5
54 l Le Moniteur 6 novembre 2015 Architecture & technique NANT DE DRANCE SA Travaux souterrains Quand la montagne stocke de l’énergie La centrale de pompage- turbinage de Nant de Drance s’appuiera sur les flux créés entre deux lacs. D ans le canton du Valais, un chantier titanesque va donner naissance à l’une des infrastructures énergétiques les plus importantes de Suisse : la centrale de Nant de Drance. Celle-ci sera mise en service en 2018, après dix ans de travaux. Son prin- cipe ? Utiliser la différence de niveaux entre les lacs existants du Vieux-Emosson et d’Emosson (300 m environ) pour produire et stocker de l’électricité (voir schéma ci-dessous). Avec une puissance installée totale de 900 MW, ce nouvel équipement produira environ 2,5 milliards de kWh par an. Il doit permettre de stabiliser le réseau électrique suisse et euro- péen, et ainsi garantir la sécurité de son approvisionnement. « Lorsque les besoins en électricité sont importants, l’eau du Vieux-Emosson chute, via deux puits verticaux de 401 m, dans la centrale souterraine où elle est turbinée avant d’être reje- tée dans le lac d’Emosson, explique Gérard Seingre, directeur général des travaux de la société Nant de Drance créée spécia- lement pour le projet. A l’inverse, quand le réseau électrique est excédentaire, l’eau du lac de retenue aval est pompée vers le lac amont. Le passage du turbinage au pompage s’effectue en moins de dix minutes. » Schéma de principe de la centrale souterraine de Nant de Drance (ci-contre) En rouge : l’eau est turbinée lorsque les besoins en électricité sont importants pour fournir de l’énergie de pointe. En bleu : lorsque les besoins en électricité sont moindres, l’eau est pompée du barrage inférieur vers le barrage supérieur pour stocker l’énergie. Maîtrise d’ouvrage  Nant de Drance SA. Maîtrise d’œuvre  Nant de Drance SA. Bureaux d’ingénieurs  ÅF-Consult (conception géné- rale), BG (caverne), Stucky (barrage), Pöyry (galeries), SRP (gestion des matériaux). Entreprises principales  Groupement GMI (Marti et Implenia), Alstom (pompes-turbines), Andritz (chaudronnerie), ABB (transformateurs), Siemens (poste de couplage souterrain). Nichée à 1 695 m d’altitude, au cœur du massif des Aiguilles Rouges, la « caverne des machines » constitue le cœur de la cen- trale de Nant de Drance (voir p. 58). Située sous une couverture rocheuse maximale de 600 m environ, elle est, avec ses 194 m de long, 32 m de large et 52 m de haut, « la plus importante de ce type en Europe », selon le responsable du chantier. Au total, 17 km de tunnels – pour les galeries d’accès et d’amenée, la ven- tilation – ont été creusés à l’aide d’un tunnelier Herrenknecht (142 m de long pour 9,5 m de diamètre) et de 1 600 tonnes d’ex- plosifs. « Nous n’avons pas rencontré de problème avec la géo- logie du site. Globalement, nous avons eu affaire à des roches de bonne qualité (orthogneiss, métagrauwacke, granit…). Nous avons toutefois contrôlé la ra- dioactivité naturelle du massif et pris les mesures qui s’impo- saient : extraction des roches les plus radioactives ou projection de béton sur les parois des gale- ries », souligne Gérard Seingre. Barrage sous surveillance. Les risques hydrogéologiques étaient davantage prégnants. Le forage des tunnels dans le massif a eu pour effet de drainer les eaux souterraines, jusqu’à menacer de surcharger le barrage aval, lequel était sous surveillance constante. « Nous avons mis dix mois pour traverser les 300 m de la faille de la Veudale. La pression hydrostatique autour de la galerie pouvait atteindre 32 bars. Nous avons procédé à des forages de reconnaissance à l’avancement et nous avons réalisé, au total, près de 10 km d’in- jections de coulis de ciment pour créer une voûte étanche au- tour du tunnelier, et ainsi réduire la pression hydrostatique », in- dique le responsable. Les phénomènes de convergence étaient également significatifs : jusqu’à 40 cm sur le diamètre. Région montagneuse oblige, la configuration du site com- plexifie la logistique du chantier. Les apports en matériaux étant difficiles, une partie des 1,7 million de m 3 de déblais est recyclée in situ pour la fabrication des bétons, le reste étant mis en dépôt sur place. Les conditions météorologiques sont aussi contrai- gnantes. « Le chantier est fermé durant l’hiver et, à chaque épi- sode neigeux, des avalanches sont déclenchées par des tirs de mine », précise Gérard Seingre. Provoquer les éléments sans at- tendre qu’ils ne se déchaînent eux-mêmes… Anthony Laurent 1. Lac du Vieux-Emosson 2. Puits verticaux 3. Cavernes (machines et transformateurs) 4. Galerie d’amenée 5. Lac d’Emosson 1. Galerie d’accès principal depuis le village du Châtelard 2. Galerie d’accès et ventilation 3. Galerie d’accès aux installations supérieures 1 2 3 1 4 2 3 5 2 225 m 1 930 m niveau max. niveau min. niveau min. niveau max. 1 830 m 250 m 395m 180 m 2 180 m 1 695 m 425 m 17 km de tunnels 1,7 million de m 3 de déblais 450 000 m 3 de béton

