73009902 Proudhon Theorie de La Propriete 3

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    Pierre-Joseph Proudhon (1862)

    THORIE DELA PROPRIT

    Un document produit en version numrique par Mme Gemma Paquet,bnvole et professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

    Une collection fonde et dirigepar Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi

    et dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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    Pierre-Joseph Proudhon (1862), Thorie de la proprit 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Mme GemmaPaquet, bnvole, professeur la retraite du Cgep deChicoutimi partir de :

    Pierre-Joseph Proudhon (1862)

    Thorie de la proprit.

    Une dition lectronique ralise du livre de Pierre-JosephProudhon, Thorie de la proprit (1862).

    A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, diteurs, 1866Montral-Paris : ditions lHarmattan, 1997, 246 pages.

    CollectionLes Introuvables.

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times, 12 points.Pour les citations : Times 10 points.Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textesMicrosoft Word 2001 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier formatLETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition complte le 24 juin 2002 Chicoutimi, Qubec.

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    Table des matiresAvertissement au lecteur, par P.-J. Proudhon

    Thorie de la proprit

    Chapitre I : Introduction

    1er - Des diverses acceptions du mot proprit. 2. - Rsum de mes travaux antrieurs sur la proprit.

    Chapitre II : Que la proprit est absolue : prjug dfavorable l'absolutisme.

    Chapitre III : Diffrentes manires de possder la terre : en communaut, en fodalit,en souverainet ou proprit. - Examen des deux premires modes : rejet.

    Chapitre IV : Opinion des juristes sur l'origine et le principe de la proprit : rfutationde ces opinions.

    Chapitre V : Coup d'il historique sur la proprit : causes de ses incertitudes, de sesvariations, de ses abus et de ses dchances; elle n'a nulle part exist danssa vrit et sa plnitude, conformment au vu social et avec une parfaiteintelligence d'elle-mme.

    Chapitre VI : Thorie nouvelle : que les motifs, par suite la lgitimit de la proprit,doivent tre cherchs, non dans son principe ou son origine, mais dans sesfins. Expos de ces motifs.

    1.- Ncessit, aprs avoir organis l'tat, de crer l'tat un contre-poids

    dans la libert de chaque citoyen. Caractre fdraliste et rpublicain dela proprit. Observations sur le cens lectoral et la confiscation.

    2. - Abstention de toute loi rglementaire en ce qui concerne la possession, laproduction, la circulation et la consommation des choses. Analogies del'amour et de l'art. Mobilisation de l'immeuble. Caractre du vraipropritaire.

    Chapitre VII : quilibration de la proprit. Systme de garanties.

    1er - Action de la proprit sur elle-mme. 2. - Systme de garanties; influence des institutions.

    Chapitre VIII : La critique de l'auteur justifie.

    Chapitre IX : Rsum de ce livre.

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    P.-J. PROUDHON

    THORIE DE LA PROPRIT

    L'HarmattanParis - FRANCE

    L'Harmattan IncMontral (Qc)

    A. Lacroix, Verhoeckhoven Ce diteurs, 1866 ditions l'Harmattan, 1997ISBN : 2-7384-5525-5

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    THORIE DE LA PROPRIT

    Aprs avoir lanc son clbre cri "La Proprit, c'est le vol" en 1840,Proudhon n'a pas cess, tout au long de sa vie mouvemente, de repenserce problme de la proprit qu'il considrait comme la clef du mondefutur.

    Dans ses dernires annes, aprs la rvolution de 1848, les preuvesde la prison et de l'exil, il formule, en un court volume inachev, sesultimes rflexions sous le titre Thorie de la proprit. On y retrouve sesinterrogations permanentes : comment chapper la fois au capitalismesauvage, crateur d'ingalits et d'exploitation, et au communisme,crateur d'oppression et de misre ? Comment lutter contre l'emprise del'tat prdateur, toujours menaant pour les liberts des citoyens ?

    Il n'est pas de rponse simpliste ces questions, mais il faut rechercherde meilleurs quilibres conomiques et sociaux : le fdralisme socio-conomique, l'autogestion, le mutuellisme et un vritable droit cono-mique peuvent raliser l'anarchie positive, condition des liberts et de lajustice.

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    Avertissementau lecteur

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    Dans la prface place en tte dit livre de l'Art, nous avons pris l'engage-

    ment de dire au public en quel tat se trouve le manuscrit de chacune desuvres posthumes de Proudhon.

    Celui que nous publions aujourd'hui contenait deux notes ainsi conues :

    I. Avertir le lecteur de bien distinguer cette forme de possder (lapos-session) que tout le monde, savants et ignorants, mme des lgistes, confondavec la PROPRIT, donnant le nom de celle-ci l'autre.

    II. PROPRIT. Donner une analyse exacte et ferme de toutes mescritiques :

    1er Mmoire (1840); 2e Mmoire (1841); 3eMmoire (1842); Cration de l'ordre (1843) Contradictions conomiques (1846) ;Le Peuple, etc. (1848- 1852) ; De la Justice (1858);De l'Impt(1860);De la Proprit littraire (1862) .

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    Proudhon ne voulait pis faire paratre, sa Thorie de la Proprit, bienqu'elle ft prte, ds 1862, ainsi qu'il l'annonait, dans ses Majorats litt-

    raires, avant que le programme trac dans les deux notes prcdentes, etsurtout dans la seconde, ft rempli. L'auteur n'ayant pas eu le temps de fairelui-mme ce travail, nous avons cru, dans l'intrt de si mmoire, qu'il nousincombait de le suppler. il s'agissait principalement pour lui de montrer queses ides sur la proprit s'taient dveloppes suivant une srie rationnelledont le dernier terme avait toujours son point de dpart dans le terme pr-cdent, et que sa conclusion actuelle n'a rien de contradictoire avec sesprmisses.

    Ce rsum forme les soixante-deux premires pages de l'Introduction.Nous y avons pris la forme Je, comme si Proudhon parlait lui-mme : 1 parceque l'ide de cette analyse lui appartient; 2 parce que ce travail trac d'avancene, constitue pas de notre part une production personnelle, originale; 3 parce

    qu'il se compose en grande partie de citations textuelles de l'auteur; 4 parceque nous y avons intercal quelques-unes de ses notes indites; 5 enfin parceque, dans les dernires ages du chapitre, Proudhon prend la parole comme s'ilavait fait lui-mme ce rsum.

    Le lecteur ainsi averti, nous n'avons pas hsit a citer, l'appui des idesde l'auteur, un fait judiciaire qui s'est pass depuis sa mort, et qui a inspir .M. Eugne Paignon un de ses meilleurs articles (voir Introduction, page 10).

    Dans le reste de l'ouvrage nous n'avons fait , comme dans le livre de l'Art,que de l'agencement, de la mise en ordre ; choisissant, entre plusieursexpressions d'une mme ide, la plus lucide, la plus complte ; reportant auxchapitres qu'elles concernent les notes parses, complmentaires, explicatives,dont la place tait naturellement indique par leur contenu.

