les conflits dont elle est le siège), et, plus profondément encore, la pratique au sein de laquelle l’état comme forme de domination (le « pouvoir étatique », la « machine étatique ») s’affronte avec son contraire – de sorte que le communisme n’est pas seulement un but ou une tendance, mais une politique et même

15. Expression ici redondante : « science » désigne précisément la dialectique, métastructure ou métathéorie de l’histoire desti-née à identifier les deux aspects du problème du communisme, en les enracinant l’un et l’autre dans les tendances d’évolution du capitalisme, du moins hypothétiquement, car en pratique la planification et l’autogestion n’ont pas fait très bon ménage.16. Le prix nobel « d’économie » vient, on le sait, d’être attribué aux travaux d’Elinor ostrom : cf. Governing the Commons : The Evolution of institutions for Collective Action, Cambridge university Press, 1990.

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un rapport politique (celui qu’a désigné l’expression léniniste de « l’état-non état »)17. Mais cette supériorité est ironique, et même elle a un goût extrêmement amer, car pour des raisons qu’il importe d’examiner sous l’angle interne aussi bien que sous celui des circonstances historiques, l’idée d’une politique communiste qui serait en même temps une anti-politique (un dépassement des formes « bourgeoises » de la pratique poli-tique, un renversement de son rapport à l’état, qu’il soit pensé de façon « constitutionnelle » ou de façon « instrumentale »), et qui par conséquent n’interviendrait dans le champ de la politique existante (institutionnali-sée, idéologisée, communautarisée) que pour la déplacer, la transformer ou la subvertir, a débouché de facto sur l’asservissement le plus complet à ces formes bourgeoises : dans le meilleur des cas, ses formes libérales, dans le pire, ses formes totalitaires auxquelles elle a elle-même apporté une contribution « créatrice » notable. il n’est plus temps aujourd’hui de voir cette antinomie comme une tragique méprise. il faut bien se demander ce qui manque encore au marxisme pour acquérir la capacité de se distancier de ses propres réalisations historiques, partagées entre l’impuissance et la perversion. Fidèle à une méthode que j’ai mise en œuvre en d’autres lieux, je continue de penser qu’il est utile – sinon suffisant – de le faire à partir d’une critique interne des apories du marxisme comme construc-tion d’un « concept de la politique » (en d’autres termes je continue de penser que ce concept, insuffisant ou manquant, n’est pas arbitraire)18.

on peut penser que le projet d’une (anti) politique communiste est indissociable de la façon dont a été pensé (ou dont aurait dû être pensé) l’élément de contradiction inhérent au projet « anticapitaliste » d’un socialisme radical : en particulier pour ce qui est du recours à la souveraineté et de ses effets en retour. or, de ce point de vue, le com-munisme historique ne fait que pousser à l’extrême ou reproduire dans des conditions historiques nouvelles l’antinomie qui travaille l’idée de souveraineté populaire depuis les débuts de la « seconde modernité », d’où procèdent ses modèles (en particulier la révolution française, mais aussi la révolution anglaise) : la souveraineté de l’état « monopolisant la violence légitime » (gewalt) est reconduite à la souveraineté de la révolu-tion, dont on pourrait dire qu’elle exerce un « monopole de la puissance

17. C’est-à-dire, dans son acception léniniste beaucoup plus complexe qu’on ne veut bien le dire (et que cet oxymore ne le laisse-rait supposer), la « dictature du prolétariat ». Parmi les protagonistes du nouveau débat sur le communisme, Slavoj Žižek est, me semble-t-il, le seul à prendre au sérieux la nécessité de réexaminer cet aspect de l’héritage marxiste, au prix de ce qu’on pourrait appeler une autonomisation extrême de la superstructure idéologique, symétrique de l’autonomisation des forces productives à laquelle procède negri ; voir en particulier son livre in Defense of Lost Causes, Londres, Verso, 2008. ne serait-ce que pour cette raison, leur lecture comparée présente un très grand intérêt car elle permet de mesurer la disjonction irréversible des théorèmes marxiens. Je me propose d’y revenir ailleurs.18. Voir É. Balibar, Marx et sa critique de la politique (avec André tosel et Cesare Luporini), Paris, Maspero, 1979 ; La crainte des masses. politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997 ; Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Paris, Galilée, 2010.

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de transformation historique ».19 Mais le retournement de la souveraineté populaire, insurrectionnelle ou révolutionnaire, en souveraineté étatique, est bien plus inéluctable que l’inverse à défaut d’une catégorie de la poli-tique révolutionnaire (et particulièrement de la politique révolutionnaire de masse) qui se situerait à l’écart des notions d’insurrection, de pouvoir constituant, de « transformation des rapports sociaux », de « démocra-tisation de la démocratie », etc. on mesure ici la faiblesse de la belle phrase « résistante » dont se sert Bensaïd : « sauver le communisme de sa capture par la raison bureaucratique d’état »20. comme si l’antinomie n’était pas interne. le communisme ne serait pas le nom d’une radicalité messianique, susceptible d’emmener les politiques socialistes au-delà de la régulation ou de la correction des « excès » du marché, de remettre en cause les formes de la propriété, et de renouer avec des traditions plus ou moins idéalisées de justice ou d’égalité, s’il n’était pas porteur du pire, c’est-à-dire du totalitarisme, aussi bien que de l’émancipation.

c’est pourquoi je pense qu’il n’est pas inutile de tenter de renver-ser la perspective. Plutôt que de réfléchir à un communisme comme « dépassement du socialisme », penser aux modalités d’une bifurcation au sein des discours révolutionnaires qui ont en commun, face à l’état, la référence au « peuple », donc comme une alternative au populisme. ce problème est, pour d’autres raisons, d’une grande actualité21. ce qu’il faut travailler ici de façon critique, c’est la référence à la communauté qui reste indissociable du communisme sans coïncider purement et simplement avec lui (le communisme a toujours été autant une critique de la com-munauté qu’une tentative de la ressusciter, ou de l’élever à l’universel)22. c’est dans cette perspective que je propose ici de prendre à revers, en quelque sorte, l’aporie de la politique communiste comme dialectique d’un « état-non état », en voyant en lui non pas tant un supplément de radicalité du socialisme qu’un supplément paradoxal de démocratie (et de pratiques démocratiques) susceptible d’altérer la représentation que le peuple se fait de sa propre « souveraineté » historique : un autre inté-rieur (ou mieux : une altération interne) du populisme, ou l’alternative critique au devenir-peuple de l’anticapitalisme, ainsi que, dans certaines

19. Le prolétariat en tant que sujet révolutionnaire n’est à bien des égards qu’un « peuple du peuple », libéré de sa capture dans les formes démocratiques représentatives de la société bourgeoise : Žižek en particulier en est bien conscient, lui qui ne cesse de revenir de Lénine au modèle de Robespierre (en tout cas à ses formules : « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? ») J’en avais fait moi aussi un abondant usage dans mon ouvrage de 1976, Sur la dictature du prolétariat, Paris, Maspero, « théorie »).20. D. Bensaïd, « Le mot communisme, ses blessures, sa charge explosive », Libération, art. cit.21. Mais il convient sans doute de noter que tout ce qu’il convoque n’est pas immédiatement rattachable au nom de « commu-nisme » : il n’en va pas ainsi, en particulier, des éléments de critique de la souveraineté et de démocratisation de la démocratie elle-même contenus dans le féminisme…22. Le débat conduit entre 1983 et 1990 entre Jean-Luc nancy et Maurice Blanchot demeure ici une référence incontournable (J.-L. nancy, La Communauté désœuvrée, Bourgois, « Détroits », 2004. M. Blanchot. La Communauté inavouable, Minuit, 1984). En procèdent à la fois une bonne partie des réflexions d’Agamben (La comunità che viene, Bollati Boringhieri, torino, 1990) et de Derrida (politiques de l’amitié, Galilée, « La Philosophie en effet, 1994).

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conditions historico-géographiques, de l’anti-impérialisme23. c’est donc évidemment beaucoup plus d’une action, étroitement liée à la conjonc-ture, que d’une idée ou d’un modèle qu’il peut s’agir : j’effectue ainsi le retour à mon point de départ, au primat de la question de savoir qui sont les communistes, que « font-ils » au sein du mouvement historique ? Plutôt que : qu’est-ce que le communisme « hier, aujourd’hui, demain » ? tout ceci, on le voit, est à suivre. n

23. La discussion qu’il faut privilégier ici, en ce moment, est avec les théoriciens et organisateurs des nouveaux pouvoirs révo-lutionnaires en Amérique Latine : Alvaro Garcia Linera en particulier (voir La potencia plebeya. Accion colectiva e identidades indigenas, obreras y populares en Bolivia, Antologia y presentacion : Pablo Stefanoni, Buenos Aires, Prometeo Libros, 2008 ; et le compte rendu d’Alfredo Gomez Muller, Revue internationale des Livres et des idées, n° 16, mars-avril 2010).

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Par toni NegRi

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

est-il possible d’être communiste sans Marx ? évidemment. il n’em-pêche qu’il m’arrive souvent d’en discuter avec des camarades et des intel-lectuels subversifs venant d’autres traditions. surtout en France – et les considérations qui suivent concernent essentiellement la France. Je dois cependant avouer que cette discussion finit souvent par m’ennuyer un peu ; elle renvoie à tant d’orientations diverses et de contradictions, qui sont rarement poussées jusqu’au point où elles pourraient se confronter à des vérifications ou à des solutions expérimentales. on en reste souvent à des confrontations rhétoriques qui n’affrontent qu’abstraitement la pratique politique.

la construction ontologique du coMMunil est vrai que l’on se trouve parfois face à des interlocuteurs qui

excluent radicalement que l’on puisse se déclarer communiste si l’on est marxiste. récemment, par exemple, un chercheur important – qui avait pourtant par le passé développé des hypothèses d’un « maoïsme » on ne peut plus radical – me disait que si l’on s’en tenait au marxisme révolu-tionnaire, qui prévoyait le « dépérissement de l’état », son « extinction », après la conquête du pouvoir par le prolétariat (et il est clair que cette fin attendue ne s’est pas réalisée), personne ne pourrait plus aujourd’hui se déclarer « communiste ». J’objectais que cela revenait à dire que le chris-tianisme est faux parce que le Jugement dernier ne s’est pas réalisé dans les « temps proches » annoncés par l’apocalypse de Jean et que l’on n’a pas encore vu la « résurrection des morts ». et j’ajoutais qu’à l’époque du désenchantement, la fin de ce monde pour les chrétiens et la crise de l’eschatologie socialiste semblaient, dans leur ambiguïté, se cacher sous les mêmes draps, ou mieux, être en proie à des injonctions épistémo-logiques du même ordre – et pourtant, complètement fausses. et, si le communisme, lui aussi, est faux, il ne l’est certainement pas parce que l’espérance eschatologique ne s’est pas en l’occurrence réalisée : je ne veux

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pas dire qu’elle n’était pas réellement impliquée dans les prémisses du communisme, mais seulement que beaucoup de prophéties (ou, mieux, de dispositifs théoriques) du communisme marxien se sont réalisées, au point qu’il est encore impossible aujourd’hui d’affronter – sans Marx – le problème de la lutte contre l’esclavage du capital. et c’est pour cela sans doute qu’il conviendrait de remonter du christianisme au christ et du communisme à Marx.

et alors ? le dépérissement de l’état ne s’est pas réalisé. en russie et en chine, l’état est devenu tout-puissant et le commun a été organisé (et falsifié) dans les formes du public : l’étatisme a donc vaincu et, sous cette hégémonie, ce n’est pas le commun, mais un capitalisme bureau-cratique souverainement centralisé qui s’est imposé. il me semble pour-tant qu’à travers les grandes expériences révolutionnaires communistes du xxe siècle, l’idée d’une « démocratie absolue » et d’un « commun des humains » a fait la démonstration qu’elle était possible. et j’entends la « démocratie absolue » comme un projet politique qui se construit au-delà de la démocratie « relative » de l’état libéral, et donc comme l’indice d’une révolution radicale contre l’état, d’une pratique de résis-tance et de construction du « commun » contre le « public », d’un refus de l’existant comme indice de l’exercice de la puissance constituante de la part de la classe des travailleurs exploités.

ici intervient la différence. quelle qu’ait été la conclusion, le commu-nisme (celui qui s’est appuyé sur l’hypothèse marxiste) a affronté l’épreuve (même s’il n’a pas pour autant réussi) à travers un ensemble de pratiques qui ne sont pas purement aléatoires, transitoires : il s’est agi de pratiques ontologiques. se poser la question de savoir si l’on peut être communiste sans être marxiste, c’est en tout premier lieu se confronter à la dimension ontologique du communisme, à la teneur matérialiste de cette ontologie, à son effectivité résiduelle, à l’irréversibilité de cet épisode dans la réalité et dans le désir des humains. le communisme, Marx nous l’a appris, est une construction, une ontologie, c’est-à-dire la construction d’une nouvelle société à partir de l’homme producteur, du travailleur collectif, à travers un agir qui se révèle efficace parce qu’il est orienté vers l’accrois-sement de l’être.

ce processus s’est donné de façon aléatoire, cette expérience s’est partiel-lement réalisée. qu’elle ait été défaite ne signifie pas qu’elle soit impossible : au contraire, les faits montrent qu’elle est possible. des millions d’hommes et de femmes ont agi et pensé, travaillé et vécu au sein de cette possibi-lité. Personne ne nie que l’époque du « socialisme réel » ait donné lieu à, ait été traversée par d’horribles dérives. Mais est-ce au point que celles-ci auraient déterminé une annulation de cette espérance, de cet accroissement

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de l’être que la réalisation du possible et la puissance de l’événement révo-lutionnaire avaient construit ? si cela s’était passé ainsi, si le négatif, qui a si terriblement entaché le cours du « socialisme réel », avait eu pour résultat prédominant la destruction de l’être, l’expérience du communisme se serait volatilisée, dispersée dans le néant. Mais ce n’est pas ce qui s’est produit. le projet d’une « démocratie absolue », la référence à une construction du « commun des humains » restent attractifs, intacts dans notre désir et notre volonté. cette permanence, ce matérialisme du désir n’apportent-ils pas la preuve de la validité de la pensée de Marx ? n’est-il donc pas difficile, voire impossible, d’être marxiste sans Marx ?

À l’objection de l’étatisme, qui dériverait nécessairement des prati-ques marxistes, il faut donc répondre en réarticulant notre analyse : en assumant le fait que l’accumulation de l’être, l’avancée de la « démocratie absolue », l’affirmation de la liberté et de l’égalité traversent et subissent sans cesse des blocages, des interruptions et des catastrophes, mais que cette accumulation est plus forte que les moments destructeurs qu’elle peut rencontrer. un tel procès n’a rien de finaliste, de téléologique, il n’a rien à voir avec une philosophie de l’histoire : rien de tout cela. cette accumulation d’être, qui ne vit certes qu’à travers le cours historique des événements, n’est cependant pas à prendre comme un destin ou une provi-dence, puisqu’elle est la résultante, l’intersection, de mille et mille prati-ques et volontés, transformations et métamorphoses qui ont constitué les sujets. cette histoire, cette accumulation sont les produits des singula-rités concrètes (que l’histoire nous montre en action) et des productions de subjectivité. nous les assumons et nous les décrivons a posteriori. rien n’est nécessaire, tout est contingent mais tout est conclu, tout est aléa-toire mais tout est accompli, dans l’histoire que nous racontons. Nihil factum infectum fieri potest : n’y aurait-il pas philosophie de l’histoire là où les vivants ne désirent rien d’autre que de continuer à vivre, et pour cette raison expriment, du bas, une téléologie intentionnelle de la vie ? la « volonté de vivre » ne résout pas les problèmes et difficultés du « vivre », mais elle se présente à nous dans le désir comme urgence et puissance de constitution du monde. s’il y a des discontinuités, des ruptures, elles se révèlent dans la continuité historique – une continuité toujours faite de déchirements, jamais de progression, mais qui n’est pas non plus globa-lement, ontologiquement catastrophique. l’être ne peut jamais être tota-lement détruit.

autre thème : cette accumulation d’être construit le commun. le commun n’est pas une finalité nécessaire, il constitue plutôt un accrois-sement de l’être, parce que l’homme désire être multiplicité, établir des relations, être multitude – ne pouvant supporter d’être seul, souffrant

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avant tout de la solitude. en second lieu, cette accumulation d’être n’est à prendre ni comme une identité, ni comme une origine : elle est elle-même un produit de la diversité, des connivences/contrastes entre les singularités, le fruit de rencontres et d’affrontements. on soulignera ici que le commun ne se présente pas comme l’universel. il peut le contenir et l’exprimer, il ne s’y réduit pas, il est plus vaste et temporellement plus dynamique. l’universel peut se dire de chacun des individus et de tous. Mais le concept d’individu auto-subsistant est contradictoire. il n’y a pas d’individualités, mais seulement une relation de singularités. le commun recompose l’ensemble des singularités. cette différence entre commun et universel est ici absolument centrale : spinoza l’a définie quand, à la vacuité générique de l’universel et à l’inconsistance de l’in-dividu, il oppose la détermination concrète des « notions communes ». l’universel, c’est ce que chaque sujet peut penser dans l’isolement, dans la solitude ; le commun, par contraste, c’est ce que chaque singularité peut construire, construire ontologiquement à partir du fait que chacune est multiple mais concrètement déterminée dans la multiplicité, dans la rela-tion commune. l’universel est dit du multiple, alors que le commun est déterminé, construit à travers le multiple et par là spécifié. l’universalité considère le commun comme un abstrait et l’immobilise dans le cours historique : le commun arrache l’universel à l’immobilité et à la répéti-tion. et le construit, tout au contraire, dans sa concrétude.

Mais tout cela présuppose l’ontologie. voici donc où le communisme a besoin de Marx : pour s’implanter dans le commun, dans l’ontologie. et vice versa. sans ontologie historique, il n’y a pas de communisme.

disPositiFs Militants et histoirePeut-on être communiste sans être marxiste ? À la différence du

« maoïsme » français, qui n’a jamais fréquenté Marx (mais on reviendra sur ce point), deleuze et guattari, par exemple, furent communistes sans être marxistes, mais ils le furent d’une manière extrêmement efficace, au point que l’on a pu parler d’un deleuze auteur, in punctuo mortis, d’un livre intitulé « grandeur de Marx ». deleuze et guattari construi-sent le commun au travers des agencements collectifs et d’un matéria-lisme méthodologique qui les rapprochent du marxisme, mais les tient à distance du socialisme classique, et de tout idéal organique du socialisme et/ou étatiste du communisme quel qu’il soit. assurément, deleuze et guattari se déclarèrent cependant communistes. Pourquoi ? Parce que, sans être marxiste, ils furent impliqués dans ces mouvements de pensée qui s’ouvraient continuellement à la pratique, à la militance communiste. en particulier, leur matérialisme fut ontologique, leur communisme se

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développa sur les mille plateaux de la pratique transformatrice. il leur manquait l’histoire, cette histoire positive si souvent utile à la production et à l’intelligence de la dynamique de la subjectivité (chez Foucault, ce dispositif est finalement réintégré dans l’ontologie critique) : il s’agit certes parfois d’une historiographie positiviste, mais parfois aussi l’histoire peut s’inscrire à l’intérieur de la méthodologie matérialiste, sans ces chichis chronologiques et cette insistance excessive sur les événements typiques de tout historismus. J’insiste sur la complémentarité entre matérialisme et ontologie parce que l’histoire (qui, dans la perspective tant de l’idéalisme classique que du positivisme, était certes décalquée de la philosophie, mais détournée vers des figures politiques ou éthiques qui en niaient la dimension ontologique) peut, en revanche, être parfois assumée, taci-tement mais efficacement – quand l’ontologie constitue des dispositifs particulièrement forts, comme on pouvait le voir chez deleuze-guattari. en réalité, il ne faut pas oublier que le marxisme ne vit pas seulement de science : il se développe dans des expériences « en situation », il est souvent révélé par des dispositifs militants.

il en va tout autrement quand, par exemple, on confronte notre problème (communisme/marxisme, histoire/ontologie) aux nombreuses variantes du socialisme utopique, et surtout à celui qui relève de la dévia-tion « maoïste ». dans l’expérience française du « maoïsme », on a assisté à la diffusion d’une sorte de « haine de l’histoire », qui – et c’était là sa terrible déficience – révélait un malaise extrême dès lors qu’il s’agissait de définir des objectifs politiques. de la sorte, en fait, en évacuant l’his-toire, on évacuait non seulement le marxisme mais aussi la politique. Paradoxalement, on répétait, en sens inverse, ce qui était arrivé en France à l’époque de la fondation de l’école des annales de Marc Bloch et de lucien Febvre : à cette occasion, le marxisme s’était trouvé introduit dans la discussion philosophique à travers l’historiographie. et l’historiogra-phie devint politique.

de même en va-t-il pour le socialisme utopique : on doit reconnaître que, dans telle ou telle de ses expériences (en dehors des variantes maoïstes), il a proposé des connexions matérialistes entre ontologie et histoire – pas toujours, mais souvent. que l’on pense seulement – pour rester à l’expé-rience française – à la contribution formidable d’henri lefebvre. il s’agit alors de comprendre si et jusqu’à quel point de cet ensemble de positionne-ments divers émergent parfois des positions qui (au nom de l’universalité du projet politique proposé) s’opposent à la praxis ontologique – en niant, par exemple, l’historicité de catégories comme celle d’« accumulation origi-nelle » et en proposant par conséquent l’hypothèse d’un communisme comme pure restauration, immédiate, des commons, ou bien en déva-

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luant des métamorphoses productives qui configurent de façon variable la « composition technique » de la force de travail (qui est la véritable produc-tion matérialiste de subjectivité en relation avec les rapports de production et les forces productives) pour reconduire de façon radicale l’origine de la protestation communiste à la nature humaine (toujours égale, sub formae arithmeticae), etc. : il s’agit évidemment d’une réédition ambiguë de l’idéa-lisme dans sa figure transcendantale.

Par exemple, chez Jacques rancière, on a vu récemment s’accentuer les dispositifs qui nient toute relation ontologique entre matérialisme historique et communisme. en réalité, dans sa recherche, la perspective de l’émancipation du travail se développe en termes d’authenticité de la conscience, assumant par conséquent la subjectivité en termes indivi-duels et coupant ainsi – avant même de commencer – toute possibilité de désigner comme commune la production de subjectivité. en outre, l’action émancipatrice se détache ici de toute détermination historique et proclame son indépendance par rapport à la temporalité concrète : la politique, pour rancière, est une action paradoxale qui détache le sujet de l’histoire, de la société, des institutions, alors même qu’en réalité, sans cette participation (cette inhérence qui peut être radicalement contradic-toire), on ne peut plus rien dire du sujet politique. le mouvement d’éman-cipation, la « politique » perdent ainsi tout caractère d’antagonisme, non pas dans l’abstrait mais sur le terrain concret des luttes, les déterminations de l’exploitation deviennent invisibles et (parallèlement) l’accumulation du pouvoir ennemi, de la « police » (toujours présente sous une figure indéterminée, non quantitate signata) cesse de faire problème. quand le discours de l’émancipation ne repose pas sur l’ontologie, il devient utopie, rêve individuel et laisse les choses en l’état.

nous entrons ainsi, in medias res, au cœur des choses, au point où l’on se demande (depuis 1968) s’il y a jamais eu en France un commu-nisme lié au marxisme. il y en a certainement eu (et il en reste) dans les deux variantes du stalinisme et du trotskisme, l’une et l’autre participant désormais à une histoire lointaine et ésotérique. quand, par contre, on en vient à la philosophie de 1968, le refus du marxisme est radical. nous pensons essentiellement aux positions de Badiou, qui jouissent d’une certaine popularité.

une brève précision. quand rancière, dans la proximité immédiate de 1968, développait (après avoir participé à lecture en commun du Capital) une critique acérée des positions d’althusser et montrait comment, dans la critique de l’humanisme marxiste (qui ne s’ouvrait chez althusser qu’après 1968 – donc avec un certain retard ! – à la critique du stalinisme), demeu-raient en réalité les mêmes présupposés intellectualistes de « l’homme de

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parti » et l’abstraction structuraliste du « procès sans sujet », il avait ample-ment raison. Mais ne devrait-on pas aujourd’hui, du point de vue de rancière, soulever la même critique concernant Badiou ? Pour ce dernier aussi, en réalité, c’est l’indépendance de la raison qui constitue à elle seule la garantie de vérité, la cohérence d’une autonomie idéologique – et c’est seulement sous ses conditions que se détermine la définition du commu-nisme. « n’est-ce pas, sous l’apparence du multiple, le retour à une vieille conception de la philosophie supérieure ? » se demandaient deleuze-et-guattari1. il est donc difficile de comprendre où se tiennent, pour Badiou, les conditions ontologiques d’un sujet et de la rupture révolutionnaire. Pour lui, en réalité, tout mouvement de masse constitue une performance petite-bourgeoise, toute lutte immédiate, du travail matériel ou cognitif, de classe ou du « travail social » est quelque chose qui ne touchera jamais à la subs-tance du pouvoir – tout élargissement de la capacité collective de produc-tion des sujets prolétaires ne sera jamais rien d’autre qu’un élargissement de leur assujettissement à la logique d’un système – et l’objet donc n’adviendra jamais, le sujet restera indéfinissable, à moins que la théorie ne le produise, à moins qu’on ne le discipline, qu’on ne l’ajuste à la vérité et que l’on ne le hisse à la hauteur de l’événement – au-delà de la pratique politique, au-delà de l’histoire. Mais tout cela est encore peu au regard de ce qui nous attend si nous suivons la pensée de Badiou : tout contexte de lutte spécifiquement déterminé lui semble (à supposer même que la théorie et l’expérience mili-tante lui attribuent une puissance de subversion) une pure hallucination onirique. insister, par exemple, sur le « pouvoir constituant » serait pour lui rêver la transformation d’un imaginaire « droit naturel » en une puis-sance politique révolutionnaire. seul un « événement » peut nous sauver : un événement qui reste en dehors de toute existence subjective capable de le déterminer et de toute pragmatique stratégique qui en représente-rait le dispositif. L’événement (la crucifixion du christ et sa résurrection, la révolution française, la révolution culturelle chinoise, etc.), pour Badiou, se trouve toujours défini a posteriori, il constitue donc un présupposé et non un produit de l’histoire. Par conséquent, paradoxalement, l’événement révolutionnaire existe sans Jésus, sans robespierre, sans Mao. Mais, en l’ab-sence d’une logique interne de la production de l’événement, comment pourra-t-on jamais distinguer l’événement d’un objet de foi ? Badiou, en réalité, se limite en cela à répéter l’affirmation mystique que la tradition attribue à tertullian : « Credo quia absurdum » – je crois parce que c’est absurde. ici, l’ontologie se trouve complètement balayée. et le raisonne-ment communiste est réduit à un coup de folie ou à un business de l’es-prit. Pour tout dire, en répétant deleuze-guattari, « l’événement lui-même

1. G. Deleuze, F. Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Éditions de Minuit, 1991, p. 144.

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(selon Badiou) apparaît (ou disparaît), moins comme une singularité que comme un point aléatoire séparé qui s’ajoute ou se soustrait au site, dans la transcendance du vide ou la vérité comme vide, sans qu’on puisse décider de l’appartenance de l’événement à la situation dans laquelle se trouve son site (l’indécidable). Peut-être en revanche y a-t-il une intervention comme un jet de dé sur le site qui qualifie l’événement et le fait entrer dans la situa-tion, une puissance de ‘faire’ l’événement »2..

on comprend maintenant facilement quelques-uns des présup-posés de ces positions théoriques (qui partent pourtant d’une auto-critique assumée et partagée de pratiques révolutionnaires du passé). il s’agissait, en réalité, en tout premier lieu, d’écarter toute référence à l’histoire d’un « socialisme réel », défait, certes, mais encore et toujours gros de prémisses dogmatiques et d’une prédisposition organique à la trahison. en second lieu, on voulait éviter d’établir quelque relation que ce soit entre les dynamiques des mouvements subversifs et les contenus et institutions du développement capitaliste. Jongler avec tout cela, dedans/contre, comme la tradition syndicale le proposait, avait certes produit la corruption du désir révolutionnaire et l’illusion des volontés en lutte. Mais tirer de ces objectifs critiques parfaitement justifiés la conclu-sion que toute tentative politique, tactique ou stratégique de recons-truction d’une pratique communiste, avec toute la peine qui s’y attache, serait étrangère à une perspective de libération ; que l’on ne pourrait se donner aucun projet constituant, ni aucune prise transformatrice dans la dimension matérielle, immédiatement antagoniste, des luttes ; que toute tentative pour rendre compte des formes actuelles de domination, quelle que soit la façon dont une telle tentative se développe, serait finalement subordonnée et absorbée par le commandement capitaliste ; et, enfin, que toute référence aux luttes à l’intérieur du tissu biopolitique, à des luttes, donc, qui considèrent dans une perspective matérialiste les articu-lations du welfare, ne représenterait rien d’autre qu’une résurgence vita-liste – eh bien, tout cela n’a qu’une seule signification : la négation de la lutte de classe. et encore : selon « l’extrémisme » badiousien, le projet du communisme ne peut se donner que de façon privative et à l’intérieur de formes consistant à se soustraire au pouvoir, et la communauté nouvelle ne pourra être que le produit des sans communauté (comme le soutient aussi rancière). ce qui choque, dans ce projet, c’est la pureté janséniste qu’il manifeste ; mais quand les formes d’intelligence collective sont à ce point dépréciées – toute forme d’intelligence produite dans l’histoire concrète des hommes se trouvant reconduite à la logique du système de production capitaliste – alors, il n’y a plus rien à faire. ou, mieux, il reste

2. ibid., pp. 143-144.

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à réaffirmer l’observation déjà faite : la pragmatique matérialiste (celle que nous ont enseignée Machiavel et nietzsche, spinoza et deleuze) – ce mouvement qui vaut exclusivement pour lui-même, ce travail qui ne renvoie qu’à sa propre puissance, cette immanence qui se concentre sur l’action et sur l’acte de production de l’être – est en tout cas plus commu-niste que toute autre utopie entretenant un rapport schizoïde avec l’his-toire et des incertitudes formelles avec l’ontologie.

nous ne croyons donc pas possible de parler du communisme sans Marx. certes, le communisme est à relire et à renouveler profondé-ment et radicalement. Mais cette transformation créative du matéria-lisme historique peut, elle aussi, se réaliser en suivant les indications de Marx – en l’enrichissant avec celles qui dérivent des courants « alterna-tifs » vécus dans la modernité, de Machiavel à spinoza, de nietzsche à deleuze-Foucault. si Marx étudiait les lois du mouvement de la société capitaliste, il s’agit aujourd’hui d’étudier les lois du travail ouvrier, mieux, de l’activité sociale tout entière, et de la production de subjectivité dans le cadre de la subsomption de la société dans le capital et de l’immanence de la résistance à l’exploitation sur un horizon mondial. aujourd’hui, il ne suffit plus d’étudier les lois du capital, il faut travailler à l’expression de la puissance de rébellion des travailleurs – et cela de toutes parts. toujours en suivant Marx : ce qui nous intéresse, c’est le travail, non comme objet, mais comme activité ; non comme la valeur même, mais comme surgis-sement vivant de la valeur. Face au capital, dans lequel la richesse géné-rale existe objectivement, comme réalité, le travail est la richesse générale comme sa possibilité : il se confirme comme tel dans l’activité. il n’est donc nullement contradictoire d’affirmer que « le travail est, d’un côté, la misère absolue comme objet, et de l’autre, la possibilité générale de la richesse comme sujet et comme activité ». Mais comment faire pour prendre le travail de cette façon, c’est-à-dire non pas comme objet socio-logique, mais comme sujet politique ? tel est le problème, l’objet de l’en-quête. ce n’est qu’en résolvant ce problème que nous pourrons parler de communisme – s’il le faut (et c’est presque toujours le cas) en se salissant les mains. tout le reste est bavardage intellectualiste. n

(traduit de l’italien par Jacques bidet)

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Le COMMUNLe MOiNS COMMUN

Par Jean-Luc NaNCy

1

rien n’est plus commun que le commun. cette lapalissade ouvre en fait un vertige : le commun est tellement commun qu’on ne le voit pas, on n’en parle pas. on le craint un peu, soit parce qu’il est commun-vul-gaire, soit parce qu’il est commun-communautaire. il risque d’abaisser ou d’étouffer. ou les deux.

Pourtant, bien entendu, le commun est commun ; c’est notre lot commun que d’être en commun. Mais tout se passe comme si les cultures – les politiques, les morales, les anthropologies – ne cessaient d’osciller entre le commun dominant, englobant – le clan, la tribu, la communauté, la famille, la lignée, le groupe, l’ordre, la classe, le village, l’association… – et le commun banal, le profanum vulgus (non sacré…) ou le vulgum pecus (le troupeau…), le peuple, les gens, la foule, tout le monde (l’inénarrable « Monsieur tout-le-monde »). ou bien c’est le tout englobant la partie, ou bien c’est l’humilité de la condition ordinaire.

dans l’idée de communisme, une grande partie de l’europe a vu l’ad-dition des deux : à la fois la collectivité contraignante et la médiocrité niveleuse. de fait, le communisme dit « réel » a combiné l’arasement des conditions avec l’emprise de l’autorité censée être collective. une forme d’égalité – forme restreinte, grise, néanmoins effective – combinée avec un dirigisme brutal : les deux facteurs permettaient que s’exceptent de cette condition à la fois les dirigeants et un appareil militaire et techni-que. il en résultait une société duale dont on pourrait dire que la raison d’être – par-delà l’accaparement du pouvoir et de la richesse qui sont d’une façon ou d’une autre de toutes les sociétés – était de superposer une hypertrophie de l’état à une condition humaine décidément bornée à son entretien mécanique – presque à la reproduction de l’espèce, celle-ci pour un temps réduite à la population de l’empire socialiste soviétique.

ce communisme « réel » qui a tant déréalisé les rapports des person-nes entre elles et avec le monde (sans empêcher que vivent sourdement

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mais intensément le refus, la protestation, l’homme révolté) n’a pas par hasard ainsi réuni ces deux grands caractères du commun : le tout et le Bas. il a réuni ce qui restait du commun perdu.

il y avait eu des communes, de toutes sortes. il faut se référer à Marx, bien sûr, et à son analyse des diverses formes communes antérieures au monde moderne, mais pas seulement à lui : les modes de l’existence com-mune sont bien ce qui caractérise, sur des modes certes très divers, toutes les civilisations qui précèdent celle où le social a remplacé le commun.

la « société », c’est l’association, c’est-à-dire la combinaison, la com-position à partir d’éléments distincts (individus, intérêts, forces). la « commune » – j’éviterai de dire ici la « communauté » qu’on réfère trop vite à une communion spirituelle ou naturelle –, c’est ce qui ne présup-pose pas l’extériorité des individus, des intérêts et des forces : elle ne les nie pas, elle les intègre a priori. elle a en elle les moyens d’en réguler les effets : ces moyens sont l’affirmation primordiale d’une appartenance et d’une provenance communes. disons pour faire court que la commune en ce sens implique le totem, son totem (entendez par là son mythe, sa reconnaissance de soi, son sentiment d’existence et de protection).

2

il n’est pas question de discuter ni de la nature fantasmatique du totem, ni de ses fonctions oppressives ou coercitives. nous ne pouvons pas en parler, nous en sommes beaucoup trop loin. ce que je signale sous le mot « totem » – la commune totémique – n’est que cela à quoi nous n’avons point de part, nous, les tard-venus de la civilisation qui désormais est en train de modeler l’humanité.

Mais ce que nous appelons « commun » se présente à nous d’emblée brisé en deux : d’un côté, la possibilité de la commune, de l’autre, la réduction au sort commun. nous nous représentons que la commune, quelle qu’elle ait été, assumait en quelque façon le sort commun, ne laissait pas chacun dans l’égarement, effaré devant l’existence isolée, dif-ficile, conflictuelle et privée de sens. c’est une représentation, nous n’en savons rien et nous ne pouvons pas savoir grand-chose de ce qu’ont vécu ou vivent les individus des communes – bien qu’il semble impossible de nier qu’ils soient aussi des individus, en tout cas des êtres singuliers dont la singularité n’est pas entièrement dissoute au sein de l’obédience du totem.

Mais c’est notre représentation parce que, pour notre part, nous ne savons que nous associer : nous faisons du « lien », du « rapport »,

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du « contrat social », de la « cité », de la « chose publique », du « bien commun », toutes notions ou entités qui présupposent rencontre, réu-nion, convention, discussion et participation. aristote dit que l’homme est le « vivant politique » parce qu’il discute du juste et de l’injuste : la position initiale est celle de chaque vivant ainsi conduit à discuter, à échanger pour mesurer au mieux ce que peut être le « vivre bien » de tous et de chacun. Mais « tous et chacun » est la formule qui recèle le problème qu’elle dit régler. car, lorsqu’on part de chacun, on n’arrive à tous que sur un mode toujours plus ou moins disjoint.

de là, d’ailleurs, que chez aristote un concept du commun, de la koinônia, joue un rôle si important que des « communautaristes » ont pu se réclamer de lui. Mais je ne veux pas étudier aristote : je signale seulement que déjà chez lui le commun procède du chacun, de la com-munication – par le logos – entre les chacuns. c’est ce qui le sépare très profondément de Platon, lequel en revanche tentait de recréer – oui, presque littéralement à partir de rien – un commun qui préexistât aux vivants logikoi et qui leur fût donc, non le logos de la communication, mais le Logos de l’architecture que tous habiteraient. en somme, Platon inventait un substitut du totem.

nous savons aujourd’hui qu’il n’est pas de substitut, sinon redoutable, du totem, aussi doué de logos qu’il se veuille, mais que, d’autre part, la communication des logikoi ne suffit pas à faire autre chose que de la société – et encore, lorsque le fameux « lien » social ne se relâche pas trop. ce qui le relâche est le non-lien ou le lien en forme d’engrenage du rapport qui repose sur l’équivalence générale et dont le logos commun est l’argent. l’équivalence est celle de ce que Marx nomme la marchandise, mais elle est aussi celle des sujets d’une communication générale qui tendanciel-lement peut rejoindre l’échange des valeurs marchandes : le symbolique réduit à la signalisation « virtuelle », comme on dit aujourd’hui, mais qui a toujours été le fond de la nature de l’argent. ou encore, un symbolique qui ne serait que symbole du symbolique, voire son allégorie : l’échange de la monnaie valant pour l’échange en tant que partage. l’humanité traitée selon les « ressources humaines ».

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voilà comment, d’une part, le commun ne nous apparaît que selon la brisure entre le tout et le Bas et comment, d’autre part, l’idée communiste n’a pas encore pu se donner une forme véritablement distincte. le tout, en effet, n’est nulle part – sinon dans la circulation, dans la communi-

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cation collective qui tend à ne communiquer que le monnayable – et le reste, c’est-à-dire l’existence des gens, ne peut apparaître que comme trivialité commune. on sait même que l’argent ne rend pas heureux. cela n’empêche pas les riches de toujours s’enrichir, quitte à souffrir et à mourir comme les autres (voire, qui sait ? à désespérer comme eux…)

Mais cela même dénonce encore le piège : « heureux », c’est une caté-gorie que les communes sans doute ne possèdent pas. c’est une catégorie plus ou moins marchande, car il y a bien quelque chose du bonheur qui peut s’acheter. ce n’est en tout cas ni la joie, ni l’enchantement ou le ravissement, ni l’exaltation ou l’enthousiasme, ni la passion ou la béati-tude. ce n’est peut-être même pas le plaisir – ce plaisir du moins dont le désir fait le vif.

le communisme réel n’était pas sans procurer un certain bonheur – un certain agrément, confort, une suffisance certes limitée, chichement mesurée, mais réglée malgré tout sur une idée de « suffisance » justement. un bien-être congru peut jouer le rôle de bonheur acceptable, dès lors que la condition humaine n’est que ce qu’elle est. aussi a-t-on vu le face-à-face de l’équivalence marchande, à quoi rien ne suffit jamais, et de l’équivalence de suffisance, où vient s’engourdir le désir.

l’idée communiste a été, depuis qu’elle a surgi – et elle a surgi lorsque le commun a commencé à se sentir et à se savoir brisé, ou bien non avenu –, l’idée de ce qui ne serait ni tout, ni Bas, ni collectif, ni social, ni équivalent – ni suffisant, mais qui nous donnerait à tous ensemble la possibilité d’être ensemble puisque nous le sommes. Puisque le commun non seulement nous est donné mais est lui-même dans le don de l’existence et que rien, aucun étant, n’est donné sans lui. Mais « lui » n’est rien pour nous : ni totem, ni collectif, ni échange, ni communication.

Parce qu’il devenait rien, parce qu’il devenait de plus en plus mécon-naissable, dépourvu de totem et de dignité, réduit à la vulgarité et à la sujé-tion, le commun a réclamé son dû. cela s’est nommé « communisme ». que cela ait été emporté dans une entreprise où la modernisation tant politique que technique et économique s’est comprise comme une espèce d’arasement de toutes les fins de l’existence commune et non commune, rabattues sur la finalité immanente d’une machine de domination pure (et cela en version soviétique ou en version national-socialiste), c’est à la fois un terrible accident de l’histoire et c’est aussi sans doute la leçon de ceci : que le communisme ne pouvait ni ne devait être mis en forme d’institution, de gouvernement, de doctrine. Pas même devait-il donner lieu à une philosophie. il n’a été politique, économie et philosophie que sur le fond d’une méprise entière. il était un appel, un élan, une poussée, il n’était pas la mise à disposition d’une construction quelle qu’elle soit.

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les institutions qui se sont réclamées de son idée n’ont réussi qu’à exa-cerber la distorsion du commun entre le tout et le bas, entre le collectif comme prétendu totem de la domination et l’égalité comme égalisation sous une norme.

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entre-temps, la démocratisation et la socialisation des sociétés indus-trielles dans lesquelles – pour la déconvenue de Marx – la révolution communiste n’avait pas lieu développait ce qu’on nommait encore récem-ment les classes moyennes et qui tendanciellement devient l’homogène d’une société dont le grand nombre s’occupe à ne pas trop considérer ni la misère qu’elle creuse en elle ni la confiscation de richesse qui y corres-pond. trop peu, assez, trop – d’argent, de savoir, de pouvoir, de droit, de santé – assez, juste assez, suffisamment… mais on ne sait même pas à quelle mesure on se réfère, sinon à la mesure moyenne qui passe entre la misère et l’opulence. le commun comme totalité médiocre. la valeur la plus communément admise du commun.

Mais de l’être ensemble, pas de nouvelles. sinon pourtant celle-ci : nous avons appris que l’idée communiste avait porté cela même, la vérité de l’être ensemble, contre toutes les formes de domination, d’individua-lisation, de socialisation. elle a porté l’ensemble ou l’avec comme une condition à la fois ontologique et praxique encore inouïe dans un monde qui se percevait obscurément comme la perte de toute commune.

il se peut que toutes les communes disparues aient été des touts oppressifs. il se peut que rien de commun n’ait lieu sans que la banalité menace. il se peut que le commun ne puisse jamais recevoir de figure identifiable. il n’en reste pas moins que l’idée communiste – et tous les rôles qu’elle a pu jouer, ignobles ou sublimes – aura été portée par cet avec (ce cum, com) qui définit notre existence – langage, désir, monde – avant et après tout détachement d’aucun « individu ». n’est-ce pas les individus qui sont le plus communément communs ? la question est à entendre dans le meilleur comme dans le pire sens de « commun ».

l’idée communiste – qu’elle puisse ou qu’elle doive garder encore ce nom – désigne le moins commun du commun, son exception, sa surprise. aucune totalité, aucune médiocrité, mais ce qui fait, par exemple, que je peux ici vous écrire, à tous et toutes, à chacune et chacun, et sans savoir au juste comment nous partageons un peu de cette idée. nous. n

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Pour un retourÀ la critiquede l’éconoMie Politique

Par Slavoj ŽiŽek

On trouvera une version plus développée des premières sections de ce texte, ainsi que les développements (consacrés à une discusion de M. Postone) qui les précèdent dans R. Moati (dir.), autour de slavoj Zizek, Paris, PUF, 2009. À un Marx encore « marxiste », imbu d’une vision technocratique du travail, s’oppose un Marx « post-marxiste », celui des grundrisse et du capital, qui appréhende le travail comme vie sociale réelle. La lutte des classes la traverse comme son point de subjectivation. La force de travail constitue le symptôme, l’exception nécessaire qui viole les lois idéales du marché. Face à quoi le profit, fondé à l’extrême sur la marque, le logo, pur signifiant, est le prix de « rien ». Cette forme marchande est l’universel concret qui pénètre toute la société. On se trouve ainsi introduit à un Marx hégélien, que réactive la lecture proposée par Sohn-Rethel.

critique transcendantaleet critique de l’éconoMie Politique

sohn-rethel a établi un parallèle direct entre la critique transcendantale de kant et la critique de l’économie politique par Marx, mais en inversant la démarche critique : selon lui, la structure de l’espace transcendantal kantien n’est autre que celle de l’univers de la marchandise. sohn-rethel visait ainsi à associer l’épistémologie kantienne à la critique de l’économie politique. lorsque les individus échangent des marchandises, ils font abstraction de leur valeur d’usage particulière – seule importe leur valeur. Marx qualifiait cette abstraction de « réelle » dans la mesure où elle émane de la réalité sociale de l’échange et ne découle pas d’un effort conscient : il importe peu qu’un individu en ait conscience ou non. Pour sohn-rethel, c’est ce type d’abstraction qui fournit la véritable base de la pensée abstraite et formelle. dans l’acte d’échange, l’ensemble des catégories kantiennes, telles que l’es-pace, le temps, la qualité, la substance, l’accident, le mouvement, etc., sont en effet présentes de façon implicite. il y a donc identité formelle entre l’épistémologie bourgeoise et la forme sociale de l’échange, dans la mesure

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

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où elles font toutes deux intervenir une abstraction : dans l’antiquité grecque comme dans les sociétés modernes, la séparation entre échange et usage est le fondement historique de la pensée abstraite. l’échange de marchandises, en tant que source de la synthèse sociale, est la condition de possibilité de toutes ses formes de pensée – car si l’usage renvoie à une expérience privée, l’échange est une activité abstraite et sociale :

« le travail intellectuel, en tant qu’il est totalement séparé du travail manuel sous toutes ses formes, se caractérise par l’emploi d’abstractions formelles non empiriques, lesquelles ne sont représentables qu’au moyen de concepts ‘purs’ et non empiriques. ainsi, toute analyse du travail intel-lectuel et de cette séparation repose sur notre capacité à démontrer l’origine de ces abstractions formelles non empiriques sous-jacentes. [...] or cette origine n’est autre que l’abstraction réelle de l’échange de marchandises, dans la mesure où celle-ci revêt un caractère formel non empirique et ne provient pas de la pensée. c’est la seule manière de rendre compte de la nature du travail intellectuel et de la science sans verser dans l’idéalisme. les premières manifestations historiques de cette forme particulière de séparation entre l’esprit et la main se rencontrent dans la philosophie grecque. en effet, si l’abstraction réelle non empirique revêt un caractère d’évidence à travers l’échange de marchandises, c’est seulement parce que cet échange donne lieu à une synthèse sociale strictement séparée, d’un point de vue spatio-temporel, de toutes les interactions matérielles entre l’homme et la nature. [...] cette forme de synthèse sociale n’arriva à maturité qu’aux septième et huitième siècles avant J.-c., en grèce, où l’introduction de la monnaie en – 680 eut une importance fondamen-tale. nous avons donc là l’origine historique de la pensée conceptuelle telle qu’elle a atteint son plein développement, séparant le ‘pur esprit’ de toutes les facultés physiques de l’homme »1.

ainsi, sohn-rethel élargit la portée de la médiation socio-historique à la nature elle-même : le fétichisme de la marchandise ne conditionne pas seulement la capacité à s’abstraire de la réalité particulière. l’idée même de nature en tant que « réalité objective » dépourvue de toute signification, en tant que domaine de la factualité neutre, par opposition à nos valeurs sub-jectives, ne peut apparaître que dans une société où la forme marchandise prédomine – c’est pourquoi l’émergence de sciences naturelles « objecti-ves », qui réduisent les phénomènes naturels à des faits positifs dépourvus de signification, est strictement corrélative de l’essor de l’échange marchand :

« l’affirmation selon laquelle l’idée de nature, en tant qu’objet-monde physique indépendant de l’homme, a pour origine la production mar-chande ayant atteint le stade avancé de l’économie monétaire, peut sem-

1. A. Sohn-Rethel, intellectual and Manual Labour : a critique of epistemology, Atlantic Highlands, new Jersey, Humanities Press, 1977, pp. 66-67.

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bler déroutante. il s’agit pourtant d’une description fidèle de la manière dont cette conception de la nature s’est forgée dans l’histoire ; elle est apparue lorsque les relations sociales ont endossé le caractère impersonnel et réifié de l’échange marchand »2.

c’est aussi la thèse défendue par lukács dans histoire et conscience de classe, où il démontre avec emphase que « la nature est une catégorie sociale » : ce qui nous apparaît comme « naturel » est toujours médié/surdéterminé par une totalité sociale douée d’une historicité propre3. contrairement à karatani, lukács et sohn-rethel soutiennent donc que le passage de l’idéologie bourgeoise, caractérisée par le formalisme/dualisme, à la pensée révolutionnaire-dialectique de la totalité corres-pond, sur le plan philosophique, au passage de kant à hegel. si l’on s’en tient à cette seconde position, la dialectique hégélienne serait la forme mystifiée du procès révolutionnaire d’émancipation : il faut conserver la même matrice et se contenter, comme le dit explicitement lukács, de changer de sujet-objet historique en mettant le prolétariat à la place de l’esprit absolu. le (justement) célèbre passage des grundrisse consacré aux « formes de production économique précapitalistes » peut également se lire depuis la même perspective, comme une tentative de saisir la logi-que intrinsèque du procès historique en suivant la démarche hégélienne – la spécificité du mode de production capitaliste réside ainsi dans le fait que le travail est « privé de sa symbiose originelle avec ses conditions objectives ; c’est pourquoi, d’un côté, il apparaît comme simple travail, tandis que, de l’autre, son produit, en tant que travail objectivé, acquiert par rapport à lui une existence entièrement autonome comme valeur »4. le travail apparaît donc comme « puissance de travail sans objectivité, purement subjective, face aux conditions objectives de la production en tant qu’elles sont sa non-propriété, propriété d’autrui, valeur pour soi, capital »5. cependant, « [cette] forme extrême de l’aliénation, forme sous laquelle dans le rapport du capital au travail salarié le travail, l’activité productive apparaît (comme opposée) à ses propres conditions et à son propre produit, représente un point de passage nécessaire – et c’est pourquoi cette forme contient en soi, encore sous une forme inversée, la tête en bas, tous les présupposés bornés de la production, et créant même et produisant les présupposés indispensables de la production, et donc l’ensemble des conditions matérielles du développement total, universel des forces productives de l’individu »6.

2. ibid., pp. 72-73.3. Voir G. Lukács, Histoire et conscience de classe, trad. K. Axelos, G. Bois, Paris, Minuit, 1960.4. K. Marx, Manuscrits de 1857-58 (« Grundrisse »), tome II, trad. et dir. J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 8 (tra-duction modifiée).5. K. Marx, Manuscrits de 1857-58 (« Grundrisse »), tome I, trad. et dir. J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions Sociales, 1980, p. 436.6. K. Marx, Manuscrits de 1857-58 (« Grundrisse »), tome II, op. cit., p. 8.

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l’histoire est donc le procès par lequel l’activité subjective se détache progressivement de ses conditions objectives, c’est-à-dire de son immer-sion dans la totalité substantielle ; ce procès atteint son point culminant dans le capitalisme moderne avec l’émergence du prolétariat, de la subjec-tivité a-substantielle de travailleurs totalement séparés de leurs conditions objectives ; cette séparation, toutefois, constitue déjà en elle-même leur libération, dans la mesure où elle permet l’apparition de la pure subjec-tivité, délivrée de tout lien substantiel, qui n’a plus qu’à s’approprier ses conditions objectives. Par opposition à cette vision hégélienne, la troi-sième position consiste à considérer que la logique hégélienne n’est autre que la logique du capital, qu’elle en est l’expression spéculative. cette interprétation a été développée de façon systématique en allemagne, dans les années soixante-dix, par la soi-disant école de la logique du capital, puis plus tardivement, au Brésil et au Japon7. certains passages du Capital permettent d’étayer cette lecture. Par exemple, Marx décrit la transformation de l’argent en capital en termes hégéliens, l’assimilant au passage de la substance au sujet ; le capital est la substance se déployant et se différenciant elle-même, substance-argent devenue sujet :

« les formes autonomes, les formes monétaires que prend la valeur des marchandises dans la circulation simple ne font que médiatiser l’échange des marchandises, puis disparaissent dans le résultat final du mouvement. Par contre, dans la circulation a-M-a, l’un et l’autre, la marchandise et l’argent, ne fonctionnent que comme modes d’existence différents de la valeur elle-même, l’argent comme son mode d’existence général, la marchandise comme son mode d’existence particulier, son simple dégui-sement, pour ainsi dire. la valeur passe constamment d’une forme dans l’autre, sans se perdre elle-même dans ce mouvement, et elle se transforme ainsi en un sujet automate. si l’on fixe les formes phénoménales particu-lières que prend tour à tour la valeur qui se valorise dans le circuit de son existence, on obtient alors les explications suivantes : le capital est argent, le capital est marchandise. Mais en fait la valeur devient ici le sujet d’un procès dans lequel, à travers le changement constant des formes-argent et marchandise, elle modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que survaleur d’elle-même en tant que valeur initiale, se valorise elle-même. car le mouvement dans lequel elle s’ajoute de la survaleur est son propre mouvement, sa valorisation, donc une autovalorisation. elle a reçu cette qualité occulte de poser de la valeur parce qu’elle est valeur. elle fait des petits vivants – ou, pour le moins, elle pond des œufs d’or. [...]

« en tant que sujet globalement dominant d’un tel procès, où tantôt elle revêt et tantôt elle se défait des formes-monnaie et marchandise, tout en se

7. Voir, par exemple, H. Reichelt, Zur logischen Struktur des Kapitalbegriffs, Frankfort, Europaische Verlagsanstalt, 1970 et Hiroshi uchida, Marx’s Grundrisse and Hegel’s Logic, new york, Routledge, 1988.

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conservant et s’étirant dans ce mouvement, la valeur a besoin avant tout d’une forme autonome grâce à laquelle on constate son identité avec elle-même. et cette forme, elle ne la possède que dans l’argent. c’est donc lui qui constitue le point de départ et le point final de tout procès de valorisation. [...]

« si dans la circulation simple, la valeur des marchandises reçoit, tout au plus, face à leur valeur d’usage, la forme autonome de monnaie, ici elle se présente soudain comme une substance en procès, une substance qui se met en mouvement par elle-même, et pour laquelle marchandise et monnaie ne sont que de simples formes. Mais plus encore. au lieu de représenter des rapports de marchandises, elle entre maintenant pour ainsi dire dans un rapport privé à elle-même. en tant que valeur origi-nelle, elle se distingue d’elle-même en tant que survaleur, comme dieu le père se distingue de lui-même en tant que dieu le fils, l’un et l’autre ayant le même âge et ne formant en fait qu’une seule personne, car c’est seulement au moyen des 10 £ que les 100 £ avancées deviennent du capital ; une fois qu’elles le sont devenues, que le fils est engendré et que par lui l’est le père, leur différence s’évanouit de nouveau et tous deux ne sont qu’un : 110 £ »8.

la logique de hegel :une exPression MystiFiée de la MystiFication

notons l’abondance de références hégéliennes : dans le capitalisme, la valeur n’est pas simplement une universalité abstraite et « muette », un lien substantiel entre la multiplicité des marchandises ; d’un médium d’échange passif, elle devient « sujet du procès ». loin de se contenter d’endosser passivement ses deux modes d’existence réels (argent-marchan-dise), elle apparaît comme une « substance en procès, une substance qui se met en mouvement par elle-même » : elle s’autodifférencie, pose son altérité, pour ensuite dépasser cette différence, c’est-à-dire le mouvement de son propre mouvement. dans ce sens précis, « au lieu de représenter des rapports de marchandises, elle entre [...] dans un rapport privé avec elle-même » : la « vérité » de son rapport à son altérité réside dans un rapport à soi ; en d’autres termes, dans son auto-mouvement, le capital nie rétroactivement ses propres conditions matérielles, pour les trans-former en moments subordonnés à sa propre « autovalorisation » – en jargon hégélien, on dirait qu’elle pose ses propres présuppositions. cette interprétation de la pensée spéculative hégélienne comme expression mystifiée du mouvement (ou auto-mouvement) spéculatif du capital est clairement confirmée dans ce passage : « ce renversement grâce auquel ce qui est sensible et concret ne compte que comme forme phénoménale de

8. K. Marx, Le Capital, Livre I, trad. et dir. J.-P. Lefebvre, Paris, PuF, « quadrique », 1993, p. 174.

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ce qui abstrait, au lieu qu’à l’inverse ce qui est abstrait et général compte comme propriété du concret, un tel renversement caractérise l’expression de la valeur. il rend en même temps difficile la compréhension de cette dernière. si je dis : le droit romain et le droit allemand sont l’un et l’autre des droits, cela se comprend de soi-même. Mais si je dis au contraire : le droit, cette chose abstraite, se réalise dans le droit romain et dans le droit allemand, c’est-à-dire dans des droits concrets, l’interconnexion devient alors mystique »9.

Mais, là encore, il faut lire très attentivement : Marx ne se contente pas de critiquer cette « inversion » caractéristique de l’idéalisme hégélien (dans la veine de ses écrits de jeunesse, en particulier de L’idéologie alle-mande). son propos n’est pas de dire que, alors que le droit romain et le droit germanique sont « effectivement » deux types de droit, la dialecti-que idéaliste fait du droit lui-même l’agent actif – le sujet du procès tout entier – qui « se réalise » dans le droit romain et dans le droit germanique. Marx soutient que cette « inversion » caractérise la réalité elle-même – c’est ce que l’on constate en relisant le passage cité précédemment :

« si l’on fixe les formes phénoménales particulières que prend tour à tour la valeur qui se valorise dans le circuit de son existence, on obtient alors les explications suivantes : le capital est argent, le capital est mar-chandise. Mais dans les faits, la valeur devient ici le sujet d’un procès dans lequel, à travers le changement constant des formes-argent et marchan-dise, elle modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que survaleur d’elle-même en tant que valeur initiale, se valorise elle-même »10.

les rapports sont inversés « dans les faits » (in der tat), ce qui signifie que l’universalité de la valeur se réalise dans ses deux espèces, l’argent et la marchandise. comme dans la dialectique hégélienne, l’universalité de la valeur est ici le « facteur actif » (le sujet). c’est pourquoi il faut distinguer la manière dont la réalité apparaît à la conscience quotidienne des indivi-dus pris dans le procès, et la façon dont elle apparaît « objectivement », sans que les individus en aient conscience. cette dernière mystification « objective » ne peut être articulée qu’à travers l’analyse théorique. c’est ce qui amène Marx à écrire que « les relations sociales qu’entretiennent leurs travaux privés apparaissent aux producteurs pour ce qu’elles sont, c’est-à-dire, non pas des rapports immédiatement sociaux entre les personnes dans leur travail même, mais au contraire comme rapports impersonnels entre des personnes et rapports sociaux entre des choses impersonnelles »11 – il défend donc le paradoxe selon lequel, dans le fétichisme de la marchan-

9. P.-D. Dognin, Les sentiers escarpés de Karl Marx. Le chapitre i du « Capital » traduit et commenté dans trois rédactions suc-cessives, Paris, Cerf, 1977, p. 133.10. K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 174.11. ibid., pp. 83-84.