6 novembre 2015: Travaux souterrains, quand la montagne stocke

Embed Size (px)

Citation preview

54 l Le Moniteur 6 novembre 2015

Architecture & technique

NAN

T DE

DRA

NCE

SA

Travaux souterrainsQuand la montagne stocke de l’énergieLa centrale de pompage- turbinage de Nant de Drance s’appuiera sur les flux créés entre deux lacs.

D ans le canton du Valais, un chantier titanesque va donner naissance à l’une des infrastructures énergétiques les plus

importantes de Suisse : la centrale de Nant de Drance. Celle-ci sera mise en service en 2018, après dix ans de travaux. Son prin-cipe ? Utiliser la différence de niveaux entre les lacs existants du Vieux- Emosson et d’Emosson (300  m environ) pour produire et stocker de l’électricité (voir schéma ci- dessous).

Avec une puissance installée totale de 900 MW, ce nouvel équipement produira environ 2,5  milliards de kWh par an. Il doit permettre de stabiliser le réseau électrique suisse et euro-péen, et ainsi garantir la sécurité de son approvisionnement. « Lorsque les besoins en électricité sont importants, l’eau du Vieux-Emosson chute, via deux puits verticaux de 401 m, dans la centrale souterraine où elle est turbinée avant d’être reje-tée dans le lac d’Emosson, explique Gérard Seingre, directeur général des travaux de la société Nant de Drance créée spécia-lement pour le projet. A l’inverse, quand le réseau électrique est excédentaire, l’eau du lac de retenue aval est pompée vers le lac amont. Le passage du turbinage au pompage s’effectue en moins de dix minutes. »

Schéma de principe de la centrale souterraine de Nant de Drance (ci-contre)En rouge : l’eau est turbinée lorsque les besoins en électricité sont importants pour fournir de l’énergie de pointe.En bleu : lorsque les besoins en électricité sont moindres, l’eau est pompée du barrage inférieur vers le barrage supérieur pour stocker l’énergie.

 ➥Maîtrise d’ouvrage :� Nant de Drance SA. Maîtrise d’œuvre :� Nant de Drance SA. Bureaux d’ingénieurs :� ÅF-Consult (conception géné-rale), BG (caverne), Stucky (barrage), Pöyry (galeries), SRP (gestion des matériaux). Entreprises principales :� Groupement GMI (Marti et Implenia), Alstom (pompes-turbines), Andritz (chaudronnerie), ABB (transformateurs), Siemens (poste de couplage souterrain).