    Ajoutons enfin que les divisions par chapitres n'taient pas faites, mais queles titres se trouvent tout entiers en forme de sommaire la premire page ditmanuscrit.

    J. A. LANGLOIS,F.G. BERGMANN.G. DUCHNEF. DELHASSE.

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    THORIEDE LA

    PROPRITPar Pierre-Joseph Proudhon, 1862.

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    Thorie de la proprit

    Chapitre IIntroduction

    1er - Des diverses acceptions du mot proprit.

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    J'ai promis en 1840, j'ai renouvel ma promesse en 1846, de donner unesolution du problme de proprit; je tiens parole aujourd'hui. A mon tour dela dfendre, cette proprit, non contre les phalanstriens, les communistes etles partageux, qui ne sont plus, mais contre ceux qui l'ont sauve en juin1848, en juin 1849, en mai 1850, en dcembre 1851, et qui la perdent depuis.

    La proprit, question formidable par les intrts qu'elle met en jeu, lesconvoitises qu'elle veille, les terreurs qu'elle fait natre. La proprit, mot ter-rible par les nombreuses acceptions que notre langue lui attribue, les quivo-ques qu'il permet, les amphigouris qu'il tolre. Quel homme, soit ignorance,soit mauvaise foi, m'a jamais suivi sur le terrain mme o je l'appelais ? Quefaire, qu'esprer, lorsque je vois des juristes, des professeurs de droit, deslaurats de l'institut, confondre la PROPRIT avec toutes les formes de lapossession, loyer, fermage, emphytose, usufruit, jouissance des choses qui seconsomment par l'usage? - Quoi, dit l'un, je ne serais pas propritaire de mon

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    mobilier, de mon paletot, de mon chapeau, que j'ai bien et dment pays! - Onme contesterait, dit l'autre, la proprit de mon salaire, que j'ai gagn lasueur de mon front ! - J'invente une machine, crie celui-ci; j'y ai mis vingt ansd'tudes, de recherches et d'essais, et l'on me prendrait, on nie volerait madcouverte ! - J'ai , reprend celui-l, produit un livre, fruit de longues et pa-tientes mditations ; j'y ai mis mon style, mes ides, mon me, ce qu'il y a deplus personnel dans l'homme, et je n'aurais pas droit une rmunration !

    C'est aux logiciens de cette force que, poussant jusqu' l'absurde la confu-sion des divers sens dit mot proprit, je rpondais, en 1863, d'ans mesMajorats littraires : Ce mot est sujet des acceptions fort diffrentes) et ceserait raisonner d'une manire bouffonne que de passer, sans autre transition,d'une acception l'autre, comme s'il s'agissait toujours de la chose. Quediriez-vous d'un physicien qui, ayant crit un trait sur la lumire, tantpropritaire par consquent de ce trait, prtendrait avoir acquis toutes lesproprits de la lumire, soutiendrait, que son corps d'opaque est devenu lu-mineux, rayonnant, transparent; qu'il parcourt soixante-dix mille lieues par

    seconde et jouit ainsi d'une sorte d'ubiquit ?... Au printemps, les pauvrespaysannes vont au bois cueillir des fraises, qu'elles portent ensuite la ville.Ces fraises sont leur produit, par consquent, pour parler comme l'abbPluquet, leur proprit. Cela prouve-t-il que ces femmes soient propritaires?Si ,on le disait, tout le monde croirait qu'elles sont propritaires du bois d'oviennent les fraises. Hlas ! c'est juste le contraire qui est la vrit. Si cesmarchandes de fraises taient propritaires, elles n'iraient pas au bois chercherle dessert des propritaires elles le mangeraient elles-mmes.

    Cherchons encore, pour bien faire comprendre mi pense et bannir toutequivoque, d'autres acceptions du motproprit.

    L'article 554 du Code civil dit : Le PROPRITAIRE DU SOL qui a fait

    des constructions, plantations et ouvrages avec des matriaux qui ne luiappartenaient pas doit en payer la valeur; il peut aussi tre condamn desdommages-intrts, s'il y a lieu. Mais le propritaire des matriaux n'a pas tedroit de les enlever.

    Inversement l'article 555 dispose : Lorsque les plantations, constructionset ouvrages ont t faits par un tiers et avec ses matriaux, le propritaire ditfonds a droit ou de les retenir ou d'obliger ce tiers a les enlever. - Si le pro-pritaire dit fonds demande la suppression des plantations et constructions,elle est aux frais de celui qui les a faites, sans aucune indemnit pour lui ; ilpeut mme tre condamn a des dommages-intrts, s'il y a lieu, pour leprjudice que peut avoir prouv le propritaire du fonds. - Si le propritaireprfre conserver ces constructions et plantations, il doit le remboursementdes matriaux et du prix de la main-d'uvre, sans gard la plus ou moinsgrande augmentation de valeur que le fonds a pu recevoir.

    Bien que le lgislateur emploie le mot de propritaire, qu'il s'agisse dufonds ou des matriaux, on voit que cependant les deux personnes ne sont passur le pied d'galit. Le possesseur, simple usager, locataire, fermier, qui aplant, rebois, drain, irrigu,peut tre condamn dtruire de ses mains sestravaux d'amnagement, d'amendement, d'amlioration du sol, si mieux n'ai-

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    me le propritaire dit fonds lui rembourser ses matriaux et sa main-d'uvre,s'attribuant gratuitement et intgralement la plus-value donne sa terre par letravail du colon. Ainsi rgl par les chapitres 1 et 2 du titre II, livre II, duCode civil sur le droit d'accession : Toutce qui s'unit et s'incorpore lachose appartient au propritaire.

    Les choses ne se passent pas autrement dans la pratique.

    Du temps immmorial, la Sologne, par exemple, tait cite comme unecontre maudite, aride, sablonneuse, marcageuse, insalubre autant qu'infer-tile; des garennes, quelques tangs poissonneux, des landes, des ajoncs, demaigres ptis pour les moutons, dont la dent ronge l'herbe jusqu' la racine ,de rares champs de sarrasin et autres cultures infrieures, quinze ou vingthectares (la superficie pour faire vivre une famille : telle tait la condition dece triste pays. Depuis une vingtaine d'annes, l'attention de cultivateurs capita-listes a t attire de ce ct ; ils se sont dit qu'avec les chemins de fer, il seraitpossible d'une part d'amener sur les terres solognotes les lments qui leur

    manquent : pltre, chaux, engrais, immondices fcondantes des grandes villes,fumiers des casernes, etc.; d'autre part, que les produits agricoles qu'ils obtien-draient auraient leur placement tout trouv par les mmes moyens de circula-tion. Que faire? Acheter des terres et constituer d'immenses domaines? Mau-vaise spculation au point de vue du but qu'il s'agissait d'atteindre. Celui qui,ayant 100, 000 francs, en immobilise 50,000 dans l'acquisition du fonds, n'aplus que 50,000 francs consacrer l'amendement et la main-duvre ; ildiminue de moiti ses moyens d'action. Aussi, au lieu, d'acheter le fonds, lesnouveaux colons contractrent des baux de trente, quarante et cinquante ans.L'exemple fut suivi, et la Sologne est aujourd'hui en voie de transformation,disons mieux, de cration : desschements, assainissement, pltrage, chaulage,marnage, fumure, plantations de pins et autres essences propres aux terrainspauvres, tablissement de prairies artificielles, lve en grand du btail, en

    vue des engrais autant qu'en vue des produits, substitution des crales et desplantes industrielles au bl noir, dfrichement des landes, remplacement desajoncs par les trfles, sainfoins, luzernes : telles sont les merveilles enfantes.par l'intelligence, la science et le travail sur les domaines incultes du propri-taire oisif et contemplatif, dont tout le mrite est de vouloir bien laisser faire,MOYENNANT RENTE ET TRIBUT.