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dise, les relations sociales apparaissent « pour ce qu’elles sont » (des rapports sociaux entre les choses). ce chevauchement de l’apparence et de la réalité ne signifie pas (à rebours du sens commun) qu’il n’y a pas de mystification, puisque la réalité et l’apparence coïncident, mais, au contraire, que la mys-tification est redoublée : la mystification subjective que nous subissons ne fait que prolonger très exactement une mystification inscrite dans notre réalité sociale elle-même. c’est en s’appuyant sur cette interprétation qu’il faut relire ce célèbre passage du Capital : « l’identité des travaux humains prend la forme matérielle de l’objectivité de valeur identique des produits du travail. la mesure de la dépense de force de travail humaine par sa durée prend la forme de grandeur de travail des produits du travail. enfin, les rapports des producteurs dans lesquels sont pratiquées ces déterminations sociales de leurs travaux prennent la forme d’un rapport social entre les produits du travail. ce qu’il y a de mystérieux dans la forme-marchandise consiste donc simplement en ceci qu’elle renvoie aux hommes l’image des caractères sociaux de leur propre travail comme des caractères objectifs des produits du travail eux-mêmes, comme des qualités sociales que ces choses posséderaient par nature : elle leur renvoie ainsi l’image du rapport social des producteurs au travail global, comme un rapport social existant en dehors d’eux, entre des objets. c’est ce quiproquo qui fait que les produits du travail deviennent des marchandises, des choses sensibles suprasensibles, des choses sociales »12.

l’expression déterminante de ce passage est : « les rapports [...] dans lesquels sont pratiquées [...] ». Marx ne situe pas l’illusion fétichiste dans la pensée, dans notre perception erronée de ce que nous faisons et ce que nous sommes, mais au sein de notre pratique sociale elle-même. il emploie la même expression quelques lignes plus bas : « c’est pourquoi, dans nos interrelations pratiques, posséder la forme équivalent apparaît comme la propriété naturelle sociale (gesellschaftliche Natureigenschaft) d’une chose, comme une propriété qui lui appartient par nature, de telle sorte qu’elle semble être immédiatement échangeable avec les autres choses de la même façon qu’elle existe pour les sens (so wie es sinnlich da ist) »13. c’est exac-tement de cette manière qu’il faudrait lire la formule générale que donne Marx de la mystification fétichiste, « Sie wissen das nicht, aber sie tun es » (« ils ne le savent pas, mais ils le font ») : ce que les individus ne connaissent pas, c’est l’« inversion » fétichiste à laquelle ils obéissent « à l’intérieur de leurs relations pratiques », c’est-à-dire au sein même de leur réalité sociale.

ainsi, là encore, nous avons affaire à deux niveaux distincts de « mys-tification » : on a, d’une part, les « lubies théologiques » de l’auto-mouve-

12. ibid., pp. 82-83.13. P.-D. Dognin, Les sentiers escarpés de Karl Marx, op. cit., p. 143.

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ment du capital, que l’analyse théorique doit s’employer à déchiffrer, et, d’autre part, les mystifications de la conscience quotidienne qui culmi-nent dans la soi-disant « trinité » du travail, du capital et de la terre, en tant qu’ils constituent les trois « facteurs » de tout procès de production et doivent dès lors être rémunérés en conséquence – le travailleur perçoit un salaire, le capitaliste amasse du profit et le propriétaire de la terre touche une rente foncière. cette dernière mystification résulte d’une série de déplacements progressifs. en premier lieu, le capitaliste remplace la distinction entre capital constant et capital variable (le capital investi dans les moyens et les matériaux de production qui, à travers leur usage, transfèrent leur valeur au produit ; et le capital dépensé pour les salaires qui, à travers l’usage de la force de travail, génère de la survaleur) par une distinction prétendument plus « logique » entre capital circulant et capital fixe (le capital qui transfère la totalité de sa valeur au produit en un seul cycle de production, par les matériaux et les salaires ; et le capital qui ne transfère sa valeur aux produits que de façon progressive, par le biais des bâtiments, machines et autres équipements techniques). ce déplacement occulte l’origine de la survaleur, de sorte qu’il devient plus « logique » de parler, non plus de taux de survaleur (c’est-à-dire le rapport entre capital variable et survaleur), mais de taux de profit (rapport entre la totalité du capital investi et la survaleur déguisée en « profit »).

le capital spéculatif fait apparaître une mystification supplémentaire : quand le capitaliste emprunte de l’argent à une banque et partage les profits avec elle en lui cédant des intérêts, il en résulte une double mys-tification. tout se passe, d’un côté, comme si l’argent avait la capacité de se reproduire, ce qui explique que la banque soit rémunérée, et, de l’autre, comme si le capitaliste n’était pas payé pour son investissement – puisqu’il a obtenu l’argent par la banque – mais pour l’utilisation qu’il fait de l’argent, pour avoir organisé la production. c’est ainsi que le phé-nomène de l’exploitation est définitivement occulté.

Marx propose ici une structure, au sens structuraliste le plus strict. qu’est-ce qu’une structure ? loin d’être seulement une articulation complexe d’éléments, toute structure se définit a minima comme faisant intervenir (au moins) deux niveaux, de sorte que la structure « pro-fonde » est dissimulée/« mystifiée » à l’intérieur de la structure superfi-cielle « manifeste ». Pour le comprendre, on peut s’appuyer sur la célèbre analyse d’émile Benveniste selon laquelle les formes verbales se divisent en formes active, passive et neutre : la véritable opposition ne réside pas entre l’actif et le passif (la forme neutre assurant la médiation entre les deux extrêmes), mais entre les formes active et neutre (l’opposition étant conçue par rapport à un axe d’inclusion/exclusion du sujet vis-à-vis de

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l’action exprimée par le verbe), tandis que le passif fonctionne comme un troisième terme dont le rôle est de nier le domaine commun que partagent les deux premiers14. de la même manière, la distinction « pro-fonde » entre capital constant et capital variable s’est effacée devant la distinction « manifeste » entre capital fixe et capital circulant, la survaleur s’est transformée en « profit », et ainsi de suite.

Postone a résumé en termes succincts ce qui différencie la seconde position de la troisième : « Pour lukács (qui est très hégélien), le sujet est le prolétariat, ce qui implique qu’il devrait se réaliser ; alors que lorsque Marx désigne le capital comme sujet, l’objectif est au contraire de s’en débarrasser, de libérer l’humanité de la dynamique mise en œuvre par ce sujet, plutôt que de travailler à sa réalisation »15.

il est bien sûr tentant de considérer que le passage de la seconde posi-tion à la troisième a été opéré par Marx lui-même, entre les grundrisse et le Capital. dans les grundrisse, Marx croyait encore que la dialectique hégélienne fournissait la matrice du mouvement de l’histoire tout entier, depuis la préhistoire jusqu’à l’aliénation capitaliste et sa suppression (aufhebung) dans la révolution communiste. Mais au moment de la rédaction du Capital, il comprend que les mystifications idéalistes de la dialectique hégélienne reflètent parfaitement les « subtilités métaphy-siques et les lubies théologiques » qui constituent la « vie intérieure » secrète de la marchandise. une nouvelle tentation s’offre alors, celle de demander : mais pourquoi pas les deux ? Pourquoi ne pas tenir ces deux interprétations de front ? si, comme l’écrit Marx dans les grundrisse, le capital et l’aliénation capitaliste contiennent déjà en eux-mêmes (sous une forme inversée) la libération tant attendue, ne peut-on pas dire, dans ce cas, que la logique hégélienne contient déjà en elle-même, sous une forme inversée/mystifiée, la logique de l’émancipation ?

hegel Matérialistede ces trois positions, quelle est donc la bonne ? Marx n’a-t-il fait que

flirter de façon superficielle avec la terminologie dialectique hégélienne ? l’a-t-il considérée comme une formulation mystifiée du procès révolu-tionnaire d’émancipation ou bien comme une formulation idéaliste de la logique de la domination capitaliste ? en premier lieu, on remarquera que l’interprétation de la dialectique hégélienne comme formulation idéaliste de la domination capitaliste se heurte à certaines limites. car, selon cette lecture, ce que déploie hegel, c’est l’expression mystifiée de la mystification immanente à la circulation du capital, ou, en termes laca-

14. Voir É. Benveniste, problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 1966 et 1974.15. « Marx after marxism : an interview with Moishe Postone », Benjamin Blumberg et Pam nogales, mars 2008, disponible en ligne à l’adresse : http://platypus1917.org/2008/03/01/marx-after-marxism-an-interview-with-moishe-postone/

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niens, l’expression mystifiée de son fantasme objectivement-social – pour le dire plus naïvement, le capital selon Marx n’est pas « réellement » une substance-sujet qui se reproduit en posant ses propres présuppositions, etc. ; ce qu’occulte ce fantasme hégélien de reproduction spontanée du capital, c’est l’exploitation des travailleurs, c’est-à-dire la manière dont le cycle d’auto-reproduction du capital puise son énergie dans cette source de valeur extérieure (ou plutôt « ex-time »), son parasitisme vis-à-vis des travailleurs. et, dans ce cas, pourquoi ne pas s’atteler directement à une description de l’exploitation des travailleurs ? Pourquoi s’encombrer avec des fantasmes qui alimentent le fonctionnement du capitalisme ? Pour Marx, il était crucial de faire apparaître dans la description du capital ce niveau intermédiaire de « fantasme objectif », qui ne correspond ni à la manière dont le capitalisme est vécu par ses sujets (ce sont d’innocents adeptes du nominalisme empirique qui ne soupçonnent pas les « lubies théologiques » du capital), ni à « l’état de choses réel », l’exploitation des travailleurs par le capital.

ainsi, pour en revenir à la question de savoir laquelle de ces trois positions est la bonne, il nous reste une quatrième possibilité à explorer. Pourquoi ne pas reporter le questionnement sur hegel en se demandant : mais à quel hegel se réfère-t-on ? lukács et les théoriciens de la logique du capital ne se réfèrent-ils pas à une (fallacieuse) interprétation idéa-liste-subjectiviste de hegel, au cliché de l’« idéaliste absolu » désignant l’esprit comme le véritable agent de l’histoire, sa substance-sujet ? dans ce contexte, le capital peut effectivement apparaître comme une nou-velle incarnation de l’esprit hégélien, comme un monstre abstrait doué de la faculté d’auto-mouvement et d’auto-médiation qui, tel un parasite, se repaît de l’activité d’individus réellement existants. c’est pourquoi lukács pèche à son tour par excès d’idéalisme quand il propose de se contenter de changer de sujet-objet historique en mettant le prolétariat à la place de l’esprit absolu : à cet égard, il fait plus figure d’idéaliste pré-hégélien que de véritable hégélien. on serait même tenté de parler ici du « renversement idéaliste de hegel » opéré par Marx. contrairement à hegel, qui avait bien conscience que la chouette de Minerve prend son envol au crépuscule, c’est-à-dire après les faits, et que la Pensée succède à l’étant (ce qui explique que, selon hegel, la connaissance scientifique ne puisse porter sur l’avenir d’une société), Marx réaffirme la primauté de la Pensée : il remplace la chouette de Minerve (la philosophie contem-plative allemande) par le chant du coq gaulois (la pensée révolutionnaire française) annonçant la révolution prolétarienne – dans l’acte révolution-naire prolétarien, la Pensée précédera l’étant. Pour Marx, le motif de la chouette de Minerve indique que l’idéalisme spéculatif hégélien est sous-

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tendu par un positivisme latent : hegel laisse la réalité telle qu’elle est.Mais hegel pourrait lui répondre que le retard de la conscience

n’implique en rien un objectivisme naïf, dans lequel la conscience serait prisonnière d’un procès objectif transcendant. ce qui est inaccessible, ce sont les effets de l’acte du sujet, la manière dont le sujet s’inscrit dans l’ob-jectivité. Bien sûr, la pensée est immanente à la réalité et la transforme, mais pas en tant que conscience de soi transparente à elle-même, pas en tant qu’acte conscient de ses effets. c’est pourquoi la manière dont lukács envisage la conscience, en l’opposant à la simple connaissance d’un objet, n’a rien de problématique pour un hégélien : la connaissance est extérieure à l’objet connu, tandis que la conscience est en elle-même « pratique », c’est un acte qui modifie son objet (dès lors qu’un travailleur a conscience d’appartenir au prolétariat, sa réalité elle-même s’en trouve transformée : il agit différemment). un individu fait quelque chose, il se considère comme l’auteur de cette chose (déclare en être l’auteur), puis, sur la base de cette déclaration, il renouvelle son action – le moment véri-table de la transformation subjective est le moment de la déclaration, et non celui de l’acte. cette réflexivité de la déclaration signifie que chaque énoncé transmet non seulement un contenu, mais exprime aussi, simul-tanément, la manière dont le sujet se rapporte à ce contenu. Même les objets et les activités les plus terre à terre renferment toujours cette dimension déclarative, qui constitue l’idéologie de la vie quotidienne.

il faut ajouter que la conscience de soi est en elle-même inconsciente : son lieu véritable nous échappe. s’il est un critique des effets de fétichi-sation induits par les leitmotive qui étourdissent jusqu’à la fascination, c’est bien adorno. dans son impitoyable analyse de wagner, il tente de démontrer que les leitmotivs wagnériens fonctionnent comme des éléments fétichisés induisant une reconnaissance immédiate, et qu’ils constituent par là une sorte de marchandisation de la structure interne de sa musique…16 comment, dès lors, ne pas être saisi par un sentiment de suprême ironie en retrouvant dans l’œuvre d’adorno la trace de ces mêmes procédés de fétichisation ? nombre de ses aphorismes provoca-teurs témoignent effectivement d’une intuition profonde, ou, du moins, mettent le doigt sur quelque chose de fondamental (on se souvient de sa formule : « dans la psychanalyse tout est faux, sauf les exagérations ») ; il faut cependant reconnaître que, plus souvent que ses partisans ne veulent bien l’admettre, adorno a tendance à se prendre à son propre jeu et à tomber amoureux de sa capacité à produire des aphorismes provocateurs à l’« efficacité » étourdissante, au détriment de la substance théorique (ce dont témoigne le célèbre passage de La Dialectique de la raison, dans

16. Voir t. W. Adorno, Essai sur Wagner, trad. H. Hildebrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1966.

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lequel il affirme que la manipulation idéologique de la réalité sociale produite par hollywood n’est autre que la mise en pratique de l’idée kantienne de constitution transcendantale de la réalité). dans des cas semblables, où l’« effet » d’étourdissement induit par le court-circuit inat-tendu (ici : le rapprochement du cinéma hollywoodien avec l’ontologie kantienne) parvient efficacement à masquer le fil théorique immanent de l’argumentation, le paradoxe brillant fonctionne précisément comme le motif wagnérien tel que le décrit adorno : au lieu de servir de point nodal permettant de tisser l’architecture complexe des médiations structurelles, il produit un plaisir débilitant en monopolisant l’attention du lecteur. adorno n’était évidemment pas conscient de cette auto-réflexivité invo-lontaire : sa critique des leitmotive wagnériens correspond à une critique allégorique de ses propres écrits. n’est-ce pas là un cas exemplaire de la réflexivité inconsciente de la pensée ? en critiquant wagner, son ennemi, adorno était en réalité en train de développer une allégorie critique de sa propre écriture – ou, en termes hégéliens, la vérité de sa relation à l’autre était une relation à soi-même.

c’est donc un autre hegel qui apparaît ici, un hegel plus « matéria-liste », pour qui la réconciliation entre sujet et substance n’implique pas que le premier « engloutisse » le second et l’intègre en tant que moment subordonné. la réconciliation s’assimile bien plus modestement à un chevauchement ou à un redoublement des deux séparations : parce qu’il est aliéné de la substance, le sujet est amené à reconnaître que la substance est séparée d’elle-même. ce chevauchement est précisément ce que rate la logique de désaliénation feuerbachienne-marxienne, dans laquelle le sujet dépasse son aliénation en se reconnaissant comme l’agent actif qui a posé lui-même ce qui lui apparaît comme sa propre présup-position substantielle. en termes religieux, ce chevauchement pourrait s’assimiler à l’appropriation (ou ré-appropriation) directe de dieu par l’humanité : le mystère de dieu n’est autre que l’homme, et « dieu » n’est que la version réifiée/substantialisée de l’activité humaine collective, etc. ce qui fait défaut ici, pour parler en termes théologiques, c’est le mou-vement de double kénose qui forme le véritable noyau du christianisme : l’auto-aliénation de dieu se superpose au fait que l’individu humain est aliéné de dieu, qu’il se vit comme livré à lui-même dans un monde sans dieu, abandonné par ce dieu qui réside dans un au-delà transcendant et inaccessible.

c’est précisément cette double kénose que rate la critique marxiste de la religion, le plus souvent assimilée à une auto-aliénation de l’humanité : « la mort de dieu apparaît comme vérité de la subjectivité humaine, sub-

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jectivité qui forme le ‘point de vue absolu’ de la philosophie moderne »17. Pour que la subjectivité puisse émerger – non pas en tant que simple épiphénomène de l’ordre ontologique substantiel général, mais dans la mesure où elle est essentielle à la substance elle-même – la division, la négativité, la particularisation ou l’aliénation de soi doivent être posées en tant qu’elles se produisent au cœur même de la substance divine ; c’est en dieu que doit s’effectuer le passage de la substance au sujet. Pour résumer, le fait que l’homme soit aliéné de dieu (le fait que dieu lui apparaisse comme en-soi inaccessible, comme au-delà transcendant) doit coïncider avec le fait que dieu est aliéné de lui-même (ce dont l’expression la plus poignante est évidemment la complainte du christ sur la croix : « seigneur, seigneur, pourquoi m’as-tu abandonné ? ») la conscience humaine finie « ne représente dieu que parce que dieu se re-présente lui-même ; elle ne se tient loin de lui que parce que dieu se tient loin de dieu »18.

c’est ce qui explique que la philosophie marxiste standard oscille entre l’ontologie du « matérialisme dialectique », qui réduit la subjec-tivité humaine à une sphère ontologique particulière (il n’est donc pas surprenant que georgi Plekhanov, l’auteur du concept de « matérialisme dialectique », ait également désigné le marxisme comme un « spinozisme dynamisé »), et la philosophie de la praxis qui, à partir du jeune lukács, prend pour point de départ et pour horizon la subjectivité collective qui pose/médie l’objectivité sous toutes ses formes, et se trouve par-là dans l’incapacité de penser sa genèse à partir de l’ordre substantiel, de l’explo-sion ontologique, du « Big Bang » qui lui ont donné naissance.

l’esPrit coMMe suBstance et coMMe suJetdans la « réconciliation » hégélienne entre sujet et substance, il n’y a

pas de sujet absolu totalement transparent à lui-même qui s’approprie-rait/intégrerait l’ensemble du contenu substantiel objectif. Mais « récon-ciliation » ne signifie pas non plus (à la différence de l’interprétation qu’en fait l’idéalisme allemand, de hölderlin à schelling) que le sujet soit tenu de renoncer à l’hybris par lequel il se perçoit comme axe du monde, et qu’il accepte son « décentrement » constitutif, sa dépendance à l’égard d’un absolu primordial et abyssal situé au-delà/en deçà de la division sujet/objet et, par là, au-delà de la capacité subjective à s’en saisir par le concept. le sujet n’est pas à lui-même sa propre origine : hegel rejette nettement le concept fichtéen du Je absolu qui se pose lui-même et n’est rien d’autre que ce pur acte de se poser soi-même. Mais le sujet

17. Catherine Malabou, L’Avenir de Hegel, Paris, Vrin, 1996, p. 145.18. ibid., p. 157.

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n’est pas non plus seulement une excroissance/un appendice secondaire contingent, issu d’une réalité substantielle pré-subjective, car il n’y a pas d’étant substantiel vers lequel il pourrait retourner, ni d’ordre de l’étant, organique et englobant, dans lequel il pourrait trouver sa juste place. la « réconciliation » entre sujet et substance signifie plutôt l’acceptation de cette absence radicale de tout fondement stable : le sujet n’est pas à lui-même sa propre origine, il vient en seconde position et dépend de ses présuppositions substantielles, lesquelles sont, comme lui, dépourvues de consistance substantielle propre et toujours posées rétroactivement. le seul « absolu » est donc le procès lui-même : « la formule selon laquelle ‘le vrai est le tout’ signifie que nous ne devons pas envisager le procès, qui est manifestation de soi, comme privation de l’Être originel. Pas plus que nous ne devons le considérer comme une ascension vers le point le plus élevé. le procès est déjà le point le plus élevé. [...] Pour hegel, le sujet [...] n’est rien d’autre qu’un rapport actif à lui-même. il n’y a rien dans le sujet en deçà de ce mouvement de se référer à soi ; le sujet n’est que auto-référence. Pour cette raison, il n’y a rien en deçà du procès ; il n’y a que le procès. la façon dont les modèles philosophiques et métaphoriques tels que l’ ‘émanation’ (néo-platonisme) ou l’ ‘expression’ (spinozisme) pré-sentent le rapport entre l’infini et le fini ne permet pas de rendre compte de la nature du procès (manifestation de soi) »19.

c’est également par ce biais que l’on peut tenter de comprendre les formules extrêmement « spéculatives » de hegel, qui présentent l’esprit comme résultat de lui-même, produit de lui-même. si l’esprit « commence avec la nature », « l’extrême vers lequel tend l’esprit est sa liberté, son infi-nité, son être en soi et pour soi. ce sont les deux cotés, mais si nous nous demandons ce qu’est l’esprit, la réponse immédiate est que l’esprit est ce mouvement, ce procès, cette activité consistant à sortir de la nature, à se libérer de la nature ; tel est l’être de l’esprit lui-même, son essence »20.

l’esprit est ainsi radicalement désubstantialisé : loin d’être une force positive s’opposant à la nature, une substance autre qui viendrait au jour en se libérant progressivement de l’élément naturel, il n’est rien d’autre que ce procès de se-libérer-de. hegel rejette clairement l’interprétation selon laquelle l’esprit serait une sorte d’agent positif sous-jacent au procès : « on parle habituellement de l’esprit comme d’un sujet, comme faisant quelque chose, et en dehors de son action, de ce mouvement, de ce procès, il est encore quelque chose de particulier, son activité étant plus ou moins contingente ; la nature de l’esprit est d’être cette vitalité absolue, ce procès consistant à procéder à partir de la nature immédiate, à suppri-

19. D. Henrich, Between Kant and Hegel, Cambridge, Massachussets, Harvard university Press, 2008, pp. 289-290.20. G.W.H. Hegel, Hegel’s philosophie des subjektiven Geistes/Hegel’s philosophy of Subjective Spirit, Dordrecht, Riedel, 1978, p. 6. (Manuscrit Kehler ; n.D.t.)

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mer, à se séparer de sa naturalité, et d’en venir à soi-même, de se libérer, ce qu’il est, il ne l’est qu’en venant à soi-même, qu’en étant un produit de soi-même ; son effectivité est seulement qu’il s’est fait ce qu’il est »21.

si, donc, l’esprit n’est seulement qu’en tant que résultat de lui-même, alors le discours habituel consistant à dire que l’esprit hégélien s’aliène à lui-même pour ensuite se reconnaître lui-même dans cette altérité et, enfin, se réapproprier son contenu, est profondément erroné : le soi auquel retourne l’esprit est produit dans le mouvement même de son retour ; ou encore, ce vers quoi fait retour le procès du retour est produit par le procès du retour lui-même. rappelons en quels termes d’une concision inégalée hegel montre que l’essence « se présuppose elle-même, et elle est elle-même la suppression de cette suppression ; inversement, cette suppression de sa présupposition est la présupposition elle-même. la réflexion trouve donc un immédiat déjà-là, qu’elle outrepasse et à partir duquel elle est le retour. Mais c’est seulement ce retour qui est le présupposé de ce qui est trouvé-déjà-là. ce qui est trouvé-déjà-là ne devient que dans le fait qu’il se trouve abandonné […]. car la présupposition du retour dans soi – ce à partir de quoi l’essence provient et est seulement comme ce revenir – n’est que dans le retour lui-même »22.

quand hegel dit qu’un concept est le produit de lui-même, qu’il pourvoit à sa propre actualisation, cette proposition qui, à première vue, ne peut que sembler extravagante (le concept ne serait pas seulement une pensée activée par le sujet pensant, mais posséderait une propriété magique d’auto-mouvement…), il faut l’entendre dans le sens opposé : l’esprit, en tant que substance spirituelle, est une substance, un en-soi qui se nourrit uniquement de l’activité incessante des sujets qui y participent. ainsi, une nation existe seuleMent dans la mesure où ses membres se considèrent comme membres de la nation et agissent en conséquence ; elle n’a absolument aucun contenu, aucune consistance substantielle, en dehors de cette activité. il en va de même, par exemple, pour le concept de communisme – il « engendre sa propre actualisation » en incitant les individus à lutter pour elle.

cette logique est à l’œuvre jusque dans l’univers wagnérien, où les dernières paroles de Parsifal ont une résonance profondément hégélienne : « la blessure ne sera refermée que par la lance qui l’a ouverte ». hegel dit la même chose, mais en déportant l’accent dans la direction contraire : l’esprit est lui-même la blessure qu’il doit guérir, la blessure est donc auto-infligée. car qu’est-ce que l’ « esprit », à son niveau le plus élémen-

21. id.22. G.W.H. Hegel, Science de la logique, Livre II, trad. P. J. Labarrière, G. Jarkzyk, Paris, Aubier, 1976, pp. 22-23 (trad. modifiée). Le combat de certains mouvements nationalistes pour un « retour aux origines » illustre parfaitement cette idée : ce sont litté-ralement ces « origines perdues » qui constituent ce qui a été perdu, et en ce sens, le concept de nation, en tant que substance spirituelle, est « produit de lui-même ».

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taire ? la « blessure » de la nature : le sujet est cette immense – absolue – puissance de négativité capable d’introduire un clivage/une coupure dans l’unité substantielle immédiatement-donnée ; il est cette puissance de différenciation, d’ « abstraction », capable de démembrer et de considé-rer comme indépendant (self-standing) ce qui, en réalité, fait partie d’une unité organique. c’est pourquoi le concept d’ « aliénation de soi » de l’esprit (selon lequel l’esprit se perd dans son altérité, dans son objectiva-tion, dans son propre résultat) est plus paradoxal qu’il peut paraître. Pour le comprendre, il faut le mettre en rapport avec l’affirmation de hegel sur le caractère profondément a-substantiel de l’esprit : il n’y a pas de res cogitans, aucune chose n’est douée (par propriété) de la faculté de penser, et l’esprit n’est rien d’autre que le procès consistant à dépasser l’immédia-teté naturelle, à la cultiver, à se-retirer-dans-le-soi ou encore à « décoller » de cette immédiateté naturelle, et, pourquoi pas, à s’aliéner d’elle. le paradoxe réside donc dans le fait qu’il n’y a pas de « soi » qui précéderait l’ « aliénation de soi » de l’esprit : c’est le procès même de l’aliénation qui crée/engendre le « soi » duquel l’esprit est aliéné et auquel il retourne ensuite. l’aliénation de soi de l’esprit ressemble à, coïncide totalement avec, son aliénation de l’autre (la nature), car l’esprit se constitue dans le « retour à soi » qui fait suite à son immersion dans l’altérité naturelle. en d’autres termes, le retour à soi de l’esprit est en même temps le créateur de la dimension vers laquelle il retourne.

cela implique également que l’on ne devrait plus concevoir le com-munisme comme (ré) appropriation subjective du contenu substantiel aliéné – il faudrait rejeter toute interprétation de la réconciliation entendue comme « sujet engloutissant la substance ». car, répétons-le, la « réconciliation » consiste dans la pleine acceptation du fait que l’abîme du procès dé-substantialisé est la seule actualité : le sujet n’a pas d’actua-lité substantielle, il vient en seconde position ; il n’apparaît qu’à travers le procès de séparation, de dépassement de ses présuppositions, et ces présuppositions, à leur tour, ne sont rien d’autre qu’un effet rétroactif du même procès par lequel elles ont été dépassées. il en résulte donc que nous avons affaire, aux deux extrémités du procès, à une négativité d’échec (failure-negativity) inscrite au cœur même de l’entité qui nous occupe. si le statut du sujet est de part en part « processuel », cela signifie qu’il n’apparaît que dans l’échec même de sa pleine actualisation. cela nous ramène à une définition formelle du sujet déjà connue : un sujet tente de s’articuler (de « s’exprimer ») dans une chaîne de signifiants, cette articu-lation échoue et, dans et par cet échec, apparaît le sujet. le sujet peut se définir comme l’échec de sa représentation signifiante – c’est pourquoi lacan représente le sujet du signifiant par $, comme « sujet barré ». dans

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une lettre d’amour, l’échec de l’auteur à formuler ses sentiments de façon claire et efficace, ses hésitations, la fragmentation du discours, etc., peu-vent constituer la preuve (peut-être même une preuve nécessaire, la seule qui soit digne de foi) de l’authenticité de l’amour qu’il professe. le fait qu’il échoue à délivrer son message en bonne et due forme est signe de son authenticité. si le message est formulé de façon fluide, on peut être amené à soupçonner qu’il est le fruit d’un calcul ou que l’auteur de la lettre nourrit plus d’amour pour lui-même, pour la beauté de son style, que pour l’objet-aimé ; c’est-à-dire que l’objet se réduit effectivement à un prétexte pour s’adonner à la satisfaction narcissique de l’écriture.

il en va de même pour la substance : non seulement elle est toujours-déjà perdue, mais elle ne vient à l’être qu’à travers sa perte, en tant que retour à soi opéré en second lieu – ce qui signifie que la substance est toujours-déjà subjectivée. ainsi, dans la « réconciliation » entre sujet et substance, les deux termes perdent leur identité bien assurée. Prenons l’exemple de l’écologie : une politique d’émancipation radicale ne devrait ni viser la maîtrise totale de la nature, ni s’incliner humblement devant la domination de la terre-Mère. ou plutôt : il faudrait accepter la nature dans tout ce que sa contin-gence et son indétermination comprennent de catastrophique, et assumer l’activité humaine dans tout ce que ses conséquences ont d’imprévisible. dès lors qu’on l’envisage depuis la perspective de cet « autre hegel », l’acte révolutionnaire n’est plus régi par la substance-sujet de lukács, cet agent qui sait ce qu’il fait au moment où il le fait.

rentiers ou Prolétaires ?cet « autre hegel » est particulièrement utile pour comprendre le

principal problème auquel nous sommes confrontés aujourd’hui : com-ment la prédominance, dans le capitalisme tardif, du « travail intellec-tuel/immatériel » affecte-t-elle le schéma de base de Marx dans lequel le travail est séparé de ses conditions objectives ? et qu’en est-il de la révo-lution en tant que réappropriation subjective des conditions objectives ? le paradoxe est le suivant : ce « travail immatériel » n’implique plus la séparation du travailleur de ses conditions « objectives » immédiates (le travailleur est propriétaire de son ordinateur, ce qui lui permet de signer des contrats en tant que producteur autonome), alors que, en ce qui concerne la « substance » du « travail immatériel » (ce que lacan appelait le « grand autre », réseau des relations symboliques), elle ne peut plus être réappropriée par le(s) sujet(s) collectif(s) de la même manière que la substance matérielle. et ce, pour une raison bien précise : le « grand autre » (la substance symbolique) n’est autre que le réseau de relations intersubjectives (« collectives »), aussi son « appropriation » n’est-elle

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possible que si l’on réduit l’intersubjectivité à un sujet unique (même s’il est « collectif »). au niveau du « grand autre », la « réconciliation » entre sujet et substance ne peut plus être envisagée comme (ré) appropriation de la substance par le sujet, mais seulement comme la réconciliation de sujets médiée par la substance.

c’est en tenant compte de ce contexte qu’il faudrait mesurer toute l’ambiguïté de ce que l’on peut considérer comme l’idée la plus originale formulée par la gauche au cours de ces dernières décennies : le revenu minimum (du citoyen), c’est-à-dire une rente permettant aux citoyens privés d’autres ressources de survivre dignement. le terme de « rente », en usage au Brésil (renta basica) doit être pris au sérieux : l’introduction d’une rente minimale apparaît comme le dernier terme du devenir-rente du profit qui caractérise le capitalisme actuel. après la rente payée à ceux qui ont privatisé l’intellect général (par exemple, les individus versent une rente à Bill gates pour avoir le droit de participer à la mise en réseau globale), et la rente perçue par les détenteurs de ressources naturelles rares (le pétrole, etc.), le troisième terme du procès de production, la force de travail, finit elle aussi par se voir allouer une rente. sur quoi est-elle fondée ? comme l’indique l’un de ses noms (« rente du citoyen »), elle est versée à chacun des citoyens d’un état, qui disposent ainsi d’un pri-vilège sur les non-citoyens. (cela explique peut-être également pourquoi l’idée d’exiger un minimum de travail social en échange de cette somme d’argent est rarement débattue : c’est qu’il s’agit précisément d’une rente, c’est-à-dire de quelque chose que les citoyens perçoivent du fait même qu’ils sont citoyens d’un état, indépendamment de leur activité.) le Brésil fut le premier pays à légiférer sur le revenu minimum : en 2004, le Président lula a signé une loi garantissant « un revenu minimum incon-ditionnel, ou revenu de citoyenneté » à chaque citoyen brésilien ou rési-dent étranger depuis plus de cinq ans ; d’un montant unique, il doit être versé mensuellement et couvrir les dépenses minimales en « nourriture, logement, éducation et santé », compte tenu du « niveau de développe-ment et des ressources budgétaires du pays ». si le « revenu minimum de citoyenneté » doit être mis en place en plusieurs étapes, à la discrétion du pouvoir exécutif, et ne concernera en priorité que les couches de la population les plus démunies, il est néanmoins considéré comme une avancée importante, issue d’une longue tradition de lutte sociale :

« dans le dernier quart du xixe siècle, une véritable organisation sociale, politique et économique vit le jour à canudos, commune de l’état de Bahia située au nord-est du Brésil. créée sur les bases d’un système religieux complexe, elle était dirigée par un certain antonio conselheiro. cette communauté s’employait à développer ‘un concept

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de travail mutuel, coopératif et solidaire’. À canudos, qui comptait jadis 24 000 habitants et 5 200 foyers, régnait un esprit communautaire mys-tique fondé sur la religion et l’assistance, inspiré de la ‘fraternité égalitaire du communisme des premiers chrétiens’, chez qui personne ne connais-sait la faim. ‘ils travaillaient tous ensemble. Personne ne possédait rien. tout le monde travaillait la terre, labourait, semait… Voici le tien… voici le tien. Personne n’avait plus ou moins que les autres’. conselheiro avait lu Thomas More et mené des expériences proches de celles des socialistes utopistes Fourier et owen. canudos fut rasée par l’armée brésilienne et antonio conselheiro décapité en 1897 »23.

le mouvement en faveur du revenu minimum du citoyen est aussi en train de prendre de l’ampleur dans d’autres pays : en afrique du sud, il a désormais une existence officielle et a obtenu le soutien de plusieurs institutions ; en europe, certains adeptes de toni negri travaillent à un projet de loi semblable pour l’union européenne, etc. Mais le cas le plus étonnant est celui de l’alaska. le Fonds Permanent de l’alaska est un fonds prévu par la constitution et géré par une société semi-indépen-dante ; sa création remonte à 1975, quand le pétrole du versant nord de l’alaska commença à couler à flots sur les marchés, permettant à l’état de consacrer un minimum de 25 % des bénéfices tirés de l’extraction (pétrole et gaz) à l’aide sociale et à l’amélioration des services publics. au niveau théorique, l’instigateur de cette idée est l’économiste brési-lien antonio Maria da silveira qui, dès 1975, publiait un livre intitulé « redistribution des revenus » (Redistribuição da Renda). aujourd’hui, le principal défenseur du revenu minimum est Philippe van Parijs, qui a accueilli la nouvelle loi brésilienne avec enthousiasme, la qualifiant de « réforme fondamentale relevant de la même catégorie que l’abolition de l’esclavage ou l’adoption du suffrage universel ». selon Parijs, en distri-buant à chacun de ses membres un revenu substantiel et inconditionnel, une société capitaliste parvient à réconcilier l’égalité et la liberté : cela lui permet de sortir de l’impasse bien connue selon laquelle lutter contre les inégalités met la liberté en péril, et prendre la liberté au sérieux renforce les inégalités24. s’appuyant sur rawls et dworkin, Parijs soutient qu’un tel modèle de société, qui parviendrait ainsi à dépasser aussi bien le capi-talisme que le socialisme, est à la fois viable et juste : il permet l’avènement d’une véritable liberté de choix. car dans la société d’aujourd’hui, un individu n’a pas réellement le choix entre rester à la maison pour élever ses enfants et fonder une entreprise – une telle liberté ne serait effective que si, opérant une sorte de redistribution des revenus, la société prélevait

23. www.usbig.net/papers/034-Suplicy.doc24. Voir Philippe van Parijs, Real Freedom for All : What (if anything) can justify capitalism ?, oxford, Clarendon Press, 1995

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des taxes sur cette marchandise « rare » que sont les emplois bien payés. de cette façon, la dynamique capitaliste deviendrait compatible avec la société juste telle que l’a définie rawls, c’est-à-dire une société qui maxi-mise la « liberté réelle » des individus les moins avantagés – la liberté pour l’individu de choisir effectivement ce qu’il préfère. ainsi, le capitalisme ne peut se justifier moralement que si la productivité capitaliste est utilisée pour garantir à chacun le revenu minimal le plus élevé possible.

Parijs nous propose ainsi une véritable « troisième voie », par-delà capitalisme et socialisme : la quête du profit elle-même, ferment de la productivité capitaliste, est « taxée » au bénéfice des pauvres. tandis qu’à canudos, comme dans d’autres utopies socialistes, chaque membre était tenu de travailler, dans ce cas, le fait d’occuper un emploi devient véri-tablement un libre choix : à la société capitaliste des libres choix s’ajoute le choix réel de ne pas travailler. si l’on peut parler d’exploitation dans une telle société, ce n’est pas tant celle des travailleurs par le capitaliste, que l’exploitation, par les non-travailleurs, de l’ensemble de la classe productive des capitalistes et des travailleurs : les rentiers ne sont plus les parasites placés en haut de l’échelle sociale (aristocrates, prêtres), mais au contraire ceux qui sont tout en bas. en outre, le revenu minimum donnerait aux travailleurs une plus grande marge de manœuvre dans la négociation, dans la mesure où ils pourraient refuser une offre d’emploi qu’ils considéreraient comme malhonnête ou proche de l’esclavage ; enfin, le revenu minimum soutiendrait la consommation (en stimulant la demande), contribuant ainsi à la bonne santé de l’économie.

Mais nous devons nous montrer attentifs aux présuppositions de cette solution : en premier lieu, elle n’implique en rien une sortie du capitalisme – la production sociale reste principalement capitaliste, et la redistribu-tion est imposée de l’extérieur par l’appareil d’état. après 1989, la plupart des pays communistes qui survécurent firent toutes sortes de concessions au capitalisme : nous renonçons à tout, nous acceptons l’exploitation illimitée du marché, etc., nous renonçons à tout… sauf à l’essentiel : le pouvoir du parti communiste. la société du revenu minimum ressemble en quelque sorte à un renversement symétrique de ce socialisme capita-liste : nous renonçons à tout, nous garantissons un revenu à chacun, etc., nous renonçons à tout, sauf à l’essentiel : le fonctionnement fluide de la machine sociale capitaliste. le revenu minimum correspond à la justice distributive de l’état Providence sous sa forme la plus radicale, c’est-à-dire à une tentative de mettre le capitalisme au service de la protection sociale et de la justice. en tant que tel, il présuppose un état très fort, capable de mettre en œuvre et de contrôler une redistribution aussi radicale. (dans la même veine, on pourrait même imaginer un revenu minimum à l’échelle

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mondiale, en régulant l’aide versée par les pays riches aux pays pauvres.) certains sociologues et économistes laissent entendre que nous nous diri-geons vers une économie mondiale dans laquelle il suffira de 20 % de la main-d’œuvre existante pour s’acquitter de toutes les tâches, de sorte que 80 % de la population sera de fait surnuméraire et privée d’utilité, poten-tiellement au chômage – avec le revenu minimum, cette situation extrême, malgré sa main-d’œuvre excédentaire, deviendrait acceptable et viable.

on pourrait faire valoir que cette tendance à la redistribution se manifeste déjà à travers l’importance croissante des œuvres de charité, par lesquels des millionnaires, tels que Bill gates et george soros, redistribuent une part considérable de leurs bénéfices. Mais cela pose le problème du thymos, de la fierté et de la dignité des personnes : comment ma fierté s’accommode-t-elle du fait que je dépende de la charité ? le principe du revenu minimum semble respecter la dignité de ses bénéfi-ciaires, puisqu’il ne s’agit pas d’une œuvre de charité privée, mais d’un droit de chaque citoyen administré par l’état. néanmoins, cette division de la société entre citoyens « de base » et citoyens « productifs » pourrait susciter un ressentiment que l’on imagine difficilement. en outre, dans la mesure même où le minimum requis pour mener une existence digne n’est pas seulement une question de besoins matériels, mais fait (aussi) intervenir les rapports sociaux, l’envie et le ressentiment, on peut objecter qu’il n’existe pas de « juste mesure » du revenu minimum, qui devrait être suffisamment élevé pour ne pas condamner les non-travailleurs à une pauvreté humiliante, et suffisamment bas pour ne pas dévaluer l’effort productif. tous ces problèmes mettent en évidence le caractère utopique du projet de revenu minimum : une fois de plus, on rêve d’avoir le beurre et l’argent du beurre, de (re) dresser le monstre capitaliste pour le mettre au service de la justice égalitaire.

non seulement la situation historique qui est la nôtre ne nous oblige pas à abandonner le concept de prolétariat, la position prolétarienne, mais elle nous engage au contraire à la radicaliser à un niveau existentiel qui dépasse largement tout ce que Marx avait pu imaginer. nous devons envisager le concept de sujet prolétaire de façon plus radicale, comme un sujet réduit à l’évanescence du cogito cartésien, privé de contenu substan-tiel. il serait facile, bien trop facile, de brandir un argument « marxiste » pour critiquer cette universalisation du concept de prolétariat : il faudrait distinguer le procès général de « prolétarisation » (la réduction à une subjectivité minimale dépourvue de substance) du concept spécifique de « prolétariat » chez Marx, en tant que classe productrice exploitée, privée du produit de son travail. effectivement, ce qui distingue à l’évidence le prolétariat de Marx de la prolétarisation des individus, relégués dans des

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friches industrielles, privés de leur « substance symbolique » collective, réduits à une enveloppe post-traumatique, etc., c’est que le prolétariat marxien, en tant que créateur de toutes les richesses, est le seul à pouvoir se réapproprier l’ensemble de la richesse substantielle en la reconnaissant comme son propre produit « aliéné »… le problème est que l’essor du travail intellectuel (connaissances scientifiques et savoir-faire pratique), qui joue maintenant un rôle hégémonique (l’ « intellect général »), a affaibli le concept standard d’exploitation, puisque l’origine et la mesure ultime de la valeur ne sont plus le temps de travail. cela signifie que le concept d’exploitation doit être radicalement repensé.

si l’on s’en tenait strictement à la définition marxiste de l’exploitation, on devrait considérer qu’actuellement, le venezuela (de même que l’ara-bie saoudite, etc.) exploite incontestablement les autres pays : le pétrole, sa principale source de richesse, est une ressource naturelle, et son prix est une rente, puisqu’il n’exprime aucune valeur (dont la seule source, théoriquement, est le travail). les vénézuéliens, du seul fait de posséder des ressources naturelles rares, bénéficient donc d’une rente que lui ver-sent collectivement les pays développés. on ne peut parler d’exploitation dans ce cas qu’en abandonnant la théorie de la valeur de Marx, fondée sur le travail, pour s’appuyer sur le schéma néo-classique des trois facteurs de production, dans laquelle la valeur du produit repose à la fois sur les ressources, le travail et le capital. ainsi, on ne pourra dire qu’avant l’élection de chavez, le venezuela était « exploité », que si, appliquant cette théorie, nous considérons que le pays occidental développé n’a pas acheté son pétrole au juste prix (défini comme le prix fixé par la concur-rence dans un marché sans frottement). il faut bien sacrifier l’un des deux termes : ou bien la théorie de la valeur-travail de Marx, ou bien l’idée d’exploitation des pays en voie de développement par le pillage de leurs ressources naturelles.

du fait de cette réduction de l’incidence du travail physique direct, le rôle et la motivation des grèves sont en train de se transformer. dans le capitalisme classique, les travailleurs se mettaient en grève pour améliorer leur rémunération et leurs conditions de travail en comptant sur le fait qu’ils étaient indispensables – s’ils cessent le travail, les machines sont à l’arrêt et les propriétaires essuient de lourdes pertes. aujourd’hui, dans la mesure où l’on peut de plus en plus remplacer les travailleurs par des machines et externaliser l’ensemble de la production, la grève – quand elle a lieu – s’apparente surtout à un acte de protestation qui s’adresse plus à l’opinion publique qu’aux propriétaires et au personnel de direction. elle vise simplement à conserver les emplois en faisant prendre conscience au public de la situation dramatique dans laquelle se retrouverait le person-

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nel licencié – typiquement, ce genre de grève se produit dans une usine dont la production va cesser ou être considérablement réduite. c’est là un dénouement que Marx n’avait pas envisagé : l’essor de l’ « intellect général » et la marginalisation du travail physique mesuré en temps, loin d’affaiblir le capitalisme en rendant l’exploitation capitaliste inopérante, peuvent être utilisés pour accroître l’impuissance et la vulnérabilité des travailleurs, que l’on pourra d’autant plus menacer et soumettre que l’on n’a plus besoin d’eux.

dans ce contexte, il convient également de repenser la relation entre exploités et exploiteurs. il était déjà clair aux yeux de Marx que les exploiteurs (les propriétaires des moyens de production, c’est-à-dire des conditions objectives du procès de production) ne sont qu’un substitut de l’autre aliéné-objectif (le capitaliste est l’agent du travail accumulé, « mort »). la domination de la nature par l’humanité se reflète donc dans la division de l’humanité, dans laquelle le rapport est inversé : le rapport général de production entre l’humanité et la nature correspond au rapport entre sujet et objet (l’humanité, en tant que sujet collectif, assoit sa domi-nation sur la nature au moyen de la transformation et de l’exploitation inhérentes au procès de production) ; au sein de l’humanité elle-même, en revanche, les travailleurs productifs, en tant que force agissante de la domination de la nature, sont eux-mêmes soumis aux agents/substituts de l’objectivité subordonnée. ce paradoxe avait déjà été mis en évidence par adorno et horkheimer dans la Dialectique de la raison, où ils montraient que la domination de la nature suppose nécessairement la domination d’une classe sociale sur une autre. se pose donc la question du concept marxien classique de révolution prolétarienne : concevoir le communisme comme la victoire consommée du sujet sur la substance, n’est-ce pas là une vision trop subjectiviste ? cela ne veut pas dire pour autant que nous devrions nous résigner à la nécessité de la domination sociale, mais que, bien plutôt, nous devrions accepter ce qu’adorno appelait la « primauté de l’objectif » : le genre humain ne se débarrassera pas de ses maîtres en se rendant collectivement maître de la nature, mais en reconnaissant que le concept de Maître n’est en lui-même qu’une imposture. n

(traduit de l’anglais par Celia izoard)

s. ŽiŽek, Pour un retour à la critique de l’économie politique

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coMMunisMe ou déMocratie radicale ?

Par Chantal MOUFFe

que devons-nous penser du renouveau actuel de l’idée de commu-nisme chez certains intellectuels de gauche ? « l’hypothèse communiste » est-elle absolument nécessaire à l’élaboration d’une politique de l’éman-cipation ? Faut-il concevoir l’idéal égalitaire comme si intimement lié à l’horizon du communisme que son accomplissement entraîne nécessai-rement le retour d’un modèle aussi contesté ? ou bien n’est-il pas temps d’envisager les choses différemment ?

rePenser en ProFondeurles PrinciPes du ProJet coMMuniste

tout en étant d’avis qu’il est impératif de récuser la position largement partagée selon laquelle l’échec désastreux du modèle soviétique implique le rejet du projet émancipateur dans son intégralité, je suis convaincue que cette expérience tragique a d’importantes leçons à nous apprendre, et qu’il est nécessaire de repenser en profondeur quelques-uns des prin-cipes essentiels du projet communiste. il serait en effet trop facile de se contenter de déclarer que « le socialisme tel qu’il existe » ne représente que la mise en œuvre imparfaite d’un idéal qui n’a pas encore vu le jour. Bien sûr, nombre des facteurs qui l’ont dévoyé pourraient être évités, et les conditions actuelles offrent probablement un contexte plus favora-ble. Mais certains des problèmes rencontrés ne peuvent se réduire à une simple question de mise en œuvre et sont liés à la manière dont cet idéal a été conceptualisé. si nous voulons rester fidèles aux idéaux qui ont inspiré les divers mouvements communistes, nous devons analyser comment ces mouvements ont conçu leurs buts, de manière à comprendre pourquoi ils se sont si désastreusement fourvoyés.

Je suis persuadée que c’est l’idée même de « communisme » qu’il faut problématiser, parce qu’elle convoque une vision anti-politique de la société, où tout antagonisme aurait été supprimé et où la loi, l’état et les autres institutions régulatrices auraient perdu toute pertinence. À mon sens, le défaut majeur de l’approche marxiste réside dans son incapacité

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à reconnaître le rôle crucial du politique. c’est dans le but de pallier ce défaut qu’ernesto laclau et moi-même, nous sommes attaqués à plusieurs principes centraux du marxisme dans notre ouvrage hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale1. notre motivation, à l’épo-que (l’ouvrage a paru en 1985), était à la fois théorique et politique. nous voulions intervenir dans le débat qui avait alors cours sur la nature des nou-veaux mouvements sociaux et le rôle qu’ils étaient censés jouer dans la lutte socialiste. Mais notre intention était également d’offrir de nouvelles bases théoriques qui nous permettraient de comprendre le défi que la politique radicale devait relever. il nous semblait clair que les difficultés auxquelles la gauche se heurtait à l’époque (aussi bien dans ses versions communistes que sociales-démocrates) provenaient de son incapacité à saisir la spécificité des luttes démocratiques, qui ne se résumaient pas à des questions de classe. selon nous, cela était lié à l’essentialisme et au réductionnisme inhérents à cette approche, qu’il fallait donc impérativement changer.

nous inspirant du post-structuralisme et d’antonio gramsci, nous avons proposé une approche différente, centrée sur la notion du social comme espace discursif et mettant en avant le rôle majeur du moment politique dans la structuration de la société. deux concepts clés nous semblaient indispensables à l’analyse du politique : « l’antagonisme » et « l’hégémonie ». d’une part, il est nécessaire de reconnaître comme dimension du « politique » la présence toujours possible d’antagonismes, ce qui requiert, d’autre part, d’accepter l’absence de terme final et l’indé-cidabilité caractéristique de tout ordre et de concevoir la société comme le produit d’une série de pratiques dont le but est d’établir l’ordre dans un contexte contingent. ces pratiques qui créent l’ordre social et déterminent le sens des institutions, nous les appelons « pratiques hégémoniques ». le politique est lié aux actes d’institution hégémonique. c’est en ce sens qu’on peut distinguer le social du politique. le social est le domaine des pratiques sédimentées, c’est-à-dire des pratiques qui ne laissent pas paraî-tre les actes originels de leur institution politique contingente, et qui sont tenues pour acquises comme si elles étaient fondées en nature.

notre approche discursive affirme l’historicité radicale de l’être, et par conséquent la nature purement humaine, non transcendantale, de la vérité. elle envisage le monde comme une construction purement sociale d’êtres humains, qui ne repose pas sur une nécessité métaphysique extérieure à elle : ni dieu, ni « formes essentielles », ni lois « nécessaires » de l’histoire. tout ordre résulte de l’articulation temporaire et précaire de pratiques contingentes. les choses auraient toujours pu être différentes. tout ordre se fonde sur l’exclusion d’autres possibilités, et il est toujours

1. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, préface d’Etienne Balibar, Paris, Les Solitaires Intempestifs, 2009 (1985).

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l’expression d’une structure particulière de relations de pouvoir. ce qu’on accepte à un moment donné comme étant l’ordre « naturel », avec le « sens commun » (gramsci) qui lui est associé, est le produit de pratiques hégémoniques sédimentées : ce n’est jamais l’expression d’une objectivité plus profonde qui lui fait voir le jour. la société ne doit pas être conçue comme déploiement d’une logique qui lui serait extérieure, quelle que soit la source de cette logique : forces de production, développement de l’esprit, lois de l’histoire, etc.

socialisMe et déMocratie radicaleen plaçant le socialisme dans le champ plus vaste de la révolution

démocratique, nous indiquions que les transformations politiques qui nous permettront de transcender la société capitaliste dépendent de la pluralité des agents sociaux et de leurs luttes. ainsi, plutôt que d’être limité à un « agent privilégié » comme la classe ouvrière, le champ du conflit social s’élargit. c’est pour cette raison que nous avions reformulé le projet émancipateur en termes de démocratie radicale. nous avions mis l’accent sur le fait que l’extension et la radicalisation des luttes démo-cratiques n’aboutiraient jamais à l’accomplissement ultime d’une société pleinement libérée. c’est pourquoi le mythe du communisme comme société transparente et réconciliée, qui implique très clairement la fin de la politique, doit être abandonné. À la différence du marxisme, pour lequel le communisme entraînait logiquement la disparition de l’état, de notre point de vue, le projet émancipateur ne peut plus se concevoir comme élimination du pouvoir et gestion de leurs affaires par les agents sociaux identifiés du point de vue de la totalité sociale. antagonisme, luttes et opacité partielle du social ne disparaîtront jamais.

en ce qui concerne l’intervention politique, il est clair que penser la réalité sociale en termes de pratiques hégémoniques a des conséquences cruciales sur la manière d’envisager ses formes. la politique radicale ne peut plus se concevoir comme démarche extérieure à tout arrangement institutionnel ou processus de désertion, mais comme tentative de trans-formation de ces institutions en étant aux prises avec elles. le but est de désarticuler les discours et les pratiques qui ont cours et qui fondent et reproduisent l’hégémonie existante, de manière à en construire une nouvelle. nous inspirant de gramsci, nous avions proposé de visualiser cette stratégie comme une « guerre de position », qui consiste en une série d’interventions contre-hégémoniques, dont le but est de désarticuler l’hégémonie existante et de la remplacer par une nouvelle, plus progres-sive, grâce à une ré-articulation d’éléments nouveaux et anciens en une configuration de pouvoir différente.

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une « guerre de position » de ce genre ne peut se satisfaire de sim-plement séparer les différents éléments dont l’articulation constitue les points nodaux où se fondent ces pratiques et ces institutions. le deuxième temps, celui de la ré-articulation, est crucial. sinon, nous nous retrouverions face à une situation chaotique de dissémination pure, qui laisserait la voie ouverte aux tentatives de ré-articulation par des forces non progressistes. de fait, l’histoire nous offre de nombreux exemples de situations où la crise de l’ordre dominant a suscité des solutions de droite. il est par conséquent important que le temps de la « dés-identification » soit suivi du temps de la « ré-identification », qu’à la critique de l’hégé-monie existante soit associée la proposition d’une alternative. c’est là une chose que de nombreuses approches de gauche omettent, tout particuliè-rement celles qui envisagent le problème en termes de réification ou de fausse conscience et croient qu’il suffit de se libérer du poids de l’idéologie dominante pour qu’advienne un ordre nouveau sur lequel ne pèsent plus pouvoir ni oppression. étant donné que l’approche hégémonique recon-naît que la réalité sociale est construite discursivement et que les identités sont le produit de processus complexes d’identification, ce n’est que par l’insertion dans une multiplicité de pratiques et de jeux de langage que des formes d’individualités spécifiques sont construites. de plus, puisque le politique a un rôle structurant fondamental, les relations sociales sont contingentes et toute articulation dominante résulte d’une confrontation antagoniste dont l’issue n’est jamais donnée à l’avance.

la politique démocratique radicale que nous préconisons ne se fonde pas sur le postulat dogmatique d’une quelconque « essence du social », mais sur l’affirmation de la contingence et de l’ambiguïté de toute « essence », ainsi que sur le caractère constitutif de la division sociale et de l’antagonisme. Je souhaiterais préciser que notre concept d’antagonisme ne doit pas se comprendre comme une relation objective, mais comme un mode de relation qui révèle les limites de toute objectivité. les limites de la société sont par conséquent antagonistes, et la division sociale est inhérente à la possibilité d’une politique, et, plus encore à la possibilité même d’une politique démocratique.

antagonisMes et hétérogénéiténotre approche post-marxiste remet en question le type d’ontologie

qui informe la conception marxiste, laquelle n’envisage la négation que sur le mode de la contradiction dialectique. c’est précisément parce qu’elle ne peut admettre la négativité radicale qu’elle est incapable de penser l’antagonisme. À l’inverse, l’approche hégémonique reconnaît que l’antagonisme est irréductible. son terrain ontologique d’élection est

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celui de la division, de l’échec de l’unicité. en soulignant la dimension de négativité radicale qui fait obstacle à la totalisation absolue de la société, nous mettons en question la possibilité même d’une société réconciliée. si l’antagonisme ne peut être éradiqué, tout ordre est obligatoirement un ordre hégémonique, et l’hétérogénéité ne peut être éliminée ; l’hété-rogénéité antagoniste révèle les limites de la constitution de l’objectivité sociale. l’objectivité sociale ne peut jamais être pleinement constituée, et par conséquent un consensus pleinement inclusif, ou une démocratie « absolue » reste hors de portée.

la politique est une lutte entre des projets hégémoniques qui visent à incarner l’universel de manière à définir les paramètres de la vie sociale. l’hégémonie est réalisée par la construction de points nodaux qui fixent de manière discursive le sens des institutions et des pratiques sociales à travers lesquelles une conception spécifique de la réalité est établie. un tel résultat sera toujours contingent et précaire, et tout ordre est suscepti-ble d’être ébranlé par des interventions contre-hégémoniques visant à le désarticuler afin d’installer une autre forme d’hégémonie. la politique se déploie toujours dans un champ où s’affrontent des antagonismes et la penser simplement comme une manière « d’agir en commun », concep-tion tellement à la mode aujourd’hui, a pour conséquence l’effacement de la dimension ontologique de l’antagonisme (le politique), qui offre la condition quasi transcendantale de sa possibilité. une intervention politique digne de ce nom est une intervention qui est aux prises avec un certain aspect de l’hégémonie existante et vise à en désarticuler/réarticuler les éléments constitutifs. elle ne peut jamais se concevoir comme déser-tion, ou sur le mode de « l’événement ».

une dimension cruciale de la politique hégémonique consiste en la formation de « chaînes d’équivalences » entre diverses revendications démocratiques, de manière à les transformer en exigences qui ébranleront la structure existante des relations de pouvoir. il est clair que les multiples revendications démocratiques qui existent dans notre société ne conver-gent pas nécessairement, et qu’elles peuvent même entrer en conflit les unes avec les autres. c’est pourquoi il est nécessaire de les articuler poli-tiquement. il convient ici de préciser que la création de « chaînes d’équi-valences » représente une forme d’unité qui respecte la diversité et n’arase pas les différences. ce n’est que dans la mesure où les différences démo-cratiques se heurtent à des forces ou à des discours qui les nient toutes que ces différences peuvent se substituer les unes aux autres. l’enjeu, ici, est la création d’une « volonté collective » (gramsci), d’un « nous » ; et ceci requiert la détermination d’un « ils ». c’est pourquoi la construction d’une volonté collective nécessite qu’un adversaire soit défini. un tel

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adversaire ne peut se concevoir subsumé dans une catégorie homogène comme le « capitalisme », mais bien en termes de points nodaux de pou-voir qu’il convient de cibler pour ébranler l’hégémonie existante. il faut lancer la « guerre de position » en des lieux multiples, et pour cela, il faut établir une synergie entre de nombreux acteurs : mouvements sociaux, partis et syndicats. l’enjeu n’est pas l’étiolement de l’état ou des diverses institutions qui organisent le pluralisme, mais une transformation pro-fonde de ces institutions, de manière à ce qu’elles deviennent un vecteur qui permette l’expression des multiples revendications démocratiques et étende le principe d’égalité au plus grand nombre de relations sociales possible. c’est là tout l’enjeu de la lutte pour la démocratie radicale. n

(traduit de l’anglais par brigitte Marrec)

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le coMMunisMe entre PhilosoPhie, ProPhétie et théorie

Par Jacques biDet

Je propose dans cet essai un ensemble de thèses enchaînées qui, parce qu’elles sont faites d’autant de termes à définir et de concepts à (re) construire, ne livreront leur sens que progressivement1.