Nichée à 1 695 m d’altitude, au cœur du massif des Aiguilles Rouges, la « caverne des machines » constitue le cœur de la cen-trale de Nant de Drance (voir p. 58). Située sous une couverture rocheuse maximale de 600 m environ, elle est, avec ses 194 m de long, 32 m de large et 52 m de haut, « la plus importante de ce type en Europe », selon le responsable du chantier. Au total, 17 km de tunnels – pour les galeries d’accès et d’amenée, la ven-tilation – ont été creusés à l’aide d’un tunnelier Herrenknecht (142 m de long pour 9,5 m de diamètre) et de 1 600 tonnes d’ex-plosifs. « Nous n’avons pas rencontré de problème avec la géo-logie du site. Globalement, nous avons eu affaire à des roches de bonne qualité (orthogneiss, métagrauwacke, granit…). Nous

avons toutefois contrôlé la ra-dioactivité naturelle du massif et pris les mesures qui s’impo-saient : extraction des roches les plus radioactives ou projection de béton sur les parois des gale-ries », souligne Gérard Seingre.

Barrage sous surveillance. Les risques hydrogéologiques étaient davantage prégnants. Le

forage des tunnels dans le massif a eu pour effet de drainer les eaux souterraines, jusqu’à menacer de surcharger le barrage aval, lequel était sous surveillance constante. « Nous avons mis dix mois pour traverser les 300 m de la faille de la Veudale. La pression hydrostatique autour de la galerie pouvait atteindre 32 bars. Nous avons procédé à des forages de reconnaissance à l’avancement et nous avons réalisé, au total, près de 10 km d’in-jections de coulis de ciment pour créer une voûte étanche au-tour du tunnelier, et ainsi réduire la pression hydrostatique », in-dique le responsable. Les phénomènes de convergence étaient également significatifs : jusqu’à 40 cm sur le diamètre.

Région montagneuse oblige, la configuration du site com-plexifie la logistique du chantier. Les apports en matériaux étant difficiles, une partie des 1,7 million de m3 de déblais est recyclée in situ pour la fabrication des bétons, le reste étant mis en dépôt sur place. Les conditions météorologiques sont aussi contrai-gnantes. « Le chantier est fermé durant l’hiver et, à chaque épi-sode neigeux, des avalanches sont déclenchées par des tirs de mine », précise Gérard Seingre. Provoquer les éléments sans at-tendre qu’ils ne se déchaînent eux-mêmes… • Anthony Laurent

1. Lac du Vieux-Emosson2. Puits verticaux3. Cavernes (machines et transformateurs)4. Galerie d’amenée5. Lac d’Emosson

1. Galerie d’accès principal depuis le village du Châtelard2. Galerie d’accès et ventilation3. Galerie d’accès aux installations supérieures

1

2

3 1

4

2

3

5

2 225 m

1 930 m

niveau max.

niveau min.

niveau min.

niveau max.

1 830 m

250 m 395m

180 m

2 180 m

1 695 m

425 m

17 km de tunnels1,7 million de m3 de déblais450 000 m3 de béton

6 novembre 2015 Le Moniteur l 55

Architecture & technique Travaux souterrainsFR

AN

ÇOIS

PER

RAU

DIN

La « caverne des machines » est une impressionnante cavité de 194 m de long, 52 m de haut et 32 m de large, située sous 600 m de roche.

56 l Le Moniteur 6 novembre 2015

Architecture & technique Travaux souterrains

Bâtiments techniques immergés, les prises d’eau sont des dispositifs de canalisation qui permettent à l’eau des lacs du Vieux-Emosson et d’Emosson d’entrer ou de sortir des galeries hy-drauliques avec un débit maîtrisé et mo-déré. Concernant le lac d’Emosson, la structure des prises d’eau a été préfabri-quée sur place, avant d’être acheminée, par flottaison, jusqu’à son point d’im-mersion, à 920 m de distance. « Pour ce faire, nous avons d’abord immergé le bâtiment, puis nous y avons créé une énorme bulle d’air, alimentée en per-manence par des injections d’air com-primé, ce qui a permis d’en supporter 80 % du poids. A l’aide d’une barge, nous avons transporté, puis ancré la struc-ture par 110  m de profondeur. L’opéra-tion a duré cinq jours », précise Gérard Seingre, directeur général des travaux. Les prises d’eau du Vieux- Emosson, quant à elles, ont été construites direc-tement à leur emplacement définitif, à l’abri d’un grand remblai.