    Il est ais de comprendre qu' l'expiration des baux de trente et quaranteans, la valeur originaire du fonds psera d'un faible poids dans l'inventaire del'exploitation, et que si la proprit tait vraiment le fruit du travail, la part dulocateur ne serait pas lourde rembourser. Mais le droit d'accession a arrangles choses d'une autre manire : le propritaire garde. tout de plein droit, sansgard la plus-value que son fonds a pu recevoir. En sorte que le fermier, s'ilrenouvelle bail, doit payer au propritaire l'intrt des sommes qu'il a dpen-ses, lui colon, pour l'amlioration du fonds ; en un mot, qu'il reste ou qu'il seretire, soit avoir est perdu pour lui.

    Nous voil loin des glogues de MM.Troplono, Thiers, Cousin, Sudre,Laboulaye sur la proprit et sa lgitimation par le travail, la prime-occupa-tion, l'affirmation du moi et autres considrations transcendantales ou senti-mentales. Le public comprend-il dj que d'un chapeau, d'un manteau uneterre, une maison, il y a un abme quant la manire de possder, et que si la

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    grammaire permet de dire, par figure, la proprit d'un lit, d'une table, comme on dit la proprit d'un champ, la jurisprudence ne souffre pascette confusion ?

    Prenons un autre exemple : La proprit dit sol, dit l'article 552, emportela proprit du dessus et du dessous. Grand fut l'tonnement et grosse laclameur des compagnies d'clairage au gaz, lorsque la ville de Paris leursignifia qu'en vertu de l'article prcit, la proprit des tuyaux de conduitetablis sous les rues lui appartenait. La loi ici est formelle et ne comporte pasl'ombre d'une quivoque; en vain les compagnies objectaient : Nous avonsachet notre tubulure, nous l'avons fait poser nos frais; nous avons encorepay la ville tous les droits de voirie exiges en pareille circonstance; vousnous dpouillez de notre proprit : c'est de la confiscation. La ville rpondait,le Code la main : Il y a proprit et proprit; la mienne est domaniale et lavtre serve,voil tout. Si vous ne voulez entrer en composition avec moi pourl'usage de votre matriel, devenu mien, je le vendrai ou l'affermerai d'autres.

    Remarquons ici que la ville ne se rclame pas, comme reprsentant unecollectivit, d'un droit suprieur au droit des individus. Ce qu'elle fait, le pre-mier propritaire de terrain venu peut le faire, et ne s'en prive pas l'occasion.Il s'est tabli aux alentours de Paris une vaste spculation sur cette dispositionde la loi, ignore de la masse. Vous voyez force criteaux : terrains vendreavec facilits de payement. Nombre de bourgeoisillons, d'ouvriers aiss, pi-qus d e la tarentule propritaire, se sont lotis ainsi de terrains 6 francs,10francs et jusqu' 20 francs le mtre, sans songer d'abord que le prix de 10francs le mtre porte le sol 100 000 francs l'hectare ; ils ont ainsi achet desgravats dix fois plus cher que ne se vendent les meilleures prairies naturellesde la Normandie ou de l'Angoumois. Puis, les premiers termes et les frais demutation pays, ils se sont mis construire. Pour quelques-uns qui ont pumener bout l'entreprise, le plus grand nombre s'y sont puises. Incapables de

    payer leurs chances, ils ont d abandonner au vendeur, avec le terrain, leurbauche de construction. Le propritaire finit ainsi par avoir gratuitement unemaison dont l'un a pay les fouilles et les fondations, l'autre les gros murs,celui-ci la toiture, celui-l les amnagements intrieurs. Aussi les facilits depayement s'accordent-elles en raison directe de l'insolvabilit prsume del'acqureur : l'intrt du spculateur est que son acheteur ne paye pas. LesParisiens, grce au nombre sans cesse grossissant des victimes de l'viction,commencent comprendre que justice et proprit ne sont pas synonymes.

    Terminons cet expos, populaire par un exemple plus saisissant encoreque les prcdents :

    Un industriel loue a bail de vingt ans, un prix fabuleux, telle encoignure

    dans un des plus beaux quartiers de Paris, afin d'y tablir un caf; il paye reli-gieusement, conformment aux usages, ses six mois d'avance ; puis il appelleles peintres, dcorateurs, tapissiers, appareilleurs pour le gaz, fabricants debronzes, de lustres; il meuble avec une mme splendeur ses salons et sa cave,le tout crdit. Observons d'abord cette diffrence : tandis que les fournis-seurs accordent du terme, le propritaire est pay par anticipation. Au bout dequelque temps, un an, dix-huit mois, l'entrepreneur de caf tombe en faillite.Aucun de ses fournisseurs n'est pay; chacun s'en vient pour reprendre qui sescandlabres et sa plomberie, qui ses divans, fauteuils, tables, chaises, qui ses

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    vins, liqueurs et sirops, qui ses glaces, etc., trop heureux d'attnuer d'autant laperte. Mais ils ont compt sans le privilge du locateur, articles 2100 et sui-vants. Le propritaire, qui n'a rien perdu, grce ses six mois d'avance, inter-vient et dit : J'avais le bnfice d'un bail -avantageux sur lequel il reste encoredix-neuf ans courir; je doute que je trouve pareil loyer de mon immeuble;c'est pourquoi, pour me garantir le produit intgral de mon contrat, je saisistous les meubles, glaces, pendules, vins, liqueurs et objets quelconques quigarnissent les lieux; je ne m'inquite pis qu'ils soient ou non pays. Je suispropritaire privilgie, tandis que vous tes de simples marchands et fabri-cants ; la proprit immobilire est rgie par le Code civil, et celle des pro-duits et denres par le Code de commerce. Libre a vous d'appeler vos mar-chandises et fournituresproprits : la dnomination est simplement honori-fique, pour ne pas dire usurpatoire. La loi a su rduire sa juste valeur cetteimpertinente qualification.