1. le communisme s’oppose à la fois, quoiqu’inégalement, au libéra-lisme, discours de la propriété capitaliste, et au socialisme, compris comme schème idéal des « dirigeants-et-compétents ». quant au marxisme, il véhicule la visée ambiguë d’un communisme en termes de socialisme.

2. cette ambiguïté du discours de Marx fait corps avec sa « critique de l’économie politique ». elle apparaît dès lors que l’on considère non plus le communisme philosophique du Jeune Marx, mais l’alternative à l’ordre capitaliste qu’esquissent les écrits ultérieurs. or, de façon surprenante, les interprètes philosophes, qu’ils se réclament ou non du marxisme, sem-blent impuissants à la reconnaître.

3. il en découle en effet – et c’est là le point obscur et inquiétant, refoulé – une continuité paradoxale entre le « communisme » de ce Marx dit de la maturité et le « socialisme réel » qui s’est développé à partir de la matrice soviétique. transparaît aussi un lien entre celui-ci et les autres socialismes du xxe siècle : un certain air de famille leur vient d’une même matrice marxienne.

dès lors, la réapparition du communisme en philosophie, à laquelle on assiste aujourd’hui dans quelques pays d’europe, n’est pas seulement à comprendre comme marquant la fin du deuil d’un monde englouti dans le désastre soviétique, comme cela semble ressortir du débat en cours. elle répond aussi, de façon plus immédiate, à une perte ultérieure : à l’effondrement qui frappe les forces sociales du « socialisme dans le capi-talisme » (pour reprendre une expression de g. duménil et d. lévy) à l’ère du néolibéralisme. elle signale ainsi la recherche d’une alternative à une alternative déchue.

1. Je poursuis ici l’analyse engagée dans Que faire du Capital ?, Paris, PuF, 1985 (2° éd. 2000), Théorie générale, Paris, PuF, 1999, et Explication et Reconstruction du Capital, Paris, PuF, 2004. on pourra se reporter au Glossaire métastructurel qui figure sur le site http://perso.orange.fr/jacques.bidet/.

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4. ces prémisses conduisent à reconsidérer les termes qui forment la trame du débat en cours. celui d’une « idée du communisme » (alain Badiou), qui pourrait remonter à Platon ou bien qui renverrait plus spé-cifiquement à une exigence d’égalité radicale (Jacques rancière), dans une société clivée jusqu’à ce jour entre participants et « sans-part ». À moins qu’au capital ne s’oppose une « multitude » (toni negri), dont le communisme exprimerait la puissance commune.

5. l’idée communiste semble aujourd’hui chercher sa rédemption, au-delà de la communauté, dans une conceptualité encore inédite du « commun ». s’il en est ainsi, on se trouve ultimement renvoyé à la rela-tion de l’humanité mondialisée avec la planète qui la porte.

la question qui se pose ici est de savoir ce qu’en définitive peut (dire et faire) le « communisme ». le philosophe-prophète, dont le jeune Marx est l’archétype, tend à proposer des formules qui enjambent les difficul-tés sur lesquelles buttent les laborieuses investigations d’une « science sociale », laquelle, il est vrai, ne porte en elle-même aucune pensée de l’émancipation. quelle sorte de coopération peut-on concevoir entre ces deux formes de savoir ?

le coMMunisMe dans une théoriede la société Moderne et de son histoire

Je suivrai ici la thèse de Marx selon laquelle, pour entrer dans l’in-finie complexité de la société moderne, il faut partir d’un clivage pre-mier qui dessine une ligne de partage économique, juridico-politique et culturelle, non pas entre deux groupes, mais entre deux « classes », c’est-à-dire selon un processus de division qui traverse les individus eux-mêmes et détermine un champ de tendances et de possibilités sur lequel s’affrontent des forces sociales dont la configuration varie dans le temps. selon l’approche « métastructurelle », dans la société moderne, la classe dominante comporte deux « pôles », correspondant aux deux « facteurs-de-classe », le marché, qui règle la propriété, et l’organisation (productive, administrative et culturelle), qui règle la compétence. quant à l’autre classe, je la désigne comme « la classe fondamentale » (celle des salariés et travailleurs indépendants), car elle constitue le support créatif de la société. les deux « facteurs-de-classe » ne sont rien d’autre que les deux formes de coordination rationnelle à l’échelle sociale au-delà de la communication directe : ces deux « médiations », dont le potentiel de raison se trouve instrumentalisé en son contraire, s’articulent entre elles pour former le « rapport-de-classe » moderne. la structure de classe ainsi définie ne se comprend que dans son rapport dialectique à cette métastruc-ture que constitue, à l’intersection des deux médiations, la prétention de

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se diriger sous l’égide du discours partagé entre égaux. s’il en est ainsi, dans la société moderne, la lutte de classe est un jeu à trois, où s’indique formellement la place du « communisme »2.

rien, me semble-t-il, ne serait plus illusoire que de jouer le commu-nisme contre le socialisme. le libéralisme, discours du marché capitaliste, désigne l’adversaire premier ; et, en ce sens, il n’y a pas d’anticapitalisme plus radical que l’antilibéralisme. le socialisme se réclame de l’autre prin-cipe de rationalité, sans lequel on ne peut mettre un peu de raison dans les rapports marchands : l’organisation concertée des fins et des moyens. À ces deux logiques sociales s’attachent deux forces sociales, tout à la fois conniventes et antagonistes : celle de la propriété, qui ne vit que d’appro-priation, et celle de la « compétence », qui se reproduit en monopolisant les positions de direction organisationnelle et culturelle. Mais ces deux pôles de la « classe dominante » ne sont pas à mettre sur le même pied3. si le communisme n’est rien d’autre que « le mouvement effectif (wirklich) qui abolit (aufhebt) l’état actuel » (selon les termes de L’idéologie allemande), il n’est pas à comprendre comme une simple tendance historique : il ne s’oriente pas vers un but final à atteindre, mais il n’existe pas en dehors d’une pratique consciente d’elle-même, d’une perspective stratégique. le communisme, critique pratique immanente à la modernité, ne relève pas d’une autre planète, ni d’une autre société. il n’est pas une alternative au socialisme : pour autant qu’il existe, il tend à l’hégémoniser, à le subvertir et à le transfigurer en vue de vaincre la domination capitaliste.

ce « paradigme métastructurel », proposé aux économistes, sociolo-

2. Cette analyse des classes et de leurs perspectives n’est pas à comprendre comme une théorie des partis politiques. « Socia-lisme » et « communisme » ne sont pas spécifiquement affectés à des partis empiriquement existants. Voir « Classe, parti, mou-vement – Classe, ‘race’, sexe », Actuel Marx, n° 46, 2009, dont le présent article est le prolongement. on comprendra que je sois ici conduit à reprendre quelques définitions qui s’y trouvent argumentées.3. nous avons, avec Gérard Duménil, tenté de montrer pourquoi. Voir Altermarxisme. Un autre marxisme pour un autre monde, Paris, PuF, 2007. Là où j’identifie une classe dominante à deux pôles face à une classe fondamentale, G. Duménil et D. Lévy clivent entre « deux classes dominantes potentielles », les capitalistes et les cadres, et « des classes populaires ». Selon leur analyse, dans le capitalisme, les cadres, en position de classe intermédiaire, sont susceptibles de s’allier soit aux capitalistes soit aux classes populaires, alors que dans des sociétés non capitalistes, ils ont vocation à s’imposer comme classe dominante. La divergence conceptuelle, qui apparaît ici notamment dans la notion de « classe intermédiaire », n’empêche pas que se vérifie par ailleurs entre nous une grande convergence d’analyse théorique, historique et politique.

Classes classe dominante classe fondamentale

Facteurs-de-classe marché organisation (marché + organisation)

Foyers d’hégémonie Pôle des Propriétaires Pôle des classe fondamentale Dirigeants et compétents

Perspectives (social-) Libéralisme (Libéral-) socialisme communisme(hégémoniques) (hégémonisant le socialisme)

Récits-Idéologies néo-Libéralisme « État-social » -isme

Récit-Théorie marxisme, une théorie ambiguë = communisme du point de vue du socialisme

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gues, politologues et théoriciens du discours4, l’est nécessairement aussi aux historiens. de cette structuration sociale5, il faut en effet faire la « généalogie » : en rechercher non pas l’origine (c’est-à-dire le renvoi à des configurations autres que la sienne propre), mais le commencement, dans une conjoncture historique déterminée6. le rapport du communisme à une donnée anthropologique transtemporelle, celle de la parole – capacité humaine qui n’est pas seulement de communication, mais aussi d’inter-pellation, de reconnaissance –, est de nature purement « référentielle » (c’est là le point décisif, la façon particulière dont l’approche métastruc-turelle assume le « tournant linguistique » : les discours ne « structurent » pas la société). et cette référence, c’est-à-dire cette prétention, advint historiquement. il vint un temps où l’on commença officiellement à déclarer que la vie sociale tout entière devait se conformer aux principes de la parole également partagée entre personnes égales. dans le tissu même d’une société encore féodale, la commune italienne, en tant que cité-état, en vint à se présupposer, dans la matérialité économique de son existence, sous principe républicain – brève exception. un tel commen-cement ne pouvait advenir que lorsque – avec l’apparition des « arts » et dans la vacance d’un pouvoir impérial supérieur – la co-imbrication marché/organisation commença à émerger dans une co-implication poli-tico-économique poursuivie, à petite échelle urbaine, jusqu’à son terme, celui d’un micro-état, prévalant censément comme la forme ultime d’une organisation concertée. cette immédiateté discursive ne pouvait émerger que sous la forme d’un affrontement, dans la collision entre ces deux média-tions, facteurs-de-classe entrecroisés, supports d’une pesante oligarchie. laquelle pourtant ne pouvait entièrement se soustraire aux conditions de cette structuration critico-antagonique. c’est alors seulement qu’apparut l’idée communiste, celle de la subversion des pouvoirs qui naissaient de cette imbrication. d’abord, dans des formes symboliques délégitimant les privilèges entremêlés de la propriété (des « magnats » de la finance et du commerce) et de la compétence (des « potentats » du patriciat et de l’église). dans ce contexte nouveau, elle relève d’une prétention sociale nouvelle (dont elle constitue la « critique interne »), qui diffère de celle de la démocratie, purement politique, des athéniens tout autant que de l’universalisme moral du stoïcisme et du premier christianisme.

le communisme, immanent à la modernité, apparaît avec elle. il n’y a pas de communisme dans l’antiquité, ni dans la plèbe romaine, ni dans la révolte de spartacus, ni chez les premiers chrétiens, ni chez les qarmates.

4. Voir J. Bidet, « Court traité des idéologies », Actuel Marx, n° 44, 2008.5. Inséparable de l’autre dimension de la configuration mondiale moderne, qui n’est pas structure (de classe au sein de l’État-nation), mais système-monde : classe et « race » entremêlées au genre. Je laisse ici ces questions de côté.6. C’est là le thème du chapitre VI, « Le commencement de la modernité : la commune italienne », d’un livre à paraître, De Marx à l’État-monde. Classes, « races », sexes et idéologies. on y trouvera la bibliographie qui ne peut être donnée ici.

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ni Platon, ni saint Paul ne signalent une historicité du communisme. Par contre, dès l’émergence la plus floue d’une socialité moderne, dès la commune italienne du xiiie siècle – cet ensemble de révolutions en parallèle par quoi s’ouvre la modernité et qui s’achèvent en défaites dura-bles, premières d’une longue liste –, apparaît l’hérétique, cathare et autre, et son frère ennemi franciscain. la ville, dit-on, « respire l’hérésie », qui se propage, n’ayant pas de patrie. et se perpétue, à travers mille aléas, d’un siècle à l’autre, de hussites en anabaptistes, avant de se trouver un nom post-religieux, celui de communisme. non par sécularisation, mais parce que l’hérésie – sourde exigence d’égalité, de commun – était bien plutôt le langage provisoire d’une puissance à venir, une puissance que le discours religieux a d’emblée tenté de théoriser. duns scot : selon la loi divine et naturelle, le monde est fait pour un usage commun. discours déjà inévitable, mais alors intenable. le communisme ne pouvait entrer en scène comme force sociale qu’à partir du moment où la concertation discursive entre personnes supposées libres, égales et rationnelles, progres-sivement apparue comme le présupposé officiel et déclaré de l’ordre public, laissait émerger – à travers le déploiement des deux facteurs-de-classe en rapport-de-classe moderne – une classe fondamentale quelque peu consciente de soi, capable de pratiques d’auto-émancipation, d’actes de rupture qui soient en même temps des actes publics de parole, propres à conférer une substance concrète, subversive – menaçante à l’égard des dominants – à la déclaration de référence, énonciation sociale pratique et non simple énoncé. il s’agit là d’une disposition structurelle, constitu-tive de la condition de l’humanité moderne. le communisme désormais ne cessera de hanter. il s’éloigne et revient selon les conjonctures, selon les revirements de rapports de force historiques. chassé par la porte, il revient par la fenêtre. encore faut-il savoir reconnaître le revenant.

le coMMunisMe du Marx« critique de l’éconoMie Politique »

la philosophie du Jeune Marx des années 1843 et 1844 est à pren-dre comme un work in progress. À son terme, le communisme apparaît comme l’objet même de la philosophie, comprise comme recherche de l’émancipation humaine, politique et sociale. cette « idée du commu-nisme » retentit dans les textes politiques, du Manifeste à La guerre civile en France, et dans l’œuvre théorique, des grundrisse au Capital. elle n’est jamais abandonnée. Mais elle s’inscrit désormais dans un autre contexte de savoir, qui est de nature non philosophique. s’il y a deux Marx, ce n’est pas par changement d’idée, mais par changement de registre épistémique.

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le second communisme de Marx pointe à mesure que se précise sa construction théorique du « mode de production capitaliste ». dans les grundrisse s’esquisse une alternative à l’ordre marchand capitaliste. dans celui-ci, les travaux particuliers s’intègrent au travail universel à travers la médiation d’un « échange de produits ». la coordination entre eux s’opère post festum, « sous l’effet de leurs relations réciproques » sur le marché. l’alternative implique une autre « médiation », qui opère par avance et non après-coup. « dans le deuxième cas, c’est dans la présuppo-sition elle-même que se tient la médiation ; c’est-à-dire qu’on présuppose une production collective […]. le travail de l’individu singulier est posé d’emblée comme travail social ». « au lieu d’une division du travail qui s’engendre nécessairement dans l’échange des valeurs d’échange, on aurait une organisation du travail ayant pour conséquence la participation de l’individu particulier à la consommation collective »7. Marx ajoute : « économie de temps et distribution planifiée du travail entre les différen-tes branches de la production demeurent la première loi économique sur la base de la production collective »8. Mais celle-ci obtient un tel résultat par voie d’organisation et non d’échange. c’est là un point central du communisme du Marx de la maturité.

on le retrouve dès le premier chapitre du Capital, dans le fameux § iv – « le fétichisme de la marchandise » – dont il gouverne toute l’éco-nomie. on ne fera, en effet, disparaître le fétichisme de la marchandise, explique Marx, qu’en abolissant la marchandise elle-même, c’est-à-dire le marché, remplacé par une « réunion d’hommes libres travaillant avec des moyens de production communs […] d’après un plan concerté »9.

À ce niveau initial, l’alternative au marché reste encore abstraite, indé-terminée. elle se précise après l’exposé, aux chapitres vii à xii, des méca-nismes de la production marchande capitaliste, soit au chapitre xiii : « la coopération ». sous ce nom se trouve introduit le mode non marchand de division du travail qui se développera au sein de la manufacture – objet du chapitre suivant. ce bref chapitre xiii, qui esquisse un tableau du travail en général comme « travail social », est émaillé de formulations signi-ficatives. la coopération caractérise l’homme comme « animal social » (référence à aristote), capable d’un « travail social et combiné »10. elle est à l’origine même de la « civilisation humaine », reposant alors sur « la propriété en commun des moyens de production »11. « en agissant avec d’autres dans un but commun et d’après un plan concerté, le travailleur

7. K. Marx, Manuscrits de 1857-1858, Paris, Éditions Sociales, 1980, vol. 1, pp. 108-109 (je souligne).8. ibid., p. 108.9. K. Marx, Le Capital, Livre I, tome I, Paris, Éditions Sociales, 1978, p. 90.10. K. Marx, Le Capital, Livre I, tome II, Paris, Éditions Sociales, 1948, p. 23.11. ibid., p. 23.

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efface les bornes de son individualité et développe sa puissance comme espèce »12. cette « socialisation » du travail est le fait d’un « travailleur collectif »13, plus productif que des travailleurs indépendants les uns des autres. cela suppose une « fonction de direction, de surveillance et de médiation (Vermittlung) »14. Mais « l’économiste » a tort d’identifier « la fonction de direction et de surveillance, en tant qu’elle dérive de la nature même du procès de travail coopératif, avec cette fonction en tant qu’elle a pour fondement le caractère capitaliste, et, conséquemment, antagonique de ce même procès »15.

ainsi éclairés, nous parvenons au chapitre xiv, § iv, qui oppose le marché et l’organisation : soit « la division du travail dans la société » et « la division du travail dans la manufacture »16. la première se réalise à travers l’échange des marchandises et se trouve régulée par un incessant rééquilibrage a posteriori (soit post festum). dans la seconde, l’équilibre, selon « la loi de fer de la proportionnalité »17, entre les divers travaux impliqués dans le produit final, qui seul est une marchandise, est réalisé a priori sous l’autorité du capitaliste.

on ne s’étonnera pas que, dans la Critique du Programme de gotha, évoquant la « première phase du communisme », il reprenne la même pro-blématique : « ce n’est plus par la voie d’un détour », celui de la valeur des produits sur un marché, « mais directement (unmittelbar) que les travaux de l’individu deviennent partie intégrante du travail de la communauté ».

l’ambiguïté qui parcourt ces textes, jalons significatifs, tient à ce que l’organisation oscille entre deux statuts théoriques. d’une part, celui d’une « médiation », analogue au « marché », car, comme il l’écrit dans les grundrisse, « il faut naturellement qu’il y ait médiation (Vermittlung) ». et il en distingue précisément deux : l’échange et l’organisation, alias coo-pération. d’autre part, celui d’une « immédiation », d’un unmittelbar, au caractère simple, einfach, et transparent, durchsichtig, qui est le propre de la société d’avenir, définie dès le premier chapitre du livre i, celle qui réunit « des hommes libres travaillant avec des moyens de production communs », « d’après un plan concerté ».

l’argument du Capital est que « la coopération », ou « travail social », qui fait corps avec la nature sociale de l’homme, connaît au sein de l’en-treprise capitaliste son ultime développement. avec la concurrence, les « compagnies » sont appelées à être de moins en moins nombreuses et de plus en plus vastes au point qu’il n’y en aurait peut-être qu’une seule

12. ibid., p. 22.13. ibid., p. 20.14. ibid., p. 23.15. ibid., p. 25.16. ibid., p. 41 et suivantes.17. ibid., p. 45.

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par branche (voir livre i, chapitre xxv, § ii). la rationalité organisa-tionnelle marginalise ainsi progressivement la rationalité marchande et la propriété privée. elle organise les producteurs eux-mêmes et les unit dans un procès collectif de production. elle ouvre la porte au communisme.

tout changera pourtant, puisqu’il s’agira d’un travail combiné « selon un plan concerté » (je souligne), formule récurrente : concerté entre tous, libres et égaux. l’économie s’inscrit dès lors dans un ordre politique nouveau, celui de la « république démocratique » à laquelle tend, aux yeux de Marx, la lutte politique du communisme, celui d’une démocratie radicale. elle devra en même temps, souligne-t-il, répondre aux mêmes exigences d’économie de temps et de répartition rationnelle entre bran-ches – dont il a fourni une ébauche virtuose aux livres i et ii pour ce qui est du capitalisme. il est cependant significatif qu’il n’esquisse jamais la moindre tentative d’élaborer un schéma d’économie planifiée, ni même la moindre proposition en vue d’un « plan concerté ». il formule des principes généraux, associés à des programmes de transition – voir notamment Le Manifeste du parti communiste. dans La guerre civile en France, il propose en exemple les réalisations de la commune de Paris. son enthousiasme pour les coopératives et pour les idées de fédération, ses convictions politiques, démocratiques, voire libertaires, suggèrent que sa perspective est celle d’un « plan concerté » très décentralisé. Mais il ne produit aucun concept déterminé susceptible de donner forme concrète à sa logique sociale constituante.

de sa critique de l’économie politique, qui est aussi une théorie du capitalisme, il résulte néanmoins une conclusion décisive, quoique négative : le communisme présuppose l’abolition du marché. et il ne lui échappe pas que, lorsque celui-ci disparaît – dans cette « première phase du communisme » –, l’ordre social de la production suppose encore le clivage entre travail « manuel » et travail « intellectuel »18, où celui-ci comprend l’ensemble des fonctions de conception, mais aussi nécessaire-ment « de direction, de surveillance et de médiation ». le paradoxe, ou le pari, est que c’est dans ces conditions que doit émerger la « coopération » comme « association des travailleurs » : l’émancipation communiste.

on sait qu’il en est allé autrement et que le projet post-marchand s’est concrétisé en une nouvelle forme de société de classe, un « collec-tivisme » imprévu. le plan « concerté » s’est révélé aussi problématique que le « libre » marché. il reste cependant à savoir comment compren-dre la relation entre la construction théorique marxienne et le processus historique ultérieur.

18. Sur ces sujets, voir notamment A. Rattansi, Marx and the Division of Labour, Londres, Macmillan Press, 1982.

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la déchéance et l’iMProBaBleretour du « coMMunisMe »

quand les bolchéviques en viennent à abolir le marché, ils ont toutes raisons de se réclamer de Marx. il s’avère pourtant que l’instauration d’une économie « collective » ou « socialisée », organisée « d’après un plan concerté », suscite partout où elle s’impose une institution inatten-due, nullement prévue par les promoteurs de l’idée et du mouvement : le parti unique.

dans les termes de l’analyse métastructurelle, ce phénomène histori-que, qu’illustre la figure de staline, ne mérite pas le nom de « commu-nisme », mais celui de « socialisme ». on ne manquera pas, bien sûr, de se gausser de ce grossier subterfuge, qui revient à réhabiliter le communisme en mettant ses crimes sur le dos du socialisme. cela signifie seulement que ce sont ici, après l’abolition des rapports marchands, les forces sociales modernes de l’organisation qui se sont constituées en classe dominante dans les institutions de la politique, de la production, de l’administration et de la culture19.

une société fondée sur l’organisation planifiée monopolise l’informa-tion, hiérarchise les compétences, légitime et reproduit cette hiérarchie, la sépare du peuple. une telle économie, de rationalité particulièrement limitée, est particulièrement fragile, propre à démoraliser le corps social. le fonctionnalisme du parti unique tient à sa capacité à assurer une cohésion idéologique et éthique, au sens gramscien, au processus de la construction économique. il n’est pas étonnant qu’il ait, jusqu’au der-nier jour, nourri ses dissidents et réformateurs, ses martyrs au nom d’un « socialisme à visage humain ».

la contradiction interne qui le mine tient à ce que, d’une part, la « révolution » n’ayant de sens que comme réalisation des promesses de la modernité, elle ne peut pas ne pas mettre en œuvre les rites du suffrage universel, de la représentation, de la loi égale pour tous, etc., et à ce que, d’autre part, sous l’égide du parti unique qu’implique le « socialisme », elle porte à l’absolu une tendance générale – mais généralement limitée par le rapport de force – de la domination de classe : la privatisation du pouvoir d’état, ici paradoxalement validée par la constitution. dans la forme moderne de société, qui implique officiellement un clivage privé/public, le parti unique ne peut pas ne pas être reconnu comme un pouvoir privé, donc arbitraire. il introduit en effet la plus sournoise perversion de l’institution publique moderne.

il reste que ces sociétés se sont dites « communistes », ont exalté

19. une telle approche est assez largement répandue dans certaines traditions sociologiques, économiques et historiennes. Le propre de l’approche métastucturelle est de l’intégrer à la conceptualité de Marx, ce qui implique de reconstruire celle-ci sur la base d’une dualité de facteurs-de-classe.

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le « communisme ». Mais qu’ont-elles fait en cela de différent de ce que font les sociétés concurrentes, lorsqu’elles se définissent comme des « démocraties » (et je n’entreprendrai pas ici d’expliquer pourquoi elles ne le sont pas), comme « le monde libre », comme des sociétés où règnent les droits de l’homme, l’état de droit ? le nom est d’autant plus nécessaire que la chose n’est pas. et c’est corrélativement à ses disposi-tifs les plus extrêmes de simulacre démocratique, d’embrigadement et de répression politique, de gestion policière, de conformisme culturel, de déportation de masse et d’extermination que le « monde libre » atta-chera le qualificatif de « communiste ».

au xxe siècle, « communisme » a donc désigné diverses choses. l’élan émancipateur des grands commencements, qui se prolonge dans les luttes anticoloniales et anti-impérialistes. un mouvement de résistance aux fas-cismes, nazismes et autres régimes dictatoriaux. une culture internatio-naliste. le mythe subversif d’un peuple de militants. un impact social de solidarité dans les sociétés capitalistes. Mais il s’est aussi trouvé qualifier les « régimes » socialistes qui ont revendiqué à titre de gloire, et reçu à titre d’infamie, le nom de communistes.

on a pu longtemps penser que la stigmatisation était telle que le nom de « communisme », abandonné par le grand nombre de ceux qui s’en réclamaient, ne reviendrait plus. Pour que sa cote remonte quelque peu, du moins dans le périmètre académique, il aura fallu que celle du « socia-lisme » redescende au plus bas. celui-ci avait pour contexte l’état-nation, dont il avait fait l’état social (national), fruit d’un compromis de classe, d’un rapprochement entre la « classe fondamentale » et les « dirigeants-et-compétents », au détriment des « capitalistes ». Mais la mondialisation néolibérale a ébranlé de part en part cette configuration historique. les forces sociales du « socialisme dans le capitalisme » se trouvent entraînées dans un espace pour elles sans repères, celui d’un monde régi selon la seule logique du marché capitaliste. elles perdent leur emprise organi-sationnelle qui autorisait un projet social distinct, et se trouvent prises comme jamais dans les politiques libérales-impérialistes. et c’est alors que, par différence, « communisme » peut apparaître comme le mot adé-quat pour définir une perspective juste, radicale, universelle, voire, dans une situation nouvelle, comme une nouveauté.

quelle identité Pour le coMMunisMe ?il s’agit bien d’un nom, non simplement d’une idée. en se l’appro-

priant, on se nomme. Mais d’où ce nom tire-t-il son attrait, sa légitimité, voire sa puissance ? c’est là précisément l’objet du débat en cours.

en quel sens le communisme représente-t-il une « idée » ? on peut certes

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penser que « l’éternité » de l’idée survient dans l’événement20. il semble néanmoins qu’on ne puisse inscrire l’événement dans l’histoire qu’en se référant à des concepts d’analyse socio-historique. cela ne veut pas dire qu’elle s’en déduise. dépourvue de contenu principiel préétabli, cette « idée » ne se compose qu’en se recomposant sans cesse en réponse à des expériences d’injustice, d’abord sans voix, et qui en viennent, de résistan-ces en révoltes, à accéder à la conscience, à « s’inventer », à se dire et à s’imposer comme telles, avec un potentiel normatif renouvelé21. celles-ci pourtant ne se construisent historiquement (dans des contextes systémi-ques) que dans des formes structurelles qui sont toujours déjà le support de promesses déterminées de justice et de bien, suscitant des attentes déterminées de reconnaissance – promesses qui, se donnant comme accomplies, résonnent comme autant de menaces. cela, dira-t-on, est vieux comme le monde. une théorie de l’histoire présuppose en effet une anthropologie sociale. Mais la promesse moderne est spécifiquement inhérente à la nature des « médiations-facteurs-de-classe », qui ne sont des médiations qu’en tant que relais supposés du discours communica-tionnel immédiat, et qui ne peuvent prétendre « relayer » celui-ci que dans la mesure où leur co-implication antagonique constituante fait surgir un discours social critique sur ce qu’il en est de telles prétentions. comme ces facteurs entremêlés coordonnent l’ensemble de la vie sociale, l’expérience de l’injustice parvient à se constituer en une expérience sociétale globale. et l’on appellera « communisme » tout ce qui lui fournit au jour le jour son discours expérimental. ce communisme est l’autocritique immanente de la société moderne, le principe de la lutte de classe contre libéralisme et socialisme. son « éternité » est co-extensible à la seule modernité. Mais non comme l’immanence d’une idée indéfiniment reconductible : le communisme n’existe que comme volonté d’en finir.

Par cette analyse de classe, l’approche métastructurelle se distingue d’une problématique des « sans-part ». ou, du moins, elle tend à écarter un usage analytique de cette notion comme désignant le clivage primordial. car on laisserait alors entendre que les sociétés modernes se divisent entre ceux qui « ont part » – diversement, inégalement, certes – à la fonctionnalité d’un système et les autres. on mettrait d’un côté, avec les privilégiés, les exploités-bien-intégrés, qui sont pourvus d’un salaire assuré et protégés des risques sociaux majeurs, et, de l’autre, ceux qui ne le sont pas. ce clivage renvoie à des rapports sociaux compris, à la façon de habermas,

20. Chez Alain Badiou, comme chez le Jeune Marx, la philosophie travaille à produire des concepts socio-anthropologiques géné-raux qui seraient immédiatement ceux des sociétés concrètes. Court-circuitant les médiations conceptuelles historico-théoriques, cette lecture de l’histoire est vouée à culminer sur des événements pris comme « exemples » : 1792, 1848, 1871, 1917, 1968, ou encore, « une réunion de quatre ouvriers maliens et d’un étudiant » (français) dans un foyer d’hébergement. Voir A. Badiou/ S. Žižek, L’idée de communisme, Paris, Lignes, 2009, p. 22.21. Voir J.-P. Deranty, E. Renault, « Politizing Honneth’s Ethics of Recognition », Thesis Eleven, n° 88, February 2007.

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en termes de participation, avec cette différence, capitale il est vrai, que certains en seraient exclus, exclus du logos. récuser cette approche ne signifie pas que l’on rejette l’idée que les exclus soient les porteurs privi-légiés d’une vérité à venir. Mais l’exclusion propre à notre temps diffère de la pauvreté des sociétés antérieures. elle tient à la nature spécifique des facteurs-de-classe (constitutifs du rapport-de-classe), le marché et l’organisation : elle tient à ce qu’ils possèdent un extérieur structurel où se trouvent remisés par le processus de classe ceux qui n’ont plus rien à offrir en termes de bien pour un marché ni de compétence pour un travail organisé, même plus leur force de travail, plus rien qui soit profitable au profit. il s’agit bien là, en effet, d’un clivage aujourd’hui décisif. Mais cela ne signifie pas que ce soit à partir de lui que l’on puisse analytiquement comprendre les tendances de notre société dans son ensemble, ni donc de concevoir des stratégies d’émancipation. l’exclusion elle-même n’est au contraire pensable qu’à partir du rapport structurel de classe, dans son lien aux rapports systémiques (de « race ») et aux rapports de genre.

elle est en revanche décisive dès lors qu’il s’agit de dégager un prin-cipe : elle définit le point de vue à partir duquel se situer et d’où advien-nent, en dernière instance, les « vérités » historiques. c’est notamment ce qu’illustrent les travaux de Jacques rancière : les sans-part sont aussi les sans-voix qui inventent la justice à travers l’expérience de l’injustice. l’un des résultats de la critique métastructurelle d’une théorie des « principes de justice » – qu’il s’agisse du double principe énoncé par rawls ou du « principe u » avancé par habermas – est que l’on ne peut justifier qu’un seul principe, au confluent du juste et du bien, et purement négatif, une maxime « égalité-puissance », anarcho-spinoziste, de la pratique : « abolir toute inégalité qui n’élève pas la puissance des moins puissants »22. une puissance commune ne peut se légitimer et donc se concevoir qu’à partir de ceux qui ont et sont moins. Mais elle ne peut se construire stratégiquement qu’à partir d’une analytique de classe et de « race », soit de la configura-tion mondiale moderne en tant qu’elle croise « structure » et « système »23. cela ne conduit pas à se pencher sur la faiblesse des opprimés, mais à les reconnaître comme puissances entravées. les prolétaires sans substance, qui n’ont à perdre que leur chaîne, comme les peuples sans histoire, sont des visions ethnologiques d’en haut.

C’est à juste titre que toni Negri en prend le contre-pied dans une problématique de la puissance de la multitude. désigner ceux d’en bas comme la « classe fondamentale », c’est s’inscrire dans cette même ligne de puissance. la multitude est par définition le grand nombre, et non la

22. Voir J. Bidet, Théorie générale, op. cit., pp. 133-304.23. Je laisse ici de côté la troisième dimension, en réalité la première, celle de la division sexuelle, consubstantielle aux deux autres, que j’ai abordée dans l’article déjà cité, « Classe, parti, mouvement – Classe, ‘race’, sexe ».

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fraction exclue. c’est le peuple dans tous ses états, politique, économique et culturel, dans sa condition de vivant, comme vie commune et toujours singulière. la problématique de la « classe fondamentale » vise à articuler théoriquement cette « multitude », dont parle negri, dans une analytique de classe. Mais, ce faisant, elle la situe par rapport à une classe dominante à deux pôles – dont il est notable que l’un pourtant se trouve être celui des dirigeants-et-compétents. et cela pousse à soupçonner que la thémati-que du « travail intellectuel », dont negri fait le lieu d’un communisme à venir et déjà là, comporte peut-être un certain biais.

negri s’inscrit à la façon de Marx dans un contexte historique qui, pour une montée en puissance de la multitude, table sur les tendances structurelles du capitalisme. À la différence de Marx, pourtant, il compte non pas sur l’essor de l’organisation qui en viendrait à marginaliser le marché, mais sur les tendances à l’intellectualisation du travail. en ce sens, il évite la dérive « socialiste » du communisme historique. il se place non plus du côté du plan concerté, mais de la concertation elle-même, de la création, du commun et de la transparence. il est bien vrai que l’élar-gissement du travail intellectuel et de la culture subvertit, multiplie, sin-gularise et popularise nos modes de communication et d’initiative, et que cela change quelque chose dans les relations hégémoniques entre classes. Mais la production intellectuelle n’a pas l’effet d’immédiation qu’évoque constamment negri, parce qu’elle est de nature à se développer au sein de médiations qui gardent leur caractère de facteurs-de-classe. elle reste elle-même appropriable par voie de marché et d’organisation. et cette monopolisation est sans doute plus redoutable que celle des autres biens, car elle est celle du logos, qui est toujours à nouveau le commencement de toutes choses.

La philosophie politique moderne est, en dernière instance, la conjuration du spectre du « commun » : depuis locke, qui doit commencer par entre-prendre de montrer que la terre, qui est donnée par dieu également à tous, n’est productive qu’à condition d’être divisée en parts sur le marché, jusqu’à kant, qui ne peut pas ne pas partir d’un « communisme (théo-riquement) originaire », que seule abolira l’institution contractuelle, et jusqu’à John rawls, qui, pour en venir au large éventail de différences qui font la société « presque juste », se croit pourtant tenu de partir de l’égalité. seul Marx affronta le défi. Mais la propriété supposée commune des moyens de production laisse l’amer souvenir de son appropriation par les forces sociales de l’organisation.

reste ce legs de la philosophie moderne : on ne peut pas ne pas com-mencer par désigner comme communs l’ensemble des biens entremêlés de la nature et de la culture. tout le problème est de rester sur cette

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position, qui est celle non pas d’une propriété, mais d’une charge écologi-que commune et d’un usage socialement légitime. celui-ci se détermine par une « démocratie radicale » telle que soit assurée, dans la propriété commune, la propriété « individuelle »24, comme dit Marx, c’est-à-dire un pouvoir d’usage légitime au regard de chaque personne, au regard du dernier. dans le commun, chacun doit trouver le sien. dans un monde d’inégale appropriation, il se définit par un principe stratégique de lutte, le « principe d’égalité-puissance » : à nouveau « abolir toute inégalité qui n’élève pas la puissance des moins puissants ». il désigne un communisme de combat dans une société de classe25.

il y a certes des tendances historiques à une montée en puissance de l’organisation, de l’intellectualisation. Mais pas de tendance à l’émanci-pation. il n’y a que des potentialités nouvelles offertes, en même temps que de nouveaux périls. s’il en est ainsi, la devise du communisme ne peut être que celle du téméraire : « il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer ». la témérité n’est pas un pari ; c’est l’assomption du risque dans une lutte. le communisme est sublime, ou il n’est pas.

le coMMunisMe, l’huManité et la PlanèteLe caractère propre du communisme est le mondial. « l’internationale »

était l’alliance du socialisme et du communisme. elle s’enracinait dans les états-nations, donc sur le terrain du socialisme, qui est un projet d’orga-nisation nationale-étatique. dans son moment bolchévique, celui-ci ne pouvait, comme tel, réussir que « dans un seul pays »… à la fois, – loin que ç’ait été là la cause de son échec. l’autre socialisme (le « socialisme dans le capitalisme ») fait lui-même chaque fois l’objet d’une fondation nationale-étatique. le communisme relève d’un autre registre théorique et pratique. il se déploie d’emblée sur la scène universelle. il est transna-tional et mondial. son horizon ne s’arrête pas aux moyens de production. il s’agit pour nous tous de prendre en charge le monde lui-même, comme notre matérialité commune, lieu commun de notre vie singulière. c’est du communisme, et non du socialisme, que l’on tient cette idée que « le prolétaire n’a pas de patrie ». en vérité, sa patrie est le monde. et sa han-tise, le dépassement (aufhebung) de l’état.

c’est dans le mondial que culmine l’élément moral. on le trouve déjà, il est vrai, dans le cadre national. « liberté, égalité, fraternité » : le troisième terme annonce le dépassement de l’ordre juridico-politique, de l’ordre du droit, que désignent les deux premiers. il annonce que l’état

24. K. Marx, Le Capital, Livre I, tome I, op. cit., p. 205.25. Voir J. Bidet, Théorie générale, op. cit., § 914, « u-, impératif antagonique présupposé », et § 931, « Le communisme, critique du socialisme ».

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est aussi une nation, non pas seulement au sens d’une nation éthique, culturelle, imbue de ses mythes mémoriels, mais une nation morale garante de toutes les vulnérabilités, et qui n’attend pas que celles-ci aient à en appeler à son tribunal. car l’état-nation défend chacun au regard de ses besoins, de ses détresses particulières. c’est là du moins ce qu’il déclare. il est une grande famille – doté comme telle d’un redoutable potentiel d’exclusion. le socialisme, maître d’œuvre de l’état social, rime avec paternalisme et nationalisme. le communisme n’est pas une affaire de famille, ni de nation. il est un signe de reconnaissance au-delà de toute frontière. il se tourne – pour reprendre la distinction que habermas fait entre éthique et morale – non vers ce qui est « bon pour nous », mais pour ce qui est « bon pour tous ». vers une communauté universelle. c’est pourquoi il comporte un défi suprême. comme on meurt pour la patrie, beaucoup ont affronté la mort au nom d’une patrie universelle à venir.

en deçà de tout héroïsme, la mondialisation – la découverte de notre mondialité – nous détache du particulier, des entraves nationales, com-munautaires, religieuses, linguistiques (ce n’est pas seulement là l’œuvre du « capitalisme »). en même temps, il est vrai, elle suscite des réactions contraires et de nouvelles particularités, immensément inégales, de nou-veaux privilèges de caste. au passage, pourtant, elle rend chacun au risque de sa singularité, dans un « commun » au statut de plus en plus énigmatique.

Une ultime contradiction, en effet, échappe à toute issue politique conce-vable. l’humanité a commencé à comprendre qu’elle sapait les conditions matérielles de son existence comme espèce, en même temps qu’elle en détruisait une multitude d’autres. Jusqu’alors, la société moderne était dominée par ce qu’il convient d’appeler sa « contradiction cardinale »26, laquelle comportait un dispositif de possible limitation. Pour reprendre la ligne conceptuelle de Marx, la production capitaliste n’est pas pro-duction de « biens » (richesse concrète), ni même de « marchandises », mais en dernière instance de « plus-value » (richesse abstraite, pouvoirs accumulés). en dernière instance seulement, il convient de le préciser. car elle ne peut produire de plus-value sans produire des marchandises, ni produire des marchandises sans produire quelque bien. reste à savoir ce qu’elle peut faire valoir comme « bien » : de la poudre aux yeux aux armes d’extermination. il reste pourtant qu’elle n’est pas maîtresse du jeu, et que la lutte de classe, au quotidien et dans le long terme, porte précisément sur la nature des biens à produire, les conditions de leur production et de leur répartition – au nom de l’intérêt particulier et collectif, de l’injustice

26. S’il faut donner un nom propre à cette « contradiction », c’est parce que, bien qu’essentielle à la pratique communiste, elle est mal cernée dans la tradition marxiste, sans doute parce que, chez Marx lui-même, quoiqu’essentielle aussi à la cohérence théorique, elle ne reste que virtuellement formulée.

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ressentie. Mais aucun intérêt particulier ou collectif ne se dégage devant la destruction écologique. les opprimés peuvent se dresser pour défendre leurs droits. Mais qui défendra la planète ? les « personnes concertées », les humains futurs, ne sont pas là pour la lutte de classes à la hauteur qu’elle requiert aujourd’hui.

de ce fait, quoique le combat écologique soit éminemment politi-que, les concepts de la politique se trouvent en ce point dépassés. si le communisme peut être ici utile à quelque chose, c’est parce qu’il est par essence non seulement critique de l’état, mais aussi critique du politique. car, si son point de vue est celui de la « puissance des moins puissants », il implique un principe moral plus large que l’ordre politique : il fait signe à ceux-qui-viendront-après-nous, à leur impuissance à recréer ce que nous aurons détruit. il reconnaît un privilège à la vie. il désigne, par défaut, un égard qui n’a pas de nom. n

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l’eurocentrisMe de Marx : Pour un dialoguedu déBat Marxien avecles études Postcoloniales

Par kolja LiNDNeR

Les ânes anglais ont eu besoin d’un temps immense pour saisir ne serait-ce qu’approximativement les conditions réelles […] dans les territoires conquis […]1.

la question de l’eurocentrisme chez Marx a déjà suscité, dans le monde anglophone, de nombreuses discussions dont les thèmes cen-traux étaient la relation de Marx au colonialisme, son regard sous-jacent sur les sociétés asiatiques, ainsi que sa théorie des transformations sociales et du progrès historique. dans ce contexte, on a prêté une attention particulière aux articles de 1853 sur le colonialisme britan-nique en inde. dans le débat marxien (dM), l’approche est demeurée apologétique ou philologique ; sauf exception, on a évité de prendre à l’égard de l’eurocentrisme des positions relevant d’une critique globale de la domination. une enquête systématique portant sur l’ensemble de l’œuvre de Marx fait également toujours défaut, alors que la recherche marxienne a fourni, grâce à l’édition scientifique, des éléments pour une discussion différenciée.

dans les études postcoloniales (eP), en revanche, les voix critiques sont dominantes. Marx aurait défendu un « modèle eurocentrique de l’émancipation politique, ignorant complètement l’expérience des sujets colonisés dans les sociétés non européennes » ; il lui aurait « manqué de rapporter ses études sur l’inde et l’afrique à une analyse conséquente de l’impérialisme », de sorte que « les groupes dépourvus de droit comme les sujets colonisés » n’auraient guère été pris en compte dans ses analyses2. edward saïd, dont l’étude sur l’orientalisme fait figure de classique dans ce domaine, va jusqu’à reprocher à Marx une forme d’« orientalisation »

1. K. Marx, « Exzerpte aus M. M. Kovalevskij » (notes tirées de M. M. Kovalevski), in H. P. Harstick (éd.), Karl Marx über die Formen vorkapitalistischer produktion. Vergleichende Studien zur Geschichte des Grundeigentums 1879-1880 (« Karl Marx sur les formes de production précapitaliste : études comparées d’histoire de la propriété foncière 1879-1880 »), Francfort s. M./new york, Campus, 1977, p. 84.2. M. Castro Vaerla, n. Dhawan, postkoloniale Theorie. Eine kritische Einführung (« théorie postcoloniale : une introduction critique »), Bielefeld, transcript Verlag, 2005, p. 64.

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

k. LinDner, L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat marxien avec les études postcoloniales

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raciste du monde non occidental3. une forte tendance s’est ainsi dégagée au sein des eP pour rejeter un Marx considéré comme un penseur histo-rico-philosophique, eurocentrique et orientaliste.

le présent texte4 vise à susciter, sur cet arrière-fond, un dialogue entre les deux discours en présence. Je reprendrai, tout d’abord, la critique postcoloniale de l’eurocentrisme et procéderai concrètement à l’analyse d’une source marxienne à valeur paradigmatique, les Voyages de François bernier, afin de mettre en lumière ce que le dM pourrait apprendre des eP. Puis, je suivrai, à travers son œuvre actuellement disponible, la réflexion de Marx sur les sociétés non occidentales – cette expression étant synonyme, chez lui comme dans le présent texte, de sociétés précoloniales ou précapitalistes. une évolution y est perceptible, que l’on peut analyser comme une prise de distance progressive à l’égard des postulats eurocen-triques initiaux. en ce sens, mon texte est une objection au rejet souvent hâtif de Marx par les eP.

la confrontation constante de Marx avec les différentes formes (extra-européennes) de propriété foncière (précapitaliste) l’a conduit à se détacher progressivement de l’eurocentrisme au cours de son existence. toutefois, n’ayant pas lui-même voyagé dans les régions du monde qu’il a décrites et ne les ayant pas non plus étudiées lui-même de façon systé-matique, son travail est resté en grande partie tributaire d’une littérature eurocentrique, majoritairement britannique, constituée de relations de voyage, de rapports parlementaires et autres écrits théoriques. dans ces écrits, la conception dominante est qu’il n’y aurait jamais eu, en asie, de propriété privée du sol ; or, il s’agit d’une conception fausse et orientaliste, qui a été réfutée depuis lors, notamment par les historiens5. retracer la distance progressive que Marx a prise à l’égard de l’eurocentrisme impli-que donc de déterminer également jusqu’à quel point il serait parvenu à s’émanciper des idées transmises par ces « ânes anglais ».

le concePt d’eurocentrisMePour cela, il convient d’abord de saisir précisément ce qu’on entend

par eurocentrisme. on peut distinguer quatre dimensions :a) une forme d’ethnocentrisme, dont la particularité consiste non

seulement à postuler la supériorité des sociétés occidentales, mais aussi à lui donner pour fondement intrinsèque la raison scientifique. une telle

3. E. Saïd, L’Orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, trad. C. Malamoud, Paris, Seuil, 1997, p. 180.4. Je remercie, entre autres, Lotte Arndt et urs Lindner pour leurs remarques. une version abrégée de ce texte est déjà parue dans W. Bonefeld, M. Heinrich (dir.), Kapital und Kritik. Nach der neuen Marx-Lektüre (« Capital et critique : la nouvelle lecture »), Hambourg, VSA, 2010.5. Le critère déterminant pour la propriété privée du sol, dans ce contexte, réside dans la dévolution – par opposition au contexte du marché immobilier du capitalisme avancé. La dimension économique du concept de propriété (disposition/appropriation) est alors centrale, non son traitement juridique.

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vision du monde est associée à l’exigence de soumettre le monde entier à ladite raison6. il s’agit de promouvoir l’europe occidentale comme centre du monde politique, économique et théorique, sinon « racial »7.

b) un regard « orientaliste » sur des régions non occidentales du monde. ce regard porte moins sur les conditions réelles de ces régions que sur « l’expérience de l’europe occidentale »8 : le monde en tant que tout est imaginé à partir d’une position régionale. la synthèse des diverses impressions du monde extra-européen tirée des différents écrits littéraires forme un ensemble qui reflète moins la réalité que le système de pensée européen. la domination économique, politique, culturelle et militaire trouve son expression dans un discours géopolitique sanctionné institutionnellement, lequel produit de façon pure et simple ces régions du monde par un acte d’homogénéisation et d’appropriation qui trans-forme ses habitants en reflets troubles de sa propre image (« l’orient » dans l’analyse de saïd, « l’asie » chez Marx).

c) une pensée de l’évolution pseudo-universaliste. cette pensée « accepte de façon non critique les modèles de civilisation et d’histoire marqués par le capitalisme européen occidental et mesure à leur aune toute histoire et toute civilisation humaines »9. dans cette perspective, on part du principe ou, mieux, on pose comme exigence que le monde entier se développe, ou doit se développer, suivant le modèle de l’europe occidentale.

d) une confiscation de l’histoire non européenne, et, plus précisément, de son influence sur le développement de l’europe. elle s’oppose ainsi à l’histoire globale, laquelle tend à retirer son exclusivité à l’europe, à en altérer la pensée universelle par le renvoi à une histoire particulière, à la « provin-cialiser » en se focalisant sur les interactions entre les différentes régions du monde10. on admet alors que « les conflits idéologiques et politiques avaient en fait atteint une dimension mondiale avant même que l’économie se soit uniformisée dans la plus grande partie du monde »11. ce qui peut passer alors pour eurocentrique, c’est l’effacement de « l’intrication du monde européen et du monde extra-européen » et de « l’histoire croisée »12.

6. G. Hauck, Die Gesellschaftstheorie und ihr Anderes. Wider den Eurozentrismus der Sozialwissenschaften (« La théorie de la société et son Autre : contre l’eurocentrisme des sciences sociales »), Münster, Westfällisches Dampfboot, 2003, p. 14.7. P. Jani, « Karl Marx, Eurocentrism, and the 1857 Revolt in British India », in C. Bartolovich, n. Lazarus (dir.), Marxism, Modernity, and postcolonial Studies, Cambridge, Cambridge university Press, 2002, p. 94.8. E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 13.9. G. Willing, « Eurozentrismus » (Eurocentrisme), in W. F. Haug (dir.), Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus (« Diction-naire historique et critique du marxisme »), Hambourg/Berlin, Argument, 1997, t. III, p. 1023.10. D. Chakrabarty, provincialiser l’Europe – La pensée postcoloniale et la différence historique, trad. o. Ruchet et n. Vieillescazes, Paris, Amsterdam, 2009.11. C. A. Bayly, La Naissance du monde moderne (1780-1914), trad. M. Cordillot, Paris, Les Éditions de l’Atelier – Le Monde diplomatique, 2006, p. 17.12. S. Conrad, S. Randeria, « Einleitung. Geteilte Geschichten – Europa in einer postkolonialen Welt » (Introduction : histoires croisées – l’Europe dans un monde postcolonial), in S. Conrad, S. Randeria (dir.), Jenseits des Eurozentrismus. postkoloniale perspektiven in den Geschichts- und Kulturwissenschaften (« Au-delà de l’eurocentrisme : perspectives postcoloniales en histoire et études culturelles »), Francfort s. M./new york, Campus, pp. 10, 42.

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dans les deux premières dimensions de l’eurocentrisme, la frontière du racisme est rapidement franchie lorsque les présupposés ethnocentriques s’articulent dans un discours de la différence essentielle. les deux autres dimensions aboutissent généralement à une universalisation dominatrice du particulier.

les articles sur l’inde de 1853les articles mythiques sur l’inde que Marx écrit au début des années

1850 pour la New york Daily tribune relèvent de l’eurocentrisme sous chacune de ces quatre formes. d’abord, ils identifient l’europe unilaté-ralement à une société supérieure au point de vue technologique, infras-tructurel, juridique, etc. une importance particulière est accordée de ce point de vue à la question de la propriété privée foncière, puisque, dans le « système asiatique », l’état est supposé être « le propriétaire réel »13. la population vivrait dans des villages isolés ou dans un « village-system » qui serait caractéristique de « tous les peuples d’orient »14 ; le « système asiatique » est défini par une combinaison de l’agriculture et de l’artisa-nat qui freinerait l’évolution de la production, et des centres urbains ne pourraient s’y former que difficilement. Marx part de l’hypothèse qu’en europe, les rapports de propriété généralisés favorisent le progrès social par la division et les conflits de classe qu’ils entraînent, tandis que l’inde se définirait, à l’inverse, par le despotisme et la « stagnation »15. or, c’est occulter le fait que les communes rurales indiennes ne forment nullement des unités closes en stagnation ou qui s’opposent sans médiation et de façon isolée à un roi possédant l’ensemble du pays. elles sont parcourues également par des divisions de classes. il faut donc admettre également l’existence, dans l’inde précoloniale, d’une structure sociale conflictuelle et dynamique associée à un développement tout à fait perceptible des forces productives et de la production de marchandises16.

conformément à la troisième forme d’eurocentrisme, Marx élève un développement particulier au rang d’universel. en effet, l’implantation d’une « société occidentale en asie »17 participe, selon lui, d’un chemi-nement vers la société sans classe saisie comme « destinée de l’huma-nité »18. la difficulté est que les potentiels de développement endogènes

13. K. Marx, « La question militaire – Les affaires parlementaires – L’Inde », New York Daily Tribune (nyDt), 5 août 1853, in K. Marx, F. Engels, Textes sur le colonialisme, Moscou, Éditions du Progrès, 1977, p. 89.14. K. Marx, « La domination britannique aux Indes », nyDt, 25 juin 1853 ; Œuvres iV, p. 717. – Les textes de Marx en français sont cités principalement d’après l’édition de la Bibliothèque de la Pléiade : K. Marx, Œuvres, éd. M. Rubel, 4 vol., Paris, Gallimard, 1965-1994 (cité Œuvres, suivi du numéro de volume et du numéro de page).15. K. Marx, « Les conséquences futures de la domination britannique aux Indes », ibid., p. 731.16. H. n. Gardezi, « South Asia and the Asiatic Mode of Production : Some Conceptual and Empirical Problems », Bulletin of concerned asian scholars, vol. XI, n° 4, 1979, pp. 40-44 ; B. o’Leary, The Asiatic Mode of production. Oriental Despotism, Histori-cal Materialism and indian History, oxford/Cambridge, Basil Blackwell, 1989, pp. 299 et suiv.17. K. Marx, « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », op. cit., p. 730.18. K. Marx, « La compagnie des Indes orientales, son histoire et ses résultats », nyDt, 11 juillet 1853, Œuvres iV, p. 720.

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de l’inde sont confisqués et que sa structure sociale n’est perçue que comme simple obstacle au progrès, ou du moins comme requérant de grandes corrections. en outre, le développement de l’europe occiden-tale se trouve exagéré sur la base de l’hypothèse très spéculative selon laquelle ses acquis seraient transférés à l’inde un à un par l’entremise du colonialisme : développement du réseau ferré19, introduction des machines à vapeur, production scientifique conduisant à la division de l’agriculture et de l’artisanat20 et système de la propriété privée foncière21. l’angleterre, « quels qu’aient été ses crimes », aurait été « l’instrument inconscient de l’histoire »22, car elle aurait produit « les conditions matérielles d’un monde nouveau »23. de telles affirmations montrent que Marx ignore le fait que, dans le capitalisme global, des régions du monde différentes font l’expérience d’une intégration asymétrique au marché mondial ou se trouvent confrontées des perspectives et à des possibilités de développement différentes24.

les articles sur l’inde sont également eurocentriques au sens que la critique de l’histoire globale donne à ce terme, c’est-à-dire au sens de la qua-trième forme. Marx se réfère, certes, de façon différenciée à des interactions entre différentes régions du monde, mais son analyse se réduit toujours à la seule dimension économique25. or, celle-ci est d’autant plus unilatérale qu’il ne s’intéresse généralement qu’aux effets de l’intégration au marché mondial pour les pays non européens et non pour les pays européens26 (les textes sur la chine feraient ici exception s’ils ne reproduisaient par ailleurs d’autres problèmes relatifs à la « conception asiatique »27). chez Marx, on ne trouve rien de tel qu’une histoire croisée hors du domaine économique ou qu’une modernité non européenne telle que chaktrabarty, par exemple, l’a élaborée pour l’inde28.

19. K. Marx, « the Western Powers and turkey — Imminent Economic Crisis — Railway Construction in India », nyDL, 4 octobre 1853.20. K. Marx, « La domination britannique aux Indes », op. cit., p. 717.21. K. Marx, « Les complications russo-turques — Les subterfuges du cabinet britannique — La dernière note de nesselrode — La question des Indes orientales », nyDt, 25 juillet 1853, in Textes sur le colonialisme, op. cit., pp. 79-84 ; « La question militaire — Les affaires parlementaires — L’Inde », op. cit., pp. 216 s. ; « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », op. cit., p. 731.22. K. Marx, « La compagnie des Indes orientales… », op. cit., p. 720.23. K. Marx, « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », op. cit., p. 736.24. A. Ahmad, in Theory. Classes, Nations, Literatures, Londres/new york, Verso, 1994, pp. 226 et 241 ; B. Chandra, « Karl Marx, his theories of Asian societies and colonial rule », in unesco : Sociological theories : race and colonialism, Paris, 1980, pp. 399 et suiv., pp. 428 et suiv.25. K. Marx, « La domination britannique aux Indes », op. cit., p. 716 ; « La compagnie des Indes orientales… », op. cit., p. 728.26. Par exemple : K. Marx, « Le conflit anglo-chinois », nyDt, 23 novembre 1857, in K. Marx, F. Engels, La Chine, Paris, uGE, 1973, pp. 213-222 ; « Débats parlementaires sur les hostilités en Chine », nyDL, 16 mars 1857, ibid., pp. 255-264 ; « Les effets du traité de 1842 sur le commerce sino-britannique », nyDt, 5 octobre 1858, ibid., pp. 327-334 ; « Le nouveau traité avec la Chine », nyDt, 15 octobre 1858, ibid., pp. 335-344.27. K. Marx, « La Révolution en Chine et en Europe », nyDt, 14 juin 1853, ibid., p. 203 ; « Les effets du traité de 1842… », ibid., p. 334 ; « Le commerce avec la Chine », nyDt, 3 décembre 1859, ibid., pp. 411-412.28. D. Chakrabarty, provincialiser l’Europe, op. cit., chap. VII.