1 - Les prises d’eau du lac d’Emosson sont des blocs en béton armé de forme trapézoïdale.2 - Une barge a acheminé, puis ancré les prises d’eau par 110 m de profondeur.

Prises d’eauImmersion à 110 m de profondeur

2

1

6 novembre 2015 Le Moniteur l 57

Architecture & technique Travaux souterrains

Les deux puits verticaux de la centrale souterraine exer-cent une double fonction. D’une part, ils permettent à l’eau du lac du Vieux-Emosson de chuter jusqu’à la « caverne des ma-chines », et ainsi d’activer les turbines Francis (avec un débit de 60 m3 par seconde). D’autre part, ils permettent à l’eau du bar-rage d’Emosson d’être pompée jusqu’au lac amont, via la gale-rie d’amenée. Pour réaliser ces canalisations de 401 m de haut et de 7 m de diamètre intérieur chacune, la technique du raise drilling a été mise en œuvre. Après un premier forage pilote, un forage d’alésage (de 2,5 m de diamètre) a été réalisé, à l’aide d’une tête de coupe montée sur une tige, en remontant sur toute la hauteur du pré-trou. « Cette technique nous a permis d’évacuer les déblais, non pas par le haut, mais par le bas des puits, ce qui s’est avéré techniquement moins contraignant », explique Gérard Seingre. Le diamètre définitif des puits a été obtenu par minage – réalisé à l’aide d’une plate-forme suspen-due – puis par bétonnage des parois des canalisations.

Forage pilote Forage d’alésage

401 m PHO

TOS E

T SC

HÉM

A : N

AN

T DE

DRA

NCE

SA

3 - La tête de coupe utilisée pour le forage d’alésage.4 - Le raise drilling consiste à réaliser un pré-trou (forage-pilote) avant de forer en remontant le long de celui-ci (forage d’alésage).5 - Au pied de l’un des deux puits verticaux, à 600 m de profondeur.

Puits verticauxDeux canalisations de 401 m de haut réalisées au raise drill

5

4

3

58 l Le Moniteur 6 novembre 2015

Architecture & technique Travaux souterrains

La « caverne des machines », qui abrite les équipements de pompage-turbinage, est une impressionnante cavité souter-raine. Si les circulations d’eau et le risque de séismes sont qua-si inexistants, les équipes doivent en revanche composer avec les poussées tectoniques verticales exercées par la montagne. C’est ainsi qu’une galerie-pilote d’une dizaine de mètres de dia-mètre a d’abord été percée sur toute la longueur (194 m), avant d’être élargie sur une vingtaine de mètres de part et d’autre. En-suite, la grande voûte bétonnée de la caverne a été réalisée ain-si que deux énormes poutres porteuses, fixées au massif ro-cheux à l’aide de 12 000  tirants d’ancrage actifs. Se sont enfin succédé, durant vingt-huit  mois, plusieurs opérations de mi-nage jusqu’au pied de la caverne. « Après avoir revêtu les pa-rois de béton projeté, nous construisons la salle des machines proprement dite : une structure de béton armé en forme de fer à cheval composée de plusieurs chambres techniques », indique Gérard Seingre, directeur général des travaux.

Hauteur : 52 m

Largeur maximale : 32 m

NAN

T DE

DRA

NCE

SAFR

AN

ÇOIS

PER

RAU

DIN

1 - Les opérations de minage ont été réalisées une fois construite la grande voûte en béton surplombant la future « caverne ».2 - La « caverne des machines » abrite une structure de béton armé en forme de fer à cheval, qui hébergera les turbines Francis.

Caverne des machinesUn concentré de génie civil sous 600 m de couverture rocheuse

2

1