    Avons-nous forc, dans notre hypothse, le sens. les articles du Code surle privilge du propritaire-locateur? Voici ce que nous lisons dans la semaine

    judiciaire de la Presse (11 septembre 1865), sous la, signature de M.EUGNE PAIGNON :

    Une question qui agite le monde judiciaire et aussi le monde des affairesdepuis un demi-sicle s'est produite dans ces derniers temps avec une grande,intensit, et nous croyons qu'il serait opportun de faire cesser les controversesregrettables auxquelles. elle donne lieu, en les faisant trancher d'une maniredfinitive par une loi. C'est celle-ci : Au cas de faillite de son locataire, le pro-pritaire a-t-il une crance actuellement exigible qui lui permette d'obtenir lepayement immdiat de tous les loyers chus et mme de ceux choir?

    La question ayant t soumise, par renvoi de la, cotir de cassation, lacour impriale d'Orlans, cette cour a consacr le droit du propritaire dansson. tendue la plus large.

    Ce n'est pas seulement un droit de privilge fond sur l'article 2102 duCode Napolon que l'arrt consacre au profit du propritaire, pour tous lesloyers. mme non chus; la cour d'Orlans reconnat encore au propritaire ledroit d'exercer contre le failli ou son syndic une action directe tendant aupayement de tous les loyers chus et de tous les loyers choir, sinon larsiliation immdiate du bail. L'espce dfre la cour impriale prsentaitdes circonstances de fait sur lesquelles s'appuyait vivement le locataire pourrepousser la rsiliation demande, a dfaut de payement, rsiliation dsas-treuse pour la liquidation de sa faillite.

    Le propritaire demandait le payement immdiat de 58,000 francsenviron pour les loyers choir jusqu' la fin du bail. Ce payement etabsorb, s'il et t ralis, au del mme de l'actif de la faillite. Verse auxmains du propritaire . cette somme lui constituait, par son intrt annuel, unavantage considrable.

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    D'autre part, le locataire allguait que si, par le l'ait de sa faillite, il avaitdiminu les srets du propritaire, les srets qui lui restaient taient cepen-dant de nature le mettre l'abri de toute crainte srieuse :

    1 L'immeuble, lou depuis six ans, et pour une dure de vingt annesavait t augment considrablement dans sa valeur vnale ou locative, pardes amliorations dont le chiffre dpassait 20,000 francs;

    2 La valeur totale des locations consenties par le syndic s'levait 5,000francs au lieu de 2,800 fr., montant de la location originaire;

    3 Enfin, un mobilier suprieur au mobilier dit failli, des marchandisesd'une valeur au moins gale celles qui garnissaient l'immeuble pendant lajouissance du failli, taient des garanties suffisantes pour le propritaire.

    Toutes ces considrations. n'ont pas paru la cour de renvoi de nature a

    modifier la solution de la question. La cour a seulement accord un dlai detrois mois au failli et au syndic pour satisfaire la demande de payement ; et, dfaut de ce payement dans ledit dlai, elle a prononc la rsiliation du bail.

    A la suite de cet arrt, qui enlevait au locataire toute esprance d'avenircommercial , celui-ci s'est donn la mort.

    On ne petit mconnatre combien rigoureuse est cette solution pour leslocataires et pour leurs cranciers.

    D'excellents esprits se sont inclins devant cette jurisprudence et ontproclam qu'au pouvoir lgislatif seul il appartenait de remdier a l'exercicepeut-tre excessif du droit du propritaire en modifiant la lgislation sur ce

    point. C'est au lgislateur d'aviser, s'criait M. l'avocat gnral Moreau, un

    vigoureux esprit, celui-l, devant la cour de Paris, en 1862, dans ses remar-quables conclusions; quant nous, organe de la loi existante, il nous suffira dedire :Dura lex,sed lex.

    Nos lois, dit ce propos l'un des jurisconsultes les plus minents denotre poque, M. Mourlon, cit par l'auteur de l'article ; nos lois confrent-elles aux propritaires-locateurs le droit, quand leur locataire fait faillite, des'enrichir ses dpens ou d'achever de le ruiner, quoiqu'ils n'aient le faireaucun intrt lgitime et apprciable ? Si nous posions la question en cestermes, on nous reprocherait sans doute la singularit et l'irrvrence d'un tel

    paradoxe.

    Cependant nous n'inventons rien. Quiconque consentira envisager leschoses dans leur ralit se verra contraint de reconnatre que, sous d'ingnieuxdguisements, la question que nous venons de poser se plaide toits les joursdevant les tribunaux.

    Au reste, laissons parler les faits. De vastes magasins, par exemple, ontt lous pour cinquante annes, au prix annuel de 50,000 francs; le locataire

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    y a apport des meubles et des marchandises en assez grande quantit pourassurer, dans une juste mesure, la tranquillit du propritaire. Il a fait plus : ila, par des dpenses considrables et par le succs mme de ses oprationscommerciales, port trs-haut la valeur locative des lieux qu'il exploite. S'il luiplaisait de cder son bail, ainsi que son titre lui en laisse ou lui en donne ledroit, il lui serait facile de trouver preneur 60,000 francs par chaque anne.Aprs dix ans de prosprit, pendant lesquelles les loyers chus ont t paysau fur et mesure de leurs chances, de fcheux vnements, des impru-dences, si l'on veut, surviennent, qui entranent la faillite du locataire. De l,entre le propritaire d'une part et le failli ou ses cranciers d'autre part, unconflit rgler.

    Je vous laisse le choix~ dit le propritaire : ou payez-moi ds prsenttous mes loyers choir, c'est--dire quarante fois 50,000 francs, ou rsilionsle bail.

    Votre alternative, rpondent les autres cranciers, ne nous laisse aucune

    libert , comment, en effet vous payer sur-le-champ deux millions ? Deuxmillions, c'est plus que l'actif de la faillite. Donc, c'est la ruine du failli et enmme temps la ntre, si la loi nous oblige subit- votre prtention. Si vousaviez un intrt lgitime vous montrer si implacable,. la loi pourrait sansdoute tre entendue dans le sens de l'alternative que vous nous opposez ; mais ne considrer que l'quit, que pouvez-vous prtendre? Des srets rai-sonnables pour le payement de vos, loyers ventuels ? Ces srets, noussommes prts vous les donner. Le droit an bail dont le failli a, d'aprs lesarrangements que vous avez pris avec lui, l'entire et pleine disposition, nousle cderons un tiers qui laissera et mme apportera, dans les lieux lous,autant de meubles et de marchandises qu'il en faudra pour mettre votre intrt l'abri des prils. que vous pouvez justement craindre.

    Prenons, si vous le voulez, une autre combinaison. Un concordat avan-tageux nous est propos ; nous sommes prts l'accepter. Le failli, que nousallons. rtablir la tte de ses affaires, laissera dans les lieux lous tous lesmeubles et toutes les marchandises qui s'y trouvaient lors de sa faillite; simme vous l'exigez, il y apportera de nouveaux objets qui donneront a votregage une tendue qu'il n'a jamais eue, et sur laquelle vous ne pouviez mmepoint compter.