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sources eurocentriques :l’exeMPle de François Bernier

accordons maintenant une attention particulière à la deuxième forme d’eurocentrisme : celle de « l’orientalisation de l’oriental »29. Marx la reproduit de façon non réfléchie à partir de ses sources. l’étude critique de celles-ci constitue, d’une façon générale, un enfant pauvre de la recherche marxienne, mais elle a été particulièrement négligée en ce qui concerne les récits de voyageurs. edward saïd écrit pourtant que c’est à partir d’eux, « et non seulement à partir des grandes institutions telles que les différentes compagnies des indes que des colonies ont été créées et que des perspectives ethnocentriques ont été assurées »30. les travaux précédents sur les sources de Marx – y compris dans la discussion très ponctuelle de l’eurocentrisme – ont concerné surtout la philosophie politique et l’économie31. cela peut paraître surprenant, au regard non seulement de l’importance des relations de voyage en général pour la construction de l’imaginaire occidental, mais également de la lettre que Marx envoie à engels, le 2 juin 1853, soit plus de trois semaines avant la parution du premier article sur l’inde dans la New york Daily tribune. il écrit en effet que « sur la constitution des villes en orient, il n’y a pas de lecture plus parlante, plus brillante et plus convaincante que le vieux François Bernier (pendant neuf ans méde-cin d’aurangzeb), Voyages contenant la description des États du grand Mogol, etc. »32 Marx pense pouvoir tirer de cette source que l’absence de propriété foncière privée en asie serait « la véritable clef même du ciel oriental »33. dans la réponse qu’il rédige quatre jours plus tard, engels développe, en référence à Bernier, la thèse d’une absence de propriété foncière privée rapportée au climat et aux conditions du sol34, que Marx reproduira littéralement dans un passage de son premier article sur l’inde35. dans ce qui suit, je m’intéresserai à la relation de voyage de Bernier non pas tant pour combler une lacune de la recherche sur un cas particulier, que pour montrer en quoi ce cas exemplifie ce que le dM pourrait retirer des eP dans le cadre d’une étude exhaustive de l’eurocentrisme de Marx, c’est-à-dire une étude qui procéderait égale-ment à une critique des sources.

François Bernier (1620-1688), médecin et physicien français, vécut douze ans en inde et publia, à son retour, en 1670, une relation de voyage

29. E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 66.30. ibid., p. 140.31. A. A. Dieng, Le marxisme et l’Afrique noire. Bilan d’un débat sur l’universalité du Marxisme, Paris, nubia, 1985 ; B. o’Leary, The Asiatic Mode of production, op. cit., pp. 47-81.32. K. Marx, F. Engels, Correspondance, trad. et dir. G. Badia et J. Mortier, Paris, Éditions Sociales, t. III, 1972, p. 378.33. ibid., p. 380.34. ibid., p. 384.35. K. Marx, « La domination britannique aux Indes », op. cit., p. 715.

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qui, traduite en plusieurs langues européennes et rééditée à de multiples reprises, eut une grande influence36. elle constitue aussi l’une des principales sources à partir desquelles a été élaborée l’idée d’un « despotisme oriental », largement répandue chez les penseurs occidentaux, comme Montesquieu ou hegel37. Bernier soutient ainsi qu’en inde, seuls les gouvernants possé-daient le pays et qu’ils en tiraient les recettes dont eux-mêmes vivaient38 : « Le roi est le seul et unique propriétaire de toutes les terres du royaume, d’où vient, par une certaine suite nécessaire, que toute une ville capitale comme delhi ou agra ne vit presque que de la milice et est par conséquent obligée de suivre le roi quand il va en campagne pour quelque temps »39.

cette thèse est par excellence une projection orientaliste. elle est fondée sur l’impression subjective de la supériorité de l’ordre social et juridique européen et n’a rien à voir avec la situation réelle de l’inde. l’« âne » – qui serait ici français – n’a pas conçu les « conditions réelles » de façon seu-lement « approximative » : de nombreuses analyses historiques ont mis en évidence la nécessité de partir, s’agissant de l’inde précoloniale, d’une propriété du sol non centralisée et aliénable, et donc privée40.

cette idée d’une absence de propriété privée du sol n’est que le premier aspect du discours orientaliste développé au fil de la relation de voyage de Bernier. un autre aspect concerne la description de la superstition en inde. Bernier considère celle-ci comme une instance sociale centrale, en indiquant que les indiens consultent les astrologues « dans toutes leurs entreprises »41. siep stuurman refuse de voir dans ces propos une « pure et simple affirmation de la supériorité européenne », au motif que Bernier aurait condamné également la superstition en europe et qu’il se serait moqué des missionnaires occidentaux42. Je suis pourtant d’avis que Bernier trahit son orientalisme lorsqu’il renonce à circonscrire la superstition à certains domaines sociaux : le texte ne peut que susciter chez les lecteurs européens l’impression d’une absence des lumières dans la société indienne par opposition à l’europe. on se trouve là en présence d’une source qui va déterminer l’image que Marx donne d’une inde inca-pable de progrès, ne pouvant se moderniser par ses propres moyens et demeurant à l’état de stagnation.

36. L. Valensi, « Bernier, François », in F. Pouillon (dir.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, Paris, Karthala, 2008, pp. 98-99.37. P. Anderson, Lineages of the Absolutist State, Londres, Verso, 1979, pp. 464 et suiv. ; B. o’Leary, The Asiatic Mode of pro-duction, op. cit., pp. 43-73.38. F. Bernier, Voyage dans les États du Grand Mogol (version abrégée des Voyages. Contenant la Description des États du Grand Mogol, de l’Hindoustan, du Royaume de Kachemire, & c., Amsterdam, P. Marret, 2 vol., 1699, rééd. 1724), Paris, Fayard, 1981, p. 73.39. ibid., p. 160, cité et souligné par K. Marx in K. Marx, F. Engels, Correspondance, op. cit., p. 379.40. P. Anderson, Lineages of the Absolutist State, op. cit., pp. 487 et suiv. ; B. Chandra, « Karl Marx, his theories of Asian societies and colonial rule », op. cit., pp. 419 et suiv. ; B. o’Leary, The Asiatic Mode of production, op. cit., pp. 290 et suiv.41. F. Bernier, Voyage dans les États du Grand Mogol, op. cit., p. 120.42. S. Stuurman, « François Bernier and the Invention of Racial Classification », History Workshop Journal, n° 50 (2000), p. 7.

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d’autres traits orientalistes se trouvent encore chez Bernier. Je suis volontiers stuurman lorsqu’il soutient que la « race » n’est certes pas une catégorie structurant la relation de voyage de Bernier, mais que l’être-blanc est néanmoins omniprésent comme un sous-texte dans son récit43. de fait, les descriptions de Bernier tournent parfois à l’essentialisation ouverte. nous lisons ainsi que l’artisan indien serait « fort paresseux de son naturel »44, qu’une grande partie de l’inde serait « d’une humeur lente et paresseuse »45, etc. cette essentialisation est secondée par un enthousiasme typiquement orientaliste pour « ce petit paradis terrestre des indes »46. outre ce répertoire obligé de l’orientalisme, Bernier concède ne pas connaître le sanskrit47. on ne peut donc établir clairement sur quel fondement s’appuient ses longues appréciations sur l’inde ; en tout état de cause, ce n’est certainement pas sur des sources autochtones. cela n’est guère surprenant, étant donné le contexte dans lequel il écrit, celui des commencements de la colonisation européenne en inde, où la question était surtout celle de la fonctionnalisa-tion des domaines colonisés pour les intérêts européens. les eP ont mis en évidence cette tendance, dans la genèse du savoir, à explorer soi-même sans faire confiance aux textes autochtones classiques, à préférer des observations propres au prétexte que « l’orient » ne saurait parler par lui-même48 : tout cela fait partie intégrante de l’entreprise générale du colonialisme.

un autre point du récit de Bernier a retenu l’attention des eP : les dis-cours occidentaux sur la crémation des veuves en inde. gayatri spivak a bien montré – sans faire l’apologie des bûchers – comment de tels discours privent aussi les femmes subalternes de possibilités de parole et d’action49. on peut ainsi observer, dans la relation de voyage de Bernier, la manière dont l’intervention en faveur d’une veuve promise au bûcher s’accompagne d’une hystérisation ou d’une pathologisation de celle-ci, qui restreint encore son pouvoir subalterne-féminin50. l’intervention de Bernier se double d’une plainte concernant la « barbare coutume » d’un « peuple idolâtre »51. le sauvetage d’une veuve indienne devient ainsi chez lui un « signifiant pour l’institution d’une société bonne »52 : un discours qui ne fait finalement que resserrer plus encore sur ces femmes le dispositif d’emprise idéologique (ideological constriction) mis en place par la situation coloniale53.

43. ibid., p. 8.44. F. Bernier, Voyage dans les États du Grand Mogol, op. cit., p. 145.45. ibid., p. 254.46. F. Berner, Voyages. Contenant la Description des États du Grand Mogol, De l’Hindoustan, du Royaume de Kachemire, & c., op. cit., 1699, t. I, p. 250.47. F. Bernier, Voyage dans les États du Grand Mogol, op. cit., p. 247.48. E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., pp. 33 et suiv.49. G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? trad. J. Vidal, Paris, Amsterdam, 2009.50. F. Bernier, Voyage dans les États du Grand Mogol, op. cit., pp. 233-235.51. ibid., p. 232.52. G. C. Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ? op. cit., p. 298.53. ibid., p. 305.

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Bref, les descriptions de Bernier ne peuvent être comprises que comme « la prise en compte par l’imagination des choses de l’orient »54. À l’instar de tout discours orientaliste, elles ne font pas que dessiner une image de « l’autre », elles répondent également à une fonction de constitution de l’image de soi européenne. le caractère « superstitieux » ou « stagnant » de l’inde n’est que l’apparence inversée du caractère « désenchanté » des sociétés occidentales de l’époque, marquées par des changements sociaux drastiques. avec cette fantasmagorie de la « paresse » et des états « para-disiaques », l’inde se mue en une projection négative de l’europe occi-dentale des premiers temps du capitalisme, celle du travail acharné, du dynamisme et des privations. enfin, le « despotisme asiatique » s’oppose à « l’absolutisme éclairé » européen ; les « mœurs barbares » contrastent avec la « bonne société »55.

dans ces conditions, Marx aurait bien fait de soumettre sa source à la critique, au lieu d’en tirer un élément central de son appréciation de la structure sociale indienne. en dépit de cette erreur, il faut néanmoins souligner ce qui le distingue de Bernier : Marx ne pratique en aucun cas l’essentialisation ; il ne franchit pas cette limite fragile qui sépare l’orien-talisme du racisme. il en va ici de même que dans sa confrontation avec l’esclavage56 : Marx emprunte aux sources orientalistes, voire racistes, des éléments précis, les prend pour des faits et les intègre à un discours de progrès qui est à plusieurs égards eurocentrique57, mais sans reconduire pour autant l’essentialisation qui se trouve à leur fondement. le procédé est naïf autant que problématique : il doit surtout mettre en évidence que l’appréciation du colonialisme et de l’esclavagisme ne se fonde pas, chez Marx, sur une critique générale de la domination. celle-ci suppo-serait en effet de traiter de façon indépendante la question du racisme, une question extrêmement complexe qui est loin de pouvoir se réduire à la question de la division du travail58. le reproche de racisme adressé à Marx59 ne me semble malgré tout pas approprié, dans ces conditions.

54. E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 20.55. R. A. L. H. Gunawardana, « the Analysis of pre-colonial social Formations in Asia in the Writings of Karl Marx », The indian Historical Review, vol. II, n° 2, janvier 1976, pp. 367 et suiv. ; B. o’Leary, The Asiatic Mode of production, op. cit., pp. 61 et suiv. ; M. Sawer, Marxism and the Question of the Asiatic Mode of production, La Haye, Martinus nijhoff, 1977, pp. 24 et suiv.56. W. Backhaus, Marx, Engels und die Sklaverei. Zur ökonomischen problematik der Unfreiheit (Marx, Engels et l’esclavage : sur la problématique économique de la non-liberté), Düsseldorf, Schwann, 1974.57. A. Ahmad, in Theory, op. cit., pp. 225 et suiv., p. 230, p. 235.58. une vision critique exhaustive du colonialisme du point de vue de la domination ne thématise pas seulement sa dimension économique, mais également sa dimension épistémique. une telle perspective prend en compte que la soumission et l’exploi-tation d’une grande partie du monde par l’occident, non seulement dans sa motivation, mais également dans ses effets, fut largement un projet intellectuel, moral et épistémologique (représentations d’une supériorité de civilisation qui prépare le colo-nialisme, le fonde et le légitime, « mission civilisatrice », construction de l’Autre colonisé, etc.). Voir n. Bancel, P. Blanchard, « Les origines républicaines de la fracture coloniale », in n. Bancel, P. Blanchard, S. Lemaire (dir.), La Fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2006, pp. 35-45. Marx est, ici encore, loin de comprendre la colonisation comme un projet complexe ayant des implications morales, économiques, intellectuelles, sociales, culturelles, etc. – et ceci bien que l’analyse du rapport entre savoir et domination soit une préoccupation tout à fait déterminante dans sa critique de l’économie.59. E. Saïd, L’Orientalisme, op. cit., p. 180.

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il est certain qu’au début des années 1850, Marx ne dispose d’aucune vision différenciée ou non eurocentrique du colonialisme, non plus que de sources lui permettant de développer une compréhension adéquate des sociétés précoloniales (ou un regard plus conforme à la réalité quant aux bouleversements sociaux induits par le capitalisme). il nuance tou-tefois ses appréciations au cours des années suivantes. Je vais en effet montrer comment il développe une vision différenciée de l’expansion coloniale dans ses publications des années 1860, de sorte qu’il rompt avec au moins deux des registres de l’eurocentrisme. Je traiterai ensuite succinctement des motifs orientalistes présents dans la critique de l’éco-nomie politique.

la PreMière distance de Marx À l’égardde l’eurocentrisMe : l’inde ou l’irlande ?

la question de savoir quel élément a pu faire basculer la position de Marx à l’égard du colonialisme britannique est controversée : s’agit-il de l’inde ou de l’irlande ? Pranav Jani soutient la thèse selon laquelle Marx aurait abandonné son eurocentrisme après avoir été confronté à la révolte indienne de 1857-185960. certes, Marx donne à cette révolte une certaine légitimité61 et conçoit la difficulté de saisir le contexte indien avec des « concepts occidentaux »62. la thèse de Jani est néanmoins contestable, car elle consiste à dire que l’ancienne idée d’une passivité des colonisés, héritée de la perspective britannique, aurait disparu dans les articles sur la révolte indienne au profit d’une constatation de la capacité d’action indienne-subalterne63. or, si les textes de Marx de 1857-1858 contien-nent davantage d’informations que ceux de 1853, ils ne s’engagent pas pour autant dans les théorisations, spéculations et exagérations politiques que lui prêtent Jani. la perspective de Marx, à la fin des années 1850, est plutôt stratégique et militaire64. cet angle de vue se trouve renforcé, dans les textes d’engels sur le même thème, par une représentation stéréotypée du caractère insurgé indien et par la conjuration d’une complète supé-riorité occidentale65. contrairement à ce qu’affirme Jani, les explications concernant la logistique militaire et la situation de combat de la puissance

60. P. Jani, « Karl Marx, Eurocentrism, and the 1857 Revolt in British India », in C. Bartolovich, n. Lazarus (dir.), Marxism, Moder-nity, and postcolonial Studies, op. cit., pp. 81-97.61. K. Marx, « Enquêtes sur les tortures en Inde », nyDt, 17 septembre 1857 ; « La révolte indienne », nyDt, 16 septembre 1857, in Textes sur le colonialisme, op. cit., pp. 170-176 et pp. 182-186.62. K. Marx, « Lord Canning’s Proclamation and Land tenure in India », nyDt, 7 juin 1858.63. P. Jani, « Karl Marx, Eurocentrism, and the 1857 Revolt in British India », op. cit., pp. 83 et suiv.64. K. Marx, « La révolte dans l’armée indienne », nyDt, 15 juillet 1857, in Textes sur le colonialisme, op. cit., pp. 150-152 ; « the Revolt in India », nyDt, 13 octobre 1857 ; 23 octobre 1857.65. F. Engels, « the Capture of Delhi », nyDt, 5 décembre 1857 ; « the Siege and Storming of Lucknow », nyDt, 30 janvier 1858 ; « the Relief of Lucknow », nyDt, 1er février 1858 ; « the Fall of Lucknow », nyDt, 30 avril 1858 ; « Details of the Attack on Lucknow », nyDt, 25 mai 1858 ; « the Revolt in India », nyDt, 15 juin 1858 ; « the Indian Army », nyDt, 21 juillet 1858 ; « the Revolt in India », nyDt, 1er octobre 1858.

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coloniale britannique ne témoignent pas d’une perspective critique ou d’un changement de perspective anti-eurocentrique. en outre, reinhart kössler souligne à juste titre que, dans la vision de Marx, la révolte n’a été possible que par l’intervention d’une armée indigène constituée par les Britanniques. l’opposition à la colonisation n’apparaît ainsi possible que « sur la base des innovations suscitées par le processus de colonisation lui-même, et non dans la continuité de luttes de classes internes au pays colonisé, ni non plus sur la base d’une structure spécifique qui serait issue de la conjoncture traditionnelle et de l’effet révolutionnaire du capita-lisme naissant »66.

il est difficile, de ce fait, de considérer que les textes de Marx sur la révolte indienne contribueraient à sa rupture avec l’eurocentrisme. Je partage plutôt le point de vue de Bipan chandra, qui admet que c’est plus tard, dans les années 1860, face à l’exemple de l’irlande, que Marx (et engels) deviennent conscients du sous-développement induit par le contexte global du colonialisme67. Marx décrit en effet la répression de l’industrie68, la suppression des possibilités de vente pour l’économie rurale irlandaise69, l’apparition de famines et de soulèvements, l’émigra-tion en amérique du nord et en australie70. l’insistance sur la violence britannique joue alors un rôle moins déterminant pour le changement de paradigme de Marx qu’une appréciation plus nuancée des perspectives de développement inhérentes au colonialisme. en inde, Marx constatait une juxtaposition de destruction et de progrès correspondant à une valo-risation ambivalente de la « double mission »71 que l’angleterre aurait eu à réaliser dans ce pays. l’exemple irlandais lui fait prendre conscience que le colonialisme induit, au contraire, une intégration asymétrique dans le marché mondial et qu’il empêche justement l’établissement d’un mode de production capitaliste comparable à celui des pays occidentaux : un pillage agraire, démographique et militaire est pratiqué en irlande72. c’est le statut colonial de l’irlande qui a une importance essentielle pour l’accumulation dans la « métropole » (Mutterland), et non son dévelop-pement socio-économique.

66. R. Kössler, Dritte internationale und Bauernrevolution. Die Herausbildung des sowjetischen Marxismus in der Debatte um die “asiatische“ produktionsweise (« La troisième Internationale et la révolution paysanne : la formation du marxisme soviétique dans le débat sur le mode de production ‘asiatique’ »), Francfort s. M./new york, Campus, 1982, p. 147.67. B. Chandra, « Karl Marx, his theories of Asian societies and colonial rule », op. cit., pp. 403 et suiv.68. K. Marx, « La question indienne – Le droit du tenancier irlandais », nyDt, 11 juillet 1853, in Textes sur le colonialisme, op. cit., pp. 60-67.69. K. Marx, « Lettre à L. Kugelmann », 11 octobre 1867, in MEW 11, p. 561. — Les textes allemands de K. Marx sont cités d’après l’édition des Marx-Engels-Werke, 43 vol., Berlin, Dietz, 1956-1990 (cité MWE, suivi du numéro de volume et du numéro de page).70. K. Marx, « Irlands Rache » (Vengeance de l’Irlande), Neue Oder-Zeitung, n° 127, 16 mars 1855, in MEW 11, p. 119 ; « Projet d’un discours sur la question irlandaise » (26 novembre 1867), trad. J.-P. Lefebvre, in J.-P. Carasso, La Rumeur irlandaise, Paris, Champ Libre, 1970, pp. 193-205.71. K. Marx, « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », op. cit., p. 730.72. K. Marx, « Projet d’un discours sur la question irlandaise », op. cit., pp. 445 et suiv. ; Le Capital, livre I, trad. J.-P. Lefebvre (dir.), Paris, PuF, 1993, pp. 783-802.

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Marx tire de ce constat des conséquences politiques intéressantes. il estime en effet que l’on devrait conduire en irlande une lutte sociale pour « accélérer le développement social de l’europe »73. Mieux encore : il part du principe que « le coup déterminant contre la classe dominante en angleterre (qui doit être décisif pour le mouvement ouvrier all over the world) doit être mené non pas en angleterre, mais en irlande »74. il est certain qu’avec une telle perspective, Marx n’a dépassé que dans une certaine mesure ses représentations téléologiques du progrès. Pourtant, à la différence de l’inde, où le joug colonial ne saurait disparaître « tant qu’en angleterre même les classes aujourd’hui dominantes n’auront pas été supplantées par le prolétariat industriel »75, c’est au soulèvement politique dans la colonie qu’il confère ici une importance décisive pour le développement révolutionnaire dans le pays des colonisateurs. il ne semble donc pas exagéré de parler d’une « révision », au plus tard à partir de la deuxième moitié des années 1860, des positions de Marx sur le colonialisme ou le nationalisme libérateur76. or, c’est précisément à propos de ce changement de position qu’a lieu la première rupture de Marx avec l’eurocentrisme77. l’angleterre est, certes, encore perçue comme une société supérieure, mais il ne lui est plus attribué d’initier, dans les autres régions du monde, un développement progressif grâce à son colonialisme. l’universalisation de « l’ordre social occidental » prévue par Marx avec l’exemple indien connaît ainsi sa première fissure. et Marx pense enfin les interactions entre les différentes régions du monde d’une autre façon, laquelle n’est plus exclusivement économique ni unilinéaire.

MotiFs orientalistes dans la critiquede l’éconoMie Politique

la critique de l’économie politique est la partie la plus importante et la plus développée de l’œuvre de Marx. suivre les quatre formes de l’eurocentrisme dans ses nombreux manuscrits et publications constitue-rait ainsi un projet de recherche en soi. Je me concentrerai donc sur la permanence des motifs orientalistes.

les développements de Marx sur les sociétés précapitalistes dans les grundrisse sont relativement peu systématiques, mais presque aussi

73. K. Marx, « Lettre à L. Kugelmann et P. Lafargue », 5 mars 1870, in MEW 32, p. 656.74. K. Marx, « Lettre à S. Meyer et A. Vogt », 9 avril 1870, in MEW 32, p. 667.75. K. Marx, « Les conséquences futures de la domination britannique en Inde », op. cit., p. 734.76. t. Krings, « Irische Frage » (question irlandaise), in W. F. Haug (dir.), Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus, op. cit., t. 6/II, 2004, p. 1506.77. Il peut paraître étrange, au premier abord, de vouloir situer la rupture avec l’eurocentrisme dans la relation à l’Irlande, qui appartient au moins géographiquement à l’Europe occidentale. Mais l’Irlande se trouvait, à l’époque du colonialisme anglais (1541-1922), dans une situation structurellement comparable à celle de l’Inde : une société non-capitaliste sous le joug colonial d’un capitalisme (naissant). L’économie agricole était très orientée vers le marché anglais ou liée fonctionnellement à l’expansion coloniale anglaise, et l’Irlande passait à cette époque pour l’une des régions les plus arriérées d’Europe. Il n’était d’ailleurs pas rare, pour cette raison, d’établir un parallèle entre les deux pays.

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mythiques que ses articles de 1853 sur l’inde78. on y retrouve certaines hypothèses centrales de la « conception asiatique », telles que l’absence de propriété privée du sol79 et la stagnation sociale due à « l’unité de l’agriculture et de l’artisanat »80. cette stagnation empêcherait une trans-formation du système de la propriété, « sauf par suite de circonstances tout à fait extérieures »81, comme la domination coloniale par un autre pays. au regard de telles réflexions, il n’est guère surprenant qu’au début des années 1860, dans les Theorien über den Mehrwert (dans son débat avec richard Jones plus précisément), Marx accepte encore l’idée d’une propriété foncière exclusivement étatique en asie82 et l’idée d’une « unité d’agriculture et d’industrie » dans la « communauté asiatique »83, en continuant de se référer positivement au « dr Bernier, qui compare les villes hindoues à des camps d’armée »84. dans Le Capital, Marx admet une pareille « liaison immédiate de l’agriculture et de l’artisanat »85, res-ponsable de la stagnation des communes rurales indiennes, et un état monopolisant la propriété foncière86 : à l’angleterre revient le rôle « de désagréger ces petites communautés économiques » au moyen d’une extension du commerce87. on retrouve également cette idée fort naïve, déjà défendue en 1853, selon laquelle la technologie ferroviaire introduite en inde par les anglais prendrait son autonomie, serait appropriée par les indiens et favoriserait le développement de l’industrie moderne comme la dissolution du système des castes88.

Malgré la persistance de ces motifs orientalistes dans la critique de l’économie politique, il me semble difficile de déterminer avec certitude leur influence sur ses catégories, lesquelles prétendent tout de même pré-senter « l’organisation interne du mode de production capitaliste » dans sa « moyenne idéale »89. des conclusions par trop rapides n’ont guère leur place ici – non plus que des condamnations simplistes, selon lesquelles la critique marxienne de l’économie politique, par exemple, devrait témoi-gner d’une « évolution significative dans la perception des communes rurales traditionnelles » : « d’une appréciation négative de leur isolation et stagnation à une valorisation de leur force d’intégration sociale et de

78. K. Marx, « Principes d’une critique de l’économie politique » (1857-1858), Œuvres ii, 1968, pp. 312-359 (« Formes précapita-listes de la production, types de propriété »).79. ibid., p. 322.80. ibid., p. 326.81. ibid., p. 335.82. K. Marx, Théories sur la plus-value (Livre IV du Capital), t. III, trad. G. Badia et al., Paris, Éditions Sociales, 1976, p. 495.83. ibid., p. 491.84. ibid., p. 516.85. K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 402.86. K. Marx, Le Capital, Livre III, Œuvres ii, p. 381.87. ibid., p. 1102.88. K. Marx, Le Capital, Livre I, op. cit., p. 234.89. K. Marx, Le Capital, Livre III, Œuvres ii, p. 1440.

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leur persistance »90. il faudrait plutôt admettre, avec amady a. dieng, que Marx ne disposait en aucun cas de « connaissances suffisantes sur les colonies d’afrique, d’asie, d’amérique latine ou d’océanie »91. toutefois, une part centrale de la « conception », dans le meilleur des cas « approximative », concernant les « conditions réelles » des sociétés non occidentales provient des « ânes » auxquels Marx s’est « attelé » (geochst)92 tout au long de l’élaboration de sa critique de l’économie politique.

l’œuvre tardive de Marx : la distanceProgressive À l’égard de l’eurocentrisMe

l’œuvre tardive de Marx reste pour une grande part à l’état de frag-ments inédits. on a souvent mentionné – à raison – que Marx a introduit des nuances notables quant à l’histoire européenne comme modèle du développement global dès l’adaptation du premier livre du Capital pour la traduction française (parue entre 1872 et 1875)93. Mais son change-ment de point de vue sur les sociétés non occidentales apparaît surtout dans ses études de la fin des années 1870 sur les questions de propriété foncière, dont a découlé directement sa réflexion sur les mouvements révolutionnaires russes.

Les notices de Marx à partir de 1879. Parmi les notices du dernier Marx, la plus intéressante à cet égard est tirée du livre sur la propriété commune rurale de l’historien et juriste russe Maxime kovalevsky94. elle est très proche du commentaire et on peut considérer qu’elle témoigne « pour l’essentiel de la position de Marx »95. celui-ci constate, dans l’al-gérie précoloniale, l’existence de « formes archaïques de la propriété », dont le déni occidental obéit à la seule logique de la domination : « la rapacité française apparaît immédiatement : si le gouvernement fut et demeure celui des anciens propriétaires du pays, il est d’autant moins utile de reconnaître les prétentions des tribus arabes et kabyles sur telle ou telle portion du sol »96.

un tel changement de position doit également être pris en considéra-tion à propos de l’inde. dans ses notes, Marx constate une « différencia-tion dans les formes de rapports à la propriété du sol »97 et un processus

90. B. Wielenga, « Indische Frage » (question indienne), in W. F. Haug (dir.), Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus, op. cit., t. 6/II, p. 911.91. A. A. Dieng, Le Marxisme et l’Afrique noire, op. cit., p. 75.92. Ochsen : Marx emploie ce terme allemand (Ochse = le bœuf) au sens argotique de « bûcher » un auteur. Par exemple : dans sa lettre à F. Engels du 14 mars 1868, in K. Marx, F. Engels, Correspondance, op. cit., t. IX, 1982, p. 182 (n.t.D.).93. G. Willing, « Eurozentrismus », op. cit., p. 1026.94. M. M. Kovalevsky, Общинно землевладение, причины, ход и последствия его разложения (La propriété commune rurale : causes, développement et résultats de son déclin), Moscou, 1879 (rééd. facsimile, éd. H. P. Harstick, Francfort, Campus Verlag, 1977).95. H. P. Harstick, « Einleitung », in H.-P. Harstick (éd.), Karl Marx über Formen vorkapitalistischer produktion, op. cit., p. 11.96. K. Marx, « Exzerpte aus M. M. Kovalevskij », op. cit., p. 101.97. ibid., p. 39.

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croissant de dissolution de la propriété commune : « les terres arables (acker- u. oft auch heuschlagboden) sont la propriété privée des différents membres, et seules lesdites terres annexes (угодья) restent leur propriété commune »98. et Marx maintient pour l’empire mongol : « quatre siècles plus tard, le principe de propriété privée est déjà si bien ancré dans la société indienne qu’il ne demande plus que la publicité de la vente » (des biens immobiliers)99.

la compréhension des rapports de propriété foncière que Marx tire de sa lecture de kovalevsky est également tributaire de sources qui demeu-raient inaccessibles à Bernier et à bien d’autres : « Dans les annales des différentes communautés indiennes – sources encore peu accessibles aux historiens non familiers avec le sanskrit – on trouve des preuves de la façon dont la propriété apparut d’un coup et en masse par la disposition du raja au détriment de la propriété commune »100.

dans un ensemble de notices intitulé L’Économie anglaise et son influence sur la propriété privée indienne, Marx fait encore référence à François Bernier dans sa liste bibliographique (« Lettre à Colbert en supplément des ‘Voyages de François bernier’. amsterdam. 1699. »101), mais il lui adjoint le nom d’anquetil-duperron102 : « Dupeyron (voir Mill : history of brit. india, édition 1840, t. i, p. 310, etc.) Dupeyron (приложение) est le premier qui a vu qu’en inde le grand Mogol n’est pas le seul propriétaire foncier »103.

Marx nuance sa justification du colonialisme en inde au regard de ces nouvelles sources et informations. il note qu’il est arrivé aux anglais de reconnaître la propriété commune104 et que, là où ils contribuèrent à la dissolution de celle-ci, c’est « en fait pour soutenir la colonisation euro-péenne »105. l’effet « modernisant » du déclin de la propriété commune – que les anglais présentent, d’ailleurs, « comme simple résultat […] du progrès économique », alors qu’il est activement soutenu en réalité par les

98. ibid., p. 46.99. ibid., p. 53.100. ibid., p. 55.101. ibid., p. 77.102. Abraham-Hyacinthe Anquetil-Duperron appartient, d’après E. Saïd, à la tradition naissante de l’orientalisme du dernier tiers du XVIIIe siècle, qui regarde « l’orient » de façon plutôt scientifique – sans pourtant s’écarter du but de son occupation. Anquetil-Duperron participa à l’expansion de l’orientalisme : il aida la discipline, au milieu du XIXe siècle, à déchiffrer l’avestique et le sanskrit (L’orientalisme, op. cit., p. 94). Il contribua à la tradition « qui tire sa légitimité du fait particulièrement contraignant de résider en orient et d’avoir avec lui un contact existentiel véritable » (p. 182). Anquetil-Duperron est pour autant une source douteuse. on peut, à l’instar de Saïd, le considérer comme un « âne » français, qui aurait du moins conçu de façon approximative – grâce à ses connaissances linguistiques – les « conditions réelles » dans la question de la propriété : « Il prétendait que l’idée de l’absence de droits à la propriété privée en Asie était une fiction employée par les colonialistes qui favorisaient la confiscation des biens indigènes » (M. Sawer, Marxism and the Question of the Asiatic Mode of production, op. cit., p. 23). Sans doute du fait de sa plus grande justice à l’égard de la réalité, Anquetil-Duperron s’est exprimé, en outre, contre la conception occidentale du « despotisme oriental » (L. Valensi, « Anquetil-Duperron, Abraham-Hyacinthe », in F. Pouillon (dir.), Dictionnaire des orientalistes de langue française, op. cit., p. 23).103. K. Marx, « Exzerpte aus M. M. Kovalevskij », op. cit., p. 77.104. ibid., pp. 84 et suiv.105. ibid., p. 88.

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autorités coloniales106 – apparaît discutable : « les habitants (paysans) si dépendants de la campagne, qu’ils préfèrent (voir note 3, p. 194) rester comme simples agriculteurs sur leurs anciennes parcelles plutôt que cher-cher des salaires plus élevés dans les villes »107.

cette notice acquiert alors une triple importance, eu égard aux diffé-rentes formes du concept d’eurocentrisme :

1) Marx ne considère plus l’angleterre comme une société supérieure qui, avec le colonialisme, aurait initié un progrès social en inde. il va jusqu’à mettre ses sources à l’épreuve pour étayer son point de vue. haruki wada a montré que l’aversion de Marx pour la politique agraire coloniale est plus accusée encore que celle de kovalevsky108.

2) Marx rompt avec l’eurocentrisme pris au sens de la critique saïdienne de l’orientalisme en adoptant une approche nuancée des dif-férentes formes de propriété dans le monde extra-européen. dans ses notices, et particulièrement dans ses cahiers de notes ethnologiques109, on constate des divergences tellement importantes à propos des rapports de propriété qu’on ne saurait plus guère maintenir le reproche d’une « conception asiatique » unitaire. Marx se refuse explicitement à porter sur les régions du monde non occidentales un regard réduit à l’expérience européenne ; il critique désormais expressément comme « fiction juridi-que »110 l’opinion d’un monopole étatique du sol (liée à la thèse de l’ab-sence de propriété privée), laquelle faisait autrefois partie intégrante de sa « conception asiatique ». il mentionne enfin que « ‘la propriété privée’ est apparue ‘en une fois et en masse’ dans les plus anciennes sociétés de classes indiennes, formellement sur le chemin des ‘donations’ par les rajas »111. Bref, l’eurocentrisme n’organise plus ici un regard uniformisant, et les « conditions réelles » sont reconnues comme différenciées.

3) Marx rompt avec l’eurocentrisme au sens d’une pensée évolutionniste qui prendrait le seul modèle de développement des sociétés européennes occidentales pour mesure de l’histoire humaine. il constate, certes, un processus de « féodalisation » de l’inde sous la domination musulmane, mais il souligne que celui-ci se différencie de celui de l’europe en raison de l’absence d’un système de succession dans la loi indienne112. et il critique kovalevsky pour avoir adopté comme principe la « féodalité au sens euro-

106. id.107. ibid., p. 93.108. H. Wada, « Marx and revolutionary Russia », in t. Shanin (dir.), Late Marx and the Russian Road. Marx and “the peripheries of capitalism“, Londres/Melbourne/Henley, Routledge & Kegan Paul, 1984, pp. 61 et suiv.109. K. Marx, Die ethnologischen Exzerpthefte (« Les cahiers de notes ethnologiques »), éd. L. Krader, Francfort s. M., Suhrkamp, 1976.110. K. Marx, « Exzerpte aus M. M. Kovaleskij », op. cit., p. 55.111. K. Weissgerber, « Bemerkungen zu den Kovalevskij-Exzerpten von Karl Marx » (Remarques sur les notes tirées de Kovalevski par Karl Marx), Ethnographisch-Archäologische Zeitschrift, 21e année, 2/1980, p. 209 (citant K. Marx, « Exzerpte aus M. M. Kovalevskij », op. cit., p. 55).112. K. Marx, « Exzerpte aus M. M. Kovaleskij », op. cit., p. 69.

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péen occidental » en escamotant l’absence de servage113. les auteurs pris en compte dans les Cahiers d’extraits ethnologiques font, de même, l’objet d’une virulente critique. John Phear est considéré comme un « âne » qui nomme « féodale la constitution du village »114 et henry s. Maine comme un « ridicule garçon » qui fait de la « forme romaine de la propriété privée absolue la forme anglaise de la propriété »115. le dernier Marx considère donc « l’application de la catégorie de féodalité à la commune orientale » comme « un ethnocentrisme qui presse l’histoire mondiale dans le schéma européen »116. il argumente « contre une généralisation trop importante du concept de féodalité, et, d’une façon générale, contre la simple transposi-tion de concepts de structures développés à partir du modèle de l’europe occidentale à des contextes indiens ou asiatiques »117.

La confrontation de Marx avec les mouvements révolutionnaires en Russie. du fait de la prédominance des structures agraires, la question de la pro-priété du sol et des communes rurales a joué un grand rôle en russie dans la formation des mouvements révolutionnaires, et ce n’est pas la moindre des raisons pour lesquelles Marx lui accorde de l’intérêt118. dans sa « lettre à vera Zassoulitch », il reconnaît une forme de « supériorité économique » de la commune rurale russe – et une forme d’existence antérieure de celle-ci en asie et en europe119. la dissolution de ces communes originelles aurait des causes variées suivant les régions du monde. en europe occidentale, « la mort de la propriété communale et la naissance de la production capitaliste sont séparées l’une de l’autre par un intervalle immense, embrassant toute une série de révolutions et d’évolutions économiques successives, dont la production capitaliste n’est que la plus récente ».

ces différents types de communes rurales forment la toile de fond sur laquelle Marx projette un chemin d’évolution spécifiquement russe. il exprime ainsi l’avis que son « esquisse historique de la genèse du capita-lisme dans l’europe occidentale » (dans le chapitre sur « l’accumulation primitive » au premier livre du Capital) ne saurait être changée en « une théorie historico-philosophique de la marche générale, fatalement impo-sée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances historiques où ils se trouvent placés »120.

113. ibid., p. 76.114. K. Marx, Die ethnologischen Exzerpthefte, op. cit., p. 378.115. ibid., p. 432.116. ibid., p. 63.117. H.-P. Harstick, « Einleitung », in Karl Marx über die Formen vorkapitalistischer produktion, op. cit., p. 13.118. Il en va de même pour cette comparaison entre la Russie et l’Inde, et pour ce qui a été dit plus haut à propos de l’Irlande : l’empire tsariste était une société fortement agraire, précapitaliste, qui ne fut certes pas transformée en une colonie, mais dont le développement tendait vers cela : « La Russie, en revanche, s’industrialisa lentement, encore que le rythme se soit accéléré après 1890 […]. à bien des égards, il serait pertinent de comparer la Russie avec la Chine ou avec des territoires des empires coloniaux européens plutôt qu’avec l’Europe occidentale » (C. A. Bayly, La naissance du monde moderne, op. cit., p. 203).119. K. Marx, « Lettre à Vera Zassoulitch » (1881, Brouillon), Œuvres ii, pp. 1859-1573.120. K. Marx, « Réponse à Mikhaïlovski », novembre 1877, Œuvres ii, p. 1555.

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de ce fait, Marx restreint la « fatalité historique » de l’accumulation primitive « aux pays de l’europe occidentale »121. À cause de l’absence de propriété privée chez les paysans russes, le mouvement européen occidental de réalisation de la propriété capitaliste ne saurait y être simplement transposé : « en russie, il s’agirait au contraire de la substi-tution de la propriété capitaliste à la propriété communiste ». en outre, « même au seul point de vue économique », l’économie agricole russe essaierait « en vain » de sortir de son « cul-de-sac » par le recours au « fermage capitalisé à l’anglaise » : elle ne saurait le faire que « par l’évo-lution de la commune rurale ».

À l’opposé d’une conception trop hâtivement universalisée du déve-loppement historique, Marx insiste sur le fait que le « milieu histori-que »122 est un élément décisif dans les transformations sociales. dans le cas de la russie, le milieu tendrait vers une évolution de la commune rurale en un « élément de la production collective sur une échelle natio-nale ». la commune pourrait « passer directement à la forme supérieure, à la forme communiste de la propriété privée » sans « préalablement parcourir le processus de dissolution constitutif de l’évolution historique occidentale »123 ; « c’est justement grâce à sa contemporanéité avec la production capitaliste qu’elle peut s’en approprier tous les acquêts positifs et sans passer par ses péripéties affreuses »124. la propriété commune du sol offre à la communauté rurale « la base naturelle de l’appropriation collective »125. la communauté rurale deviendrait ainsi le « point d’appui pour la régénération sociale en russie »126, soit « le point de départ pour une évolution communiste »127.

étant donné les problèmes suscités par le regard de Marx sur les sociétés non occidentales dans les années 1850 et 1860, trois points méritent d’être soulignés dans les textes sur les mouvements révolutionnaires russes :

1) le changement de position de Marx à l’égard du colonialisme en inde. lorsqu’il traite de l’inde, dans les années 1880, il constate que les anglais ne sont parvenus qu’à « gâter l’agriculture indigène et à redoubler le nombre et l’intensité des famines »128. il maintient, par ailleurs, « que la suppression de la propriété commune du sol n’était qu’un acte de vandalisme anglais, poussant le peuple indigène non en avant, mais en arrière »129.

121. K. Marx, « Lettre à Vera Zassoulitch » (Brouillon), op. cit., p. 1558.122. K. Marx, MEW 19, pp. 112, 389, 404.123. K. Marx, F. Engels, Préface à la 2e édition russe du Manifeste du parti communiste, Œuvres i, p. 1483.124. K. Marx, « Lettre à Vera Zassoulitch » (Brouillon), op. cit., p. 1566.125. ibid., p. 1556.126. ibid., p. 1558.127. K. Marx, F. Engels, Préface à la 2e édition russe du Manifeste du parti communiste, op. cit., p. 1484.128. K. Marx, « Lettre à Vera Zassoulitch » (Brouillon), op. cit., p. 1572.129. ibid., p. 1561.

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2) Marx procède à une critique de ses sources en notant, par exemple, que tout le monde a connaissance de ce vandalisme « sauf sir h. Maine et d’autres gens de même farine »130 : « en lisant les histoires des commu-nautés primitives, écrites par des bourgeois, il faut être sur ses gardes. ils ne reculent pas même devant des faux. sir henry Maine p. e., qui fut un collaborateur ardent du gouvernement anglais dans son œuvre de des-truction violente des communes indiennes, nous raconte hypocritement que tous les nobles efforts du gouvernement pour soutenir ces communes échouèrent contre la force spontanée des lois économiques ! »131 il est de « l’intérêt des propriétaires fonciers de constituer les paysans plus ou moins aisés en classe mitoyenne agricole et de transformer les cultivateurs pauvres – c’est-à-dire la masse – en simples salariés »132. il existerait, en russie, un intérêt à la dissolution des communes rurales aux biens col-lectifs analogue à celui des puissances coloniales en asie et en afrique du nord.

3) il y a aussi, dans le Marx des années 1880, des éléments qui rap-pellent encore sa « conception asiatique », surtout en ce qui concerne l’acceptation d’un « despotisme central »133.

en dépit de telles continuités134, les textes de Marx relatifs aux mouve-ments révolutionnaires russes offrent une version politique très accusée de sa rupture avec l’eurocentrisme sous ses différentes formes. Premièrement, Marx ne part plus d’une supériorité unilatérale des sociétés occidentales, mais constate « la supériorité économique de la propriété commune », c’est-à-dire un primat des sociétés asiatiques sur les sociétés occidentales. deuxièmement, on ne saurait exclure ses réflexions sur la russie comme relevant d’une « recherche imaginaire » concernant une région du monde non occidentale devant contribuer à la consolidation d’une image de soi européenne. en effet, les efforts de Marx s’inscrivent dans une recherche plus poussée sur la question des rapports de propriété dans le monde extra-européen et dans la volonté de lier la connaissance du capitalisme aux questions sociales135. c’est sur cette base que se transforme son appré-ciation du capitalisme anglais en inde : la « double mission » précédente de destruction et régénération est réduite à la signification unique de

130. id.131. ibid., p. 1568.132. ibid., p. 1569.133. ibid., p. 1567.134. Elles sont 1) fortement relativisées par le fait que Marx projette la possibilité d’un dépassement endogène du despotisme et s’éloigne ainsi de sa position antérieure quant à la nécessité d’une transformation exogène par le colonialisme. 2) La « concep-tion asiatique » se résout sur des points centraux : l’époque située entre la société primitive (Urgesellschaft) et le capitalisme apparaît comme une formation avec de nombreux types : le « mode de production asiatique » tant débattu appartient ainsi au passé. 3) La perspective politique de Marx se transforme. Symptomatique en est sa conception suivant laquelle maintenant des forces communistes doivent renouer avec les communes rurales et, donc, avec des structures qu’il considérait en 1853 comme freinant l’évolution.135. R. Kössler, Dritte internationale und Bauernrevolution, op. cit., p. 148.

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« vandalisme ». troisièmement, Marx ne pense plus la modernisation comme « occidentalisation » ; il ne prend plus l’évolution européenne comme mesure de toute histoire. il semble, au contraire, que la russie livre sous bien des aspects un modèle de développement pour l’occident. Marx est d’avis que la crise du monde capitaliste-occidental ne trouvera sa fin qu’avec « l’élimination du capitalisme » et le « retour des sociétés modernes à une forme supérieure d’un type ‘archaïque’ de la propriété et de la production collectives »136. Même s’il faut admettre, en suivant les recherches récentes, que « l’analyse des communes rurales russes » reposait « sur des présupposés complètement faux », le « mode de saisie conceptuelle » de Marx ne s’en trouve pas invalidé pour autant : « au fond, il en va de la construction de l’histoire humaine. et Marx esquisse là différents chemins d’évolution des sociétés humaines en se distinguant clairement des visions évolutionnistes unilinéaires »137. quatrièmement, Marx se conforme, en outre, aux exigences formulées pour une écriture de l’histoire globale. il dessine, avec son rapport politique positif aux communes rurales russes, une orientation explicitement non eurocentri-que pour la société sans classe : l’europe devient une simple province dans la perspective communiste. Marx ne fait pas qu’esquisser la conception d’un communisme supportée par ses expériences différentes. il pense, au-delà, à une interaction entre différentes régions du monde prenant place dans le medium du politique : si la révolution russe donne le signal d’une révolution prolétarienne en occident, et que toutes deux se complètent, la propriété commune actuelle de la russie pourra servir de point de départ à une évolution communiste. »138.

le déBat Marxien et PostcolonialisMe :ShakeN, NOt StiRReD

le présent texte est parti du constat d’un double écueil : au dM fait défaut une appréhension systématique et critique de l’eurocentrisme de Marx, alors que les eP développent une telle critique, mais en ignorant largement l’évolution de Marx après ses textes sur l’inde de 1853, évo-lution que la recherche marxienne a pourtant mise en évidence dans ses productions éditoriales. on ne saurait sortir de cette situation que par l’étude conjointe de ces deux domaines de savoir. car seule une connais-sance de l’œuvre intégrale de Marx permet de trouver une formulation viable de son eurocentrisme ; et seule une conception différenciée de l’eurocentrisme permet de dire en quoi il consiste chez Marx.

Bart Moore-gilbert a justement plaidé en faveur d’une collaboration

136. K. Marx, « Lettre à Vera Zassoulitch », op. cit., p. 1563.137. R. Kössler, H. Wienold, Gesellschaft bei Marx, Münster, Westfälisches Dampfboot, 2001, p. 177.138. K. Marx, F. Engels, Préface à la 2e édition russe du Manifeste, op. cit., p. 1483.

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du dM et des eP. ses arguments sont que les deux champs de savoir ont souvent eu des objets de recherche proches, qu’ils sont aussi marginaux institutionnellement et que certains théoriciens, comme c. l. r. James ou Franz Fanon, ne sauraient être rangés exclusivement ni dans un domaine ni dans l’autre. les études marxistes pourraient tirer du postcolonialisme un enseignement sur « les différences historiques et les spécificités cultu-relles du monde non occidental »139 et le dM pourrait, inversement, intervenir dans l’horizon de nombreuses tentatives postcoloniales en ce qui concerne, par exemple, la division internationale du travail. Mais, pour cela, il faudrait que cesse la polémique et qu’une « lecture plus nuancée et attentive » soit entreprise des deux points de vue140.

du côté des eP, l’obstacle majeur à cette entreprise me semble résider dans le fait que le travail de Marx sur la russie, avec toutes les consé-quences logiques qui en découlent, est resté largement ignoré. ainsi s’est formée, pour la majorité des participants aux débats, l’image d’un Marx optimiste-progressiste et téléologico-eurocentrique. reste à espérer que d’autres publications de la deuxième Mega, par exemple les Chronologische auszüge141 de Marx sur l’histoire mondiale et les recherches qui s’y atta-chent, contribueront à ce que les eP produisent une image différenciée de l’eurocentrisme marxien. il est indispensable, pour la révision des pré-jugés hérités, de poursuivre un travail autour des sources de Marx, ainsi que l’a montré la présente discussion des récits de voyage de Bernier.

du côté du dM, trois éléments sont requis pour un travail commun avec les eP. tout d’abord, une réflexion sur les contradictions et la complexité du capitalisme dans une perspective globale. il apparaît ici clairement que l’exigence totalisante du capitalisme n’est pas réalisée et que certains espaces sociaux échappent à son contrôle142. le capitalisme ne se donne plus désormais comme « un système autonome émanant de l’occident et s’étendant vers sa périphérie, mais comme un ensemble changeant de relations mondiales qui prennent des formes différentes sui-vant les contextes régionaux et nationaux »143. on pourrait alors jeter les bases d’une compréhension adéquate de la colonisation : elle « n’a jamais été une intrigue marginale au sein d’une quelconque histoire plus large (par exemple, celle du passage de la féodalité au capitalisme en europe occidentale, celui-ci se développant ‘organiquement’ au sein même de celle-là) », mais elle « prend la place et l’importance d’un événement

139. B. Moore-Gilbert, « Marxisme et post-colonialisme : une liaison dangereuse ? », in J. Bidet, E. Kouvélakis (dir.), Dictionnaire Marx contemporain, Paris, PuF, 2001, p. 315.140. ibid., p. 317.141. Extraits chronologiques (n.D.t.).142. F. Coronil, « Beyond occidentalism. toward nonimperial Geohistorical Categories », Cultural Anthropology, vol. XI, n° 1, février 1996, p. 66.143. ibid., p. 78.

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historique mondial, d’une rupture majeure »144. les discussions marxistes sur les rapports internationaux de domination, et particulièrement les approches théoriques de l’impérialisme, ne semblent pas être parvenues encore à une compréhension aussi différenciée.

ensuite, le dM doit développer une autre compréhension du progrès historique. les recherches sur la théorie du système mondial ne me sem-blent pas avoir épuisé leur potentiel sur ce point. immanuel wallerstein a ainsi souligné que l’idée évolutionniste de la percée du capitalisme comme dissolution d’un groupe dominant féodal est parfaitement discu-table : « en fait, la représentation plus correcte qu’on peut en donner est celle d’un capitalisme historique mis en place par une aristocratie foncière qui s’est convertie en bourgeoisie parce que l’ancien système était en voie de désintégration. Plutôt que de laisser celle-ci se poursuivre, pour arriver à des résultats imprévisibles, cette aristocratie a elle-même engagé une chirurgie structurelle radicale pour maintenir et étendre de façon significa-tive son pouvoir d’exploitation des producteurs directs »145.

l’adieu à la conception évolutionniste du progrès rendrait en même temps discutable le fait « que le capitalisme comme système historique ait représenté un progrès par rapport aux différents systèmes historiques antérieurs qu’il a détruits ou transformés »146, et cela éluderait du même coup le problème pressant d’une mesure pour juger du progrès. Je pense que le critère déterminant devrait être la liberté à l’égard de la domination, et non telle idée relative au mode d’évolution des forces productives. le dernier Marx a exprimé cela dans sa réflexion sur les communes rurales russes en ouvrant la perspective d’une « libre égalité » qui s’intègre aux données historiques sans les forcer dans un schéma d’évolution déter-miné. il résulte également de cette perspective que le progrès ne s’impose pas comme une contrainte, mais doit être acquis au terme d’une lutte. ce savoir est également présent dans la conception globale-historique du communisme esquissée par le dernier Marx.

enfin, le dM doit laisser ouvert un espace théorique pour la contin-gence. gerhard hauck parle ainsi d’une « coïncidence historique » déci-sive concernant l’apparition historique du capitalisme en europe : « la production de marchandises, la propriété privée et le travail salarié, la liberté juridique, l’exploitation des forces de travail fondée sur la contrainte économique (absence de moyens de production), la sûreté du droit et la relative abstinence économique de l’état (largement responsable en même temps de la distinction proprement capitaliste entre économie et politique), l’existence de forces intermédiaires et la séparation du pouvoir

144. S. Hall, identités et cultures : politiques des cultural studies, Paris, Amsterdam, 2007, p. 277.145. I. Wallerstein, Le Capitalisme historique, Paris, La Découverte, 1985, p. 104.146. ibid., p. 96.

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religieux et politique, le pillage des régions périphériques et les phases d’essor de la science et de la technique : tout cela constitue – à l’encontre de toutes les positions euro-théorético-modernisantes – des phénomènes que la plupart des sociétés ont vécus à un moment donné de leur histoire. ces phénomènes ont eu des effets conjoints dans l’angleterre des xviie et xviiie siècles, ce qui a rendu possible la naissance du capitalisme à un moment singulier de l’histoire »147.

le projet d’une lecture non téléologique de Marx par l’école d’althus-ser cerne ce problème et constitue un tremplin pour un dialogue entre Md et eP. étienne Balibar constatait déjà, dans Lire le Capital, que « l’his-toire de la société est réductible à une succession discontinue de modes de production »148. et, dans ses derniers travaux, althusser insistait sur la nécessité de penser la naissance du capitalisme comme une « rencontre » aléatoire, qui s’est stabilisée en europe occidentale, mais qui demeure la « combinaison » d’éléments indépendants les uns des autres, qui n’étaient pas prédestinés à produire un résultat commun : accumulation financière, accumulation des producteurs, accumulation technologique ou marché intérieur en formation149.

Même si Marx a pris un « temps immense » pour « comprendre les conditions réelles » des sociétés extra-européennes, il ne s’est donc éman-cipé qu’à la fin de sa vie des « ânes » eurocentriques, auxquels ses lecteurs du xxie siècle pourraient bien ressembler en refusant l’exigence d’un dialogue entre le dM et les eP. le dialogue permettrait non seulement d’ouvrir la voie à un retour du « chien » Marx, qu’on a cru « crevé » après 1989-1990, mais œuvrerait également en faveur d’une analyse sociale générale fondée sur la critique de la domination qui serait redevable à Marx autant qu’au post-colonialisme. n

(traduit de l’allemand par alain Patrick Olivier)

147. G. Hauck, Die Gesellschaftstheorie und ihr Anderes, op. cit., p. 134.148. É. Balibar, « Sur les concepts fondamentaux du matérialisme historique », in L. Althusser et al., Lire le Capital, Paris, PuF, 1996, p. 426.149. L. Althusser, « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre », Écrits philosophiques et politiques, t. I, Paris, Stock/IMEC, 1994, p. 569 et suiv.

k. LinDner, L’eurocentrisme de Marx : pour un dialogue du débat marxien avec les études postcoloniales

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sur Marxet les MarxisMesDiscussion de Jacques biDet et bruno tiNeLavec gérard DUMÉNiL, Michael Löwy et emmanuel ReNaULtÀ propos de les 100 mots du marxisme (PUF, « que Sais-je », 2009, 128 p.)et lire Marx (PUF, « quadrige Manuels », 2009, 284 p.).

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

Comment les entrées des 100 mots du marxisme ont-elles été choisies, d’autres éliminées ou re-groupées ? Comment vous êtes-vous réparti leur rédaction ? Avez-vous cherché à dégager un consensus entre vous pour chaque terme ou bien des « domaines réservés » ont-ils été plus ou moins explicitement définis entre vous ?

M.L. : le choix des entrées a été commandé par la répartition en trois « domaines » – je préfère ce terme à celui de « disciplines », trop marqué par la logique du cloisonnement académique – à sa-voir la politique, la philosophie et l’économie. chacun d’entre nous a élaboré une liste d’entrées. nous nous sommes consultés sur certains termes et en avons échangé quel-ques-uns. quelques désaccords ont été réglés par consensus.

G.D. : les deux ouvrages, Lire Marx et Les 100 mots du marxisme, ont été écrits en parallèle. dans le premier, les domaines d’inter-vention ont été définis selon des

compétences supposées, corres-pondant aux champs rappelés par Michael. Je ne reviendrai pas ici sur les ambiguïtés, bien connues, d’un tel découpage. les entrées des 100 mots ont été distribuées sur les mêmes bases. il n’y a pas eu de pro-blèmes frontaliers, plutôt certaines discussions relatives aux listes de notions que chacun pensait devoir introduire dans son champ, et sur lesquelles les autres avaient égale-ment des idées. Fallait-il inclure ou exclure l’une ou l’autre entrée ? Par exemple, pouvait-on introduire « stalinisme » sans faire leur place à « troskisme » et « Maoïsme » ? la contrainte d’espace exigeait de difficiles arbitrages.

Certaines entrées des 100 mots

du marxisme, telles que « valeur » ou « force de travail », dont la présence dans un tel ouvrage pa-raîtrait évidente à toute personne un tant soit peu familière avec le marxisme, semblent manquantes au premier abord. Bien entendu, ces termes sont en réalité effecti-vement traités. Ainsi, « valeur »

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se trouve spécifiquement présenté avec « marchandise » ; « force de travail » et « exploitation » le sont dans l’entrée « plus-value ou surva-leur ». À l’inverse, le lecteur pourra être surpris de voir que des termes comme « écosocialisme » disposent de leur propre entrée.

G.D. : Pourquoi traiter conjoin-tement « Marchandise et valeur » ? Pourquoi faire de la force de travail une sous-entrée de « Plus-value ou survaleur » ? la première rai-son est triviale : comment rendre compte de l’économie de Marx en 33 mots ? des regroupements étaient nécessaires. les ouvrages de la collection « les 100 mots… » fonctionnent, d’ailleurs, par « mots liés », dont la liste est donnée dans le glossaire final.

la seconde raison est fonda-mentale. il s’agit de « parentés » théoriques. la valeur est un concept élémentaire de la théorie de la mar-chandise. valeur et objet d’utilité sont les deux concepts dont l’union dialectique forme le concept de marchandise. difficile d’y échap-per ! il en va de même de la force de travail, une marchandise particu-lière, selon Marx, dont la propriété est que son utilité est (en général) de créer plus de valeur que n’en a nécessitée la production des mar-chandises ou services sur lesquels les travailleurs retrouvent un pouvoir d’achat. la production du concept de cette marchandise particulière est un préalable à l’analyse de la

plus-value, car les autres marchan-dises n’ont pas cette propriété. c’est dans la théorie de la plus-value que l’étude de la force de travail trouve naturellement sa place.

M.L. : il est tout à fait nor-mal que vous soyez surpris de trouver le terme « écosocialisme » qui, bien entendu, ne se trouve ni chez Marx ni chez les autres « classiques » du marxisme. Mais c’est délibérément que j’ai voulu, et mes amis étaient d’accord avec ce choix, introduire quelques concepts de ce genre, qui témoi-gnent du renouveau de la pensée marxiste, de son développement sur des terrains peu explorés dans le passé, comme justement l’éco-logie. Bref, il s’agissait de suggérer, par quelques termes nouveaux, que le marxisme n’est pas un cor-pus théorique immobile, avec un vocabulaire figé, mais une pensée critique en mouvement, capable d’explorer des pistes inédites et de s’enrichir avec l’apport d’autres champs théoriques, ou de divers mouvements sociaux.

il est vrai que la thématique de l’écosocialisme me tient particuliè-rement à cœur : j’ai écrit plusieurs textes à ce sujet, y compris un Manifeste écosocialiste international (2001), avec le chercheur marxiste américain Joel kovel. Mais la pré-sence de ce « mot » est un enjeu qui dépasse le contenu spécifique dont il est question dans la définition de l’« écosocialisme ».

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Et pourquoi une telle insis-tance sur la notion de « concret de pensée », notion très peu usitée par Marx, dans Les 100 mots du marxisme et dans Lire Marx ?

G.D. : Pourquoi « concret de pensée » ? Parce que c’est dans l’analyse de ce qu’il est convenu d’appeler la « méthode » de l’écono-mie politique que Marx introduit cette notion. et Marx ne fait pas qu’exposer cette méthode ; il la met en pratique. celui qui ne comprend pas ce que Marx entend par concret de pensée ne saisira jamais, par exemple, pourquoi l’étude du capi-tal (l’objet de l’ouvrage) s’ouvre sur la théorie de la marchandise.

E.R. : en fait, nous n’avons pas cherché à insister tout parti-culièrement sur ce concept. s’il est mentionné à plusieurs reprises dans ces deux ouvrages, c’est qu’il y est abordé selon une double perspective, philosophique et éco-nomique. dans Les 100 mots du marxisme, nous avons pensé qu’il était nécessaire de faire ressortir pour elles-mêmes les transforma-tions philosophiques du concept d’abstraction (dans l’article « abs-traction »), tout en réservant un article spécial à la manière dont l’abstrait et le concret s’agencent du point de vue de la méthodologie du Capital (dans l’article « concret de pensée »). dans lire Marx, ce concept se trouve également envi-sagé doublement : la fin de la partie

« philosophie » l’aborde en s’inter-rogeant sur le rapport de la « sortie de la philosophie » avec la « critique de l’économie politique », alors que l’introduction de la partie « écono-mie » le reprend du point de vue du projet spécifique du Capital. ce concept constitue l’un des ins-truments au moyen desquels nous avons cherché à articuler les pers-pectives politiques, philosophiques et économiques sans les écraser les unes sur les autres.

Michael Löwy, dans quelle mesure les mutations des trente dernières années – mondialisation néolibérale, fin de l’URSS, tour-nant de la Chine – vous ont-elles conduit à réinterpréter, rétrospec-tivement, la figure de Marx comme théoricien politique et acteur histo-rique à laquelle vous consacrez la première partie du Lire Marx ?

M.L. : il est évident que ma lecture de Marx comme théori-cien politique prend en compte ce qui s’est passé après sa mort, et en particulier au cours des trente dernières années. on trouve chez Marx une méthode d’analyse qui est incontournable, mais il est évi-dent qu’il ne donne pas réponse à tout, et qu’il ne pouvait pas prévoir les phénomènes qui ont eu lieu au cours du xxe siècle, que ce soit l’impérialisme, le fascisme, le stali-nisme, la crise écologique, etc.

la fin de l’urss et la restau-ration progressive du capitalisme

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en chine sont des événements d’une importance historico-mondiale indé- niable, mais je ne pense pas qu’ils remettent en question les idées politiques essentielles de Marx. au contraire, ils libèrent d’une hypothèque qui a pesé lourd sur la réception de son message : la confu-sion – entretenue aussi bien par les porte-parole officiels du bloc sovié-tique que par leurs adversaires anti-communistes – entre le marxisme de Marx et le « marxisme d’état », idéologie officielle de la bureaucra-tie des pays de l’est. un peu com-me si on identifiait le concept de démocratie de rousseau avec celui des discours de george w. Bush… ni l’urss ni la chine n’étaient des sociétés socialistes, au sens que Marx donnait à ce terme. dans la mesure où cet épais brouillard idéologique – au sens marxien du terme, un système d’idées au ser-vice d’un ordre hiérarchique établi – commence à se dissiper, on peut relire et redécouvrir Marx avec un regard nouveau. d’où le contre-sens suggéré par la première cou-verture des 100 mots du marxisme1 (heureusement corrigé par celle du deuxième tirage) qui reproduisait le lieu commun du « marxisme-léninisme-stalinisme ».

cela dit, je ne mets pas en ques-tion la valeur des travaux produits par des historiens, philosophes et économistes du mouvement communiste, y compris en France. Malgré les limites imposées par le

1. La photographie d’un drapeau associant les visages de Marx, Engels, Lénine et Staline.

cadre du marxisme soviétisé, cer-tains – il suffit de penser à georges lukàcs, à éric hobsbawm, à henri lefebvre, parmi tant d’autres – comptent parmi les penseurs marxistes les plus importants de l’après-guerre.

Par contre, je pense que la crise écologique et la menace grandis-sante du réchauffement global exi-gent la révision de certains concepts « classiques » du marxisme, comme l’idée d’une croissance des forces productives en contradiction avec les rapports de production. Mais ce n’était pas le lieu, dans ces deux livres d’introduction, d’en discuter de façon approfondie.

Cette relecture d’aujourd’hui nous fait-elle découvrir un Marx « euro-centré » ou un penseur de la mondialisation ?

M.L. : Marx euro-centré ou penseur de la mondialisation ? les deux, il me semble. Marx a compris, avec un siècle d’avance, le processus de mondialisation ca-pitaliste, la soumission de tous les continents et de tous les peuples de la planète à la logique impitoyable et totalitaire du capital, du profit et de l’accumulation. il y a des passa-ges impressionnants à ce sujet dans le Manifeste du parti communiste, qui sont plus vrais aujourd’hui qu’en 1848 : on peut parler, à ce propos, de vision prophétique !

Par ailleurs, on trouve, dans le même Manifeste, des passages – par

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exemple à propos de la soumission des « nations barbares » – qui relèvent, de toute évidence, d’une démarche euro-centrique. cela vaut aussi pour les écrits sur la co-lonisation de l’inde ou de la chine. Mais je pense que le chapitre sur l’accumulation primitive dans Le Capital – un texte éminemment politique ! – apporte sur ce terrain une inflexion importante. tout d’abord, Marx se situe dans une perspective mondiale, en montrant qu’on ne peut pas comprendre l’ori-gine du capitalisme uniquement à partir de l’europe : c’est grâce à la conquête et au pillage, à feu et à sang, des peuples de la périphérie – en amérique latine d’abord, avec la conquista ibérique, ensuite en afrique, avec le trafic négrier, enfin en asie, avec les guerres coloniales – que le processus d’accumulation originaire du capital a pu avoir lieu. une explication, soit dit en passant, très différente de celle de Max weber (la connexion entre puritanisme anglo-américain et capitalisme), effectivement euro-centrique.

le chapitre sur l’accumulation primitive du Capital est aussi un texte écrit du point de vue des victimes de la « civilisation » capi-taliste européenne, des indigènes massacrés et des africains asservis. et il n’est plus question, comme dans certains articles des années 1850, de justifier le colonialisme, en dernière instance, comme fac-teur de progrès historique.

les écrits de Marx sur la russie, au cours de ses dernières années – depuis la « lettre à un journal russe » en 1877, affirmant clairement que le modèle de développement du capi-talisme en europe occidentale n’était pas un paradigme universel, jusqu’à la « lettre à vera Zassoulitch », qui valorise la communauté rurale russe – sont aussi des pas importants au-delà de l’euro-centrisme.

Le jeune Marx philosophe fait aujourd’hui l’objet d’une reva-lorisation, notamment dans les travaux du cercle d’Actuel Marx : dans la revue et la collection ou ailleurs. Emmanuel Renault, de quelle façon votre chapitre sur la philosophie de Marx participe-t-il de ce renouveau ? Quelles clarifi-cations entendez-vous pour votre part apporter à ces débats ?

E.R. : la partie « philosophie » du Lire Marx est consacrée presque exclusivement au jeune Marx, tout simplement parce qu’elle aborde la question de la philosophie à partir du corpus philosophique marxien. cette partie retrace l’évolution qui conduit Marx d’un positionnement philosophique, inspiré par hegel et Feuerbach – que Marx nomme « philosophie critique » (dans les annales Franco-allemandes) (1843-1844) –, au projet d’une « sortie de la philosophie » (dans L’idéologie allemande) (1845-1846) qui ouvre la voie à la « critique de l’économie politique ».

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la méthode que j’utilise, en effet, est commune à un certain nombre de travaux récents. elle est notamment mise en œuvre dans un ouvrage de la collection « actuel Marx confrontation » (Lire les Manuscrits de 1844, PuF, 2008), auquel J.-c. angaut, g. autin, J.-M. Buée, F. Fischbach, s. haber et d. wittmann ont participé. elle part du constat que les textes philo-sophiques de Marx ne peuvent être compris qu’en adoptant des points de vue génétique et contextualiste. la démarche génétique s’impose puisque, durant cette période, les nombreuses transformations de la problématique philosophique et politique de Marx procèdent de l’autocritique de positions défen-dues précédemment. quant à la contextualisation, elle est tout aussi nécessaire pour rendre compte de la spécificité des thèses défendues par Marx. en effet, c’est en Jeune-hégélien que Marx s’efforce de théo-riser et d’articuler philosophie et politique, et c’est en Jeune-hégélien également qu’il tente de combiner et de critiquer hegel et Feuerbach avant de s’en prendre à la philoso-phie tout court. Faute d’une prise en compte de ce contexte, on est trop souvent conduit à attribuer au génie de Marx ce qui ne constitue que des lieux communs du Jeune-hégélianisme, tout en ratant les spécificités qui font l’originalité indéniable des interventions philo-sophiques de Marx.

En quel sens jugez-vous qu’au total le travail philosophique ac-compli par le jeune Marx relève d’un projet de transformation de la pratique philosophique plutôt que d’une liquidation de la philosophie ou d’une nouvelle philosophie ?

E.R. : le débat sur la philoso-phie de Marx a été profondément structuré par l’opposition des points de vue continuistes et dis-continuistes, et c’est en général dans ce cadre que l’on oppose « nouvelle philosophie », « liquida-tion de la philosophie » et « trans-formation de la philosophie ». suivant l’hypothèse continuiste, le jeune Marx aurait élaboré, dans les Manuscrits de 1844 et les Thèses sur Feuerbach, une nouvelle philo-sophie qu’il aurait ensuite mise à l’épreuve d’une critique de l’écono-mie politique. suivant l’hypothèse discontinuiste, la grandeur théo-rique de l’œuvre de Marx serait à chercher dans la manière dont Le Capital éclaire rétrospectivement la portée philosophique de la « sortie de la philosophie ». l’approche génétique et contextualiste que je viens d’évoquer déplace le débat. il y a bien continuité entre la période de jeunesse et celle de la maturité, mais elle ne se joue pas tant dans une nouvelle philosophie que dans une nouvelle pratique de la philosophie. quant à la portée philosophique décisive de l’inter-vention théorique de Marx, elle a bien quelque chose à voir avec la

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sortie de la philosophie, mais le sens de cette dernière doit être ap-préhendé à partir des dynamiques qui traversent le corpus de jeunesse et non pas seulement à partir d’une analyse épistémologique du Capital considéré isolément.

d’où l’idée que la transforma-tion marxienne de la pratique de la philosophie est solidaire de ce que l’on peut appeler une conception déflationniste de la philosophie. si la philosophie veut continuer à pouvoir honorer ses ambitions de rationalité, elle doit cesser de croire qu’elle incarne la forme de rationalité la plus haute et redéfinir ses propres pratiques à la lumière du développement de formes de rationalité différenciées dans les sciences spécialisées et dans les pratiques sociales. les philosophes peuvent alors honorer les promesses critiques et, en ce sens, politiques, de la rationalité sous la forme de ce que Brecht appelait la « pensée intervenante » : plutôt que viser des généralisations méthodologiques et des fondations ultimes, ils peuvent chercher à élaborer des opérateurs théoriques adaptés pour contribuer à l’autoréflexion de savoirs non philosophiques et des pratiques sociales prises dans des transforma-tions historiques permanentes.

La première partie rédigée par Michael Löwy souligne la profonde continuité des orientations politi-ques de Marx, et son articulation avec les deux suivantes fait ressortir

l’unité de l’élaboration théorique et de l’engagement politique. L’une des thèses centrales de votre propre contribution, implicitement validée par l’articulation avec la partie économique de Gérard Duménil, est relative à un dépassement de la philosophie dans une science sociale critique reposant essentiellement sur la critique de l’économie politique. À l’heure où la pensée économique do-minante hégémonise l’ensemble des sciences sociales et, au-delà, la pensée politique, n’aurait-on pas besoin au contraire de la réaffirmation d’une philosophie qui soit autonome et critique de la science sociale ?

E.R. : dire que la critique de l’économie politique est portée par l’exigence d’une nouvelle pratique de la philosophie revient à l’interpréter sur le modèle de ce que les fondateurs de l’école de Francfort ont appelé une « théo-rie critique ». en s’inspirant de la critique marxienne de l’économie politique, horkheimer et adorno, pour ne citer qu’eux, souhaitaient éviter un double écueil : celui de l’arrogance ignorante d’une philo-sophie croyant pouvoir statuer sur la société et la politique sans tenir compte du savoir positif élaboré par des sciences sociales comme l’histoire, la psychologie sociale, la sociologie et l’économie, et celui, symétrique, de sciences so-ciales toujours plus spécialisées et condamnées à l’enregistrement des faits, toujours moins intéressées par

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la théorie sociale générale et par la réflexion sur la signification sociale et politique de leurs savoirs techni-cisés. aujourd’hui, la peur du se-cond écueil conduit effectivement à gauche de nombreux intellectuels à se précipiter vers le premier, en ravivant un vieux réflexe philoso-phique dont Marx avait déjà fait une critique suffisante.

Quasiment un tiers de la partie « Économie », et c’est là l’une de ses originalités, est consacré à la mé-thode et à l’architecture du Capital. Gérard Duménil, pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

G.D. : nous parlons ici du Lire Marx, dont l’objet est d’aider le lecteur à aborder le texte de Marx, une entreprise difficile. l’œuvre de Marx se prête davantage à l’étude qu’à la simple lecture. lire, relire, jusqu’à percevoir ladite « architec-ture générale », qui elle seule donne un sens aux composantes.

deux difficultés de nature radi-calement différente se conjuguent. l’une est formelle. Marx, on le sait, n’a publié de son vivant que le livre i ; il a travaillé à plusieurs ver-sions du livre ii ; il a « laissé » des textes dont engels a fait le livre iii. ces aléas de la rédaction se manifes-tent dans des modes très différents d’organisation de la matière dans les trois livres. les architectures des livres i et ii, qui se font écho l’une à l’autre, sont très sophistiquées. c’est pourquoi j’en ai donné une

représentation schématique. À la valorisation et à la circulation du capital, il faut ajouter des déve-loppements tels que la journée de travail ou la loi de l’accumulation capitaliste, dont on doit simultané-ment saisir la distance et les points d’articulation à l’exposé fondamen-tal de la théorie du capital.

la partie économique du Lire Marx tente de présenter simulta-nément architecture et contenu à un lecteur potentiel. celui qui a compris la logique d’ensemble peut s’attacher à l’étude des composantes, et seule l’étude des parties permet de saisir la structure du tout. la compréhension est dans le rapport des parties au tout, jamais dans la phrase qui, hors du tout, est un féti-che. encore moins dans le mot.

Partir sans carte ni boussole dans l’exploration du Capital, c’est se perdre à coup sûr, à moins de se donner le temps d’innombrables allers-retours.

Pourquoi tant insister sur le lien

que Marx a tenté de forger entre histoire et élaboration théorique ? Cela veut-il dire que cette relation serait généralement faite de façon incorrecte ? Quelle part de polémi-que y a-t-il dans cette insistance ?

G.D. : en contribuant à Lire Marx, je n’ai voulu polémiquer avec personne. Je crois que l’éco-nomie politique de Marx – critique du capitalisme et des théories apo-logétiques – ne prend son sens que

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replacée dans le cadre plus général d’une interprétation de l’histoire : la succession de modes de pro-duction, les structures de classes, elles-mêmes en transformation et, finalement, l’historicité du mode production capitaliste.

l’idée centrale est que Marx aborde l’analyse de la production capitaliste avec une théorie prééta-blie de l’exploitation dont le champ est sa théorie de l’histoire. À ce haut niveau de généralité, l’ex-ploitation est définie par l’appro-priation du travail (des fruits du travail) d’autrui, le trait commun des sociétés de classes (notons en passant qu’il ne s’agit pas de l’ex-ploitation en général mais d’une de ses formes).

encore une fois, la partie et le tout. le sens du Capital, saisi dans l’histoire, elle-même le « tout » auquel appartient le capitalisme.

dans la production capitaliste, les rapports sont plus difficiles à identifier que dans les modes de production antérieurs. Malgré la grande diversité des modalités historiques et géographiques, dans le rapport du maître à l’esclave ou du seigneur au serf, l’exploitation se donne elle-même en tant que telle. dans le capitalisme, on peut dire, selon une formulation proche de celles de Jacques Bidet, que la logique du marché met en scène des protagonistes se confrontant en tant qu’égaux, dans un rapport

dont l’exploitation semble exclue. Pourtant, la « structure » sociale propre à la production capitaliste implique des rapports sociaux de nature radicalement différente : des rapports de classe justement. c’est cela que Marx veut, avant toute chose, démontrer. son ambition est de révéler les mécanismes de cette exploitation dans le capitalisme.

la difficulté technique de cette entreprise est largement l’effet du caractère collectif de l’exploitation capitaliste. le travail du travailleur exploité est approprié en un « lieu social » (entreprise, branche) et réalisé dans un autre. il faut suivre le travail approprié dans les canaux d’un grand réseau social de prix et de revenus, où il s’est métamor-phosé en valeur (et a ainsi perdu son visage de travail d’autrui). d’où la nécessité de placer une théorie de la valeur (cette « subs-tance » sociale en mouvement) à la base de l’édifice.

tout s’élabore et se complexifie avec l’étude de processus comme le changement technique ou la crise, et Marx prétend montrer, par ce qu’il y découvre, que le capita-lisme engendre les conditions de son propre dépassement : retour à l’histoire qui donne la clef et défi-nit la finalité. dénoncer la nature de classe du capitalisme ; clamer son historicité. toute l’énergie que véhicule l’ouvrage est au service de cette entreprise. n

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la théorie critiquede l’école de FrancFort et le MouveMent des années 1968 :un raPPort coMPlexe

Par Stephano PetRUCCiaNi

la question du rapport entre théorie et pratique, entre les élaborations intellectuelles et les mouvements sociaux est une des plus fascinantes et des plus compliquées qui soient. dans cet article, je l’aborderai sous un angle très particulier, celui du rapport entre la théorie critique de l’école de Francfort et les mouvements de jeunesse des années 1968. la question comporte, évidemment, de multiples aspects et mériterait un traitement plus approfondi1. Je me contenterai d’aborder quelques points essentiels, visant à étayer une hypothèse de lecture très précise : la théorie critique portée par l’école de Francfort a constitué la perspective théorique suscep-tible, plus que toute autre, de fournir un horizon d’autocompréhension aux mouvements de jeunesse de 1968 et des années soixante. et ce, parce que la théorie critique, développée par le travail au long cours de l’école de Francfort entre les années trente et les années soixante, était la tentative la plus riche, la plus structurée, la plus à même de développer une criti-que de la société capitaliste contemporaine susceptible de dire réellement quelque chose de plus et de neuf par rapport à ce qu’apportait la critique marxiste classique de la société bourgeoise. en ce sens, je considère que la théorie critique de l’école de Francfort fut l’unique théorie capable de se situer au niveau historico-temporel des mouvements de 68 et d’en être contemporaine. selon moi, aucun autre courant théorique n’avait cette possibilité et cette capacité. naturellement, l’école de Francfort est venue se greffer sur un horizon intellectuel fortement structuré par la tradition marxiste, mais, partant de cette base, elle a été capable de produire une série d’innovations théoriques pertinentes, qui allaient très au-delà de ce que les autres traditions avaient réussi à faire.

1. Sur le sujet, l’ouvrage le plus complet est celui de W. Kraushaar (dir.), Frankfurter Schule und Studentbewegung. Von der Flaschenpost zum Molotowcocktail 1946 bis 1995 ; vol. I, Chronik, vol. II, Dokumente, vol. III, Aufsätze, und Kommentare, Register, Hambourg, Rogner & Bernhard, 1998. Du même auteur, on lira aussi 1968. Das Jahr, das alles verändert hat, Munich, Piper, 1998.

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

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Mais – et c’est là le second aspect de mon hypothèse – le rapport entre la théorie critique et les mouvements de la jeunesse soixante-huitarde fut également difficile et complexe. la rencontre entre la théorique critique et le mouvement ne pouvait se faire que sur un mode partiel et traversé de multiples contradictions, et ce pour une raison selon moi essentielle (surtout si nous considérons le mouvement de 68 en europe) : le mouve-ment de 68 ne pouvait pas ne pas traduire la théorie critique en offensive politique (eût-il procédé autrement, il ne se fût pas agi d’un mouvement conflictuel de masse, mais d’une pure discussion académique) ; or, pour ce faire, il devait s’appuyer sur des éléments de contradiction historiquement consolidés (la capacité de lutte de la classe ouvrière, et, plus généralement, des travailleurs dans les sociétés européennes, le conflit anti-impérialiste au vietnam et ailleurs) qui s’adaptaient à une critique de la société plus traditionnellement marxiste et qui, dans une théorie critique comme celle de l’école de Francfort, se trouvaient fortement marginalisés. ainsi, les mouvements finirent par s’inscrire à l’intérieur de la recherche d’un marxisme rénové, qui, s’il ne sut pas recueillir tout ce qu’il y avait là d’im-portant, fut néanmoins capable d’aller au-delà du marxisme à travers les élaborations de l’école de Francfort. on doit donc souligner, d’un côté, la grande proximité des mouvements avec les thématiques de l’école de Francfort et, de l’autre, la contradiction qui ne pouvait manquer de surgir entre les deux pôles. c’est la raison pour laquelle il nous faut parler d’un rapport privilégié mais complexe.

la diFFusion des thèses de l’école de FrancFort dans les années 1960

on trouve une première confirmation du lien fort qui unit les théories de l’école de Francfort et le mouvement de 68 dans la diffusion des textes d’adorno, horkheimer et Marcuse dans les milieux de la jeunesse contes-tatrice. l’histoire est intéressante et a des aspects paradoxaux. les travaux théoriques les plus importants de l’école de Francfort (à savoir les articles de horkheimer et de Marcuse publiés entre 1932 et 1941 dans la revue de l’institut pour la recherche sociale, la Zeitschrift für Sozialforschung, et La Dialectique de la raison de horkheimer et adorno, parue en 1947 aux presses querido d’amsterdam) étaient, au début des années soixante, totalement oubliés et introuvables, y compris en allemagne fédérale2. comme l’a raconté habermas dans un entretien de 1981, à la fin des années cinquante, le travail de l’ancienne école de Francfort était en gros « refoulé », y compris au sein de l’institut pour la recherche sociale lui-même : « horkheimer avait grand peur que nous puissions nous approcher

2. M. Horkheimer, t. W. Adorno, La Dialectique de la raison : fragments philosophiques (1947), trad. de l’allemand par É. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974.

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de la caisse dans laquelle se trouvait un exemplaire complet de la revue, et qui était enfouie dans les caves de l’institut ». Par conséquent, la véritable « redécouverte » de la théorie critique fut, raconte encore habermas, le fait des étudiants radicaux : « ce furent seulement les intelligents jeunes gens de la fin des années soixante qui reprirent la première Théorie critique […] »3. et il ne s’agit pas du tout d’une redécouverte sans douleur : La Dialectique de la raison, que horkheimer ne voulait pas voir réimprimer, fut éditée en 1968 par une maison d’édition « pirate » liée au mouve-ment (de Munter, à amsterdam) et ne fut republiée par Fischer, l’éditeur d’horkheimer, qu’en 1969 (avec de légères modifications et coupes). la même maison d’édition liée au mouvement réimprima, en 1967, les essais les plus radicaux écrits par horkheimer entre 1939 et 19414, qu’il avait exclus des deux volumes publiés par Fischer en 1968 sous le titre kritische Theorie5. Mais le problème ne concerne pas seulement l’allemagne fédé-rale : en italie aussi, la redécouverte de La Dialectique de la raison fut le fait d’un représentant de la gauche hétérodoxe, renato solmi, qui la fit publier par einaudi en cette importante année 1966. cependant, comme horkheimer avait imposé certaines coupes et modifications, solmi retira son nom et la traduction parut signée d’un pseudonyme6. À partir de 1968, la totalité des principaux textes d’horkheimer et adorno furent à nouveau disponibles en allemagne, et massivement traduits en italie. en revanche, les traductions anglaise et française furent plus tardives, quoiqu’elles parurent également en l’espace de quelques années.

quant à Marcuse, la diffusion de ses œuvres fut encore plus rapide : L’homme unidimensionnel, publié aux états-unis en 1964, fut traduit en italien en 1967 et en français en 1968, et devint d’un coup le best-seller du mouvement, atteignant d’impressionnants niveaux de vente7. eros et Civilisation, publié aux états-unis en 1955, parut en italie en 1964 et en France en 19688. une à une, à partir de 1968, toutes les autres œuvres de Marcuse furent traduites et diffusées.

thèMes de la critique socialeau-delà de l’extraordinaire diffusion éditoriale, il est important de

consacrer quelques réflexions à l’aspect le plus intéressant du rapport

3. J. Habermas, « Dialektik des Rationalisierung », Entretien avec A. Honneth, E. Knoedler-Bunte et A. Widman, Aesthetik und Kommunikation, n° 45-46, octobre 1981, pp. 126-155.4. Voir M. Horkheimer, Die Juden und Europa, Autoritärer Staat, Vernunft und Selbsterhaltung, Amsterdam, Verlag De Munter, 1968.5. M. Horkheimer, Kritische Theorie. Eine Dokumentation, sous la direction d’A. Schmidt, 2 vol., Frankfort-s-M., Fischer, 1968.6. Sur ces vicissitudes, voyez l’article de G. Pasqualotto, « La Dialettica dell’illuminismo, restaurata », Belfagor, vol XXXII, 1977, pp. 543-554 ; et la réponse de R. Solmi dans le volume suivant de la revue (pp. 697-701).7. H. Marcuse, L’Homme unidimensionnel. Essai sur l’idéologie de la société industrielle avancée, traduit de l’anglais par M. Wittig et l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1968. on retrouvera les chiffres dans le volume de R. D’Allessandro, La teoria critica in italia. Letture italiane della Scuola di Francoforte, Roma, Manifestoilibri, 2003, p. 373 et suivantes.8. H. Marcuse, Eros et Civilisation, contribution à Freud, traduit de l’anglais par J.-G. nény et B. Fraenkel, traduction entièrement revue par l’auteur, Paris, Éditions de Minuit, 1968.

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entre le mouvement de 68 et la théorie critique, c’est-à-dire la présence, dans les textes et les documents du mouvement de la jeunesse, de bien des thèmes que l’école de Francfort avait abordés pendant trente années de recherches (recherches qui, comme nous l’avons vu, avaient été relé-guées par la volonté même du premier et du plus reconnu des directeurs de l’institut pour la recherche sociale, Max horkheimer). les questions que les étudiants reprennent et retraduisent en critique sociale et politi-que efficace sont nombreuses, en particulier dans la première phase des années 689. nous les parcourrons rapidement, en utilisant quelques mots clés comme fil conducteur.

anti-autoritarisme. le mot d’ordre d’anti-autoritarisme constitue le point de départ le plus évident. l’anti-autoritarisme fut le thème le plus original et le plus propre au mouvement soixante-huitard : il caractérise en particulier les premières phases du mouvement étudiant et le diffé-rencie profondément de tant d’autres mouvements qui le précédèrent ou le suivirent. l’anti-autoritarisme fut la première vraie bannière du mou-vement de jeunesse, qui lança cette flèche depuis l’université vers tous les domaines de la société. la jeunesse en révolte mit en question toutes les autorités constituées (de l’université jusqu’à la police, de la famille à l’église, de l’entreprise au parti), ouvrant ce qui fut à bien des égards une révolution générale qui s’empara de manière extrêmement vive de tous les aspects d’une société bloquée.

Mais qui, au xxe siècle, avait plus que quiconque entrepris l’analyse et la critique de l’autorité ? sans aucun doute l’école de Francfort. les raisons en sont évidentes : cette orientation de la recherche sociale s’était développée dans l’allemagne du début des années trente (les nazis avaient pris le pouvoir en 1933.) en conséquence, la grande question de la théorie sociale, pour les tenants de l’école de Francfort, fut de comprendre com-ment le pouvoir autoritaire pouvait recueillir l’adhésion de larges masses, y compris celle des membres des classes subalternes et défavorisées. les chercheurs de l’école de Francfort, confrontés au phénomène de l’adhé-sion de masse aux dictatures autoritaires (notamment celles d’hitler et Mussolini), éprouvèrent le besoin de trouver des explications que la théo-rie marxiste classique ne leur fournissait pas. ils s’orientèrent d’abord vers les recherches en psychologie afin de comprendre les structures internes du caractère autoritaire, comment il plongeait ses racines dans la forme patriarcale de la famille du xixe siècle et comment, à partir de là, avait pu naître un ample consensus face aux chefs autoritaires et aux dictateurs.

le thème de l’autorité et l’exploration des mécanismes psychologiques qui sont à la base de l’obéissance de l’individu, y compris contre ses propres

9. Le livre de P. ortoleva constitue une bonne synthèse sur les mouvements de 68 : Peppino ortoleva, i movimenti del ’68 in Europa e in America (1988), Roma, Editori Riuniti, 1998.

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intérêts, furent ainsi centraux pour le groupe de Francfort, qui y consacra ses recherches sociales (ou, pour mieux dire, psychologico-sociales) les plus importantes : les Études sur l’autorité et la famille de 1936 et La personna-lité autoritaire de 195010. aucun autre courant de la pensée critique ou marxiste n’avait jamais rien fait de semblable11. tandis que, pour l’école de Francfort, l’enquête critique sur la famille patriarcale et sur sa crise servait à expliquer les processus de formation des individus de caractère autoritaire ou sadomasochiste qui donnaient leur consentement à la dictature, dans le mouvement de 68, ce thème se diffusa dans tous les domaines et fut intégré à la vie quotidienne elle-même de toute une génération.

en allemagne fédérale, entre 1966 et 1968, le mouvement de la jeunesse se définissait précisément comme un mouvement anti-autoritaire : il était en lutte contre le refoulement du passé nazi, contre la société consensuelle qui se dessinait dans le cadre de la grande coalition de 1966 entre démo-cratie chrétienne et social-démocratie (cdu/sPd), et, dans une bataille qui dura des années, contre le Notstandsgesetze, loi sur l’état d’urgence votée en juin 1968 et qui prévoyait la possibilité de limiter les libertés constitu-tionnelles. on percevait avec force le risque d’une évolution autoritaire de la société allemande – risque dénoncé par de jeunes intellectuels radicaux comme oskar negt et Johannes agnoli12 : « le fascisme d’aujourd’hui, écrivait rudi dutschke, le leader du mouvement, ne se manifeste plus dans un parti ou dans une personne, mais il prend racine dans le fait que chacun est quotidiennement dressé à devenir une personnalité autoritaire, il prend racine dans l’éducation ». les structures de la personnalité autoritaire, selon dutschke, avaient survécu à la défaite du fascisme et continuaient d’ali-menter, dans les années soixante, l’idéologie anticommuniste13.

la question de l’anti-autoritarisme est également centrale dans la naissance du mouvement en italie : dans ce qui constitue le véritable « manifeste » du mouvement, l’article « contro l’università », de guido viale, celui-ci écrivait : « les racines de l’autoritarisme académique, comme de toutes les formes de pouvoir autoritaire, ne résident pas seule-ment dans une série de structures institutionnelles et économiques, mais avant tout et en premier lieu, dans le consentement de ceux qui subissent

10. Voir M. Horkheimer (dir.), Studien über Autorität und Familie, Paris, Felix Alcan, 1936, avec des textes d’Horkheimer, Marcuse, Fromm, Wittfogel et d’autres ; t. W. Adorno, Études sur la personnalité autoritaire, traduit de l’anglais par Hélène Frappat, Paris, Allia, 2007. La reconstitution historique la plus minutieuse de l’activité de recherche de l’École de Francfort est le volume de Rolf Wiggershaus, L’École de Francfort. Histoire, développement, signification, traduit de l’allemand par L. Deroche-Gurcel, PuF, Paris, 1993 (éd. originale München-Wien, Carl Hanser Verlag, 1986). Voir également A. Söllner, Geschichte und Herrschaft. Studien zur materialistischen Sozialwissenschaft 1929-1942, Francfort-s-M., Suhrkamp, 1968.11. Rappelons cependant à ce sujet l’ouvrage du psychanalyste communiste W. Reich, La psychologie de masse du fascisme (1933), traduction française établie par P. Kamnitzer, Paris, Payot, 1972.12. Voir, par exemple, l’essai de o. negt, « Auf dem Wege zu einer autoritären Geselleschaft », paru dans AAVV, politik ohne Vernunft, Hambourg, Rowohlt, 1965 et J. Agnoli et P. Brückner, Die Transformation der Demokratie, Francfort-s-M., Europaïsche Verlagsanstalt, 1968.13. R. Dutschke, u. Bergman, W. Lefèvre, B. Rabehl, Die Rebellion der Studenten oder die neue Opposition, Hambourg, Rowohlt, 1968.

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le pouvoir. l’université est organisée de manière à créer et à conserver ce consentement [...])14. « l’autoritarisme est la forme politique du système : il constitue le nœud politique autour duquel concrétiser les luttes, et aussi le terrain unitaire pour la massification des luttes elles-mêmes »15.

il faut dire néanmoins que les mouvements dépassèrent assez rapi-dement la phase « anti-autoritaire » (caractérisée aussi par le choix de la démocratie d’assemblée de préférence à la démocratie représentative), pour se diriger vers un anticapitalisme plus « orthodoxe »16. il n’en reste pas moins que l’anti-autoritarisme de 68 a entamé un puissant processus de transformation du regard porté sur l’autorité dans toutes les grandes institutions sociales : de la famille, qui amorça un rapide changement, à l’université « mandarinale », de l’église à l’armée, des institutions scolai-res aux hôpitaux psychiatriques : toutes ces structures « disciplinaires » furent soumises à une attaque et à une critique radicales qui modifièrent en profondeur les modes de vie et de relation en leur sein, laissant des traces très profondes dans le tissu de notre société.

Société de consommation. quoique devenu désormais absolument banal, il s’agit là d’un autre grand thème marquant, la particularité et la nouveauté apportées aux formes du conflit social par le mouvement de 68, élaboré dans les années 1930 et 1940 par la théorie critique de l’école de Francfort. contraints à l’émigration aux états-unis, horkheimer et adorno y rencontrèrent un type de société complètement différent de ce qu’ils avaient connu en europe ; la consommation de masse y était déjà une réalité alors qu’elle ne le deviendrait en europe qu’après la seconde guerre mondiale. les deux chefs de file du groupe de Francfort se donnè-rent alors pour objectif de penser les changements sociaux globaux induits par la nouvelle expansion de la consommation. Pour comprendre à quel point cette question fut importante dans leur réflexion, il suffit de relire les passages de La Dialectique de la raison, dans laquelle horkheimer et adorno expliquent que le problème n’est pas que les biens de consom-mation liquident purement et simplement la vieille métaphysique, mais qu’ils deviennent eux-mêmes une nouvelle métaphysique, un rideau idéologique qui, assimilant les individus les uns aux autres en autant de consommateurs, cache et fait disparaître les rapports réels de classe et de pouvoir au sein de la société17. comme l’écrivait Marcuse dans L’homme

14. G. Viale, « Contro l’università », Quaderni piacentini, n° 33, 1968. Sur ce sujet, voyez aussi C. Donolo, « La politica ridefi-nita. note sul movimento studentesco », Quaderni piacentini, n° 35, 1968. on peut désormais trouver ces textes dans G. Fofi et V. Giacopini, prima e dopo il ’68. Antologia dei “Quaderni piacentini”, Rome, Minimum Fax, 2008. Pour une bonne reconstitution historique du mouvement en Italie, on consultera les chapitres qui lui sont consacrés par G. Crainz dans son ouvrage il paese mancato. Dal miracolo economico agli anni Ottanta, Rome, Donzelli, 2003.15. Documenti della rivolta universitaria, produits par le Mouvement étudiant, Bari, Laterza, 1968, p. 341 (éd. Anastatica, 2008). 16. Voyez par exemple la critique des traits petit-bourgeois de l’anti-autoritarisme par H. J. Krahl, « Critica dell’ideologia della coscienza antiautoritaria (1969), Konstitution und Klassenkampf », Francfort-s-M., Verlag neue Kritik, 1971.17. M. Horkheimer, t. W. Adorno, La Dialectique de la raison, op. cit.

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unidimensionnel, « les gens se reconnaissent dans leurs marchandises, ils trouvent leur âme dans leur automobile, leur chaîne de haute fidélité, leur maison à deux niveaux, leur équipement de cuisine. le mécanisme même qui relie l’individu à sa société a changé et le contrôle social est au cœur des besoins nouveaux qu’il a fait naître »18. avec cette prise de conscience, c’est aussi la critique sociale qui a changé d’orientation. À la différence de la tradition des mouvements sociaux et ouvriers, ce ne sont plus les bases sociales de la richesse qui sont attaquées dans une demande de redistribution plus égale des biens et des ressources. il ne s’agit plus, de la part des classes subalternes, de dire : « nous réclamons les biens que les classes dominantes veulent se réserver pour elles-mêmes », mais, au contraire, d’affirmer : « nous, nous ne voulons pas ce que vous avez, nous ne voulons pas entrer dans votre spirale de consommation, nous ne voulons pas être pris dans le mécanisme des besoins induits, qui est en réalité un moyen de nous faire entrer dans des rapports de domina-tion ; nous voulons expérimenter des manières de vivre et de consommer différentes, qui gaspillent moins les ressources humaines et naturelles ». dans le Paris de 68, un document du comité d’action, « nous sommes en marche », proclamait ainsi que, dans le capitalisme contemporain, les individus étaient volés deux fois, la première fois comme travailleurs, la seconde comme consommateurs : « en payant la publicité, le travailleur-consommateur paie avec le fruit de son travail productif un pur vide : la création de ses propres besoins – ses besoins de besoins »19.

la critique sociale, en somme, ne se présente plus comme une demande de redistribution de l’aisance matérielle, mais comme le refus d’une certaine forme de consommation, qui se traduit aussi par la recherche de styles de vie alternatifs. cet aspect est très présent dans le mouvement étudiant des années soixante et ne peut pas être pensé sans faire référence à la critique sociale de l’école de Francfort. le paradoxe, néanmoins, est que l’idéologie de la consommation et l’identification de soi à travers le choix de biens de consommation sont tellement fortes, tellement intégrées au tissu social des années soixante, que même les jeunes des mouvements soixante-hui-tards s’identifient à travers un certain nombre d’objets de consommation et marquent ainsi leur différence par rapport aux générations qui les ont précédés. on se reconnaît et on forme une communauté aussi en optant pour une certaine façon de se vêtir, une coupe de cheveux ; la renault 4 et la doudoune deviennent des symboles qui, nés sur le terrain d’une critique de la société de consommation, finissent par contribuer à la naissance d’un nouveau modèle de consommateur.

18. H. Marcuse, L’Homme unidimensionnel, op. cit., p. 34.19. Voir Quelle université ? Quelle société ? Paris, Seuil, 1968.

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industrie culturelle. c’est là l’autre grand thème (fortement lié au précédent) qui, abordé de manière prophétique dans les recherches de l’école de Francfort et avant tout dans La Dialectique de la raison, qui lui consacre un chapitre entier, devient central pour le mouvement de 68. là aussi, la critique est née d’une réflexion de horkheimer et adorno à partir de leur expérience américaine : arrivant aux états-unis (entre autres lieux, en 1941, ils s’établissent tout près d’hollywood), les deux amis francfortois découvrent le monde du cinéma américain, ainsi que les modèles de vie et de consommation qu’il véhicule. la grande pré-sence de la radio et de la télévision : tout les pousse à entreprendre une réflexion neuve et beaucoup plus approfondie sur les médias. la décou-verte du caractère central de ces problématiques, devenues aujourd’hui évidentes, était alors une réelle nouveauté, car elle déplaçait le terrain du conflit sur le plan culturel, sur les possibilités d’une expression diffé-rente de l’idéologie dominante et sur la critique des grands instruments de manipulation idéologique.

en donnant une place centrale au thème des médias, la réflexion fait émerger une nouvelle lecture de la société : les bases de l’adhésion aux pouvoirs dominants dans la société du capitalisme tardif sont nouvelles et plus fortes que par le passé, parce qu’elles reposent, d’un côté, sur le culte fétichiste de la marchandise et, de l’autre, sur l’énorme et éblouis-sant appareil de manipulation idéologique et médiatique. venant aussi de Marcuse (et guy debord20), ce thème a été très structurant pour les mouvements des années soixante. l’idée largement partagée était que, dans la société du capitalisme tardif, les antagonismes sociaux se trou-vaient en grande partie masqués ou détournés par un nouveau pouvoir de manipulation des consciences. il en sortit, d’une certaine manière, une lecture de la société comme fondée sur la manipulation – seule manière susceptible d’expliquer pourquoi les classes subalternes ne percevaient plus leurs intérêts comme antagonistes par rapport à ceux des dominants. sur ce point, il y a une forte convergence entre la théorie critique et le mouvement de 68, qui met la question des moyens de communication de masse au centre de son combat et prend la grande presse comme une de ses cibles privilégiées (les titres du groupe springer en allemagne, le Corriere della sera en italie21).

20. G. Debord, La Société du spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967.21. En Allemagne, la lutte contre le groupe éditorial Springer prit naissance après le grave attentat contre Rudi Dutschke, le 11 avril 1968, dont fut rendue responsable la campagne diffamatoire de Springer. Sur le sujet, voir G. Backhaus (dir.), Springer : la manipolazione delle masse, turin, Einaudi, 1968. En Italie, parmi divers épisodes, le plus spectaculaire fut le siège du Corriere della sera dans la nuit du 7 juin 68, visant à empêcher la sortie du journal. Récemment a été publiée une chronologie détaillée des faits de 68, dans le numéro spécial de la revue Micromega, « Sessantoto : mito e realtà », n° 1, 2008, pp. 127-174. Beaucoup d’informations sur 68 au niveau mondial peuvent être trouvées dans l’Encyclopedia del’ 68, sous la direction de M. Bascetta, S. Bonsignori, M. Grispigni, S. Petrucciani, Rome, Manifesto libri, 2008.

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Libération individuelle et critique de la répression. il s’agit, là aussi, d’un point très important, sur lequel la théorie de l’école de Francfort consti-tue, pour le mouvement de 68, l’interlocuteur fondamental. en effet, celle-ci est en substance l’unique courant de pensée « marxiste » (avec wilhelm reich, le théoricien de la révolution sexuelle22) qui ait réussi à intégrer pleinement non seulement la critique freudienne, mais aussi la critique nietzschéenne du caractère répressif des institutions de la société bourgeoise, à commencer par la famille. l’école de Francfort s’est ainsi révélée être l’une des rares lignes de réflexion qui, quoique née à l’intérieur du marxisme, réussit à s’approprier le contenu d’une critique de la société répressive venue d’un tout autre horizon théorique. le mouvement de 68 tenta de transformer ces thèmes en pratiques de vie et, ici encore, se positionna d’une manière très différente de celle des autres luttes ou révolutions. c’est qu’en son sein, circulent deux thèses qui le distinguent nettement. tout d’abord, l’idée qu’il n’y a pas de libération collective sans libération des individus des rapports répressifs dans lesquels ils sont retenus. ensuite, l’idée que, pour se libérer de ces rapports répressifs, les individus doivent également lutter contre eux-mêmes, c’est-à-dire opérer un travail d’auto-transformation. les impulsions et les exigences de libération collective et d’égalité ne peuvent être séparées de celles d’une libération individuelle : refus de la répression à l’école et dans la famille, revendication d’une liberté sexuelle. en mars 1967, commença à Berlin, avec la constitution de la kommune 1, le mouvement des « communes », dont le principe de base était que « chaque groupe qui veut réorganiser la société sur une base anti-autoritaire, doit s’organiser lui-même sur des bases anti-autoritaires, égalitaires et communautaires »23. dans les univer-sités et dans les écoles occupées, les jeunes font naître de nouvelles relations dans lesquelles ils se sentent libres, organisent des cours alternatifs d’édu-cation sexuelle et de lecture des textes de reich, Fromm ou du Marcuse d’eros et civilisation. on commence à comprendre qu’une dynamique de libération sociale ne peut qu’échouer si elle n’est pas aussi porteuse d’un changement de chacun, et que donc la politique ne saurait être séparée d’un bouleversement profond des comportements individuels. telle est l’idée neuve qui portera ses fruits en particulier dans les mouvements féministes, qui rompront avec tous les rituels de la vieille politique et la repenseront en se fondant sur l’idée qu’il faut « partir de soi ».

Mais ce thème est aussi l’occasion de réfléchir à une particularité caractéristique d’une partie de la pensée critique qui circula dans les années soixante : sa proximité avec un auteur comme Friedrich nietzsche,

22. Voyez W. Reich, La Révolution sexuelle : pour une autonomie caractérielle de l’homme (1936), trad. de l’anglais par C. Sinelnikoff, Paris, Club français du livre, 1969.23. L. Bobbio, F. Ciafaloni, P. ortoleva, R. Rossanda, R. Solmi, Cinque lezioni sul ’68, torino, éd. Rossoscuola, 1987, p. 79.

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que les précédentes traditions marxistes avaient au contraire générale-ment condamné et refusé. Pour l’école de Francfort, nietzsche demeure constamment une référence importante, depuis les Études sur l’auto-rité et la famille jusqu’à La Dialectique de la raison et au-delà. Mais le nietzschéisme a également laissé une marque certaine dans la tradition ouvrière, par exemple dans les écrits de Mario tronti24. sur un autre ver-sant, nietzsche est fondamental pour un auteur comme Foucault et, par la suite, pour tout le post-structuralisme. naturellement, les usages de nietzsche dans ces différentes perspectives de la pensée critique sont extrê-mement hétérogènes. Mais ils ont en commun d’utiliser l’auteur d’ainsi parlait Zarathoustra comme un puissant antidote contre l’humanisme et le progressisme social-démocrate, contre les idéologies conciliatrices qui nient la radicalité de la domination et du conflit ou les délayent. la cru-dité de son regard sur la société bourgeoise est perçue comme plus juste que les visions « molles » qui alimentent le gradualisme et le réformisme du mouvement ouvrier.

Par ailleurs, pour la théorie critique, la référence à nietzsche devient constitutive d’une subjectivité rebelle ou insoumise qui se présente en apparence comme destructrice de l’ordre social dominant, mais qui, en réalité, est porteuse de forts éléments d’ambivalence. si l’on regarde ce qu’ont produit les mouvements des années soixante à long terme, si l’on observe leurs effets lointains, on voit que la revendication nietzschéenne d’une subjectivité radicale et irréductible qui ne cherche pas à se dépasser pour aller vers un horizon idéologique de progrès, mais prétend affirmer son hédonisme dans une immédiateté, libérer ses propres besoins, d’un côté, alimente des thématiques critiques comme celles de la libération sexuelle et le refus du principe de performance, mais de l’autre, se coule parfaitement dans les développements de la société post-moderne. en un sens, on peut dire que l’hédonisme et le narcissisme post-moderne, cette subjectivité autocentrée, à la recherche de petits plaisirs, qui a émergé dans les années 1980-1990, est aussi née de ce type de protestation, de la réaffirmation des besoins subjectifs contre l’ordre dominant et l’autorité, lesquels y ont répondu en s’adaptant. donc, l’héritage de 68, d’un côté, est en opposition nette avec les développements récents de la société (il suffit de penser à la critique du principe de performance, qui est au contraire absolument dominant dans la société postmoderne et néolibérale), mais, de l’autre côté, il lui est congruent, dans la mesure où, une fois coupée de l’aspect solidariste et communautaire qui était le sien dans les années 68, l’affirmation d’une subjectivité protestataire a aussi ouvert la voie à la diffusion d’une subjectivité narcissique, autocentrée.

24. on consultera en particulier le recueil Operai e capitale (1966), turin, Einaudi, 1971.

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les chercheurs de l’école de FrancFortet le MouveMent

si, comme nous l’avons vu, les grands thèmes de l’école de Francfort se retrouvent tous dans les mouvements des années soixante et y jouent un rôle fondamental, il en va tout autrement des rapports que les diverses personnalités de l’école de Francfort ont entretenus avec le mouvement de 68. de ce point de vue, la figure d’herbert Marcuse est emblématique : à la différence de horkheimer et adorno, il était resté aux états-unis après la fin de la seconde guerre mondiale et y est devenu une sorte de figure de proue de la jeunesse en révolte, non seulement avec l’étrange slogan « Marx, Mao, Marcuse », mais avant tout avec des livres comme L’homme unidimensionnel, eros et civilisation et Critique de la tolérance – texte où Marcuse faisait tomber les masques des prétentions du libéralisme à la neutralité dans la « société opulente »25.

le rapport de Marcuse au mouvement différa totalement de celui d’adorno. l’auteur de Minima moralia fut lu et étudié, il devint une référence théorique importante, mais il resta résolument campé sur ses positions « pessimistes », qui le portèrent finalement à l’affrontement avec les plus radicaux de ses élèves, en particulier avec le leader étudiant hans Jürgen krahl26. ainsi adorno fut-il âprement contesté. il subit l’occupa-tion de son propre institut de recherche et vécut le conflit classique, qu’on observa un peu partout à l’époque, du professeur face à ses étudiants27. ce conflit entre adorno et le mouvement peut évidemment paraître para-doxal si l’on pense à ce que lui-même avait écrit jusque-là et à la référence théorique décisive qu’il était devenu pour la jeunesse des années soixante, du moins en allemagne. toutefois, il faut aussi comprendre la position d’adorno : au-delà de son refus fondamental de l’engagement politique, de son manque de confiance dans un supposé potentiel « révolutionnaire » des mouvements et de sa certitude que, vu la situation, toute transformation sociale était absolument impossible, il considérait que certaines formes de provocation et de lutte mises en œuvre par le mouvement étaient en réalité contre-productives, parce qu’elles pouvaient contribuer à réveiller dans la société allemande un potentiel autoritaire et une demande de répression sans pouvoir amener de changements positifs concrets. après une sympa-thie initiale, adorno eut donc une attitude de critique et de refus, qui est aussi visible dans ses derniers écrits comme « Notes sur la théorie et la prati-

25. Voir H. Marcuse, avec B. Moore et R. P. Wolff, Critique de la tolérance pure, trad. de L. Roskopf et L. Weibel, Paris, John Didier, 1969.26. Voyez le texte de H.-J. Krahl, « Das politiche Widerspruch in der kritischen theorie Adornos », paru dans la Frankfurter Rundschau le 13 août 1969, après la mort du philosophe, et le recueil Konstitution und Klassenkampf, op. cit.27. Sur les critiques dont Adorno fut l’objet et sur ses réactions, voyez le chapitre XIX du très documenté et utile ouvrage de S. Müller-Doohm, Adorno : une biographie, trad. de l’allemand par B. Lortholary, Paris, Gallimard, 2004.

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que28 » et Résignation29, dirigés contre un « activisme » aveugle qu’adorno appelait la « pseudo-activité ».

la position de Marcuse était totalement différente30. après avoir for-mulé, en 1964, le diagnostic d’une clôture « unidimensionnelle » de la société du capitalisme tardif, Marcuse l’avait vu démenti avec plaisir non seulement par la force de la lutte de libération vietnamienne, mais aussi et surtout par le mouvement de jeunesse qui se développait aux états-unis. À partir de ce mouvement, Marcuse avait cherché à redéfinir divers aspects de sa pensée, engageant notamment un dialogue serré avec un des leaders de la contestation, rudi dutschke.

le heurt avec adorno était donc inévitable, et les lettres qu’ils échan-gèrent entre février et août 1969, en constituent un témoignage d’une intensité dramatique certaine31. adorno mourut en suisse le 6 août 1969 et son ultime texte est sans doute précisément la lettre qu’il adressa à Marcuse ce jour-là, pour « prévenir une catastrophe », c’est-à-dire la radicalisation et la publicisation du désaccord entre Marcuse, d’une part, adorno et horkheimer, de l’autre. À son vieil ami, Marcuse avait au contraire écrit : « nous ne pouvons pas effacer de l’histoire le fait que ces étudiants ont été influencés par nous (et assurément tu n’es pas le dernier), j’en ressens de la fierté et je suis disposé à faire les comptes au sujet du meurtre du père, quoique cela soit parfois douloureux ».

Marcuse, en somme, ne partageait pas du tout le pessimisme d’adorno ; au contraire, il chercha à interpréter avec les instruments de la théorie critique les nouveaux processus auxquels les mouvements avaient donné vie. les aspects qu’il souligna étaient, d’un côté, la révolution dans les valeurs, les sensibilités, les formes de vie, et le refus qui découlait des aspects compétitifs et déshumanisants de la société capitaliste moderne, de ses « faux besoins » et de son apologie du « principe de performance », de l’autre, l’idée d’un changement des sujets du conflit social, où apparais-saient alors au premier plan l’étudiant, l’intellectuel, le marginal – figures qui ne se substituaient peut-être pas au vieux sujet constitué par la classe ouvrière, mais changeaient assurément le cadre de manière significative. de nouveaux contenus pour la critique et de nouveaux sujets du conflit : tels furent les thèmes que Marcuse développa, et qui ont peut-être encore quelque chose à nous dire.

28. th. W. Adorno, « notes sur la théorie et la pratique », Modèles critiques, Paris, Payot, 1984, pp. 276-293.29. th. W. Adorno, « Résignations », Tumultes, n° 17-18, 2002, pp. 173-178.30. Voir l’article de J.-M. Lachaud, « Du ‘Grand Refus’ selon Herbert Marcuse », Actuel Marx, n° 45, avril 2009, pp. 137-148.31. La correspondance entre Marcuse et Adorno, comme celle entre Marcuse et Dutschke, sont disponibles en italien dans le volume R. Laudani (dir.), Herbert Marcuse, Oltre l’uomo a una dimensione, Rome, Manifestolibri, 2005, pp. 307-323 (Scritti e inter-venti, vol. I). Pour une meilleure connaissance des rapports entre Marcuse et le mouvement, on peut désormais lire le recueil des écrits inédits ou dispersés, soit en italien (Scritti e interventi, vol. II et III déjà publiés chez manifestolibri ; IV et V en préparation), soit en allemand (Nachgelassene Schriften, 6 vol., Lüneburg, zu Klampen, 1999-2009), soit en anglais (Collected papers, 6 vol., London, Routledge, 1998 et suivantes).