    Nos propositions manquent-elles de justice ? Quel motif honnte vousles petit faire refuser ? Votre gage est-il compromis ? Au lieu de l'amoindrir,nous l'tendons. Or, si aucun pril srieux ne vous menace, si la faillite devotre, locataire ne vous fait aucun prjudice, ou si le dommage qu'elle vouscause est compltement effac, quel but pouvez-vous poursuivre, si ce n'est de

    faire le mal pour le mal, ou de vous enrichir aux dpens d'autrui ? Vous payerds prsent et sans escompte le total de vos loyers choir : ce sera vri-tablement vous payer deux fois aumoins ce (lui pourra vous tre d. Rsilierle bail, ce sera faire passer des mains du failli dans les vtres une portion deson patrimoine, puisque cette rsiliation vous attribuera son prjudice laplus-value locative qu'il a cre, soit par les relations qu'il a tablies entre lepublic et les lieux lous, soit par les travaux qu'il y a excuts. Sachez donc lecomprendre : ce que vous demandez est hors de toute justice.

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    Qu'importe ? rplique le propritaire ; ce que je rclame, la loi me l'ac-corde ; soumettez-vous.

    Cela est douloureux dire, rpond son tour la jurisprudence, mais cequ'il affirme et poursuit est vritablement son droit.

    Le lecteur doit maintenant comprendre la diffrence qui existe entrepossession et PROPRIT 1. C'est de cette dernire seulement que j'ai ditqu'elle est le vol. La proprit, c'est la plus grande question de la socitprsente ; c'est tout. Voil quelque vingt-cinq ans que je m'en occupe, ; maisavant de dire mon dernier mot sur l'institution , je crois utile de rsumer. icimes tudes antrieures.

    2. - Rsum de mes travaux antrieurs sur la proprit.

    Retour la table des matires

    En 1840, lorsque j'ai publi mon premierMmoire sur la proprit, j'ai eusoin de la distinguer de la possession ou simple droit d'user. Quand le droitd'abuser n'existe pas, quand la socit ne le reconnat, pas aux personnes, iln'y a pas, disais-je, de droit de proprit ; il y a simplement droit de posses-sion. Ce que je disais dans mon premier mmoire, je le dis encore aujourd'hui- le propritaire d'une chose, - terre, maison, instrument de travail, matire

    premire ou produit, peu Importe, - peut tre une personne ou un groupe, unpre de famille ou une nation : dans un cas comme dans l'autre, il n'est vrai-ment propritaire qu' une condition c'est d'avoir sur la chose une souverai-net absolue c'est d'en tre exclusivement le matre, dominus c'est que cettechose soit son domaine, dominium.

    Or, en 1810, j'ai ni carrment le droit de proprit. Tous ceux qui ont lumon premier mmoire savent que je le niais pour le groupe comme pourl'individu, pour la nation comme pour le citoyen : ce qui excluait de ma parttoute affirmation communiste ou gouvernementaliste. - J'ai ni le droit deproprit, c'est--dire le droit d'abuser sur toutes choses, mme sur celles quenous appelons nos facults. L'homme n'a pas plus le droit d'abuser de ses

    facults que la socit d'abuser de sa force. M. Blanqui, disais-je en rponse la lettre que cet estimable conomiste venait de m'adresser, reconnat qu'il ya dans la proprit une foule d'abus et d'odieux abus ; de mon ct, j'appelleexclusivement proprit la somme de ces abus. Pour l'un comme pour l'autre,la proprit est un polygone dont il faut abattre les angles; mais, l'oprationfaite, M. Blanqui soutient que la figure sera toujours un polygone (hypothseadmise en mathmatiques, bien qu'elle ne soit pas prouve), tandis que je1 Voir, sur la mme question, de la Capacit politique des classes ouvrires, pages 136 et

    suivantes.

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    prtends, moi, que cette figure sera un cercle. D'honntes gens pourraientencore s'entendre moins. (Prface de la seconde dition, 1841.)

    Comme travailleur, disais-je cette poque, l'homme a incontestablementun droit personnel sur son produit. Mais en quoi consiste ce produit ? Dans laforme ou faon qu'il a donne la matire. Quant cette matire elle-mme, ilne l'a aucunement cre. Si donc, antrieurement son travail, il a eu le droitde s'approprier cette matire, ce n'est pas titre de travailleur, c'est un autretitre. C'est ce qu'a fort bien compris Victor Cousin. Pour ce philosophe, ledroit de proprit n'est pas uniquement fond sur le droit du travail ; il estfond tout la fois sur ce droit et sur le droit antrieur d'occupation. - Sansdoute ! Mais ce dernier droit, qui n'est pas encore celui de proprit, appar-tient tous; et quand M. Cousin reconnat un droit de prfrence au premieroccupant, il suppose que les matires sont offertes tous, qu'elles lie man-quent personne, et que chacun petit se les approprier. Dans cette supposi-tion, je n'hsite pas reconnatre que, postrieurement au travail, le droitpersonnel de possession sur la forme entrane un droit personnel de possession

    sur la matire faonne. Mais, la supposition est-elle d'accord avec les faits?L o la terre ne manque personne, l o chacun peut en trouver gratui-

    tement sa convenance, j'admets le droit exclusif du premier occupant ; maisje ne l'admets qu' titre provisoire. Ds que les conditions sont changes, jen'admets plus que l'galit du partage. Sinon, je dis qu'il y a abus. J'accordebien qu'alors celui qui a dfrich a droit une indemnit pour son travail.Mais ce que je n'accorde pas, c'est, en ce qui touche le sol, que la faon don-ne implique l'appropriation du fonds. Et, il importe de le faire remarquer, lespropritaires ne l'accordent pas plus que moi. Est-ce qu'ils reconnaissent leurs fermiers un droit de proprit mir les terres que ceux-ci ont dfrichesou amliores ?...

    En bonne justice, disais-je dans mon premier mmoire, le partage gal dela terre ne doit pas seulement exister au point de dpart; il faut, pour qu'il n'yait pas abus, qu'il soit maintenu de gnration en gnration. Voil pour lestravailleurs des industries extractives. Quant aux attires industriels, dont galit de travail les salaires doivent tre gaux ceux des premiers, il fautque, sans occuper la terre, ils aient la jouissance gratuite des matires dont ilsont besoin dans leurs industries; il faut qu'en payant avec leur propre travail,ou, si l'on aime mieux, avec leurs produits, les produits des dtenteurs dufonds, ils ne payent que la faon donne par ceux-ci la matire ; il faut quele travail seul soit pay par le travail, et que la matire soit gratuite. S'il en estautrement, si les propritaires fonciers peroivent une rente leur profit, il y aabus.

    Excdant de la valeur du produit brut sur celle des frais de production,parmi lesquels doit tre compris, avec le salaire du cultivateur, le rembourse-ment ou amortissement des dpenses faites dans l'exploitation, la rente fon-cire, - je l'appelais fermage en 1840, - existe tout aussi bien pour lepropritaire lorsqu'il cultive lui-mme que lorsqu'un fermier cultive sa place.Par elle, les manufacturiers sont, ainsi que les cultivateurs non propritaires,exclus du partage de la terre, de la jouissance gratuite de la matire, des forcesnaturelles non cres par l'homme. Ils ne peuvent en jouir qu'onreusement,avec la permission des propritaires fonciers, auxquels ils cdent, pour avoir

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    cette permission, une part de leurs produits ou de leurs salaires. Qu'ils la leurcdent directement ou indirectement, peu importe; la rente foncire est unimpt peru par les propritaires fonciers sur tous les salaires, y compris lesleurs. Et comme cet impt n'est pas la rmunration d'un travail, comme il estautre chose que l'amortissement des dpenses faites sur la terre, je l'appelleaubaine.