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quelques reMarques Pour concluresi ce que nous avons développé jusqu’à présent est convaincant, on

peut conclure que, en un sens, la théorie critique est la théorie du mouve-ment de 68. les données empiriques le confirment. ainsi, en allemagne, les plus importants leaders du mouvement sont, plus ou moins direc-tement, des élèves de l’école de Francfort. dans l’ensemble du monde occidental, l’unique théoricien critique de grande envergure qui fut pris comme référence du mouvement (même s’il fut évidemment aussi forte-ment critiqué) est le francfortois herbert Marcuse. en Marcuse, l’école de Francfort et le mouvement de 68 se soudent, avec une force qui n’existe pour aucun autre courant théorique. et cela reste vrai, même si d’autres tenants de l’école de Francfort, comme adorno, se sont violemment heurtés au mouvement.

il est par ailleurs nécessaire de comprendre, comme nous le notions en introduction, pourquoi le mouvement de 68 ne pouvait pas être « franc-fortois ». le fait est qu’un tel mouvement, surtout en italie, mais aussi en France, quoiqu’il eût ouvert la voie d’une critique sociale profondément novatrice, ne pouvait finalement qu’appuyer les forces de conflit plus « lourdes » et plus traditionnelles, la classe ouvrière à l’intérieur (d’où la recherche de l’unité étudiants-ouvriers) et l’anti-impérialisme au plan international (inutile de rappeler combien la guerre du vietnam fut fon-damentale pour le développement du mouvement aux états-unis et en europe). Mais, parvenus à ce point, il nous faut sortir du cadre de l’école de Francfort, qui insistait trop sur l’intégration, ou la latence, de la classe ouvrière et sur ses capacités de lutte, tandis qu’elle montrait trop peu de confiance dans la justesse des luttes anti-impérialistes et des puissances (union soviétique et chine) qui les soutenaient. il faut dire que, de ce point de vue, l’histoire a donné raison aux plus anciens de l’école de Francfort, dont le pessimisme s’est révélé plus réaliste que l’optimisme avec lequel les mouvements de 68 lisaient les luttes anti-impérialistes.

en se pensant comme révolutionnaire au sens classique du terme, le mouvement se serait rapproché des marxismes rénovés, ou recyclés, plutôt que de la théorie critique. Pourtant, cela signifiait la perte de ce qui, dans le mouvement, avait constitué les thèmes les plus innovants et qui, par bien des côtés, ont continué à influencer les sociétés européenne et américaine dans les décennies suivantes. un tel mouvement a sans aucun doute été décisif par les transformations profondes qu’il a amenées dans la société ; mais, selon moi, il n’a pas réussi à se penser lui-même. il a fini par se penser comme l’avant-garde d’un processus révolutionnaire d’inspiration fondamentalement marxiste, alors qu’en réalité, il représen-

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tait quelque chose de très différent, un bouleversement social dont nous n’avons pas encore une interprétation adéquate. de ce point de vue, on peut dire que le destin du mouvement de 68 a été paradoxal : vaincu comme mouvement politique, il triompha à travers maintes transforma-tions qu’il initia dans la culture, dans les idées et dans les formes de la vie sociale ou de l’habillement. révolution ratée ou peut-être, pourrait-on dire, révolution rêvée, le mouvement portait néanmoins en lui les germes de deux révolutions victorieuses, la révolution féministe contre la société patriarcale et celle qui, en 1989, mit à bas l’archaïsme autoritaire du bloc soviétique. Pour conclure, je crois que l’on peut dire que le mouvement de 68, comme il arrive souvent aux grands processus historiques, a été à la fois vainqueur et vaincu : il l’a emporté jusqu’au point où sa veine anti-autoritaire et libératrice pouvait rencontrer (même sur un mode conflictuel) les tendances à l’individualisation et au développement d’une « liberté négative » qui sont le propre des sociétés occidentales dévelop-pées (assouplissement des hiérarchies, tolérance pour les comportements sociaux ou sexuels hétérodoxes, expansion d’une subjectivité autocentrée et tendanciellement narcissique) ; néanmoins, il a indubitablement perdu sur les autres fronts, c’est-à-dire dans la bataille contre le capitalisme glo-balisé hyper-consumériste et contre la société du spectacle (dont les forces n’ont fait que croître), et pour une démocratie plus participative et moins représentative, pour une société fondée sur des valeurs différentes, écolo-giques et solidaires (même si ces thèmes n’ont pas disparu et ont connu une nouvelle vie, par exemple dans le mouvement altermondialiste). ici, la question que l’on pourrait poser est la suivante : les mouvements des années 1968 ont-ils perdu faute d’alternative crédible, parce que l’adver-saire était trop fort, ou pour ces deux raisons à la fois ? ce n’est pas, selon moi, la moins importante des questions que le mouvement de 68 nous ait léguées. en s’appuyant sur les réflexions d’immanuel wallerstein32, on pourrait dire que le mouvement de 68 a été une fin et un commencement. la fin de la politique du xixe. Mais le début de quoi ? n

(traduit de l’italien par Déborah Cohen)

32. Voir G. Arrighi, t. H. Hopkins, I. Wallerstein, Antisystemic movements, Londres, Verso, 1992.

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sur les sentiers de la colère :l’esPace-teMPs d’une révolte(athènes, déceMBre 2008)

Par Loukia kOtRONaki, Seraphim SeFeRiaDeS

le 6 décembre 2008, peu après 21 h 00, alexandros grigoropoulos, un élève de 15 ans, est assassiné par un agent des forces de l’ordre spéciales à exarcheia, en plein centre d’athènes. le soir même, l’école polytechni-que et la faculté de droit sont occupées et de violents affrontements avec la police éclatent. Progressivement, un esprit de révolte se répand dans tout le pays, tandis qu’au niveau international, on craint l’exportation des « émeutes grecques » à d’autres pays.

tout en considérant que les événements qui ont vu le jour en grèce sont une expression significative de la politique conflictuelle (Contentious Politics), nous chercherons, dans ce texte, à les mettre en valeur et à en tirer un bilan théorique. ce faisant, nous verrons que les outils concep-tuels existants, tout en étant utiles, voire indispensables à une première lecture des « événements de décembre », présentent certaines lacunes que la réflexion sur le cas grec peut combler. le premier problème est donc d’ordre conceptuel. des événements similaires sont habituellement qualifiés d’« émeutes », c’est-à-dire comme l’expression routinière d’un répertoire indifférencié d’actions violentes. Mais existe-t-il une définition bien précise des « émeutes » ? notre première tâche théorique sera de défi-nir cette forme cruciale de la politique conflictuelle, ainsi que d’évaluer sa pertinence conceptuelle à propos du « cas grec ». disons-le d’emblée : une fois définie, la notion d’« émeute » s’avère insuffisante pour une interprétation théorique des événements en question ; d’où la nécessité de la compléter.

le « décembre grec » n’a pas été une simple émeute, mais une forme revendicative particulière – et jusqu’alors théoriquement peu explorée – que nous qualifions d’action collective insurrectionnelle (aci). le facteur différen-tiel déterminant se trouve, selon nous, dans le processus de diffusion des actions émeutières à une échelle sociogéographique beaucoup plus ample que leur

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

L. kotronaki, s. seFeriaDes, Sur les sentiers de la colère : L’espace-temps d’une révolte (Athènes, décembre 2008)

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foyer de déclenchement. Pour étudier ce processus de diffusion, nous insiste-rons sur trois dimensions de la politique conflictuelle, jusqu’alors opaques, à savoir les dimensions émotionnelle, spatiale et temporelle.

déFinir les éMeutes,exPliquer l’action insurrectionnelle

« les émeutes ne sont certainement pas des campagnes préélectorales, et cela est bien connu, autant de ceux qui y participent que des autori-tés », notent Piven et cloward1. Mais qu’est-ce qu’une émeute ?

définissant préalablement les émeutes comme les expressions collectives imprévues et épisodiques qui rompent avec la normalité des représentations de la scène publique et qui font émerger sur l’arène politique de manière transgressive un rapport historique de violence endémique entre une popu-lation particulière et les agents répressifs, nous allons tenter de dévoiler les traits spécifiques de ce répertoire particulier de revendication collective. le point commun à toute émeute est son déclenchement imprévu. Même si la dynamique du parcours émeutier est (historiquement) assez longue, les émeutes prennent la forme d’explosions, de moments culminants d’une relation conflictuelle sous-jacente, sans « mémoire » et, souvent, sans lendemain.

Pour s’approcher de cet aspect imprévisible dans l’espace et le temps, il nous semble pertinent de faire appel aux élaborations théoriques de Benford et hunt2 (1992), ainsi qu’à l’analyse synthétique de la théorie de l’attente et du concept de quotidien3. la conjonction de frustrations imposées de manière imprévisible (notion de quotidien imprévu) et de la non-attente d’un avenir meilleur semble encourager l’émergence de l’ac-tion colérique et explosive sur la scène publique, voire la mise en œuvre de pratiques émeutières.

un deuxième trait caractéristique de l’action émeutière est qu’elle éclate souvent en interaction avec la police, et, plus précisément, à la suite d’un événement non normalisé de violence répressive. on entend par là un type d’événement répressif qui n’est pas assimilé et inscrit dans l’imaginaire collectif en tant qu’expression conventionnelle et/ou conve-nue du « répertoire répressif »4, et qui met en question autant les schémas d’injustice tolérée que les « routines contestataires ». ces actions répressi-

1. F. F. Piven, R. A. Cloward, « normalizing Collective Protest », in A. D. Morris and C. McClurg Muller (éd.), Frontiers in Social Movement Theory, new Haven, Ct, yale university Press, 1992, pp. 301-325.2. R. D. Benford, S. A. Hunt, « Dramaturgy and Social Movements : the Social Construction and Communication Power », Socio-logical inquiry 62, 1992, pp. 36-55.3. P. Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, Genève, Droz, 1972 ; D. A. Snow, D. M. Cress, L. Downey and A. W. Jones, « Disrupting the ‘quotidian’, Reconceptualizing the Relationship Between Breakdown and the Emergence of Collective Action », Mobilization 3, 1998, pp. 1-22.4. En Grèce, par exemple, même si, depuis des années, des cas innombrables de violence répressive accrue exercée par les autorités contre les immigrés ou les manifestants sont connus, ils sont également interprétés dans l’imaginaire collectif comme des « incidents banalisés », faisant partie intégrante du répertoire répressif.

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ves non normalisées s’amorcent en politisant prématurément la colère et opèrent comme des catalyseurs par excellence de la libération cognitive5, processus capital à l’émergence de la politique conflictuelle.

alors que, dans la plupart des actions collectives qui prennent la forme de mouvements, les « matières premières » sont à la fois la colère et l’attente d’un changement via l’action collective, dans le cas des émeutes, les répertoires de revendication établis semblent privés d’espoir. quelques slogans scandés en décembre peuvent en témoigner : « Mort à 15 ans, la haine grandissante ; flics, porcs, assassins », « ceci est le juste, ceci est le correct, que couillias meure par ricochet »6, « grèce ! des flics et des mouchards, des tortionnaires et des assassins ».

un troisième trait propre aux émeutes est donc la colère sans espoir de changement dans l’avenir. selon Mcadam et aminzade7, cette colère privée d’espoir aboutit rarement à la coordination d’actions collectives organisées. en revanche, elle semble privilégier la mise en œuvre d’autres pratiques de résistance (souvent individuelles) et/ou des actions de mécontentement purement impulsives.

de ce point de vue, il n’est pas surprenant qu’au cours de moments conflictuels tels que le « décembre grec », les formes spontanées de coor-dination deviennent dominantes. le processus de mise en marche de ces actions spontanées est enclenché par la rencontre de groupes formés ad hoc et de réseaux de challengers préexistants. ces derniers, dans la foulée des événements, s’engagent dans un processus de liquidation conjoncturelle de leurs frontières identitaires pour agir en tant qu’incitateurs du spontané 8. Peut-être est-ce la raison pour laquelle, le plus souvent, les actions ne sont pas menées à l’initiative d’organisations (plus ou moins formelles), mais par des regroupements plus souples, dont l’axe de convergence est le contenu et l’intensité disruptive des actions conflictuelles.

un quatrième élément est celui de la dramaturgie (symboliquement) violente des événements qui tissent la temporalité active 9 des émeutes. l’expérience de décembre est exemplaire à cet égard. elle passe en effet par le saccage de grandes surfaces, l’incendie et la détérioration d’agences bancaires, des affrontements avec la police et l’attaque symbolique de commissariats de police dans toutes les grandes villes du pays. ces actions ne sont pas seulement des expressions publiques et collectives d’une

5. D. McAdam, political process and the Development of Black insurgency, 1930-1970, Second Edition, Chicago, university of Chicago Press, 1999.6. Il s’agit de l’avocat du policier, qui a soutenu la thèse d’un meurtre involontaire, survenu par le ricochet d’une balle et qui a déclaré publiquement que « si Grigoropoulos devait mourir, c’était à la justice de le décider ! »7. D. McAdam and R. R. Aminzade, « Emotions and Contentious Politics », in R. Aminzade, J. Goldstone, D. McAdam, E. Perry, W. Sewell, S. tarrow, and C. tilly (éd.), Silence and Voice in the Study of Contentious politics, new york and London, Cambridge university Press, 2001, pp. 14-51, 31.8. L. Kotronaki, « quand le deuil se révolte… », Epochi, janvier 2009.9. W. Sewell, « Historical Events as transformations of Structures : Inventing Revolution at the Bastille », Theory and Society, 25, 1996, pp. 841-881.

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opposition aux institutions, notamment aux institutions de la répression et du contrôle social. elles sont aussi des formes de rupture symbolique avec les normes culturelles dominantes (consumérisme, fraude), autant que l’expression d’une opposition aux représentants sociaux du statu quo et de l’ordre moral. sur les murs des banques, on peut ainsi lire des slo-gans tels que « burning and looting », « Fin de la discipline, début d’une vie magique », « va travailler, va consommer, va mourir »…

Même si le « décembre grec » réunit tous les caractéristiques que nous venons de citer, de sorte qu’elles « orchestrent les répertoires des émeu-tes », son fil de conflictualité ne se déploie pas seulement par des rituels violents, mais aussi par d’autres actions brisant la surface de la légalité (formes transgressives). il s’agit de formes sporadiques qui rompent avec les routines quotidiennes et les certitudes conventionnelles et qui amènent sur le devant de la scène revendicative de nouveaux agents et de nouvelles revendications10. le paradigme conflictuel de décembre reflète et élargit cette thèse. occupation des mairies, des stations de radio et des facultés, siège des commissariats de police, des tribunaux et des établissements pénitentiaires, sit-in et blocage des rues se succèdent quotidiennement à l’initiative de jeunes gens « non encartés », de groupes d’élèves, d’immi-grés de la deuxième génération, de précaires, autrement dit de « nouveaux venus » protestataires.

la combinaison de la mise en scène d’actions innovantes qui déplacent les frontières de la revendication légale ; de la diffusion géographique des émeutes à l’échelle nationale ainsi qu’au niveau international, notamment par le biais des actions de solidarité ; de l’implication dans ces actions de catégories sociales antérieurement inactives et de la réactivation de cellules revendicatives préexistantes mais latentes ; de la polarisation contre le sys-tème des élites politiques institutionnelles (y compris les partis de gauche, qui, même dans les cas où ils n’ont pas dénoncé et stigmatisé les pratiques collectives et les acteurs de la révolte, ont eu tendance à assimiler les revendications insurrectionnelles à leurs programmes préexistants ou à les « normaliser » au titre d’explosion de la jeunesse) ; de la généralisation de la contestation au-delà des « limites catégorielles » de la police, et jusqu’au noyau moral et normalisant de l’ordre établi : voilà qui est habituellement absent des simples émeutes, marquées par leur dimension locale et peu diffuse. de telles caractéristiques font de ces événements une réalité de la politique conflictuelle en grande partie originale, une réalité qui échappe aux cadres d’analyse existants. c’est cette réalité qui nous invite (sinon nous oblige) à mobiliser un autre modèle d’action conflictuelle : l’action collective insurrectionnelle.

10. Par analogie au concept de « transgressive contention » de D. McAdam, S. tarrow, C. tilly, Dynamics of Contention, Cambridge/new york, Cambridge university Press, 2001.

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nous considérons que l’interprétation et la mise en valeur de ce modèle de politique conflictuelle doivent s’effectuer à la lumière de trois dimensions habituellement occultées : la dimension émotionnelle, la dimension spatiale et la dimension temporelle.

la conFlictualité des éMotionssi des actions collectives déclenchées dans un lieu précis peuvent, à

certaines conditions, engendrer une série de dynamiques conflictuelles11, nous considérons que l’élément décisif pour la compréhension du « trans-fert » de conflictualité se trouve tout autant dans les effets émotionnels engendrés par la publicisation d’un événement non normalisé de violence répressive, en l’occurrence l’assassinat d’un élève de nationalité grecque, symboliquement « innocent », au centre d’athènes, que dans la dynami-que médiatique des signifiants de la dramaturgie conflictuelle.

la nouvelle de la mort de grigoropoulos a été diffusée très rapidement, tant par les médias formels et les réseaux alternatifs que par le bouche à oreille, parmi les habitants plus ou moins politiquement actifs d’exarcheia. le fait que, dans ce quartier, préexiste une grille émotionnelle d’interprétation des événements forgée au cours d’une longue expérience de répression et de résistances locales constitue un premier élément d’explication de la rapidité du déclenchement de l’action conflictuelle. le processus décisif d’incitation à l’action, émanant d’une attribution d’un signifiant de menace12, ne relève pas de l’implication des organisations équipées de ressources organisa-tionnelles, mais plutôt des « ressources identitaires et symboliques » et des « constantes émotionnelles » intériorisées (le « nous collectif » versus « les ennemis ») d’une anthropogéographie politique spécifique incluant, entre autres, l’opposition « liberté versus répression ».

l’identité des incitateurs du spontané est significative : groupes anar-chistes, réseaux de la gauche radicale, coordinations étudiantes formées pendant les grandes mobilisations de 2006, immigrés de la deuxième géné-ration et organisations politiques de gauche. la formation de ce « nous » conflictuel s’effectue clairement par opposition à la police comme nous pouvons l’observer non seulement à travers le matériel des anarchistes et des militants d’extrême gauche, mais aussi à travers les tracts produits par les immigrés. nous citons ici un texte publié par l’espace des immigrés albanais : « Maintenant, c’est à la rue de parler. Son cri est le cri des 18

11. Il s’agit du processus de transformation qualitative et quantitative des actions collectives coordonnées, d’expansion de la conflictualité au-delà de son lieu de déclenchement et de mise en relation des revendications et des identités parallèles (D. McAdam, S. tarrow et C. tilly, Dynamics of Contention, op. cit. ; D. McAdam and S. tarrow, « Scale Shift in transnational Contention », in D. della Porta, S. tarrow (éd.), Transnational Contention, Boulder, Co, Rowman and Littlefield, 2005 ; M. Diani, D. McAdam (éd.), Social Movements and Networks : Relational Approaches to Collective Action, oxford, oxford university Press, 2003).12. J. A. Goldstone and C. tilly, « threat (and opportunity) : Popular Action and State Response in the Dynamics of Contentious Action », in R. Aminzade, J. Goldstone, D. McAdam, E. Perry, W. Sewell Jr., S. tarrow, and C. tilly (éd.), Silence and Voice in the Study of Contentious politics, op. cit., pp. 179-195.

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ans de violence, de répression, d’exploitation, d’avilissement… le cri pour les centaines d’immigrés assassinés aux frontières, dans les commissariats de police, sur les lieux de travail. Ces jours-ci sont aussi les nôtres… »

de son côté, le Parti communiste grec (kke), organisme politique aux ressources organisationnelles importantes, non seulement ne par-ticipe pas à la phase initiale de l’émergence de la révolte, mais, même pendant la phase de sa diffusion sociogéographique, soutient que « cette révolte est l’œuvre des provocateurs et guidée par des forces étrangères obscures »…

Mis à part les schémas d’interprétation de la répression, un autre élément d’importance capitale a été la préexistence de ponts de solidarité parmi les acteurs du conflit. nous pouvons supposer qu’en l’absence de tels liens, la nouvelle de l’assassinat aurait été perçue comme un « événe-ment isolé » donnant lieu à une paralysie et non à des actions de révolte.

les liens de solidarité préexistants et les relations interpersonnelles atypiques entre des groupes anarchistes et la constellation de l’extrême gauche et de la gauche libertaire sont un facteur décisif de compréhen-sion et d’explication de la participation massive aux premières actions conflictuelles. il faut ajouter que les rapports entre les organisations poli-tiques du quartier et les forces de la gauche institutionnelle (syriZa) ont fonctionné conjoncturellement comme le vecteur de transfert de l’information, mais aussi de l’impératif moral d’action. la certification initiale13 de l’expression de la colère comme corollaire de l’arbitraire policier par une organisation de la gauche institutionnelle a fonctionné comme un catalyseur, sinon de la diffusion de l’action insurrectionnelle, du moins de sa justification au-delà de la scène locale. les rapports de solidarité et les structures issus des mouvements revendicatifs récents ont été rapidement réactivés pour faciliter la coordination. l’occupation de la faculté de droit, de l’école polytechnique et de l’école supérieure d’études économiques et commerciales et la formation des comités issus des assemblées générales se sont transformées en nouveaux espaces de conflictualité parallèle, amorçant, à leur tour, un processus d’invention de nouveaux événements conflictuels.

toutefois, les foyers de solidarité et les parcours revendicatifs parallè-les ne peuvent expliquer l’ampleur sociogéographique de l’esprit insur-rectionnel que si nous prenons en compte deux variables éminemment émotionnelles : d’une part, le choc moral14 de l’assassinat, et, d’autre part,

13. C. tilly, S. tarrow, Contentious politics, Londres, Paradigm Publishes, 2007.14. D’après J. M. Jasper, J. D. Poulsen (« Recruiting Strangers and Friends : Moral Shocks and Social networks in Animal Rights and Anti – nuclear Protests », Social problems 42, 1995, pp. 493-512 ; voir aussi J. M. Jasper, « the Emotions of Protest : Affective and Reactive Emotions in and around Social Movements », Sociological Forum 13, 1998, pp. 397-424), il y a choc moral quand un événement ou une information imprévue provoque à grande échelle un sentiment d’injustice si fort qu’il peut, à son tour, provo-quer des actions collectives et mobiliser des populations jusqu’alors inactives ou peu habituées à l’action politique.

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la dynamique émotionnelle et médiatique que les rituels conflictuels existants ont eu sur un processus de renforcement identitaire.

imprévu, impensable et non normalisé, l’événement de la répression policière a été perçu comme un outrage ultime. au personnage dramati-que, alexis, peuvent s’identifier tant des membres de la même catégorie démographique (jeunes adolescents, élèves) que des pans de population qui subissent systématiquement les conséquences de l’injustice généralisée sous la forme de la répression étatique (surtout les immigrés, mais aussi les « acteurs conflictuels habituels »). Par ailleurs, le cadre d’injustice désigne un auteur et instigateur concret (l’agent des forces spéciales, korkonéas), et non une catégorie abstraite (le néolibéralisme ou la répression en général). la personnalisation du crime constitue un levier important à la mobilisation de la colère.

l’effigie des identifications possibles se forme en fonction du cadre de l’injustice. c’est en ce sens que l’impératif moral d’incitation à l’action conflictuelle peut gagner du terrain. le fait que l’« événement » ait lieu dans un contexte d’attentes sombres, sinon inexistantes, dans un contexte politique et historique d’accentuation de la pauvreté (également à cause de la crise économique et financière mondiale), de délégitimation du pouvoir public et politique (en raison des scandales successifs), d’intensi-fication de l’autoritarisme politique et de restriction des libertés sociales et politiques favorise l’alignement du mécontentement ambiant sur une seule et commune définition de la condition sociale. or, cette dernière suggère, même si ce n’est que conjoncturellement, un « autre » modèle pour faire de la politique : l’action insurrectionnelle.

l’ampleur et l’hétérogénéité sociales de ceux qui soutiennent l’expres-sion conflictuelle de décembre sont en grande partie dues à la conviction largement partagée que les pratiques insurrectionnelles deviennent, conjoncturellement, justes et légitimes. Mais l’expansion d’une telle conviction n’advient pas de manière « iconoclaste ». la dynamique des actions conflictuelles serait sans doute différente si le processus de dra-matisation du conflit prenait une autre forme. considérant les rituels conflictuels comme moyens de dramatisation d’une injustice existante, nous pensons que, dans le cas en question, ils ont eu pour effet :

- de participer à l’émergence et à l’accentuation de l’opposition aux représentants du « contrat social », ainsi qu’aux modes et modèles de vie quotidienne (système bancaire, autorités policières, élites politiques, représentants des intérêts du patronat, voire représentants de la bureau-cratie syndicale) ;

- de stimuler le regard des médias, insensible et accoutumé à la routine revendicative ;

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- de mettre à la disposition des « inactifs » de nouveaux modèles d’ac-tion conflictuelle dans un contexte où des pans entiers de la population sont exclus de la revendication institutionnelle et où les répertoires de la contestation institutionnelle excluent la conflictualité ;

- d’approfondir le schisme identitaire (le « nous » versus « nos ennemis »).

ces dimensions permettent de comprendre comment et pourquoi, dès lundi matin, deux jours après l’assassinat, dans toutes les villes du pays, les collégiens et les lycéens, sans aucune expérience préalable d’engagement politique et sans expérience militante, se sont mis à assiéger les commissa-riats de police, au moment même où les médias diffusaient le « constat » que « la grèce s’est transformée en un immense territoire d’action des encagoulés d’exarcheia ». ainsi il serait impossible de comprendre com-ment et pourquoi les répertoires conflictuels ont été, et continuent d’être, des répertoires proto-politiques15, c’est-à-dire des modèles collectifs d’une négociation impérative, ici et maintenant, de proto-revendications non négociables, tel l’espoir en la vie.

les conditions sPatiales de l’exPlosionl’espace joue un rôle central pour la politique conflictuelle, surtout

lors des périodes d’action collective insurrectionnelle16. d’où la nécessité de procéder à une analyse spatiale.

dimension omniprésente et formatrice des attitudes et des inclinations politiques, l’espace constitue une ressource mobilisatrice décisive pour la prise en charge et l’efficacité des actions conflictuelles. la formation des espaces conflictuels :

- favorise l’effervescence politique exquise afin de contrebalancer le coût (objectif ) de la participation à un événement conflictuel qui com-prend notamment des affrontements avec des forces répressives matériel-lement supérieures17,

- forme des « milieux » politiques d’osmose, d’alimentation et de réa-nimation de l’élan conflictuel à l’abri de la surveillance policière,

- favorise la communication politique entre individus et groupes,- et crée les conditions d’émergence des cultures conflictuelles spatiale-

ment déterminées.Pourtant, une condition préalable pour que l’espace devienne une

15. L. Kotronaki, « Répertoires de démocratie par en bas, répertoires de répression du mouvement altermondialiste. Le jeu des miroirs relationnels », in S. Seferiades, D. Charalampis (éd.), Le fonctionnement démocratique au point charnière : défis et mena-ces aux débuts du XXie siècle, Athènes, à paraître.16. W. Jr. Sewell, « Space in Contentious Politics », in R. R. Aminzade, J. Goldstone, D. McAdam, E. Perry, W. Sewell, S. tarrow, C. tilly (dir.), Silence and Voice in the Study of Contentious politics, op. cit.17. S. Seferiades, « Politique du conflit, actions collectives, mouvements sociaux : une esquisse », Revue des Sciences politiques Grecque, mai 2006, pp. 7-42.

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ressource insurrectionnelle est que des réseaux d’acteurs lui attribuent certaines significations, qu’ils le revendiquent et se l’approprient à tra-vers des confrontations avec les représentations sociales et les schémas éthiques routiniers. cela implique des espaces locaux (espaces de socia-bilité, de rencontres, de loisir, etc.) susceptibles d’abriter et de nourrir une culture conflictuelle.

tous les aspects que nous venons de citer se trouvent illustrés à exarcheia, ce quartier central d’athènes qui a fonctionné comme le foyer de la révolte de décembre et qui est indissociablement lié à des événements majeurs de l’histoire contemporaine grecque. quartier d’étudiants, d’artistes, d’intellectuels et de cadres politiques18, avoisinant quatre grandes facultés historiques (école polytechnique, faculté de droit, faculté de chimie, école supérieure des sciences économiques et com-merciales) et situé à proximité du centre administratif de la capitale, il accueille un grand nombre d’« espaces politiques » autogérés, notamment des mouvances anarchiste, libertaire et d’extrême gauche, mais aussi des bureaux de députés et d’ong, ainsi que maints espaces de loisir et de production artistique d’avant-garde, souvent incompatibles avec l’imagi-naire conventionnel et les schémas interprétatifs dominants.

il est toutefois surprenant que ce quartier chargé de mémoires reven-dicatives soit devenu un lieu de bataille de significations à propos de son identité. Malgré un taux de criminalité particulièrement faible, il est qualifié d’« état indépendant », « fief des anarchistes et des bandits », « quartier de non-droit », « centre de délinquance et de drogue »19. il est également le lieu d’action privilégié d’un dispositif policier d’ampleur qui lui donne souvent l’apparence d’un territoire « sous occupation » policière. de ce point de vue, l’assassinat de grigoropoulos n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.

Mais la culture politique conflictuelle d’exarcheia ne se forme pas que d’une manière négative, comme réaction-résistance à l’arbitraire policier. la coprésence et la profusion des organisations et des réseaux politiques de gauche y créent un élan social et politique capable de réactualiser et de revivifier les idéaux et les pratiques d’une organisation alternative de la société et du quotidien. la solidarité spatiale renvoie à la dimension de formation de classe que katznelson20 a décrite comme « dispositions partagées », c’est-à-dire comme un processus de formation des codes et des langages cognitifs et éthiques qui cartographient l’expérience vécue et définissent le contenu du possible politique et social. dans le cas

18. J. Iakovidou, K. Kanellopoulos, L. Kotronaki, « the Greek uprising of December 2008 », Situations, à paraître.19. t. Kostopoulos, D. trimis, A. Psarra, D. Psarras, « L’histoire d’un ‘faux État’», Kiriakatiki Eleftherotypia, 13 mai, 2007.20. I. Katznelson, « Working-Class Formation : Constructing Cases », in Katznelson I., Zolberg A. (éd.), Working-Class Formation. Nineteenth-Century patterns in Western Europe and the United States, Princeton, Princeton university Press, 1986, pp. 3-41, 17-19.

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d’exarcheia, ce processus prend la forme d’une coordination des actions communes menées contre la présence policière, de la création de comités et d’assemblées atypiques de citoyens, d’une entreprise de maillage poli-tique et social… c’est cette identité collective spatiale qui explose le soir de l’assassinat, pour former un front éthico-politique sans faille et semer les grains de la colère à une échelle très large.

selon la théorie classique de la diffusion de la conflictualité21, le trans-fert du message politique dépend des rapports possibles entre l’émetteur et le récepteur en question. Malgré ses vertus, une telle perspective néglige les facteurs de « vivacité » et d’« efficacité » (robustness) de l’émetteur. sur le plan de la communication, des dispositions et des attitudes, la vivacité du signal émis par exarcheia la nuit du 6 décembre a été catalytique.

Mais la vivacité du signal émis ne devient un élément crucial que dans la mesure où les conditions de sa réception s’avèrent favorables. cela conduit notre réflexion à la question de la formation urbaine de la ville d’athènes, notamment à la dimension de la géographie urbaine dans la dynamique conflictuelle. Prolongeant les réflexions des pionniers du genre22, roger gould23 a montré que la transformation urbaine de Paris au xixe siècle a créé en 1871 les conditions d’émergence d’une identité spa-tiale conflictuelle complètement absente de la révolte de 1848. comment cette dimension est-elle présente dans l’expérience d’athènes ?

sans ressembler au modèle d’inner city anglo-saxon, le centre d’athènes est déserté par les classes moyennes supérieures. Par ailleurs, il conserve toutes les mémoires spatiales d’une longue et vive tradition conflictuelle24. une partie du centre athénien accueille également, dans des conditions très souvent déplorables, des populations de nouveaux migrants. ces espaces et ces modes de vie s’opposent dramatiquement au paysage luxueux du centre administratif et commercial de la capitale. la vivacité du message émis par exarcheia y a ainsi trouvé un terrain fertile pour sa propagation.

Mais le « décembre grec » n’a pas été seulement un événement du centre d’athènes, et nous savons que d’autres émeutes déclenchées à la suite d’agressions policières (comme l’assassinat par la police de Michalis kaltezas, également âgé de 15 ans, en 1985) n’ont pas conduit à des actions insurrectionnelles. en mettant en valeur l’importance de la dimension spatiale pour le déclenchement et les suites de l’explosion de l’action

21. D. J. Myers, « the Diffusion of Collective Violence », American Sociological Association, 1996.22. H. Lefebvre, La production de l’espace, Paris, Gallimard, 1973 ; M. Castells, The City and the Grassroots, Berkeley, the uni-versity of California Press, 1983 ; D. Harvey, Consciousness and the Urban Experience, Baltimore, the Johns Hopkins university Press, 1985.23. R. V. Gould, insurgent identities. Class, Community and protest in paris from 1848 to the Commune, Chicago, the university of Chicago Press, 1995.24. S. Seferiades, « Actions collectives, pratiques de mouvement : la ‘courte’ décennie des années 1960 en tant que cycle conflic-tuel », in A. Rigos, S. Seferiades, E. Chatzivasiliou (éd.), La « courte » décennie 1960 : cadre institutionnel, stratégies de parti, conflits sociaux, élaborations culturelles, Athènes, Kastaniotis, 2007, pp. 57-77.

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insurrectionnelle, nous sommes obligés d’en rappeler aussi les limites : si les conditions spatiales ont été nécessaires à l’émergence des actions de révolte, elles n’ont pas été suffisantes. il est évident qu’une analyse pertinente des événements de décembre implique la prise en compte d’une longue série de facteurs explicatifs : la crise économique et la précarité généralisée, la crise de légitimité du système politique contre lequel agissent les acteurs insurrectionnels, la répression provocatrice de l’état… une telle analyse passe donc nécessairement par l’évaluation matérielle de l’environnement politique conjoncturel. et rappelons que notre but théorique n’est pas de se substituer à ce type d’approches mais de les compléter. c’est dans la même démarche qu’il faut aborder la dimension temporelle.

les teMPoralités de la séquence insurrectionnelle

le caractère, le rythme et la dynamique des phénomènes conflictuels dépendent en grande partie du timing de leur séquence : le cours des évé-nements aurait été différent si leur enchaînement l’avait été. selon Myers et oliver25, « une action modifie la possibilité de manifestations d’actions suivantes ». dans ce cadre, le concept d’événement critique ou transformatif prend un sens particulièrement important. il s’agit des moments denses, discontinus, qui interviennent dans le flux de la conjoncture tout en ayant des effets structurels multiples – y compris des changements de ce qui est considéré comme une forme d’action normale26. les événements transformatifs constituent des « entraves disruptives, et rompent avec les convictions relatives à la normalité des rapports sociaux et politiques établis »27, intensifient l’incertitude et les flux émotionnels – l’espoir chez les insurgés, la peur et la colère chez leurs opposants – et imposent des nouveaux schémas d’interprétation de la réalité et des actions politiques.

nous abordons le timing des « jours de décembre » sous deux aspects complémentaires. le premier concerne l’enchaînement d’événements cri-tiques qui ont contribué à la diffusion des actions insurrectionnelles à la suite de l’assassinat, ainsi que les facteurs qui ont contribué à leur déclin progressif. le second, plus macroscopique et relatif à l’avenir, exploite la possibilité que décembre puisse constituer un événement transformatif pour la politique conflictuelle, en grèce.

Les événements critiques. si un événement non normalisé de violence répressive, à savoir l’assassinat de grigoropoulos, a constitué un facteur majeur de l’émergence de l’action insurrectionnelle, le timing des effets

25. D. J. Myers, « the Diffusion of Collective Violence », op. cit.26. W. Jr. Sewell, « Space in Contentious Politics », in R. R. Aminzade, Goldstone J., McAdam D., Perry E., Sewell W. Jr., tarrow S., tilly, C. (éd.), Silence and Voice in the Study of Contentious politics, op. cit.27. ibid., p. 100.

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engendrés par cet événement aura été décisif. Peu après la publicisation de l’événement traumatique, les premières actions militantes voient le jour : rassemblements, manifestations et occupations combatives. nous avons toutes les raisons de croire que la suite des événements aurait été différente si les réactions n’avaient pas été aussi immédiates.

les réseaux politiques, vecteurs de la dynamique conflictuelle, se mobilisent également dès le lendemain. la manifestation du dimanche 7 décembre, organisée par le biais des réseaux, des contacts personnels, d’internet et des sMs, est marquée par trois événements critiques qui ont – selon leur forme propre – contribué à la diffusion de la conflictualité.

le premier élément réside dans l’attitude ambiguë de la police : très discrète au début, elle finit par faire un usage abusif de gaz lacrymogène, ainsi qu’à commettre des actes d’intimidation par l’usage d’armes. cette attitude amplifie la colère des manifestants et, tout en étant considérée comme le signe d’un embarras stratégique, elle est perçue comme une « opportunité politique » originale. le deuxième élément concerne la participation – timide au début, plus « extravertie » par la suite – des immigrés de deuxième génération aux actions conflictuelles. cette par-ticipation, qui a un poids symbolique important, évoque le potentiel conflictuel de cette population en colère. le troisième événement est le déclenchement simultané d’actions similaires dans plusieurs grandes villes du pays. l’effet en retour de ce sentiment de révolte généralisée devient, au moins conjoncturellement, un facteur crucial de sa propagation.

le lundi 8 décembre est une date charnière pour la diffusion insur-rectionnelle. les élèves se mobilisent spontanément tout en amplifiant et en intensifiant les actions déjà engagées. le caractère massif et la charge éthique de leur participation contribuent à la concrétisation du sentiment diffus de colère en lui donnant l’aspect d’un impératif moral. le comble de l’éveil conflictuel de ce lundi est atteint avec la manifestation massive de l’après-midi, où l’indignation explose. des émeutes, des saccages, des pillages, des attaques de bâtiments administratifs et des affrontements violents avec la police se succèdent jusqu’à l’aube et dans un périmètre bien plus large que le centre d’athènes.

au-delà des impulsions colériques des acteurs, le degré et l’intensité des actions conflictuelles reflètent l’incapacité de la gauche radicale à intervenir de manière significative dans le cours des événements. le message politique émis par ses représentants s’avère incapable d’exprimer l’explosion et de la canaliser en transformant la colère en espoir. si cette incapacité confirme provisoirement l’idée d’un « dépassement des avant-gardes », elle a des effets contradictoires sur l’expansion de la révolte. dans un premier temps, et pour les acteurs du conflit les plus politisés,

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elle est perçue comme une victoire contre les bureaucraties de tous bords. Mais, dans un second temps, elle ne fait qu’accentuer les interrogations sur la nature de la démarche politique dont le fil est d’ores et déjà tracé par des actions conflictuelles.

le mardi 9 (jour des funérailles de grigoropoulos) et le mercredi 10 décembre (jour de grève générale programmée), les actions insurrec-tionnelles se poursuivent et les questionnements politiques s’intensifient. deux autres événements significatifs émergent : le durcissement de l’attitude de la police (qui fait usage d’armes à plusieurs reprises, même autour du cimetière, juste après la cérémonie) et l’apparition des premiers « citoyens indignés »28 (qui agissent surtout en province, contre des immi-grés), ainsi que le blocage de l’installation d’une « ambiance insurrection-nelle » dans les lieux de travail, initié par la confédération générale des travailleurs de grèce (gsee). ses cadres supérieurs optent pour l’apolo-gie de l’action des forces de l’ordre, affirment, dans une lettre adressée au Premier ministre, leur attachement à la politique toujours pacifique et légale des travailleurs et annulent la manifestation « traditionnelle » et annuelle contre le vote du budget de l’état. Même si cette décision n’a aucun effet sur les acteurs du conflit, elle écarte les perspectives de propagation du conflit chez des travailleurs restés encore réticents.

de jeudi 11 au samedi 13 décembre, les flux insurrectionnels sont interrompus. Malgré la poursuite des actions conflictuelles, il est évident que l’esprit de révolte des jours précédents commence à s’estomper, sans doute en raison de l’épuisement de la colère sans médiation comme motif politique suffisant de l’intensification de la conflictualité. et cette poten-tialité se cache encore derrière le reflux de la révolte.

il n’en reste pas moins significatif que les actions polymorphes et innovantes se poursuivent jusqu’au 17 décembre, date du retrait des élèves et du début de la phase finale de la révolte : occupation des stations de radio et des chaînes de télé, interventions dans des salles de spectacle, actions coup-de-poing dans le métro, manifestations artistiques sur des sites archéologiques, etc. nous arrivons ainsi à l’autre dimension tempo-relle des actions insurrectionnelles : leur héritage.

Décembre : événement critique et transformatif ? la révolte de décembre peut-elle constituer un événement critique et transformatif pour l’avenir de la politique conflictuelle en grèce ? Même si cette question reste néces-sairement ouverte et sans réponse immédiate – dans la mesure où nous nous abstenons de toute tentative de futurologie –, il nous paraît tout à fait légitime d’évoquer certaines conditions d’une telle potentialité.

dans ce contexte, nous ne pouvons pas occulter la naissance d’un

28. Le terme désigne des groupes d’extrême droite, qui agissent contre des manifestants, souvent épaulés par les forces de l’ordre, en se prétendant « simples citoyens qui en ont marre des manifs et des perturbations ».

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nouvel élan conflictuel, dans le sillage de la révolte. en témoignent les actions menées après l’agression à l’acide de la présidente du syndicat des femmes de ménage, konstantina kouneva, ainsi que l’émergence d’un nouveau syndicalisme combatif de base dans les secteurs du travail pré-caire. le fait que ces actions se perpétuent et/ou en engendrent d’autres dépendra aussi de la façon dont la mémoire de décembre s’inscrit et se construit dans l’« imaginaire collectif » – et dans ce domaine, le rôle de l’interprétation politique intentionnelle demeure. le sens des événements et des actions est l’enjeu d’une bataille, entre, d’un côté, l’état, les médias, l’intelligentsia « politically correct » et les institutions, et, de l’autre, les réseaux conflictuels et des organisations politiques institutionnelles. si l’asymétrie de ces forces est flagrante, n’oublions pas que le message poli-tique des réseaux militants peut avoir un rôle autrement plus significatif que leur statut politique, et que le timing d’une révolte reste imprévisible : des événements à forte charge émotionnelle, dans un contexte de crise profonde, peuvent provoquer des actions insurrectionnelles sans aucun préalable et sans présupposés politiques.

il ne faut pas exclure non plus que la stratégie de diabolisation de décembre par le système politique formel – qui est discrédité – puisse avoir des effets contraires et se métamorphoser en source « par excellence » de légitimation ou légitimité de ses formes conflictuelles. la manière dont les acteurs procèdent au récit de leur histoire est souvent imprévue. n

(Remerciements à Panos aggelopoulos pour sa contribution à la traduction)

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du travail À l’écologie,nouvelle voiedu socialisMe

Par Jean-Marie haRRibey

dans la perspective de l’émancipation humaine qui pourrait être construite durant ce xxie siècle, deux aspirations doivent être conciliées : l’aspiration à l’égalité sociale, qui s’était incarnée jusqu’ici dans le projet de socialisme, et l’aspiration à une activité humaine insérée dans une biosphère terrestre non dégradée. nous savions, depuis les échecs du siècle passé, que le socialisme sans la démocratie ne pouvait exister véri-tablement. nous prenons conscience aujourd’hui que le socialisme sans l’écologie serait voué à l’échec. Pour le dire autrement, la transformation des rapports de production implique celle de la production elle-même, c’est-à-dire des forces productives, qu’on ne peut développer à l’infini. de la même façon, vouloir protéger l’environnement en acceptant la dégra-dation sociale et la montée des inégalités dans le monde conduirait à une impasse. la mise en cohérence des exigences sociales et des contraintes écologiques est donc devenue un impératif auquel le capitalisme est inca-pable de répondre parce que sa logique de marchandisation et d’accumu-lation le pousse à sacrifier les humains et la nature sur l’autel du profit.

quelles conditions doivent être remplies pour que réussisse l’alliance du social et de l’écologie ? la question renvoie, d’une part, aux finalités du travail humain, en tant qu’activité tendue vers la production de biens et services propres à satisfaire des besoins, et, d’autre part, à une conception de la richesse hors du cadre exclusif de la valeur marchande qu’impose le capi-talisme. À la charnière de ces deux préoccupations se trouve la construction démocratique d’un mode de développement qualitatif, soutenable au sens propre du terme1. or, il n’existe pas encore aujourd’hui un consensus, ou du moins un accord majoritaire, sur cette problématique parmi les forces sociales aspirant à une transformation profonde des rapports sociaux, et cela même au sein des courants théoriques et politiques se réclamant d’une gauche anti-capitaliste et anti-productiviste. Parmi les obstacles qui se

1. J.-M. Harribey, L’Économie économe. Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997 ; « Comprendre la crise globale pour en sortir », Entropia, « L’effondrement : et après ? », n° 7, automne 2009, pp. 21-32, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/crise-decroissance.pdf.

Actuel Marx / no 48 / 2010 : Communisme ?

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dressent devant une telle avancée, on peut en repérer certains qui se ratta-chent à l’ambivalence du travail et donc à l’extrême difficulté de définir sa place dans un processus de transformation sociale, et d’autres qui tiennent à la tension permanente entre richesse et valeur. le dépassement de ces contradictions est nécessaire pour sortir de la crise globale imposée par le capitalisme et, a fortiori, pour sortir du capitalisme lui-même2.

aMBivalence et dialectique du travailUn parti pris théorique. nous prenons, ici, le parti théorique de dis-

tinguer l’acte de production en tant que catégorie anthropologique, c’est-à-dire l’activité de l’homme consistant à consacrer un temps de vie à la production de ses moyens d’existence, et les conditions sociales de sa réalisation, catégorie historique désignant la forme qu’il revêt au sein de rapports sociaux particuliers. nous adoptons donc la distinction de karl Marx entre le procès de travail en général et le procès de travail capitaliste. le travail sous sa forme moderne de salariat a été apporté par le capitalisme industriel, et il est devenu la forme dominante de l’activité nécessaire. Bien qu’il ait pris ses distances avec la vision marxiste globale, andré gorz le disait ainsi : « le moderne concept de travail représente [...] une catégorie socio-historique, non une catégorie anthropologique »3. en effet, ce tra-vail-là a été inventé par le capitalisme à partir du moment où l’activité productive a cessé d’être privée et soumise aux nécessités naturelles. en même temps que le travail salarié, le capitalisme instaure cette activité productive coupée des capacités d’expression, de décision, de maîtrise des individus sur elle, de même qu’il impose des représentations de ce travail et lui confère l’exclusivité de pouvoir décerner une identité sociale. Pour cela, la nécessité de produire toujours plus a été inventée, mais pas la nécessité de produire. en distinguant l’activité productive elle-même et le rapport social dans lequel elle s’exerce, nous nous éloignons d’hannah arendt4 et nous rejoignons plutôt Marx, comme indiqué plus haut, et karl Polanyi5, pour qui le capitalisme a inventé le marché du travail et non le travail : le fait de considérer le travail comme une marchandise est une fiction qui a permis justement d’organiser le marché du travail.

la critique de la marchandise et de son fétichisme, par laquelle Marx ouvre Le Capital, contient, en germe, la critique anti-productiviste qui naîtra véritablement un siècle plus tard. l’aliénation à la marchandise féti-chisée, à l’argent, prend corps dans la séparation du producteur du produit de son travail et dans la séparation de l’être humain de sa vie : la reconnais-

2. Attac (dir. J.-M. Harribey et D. Plihon), Sortir de la crise globale. Vers un monde solidaire et écologique, Paris, La Découverte, 2009.3. A. Gorz, Capitalisme, Socialisme, Écologie, Désorientations, Orientations, Paris, Galilée, 1991, p. 113, souligné par nous.4. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961.5. K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps (1944), Paris, Gallimard, 1983.

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sance sociale est alors exclusivement médiatisée par l’accès à la marchandise fétiche. À l’inverse, la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange irréductibles l’une à l’autre ouvre un espace théorique et politique pour fonder la prééminence future de la première sur la seconde.

anselm Jappe a radicalisé la critique du travail en soi pour en faire la face inversée du capital6. À ses yeux, la critique de la marchandise ne peut se faire sans la critique du travail. Mais ne court-il pas le risque de réduire le travail en général au travail dont la forme est dialectiquement liée au capital ? une difficulté méthodologique similaire se retrouve lorsqu’on veut interpréter la crise du capitalisme contemporain. est-elle une crise classique de suraccumulation et de surproduction ? l’hypothèse retenue ici est qu’elle est une crise qui touche non seulement la réalisation de la valeur mais aussi la production de celle-ci, puisque le capital met en danger les conditions mêmes de la reproduction de la vie.

la distinction entre procès de production capitaliste (de travail pro-ductif de capital) et procès de production en général (de travail productif en général) est permanente chez Marx et elle s’oppose, à notre sens, au refus de Moishe Postone d’attribuer au travail une quelconque dimension anthropologique7. Position extrême que celui-ci est obligé de plus ou moins abandonner pour dire que « le socialisme permettrait donc de nouveaux modes de travail et d’activité individuels, plus riches et plus satisfaisants, et une relation nouvelle du travail aux autres domaines de la vie », et que « le travail, libéré de son rôle social historiquement spécifique, [se transforme] de telle manière qu’il enrichisse les hommes au lieu de les appauvrir »8.

quel dépassement du salariat ? de cette discussion théorique découle un choix entre deux options qui pourraient bien être les deux termes d’une alternative pour aller vers l’émancipation des travailleurs : faut-il verser un revenu d’existence ou réduire le temps de travail de tous, c’est-à-dire faut-il se satisfaire de l’exclusion d’une partie de la population de l’une des sphères de la vie sociale, celle du travail, ou bien faut-il partager celui-ci, et ce d’autant plus qu’il reste contraint ? on connaît le revire-ment d’andré gorz sur cette question9. Pour notre part, nous continuons de penser, à l’encontre de nombre de ses partisans, que le versement d’un revenu d’existence ne pourrait provenir que d’une fraction du revenu global engendré par le travail social. il ne viendrait pas d’un ailleurs,

6. A. Jappe, Les Aventures de la marchandise. pour une nouvelle critique de la valeur, Paris, Denoël, 2003. Pour une critique du livre de Jappe, voir F. Gomez, « Vers la fin de la société marchande », Contretemps, n° 13, 2003,http://www.acontretemps.plusloin.org.7. M. Postone, Temps, travail et domination sociale, 1993, Paris, Mille et une nuits, 2009. Pour une présentation critique de ce livre, voir J.-M. Harribey, « Ambivalence et dialectique du travail. Remarques sur le livre de Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale », Contretemps, nouvelle série, n° 4, 4e trimestre 2009, pp. 137-149,http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/travail-postone.pdf.8. M. Postone, Temps, travail et domination sociale, op. cit., p. 545.9. A. Gorz, « Revenu minimum et citoyenneté », Futuribles, n° 184, février 1994, pp. 49-60 ; « Richesse sans valeur, valeur sans richesse », Ecologica, Paris, Galilée, 2005.

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ni ne serait prélevé sur un stock accumulé, car tout revenu est un flux courant. c’est en ce sens que le dépassement du salariat ne viendra pas de la distribution de revenus, dont on se demande bien où et par qui ils seraient engendrés, mais surtout de la diminution du temps de travail soumis à une logique d’accumulation et donc source d’hétéronomie et d’aliénation pour le travailleur. la substitution du revenu d’existence au partage du travail est fondée sur une illusion d’optique. on peut justifier, politiquement et philosophiquement, la garantie d’un revenu décent à tout individu, mais on ne peut l’asseoir sur l’idée que le travail social – qu’il soit manuel ou intellectuel ne change rien à l’affaire10 – ne serait plus à l’origine de tout revenu monétaire distribué dans la société. ce serait réintroduire le mythe de la fécondité (en termes de valeur économique) des machines, du capital, de la finance…

depuis une vingtaine d’années, quelques économistes critiques11 avancent l’idée que la réduction du temps de travail est une manière d’utiliser les gains de productivité afin de vaincre le chômage sans recou-rir à une croissance économique démesurée et, simultanément, d’engager la société vers une autre conception du bien-être, en somme d’allier le social et l’écologie. dans ce cadre, un plein-emploi de qualité, permis notamment par une réduction des inégalités des revenus, est concevable. en revanche, la question du plein-emploi en tant qu’objectif n’entre pas dans les schémas de pensée de beaucoup de théoriciens de la décrois-sance. l’idéologie de la « fin du travail », qui fit des ravages durant la décennie 1990, au moment où le chômage explosait partout, reste peu ou prou présente chez eux12. ils adhèrent parfois à l’idée de réduire le temps de travail, sans se rendre compte que cette réduction est permise par l’amélioration de la productivité13. sur un autre bord politique, la réussite idéologique du « travailler plus pour gagner plus » de sarkozy est fondée sur la confusion entre productivité du travail par tête et producti-vité horaire. en effet, travailler davantage permet de produire davantage, pour une productivité horaire et un nombre d’emplois donnés. Mais, d’une part, l’augmentation de la quantité de travail peut venir de la hausse de la durée individuelle du travail (c’est le projet du patronat et de la droite européenne) ou bien de la hausse du nombre de travailleurs (si,

10. Sur ce plan, les théoriciens du capitalisme cognitif se trompent, même A. Gorz. Voir L’immatériel. Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003 ; voir J.-M. Harribey, « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique ? », Actuel Marx, n° 36, septembre 2004, pp. 151-180, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/cognitivisme.pdf.11. M. Husson, Misère du capital. Une critique du néolibéralisme, Paris, Syros, 1996 ; J.-M. Harribey, L’Économie économe, op. cit. ; t. Coutrot, M. Husson, Avenue du plein-emploi, Paris, Mille et une nuits, 2001.12. Voir P. Ariès, Le Mésusage. Essai sur l’hypercapitalisme, Lyon, Parangon, 2007, pp. 6 et 15.13. P. Ariès écrit : « nous ne travaillerons plus, mais nous aurons beaucoup d’activités » (La Décroissance. Un nouveau projet politique, Paris, Golias, 2007, p. 201). Serge Latouche attribue à une « alchimie marchande » (petit traité de la décroissance sereine, Paris, Mille et une nuits, 2007, p. 132) l’enrichissement de la croissance en emplois, alors que la croissance s’enrichit en emplois uniquement lorsque la productivité par tête diminue, cette dernière étant l’inverse mathématique du contenu de la production en emplois.

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par exemple, le chômage diminue)14 ; d’autre part, on peut concevoir un maintien, voire une hausse de la productivité horaire, tout en réduisant la productivité individuelle.

ce n’est pas sacraliser le travail que de situer dans celui-ci l’origine de toute valeur monétaire créée et distribuable. encore une incompréhension majeure de la plupart de ceux qui ont adopté la proposition du revenu d’existence et qui continuent de propager l’idée qu’un revenu monétaire distribué à ceux qui n’ont pas d’emploi (salarié ou non) pourrait jaillir d’une autre source que le travail social. Paul ariès interprète notre opposi-tion à ce non-sens comme une adhésion à « l’obligation de travailler » ou au « mythe du travail libérateur »15. non, c’est tout simplement la critique radicale de l’imaginaire bourgeois autour de la fécondité du capital, lar-gement répandu jusque chez les penseurs affichant une posture critique, mais qui persévèrent à penser que « le travail est de moins en moins la source principale du profit » ou que la valeur jaillit de l’« économie imma-térielle » sans travail ou de la spéculation16. c’est également la critique de la croyance qu’il est possible de distribuer un revenu « préalablement » au travail collectif, laquelle croyance confond les notions de flux et de stock, ou bien de revenu et de patrimoine : « nous proposons […] de reconnaître un droit à un revenu d’existence, véritable contrepartie de la reconnaissance du droit de chacun à l’existence puisque nous héritons tous de la civilisation », dit ariès17. or, aucun revenu monétaire ne provient d’un prélèvement sur le patrimoine, car tous les revenus monétaires sont engendrés par l’activité courante. andré gorz, quant à lui, pourtant rallié à l’idée de « revenu social à vie », prend soin de préciser que celui-ci est « assuré à chacun en échange de vingt mille heures de travail socialement utile que chaque citoyen serait libre de répartir en autant de fractions qu’il le désire, de façon continue ou discontinue, dans un seul ou dans une multiplicité de domaines d’activité »18. la question de la validation sociale du travail reste donc essentielle.

Le choix de l’égalité. Pour une période donnée, le flux de valeur ajoutée est le résultat du travail de la période. la valeur sociale, c’est-à-dire la valeur économique pour l’ensemble de la société, est donc mesurée par le travail social de la période. l’expression monétaire du produit net d’une période, la quantité de travail vivant de la période et l’équivalent moné-

14. Cette confusion entre temps de travail global et temps de travail individuel est également faite par J. Gadrey (« La prospérité sans la croissance : vivre mieux avec moins ou avec plus ? » http://alternatives-economiques.fr/blogs/gadrey) qui conteste en partie la Rtt au motif qu’il faudra plus de travail pour obtenir une production de qualité. Il faudra peut-être plus de travail global mais pas nécessairement plus de travail individuel si le nombre de personnes employées croit plus vite que la masse de travail nécessaire.15. P. Ariès, La décroissance, op. cit., pp. 213 et 343.16. P. Ariès, Le mésusage, op. cit., pp. 13 et 72.17. P. Ariès, La décroissance, op. cit., pp. 201 et 356, souligné par nous.18. A. Gorz, Ecologica, op. cit., p. 104, repris d’Adieux au prolétariat. Au-delà du socialisme, Paris, Galilée, 1980, pp. 177-178.

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taire de l’unité de travail sont liés par la relation : expression monétaire du produit net = quantité de travail vivant . équivalent monétaire de l’unité de travail. dès lors qu’une activité économique est validée, c’est-à-dire jugée utile socialement (et, par conséquent, dès lors que le travail qui a été accompli est utile socialement) parce qu’elle est soit sanctionnée posi-tivement par le marché s’il s’agit d’une activité marchande, soit décidée et validée a priori collectivement s’il s’agit d’une activité non marchande, une unité de temps de travail social, définie comme une fraction du tra-vail social total, crée autant de valeur qu’une autre unité de temps de travail social, et cela d’autant plus que la production ne cesse de devenir un acte de plus en plus social et que la croissance de la productivité est de plus en plus le fruit d’une collectivité et non d’individus isolés. cette socialisation n’est pas un argument circonstanciel : elle est le phénomène même de l’abstraction du travail. ainsi, il n’y a pas de correspondance entre les quantités de travail concret et les valeurs d’échange monétaires ; la cohérence et la régulation du système viennent alors de l’abstraction du travail dont Marx a eu la formidable intuition. c’est à ce niveau que l’équivalence une heure de travail abstrait contre une heure de travail abs-trait prend ses droits. il y a donc un changement de dimension : le capital exige la redistribution dans l’espace des prix du travail concret effectué dans le temps réel.

il en résulte que la justification théorique d’inégalités de rémunéra-tions des travaux concrets, au nom de l’apport productif prétendument différent ou de l’efficacité, est une pure idéologie confortant les positions sociales établies. elle découle de la conception du salaire, et, par extension, de tout revenu, comme sanction d’un rapport de forces et non comme simple panier de marchandises. dans la société capitaliste, non seulement la rémunération moyenne de l’unité de travail social s’écarte de la valeur qu’elle a créée (phénomène de la plus-value), mais les positions sociales acquises, maintenues et reproduites par l’instauration de rapports de force déterminés par la possession, souvent simultanée, de capital économique, social ou culturel19, permettent de réallouer le revenu social (soustraction faite de la part du surplus social réinvestie) en faisant s’écarter les rému-nérations des unités de travail concrètes, individuelles, de la rémunéra-tion moyenne de l’unité de travail social, et cela proportionnellement à l’échelle des positions sociales. dans ces conditions, la réduction des inégalités ne peut plus être considérée comme résultant de l’abolition du capitalisme, mais elle est consubstantielle à celle-ci et à la stratégie pour y parvenir. le plafonnement des revenus élevés doit permettre un nouveau partage de la richesse. il reste alors de savoir de quelle richesse on parle.

19. P. Bourdieu, La Distinction, Paris, Minuit, 1979.

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la contradiction entre richesse et valeuraux sources de la critique de l’économie politique. les plus grandes

sommités académiques se penchent aujourd’hui au chevet de la richesse et de la mesure de celle-ci. rapports de la Banque mondiale20, de l’ocde21, du conseil économique, social et environnemental (cese)22 et, dernier en date, de la « commission stiglitz »23 se succèdent à un rythme élevé. la société civile n’est pas en reste, puisque les recherches indépendantes pour construire de nouveaux indicateurs se multiplient dans le monde, et, en France, le Forum pour d’autres indicateurs de richesse (Fair)24, dans le sillage des travaux de dominique Méda25, de Patrick viveret26, et de Jean gadrey et Florence Jany-catrice27, force les portes des cercles officiels. Mais la plupart de ces tentatives sont menées sur la base d’une négation de l’économie politique et de la critique marxienne de celle-ci, et bien que se situant le plus souvent dans une perspective sociale et écologique, elles sont de faible portée28. deux failles traversent ces travaux : la distinction entre richesse et valeur et leur mesure.

depuis que la crise écologique est avérée, un certain nombre de publi-cations ont accrédité l’idée que son origine profonde se trouverait dans une conception erronée de la richesse qui nous viendrait de l’économie politique. au contraire, la thèse que nous soutenons est que la conception de la richesse qui prévaut aujourd’hui n’est pas imputable à l’économie politique classique, mais au système économique dont la raison d’être est de produire de la valeur pour le capital, et qui trouve dans la théorie économique néo-classique la caution idéologique dont il a besoin pour imposer sa légitimité. en effet, la distinction entre valeur d’usage et valeur d’échange est fondatrice de l’économie politique et fut récusée ensuite par la théorie néo-classique. le premier concept définit la richesse, le second désigne la forme que revêt la valeur qui, dans le cadre du capitalisme, va grossir le capital. cette distinction dont l’intuition remonte à aristote est cruciale à plus d’un titre.

20. World Bank, Where is the Wealth of the Nations ? Measuring Capital in the 21st Century, Washington DC, Banque mondiale, 2006. http://siteresources.worldbank.org/IntEEI/Home/20666132/WealthofnationsconferenceFInAL.pdf.21. http://www/oecd.org/progress.22. CESE, « Les indicateurs de développement durable et l’empreinte écologique », Rapport de P. Le Clézio, 11 mai 2009.http://www.conseil-economique-et-social.fr/ces_dat2/2-3based/frame_rech_avis. htm.23. J. Stiglitz, A. Sen, J.-P. Fitoussi, performances économiques et progrès social. Richesse des nations et bien-être des individus, vol I, performances économiques et progrès social. Vers de nouveaux systèmes de mesure, vol II, Paris, o. Jacob, 2009. Pour une critique, voir J.-M. Harribey, « Richesse : de la mesure à la démesure », Lignes d’Attac, n° 80, février 2010,http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/stiglitz.pdf.24. http://www.idies.org/index.php?category/FAIR.25. D. Méda, Qu’est-ce que la richesse ? Paris, Alto Aubier, 1999.26. P. Viveret, Reconsidérer la richesse, La tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 2003.27. J. Gadrey, F. Jany-Catrice, Les Nouveaux indicateurs de richesse, Paris, La Découverte, 2e éd. 2007.28. J.-M. Harribey, « quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt », 2008,http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/lune.pdf.

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elle permet de considérer que la valeur d’usage est une condition nécessaire, mais non suffisante, de la valeur d’échange. ainsi se trouve posée, dès l’antiquité, et réaffirmée par smith, ricardo et Marx, l’ir-réductibilité de l’une à l’autre. c’est ce qui permettra à Marx de dire – en reprenant à son compte l’idée de william Petty – que les deux sources de la richesse (et non de la valeur) sont la terre et le travail29. radicalement contraire est l’affirmation, qui courut de Jean-Baptiste say jusqu’aux néo-classiques, selon laquelle il y a identité entre utilité et valeur, c’est-à-dire que l’une est la condition nécessaire et suffisante de l’autre et réciproquement. on ne peut plus tergiverser et renvoyer dos-à-dos l’économie politique (la critique de Marx incluse) et la théorie néo-classique : il est parfaitement possible de trancher entre les deux visions. il suffit d’un contre-exemple et l’affaire est entendue : le lait bu par le nourrisson au sein de sa mère a une valeur d’usage mais n’a pas de valeur d’échange. le champ de la richesse ne se réduit donc pas à celui de la valeur. et les multiples bienfaits fournis par la nature ressortissent à la même distinction : la lumière du soleil n’a pas de valeur d’échange. cela, nous le devons à l’économie politique.

la distinction entre richesse et valeur laisse possible la création et l’ex-tension d’un espace pour la richesse non marchande – quoique monétaire – et même pour la richesse non monétaire. ainsi, trop de critiques som-maires du PiB oublient que celui-ci contient le produit non marchand qui est offert par les administrations publiques et dont le paiement est socialisé grâce à l’impôt. inversement, si l’on monétisait certaines acti-vités humaines actuellement non monétaires, comme le travail domesti-que ou le travail bénévole dans les associations, toutes choses égales par ailleurs, la richesse en termes de valeurs d’usage et le bien-être resteraient les mêmes, tandis que le PiB s’en trouverait accru. cela montre bien le caractère conventionnel, et donc arbitraire, du périmètre des activités monétaires recensées dans le PiB, mais cela n’a strictement rien à voir avec une prétendue faille de l’économie politique.

À trop se focaliser sur l’instrument de mesure, on finit par perdre de vue l’objet de la mesure ou bien par vouloir à tout prix faire entrer la non-marchandise dans le cadre étroit de la marchandise. ainsi, la commission stiglitz et le cese entretiennent une ambiguïté en regrettant que le PiB ne tienne « aucun compte du ‘loisir’, c’est-à-dire des activités non moné-tarisées »30, alors que rien ne serait changé, avec cet ajout, en termes de bien-être (de valeurs d’usage).

29. K. Marx, Le Capital, Livre I (1867), Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1965, p. 571.30. CESE, « Les indicateurs du développement durable et l’empreinte écologique », op. cit., pp. 9 et 62. Pour une critique de l’intégration du loisir dans la comptabilité nationale, voir J.-M. Harribey, « Le temps libre et la nature n’ont pas de prix », Raconte-moi la crise, Éd. Le Bord de l’eau, 2009.

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Dépasser le Pib ou la marchandise ? un contresens très fréquent, et sans doute source de plusieurs autres, porte sur le travail productif. a contrario de maintes affirmations, il faut dire qu’il n’y a pas de travail pro-ductif en soi. le travail productif se définit en regard du rapport social en vigueur : productif de valeur pour le capital ou bien productif de valeur monétaire non marchande ou bien productif de simple valeur d’usage. Malheureusement, toute une tradition marxiste, postérieure à Marx, a véhiculé des conceptions contestables sur le caractère productif du travail, attaché à la seule production matérielle, ou bien sur le caractère impro-ductif des travailleurs des services non marchands. nous avons montré ailleurs à quelles contradictions ces restrictions menaient et comment asseoir logiquement le caractère productif de valeur d’usage et de valeur monétaire non marchande du produit du travail effectué dans la sphère non marchande31. contradictions dont n’est pas à l’abri un théoricien aussi éminent et critique qu’andré gorz, qui perpétue cette croyance aux « faux frais dont le financement doit provenir des prélèvements sur la survaleur produite par l’industrie » et qui confond le fait que les gains de productivité sont généralement plus faibles dans les services (marchands ou non, particulièrement les services aux personnes) que dans l’industrie avec le caractère productif du travail32.

Par ailleurs, beaucoup de commentaires confondent les rapports de pro-duction que l’on trouve explicités dans la théorie dite de la « valeur-travail » et le sens philosophico-politique, donc normatif, qui est sous-jacent à la « valeur travail » (sans trait d’union ici). la théorie de la « valeur-travail » est la seule théorie susceptible de décrypter l’exploitation de la force de travail. et nous n’avons qu’elle pour dissoudre, entre autres, les propositions absur-des de financement macroéconomique des retraites par la capitalisation.

À proprement parler, la notion de « valeur du travail » n’a aucun sens, car elle entretient la confusion entre le salaire (valeur que reçoit le travailleur, dite « valeur de la force de travail ») et la valeur de la marchandise produite par la force de travail. entre les deux, il y a la plus-value capitaliste. de ce non-sens sur la « valeur du travail », il n’y a qu’un pas pour glisser vers le registre normatif quand on parle, à gauche mais aussi à droite, de « valeur travail ». on comprend facilement quel intérêt avait nicolas sarkozy à prôner l’idéologie du mérite à la place de la solidarité, et l’augmentation du temps de travail pour gagner davantage. Mais pourquoi autant de confu-sions et d’atermoiements de la part d’une certaine gauche ? au cours des

31. J.-M. Harribey, « Le travail productif dans les services non marchands : un enjeu théorique et politique », Économie appliquée, An international journal of economic analysis, tome LVII, n° 4, décembre 2004, pp. 59-96,http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/productif-non-marchand.pdf ; « Les vertus oubliées de l’économie non marchande », Le Monde diplomatique, novembre 2008, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/non-marchand-diplo.pdf ; « Expectation, Financing and Payment of nonmarket Production : towards a new Political Economy », international Journal of poltical Economy, vol. XXXVIII, n° 1, Spring 2009, pp. 58-80, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/ijpe-nonmarket.pdf.32. A. Gorz, « Richesse sans valeur, valeur sans richesse », Ecologica, op. cit., pp. 127 et 149.

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deux dernières décennies, il était de bon ton de jeter aux orties les fonda-mentaux de la critique de l’économie capitaliste, sous prétexte « d’échec du marxisme » ou d’« économisme ». or, la critique du rapport social salarial reste une nécessité : la force de travail manuelle et intellectuelle, répétons-le, est seule productrice de valeur économique. et cette force de travail est exploitée et aliénée, de plus en plus à l’époque du néo-libéralisme, d’où l’extraordinaire enrichissement des plus riches, via les revenus financiers. au lieu de cela, quel bric-à-brac idéologique nous a servi l’orthodoxie qui a gagné les rivages de la gauche ! en vrac : le travail n’est plus la source de la valeur (économique) et, sur cette base prétendument objective, sa « valeur », entendue au sens économique et philosophique, disparaît. dans ces conditions, l’objectif du plein-emploi devient une vieille lune.

agir pour le plein-emploi à l’encontre du mythe de la « fin du tra-vail » n’équivaut pas à sacraliser le travail ni, pire, à ne voir dans le travail productif de marchandises que l’unique source de richesse, de bien-être et d’épanouissement de soi. c’est la raison pour laquelle la réduction du temps de travail peut être le moyen de rapprocher des problématiques au départ différentes. le temps de travail est, depuis deux siècles, l’un des principaux enjeux de la lutte des classes pour le partage du produit du travail. À l’ère du chômage de masse et de la crise écologique, il faut accepter une modération de la productivité par tête et utiliser tout gain de productivité horaire pour le répartir entre tous : travailler plus n’est admissible que si cela signifie travailler tous, pour ceux qui le peuvent et le veulent, mais chacun de moins en moins. deux écueils, miroirs l’un de l’autre, sont donc à éviter. celui de croire (à gauche) que le travail n’est plus le centre où se nouent les rapports de classe et la socialité. et celui de prôner (à droite et parfois à gauche) la « valorisation du travail » tout en le précarisant. l’émancipation humaine sera fonction de la distance prise par rapport au travail contraint grâce à la rtt et non d’un retour à l’esprit bourgeois fondateur du capitalisme.

on pourra alors enfin ouvrir une voie vers un modèle de développe-ment non productiviste. c’est à partir du moment où l’on fait en sorte qu’il n’y ait plus de « surnuméraires » sur le bord du chemin que l’on peut sérieusement repenser les finalités du travail et de la production et, au-delà, les finalités de l’activité humaine.

ainsi, les malentendus au sujet de la théorie dite de la « valeur-travail » pourront commencer à être gommés : il serait d’ailleurs paradoxal qu’une théorie qui fut pensée dès son origine pour être une théorie critique des rapports sociaux soit récusée au nom d’un anti-économisme33.

33. J.-M. Harribey, « Valeur-travail, transformations du capitalisme et primat de l’économie : controverses, malentendus et contresens », in Ivan Sainsaulieu (dir.), par-delà l’économisme. La querelle du primat en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, « Logiques Sociales », 2008, pp. 101-116, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/economisme.pdf.

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La gratuité, spectre du capitalisme. Parmi les discussions qui animent le courant écologiste, celle concernant l’évolution souhaitable du PiB reste vive. d’une part, l’amélioration de la qualité de la production pourrait bien se traduire par une augmentation du PiB, celui-ci étant un indi-cateur monétaire, parce qu’il faudra davantage de travail global pour produire34. d’autre part, la réduction des inégalités passera par l’accès de tous à des services non-marchands de qualité, notamment l’éducation et les services de santé. certes, l’empreinte écologique de l’éducation, de la santé publique, des transports collectifs, etc., n’est pas nulle, mais si la décroissance de la production et de la consommation ou même leur plafonnement à court terme s’appliquaient à ce type d’activités, on condamnerait les pauvres à devenir encore plus pauvres. l’amélioration de la qualité des services non-marchands impliquera pendant longtemps une augmentation des moyens mis en œuvre et non une réduction, vu l’état de délabrement dans lequel les aura laissés le capitalisme.

autrement dit, la perspective de voir s’élargir l’espace de la gratuité constitue une hantise pour le capitalisme, et cela de deux manières. d’une part, se profile une tendance vers la gratuité de certaines marchandises, que le capitalisme produit lui-même, tant il développe la productivité du travail. on saisit mieux, ainsi, la contradiction dans laquelle est placé le capital : sa finalité est de se valoriser, mais plus il s’accumule, plus la pro-duction de valeur se tarit relativement à la masse de capital. l’extraordinaire développement de la productivité du travail35, qui n’est autre que l’envers de la diminution de la valeur unitaire des marchandises, car le travail vivant est réduit par rapport au travail mort, est la racine objective des difficultés du régime d’accumulation financière contemporain.

d’autre part, et ce n’est pas indifférent au point précédent, le capi-talisme a entrepris de conquérir la totalité de l’espace non-marchand construit socialement. le capital bute donc sur la gratuité qu’il engendre et sur la gratuité socialement construite contre lui. aussi ne faut-il pas s’étonner qu’une sourde bataille soit menée au sein de l’organisation mondiale du commerce (oMc) pour que soient mis en œuvre les accords

34. Dans « un futur désirable sans croissance est possible, mais il faut réduire fortement les inégalités », Entropia, « L’effon-drement : et après ? », n° 7, automne 2009, pp. 147 et 148, J. Gadrey écrit : « Supposons alors qu’on remplace progressivement l’agriculture industrielle, avec ses innombrables dommages collatéraux sur l’environnement et sur la santé, par de l’agriculture biologique de proximité. à production identique en quantité, il faudrait peut-être 50 % d’emplois en plus. Les comptes nationaux actuels nous diront alors que la croissance est nulle (même quantité produite) et que la productivité du travail baisse fortement. Pourtant on aura créé de nombreux emplois, il y aura plus de valeur ajoutée agricole, et surtout la qualité et la durabilité de la production auront été bouleversées positivement ; avec des effets d’accroissement du bien-être individuel et collectif. […] La liste est longue des productions et des secteurs où une stratégie de montée en qualité, en durabilité et en bien-être correspondant, restera invisible dans ‘les comptes de la croissance’». Il y a, à notre sens, trois erreurs dans cette citation. 1) Si la valeur ajoutée augmente, le PIB augmentera ; cela tient à la définition même du PIB. 2) L’augmentation des prix correspondra à la quantité d’ef-forts supplémentaires nécessaires pour l’amélioration de la qualité et cela n’a rien à voir avec l’inflation. 3) Dans le cas présenté, il y aura baisse de la productivité du travail par tête, mesurée en volume physique (si on mesure celui-ci pour chaque produit séparément), mais pas nécessairement en valeur monétaire (a fortiori si on raisonne sur toute l’économie).35. Cette idée s’écarte radicalement de la thèse du capitalisme cognitif. Voir J.-M. Harribey, « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique ? », op. cit.

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sur le commerce des services (agcs) et sur le droit de propriété intellec-tuelle (adPic). Plus les tenants de l’ordre mondial prendront conscience que la connaissance sera l’outil essentiel de la production future, plus ils tenteront de multiplier les dépôts de brevets. la phase actuelle du capitalisme est celle de l’avancée de la frontière de l’espace de la propriété privée. un peu comme les enclosures en angleterre au xviiie siècle et les lois sur le vol de bois dans la Prusse du xixe siècle avaient rendu possible la privation des pauvres de leurs droits coutumiers, la reprise d’une forte accumulation du capital exigerait aujourd’hui un élargissement des droits de propriété et donc une expropriation du bien commun, qu’il s’agisse de la nature ou de la connaissance36. les apories de la production capitaliste, qui aliène les individus, épuise la planète et fournit de mauvaises valeurs d’usage, sont la crise du système.

une conclusion provisoire peut alors être formulée : le dépassement du capitalisme impliquera aussi bien la transformation des rapports sociaux que l’émergence d’un nouveau modèle de développement pour l’humanité. dans cette perspective, l’élargissement de la sphère non-mar-chande et la préservation du caractère inaliénable des biens communs – qui signifient une socialisation croissante de la richesse –, l’utilisation des gains de productivité pour réduire le temps de travail et les inégalités, et la soumission de tous les choix importants à des processus démocratiques peuvent être des chemins vers lesquels convergent les préoccupations sociales et écologistes. en termes théoriques, cela suppose le relâchement de l’emprise de la loi de la valeur imposée par le capital, qui ne reconnaît pas d’autre richesse que celle qu’il peut s’approprier et accumuler. en termes politiques, cela suppose de renouer avec la plus vieille aspiration du mouvement ouvrier, l’autogestion, qui replace le travail vivant, et ainsi l’homme en tant que travailleur et citoyen, au cœur d’un projet de transformation sociale. n

36. Voir D. Bensaïd, Les Dépossédés. Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La Fabrique, 2007.

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crisesde l’éconoMie-Monde et déPasseMentdu caPitalisMe :années 1970 _ années 2000Un entretien de gérard DUMÉNiLavec immanuel waLLeRSteiN

Les premiers symptômes de la crise actuelle ont été identifiés au mois d’août 2007. Un an plus tard, en septembre 2008, des pans entiers du système financier états-unien tom-baient, la production entrait en réces-sion et la crise prenait une dimension planétaire. Certains refusent encore d’en tirer les conséquences, mais il est clair qu’il s’agit de la première phase d’une crise de très grande envergure, une rupture majeure dans l’histoire du capitalisme.

Un tel événement ne peut se com-prendre que replacé dans le contexte de la dynamique historique du mode de production capitaliste. Le précédent le plus fréquemment mis en avant est la crise de 1929. Mais une autre compa-raison s’impose, a priori tout aussi per-tinente, avec la crise structurelle des années 1970. Le tableau des points communs et différences est révélateur.

Non seulement les déterminants éco-nomiques sont en jeu, mais aussi les conditions qui ont conduit à la crise et ses conséquences politiques. Jusqu’où aller dans l’appréciation des potenti-alités ainsi ouvertes ? Une nouvelle phase du capitalisme ? L’ouverture de voies alternatives ?

Gérard Duménil interroge ici Immanuel Wallerstein autour de cette confrontation historique et des pers-pectives qu’elle dessine.

Les interprétations que vous donnez des dynamiques historiques du mode de production capitaliste ont pour double caractéristique de s’inscrire dans la très longue durée his-torique et dans la globalité de ce que vous appelez le « système-monde ». En préalable à l’examen des grandes conjonctures historiques qui sont au centre de cet entretien, pouvez-vous

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rappeler les principes généraux qui fondent vos interprétations ?

il est d’abord important d’avoir à l’esprit la manière dont le capi-talisme fonctionne en tant que système-monde. deux questions clefs sont en jeu : comment les producteurs font-ils des profits, et comment les états garantissent-ils l’ordre mondial au sein duquel les producteurs réalisent ces profits ?

la raison d’être du capitalisme est l’accumulation illimitée du capi-tal. Pour accumuler du capital, les producteurs doivent tirer profit de leurs opérations. des profits subs-tantiels ne sont possibles que si les produits peuvent être vendus à un prix considérablement supérieur au coût de production. dans une situation de concurrence parfaite, il est impossible de faire de tels pro-fits. dans une situation de concur-rence parfaite, c’est-à-dire s’il existe une multitude de vendeurs, une multitude d’acheteurs et une infor-mation universellement disponible concernant les prix, tout acheteur intelligent se dirigera d’un vendeur à l’autre, jusqu’à ce qu’il en trouve un dont le prix soit un centime au-dessus du coût de production, voire inférieur à ce coût. l’obtention d’un profit substantiel requiert l’exis-tence d’un monopole ou, au moins, d’un quasi-monopole de pouvoir économique mondial. le vendeur peut alors demander un prix quel-conque pour autant qu’il ne dépasse pas ce qu’autorise l’élasticité de la

demande. chaque fois que l’éco-nomie-monde s’étend de manière significative, on peut observer qu’il existe un certain nombre de pro-duits « leaders » faisant l’objet d’un monopole relatif. ce sont ces pro-duits qui permettent la réalisation de gros profits et l’accumulation de grandes masses de capital. les rela-tions établies en amont et en aval de ces produits sont la base de l’expan-sion générale de l’économie-monde. nous décrivons une telle situation d’expansion comme la Phase a d’un cycle de kondratieff.

la seconde condition posée à la réalisation de profits est que règne un ordre mondial au moins relatif. les guerres mondiales permettent à certains entrepreneurs de faire de bonnes affaires, mais elles causent également d’énormes destructions de capital fixe et perturbent consi-dérablement le commerce inter-national. leur bilan général n’est pas positif – un point que Joseph schumpeter avait souligné à plu-sieurs reprises. une situation rela-tivement stable est requise pour qu’un bilan positif prévale. la tâche de maintien d’une situation relati-vement stable incombe à une puis-sance hégémonique, c’est-à-dire suffisamment forte pour imposer cette stabilité au système-monde dans son ensemble. de tels cycles hégémoniques sont beaucoup plus longs que les cycles de kondratieff. dans un monde d’« états souve-rains », comme on dit, il n’est pas aisé d’occuper une telle position.

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ce résultat n’a été obtenu que trois fois en plusieurs siècles : d’abord par les Provinces-unies1 au milieu du xviie siècle, par le royaume-uni au milieu du xixe siècle, et finale-ment, par les états-unis au milieu du xxe siècle.

l’ascension d’une puissance hégémonique est le résultat d’une longue lutte avec les autres puis-sances pouvant briguer une telle hégémonie. Jusqu’à nos jours et dans chacun des cas, cette lutte a été gagnée par l’état parvenu – pour différentes raisons et par diverses méthodes – à mettre en place la machine de production la plus effi-cace et à sortir ainsi vainqueur d’une « guerre de trente ans2 » avec ses principaux rivaux. il ne nous appar-tient pas ici de décrire les modalités d’un tel processus. tenons-nous en à l’essentiel. dès lors qu’un état a assis son hégémonie, il est en mesure de définir les règles de fonctionnement du système interétatique. l’objectif poursuivi est simultanément d’as-surer un cours des événements sans heurts et de garantir à ses citoyens et entreprises l’accumulation maxi-male de capital. on pourrait appeler une telle situation un « quasi-mo-nopole de pouvoir géopolitique ».

Quelles sont les forces qui com-mandent le basculement de la Phase A vers la Phase B ? Comment se renouvellent les hégémonies ?

1. Plus ou moins les Pays-Bas d’aujourd’hui (sans Liège).2. Allusion à la guerre qui sévit en Europe entre 1618 et 1648.

le problème pour les capita-listes est que tous les monopoles sont autodestructeurs. cela est dû à l’existence d’un marché mondial sur lequel de nouveaux producteurs sont susceptibles d’entrer, quelle que soit la qualité de la défense des monopoles. Bien entendu, l’entrée prend du temps. Mais, tôt ou tard, des rivaux seront capables de péné-trer sur le marché, et l’intensité de la concurrence s’accroîtra. lorsque la concurrence s’accentue, les prix diminuent, comme les porte-parole du capitalisme nous l’ont toujours dit. les profits décroissent simulta-nément. lorsque les profits sur les produits les plus avancés ont suf-fisamment décru, l’expansion de l’économie-monde vient à terme et entre en stagnation. c’est ce que nous appelons « Phase B » du cycle de kondratieff. empiriquement, malgré certaines différences, les Phases a et B, prises conjointe-ment, ont eu tendance à durer 50 ou 60 ans. après un passage d’une certaine durée dans une Phase B, de nouveaux monopoles peuvent être créés, introduisant une nouvelle Phase a.

le problème d’une puissance hégémonique est le même que celui des industries dominantes : elle s’autodétruit. on peut en donner deux raisons. d’une part, pour maintenir l’ordre qu’elle impose, la puissance hégémonique doit occa-sionnellement avoir recours à sa force militaire. Mais la force militaire potentielle est toujours plus impres-

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sionnante que l’usage qui en est fait. celui-ci est coûteux en argent et en vies humaines. l’effet produit est négatif sur les citoyens du pays hégémonique ; leur fierté dans la vic-toire fait place à la détresse lorsqu’ils doivent payer les coûts de l’ac-tion militaire ; ils perdent alors leur enthousiasme. en outre, les grandes opérations militaires tendent tou-jours à se révéler moins efficaces que ce que leurs partisans et opposants avaient originellement escompté ou redouté, et ce constat renforce les résistances à venir de ceux qui ont la prétention de défier la puissance hégémonique.

il existe une seconde raison. Même si la puissance hégémonique ne s’affaiblit pas immédiatement, le pouvoir d’autres pays va croissant. au fil de cette ascension, ils devien-nent de moins en moins disposés à accepter les diktats de la puis-sance hégémonique. celle-ci entre dans un processus de déclin rela-tif, qui peut être lent mais qui n’en est pas moins fondamentalement irréversible.

Venons-en donc à la décennie 1965-1975. Les lecteurs de vos tra-vaux connaissent l’importance que vous lui attribuez.

approximativement définie, la période 1965-1970 a été marquée par la convergence de deux types de déclin. le premier marquait la fin de la Phase a, la plus vigoureuse de l’his-toire, d’un cycle de kondratieff ; le

second le début de la diminution du pouvoir hégémonique le plus fort de l’histoire. c’est ce qui rend ce tour-nant historique si remarquable. et ce n’est pas par hasard que la révolution mondiale de 1968 (en fait 1966-1970) a eu lieu lors de ce bascule-ment dont elle est une expression.

La coïncidence des deux renver-sements (de A vers B, et le début du déclin de l’hégémonie des États-Unis) s’inscrit très clairement dans le cadre analytique exposé antérieurement. Cette conjoncture historique a éga-lement été marquée, d’une manière que vous jugez non fortuite, par cette « révolution » de 1968, une notion davantage contestée. Comment analysez-vous la signification poli-tique de 1968 ? Comment s’inscrit-elle dans ces cycles économiques et géopolitiques ?

la révolution mondiale de 1968 a marqué une troisième chute, cette fois sans précédent dans l’histoire du système-monde : le déclin des mouvements antisystémiques tradi-tionnels, ce qu’on appelle la « vieille gauche ». J’entends essentiellement par là les deux formes que revêtirent les mouvements sociaux mondiaux, communistes et sociaux-démocra-tes, auxquels il faut ajouter les mou-vements de libération nationale.

la vieille gauche a émergé labo-rieusement au travers du système-monde, principalement au cours du dernier tiers du xixe siècle et de la première moitié du xxe siècle.

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de la situation de marginalité et de faiblesse politique qui était la leur, disons en 1870, les composantes de cette gauche ont conquis une posi-tion centrale et de grande force, disons en 1950. le point culminant de leur pouvoir de mobilisation fut atteint au cours de la période allant de 1945 à 1968, c’est-à-dire exac-tement au cours de la Phase a du kondratieff, une période d’expan-sion extraordinaire et l’apogée de l’hégémonie des états-unis. Même si cela peut sembler contre intui-tif, je ne pense pas que c’était le fait du hasard. l’expansion mon-diale exceptionnelle conduisit les chefs d’entreprises à ne pas tolérer les éventuelles interruptions dans leurs processus de production qui auraient pu résulter de conflits avec les travailleurs. ils tendaient à croire que des concessions relatives aux revendications matérielles leur coûtaient moins cher que de telles interruptions. Bien entendu, le temps passant, cette attitude devait provoquer l’augmentation des coûts de production, un des facteurs qui causèrent la fin des quasi-mono-poles des industries dominantes. Mais la plupart des chefs d’entrepri-ses prennent des décisions visant à maximiser les profits à court terme – disons à trois ans – et s’en remet-tent aux dieux concernant l’avenir.

des considérations parallèles eurent une influence sur les déci-sions de la puissance hégémonique. l’objectif essentiel était le maintien d’une stabilité relative du système-

monde. les états-unis devaient balancer les coûts de la répression sur la scène internationale et ceux de concessions faites aux requêtes des mouvements de libération nationale. avec réticence au commencement, puis plus volontiers par la suite, la préférence des états-unis se déplaça en direction d’une « décolonisation » contrôlée, avec pour effet l’arrivée au pouvoir de ces mouvements.

Laissez-moi m’assurer que je suis bien le fil de votre raisonne-ment. Au plan des rapports sociaux, vous interprétez les hausses de pou-voir d’achat et certains progrès en matière de protection sociale dans les premières décennies de l’après-guerre, comme des concessions des employeurs estimant que la résis-tance leur coûterait plus cher que l’acceptation. Mais ces concessions mirent en question les fondements de la rentabilité. Au plan de l’hé-gémonie, les États-Unis acceptèrent les luttes anticoloniales afin de pré-server l’ordre mondial, une stratégie qui allait également s’avérer mena-çante pour l’avenir. Dans les deux cas, la volonté de préserver la paix – sociale ou mondiale – favorisa des tolérances qui minèrent les bases des dominations ?

oui, c’est ce que je pense, en effet.

Nous avons laissé la Gauche tra-ditionnelle à l’apogée de sa phase de pertinence historique…

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donc, au milieu des années 1960, on pouvait affirmer que les mouvements composant la vieille gauche avaient, presque partout, atteint leur objectif historique : l’ac-cession au pouvoir politique, au moins sur le papier. les partis com-munistes régnaient sur un tiers du monde, dans ce qu’il est convenu d’appeler le « bloc socialiste ». dans la quasi-totalité d’un autre tiers du globe, le monde paneuropéen, les partis sociaux-démocrates étaient au pouvoir, au moins en alternance. il faut, en outre, garder présent à l’esprit que l’aspect principal de la politique des partis sociaux-dé-mocrates, l’état providence, était également bien accepté et mis en œuvre par les partis conservateurs avec lesquels les sociaux-démocra-tes alternaient au pouvoir. et, bien sûr, les mouvements de libération nationale étaient arrivés au pouvoir dans la plus grande part de l’ancien monde colonial (ainsi que diverses versions de mouvements populistes en amérique latine).

J’ai dit « au moins sur le papier ». aujourd’hui, la majorité des ana-lystes et militants tend à être très critique vis-à-vis de tous ces mouve-ments et doute que leur arrivée au pouvoir ait fait beaucoup de diffé-rence. Mais il s’agit d’une vision a posteriori, historiquement anachro-nique. ces critiques oublient la signification du triomphalisme dont firent preuve les mouvements de la vieille gauche et leurs partisans, pré-cisément à cette époque : un triom-

phalisme fondé sur leur arrivée au pouvoir. elles oublient également le sentiment de peur qui pénétrait les couches les plus riches et les plus conservatrices, face à ce qui leur apparaissait comme un monstre d’égalitarisme destructeur.

Mais vous pensez que la « révo-lution mondiale de 1968 » a changé tout cela.

trois thèmes traversaient les analyses et la rhétorique de ceux qui s’engagèrent dans les multiples sou-lèvements. ils témoignaient, tous les trois, d’un triomphalisme quelque peu révisé.

le premier thème était que la puissance hégémonique américaine était surdimensionnée et vulnéra-ble. la guerre du vietnam en four-nissait l’exemple majeur, mais pas le seul. l’offensive du têt fut perçue comme sonnant le glas des opéra-tions militaires américaines. dans cette nouvelle atmosphère, les révo-lutionnaires s’en prirent au rôle de l’union soviétique, perçue comme collaborant au maintien de l’hégé-monie des états-unis, un sentiment qui avait crû de toute part depuis au moins 1956.

le second thème était que les mouvements de la vieille gauche – les communistes, sociaux-démocra-tes et les mouvements de libération nationale – n’étaient pas parvenus à mettre en œuvre leurs promesses historiques. les trois composantes avaient bâti leur action sur ce qu’on

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appelle une « stratégie en deux étapes » : d’abord prendre le pou-voir d’état, puis changer le monde. les militants affirmaient : « vous avez pris le pouvoir d’état mais vous n’avez pas changé le monde. Pour changer le monde, il faut vous remplacer par d’autres mouvements et formuler de nouvelles stratégies. et c’est ce que nous allons faire. » la révolution culturelle chinoise fut saisie par beaucoup comme l’exem-ple à suivre pour parvenir à ces fins.

le troisième thème était que les mouvements de la vieille gauche avaient laissé de côté les oubliés – les opprimés au prétexte de leur race, sexe, ethnie ou sexualité. les militants d’alors affirmaient avec insistance que la satisfaction des revendications d’égal traitement émanant de ces groupes ne pouvait plus être reportée à un avenir hypo-thétique, le jour où les partis de la vieille gauche auraient atteint leurs objectifs historiques. selon ces mili-tants, ces demandes faisaient partie des tâches urgentes du présent et ne pouvaient être différées. de bien des manières, le mouvement du black Power aux états-unis en constituait l’exemple type.

la révolution de 1968 fut un énorme succès politique mais elle fut aussi un énorme échec politique. elle s’envola comme un phœnix, elle brûla de tous ses feux autour du globe, puis, vers le milieu des années 1970, sembla s’éteindre presque en tout lieu. qu’avait accompli cet embrasement sauvage ? en fait, bien

des choses. la position d’idéologie dominante du système-monde dont jouissait le « libéralisme centriste3 » avait été détruite, réduite au statut d’une alternative parmi d’autres. et la force mobilisatrice en vue d’une forme quelconque de changement social, qu’incarnaient les mouve-ments qui composaient la vieille gauche, était détruite.

Cet échec de la nouvelle gauche fit donc le lit de la remontée de la droite ?

la droite mondiale était égale-ment libérée de toute attache vis-à-vis du libéralisme centriste. elle profita de la stagnation économique mondiale et de l’effondrement des mouvements de la vieille gauche (et de leurs gouvernements) pour lancer une contre-offensive, ce que nous appelons « la globalisation néolibé-rale », très conservatrice. ses princi-paux objectifs étaient de renverser tous les acquis des couches défavo-risées obtenus au cours de la Phase a du kondratieff. ainsi la droite mondiale tenta-t-elle de réduire tous les coûts de production, de détruire la protection sociale sous toutes ses formes et de ralentir le déclin du pouvoir des états-unis au sein du système-monde. cette marche en avant de la droite semble avoir atteint son point culminant en 1989. la fin du contrôle exercé

3. Immanuel Wallerstein soutient que le « libéralisme » est toujours « centriste » par rapport aux idéologies du « conser-vatisme » et du « radicalisme ». Voir, par exemple, Compren-dre le monde, La Découverte, Paris, 2006, pp. 98-102.

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par l’union soviétique sur les états satellites de l’europe de l’est et du centre et le démantèlement de l’union soviétique soulevèrent une nouvelle vague de triomphalisme dans les rangs de la droite mon-diale. une illusion de plus !

Retour donc au néolibéralisme : comment le situez-vous exactement dans votre cadre historique géné-ral ? Faut-il le comprendre comme la dernière étape d’une Phase A, une période de transition entre une Phase A et une Phase B, ou une Phase B ?

le néolibéralisme est une offen-sive politique, menée au cours d’une Phase B, dont l’objectif était la maximisation des rendements financiers pour les grands capita-listes des pays du nord ; refoulant, comme je l’ai dit, les succès rem-portés par les ouvriers et les pays du sud au cours de la Phase a.

Succès de la droite puis échec dans la crise ?

l’offensive de la droite mondiale fut un grand succès et un grand échec. depuis les années 1970, un tournant avait été pris, menant d’une accumulation du capital sou-tenue par la recherche de l’effica-cité productive à une accumulation portée par la recherche de profits au moyen de manipulations finan-cières. ces manipulations sont plus justement appelées « spéculations ».

le mécanisme clef consiste à encou-rager la consommation par l’endet-tement. c’est, très clairement, ce qui s’est produit au cours de chaque Phase B des cycles de kondratieff.

il y a, dans le néolibéralisme, une différence quant à l’ampleur de la spéculation et de l’endettement. À la plus grande Phase a d’expansion de l’histoire de l’économie-monde capitaliste a succédé la plus grande folie spéculative. les bulles se sont déplacées d’un bout à l’autre du système-monde – depuis les dettes nationales des pays du tiers Monde et du bloc socialiste, dans les années 1970, jusqu’aux obligations pourries des grandes sociétés dans les années 1980, et, finalement, à l’endettement public de l’ère Bush. le système est ainsi passé d’une bulle à l’autre. le monde gonfle actuellement une der-nière bulle : le sauvetage des banques et la planche à billets.

certains prétendent que la posi-tion fortement améliorée des pays asiatiques – d’abord le Japon, puis la corée du sud et taïwan, enfin la chine et, à un moindre degré, l’inde – permet ou va permettre la renais-sance de l’entreprise capitaliste au terme d’un simple changement de localisation géographique. « une illusion de plus ! » la montée relative de l’asie est un fait, mais, en l’occur-rence, un fait qui sape encore davan-tage les bases du système capitaliste en accroissant le nombre de per-sonnes à qui la plus-value doit être distribuée. le sommet du système capitaliste ne doit pas être trop large,

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car cette surcharge réduit l’accumula-tion du capital au lieu de l’accroître. l’expansion économique de la chine accélère la compression des profits de l’économie-monde capitaliste.

Quelle est exactement la cause du basculement dans les modalités de recherche du (sur) profit, depuis la recherche de l’efficacité produc-tive jusqu’aux manipulations finan-cières ? Est-ce la conséquence d’une quête immodérée du profit (« une folie spéculative ») ou de la dispari-tion des opportunités de profit dans la production ? C’est ce que semble suggérer la référence à une compres-sion structurelle des profits.

on ne saurait parler d’une « quête immodérée du profit ». les capitalistes cherchent toujours à obtenir le maximum de profit. c’est la disparition des opportuni-tés de profit dans la production qui est en cause.

Le capitalisme pourrait-il inver-ser, dans le long terme, cette ten-dance à la compression des profits ?

c’est ici qu’il faut prendre en compte un autre élément : les ten-dances séculaires du système-monde, par opposition à ses rythmes cycli-ques. tous les systèmes fonctionnent formellement de la même manière. le fonctionnement normal d’un système revêt la forme de rythmes cycliques ; c’est comme ça qu’il res-pire, peut-on dire. il y a d’innombra-

bles « hauts » et « bas », certains plus fondamentaux que d’autres. Mais les Phases B ne finissent jamais en un point identique à celui marquant le commencement de la Phase a précé-dente. un prix systémique doit tou-jours être payé pour retrouver une phase ascendante du cycle. le sys-tème doit toujours s’écarter un peu plus de l’équilibre, même si cet équi-libre se déplace.

on peut voir dans les retourne-ments vers le haut des contributions successives à la tendance asympto-tique générale lente ascendante. il n’est pas très difficile de discerner quelles sont les courbes jouant le plus grand rôle dans l’économie-monde capitaliste. sachant que le capitalisme est un système dans lequel l’accumulation du capital est d’importance suprême et que le capital s’accumule en faisant des profits sur des marchés, le point crucial pour les capitalistes est de fabriquer des produits à des coûts inférieurs aux prix auxquels ils peu-vent être vendus, de préférence très inférieurs à ces prix.

nous devons donc analyser la formation des coûts de production et la détermination des prix. d’un point de vue purement logique, on peut distinguer trois sortes de coûts de production : les coûts de la main-d’œuvre (tous les person-nels) ; le coût des intrants (quels qu’ils soient) ; et les impôts (tous types d’impôts). Je pense qu’il n’est pas difficile de démontrer que ces trois catégories de coûts, mesurés en

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pourcentage du prix auquel les pro-duits sont effectivement vendus, se sont accrues avec le temps. il en va ainsi en dépit des efforts répétés des capitalistes visant à les réduire, et malgré les progrès technologiques et organisationnels qui ont augmenté ladite « efficacité » de la production. Je vais en résumer brièvement les raisons, puis indiquer, également brièvement, pourquoi l’élasticité de la demande est limitée.

on peut diviser les coûts de la main-d’œuvre en trois catégories : la main-d’œuvre relativement peu qualifiée, les cadres intermédiaires et les hauts managers. le coût de la main-d’œuvre peu qualifiée tend à s’accroître au cours des Phases a, du fait d’une forme ou d’une autre d’action syndicale. lorsque, au cours de la Phase B, ce coût devient trop élevé pour certains chefs d’en-treprises, en particulier pour ceux des industries dominantes, la délo-calisation vers des zones à faible coût de la main-d’œuvre consti-tue le principal remède. lorsque se manifeste une action syndicale similaire dans la localisation choisie, un nouveau déplacement est réalisé. ces mouvements sont coûteux mais efficaces. en 500 ans, ce processus récurrent a, pourtant, épuisé les lieux de déplacement potentiels. la déruralisation du système-monde en donne la mesure.

la hausse du coût des cadres répond à deux types de mécanis-mes. d’une part, l’augmentation de l’échelle des unités de produc-

tion requiert davantage d’employés intermédiaires, ce qui accroît les frais de personnel. d’autre part, les dangers politiques résultant de l’organisation syndicale des person-nels relativement peu qualifiés sont contrés par la création d’une large couche intermédiaire dont les mem-bres peuvent être, à la fois, des alliés politiques pour les couches domi-nantes et des modèles d’ascension sociale pour la majorité non quali-fiée. ce dernier mécanisme émousse les potentialités de mobilisation de ces personnels non qualifiés.

la hausse du coût des hauts managers pour l’entreprise est le résultat direct de la complexité croissante des structures entrepre-neuriales. Je veux parler de la célè-bre séparation entre la propriété et le contrôle. cela permet aux hauts managers de s’approprier une frac-tion croissante des revenus des entreprises comme une rente, rédui-sant de la sorte ce qui va aux « pro-priétaires » au titre du profit ou ce qui est réinvesti dans les entreprises. cet accroissement fut spectaculaire au cours des dernières décennies.

les coûts des intrants ont aug-menté pour des raisons analogues. l’externalisation des coûts fait l’ob-jet d’un effort fondamental de la part des capitalistes. il s’agit, pour eux, de ne pas payer l’ensemble de la facture des intrants qu’ils utili-sent. trois coûts principaux peuvent ainsi être externalisés : le traitement des déchets toxiques, le renouvel-lement des matières premières et

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la construction des infrastructures. depuis très longtemps, dès les ori-gines de l’économie-monde capi-taliste, au xvie siècle, et jusqu’aux années 1960, cette externalisation a été considérée comme absolument normale et n’était pas mise en ques-tion par les autorités politiques.

au xxie siècle, alors que le changement climatique fait l’objet d’un ample débat et que « vert » et « bio » sont devenus des mots fétiches, il est difficile de se sou-venir que les déchets toxiques ont simplement été déversés dans l’es-pace public pendant cinq siècles. en fait, le monde est maintenant à court d’espaces publics vacants – l’équivalent de la déruralisation de la force de travail. tout à coup, les conséquences sanitaires et les coûts se révèlent si élevés et si proches des gens qu’une réponse politique majeure a pris corps : la revendica-tion d’un grand « nettoyage » envi-ronnemental et de la mise en œuvre de contrôles.

la deuxième externalisation, le renouvellement des ressources, n’est aussi devenue un souci majeur que récemment, du fait de la forte crois-sance de la population mondiale. soudainement s’est exprimée une grande préoccupation concernant les pénuries, celles des sources éner-gétiques, de l’eau, des forêts, des produits de la terre, du poisson et de la viande. voici que nous nous préoccupons de qui utilise quoi, à quelles fins et de qui paie la facture.

la troisième externalisation con-

cerne les infrastructures. les pro-duits fabriqués en vue d’être vendus sur le marché mondial requièrent transports et communications, des moyens dont les coûts se sont accrus alors qu’ils devenaient plus efficaces et rapides. au total, dans l’histoire, les chefs d’entreprise n’ont payé qu’une faible part du prix véritable des infrastructures.

tout cela a eu pour conséquence de pousser les gouvernements à prendre en charge directement les coûts du traitement des déchets, du renouvellement des ressources et de la poursuite de l’extension des infrastructures. Pour y parvenir, ces gouvernements doivent augmen-ter les impôts. et, à moins qu’ils ne veuillent faire faillite, ils doivent sus-citer l’internalisation de ces coûts, les mettant à la charge des entrepre-neurs, ce qui, bien entendu, entame profondément les marges de profit des entreprises.

Finalement, les impôts se sont accrus. il existe de multiples niveaux d’imposition. Mais il faut également prendre en compte l’imposition « privée » que représentent la cor-ruption et l’action des mafias orga-nisées. Pour le chef d’entreprise, savoir où vont les impôts qu’ils paient importe peu. ce sont des coûts. le montant de l’imposition a crû au fur et à mesure de l’extension de l’activité économique mondiale et de la croissance des bureaucraties étatiques. l’élan majeur en direc-tion de davantage d’imposition a cependant été impulsé par l’impact

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qu’a eu le mouvement antisystémi-que sur la culture politique : ce que l’on pourrait appeler la « démocrati-sation de la politique mondiale ».

les mouvements populaires ont œuvré en faveur de l’obtention de trois garanties étatiques fondamenta-les : l’éducation, la santé et des flux de revenus couvrant l’existence entière des individus. ces trois garanties se sont étendues à deux points de vue : quant au niveau des services requis et quant aux espaces géographiques où ces demandes ont été formulées. la notion de « protection sociale » (welfare state) résume bien la nature de telles revendications. et il n’existe pas, aujourd’hui, de gouvernement qui ne soit pas soumis aux pressions tendant au maintien de telles protec-tions, même si les niveaux ne sont pas identiques, compte tenu, d’abord, de la richesse collective des pays.

Pendant 500 ans, de manière irréversible bien qu’en dents de scie, ces trois coûts de production ont crû régulièrement en pour-centage du prix de vente réel des produits. la hausse la plus specta-culaire s’est produite au cours de la période postérieure à 1945. les prix de vente des produits ne peu-vent-ils pas être accrus afin de pré-server les marges réelles de profit ? c’est exactement ce qui a été tenté au cours des années suivant 1970. le processus a revêtu la forme de hausses de prix soutenues par la croissance de la consommation, elle-même portée par l’endette-ment. l’effondrement économique

au milieu duquel nous nous trou-vons aujourd’hui n’est rien d’autre que l’expression des limites de l’élas-ticité de la demande. lorsque tous vivent au-dessus de leurs moyens, un seuil est atteint où quelqu’un doit s’arrêter. assez rapidement, vient le moment où tout le monde comprend qu’il faut cesser.

Vous attendez peu de chose des mesures de lutte contre la crise ?

La dépression dans laquelle le monde est entré va continuer un bon moment et sera profonde. Elle détruira le dernier support d’une relative stabilité : le rôle du dollar comme monnaie de réserve et de sau-vegarde de la richesse. Lorsque cela se produira, le principal souci de tous les gouvernements du monde – des États-Unis à la Chine, de la France à la Russie, au Brésil, à l’Afrique du Sud, sans parler de tous les gou-vernements plus faibles de la scène mondiale – sera de faire obstacle au soulèvement des travailleurs réduits alors au chômage et des couches moyennes dont les épargnes et les retraites disparaîtront. Comme pre-mière ligne de défense, les gouverne-ments se tournent actuellement vers le protectionnisme et impriment de la monnaie afin de faire face à la colère populaire.

de telles mesures sont suscepti-bles de reculer la matérialisation de ces dangers et d’atténuer les souf-frances des gens ordinaires. Mais, en fin de compte, elles contribueront à

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détériorer les choses. nous entrons dans une situation complètement bloquée, dont le monde ne pourra que très difficilement s’extraire. ce blocage se traduira par un ensem-ble de fluctuations permanentes de plus en plus sauvages, dans lequel toute tentative de prévision relèvera de la devinette, tant au plan politi-que qu’économique. et cela ne fera qu’ajouter aux peurs et aliénations populaires.

Les chances du capitalisme sont-elles faibles ou nulles ?

la convergence des trois élé-ments – la dimension du déclin normal dans les Phases B ; la hausse réelle des coûts de production et la pression additionnelle exercée par la croissance de la chine (et de l’asie) – indique que le système a basculé et qu’il est loin, très loin, de l’équi-libre. les fluctuations sont énor-mes. en conséquence, il est devenu impossible de faire des prévisions à court terme.

dès lors, on comprend que l’expérience que nous vivons est celle d’une bifurcation systémique. la question n’est plus de savoir comment le système capitaliste va s’amender et redynamiser sa marche en avant. la question est : quel sys-tème remplacera le capitalisme ? quel ordre surgira du chaos ?

Bien sûr, tout le monde n’est pas conscient de cette situation. la plupart des gens continuent à agir comme si le système poursuivait

sa marche selon ses vieilles règles. ils n’ont pas complètement tort. le système est toujours en mou-vement, mais ses vieilles règles de fonctionnement exacerbent la crise structurelle. certains acteurs sont, cependant, tout à fait avertis du fait que nous nous trouvons face à une bifurcation. Peut-être sans le dire, ils savent que, dans une telle bifur-cation, la collectivité de tous les acteurs penchera, en définitif, dans une direction déterminée. en dépit du caractère anthropomorphique du terme, on peut affirmer qu’une « décision » va être prise.

il faut interpréter cette période de crise systémique comme l’arène où se déroule un combat pour le système de remplacement. le dénouement peut en être imprévi-sible, mais la nature de ce combat est très claire. Plusieurs options sont ouvertes. on ne saurait en formuler les détails institutionnels, mais on peut en indiquer les grandes lignes.

nous pouvons collectivement faire le choix d’un nouveau système stable dont certaines caractéristiques fondamentales seraient similaires à celles du système actuel : un sys-tème de hiérarchies, d’exploitation et polarisateur. sans aucun doute, on peut en concevoir de nombreu-ses variantes, et certaines de ces formes pourraient être plus rudes que le système-monde capitaliste dans lequel nous avons vécu. une autre possibilité est de « choisir » collectivement un système dont la forme soit radicalement différente,

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qui n’a jamais existé jusqu’alors : un système relativement démocratique et relativement égalitaire.

Je comprends donc que la crise marque clairement pour vous la transition vers un système devant succéder au capitalisme : un « sys-tème de remplacement ». Il peut être une société de classe, de « hié-rarchies, d’exploitation et polarisa-teur », éventuellement pire que le capitalisme, ou ne pas l’être, ou l’être moins, « relativement démocratique et relativement égalitaire » ?

Je désigne les deux options par les expressions : « esprit de davos » et « esprit de Porto alegre ». Mais la terminologie est sans impor-tance. ce qui est important, c’est d’identifier les stratégies d’organi-sation possibles propres aux deux camps qui s’affrontent – une lutte en cours, sous une forme ou une autre, depuis la révolution de 1968 et dont le dénouement ne viendra, peut-être, que vers 2050.

alors que nous sommes au cœur de cette crise structurelle, le mieux que nous puissions faire pour orien-ter nos propres choix politiques, en conformité avec nos préférences morales, c’est de tenter d’analyser les stratégies que chaque camp est en train de définir. au lieu d’une bataille à deux termes pour le sys-tème à venir, j’envisage une bataille à quatre termes, une lutte entre les deux grands camps et une interne à chacun de ces camps. il s’agit d’une

situation assez confuse, au plan tant intellectuel que moral et politique. c’est pourquoi il faut insister sur le fait que le dénouement en est fondamentalement imprévisible et incertain.

considérons d’abord la stratégie du camp de l’esprit de davos. ses pro-tagonistes sont profondément divisés. certains veulent mettre en place un système hautement répressif, propa-geant ouvertement une conception du monde qui glorifie le rôle de dirigeants qualifiés, secrets et lar-gement privilégiés face à des sujets soumis. non contents de propager cette conception du monde, ils prô-nent l’organisation d’un réseau armé chargé de sa mise en place, visant à écraser les oppositions.

il existe un second groupe qui pense que la route conduisant au contrôle et aux privilèges passe par l’établissement d’un système hautement méritocratique. un tel système coopterait les cadres néces-saires à la préservation du système sur la base d’un recours minimal à la force, moyennant un usage aussi large que possible de la persuasion. le langage de ce groupe est celui du changement fondamental, uti-lisant tous les slogans émanant du mouvement antisystémique – notamment un monde « vert », une utopie multiculturelle, et des chances ouvertes à tous selon les mérites –, cela tout en préservant un système polarisé et inégal.

un clivage parallèle traverse le camp de l’esprit de Porto alegre. il

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y a ceux qui souhaitent un monde hautement décentralisé. ce monde privilégierait une affectation ration-nelle des ressources à long terme au lieu de la croissance économi-que ; il permettrait l’innovation sans créer des îlots protégés d’expertise excluant toute réplique de la part de la société en général. ce groupe envisage un système au sein duquel un universalisme universel surgirait de la réunion de toutes les sagesses que les humains ont créées et conti-nuent à créer sur la base de la diver-sité de leurs floraisons culturelles.

les orientations du second groupe sont allées et continuent à aller dans le sens d’une transforma-tion par le haut, par des cadres et spécialistes qui croient qu’ils voient mieux les choses que le reste de la population. loin de plaider pour davantage de décentralisation, ce second groupe considère un systè-me-monde encore plus coordonné et intégré que le monde actuel, un éga-litarisme formel sans véritable inno-vation et où ferait défaut la patience nécessaire à la construction d’un uni-versalisme vraiment universel.

Cette référence aux « cadres », terme emprunté au français, me frappe beaucoup, car elle révèle une proximité certaine entre les thèses que vous développez et celles que Dominique Lévy et moi-même avons mises en avant. On le notera en lisant l’entretien que Bruno Tinel a conduit avec nous dans le numéro 46 de cette revue, sur ce

même thème de la crise. Compte tenu des réticences que ce sujet pro-voque chez beaucoup de marxistes, pouvez-vous préciser votre pensée ?

ce que je crains, je pense, c’est que, dans le genre de monde envi-sagé par ceux qui appartiennent au camp de l’« esprit de Porto alegre », ces « cadres/spécialistes » ne devien-nent une nouvelle Nomenklatura, c’est-à-dire une classe supérieure.

Quel type d’agenda attendez-vous de la part de ceux qui cher-chent une voie progressiste ?

en tête de liste, je mettrais les actions qui peuvent être entrepri-ses à court terme pour minimiser la « souffrance » associée au chan-gement, celle résultant de l’effon-drement du système existant et de la confusion propre à la transition. Personnellement, je ne mépriserais pas une victoire électorale et l’obten-tion, au sein des états, de quelques avantages au bénéfice des plus dému-nis ; je ne mépriserais pas un certain degré de protection des droits juridi-ques et politiques ; je ne mépriserais pas un combat contre la poursuite de l’érosion de nos richesses planétaires et des conditions de notre survie col-lective. Je ne mépriserais rien de tout cela, même si je ne vois dans ces réa-lisations pas davantage que des pal-liatifs temporaires en réponse à des maux immédiats. Mais, en aucune manière, ces réalisations ne consti-tuent, à mes yeux, des pas en avant

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vers la création du système de rem-placement que nous voulons.

la deuxième chose est de nous engager dans le débat intellectuel illi-mité concernant les paramètres défi-nissant le type de système-monde que nous voulons et la stratégie de la transition. nous devons non seu-lement nous y prêter sans rémission, mais y procéder en faisant preuve de toute la bonne volonté requise à l’écoute des personnes que nous jugeons bien intentionnées, même si elles ne partagent pas notre point de vue immédiat. un débat constam-ment ouvert engendrera davantage d’intuitions, conduira certainement à davantage de camaraderie et nous évitera, peut-être, de tomber dans le sectarisme qui a toujours conduit les mouvements antisystémiques à la défaite.

la troisième chose que nous pouvons faire est de construire, ici et là, à grande ou petite échelle, des modes de production alternatifs « démarchandisés ». en faisant cela, nous pouvons découvrir les limites de beaucoup de méthodes particu-lières visant à y parvenir. nous pou-vons démontrer qu’il existe d’autres moyens que le recours à la motiva-tion du profit comme base de notre système de récompense, d’assurer la production de manière sensée et soutenable.

la quatrième chose est de nous engager dans un débat moral visant

à rendre plus aigu notre perception des aspects négatifs de tout mode d’action. il s’agit de comprendre qu’un équilibre doit être trouvé dans l’obtention de résultats favora-bles alternatifs.

et dans tous ces domaines, nous devons placer au premier plan de notre conscience et de notre action le combat contre les trois inégalités fondamentales du monde : le sexe, la classe et la race/ethnicité/religion. c’est la tâche la plus difficile, car il n’y pas d’innocents parmi nous. nul n’est pur. toute la culture du monde, dont nous sommes les héritiers, va à l’encontre de cette démarche.