    Suivant Ricardo, Mac-Culloch et Mill, le fermage proprement dit n'estautre chose que l'excdant du produit de la terre la plus fertile sur le produitdes terres de qualit infrieure; en sorte que le fermage ne commence a avoirlieu sur la premire que lorsqu'on qu'on est oblig, par l'accroissement depopulation, de recourir la culture des secondes... Comment des diffrentesqualits du terrain peut-il rsulter un droit sur le terrain ?... Si l'on s'tait borna dire que la diffrence des terres a t l'occasion du fermage, mais non qu'elleen a t la cause, nous aurions recueilli de cette simple observation unprcieux enseignement: c'est que l'tablissement du fermage aurait eu sonprincipe, dans le dsir de l'galit. En effet, si le droit de tous les hommes la

    possession des bonnes terres est gal, nul ne petit, sans indemnit, tre con-traint de cultiver les mauvaises. Le fermage, d'aprs Ricardo, Mac-Culloch etMill, aurait donc t un ddommagement ayant pour but de compenser lesprofits et les pertes. Quelle consquence pouvaient-ils en dduire en faveur dela proprit ?....

    Qu'ai-je surtout attaqu en 1840 ? Le droit d'aubaine, ce droit tellementinhrent, tellement intime a la proprit, que l o il n'existe pas, la propritest nulle.

    L'aubaine, disais-je, reoit diffrents noms, selon les choses qui la pro-duisent : fermage pour les terres; loyer pour les maisons et les meubles ; rentepour les fonds placs perptuit ; intrt pour l'argent ; bnfice, gain, profit

    (trois choses qu'il ne faut pas confondre avec le salaire ou prix lgitime dutravail) pour les changes... La Constitution rpublicaine (le 1793, qui a dfinila proprit : Le droit de jouir du fruit de son travail, s'est trompegrossirement;elle devait dire : La proprit est le droit de jouir et de disposera son gr du bien d'autrui, du fruit de l'industrie et du travail d'autrui.

    En France, vingt millions de travailleurs, rpandus dans toutes les bran-ches de la science, de l'art et de l'industrie, produisent toutes les choses utilesa la vie de l'homme ; la somme de leurs journes gale, chaque anne, par hy-pothse, 20 milliards ; mais cause du droit de proprit et de la multitudedes aubaines, primes, dmes, intrts, pots-de-vin, profits, fermages, loyers,rentes, bnfices de toute nature et de toute couleur, les produits sont estimspar les propritaires et les patrons 25 milliards : qu'est-ce que cela veut dire?Que les travailleurs qui sont obligs de racheter ces mmes produits pourvivre doivent payer 5 ce qu'ils ont produit pour 4, ou jener de cinq joursl'un.

    La premire consquence de ce bnfice, c'est, en rendant la concurrenceuniverselle impossible, de dtruire l'galit des salaires entre les diverses pro-fessions ou fonctions sociales, et, en la dtruisant, de crer une divisionirrationnelle de ces fonctions. La division des travailleurs en deux classes,celle des manuvres et celle des ingnieurs, celle des dirigs et celle des

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    dirigeants, est tout la fois irrationnelle et injuste. L'ingalit des salairesentre les diverses fonctions sociales est injuste, puisque ces fonction-, sontgalement utiles, et que par leur division nous sommes tous associes dans laproduction.

    Personne ne peut dire qu'il produit seul. Le forgeron, le tailleur, le cordon-nier, etc., etc., cooprent avec le cultivateur au labourage de la terre, de mmeque le cultivateur coopre la fabrication de leurs produits. Le manuvre estcooprateur dans le travail de l'ingnieur, comme celui-ci est cooprateur dansle sien.

    En affirmant dans mon premier mmoire qu'a galit de travail, les salairesdoivent tre gaux entre toutes les professions, j'avais oubli de dire deuxchoses : la premire, que le travail se mesure en raison compose de sa dureet de son intensit ; la seconde, qu'il ne faut comprendre dans le salaire dutravailleur ni l'amortissement de ses frais d'ducation et du travail qu'il a faitsur lui-mme comme apprenti non pay, ni la prime d'assurance contre les

    risques qu'il court, et qui sont loin d'tre les mmes dans chaque profession :risques de chmage et de dclassement, d'infirmit et de mort ; ce dernierrisque, parce que le pre de famille doit pourvoir, mme aprs sa mort, l'existence de sa femme-et de ses enfants mineurs.

    J'ai rpar ces divers oublis dans mon second Mmoire (1841), dansl'Avertissement aux propritaires (1842) et dans la Crationde l'ordre (1843). Pour tablir l'galit entre les hommes, disais-je M. Blanqui dans monsecond Mmoire, il suffit de gnraliser le principe des socits d'assurance,d'exploitation et de commerce. Dans les socits d'exploitation et de com-merce, - tous les comptables sont l pour l'affirmer, - le droit d'aubaine nes'exerce que contre l'tranger ; il ne s'exerce pas plus contre l'associ rel quecontre les associs fictifs : capital, caisse, portefeuille, matires premires,

    marchandises diverses. Lorsqu'un associ, fictif ou rel, subit une perte, cetteperte est porte, comme le bnfice, au compte de tous.

    Chose contradictoire, et sur laquelle j'ai eu soin d'appuyer diverses repri-ses : si nous nous traitons tous en trangers, c'est--dire en ennemis commepropritaires, nous ne manquons jamais de nous traiter en associs commetravailleurs changistes. Est-ce,qu'en changeant nos produits contre les siens,nous n'indemnisons pas le fermier du fermage qu'il paye au propritaire de saterre l'emprunteur, de l'intrt qu'il paye son crancier le commerant etl'industriel, des loyers qu'ils payent aux propritaires de leurs magasins et deleurs ateliers ? - Supprimons toutes les aubaines par lesquelles nous faisonsactes de propritaires ; et ipso facto nous sommes tous associs ; pour assurerla perptuit de l'association, nous n'avons plus qu' l'organiser en crantcollectivement un certain nombre d'institutions de mutualit : assurancesmutuelles, crdit mutuel, etc.