Finalement, nous devons fuir comme la peste la conviction que l’histoire est de notre côté, que la bonne société verra certainement le jour si « ceci ou cela ». l’histoire n’est du côté de personne. dans un siècle, nos descendants regrette-ront, peut-être, ce que nous avons fait. nos chances de créer un systè-me-monde meilleur que celui dans lequel nous vivons sont de 50 contre 50. Mais 50 contre 50, c’est beau-coup. nous devons nous efforcer de saisir cette chance même si elle nous échappe finalement. À quelle tâche plus utile chacun d’entre nous pourrait-il s’atteler ? n

(traduit de l’anglais par gérard Duménil)

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guido ligori, pasquale voza (dir.)Dizionario gramsciano, 1926-1937, Roma, Carocci, 2009, 918 pages.

guido liguori et Pasquale voza, coordonnateurs d’une équipe de collabo-rateurs venus de disciplines différentes, mais tous unis par leur connaissance de l’œuvre gramscienne, offrent au public de spécialistes et de lecteurs intéressés un instrument de travail et de culture très remarquable en publiant ce Dictionnaire gramscien. ainsi trouve son couronnement une entreprise commencée en 2000 dans le cadre du « séminaire sur le lexique des Cahiers de la prison », et soutenue par l’« international gramsci society italia », fondée et dirigée par le regretté giorgio Baratta, décédé récemment.

ce séminaire a conçu et réalisé ce projet et en a donné une version brève dans l’ouvrage de Fabio Frosini et de guido liguori, Le Parole di gramsci. Per un lessico des quaderni del carcere (roma, carocci, 2004). cette équipe essentiellement italienne joua un rôle séminal ; elle comprenait des chercheurs, jeunes et moins jeunes, qui tous ont largement contribué au Dictionnaire : giorgio Baratta (auteur de 15 entrées du Dictionnaire gramscien), derek Boothman (23), giuseppe cospito (12), lea durante (10), roberto Finelli (2), Fabio Frosini (57), guido liguori (38), rita Medici (1), Marina Paladini Musitelli (13), giuseppe Prestipino (32), Pasquale voza (20). le Dictionnaire s’est adjoint de nombreux collaborateurs, comme andrea catone (12 entrées), roberto cicarelli (12), Michele Filippini (35), eleona Forenza (12), elisabetta gallo (13), Jole silvia imbarnone (30), rocco lacorte (11), tommaso la rocca (34), elisabetta gallo (13), etc. il faut noter la participation de quelques spécialistes non italiens, comme Joseph J. Buttigieg, carlos nelson coutinho, Peter Thomas, et d’un français, Jacques texier, auteur de l’entrée précise et topique « Società civile », dont il faut rappeler le rôle de pionnier dans les études gramsciennes en France. il faut signaler enfin le rôle important assumé par Fabio Frosini, auteur de gramsci e la filosofia. Saggio sui quaderni del carcere (roma, carocci, 2003) : il est en fait l’autre maître d’œuvre de ce monument.

le Dictionnaire gramscien (dg) intègre les textes de gramsci écrits durant les années 1926 à 1937, textes pour lesquels il dispose d’éditions scientifiques, les quaderni del carcere, édition de valentino gerratana (torino, einaudi, 1975) et les Lettere dal carcere, édition d’antonio a. santucci (sellerio, Palermo, 1996). les entrées sollicitent néanmoins les textes, articles, études antérieurs à 1926, année de l’arrestation de gramsci. c’est l’absence d’une édition complète et philologiquement assurée de cette production si riche de gramsci, journa-liste politique et culturel militant socialiste, puis dirigeant du Parti commu-niste italien, qui a justifié cette limitation historique. le dg contient près de

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650 entrées traitant aussi bien des concepts gramsciens fondamentaux que des expressions et lemmes plus ou moins occasionnels, des références aux proces-sus historiques que des auteurs cités et travaillés par gramsci, sans oublier les personnes ou interlocuteurs qui ont importé pour lui durant cette période d’in-tense élaboration. une vaste et utile bibliographie mise à jour conclut l’œuvre.

la méthodologie du dg innove en ce que chaque problématique ou conceptualité importante fait l’objet d’une étude qui tient compte des déplace-ments de la recherche gramscienne en ces années, notamment des inflexions se produisant autour de 1930 et conduisant souvent à de nouvelles rédactions de notes écrites en première rédaction. de même le dg interroge les textes de pre-mière rédaction demeurés sans suite tout comme il fait apparaître la tendance à une fixation du vocabulaire et des distinctions. on peut voir comment ce work in progress n’est pas un patchwork, mais une oeuvre ne cessant de se ramifier en réseaux, en un pluriversum, d’une diversité inégalable dans les marxismes du xxe siècle, tout en cherchant à se ramasser autour d’un programme et à donner lieu aux cahiers thématiques. le dg montre l’organicité d’une pensée qui se veut dialectique, dialogique, et cohérente, sans jamais tomber dans l’esprit de la synthèse spéculative. le souci est constant de rendre intelligible en ses sinuo-sités et ses tensions productives une pensée complexe et pourtant percutante encore aujourd’hui, de rendre compte de son langage flexible et dense.

cette leçon de méthode fera date en ce qu’elle rend désormais impossibles les études « à la grosse » qui pendant longtemps ont conduit à des approches synthétiques utiles mais simplificatrices. elle aidera à forer dans les profondeurs des Cahiers de la prison, à restituer les cheminements latéraux, à identifier les nœuds des complexes de significations et de problèmes, à prendre en compte les mouvements de la pensée et de ses remaniements. les recherches gramscien-nes seront bien contraintes de s’opérer « après » et « d’après » les grilles et les schèmes, les carrefours et les brèches du Dictionnaire gramscien. cette rigueur philologique contribue de manière irremplaçable à la compréhension théorique ou philosophique ; elle s’inscrit dans le meilleur de la tradition italienne d’his-toire critique qui passe par vico, leopardi, croce, gentile.

le dg est en fait inscrit explicitement dans le sillage de gramsci qui pré-conisait une philologie vivante attentive aussi bien aux textualités signifiantes qu’aux contextualités des rapports sociaux. Face à des œuvres qui comme celle de Marx, et, ajoutons-le, comme celle de gramsci, actualisent « une conception du monde » qu’il faut déchiffrer parce qu’elle n’est pas « exposée de façon systé-matique », « la recherche du leitmotiv, du rythme de la pensée en son dévelop-pement doit importer davantage que les affirmations singulières occasionnelles et que les aphorismes détachés » (quaderni del carcere, q. 6, 2, 1840 sq.).

il ne faudrait pas croire cependant que les contributeurs aient renoncé à éliminer des interrogations qui s’enracinent dans notre présent et qui appar-

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tiennent à un autre âge que celui de la construction socialiste en urss, des dictatures nazi-fascistes, de la rescousse libérale et démocratique, du fordisme et du taylorisme, des intellectuels organiques et du parti prince moderne. tous historicisent la pensée des Cahiers de prison mais procèdent à des interpréta-tions vivantes. si gramsci est bien un classique de la modernité, un classique et un moderne, nos questions doivent, sous certains aspects, spécifier celles de gramsci. la question qui les résume toutes est bien de savoir quelle est la capa-cité d’assimilation des masses subalternes contemporaines dans un monde qui est celui du supercapitalisme et de l’hégémonie de cette véritable conception du monde qu’est le néolibéralisme compris comme forme actuelle de la religion de la liberté. gramsci donne des instruments conceptuels et méthodologiques pour tester et évaluer dans l’immanence cette hégémonie, ses limites, ses fissu-res, ses transformations, sa capacité à rendre vivable l’existence de multitudes humaines que l’on désapproprie de ce qu’il nommait la « terrestréité ». « la société réglée » de masses s’arrachant à « la subalternité » demeure à l’ordre du jour tant que dure la société déréglée des castes politiques et entrepreneuriales qui ne peuvent plus produire un consensus aux formes devenues irrationnelles de leur soit disant rationalité.

andré tosel

peter D. thomasThe Gramscian Moment. Philosophy, Hegemony and Marxism, Leiden/boston, brill, 2009, 477 pages.

l’année 1975 a marqué un tournant dans les interprétations de l’œuvre de gramsci : c’est l’année de la publication, par valentino gerratana, de l’édition complète et scientifique des Cahiers de Prison, qui a définitivement remplacé l’an-cienne édition thématique publiée après la guerre sous la houlette de togliatti. cet accès à la totalité du texte, dans la complexité de son déroulement historique, a changé la donne, et rendu caduques un certain nombre de lectures classiques de gramsci. le livre de Thomas, qui est un monument, tire pleinement parti de cette nouvelle donne : c’est une lecture systématique des Cahiers, dans l’historicité de leur écriture mais aussi dans la cohérence de leurs concepts. il prend pour point de départ deux critiques de gramsci, dont il montre qu’elles ne portent pas sur le véritable texte des Cahiers, faute d’avoir bénéficié de l’édition définitive : la critique de la philosophie de gramsci (historicisme, humanisme) par althusser dans Lire le Capital et celle de sa théorie politique (est et ouest, guerre de mou-vement ou de position, hégémonie ou coercition, etc.) par Perry anderson, dans Sur gramsci. il ne s’agit pas naturellement d’une simple critique textuelle, dont l’objet est de rectifier des interprétations erronées, mais plutôt d’une lec-ture « philologique » dans le sens étendu que gramsci donne à ce concept : le reconstruction de l’histoire interne des Cahiers permet de comprendre la valeur

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contextuelle des concepts gramsciens (où il apparaît que l’humanisme que criti-que althusser concerne plus John lewis ou la politique du PcF que gramsci) et de saisir leur cohérence (et contrairement à ce que soutient anderson, il y a bien une construction gramscienne des concepts principaux, qui ne sont pas de simples emprunts à la tradition, celle de croce et gentile, ni des exemples de langue d’esope, pour tromper le censeur).

le résultat est impressionnant. l’érudition de Peter Thomas est sans faille, et il utilise la critique gramscienne en quatre langues (il a en particulier béné-ficié de la récente tradition de philologie gramscienne en italie, qui vient de culminer avec le Dictionnaire gramscien de liguori et voza). l’abondance, la précision et la minutie de ses analyses forcent l’admiration, et on ne peut sortir de cette lecture sans être convaincu que les critiques d’althusser et d’anderson ont manqué leur cible. Mais l’ouvrage n’est pas seulement un exercice de ré-futation : il contient une reconstruction de la philosophie gramscienne autour des trois thèmes clés identifiés par Thomas : l’historicisme absolu, l’immanence absolue et l’humanisme absolu. le premier et le troisième visent à montrer en quoi la philosophie de gramsci échappe à l’assaut althussérien, le second en quoi gramsci se distingue de spînoza. le terme « absolu » ne marque pas un retour à l’hégélianisme, malgré l’importance de croce dans la pensée grams-cienne, il marque le caractère idiosyncrasique de l’utilisation que gramsci fait de ces trois concepts. et sur ce point, Thomas fait preuve d’un rare talent pédagogique, en retraçant à chaque fois en quelques lignes la généalogie phi-losophique du concept considéré, pour indiquer ce que gramsci en reprend et en quoi il s’en démarque. apparaît alors une constellation de concepts qui dé-finissent la philosophie gramscienne : l’historicisme absolu est compris comme traduction rationnelle de la perspective philosophique en termes d’organisation hégémonique des relations sociales ; l’immanence absolue implique l’analyse de l’intensité et de l’efficace des pratiques sociales dans leur contexte historique et elle débouche sur la thèse de l’unité de la théorie et de la pratique comme construction philosophique d’une cohérence à partir du matériau fourni part le sens commun ; l’humanisme absolu analyse l’individu comme ensemble de relations sociales, et remplace le concept de sujet par celui de persona, qui n’est pas tant la personne que l’ensemble des rôles sociaux et des sédiments historiques qui font du sujet un « site archéologique », selon l’expression de gramsci. les analyses qui concernent les rapports entre philosophie, idéologie, sens commun et bon sens, et la critique du concept traditionnel de sujet qu’el-les impliquent sont particulièrement convaincantes, l’ironie dramatique faisant que sur ce point, comme le note Thomas lui-même, gramsci est assez proche de l’althusser de la théorie des aie (à une différence capitale près : il n’y a pas chez gramsci d’idéologie unique et sans histoire, mais seulement des idéologies au pluriel, et toujours saisies ans leur conjoncture historique).

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ce livre fera date, et toute lecture de gramsci devra dorénavant en tenir compte. il suscite également des questions (qui ne sont pas des réticences) : non dans ses analyses elles-mêmes, mais en amont et en aval. en amont : la thèse de Thomas, est qu’il y a deux « moments » (au sens de conjoncture et au sens de force d’impulsion) dans la philosophie marxiste, le moment gramscien et le moment althussérien et que leur choc, et ici Thomas cite andré tosel, est le dernier grand débat de la philosophie marxiste. et de fait la critique que fait Thomas de la critique althussérienne de gramsci est toujours mesurée et animée par un forme d’empathie à l’égard du texte critiqué : il n’y a pas dans ce livre seulement une lecture de gramsci mais aussi, en filigrane, une lecture d’althusser. il se trouve que je partage la position de Thomas sur ce point : elle a l’avantage non seulement d’indiquer la grandeur de gramsci mais également de nous rappeler qu’althusser fut lui aussi un philosophe considérable et que nous devons continuer à le lire. toutefois, cette décision philosophique est une prise de parti, qui a quelque chose à voir avec ce que la langue anglaise appelle wishful thinking. si par exemple on considère la situation de la philosophie marxiste en France, on dira brutalement que les marxistes ne sont pas althus-sériens et que les althussériens ne sont plus guère marxistes. Je déplore cette situation, mais il faut bien que je m’en accommode. la décision philosophique de Thomas a à la fois l’avantage et le défaut de contenir sa lecture dans le cadre d’une forme « orthodoxe », pour le dire rapidement, de la philosophie marxiste. et c’est ici qu’apparaissent les problèmes en aval de ses admirables analyses. on peut se demander, étant admise l’urgence de formuler un « pro-gramme de recherches en philosophie marxiste » (ce qui est l’ambition explicite de Thomas) si l’objectif d’une lecture renouvelée et précise des Cahiers de Prison ne devrait pas être, plutôt qu’une réfutation d’althusser et d’anderson, dont les critiques appartiennent à des conjonctures aujourd’hui dépassées, une crique de l’utilisation de gramsci dans des contextes post-marxistes, chez laclau et Mouffe, chez stuart hall (qui sont à peine mentionnés), ou dans les Subaltern Studies indiennes (qui ne sont pas mentionnées du tout). Mais je ne veux pas bouder mon plaisir, et mon admiration : Peter Thomas n’a pas seulement écrit un livre épais, il a écrit un grand livre.

Jean-Jacques lecercle

théorie critique

Walter benJaminRomantisme et critique de la civilisation, textes choisis et présentés par Michael Löwy, trad. Chr. David et a. Richter, Paris, Payot, 238 pages.

« Par leur critique radicale de la civilisation bourgeoise moderne, par leur

théorie critique

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déconstruction de l’idéologie du progrès – le grand récit des temps modernes, commun aussi bien aux libéraux qu’aux socialistes –, les écrits de Benjamin semblent un bloc erratique en marge des principaux courants de la culture moderne ». Par ces mots, Michael löwy introduit cet ensemble de textes du philosophe allemand, pour la plupart inédits en langue française. ces pages, écrites entre 1913 et 1939, montrent la persistance de l’influence romantique, utopique et messianique au cœur de la pensée benjaminienne. agissant tel le « courant électrique », cette référence au romantisme, certes critique, qui nourrit les recherches menées par Benjamin, rend possible selon M. löwy « quelques-unes de ses illuminations profanes les plus fascinantes ». elle permet également au matérialisme historique benjaminien (Benjamin est par ailleurs un lecteur attentif de georg lukács et de Franz rosenzweig) d’échapper au dogmatisme du marxisme orthodoxe.

ainsi, dans ses réflexions sur « la religiosité du présent » et sur « la volonté romantique » qui « aspire à la beauté […], à la vérité […], à l’action », dans son étude sur le drame baroque allemand, dans son évocation du combat de Bartholomé de las casas (« […] au nom du catholicisme, un prêtre s’oppose aux horreurs qui sont commises au nom du catholicisme »), dans son approche des écrits de Johann Jacob Bachofen et de Franz von Baader, dans ses études sur la production littéraire d’e.t. a. hohhmann et d’oscar Panizza, dans sa forte critique du roman d’anna seghers Le Sauvetage (« […] la conteuse a osé regarder en face la défaite que la révolution a subie en allemagne »), s’exprime une incisive Zivilationskritik inspirée du romantisme et porteuse d’aspirations émancipatrices. Mais, si Benjamin est particulièrement inquiet face aux risques menant à la catastrophe liés à la logique du développement capitaliste (l’inven-tion de nouvelles armes de destruction et de terreur, par exemple), il n’adopte jamais une posture condamnant par principe la technologie moderne (aussi, rejette-t-il avec fermeté l’hypothèse du déclin soutenue par ludwig klages).

en lisant ce recueil, le lecteur découvrira enfin l’intérêt que porte Benjamin aux travaux des théoriciens de l’école de Francfort exilés aux états-unis. soulignant que leur « objectif commun » est « d’ajuster le travail de leurs pro-pres disciplines et des théories de ces disciplines sur le niveau de développement social », il insiste sur les débats qu’ils mènent à propos du positivisme (celui-ci, observe-t-il, « s’est éloigné des préoccupations de l’humanité » et n’a pas hésité à signer « un contrat de service avec ceux qui sont au pouvoir ») et du pragma-tisme (les pragmatistes, note-t-il, passent « outre les faits historiques en faisant de la première ‘pratique’venue un principe directeur de la pensée »). de même, il soutient le projet de critique de la conscience bourgeoise mené par l’institut de recherches sociales, mentionnant entre autres les essais d’erich Fromm et, du côté de la théorie critique de la culture, les études de siegfried kracauer, de leo löwenthal et d’hektor rottweiler.

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au regard de la richesse révolutionnaire de ces propos, Michael löwy a raison d’écrire que les « outils » forgés par walter Benjamin restent pour nous « un précieux arsenal d’armes critiques et une fenêtre ouverte sur les paysages du désir de l’utopie ».

Jean-Marc lachaud

alfred sohn-rethelLa Pensée-marchandise, bellecombe, Éditions du Croquant, 2010, 150 pages.

assez bien traduit en anglais et en italien, sohn-rethel n’était guère lisi-ble en langue française que grâce, semble-t-il, à un unique article publié en 1970, et cela même si une de ses expressions-fétiches, « abstraction réelle » (Realabstraktion), est passée dans l’usage courant en théorie sociale. Proche des problématiques de l’école de Francfort, favorablement citée par adorno dans la Dialectique négative, appréciée dans la gauche allemande après 1968, sa réflexion s’accorde aujourd’hui à un air du temps marqué par le désir de renouer avec une critique de l’univers marchand/monétaire/consumériste, à la source de laquelle le marxisme a puisé tout en l’enrichissant décisivement en retour. les trois textes traduits dans ce volume, précédés d’une belle préface d’a. Jappe, vont donc sûrement contribuer à tonifier un débat déjà bien engagé dans l’espace francophone.

ces textes gravitent autour d’un noyau intuitif qu’il est facile de définir. 1) s’il y a une philosophie chez les classiques du marxisme, c’est dans Le Capital, et particulièrement dans la première section (« Marchandise et mon-naie ») du livre i qu’il faut la chercher, et non dans les textes qui annoncent le « matérialisme dialectique ». 2) cette philosophie tire sa substance d’une critique globale de la civilisation moderne, et non pas seulement d’une critique de l’exploitation du travail ; en l’occurrence, elle vise le nivellement réifiant universel qu’induit le principe illimité de l’échange marchand. 3) cependant, pleinement développée (et là, l’auteur se sépare de lukács pour annoncer le habermas de Connaissance et intérêt), cette philosophie a son centre de gravité dans une théorie de la connaissance : elle montre comment les catégories de l’en-tendement, de même que le sujet qui les met en œuvre, s’enracinent dans la pratique, plus précisément dans la pratique de l’échange marchand. c’est ainsi, par exemple, que sohn-rethel (p. 103) affirme que la catégorie de « nature », telle qu’élaborée dans la philosophie grecque classique (autonomie et stabilité s’opposant à la contingence des affaires et des conventions humaines), n’est jamais que l’explicitation d’un a priori inhérent à l’usage de la monnaie. car pour vendre ou acheter, il faut disposer d’une capacité à unifier l’ensemble des choses sous l’égide d’une abstraction conceptuelle, ce que suppose l’idée de « nature », tout en étant sensible à la spécificité de la convention ; il y a même des raisons de penser que c’est parce que l’on a utilisé l’argent que cette double

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compétence est parvenue à s’exprimer. Bref, c’est l’argent, comme matérialisa-tion de l’équivalence universelle, qui a ouvert l’esprit à la puissance de la géné-ralisation pensante et à la réflexion sur l’essence : il y a plus qu’une coïncidence historique dans la contemporanéité entre la naissance de la philosophie et le développement de l’économie monétaire en grèce ancienne.

assurément, ce style d’analyses, qui tire le marxisme du côté d’un kantisme revu et corrigé à la lumière du thème du « primat de la pratique », ne satisfera pas les lecteurs qui cherchent d’abord dans Le Capital une théorie sociale ajus-tée au présent, c’est-à-dire capable, par exemple, de leur parler du capitalisme, du travail et des rapports de classes qui s’y greffent. si le cœur philosophique des recherches de Marx se ramène au projet d’établir un lien entre argent et concept, le jeu en valait-il vraiment la chandelle ? on restera cependant sensible à la fermeté et à l’originalité d’une démarche pour laquelle l’auteur du Capital fut aussi un penseur de l’existence, soucieux de situer, à distance de tout pré-jugé réductionniste, les opérations de l’intelligence dans le tissu de la vie, dans l’expérience sociale concrète.

stéphane haBer

histoire

robert mencheriniVichy en Provence. Midi rouge, ombres et lumières. Une histoire politique et sociale de Marseille et des Bouches-du-Rhône de 1930 à 1950, vol. ii, Paris, Syllepse, 2009, 660 pages.

cet imposant ouvrage, d’une grande érudition et multipliant les analyses précises, relate, après un premier volume consacré aux années de crise 1930-1940, les vingt-neuf mois de juin 1940 à novembre 1942 de la période de vichy. une période qui a fait l’objet d’un intense débat autour de la question de savoir s’il y a eu ou non double jeu d’un vichy attentiste, avec l’accent, tout au contraire, sur un gouvernement de vichy soucieux non seulement d’administrer de concert avec les nazis, mais aussi de faire sa révolution intérieure, en particu-lier dans l’historiographie anglo-saxonne (robert Paxton, stanley hofmann). approche qui se confirme dans le cas de la Provence, ce qui est déjà un acquis important. ainsi, le terrain d’expérimentation des Bouches-du-rhône permet d’examiner les limites d’une telle opération de révolution nationale, ce que fait robert Mencherini dans un ensemble impressionnant.

Première synthèse scientifique sur le sujet, cet ouvrage fournit un tableau d’ensemble des actions d’un état autoritaire, et des acteurs impliqués dans ces actions dans une région donnée. le plan de l’ouvrage, en huit chapitres, nous mène des premières semaines de la défaite, de l’installation qui s’ensuit de l’état

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de vichy, avec sa panoplie d’« hommes du Maréchal » et de ralliés organisant la « propagande spectacle » de Pétain aux très dures conditions de vie de la popula-tion durant cette période, en passant par les diverses modalités d’instrumentation de la « révolution vichysoise » auprès des populations provençales, en particulier les modes de contrôle instaurés auprès des groupes sociaux à cet effet.

il en ressort une vision d’ensemble avec ses étapes et ses effets propres : mise au ban des institutions démocratiques de la république française au bénéfice d’organisations s’appuyant sur la droite extrême, comme la légion française des combattants, dictature pluraliste (stanley hoffmann) soucieuse de pénétrer les groupes sociaux, renforcement de la centralisation, épuration des services, prise en main des pouvoirs locaux, contrôle corporatif des divers secteurs éco-nomiques. il s’agit donc bien d’une contre-révolution en acte avec l’appui du Parti populaire français bien implanté à Marseille et dans le département des Bouches-du-rhône, sous la houlette de son chef simon sabiani.

reste l’étude d’une opinion dont l’adhésion n’est en rien acquise, dans la mesure où elle manifeste, et pas seulement face aux restrictions, donc sur nom-bre d’exemples présentés – ainsi de la rafle des juifs –, voire des faits mineurs – ainsi la désapprobation de la destruction des statues de la république occitane –, une forte réticence à l’égard de la collaboration.

Jacques guilhauMou

Julian mishiServir la classe ouvrière. Sociabilités militantes au PCF, Rennes, Presses univer-sitaires de Rennes, 2010, 344 pages.

l’ouvrage très documenté de Julian Mishi est une contribution importante à la compréhension des liens complexes entre les classes populaires et l’institution communiste. l’originalité de sa démarche, multidimensionnelle (sociologique, ethnologique, historique), tient aux relations dialectiques qu’elle établit entre les différentes formes de mobilisation collective des classes populaires et l’appa-reil du parti. loin de se satisfaire d’une relation mécaniste entre représentants et représentés (passifs), d’une subordination totale des uns aux prescriptions bureaucratiques des autres, Mishi nous montre à travers quatre études de cas particulièrement fouillées (allier, isère, Meurthe et Moselle, loire atlantique) comment la classe ouvrière a réussi à « s’approprier » l’appareil partisan pour rendre visible sur la scène politique des revendications qui sont souvent, loca-lement, en décalage avec les thèses officielles du centre communiste. telle la défense de la petite propriété paysanne dans le bocage bourbonnais (allier), ou de la chasse et de la pêche dans les communes de Brière à la périphérie des chantiers navals de saint-nazaire. ou encore, Mishi nous montre comment, dans le bassin de longwy, se nouent des relations paradoxales entre sociabilité minière, culture syndicale et adhésion au PcF ; loin de reproduire l’image

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d’epinal d’une cgt « courroie de transmission » du PcF, le cas lorrain révèle plutôt une profonde subordination du PcF local à la culture syndicale.

le choix de ces quatre bassins d’emploi très contrastés est fondé sur un parti pris méthodologique ambitieux, visant à saisir comment surgissent des « formes populaires d’engagement » qui ont une dynamique propre, tout en s’intégrant dans une dynamique d’ensemble qui constitue le PcF sur le plan national. une deuxième partie, plus « organisationnelle », va en effet s’attacher à analyser comment s’est effectué un travail politique d’homogénéisation, d’encadrement, par le biais notamment de l’action des « permanents » ouvriers visant à réduire « l’insubordination » ouvrière. tentative qui aura toujours les limites que nous venons de décrire… et qui prendra fin dans les années 1970, lorsque « l’ouvrié-risation » du PcF, de ses cadres nationaux et locaux, cèdera la place à une montée des couches moyennes salariées (enseignants notamment) et donc une « normalisation » du PcF par rapport aux autres partis politiques. l’échec de la « mutation » du PcF comme parti organisé selon la matrice bolchévique du « centralisme démocratique », son incapacité à renouer des liens avec le nouveau salariat renvoient à d’autres recherches qui sont en dehors du champ de Mishi. son ouvrage nous interpelle cependant sur les raisons qui expliquent aujourd’hui la « démobilisation » politique des couches populaires. s’il est peu probable de voir réémerger en France ou en europe un grand « parti de la classe ouvrière » sur le modèle léniniste, si, par ailleurs, les partis de gauche dirigés par une mince élite technocratique ont peu d’assises populaires, c’est donc que la manière de faire de la politique autrement n’est toujours pas trouvée.

Jean loJkine

Politique

alex callinicosImperialism and Global Political Economy, Cambridge, Polity Press, 2009, 296 pages.

alex callinicos, qui dirige la revue international Socialism, travaille depuis une vingtaine d’années sur l’impérialisme : une réalité que les considérations sur la globalisation tendent parfois aujourd’hui paradoxalement à occulter. il nous livre ici un ouvrage de synthèse, qui propose, en même temps qu’une excellente introduction historique aux débats en cours, une ligne d’analyse impression-nante. ayant exposé les grands moments de l’émergence de ce concept au sein du marxisme à partir de rosa luxembourg, lénine et Boukharine, hilferding et trotski, il développe la thèse introduite dans son livre The New Mandarins of american Power : The bush administration’s Plans for the world (Polity Press, 2003), et proche de celle de david harvey, dont The New imperialism paraît

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précisément la même année. l’impérialisme, dit-il, est à comprendre à l’in-tersection de deux processus autrefois distincts : une compétition économique entre capitaux et une compétition géopolitique entre états, aujourd’hui au sein de la triade europe /usa /Japon et chine, pour le contrôle des territoires. cette approche va à l’encontre tant de l’idée d’un dépassement transnational de la conflictualité à la negri que de celle d’un leadership américain avancée par Panitch et gindin.

l’auteur inscrit son analyse, à la fois théorique et historique, dans la longue durée, à partir de l’émergence du capitalisme dans l’espace européen. il discute entre autres Braudel, Bois, wallerstein, arrighi, tilly, Brenner, Meiksins wood. il aborde aussi des recherches comme celles de chr. wickham, portant sur la relation de l’impérialisme aux puissances féodales et tributaires, par contraste si introverties, qu’il va désintégrer. l’investigation couvre l’ensemble de l’histoire moderne.

le dernier chapitre évoque une perspective assez pessimiste quant au possi-ble affrontement entre l’amérique et la chine. l’europe, en dépit de son poids économique, tend à perdre sa capacité d’influence autonome et à se définir en tandem avec les usa, qui peut aussi compter sur une certaine alliance avec le Japon et l’inde. contrairement à d’autres, comme Perry anderson, qui tendent à penser que l’interdépendance économique constitue, même sous la forme du néolibéralisme, un facteur antithétique à l’affrontement guerrier, alex callinicos souligne par contraste que la tension et la guerre au Moyen-orient, de la Palestine au Pakistan, manifestent sans cesse davantage une polarisation belliqueuse des usa vers les ressources fondamentales, ressorts de la puissance économique, et son irrésistible propension à occuper, au moins politiquement, cette zone-pivot entre les deux mondes. cette posture agressive, portée à l’extrême par l’adminis-tration Bush, est largement partagée par les dirigeants démocrates.

il aurait sans doute été éclairant de rapporter l’impérialisme à l’autre di-mension de la mondialité contemporaine, celle qui s’esquisse dans des institu-tions et structurations non plus simplement internationales, mais proprement supranationales (versus transnationales). et cela d’autant que l’un et l’autre sont puissamment entrelacés. il reste que cet ouvrage montre efficacement que l’impérialisme n’est pas mort et que les pires dangers demeurent.

Jacques Bidet

grégoire chamaYouLes Chasses à l’homme, Paris, La Fabrique, 2010, 246 pages.

« Faire l’histoire des chasses à l’homme, c’est écrire un fragment de la lon-gue histoire de la violence des dominants. c’est faire l’histoire de technologies de prédation indispensables à l’instauration et la reproduction des rapports de domination ». tel est l’objectif clairement visé par cet essai érudit, qui, par ailleurs, assume une évidente dimension politique critique.

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en analysant des faits et en décryptant les discours théoriques qui accompa-gnent ou légitiment cette forme de violence, l’auteur cerne, jusqu’à l’avènement de la modernité, trois principales figures : la « chasse d’acquisition du maître d’esclaves », la « chasse capture de la souveraineté tyrannique » et la « chasse d’exclusion du pouvoir pastoral ». Mais, pour grégoire chamayou, si de telles pratiques sont alors « régulières » et « parfois massives », s’affirme avec l’instau-ration de la logique capitaliste, de la chasse « aux indiens » à celle « aux peaux noires », leur extension et leur rationalisation (le « grand pouvoir chasseur, qui déploie ses filets à une échelle jusque-là inconnue dans l’histoire de l’huma-nité, c’est celui du capital », soutient-il). la richesse de cet essai repose sur une étroite articulation entre considérations historiques et questionnements philosophiques ; évoquant l’esclavage moderne, l’auteur consacre par exemple un très incisif chapitre sur la « dialectique » du « prédateur » et de sa « proie ». au-delà, grégoire chamayou montre avec précision comment l’état moderne, rapidement, se dote d’un « appareil centralisé de traque et de capture » (et d’en-fermement), visant les bandits et les marginaux, les pauvres et les révolutionnai-res. de même, il explique avec précision que la chasse « aux étrangers » relève d’une « entre-prédation entre les exploités » que la classe dominante n’hésite pas à encourager pour conserver son pouvoir (les « chasses xénophobes » sont souvent en fait des chasses « de mise en concurrence salariale », écrit-il), que les chasses « aux juifs » (il rejette avec hannah arendt l’idée d’un « antisémitisme éternel ») ont changé de nature (d’« émeutières », de « religieuses » et « meur-trières », elles deviennent « étatiques », « racistes » et « génocidaires ») et évoque enfin (pages en relation avec la détestable actualité concernant les migrants sans papiers) la chasse « aux hommes illégaux ». l’auteur nous rappelle égale-ment que si les chasses à l’homme peuvent être provoquées par des pouvoirs « identifiables et organisés », elles peuvent aussi être spontanément déclenchées par ce qu’elias canetti appelait une « meute de chasse » (grégoire chamayou s’intéresse ici au lynchage : « […] la barbarie continue d’habiter la ‘civilisation’ même comme sa condition cachée »).

le parti pris de grégoire chamayou se distingue ainsi de la thèse soutenue entre autres par rené girard (admettant un « invariant de la violence dans les sociétés humaines, essentiellement fondée pour lui sur une logique de sacrifice expiatoire ») et propose aux lecteurs de « dégager ce que les grands phénomènes historiques de chasse à l’homme avaient chaque fois de spécifique dans leurs mobiles et leur fonction ». concluant cette convaincante histoire politique, grégoire chamayou considère que doit être posé, parce qu’incontournable, le « problème de la protection » ; en effet, indique-t-il, la « vocation d’une com-munauté politique universelle, son telos » est bien d’« assurer une protection collective contre les rapports de prédation interhumains ».

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christophe DeJoursLe Travail vivant, tome i : Sexualité et travail, Paris, Payot, 2009, 214 pages ; tome ii : Travail et émancipation, Paris, Payot, 2009, 242 pages ; Conjurer la violence. Travail, violence et santé (sous la direction de), Paris, Payot, 2007, 307 pages ; avec Florence Bègue, Suicide et travail : que faire ? Paris, PUF, 2009, 128 pages.

la tournure tragique qu’a prise l’évolution du monde du travail en France ces dernières années a propulsé christophe dejours au cœur de l’attention médiatique. Mais depuis longtemps déjà, son expertise en matière de santé au travail faisait de lui l’un des interlocuteurs privilégiés des autorités publiques et des syndicats. Parallèlement à l’audience accordée à son expertise de praticien, son travail théorique, articulé autour de son modèle de « psychodynamique du travail », est aussi devenu une référence dans nombre de programmes de recher-ches en sciences sociales. ce processus de fertilisation des thèses dejouriennes est notamment à l’œuvre dans un certain nombre de récents travaux d’inspira-tion marxienne. le modèle du travail développé par dejours se montre parti-culièrement apte à informer un diagnostic critique des développements récents de l’organisation du travail capitaliste. il présente également une conception normative sophistiquée de la subjectivité qui permet de redonner vigueur à cer-taines des catégories critiques essentielles du marxisme, notamment les notions de réification et d’aliénation. néanmoins, l’importation de la théorie dejou-rienne du travail au dehors de l’intérêt strictement clinique restait incomplète jusque-là, parce que ses implications précises pour la politique n’avaient pas été tout à fait développées. les récents ouvrages publiés par christophe dejours, notamment les deux volumes de travail vivant, permettent de combler cette dernière lacune.

avant d’aborder travail vivant, disons quelques mots de deux autres ouvra-ges parus récemment. le premier, Suicide et travail : que faire ? est avant tout un ouvrage de conseil et de méthode à l’adresse des professionnels de la santé au travail. le livre est composé de trois parties : dans la première, dejours pose le cadre théorique informant l’intervention en entreprise décrite dans la partie suivante. dans cette dernière, Florence Bègue rend compte de son expérience dans une entreprise de maintenance de matériel aéronautique. la psychologue décrit l’instauration progressive d’une « organisation folle » (p. 57), produisant violence et mal-être, jusqu’à l’apparition de suicides. elle explique ensuite le sens et les difficultés de son intervention, fondée sur les principes de la psycho-dynamique. dans la troisième partie, dejours revient sur les enseignements de cette expérience pour en tirer des conclusions de méthode.

au-delà de son lectorat spécialisé, ce traité est riche d’enseignements gé-

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néraux. le récit de Florence Bègue vient prendre place parmi les témoignages multipliés de travailleurs et praticiens qui lèvent le voile depuis plusieurs années sur les caractères destructeurs de l’organisation du travail contemporaine. la phénoménologie de la souffrance ordinaire au travail délivre une accusation sans contestation possible de l’inhumanité des méthodes de gestion du travail au sein des sociétés riches. dans son cadrage théorique, dejours montre que l’organisation actuelle du travail est le résultat d’une « bataille du travail », enga-gée contre la logique des métiers, dans laquelle le « cheval de troie » de l’analyse gestionnaire (évaluation généralisée, qualité totale) et du management post-for-diste (déconstruction des équipes, chantage à la perte d’emploi, pression par la mobilité forcée) ont été introduits pour mieux briser les solidarités, flexibiliser et individualiser le travail, au nom de la productivité. le point de vue inhérent à l’approche métapsychologique montre ici toute sa force : c’est uniquement si l’on est capable de rendre compte théoriquement du rôle constitutif du métier et du collectif de travail dans la construction psychique individuelle et dans les rapports sociaux de travail, et par contre coup au-delà du travail (dans la famille et la cité), que les dégâts causés par l’approche gestionnaire peuvent être révélés dans toute leur étendue. l’analyse métapsychologique permet notamment de surmonter l’opposition séparant les causalités sociales des causalités individuel-les, une opposition qui à chaque nouveau cas rend incertain le diagnostic (les facteurs privés expliquaient-ils à eux seuls le geste fatidique ? quelle est la part exacte des conditions de travail dans la tragédie ?) et retarde les conclusions pratiques. cette approche apporte une réponse roborative au questionnement public face à la répétition des gestes extrêmes et la multiplication des témoigna-ges sur la dégradation de la vie au travail. contrairement aux préjugés négatifs possibles, l’approche « psychologique » (au sens « métapsychologique » qu’on définira plus précisément ci-dessous à propos de travail vivant) se montre politiquement féconde, aussi bien du point de vue du diagnostic que des pré-conisations concrètes. selon dejours, la priorité revient à la démocratisation des lieux du travail, seule manière de restaurer une solidarité qui est essentielle pour permettre aux individus de tenir le choc du travail.

Conjurer la violence : travail, violence et santé, ouvrage collectif de 2007, trai-tait déjà de questions similaires. ce livre est un compte rendu des travaux d’une commission consacrée au thème « violence, emploi, travail, santé ». les récits d’expériences et d’interventions psycho-médicales publiés en annexe témoignent sous l’angle de la violence commise envers autrui de la même dégradation de la vie au travail que laisse entrevoir les cas de violence envers soi. le diagnostic et les mesures préconisées par dejours annonçaient ceux du livre sur le suicide. Pour lui, c’est la déstructuration du vivre ensemble au travail, causé par l’inva-sion des techniques gestionnaires, qui explique que les tensions au travail, ayant toujours existé, tendent de plus en plus souvent à se traduire en passages à l’acte.

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le point le plus original du livre concerne le lien établi entre difficultés du travail et violence sociale. ce lien, notamment le rôle prépondérant du chômage dans le mal-être des quartiers péri-urbains, est bien sûr documenté depuis longtemps par la sociologie. Mais l’approche psychodynamique permet d’interpréter le caractère destructeur du chômage de manière renouvelée. elle donne en effet une explication détaillée d’un mécanisme psychosocial intuitivement évident mais que les sociologues ne peuvent que nommer sans l’expliquer, à savoir que le mépris social et la désaffiliation (que le chômage produit massivement) causent des cassures d’identité, contre lesquels les individus ont tendance à se prémunir par la violence. selon l’approche psychodynamique, l’exclusion de l’emploi, et l’impossibilité pour les individus d’une reconnaissance sociale, conduisent nom-bre de populations jeunes à mettre en place des « stratégies de défense », seules manières de maintenir l’identité psychique, qui impliquent un renversement total des valeurs traditionnelles liées au travail et à l’éducation (censée mener au travail). les positions d’ultra-virilité associées à certaines formes de cette culture alternative de la reconnaissance sont typiques de la polarisation genrée de ce type de stratégies de défense. les mesures préconisées par dejours, visant à assurer le plein-emploi, afin de « conjurer » la violence au travail et hors du travail, ne sont pas originales en soi. Mais l’approche psychodynamique renouvelle le sens de cette préconisation fondamentale, car au-delà du rôle général d’intégration sociale que joue l’emploi, cette approche insiste sur l’importance de la réalité de l’activité de travail, aussi bien pour la santé mentale et physique des personnes que pour la viabilité des collectifs professionnels, eux-mêmes essentiels pour développer les ressources psychologiques et éthiques nécessaires au vivre ensemble.

les deux volumes de travail vivant reprennent de manière systématique et progressive les arguments principaux de la « psychodynamique » du travail en les développant substantiellement. le tout forme une somme théorique impressionnante, dépassant largement le cadre psychopathologique, et devrait occasionner un nouvel essaimage des thèmes dejouriens. le premier volume, intitulé Sexualité et travail, élabore les traits fondamentaux d’une théorie du sujet, d’une « anthropologie psychanalytique », qui sert de prémisse aux argu-ments du second volume, travail et émancipation, dans lequel une philosophie sociale et politique à part entière est proposée. Pris ensemble, les deux volumes veulent démontrer la centralité multivalente du travail : psychologique, épisté-mique, culturelle, éthique, sociale et politique.

de toute cette riche masse théorique, on ne peut discuter ici que des argu-ments fondamentaux. Pour la partie métapsychologique, c’est le suivant : il y a un lien structurel entre travail psychique (arbeit, en référence à la prévalence du terme chez Freud, notamment dans le concept d’erarbeitung) et travail productif (poiesis). le travail-poiesis, par les obstacles qu’il oppose toujours à la réalisation de la tâche, force l’individu à un travail-arbeit, c’est-à-dire un travail sur soi, qui, dans

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les meilleurs des cas, ouvre au sujet la voie du développement de soi. la place du corps est prépondérante. le travail du soi sur soi permet, lorsque les conditions sont réunies, un accroissement de la sensibilité, de l’affectivité, de l’intelligence pratique « par le corps », qui est, selon dejours, l’origine de l’intelligence au sens propre (par opposition à l’intelligence non incarnée qui n’emploie que la pensée d’emprunt), le lieu d’ancrage de la pensée. ce défi et cet effort imposés à la sub-jectivité qui, lorsqu’ils sont surmontés, accroissent les pouvoirs de cette dernière, correspondent en fait au vrai sens de la pulsion et de sa sublimation. la pulsion, selon dejours, ne doit pas être interprétée en termes biologiques ou évolution-nistes (comme une destinée naturelle faisant passer le sujet par une succession de stades prédéterminés), mais au contraire comme le conatus qui pousse le sujet à remettre en cause et à reconstruire son économie psychique. la pulsion peut ainsi se transformer, dans un travail débouchant donc sur la sublimation, en capacité de réflexion aussi bien théorique (autonomie intellectuelle) que pratique (auto-nomie morale). la pulsion de vie est alors repensée comme la force psychique qui se traduit, après un dérangement psychique initial demandant un travail-arbeit, par un accroissement ordonné des différentes capacités et qui profite au moi. la pulsion de mort est celle qui entraîne une déstructuration du moi, par défaut de travail psychique, du fait de la tentation qu’elle offre de s’adonner à la jouis-sance sur des objets partiels. la notion de « travail vivant » désigne alors le travail quand il offre l’occasion de l’accroissement de la vie subjective, mais aussi la vie subjective elle-même lorsque cette dernière est suffisamment en possession de soi pour prendre le risque de confronter le « réel du travail », c’est-à-dire le risque de l’échec et de la remise en question.

contrairement à de possibles apparences, ce lien structurel établi entre métapsychologie et travail peut faire de la psychodynamique un interlocuteur direct de recherches inspirées de Marx. le modèle métapsychologique élaboré par dejours peut être vu comme une clarification possible de la vision du tra-vail au cœur de la pensée de Marx. avant d’entrer comme facteur structurel dans les analyses d’économie politique, le travail pour Marx est une réalité anthropologique fondamentale. on peut lire la philosophie du travail proposée par dejours comme une explication détaillée, par le biais métapsychologique, de ce que L’idéologie allemande désigne par le terme de « processus de vie », comme le cœur anthropologique de l’approche matérialiste, ou encore comme une explicitation de la définition de la force de travail dans Le Capital. et, bien sûr, l’opposition entre « travail mort » et « travail vivant » était déjà employée par Marx lui-même, précisément en un sens qui combinait intimement le phénoménologique (le travail comme expérience), l’anthropologique (le travail comme élément fondamental de la condition humaine) et l’économique-poli-tique (le travail comme facteur de production). il y a eu des tentatives célèbres dans l’histoire du marxisme pour expliciter le cœur anthropologique de la théo-

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rie marxienne du travail par recours à la métapsychologie freudienne. on pense notamment à Marcuse qui continue de produire des effets indirects dans la pensée politique contemporaine, du fait de son lien avec les théories de la « fin du travail ». Pour prendre un exemple particulièrement important, les thèses d’andré gorz, qui ont eu une grande influence sur des pensées sociologiques et politiques récentes de l’émancipation, mais aussi sur certains mouvements politiques à vocation transformatrice radicale, trouvent leur fondement dans une vision de l’être humain et de la place du travail dans la destinée humaine que les écrits de Marcuse avaient bien articulés. dans ces pensées de l’émanci-pation, le travail est considéré comme une nécessité tragique qu’une nouvelle ère productive pourrait rendre superflue, libérant ainsi les pouvoirs érotiques, la « pulsion de vie », de son emprise par la pulsion de mort. la métapsychologie dejourienne, en liant pulsion de vie et travail, propose un modèle théorique permettant de corriger le réflexe de suspicion envers toute tentative de penser l’émancipation à travers la réorganisation du travail.

la notion fondamentale au cœur du second volume est celle d’« activité déontique du faire ». dejours désigne par là tout le travail d’écoute, de com-munication et de discussion qui est requis du collectif de travail pour que les obstacles à la réalisation des tâches soient surmontés en commun. cette activité est « déontique » car elle mobilise toute une série de valeurs et de normes qui ne sont pas simplement techniques, mais demandent de prendre en compte les intérêts et capacités de chacun. l’activité déontique est au cœur de la théorie sociale et politique de dejours. lorsque l’organisation du travail empêche cette activité de se déployer, les individus se retrouvent seuls face aux défis du travail. c’est alors qu’émergent les pathologies, d’une part, les violences envers autrui, d’autre part. comme on l’a vu précédemment, les pathologies sociales contemporaines sont interprétées à partir du défaut de coopération au travail, qui provoque la fragilisation des identités individuelles, et la for-mation de communautés de la haine. Mais lorsque l’activité déontique peut effectivement se déployer, alors le lieu de travail devient un modèle de politique effective, et le lieu où les individus apprennent les vertus civiques au principe d’une politique d’émancipation. d’où la recommandation politique principale de dejours : la condition d’une politique d’émancipation au sens général est la capacité offerte aux individus de se réaliser dans leur travail, ce qui requiert l’existence de collectifs de travail viables et donc le rejet de toute politique économique et sociale, et, plus généralement, de tout cadre de pensée, qui ne font la part belle qu’à la mesure de la productivité, aux dépens de l’humain. toutefois, l’approche métapsychologique ne renonce pas à sa perspective sub-jective : même si l’émancipation requiert des conditions sociales favorables, principalement une organisation du travail respectueuse de l’humain, elle ne peut être qu’individuelle. il s’agit d’offrir à chacun l’occasion de développer

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ses qualités propres d’autonomie intellectuelle et morale. lorsqu’un groupe d’individus autonomes œuvre en commun, alors émerge le véritable « travail de culture », le kulturarbeit dont parle Freud dans ses écrits de théorie sociale, à savoir la cristallisation dans des œuvres à valeur universelle de la capacité humaine à penser et transcender le destin des pulsions.

il est difficile de dire de manière unilatérale comment un point de vue marxien réagira à de telles propositions. Pour certains, il manquera l’élément explicatif principal, à savoir la lutte des classes et l’extraction de la plus-va-lue. l’explication métapsychologique sera accusée de rester en deçà du niveau auquel doivent être traités les problèmes de justice et d’injustice dans le ca-pitalisme contemporain, à savoir l’analyse des systèmes économiques et leurs lois structurelles de fonctionnement. Mais d’autres lecteurs marxistes pourront souligner que la domination a sa place dans le modèle dejourien, précisément comme domination au travail, du travail et par le travail. dejours ne cesse d’y revenir, notamment dans ses analyses de la domination de genre. certains lecteurs marxistes pourront même arguer que la dénonciation d’un système de production, parce qu’il réduit le travail humain à une ressource au service de la création de valeur, et la critique des pathologies sociales à partir de cette inversion fondamentale, tout cela ressemble d’assez près au mouvement général de la pensée critique de Marx lui-même.

Jean-Philippe deranty

sur les dernières PuBlicationsde daniel Bensaïd

La société nouvelle doit s’inventer sans mode d’emploi, dans l’expérience prati-que de millions d’hommes et de femmes. Un programme de parti n’offre à ce propos, disait Rosa Luxemburg, que « de grands panneaux indiquant la direction », et encore ces indications n’ont-elles qu’un caractère indicatif, de balisage et de mise en garde, plutôt qu’un caractère prescriptif.Le socialisme ne saurait être octroyé d’en haut.

daniel Bensaïd

au moment où se tient le sixième congrès Marx international, la présence fidèle, la pensée non dogmatique et la voix chaleureuse de daniel manquent cruel-lement. Professeur de philosophie (il enseignait à l’université de Paris 8 – vincennes à saint-denis), militant révolutionnaire1, ses réflexions intervenantes (que l’on

1. Dans Une lente impatience (Paris, Stock, 2004), Daniel Bensaïd retraçait avec clairvoyance et sensibilité son itinéraire intel-lectuel et politique (« nous avons été, comme il se doit, des jeunes gens pressés. L’histoire nous mordait la nuque. […] Pourtant, rien n’arriva. Et il fallut apprendre ‘l’art de l’attente’. D’une attente active, d’une patience pressée, d’une endurance et d’une persévérance qui sont le contraire de l’attente passive d’un miracle »).

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songe, entre autres, à ses essais sur walter Benjamin2, sur la discordance des temps3, sur le pari mélancolique4 et sur la problématique de la résistance5) accompagnèrent plusieurs générations rebelles pour qui le capitalisme n’était pas un horizon indépassable. alors que notre époque, loin d’être apaisée, s’avère brutale, que les atteintes à la dignité humaine, les modalités (élargies) de l’ex-ploitation, les nouvelles formes d’aliénation, les inégalités économiques et les injustices sociales s’aggravent, que d’autres dangers encore, liés à l’écart qui se creuse vertigineusement entre les pays riches et les pays pauvres, à l’écrasement des cultures périphériques, à la marchandisation des découvertes scientifiques et de leurs applications technologiques, à l’indifférence des désastres écologi-ques provoqués par la loi du profit, se profilent, il est plus que jamais urgent, en écho aux luttes qui se développent localement et globalement, de construire, théoriquement et concrètement, une politique de l’émancipation authentique-ment alternative. les dernières publications de daniel Bensaïd relèvent avec passion ce défi.

il avait ainsi récemment présenté et commenté avec rigueur, soulignant leur actualité brûlante, quelques textes de Marx : sur la « question juive »6, sur le droit de propriété7, sur la commune de Paris8 et sur les crises inhérentes au système capitaliste9 (le « capital porte en lui la crise », rappelait-il). relire Marx aujourd’hui, sans dogmatisme, s’avèrait, selon lui qui n’en interrompit jamais ni la lecture ni l’étude10, crucial. son Marx [mode d’emploi]11, pédagogique et sans concessions, rythmé avec humour par les illustrations de charb, éloigné de « toute bigoterie doctrinaire », se présentait comme une « trousse à outils », permettant d’« affûter à nouveau nos faucilles et nos marteaux ». Pour daniel Bensaïd, en effet, être « fidèle à son message critique, c’est continuer à juger que notre monde […] n’est pas réformable par retouches, qu’il faut le renverser ! » ses lectures de Marx n’entendaient pas proposer la vérité sur Marx, mais « l’un des modes d’emploi possibles ». l’expression dit assez combien ce travail ne peut pas être désolidarisé de la pratique, de l’intervention directe dans le champ

2. Walter Benjamin. Sentinelle messianique, Paris, Plon, 1990 (« une politique du temps présent, où la danse du virtuel l’emporte sur le piétinement du réel, où l’éclosion des ‘peut-être‘ brise le cercle de l’éternel retour, où la hache acérée de la raison messia-nique croise le marteau du matérialisme critique. où Benjamin donne l’alerte générale à la chaîne des sentinelles engourdies », ainsi concluait-il son étude).3. La Discordance des temps. Essais sur les crises, les classes, l’histoire, Paris, Éditions de la Passion, 1995 (il s’agissait de relire Marx « pour réveiller les virtualités enfouies sous le sommeil dogmatique du marxisme orthodoxe »).4. Le pari mélancolique. Métamorphoses de la politique, politique des métamorphoses, Paris, Fayard, 1997 (« Il est mélancolique, sans doute, ce pari sur l’improbable nécessité de révolutionner le monde », écrivait-il).5. Résistances. Essai de taupologie générale, Paris, Fayard, 2001 (« Pour conjurer la crise, les résistances sans projet et les paris sur un hypothétique salut événementiel ne sauraient suffire. Il faut tenir bon à la fois sur la logique de l’histoire et sur l’impromptu de l’événement. Rester disponible à la contingence du second sans perdre le fil de la première. C’est le défi même de l’action politique », constatait-il).6. K. Marx, Sur la question juive, présentation et commentaires D. Bensaïd, Paris, La Fabrique, 2006.7. Les Dépossédés : Karl Marx, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La Fabrique, 2007.8. politiques de Marx, suivi de inventer l’inconnu, textes et correspondances autour de la Commune, Paris, La Fabrique, 2008.9. Les Crises du capitalisme, texte inédit de Marx traduit par J. Hebenstreit, Paris, Demopolis, 2009.10. on se souvient, entre autres, de son Marx l’intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Paris, Fayard, 1995. 11. Paris, La Découverte, 2009.

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politique : interprétation et transformation du monde. avec l’effondrement des régimes bureaucratiques à l’est et la conversion au social-libéralisme de la social-démocratie européenne, il est urgent, pour contrer la brutalité du capitalisme financier (et les tragiques conséquences, sociales, écologiques…, imposées par la loi du marché), d’esquisser une authentique alternative politi-que. dans « keynes, et après ? »12, daniel Bensaïd proposait quelques « hypo-thèses stratégiques », fondées notamment sur le souci du bien commun et de la solidarité sociale, la remise en question du productivisme, la mise en place d’une planification « autogestionnaire et démocratique », le développement jusqu’au bout de la démocratie sociale et politique. contre la « privatisation du monde » et la « concurrence impitoyable de tous contre tous », rappelant avec force que la « question de la démarchandisation » est « indissociable des formes d’appropriation et des rapports de propriété », l’enjeu pour lui était bien de rompre avec un système menant à la catastrophe.

son Éloge de la politique profane13, titre manifeste, tentait précisément de cerner et de relever les transformations de la politique, ses mutations, sa dérive vers les gouffres théologiques, sa crise. il s’agissait, écrivait daniel Bensaïd en introduction, reprenant une expression de toni negri, de tenter de mettre au point « un nouveau lexique politique ». seulement, précisait-il, celui-ci « ne relève pas d’un pouvoir de nomination adamique. il naît de l’échange conflic-tuel entre des langues réelles, d’expériences sociales et historiques fondatrices, de luttes de paroles ». de fait, son travail a toujours été placé sous le signe de la contradiction, du conflit, dans une « attention patiente aux déchirures de la do-mination d’où peut surgir une possibilité intempestive ». suivre ce qui arrivait, depuis quelques siècles et quelques décennies à la politique, par un minutieux travail de lectures et d’interprétation de la réalité (de ses modifications et des tendances qui se dessinaient) obligeait à penser les transformations du capita-lisme, de l’impérialisme, des rapports de domination et à percevoir le nouveau qui émergeait : nouveaux espaces, acteurs, débats. cela devait, d’ailleurs, l’ame-ner à batailler, ferme et respectueux, contre d’autres pensées de l’émancipation, contre du « nouveau » pas si « nouveau » : controverses avec John holloway, avec toni negri ou, plus récemment, sur l’histoire avec alain Badiou. car sa lecture s’ordonnait à l’aune de quelques certitudes (relatives) : « vous ne voulez plus de classes, ni de luttes ? vous aurez les plèbes et les multitudes anomiques. vous ne voulez plus des peuples ? vous aurez les meutes et les tribus. vous ne voulez plus des partis ? vous aurez le despotisme de l’opinion ! »

son écriture pouvait d’ailleurs épouser un ton polémique. il répondit ainsi, dans un petit livre de circonstance14, à Bernard-henri lévy, prenant prétexte d’un ouvrage de l’histrion sur la gauche pour clarifier quelques points. il y

12. « Keynes, et après ? » in Clémentine Autain (dir.), postcapitalisme. imaginer l’après, Paris, Au Diable Vauvert, 2009, pp. 29-48.13. Paris, Albin Michel, 2008.14. Un nouveau théologien. Bernard Henri Lévy. Fragments mécréants 2, Paris, nouvelles Éditions Lignes, 2007.

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revenait notamment sur l’infâme équation « antisionisme = antisémitisme » et sur ce que, pour lui, être juif signifiait. il y relevait, en écho à son ouvrage précédemment cité, que « quand la politique est à la baisse, la théologie est à la hausse. quand le profane recule, le sacré prend sa revanche. quand l’his-toire piétine, l’éternité s’envole ». les trois termes (politique/profane/histoire) désignent tout à la fois ses objets d’investigation, ses soucis (et si la politique comme « art stratégique » venait à disparaître ?) et ses méthodes. il s’y félicitait, d’ailleurs, d’être qualifié de « philosophe rustique » par Philippe raynaud, manière de le disqualifier en raison de son militantisme. car, en effet, il était, chose devenue rare en philosophie, un militant, qui plus est de parti : « en ces temps de vertiges médiatiques, où la flatterie journalistique persuade aisément tout un chacun qu’il a du génie, qu’il détient les clefs des mystères du monde, et qu’il est intelligent tout seul, la militance collective est une saine pratique de réalité (les idées viennent de la pratique et s’y éprouvent), de modestie (on parle et on pense dans une communauté d’égaux), et de responsabilité (à la diffé-rence du ludion médiatique, le militant est comptable de ses paroles et de leurs conséquences éventuelles) ». co-fondateur des Jcr en 1966, puis dirigeant et militant de la lcr et de la ive internationale (un « que sais-je ? » il y a quel-ques années, revenait précisément sur « les trotskysmes » et leurs héritages15), ce qu’il écrivait se nourrissait de ses rencontres et débats sans sectarisme avec ses camarades, de sa solidarité active avec ceux qui luttent à l’échelle internationale contre l’ordre établi, de sa présence dans les Forums sociaux mondiaux, d’une pratique collective, soutenue, dans la durée de la politique.

c’est ce qui, il y a peu, au moment de la création du nouveau Parti an-ticapitaliste, l’incita à publier un recueil d’articles au titre évocateur et emblé-matique de son parcours : Penser agir16. s’y retrouvaient des textes qui, dans leur assemblement, leur succession, témoignaient du cheminement théorique et politique qui justifia la dissolution de la lcr et la création du nPa. ces interventions permettaient de vérifier combien, loin d’être l’effet d’un embal-lement médiatique, la création du nouveau Parti anticapitaliste résultait d’une analyse confirmant un changement de période (« nouvelle période, nouveau parti ») et d’opportunités politiques inédites, mais aussi d’un projet historique-ment ancré et réaffirmé, depuis des décennies, du dépassement de la lcr. si daniel Bensaïd ne fétichisa jamais ses formes ou ses appellations, il fut l’un des fermes défenseurs de la nécessité organisationnelle, de la forme parti, comme il le rappelait dans le dernier numéro d’actuel Marx : « cette idée vient de loin »17, disait-il en ouverture, souhaitant l’émergence d’« un nouveau parti, aussi fidèle aux dominés et aux dépossédés que l’est la droite aux possédants et aux domi-

15. Les Trotskysmes, Paris, PuF, que sais-je ? 2002.16. Paris, Lignes, 2008.17. « quelle articulation entre partis, syndicats et mouvements ? » (discussion entre D. Bensaïd, P. Khalfa, C. Villiers et P. Zarka), Actuel Marx, n° 46, 2009, pp. 12-26.

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nants, qui ne s’excuse plus d’être anticapitaliste et de vouloir changer le monde ».du parti que fut la lcr, qu’il avait contribué à fonder, dont il fut l’un des

animateurs et l’un des militants, refusant de s’enfermer dans la tour d’ivoire de l’intellectuel, il entendait toutefois ne pas en effacer et l’histoire et les acquis. c’est ainsi qu’il publia, avec olivier Besancenot, Prenons parti18, ouvrage conçu comme « une contribution sur ce que pourrait être le socialisme du xxie siè-cle ». Mais ce livre de combat, somme de propositions et de principes, livré pour susciter le débat et la construction d’une alternative programmatique, vaut aussi par sa double signature qui lie deux générations et témoigne de l’atta-chement profond que daniel Bensaïd accorda à la question de la transmission (ce fut, d’ailleurs, un des axes qu’il développa lors d’un récent colloque consacré au psychanalyste et militant Jacques hassoun). nombre de livres parus ces dernières années doivent leur existence à ce souci constant de passeur qui fut aussi, comme il l’écrivait de walter Benjamin, « le gardien vigilant d’une ligne de partage et de démarcation ». « Fins et suites », affirmait par exemple le sous-titre d’un ensemble de textes qu’il co-signa avec alain krivine à l’occasion du 40ème anniversaire de mai 196819. c’était évidemment les suites qui l’intéres-saient, loin de toute nostalgie d’anciens combattants, des suites qu’il pressentait, qu’il voulait ne pas encombrer de débats obsolètes. des suites à partir desquelles il entendait toutefois rappeler les acquis de l’expérience militante du courant auquel il appartenait, internationaliste et anti-stalinien (comme il le fit encore dans un long retour théorique et historique sur la démocratie dans l’ouvrage collectif Démocratie, dans quel état ?20)

dans son ultime texte, publié dans Contretemps21, la revue qu’il anima et dont l’existence et la pérennité lui importaient ardemment22, daniel Bensaïd partici-pait au débat renaissant sur l’idée communiste. tout en admettant que « les mots de l’émancipation ne sont pas sortis indemnes des tourments du siècle passé », ce qui rend nécessaire une réflexion critique sur ce que le mot « a nommé au xxe siè-cle », il y défendait l’« actualité d’un éco-communisme radical » et rappelait, de façon ferme et opportune, que communisme « nomme, indissociablement, le rêve irréductible d’un autre monde de justice, d’égalité et de solidarité ; le mouve-ment permanent qui vise à renverser l’ordre existant à l’époque du capitalisme ; et l’hypothèse qui oriente ce mouvement vers un changement radical des rapports de propriété et de pouvoir, à distance des accommodements avec un moindre mal qui serait le plus court chemin vers le pire ».

Jean-Marc lachaud et olivier neveux

18. prenons parti. pour un socialisme du XXie siècle, Mille et une nuits, 2009.19. 1968. Fins et suites, Paris, Lignes, 2008.20. « Le scandale permanent », in Démocratie, dans quel état ?, ouvrage collectif (G. Agamben, A. Badiou, D. Bensaïd, W. Brown, J.-L.nancy, J. Rancière, K. Ross et S. Žižek), Paris, La Fabrique, 2009, pp. 27-58.21. « Puissances du communisme », Contretemps, n° 4, 2009, pp. 13-16. 22. Voir « Daniel Bensaïd (1946-2010) à contretemps » (Editorial), Contretemps, n° 5, 2010, pp. 5-8.

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