    Lorsque le travailleur fait entrer dans son salaire apparent une primed'assurance contre les risques spciaux qu'il court, c'est celui qui consomme leproduit de son travail qui la paye. En changeant produits contre produits,plus gnralement services contre services, tous s'assurent rciproquementcontre leurs risques respectifs ; et, comme ce sont ceux qui courent les plusgrands risques qui reoivent les plus fortes primes, on petit dire que la socit

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    ou association universelle des travailleurs a pour but de raliser l'galit dessalaires. Que les aubaines soient supprimes ; que toutes les primes soientverses des socits corporatives d'assurance mutuelle; et, sans que la chari-t, toujours insuffisante parce qu'elle est inorganique, au besoin d'intervenir,les salaires seront gaux entre toutes les professions. S'ils ne le sont pas alors,c'est que les primes auront t mal calcules. Mais la statistique tant ainsiorganise, les rectifications ne se feront pas longtemps attendre. On n'aurajamais sans doute une galit absolue ; mais, par une srie d'oscillations dontl'amplitude diminuera de plus en plus, on s'en rapprochera progressivement ;et l'galit approximative sera bientt un fait.

    Supposons maintenant, pour fixer les ides, une profession qui compterait115 travailleurs, savoir 100 compagnons, tous capables de crer des produitsde mme qualit, et 15 apprentis. Ces derniers devraient-ils, travail gal,recevoir le mme salaire que les premiers? Je ne l'ai jamais affirm. Les 100compagnons devraient-ils gagner, travail gal, le mme salaire que ceux desautres professions si, d'aprs le chiffre de la population, l'tat des besoins et

    celui de l'industrie, 98 suffisaient ? En aucune faon. J'ai toujours dit, notam-ment dans la Cration de l'ordre, que c'tait aux consommateurs a avertir eux-mmes les travailleurs de chaque profession lorsque leur nombre dpassait laproportion normale. J'ai dit seulement que, dans une socit bien organisel'avertissement pouvait tre donn autrement que par une diminution desalaire ; et que cette diminution, qui est un acte de guerre, ne devait tre faitequ'en cas d'obstination des travailleurs avertis.

    J'ai dit que, dans tous les cas, c'taient les travailleurs qui devaient faireeux-mmes la police intrieure de leur profession et se rduire au nombrenormal ; - que cette rduction impliquait de toute ncessit la ngation descorporations fermes; - que la police intrieure des professions ne devait trefaite par la guerre, ou ce qu'on appelle aujourd'hui la concurrence, que dans

    les cas o elle n'aurait pu se faire l'amiable ; - qu' ce titre les travailleursd'une mme profession devaient s'organiser en une socit d'assurance mutu-elle l'effet d'indemniser ceux d'entre eux dont l'intrt social exigerait ledclassement.

    J'ai dit qu'une fois en nombre normal dans chaque profession, les compa-gnons capables de crer des produits de mme qualit n'avaient, plus sedisputer les commandes: celles-ci se partageant ncessairement entre euxd'une manire gale, si, tant par exemple au nombre de 1,000, ils taientgalement capables de satisfaire chacun au millime de la commande. J'ai ditque si quelques-uns d'entre eux, par exemple 100, avaient alors la force et lavolont d'excuter chacun un dix millime au del du millime, ce serait unepreuve que la corporation contient 10 compagnons de trop, et que le nombre

    de ces compagnons doit tre rduit de 1,000 990 ; ce qui sort de l'hypothse.

    J'ai donc eu le droit d'affirmer que l'ingalit des salaires entre les travail-leurs d'une mme profession n'est possible, lorsqu'ils sont en nombre normal ,que si quelques-uns d'entre eux ne veulent pas ou ne peuvent pas suffire lacommande totale divise par ce nombre. S'ils ne le veulent pas, s'ils se conten-tent d'un salaire infrieur, la justice est satisfaite. S'ils ne le peuvent pas, s'ilssont incapables de gagner, dans la profession qu'ils ont embrasse, un salaire

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    peu prs gal celui des autres, ce sont ou des infirmes,ou des travailleursmal classs.

    Les infirmes, c'est--dire ceux qui sont ns ou qui sont devenus incapablesde gagner, non pas seulement dans une ou plusieurs professions, - auquel casils ne seraient que des travailleurs mal classs,- mais dans toutes, un salaireapproximativement gal celui des autres, doivent tre indemniss par l'assu-rance mutuelle contre le risque d'infirmit, au moyen de primes payes par lespres de famille pour leurs enfants ns ou natre, et par les travailleurs poureux-mmes. Avec le principe de mutualit, qui a toujours t le mien, et quidfie toutes les attaques, parce qu'il est un corollaire de la justice, la charitest inutile, ou, si l'on aime mieux, elle est redevenue justice, en tant organi-se d'une manire intelligente et intelligible.

    Les travailleurs mal classs n'attestent qu'une chose : la mauvaise organi-sation de la socit et de l'enseignement professionnel. Lorsqu'ils sont, trsnombreux,ils attestent surtout l'extrme ingalit des fortunes, consquence

    du droit d'aubaine, qui permet rarement au fils du pauvre d'embrasser laprofession qui lui convient le mieux, et qui fait rechercher au fils dit riche desprofessions qui ne lui conviennent pas du tout.

    Que les citoyens cessent de reconnatre le droit d'aubaine, qu'ils organisentla cit d'aprs les donnes de la justice et de la science, et il n'y aura plus unseul travailleur mal class ; tous gagneront, travail gal, des salaires a peuprs gaux.

    Vous oubliez, objectait-on, que tous les travailleurs d'une mme profes-sion ne sont pas galement capables de crer des produits de mme qualit.Aux saint-simoniens et phalanstriens, qui me faisaient cette objection, jerpondais dans l'Avertissement aux propritaires : Tout talent fortement

    prononc donne lieu une division dans le travail, en un mot, unefonction.Cetalent tombe sous la loi d'galit dans les changes, formule par AdamSmith. Le cordonnier qui a appris en quelques mois fabriquer des souliersde pacotille veut-il essayer de faire des chaussures de qualit suprieure : ilgagnera moins que. l'ouvrier dont l'apprentissage a t complet, encyclo-pdique; et cela est de toute justice, puisqu'il n'est qu'apprenti, ignorant de sonmtier. Mais qu'il se dcide ne faire que des souliers de pacotille, et sonsalaire rel, c'est--dire son salaire apparent, diminu de l'amortissement deses frais d'apprentissage, sera le mme que le salaire rel des cordonniers del'autre profession. Faites la dduction des aubaines et de leurs consquences ;vous verrez qu'il en est ainsi dans la socit actuelle.

    Il y a, dit-on, de bons et de mchants. artistes, qui pourtant dpensent dansl'exercice de leur art autant de temps et d'argent les tins que les autres :travailleurs bien classs et travailleurs mal classs. Je renvoie, du reste, -laquestion du salaire des artistes l'analyse que je ferai plus loin de mes travauxsur la proprit littraire et artistique.

    En attaquant la proprit, j'avais eu soin, ds 1840, de protester, au nom dela libert, contre le gouvernementalisme aussi bien que contre le commu-nisme. L'horreur de la rglementation a toujours t chez moi la plus forte; j'aieu ds le dbut en abomination l'omnipotence centrale, monarchique, quand je

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    me suis dit anarchiste. En 1848, je me suis dclar oppos aux ides gouver-nementales du Luxembourg. J'ai lou le gouvernement provisoire de sa rser-ve en matire de rformes sociales, et j'ai depuis dclar maintes fois que cetterserve, tant reproche, tait un titre d'honneur mes yeux. Mon antipathiepour le principe d'autorit n'a pas faibli. Depuis dix ans, l'tude de l'histoire,faite mes instants de loisir, m'a prouv que l tait la plaie des socits. Lepeuple n'a pas t communiste en France en 1848, ni en 89, ni en 93 ou 96 ; iln'y a eu qu'une poigne de sectaires. Le communisme, qui fut le dsespoir despremiers utopistes, le cri d'anantissement de l'vangile, n'est chez nousqu'une mprise de l'galit.

    La libert, c'est le droit qui appartient a l'homme d'user de ses facults etd'en user comme il lui plat. Ce droit ne va pas sans doute jusqu' celuid'abuser. Mais il faut distinguer deux genres d'abus : le premier comprenanttous ceux dont l'abusantsubit seul les consquences; le second comprenanttous les abus qui portent atteinte au droit des autres (droit la libert et droit l'usage gratuit de la terre ou des matires). Tant que l'homme n'abuse que

    contre lui-mme, la. socit n'a pas le droit d'intervenir; si elle intervient, elleabuse. Le citoyen ne doit avoir ici d'autre lgislateur que sa raison ; ilmanquerait au respect de lui-mme, il serait indigne, s'il acceptait ici une autrepolice que celle de sa libert. Je dis plus : la socit doit tre organise de tellesorte que, les abus du second genre y tant de plus en plus impossibles, elle aitde moins en moins besoin d'intervenir pour les rprimer. Sinon, si elle serapproche progressivement du communisme, au lieu de se rapprocher del'anarchie ou gouvernement de l'homme par lui-mme, (en anglais : self-government), l'organisation sociale est abusive.

    Ainsi, je ne me bornais pis protester contre les abus que les citoyens, prisindividuellement, peuvent faire de la terre ou des matires dont ils sont lesdtenteurs; je protestais non moins nergiquement contre les abus que, sous le

    nom d'tat ou sous celui de socit, peuvent en faire ces mmes citoyens priscollectivement.

    Donc, me disais-je en 1844, pas de possession rglemente. Pourvu qu'ilait pay les salaires de ceux qui ont donn avant lui une forme, une faon, uneutilit nouvelle aux matires dont il est le dtenteur, le manufacturier doit trelibre de consommer ces matires sa guise. Il y a plus ! il doit tre libre derefuser la vente de ses produits au-dessous du prix qui lui plait. Ce n'est pas entablissant le maximum que la socit dtruira les profits du commerce; cen'est pas en interdisant les prts usuraires qu'elle dtruira l'intrt : c'est enorganisant dans son sein des institutions de mutualit.

    Ces institutions une fois cres, quelle diffrence y aura-t-il, relativement

    aux biens-meubles, entre la proprit et la possession non rglemente?Aucune.

    Si, comme l'intrt des capitaux et les profits du commerce, la rente fon-cire tait un pur produit de l'gosme des personnes, si elle ne rsultait pasencore et surtout de la nature des choses, de la diffrence de fertilit des terreset du chiffre de la population, il ne serait pas impossible de l'annuler par desinstitutions de mutualit. Dans ce cas, je dirais de la proprit foncire ce queje dis dj de la proprit mobilire : qu'elle peut devenir irrprochable sans

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    cesser de satisfaire la dfinition qu'en donnent les jurisconsultes. Mais ceque je comprends parfaitement, et que je ne dois pas oublier en cherchant rsoudre le problme de la proprit foncire, c'est que la libert des travail-leurs doit tre aussi grande dans les industries extractives que dans lesindustries manufacturires.

    Le manufacturier a-t-il besoin, pour tre industriellement et commerciale-ment libre, d'tre propritaire de la maison ou de l'appartement qu'il habiteavec sa famille, de l'atelier dans lequel il travaille, du magasin o il conserveses matires premires, de la boutique o il expose ses produits, du terrain surlequel maison d'habitation, atelier, magasin et boutique ont t construits? Euaucune faon. Pourvu qu'il obtienne un bail assez long pour lui laisser letemps de retrouver l'amortissement intgral des capitaux qu'il a dpenss danssa location, et qu'en raison de la nature des choses il ne peut emporter avec lui la fin de son bail, le manufacturier jouit, quoique locataire, d'une libertsuffisante.

    Le cultivateur qui exploite une terre titre de fermier jouit-il d'une galelibert? videmment non, puisqu'il ne peut, sans l'autorisation expresse dupropritaire, transformer un vignoble en fort, en prairie, en terre a bl, enfruitier, en potager, ou rciproquement. Si la diffrence des terres tait telleque de semblables transformations fussent toujours absurdes, la libert indus-trielle du fermier serait suffisante : l'appropriation personnelle des terresarables, des prairies, des forts, des vignobles, des fruitiers et des potagersn'attrait pas plus de raison d'tre que celle des rivires et des canaux, des pontset des routes, des mines et des chemins de fer.

    Ainsi, quand on fait abstraction de la rente, ou, plus exactement, de ceuxqui en profitent, la proprit foncire se justifie par la ncessit de laisser aucultivateur une libert gale celle du manufacturier. Mais elle ne se justifie

    plus ds que la possession existe sans la proprit, et la proprit sans lapossession, ds que le propritaire et le cultivateur sont deux personnesdiffrentes.

    D'un autre ct, - et c'est l une des antinomies ou contre-lois de la propri-t foncire, - si l'on fait abstraction de la libert du cultivateur, libert quin'est pas entire lorsqu'il est simplement fermier, le propritaire oisif remplitvis--vis de lui une fonction justicire. Comment ? En commenant par enle-ver au fermier pendant toute la dure de son bail la rente ci laquelle il n'a pasplus droit que les autres citoyens j en lui enlevant ensuite la plus-value qu'ilpeut avoir donne cette rente et qu'il serait tent de s'attribuer.

    Le fermier qui s'engage payer une certaine rente annuelle au propritaire

    foncier n'a-t-il pas valu par avarice les dpenses de toutes sortes qu'il aura faire sur la terre pendant toute la dure de son bail ? N'a-t-il pas calcul qu'ilretrouverait dans le prix marchand de ses rcoltes l'amortissement intgral detoutes ces dpenses en mme temps que la juste rmunration de soit travail?J'avoue que le propritaire foncier, qui n'a pas fait ces dpenses, et qui rentre la fin du bail dans la possession d'une terre amliore, d'une terre qui peut luirapporter sans travail une plus forte rente,- n'a pas plus de droit que le fermier profiter de cette plus-value. J'avoue que si j'tais forc de choisir entre lepropritaire oisif et le fermier travailleur, je n'hsiterais pas me prononcer

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    pour celui-ci. Mais le fermier qui a bien calcul n'a pas plus droit la plus-value de la rente, lorsqu'il a contribu la crer par son travail, que lorsque lasocit l'a cre par le progrs de sa population, par l'ouverture d'une routenouvelle d'un pont, d'un canal, d'un chemin de fer. Le propritaire oisif n'acertainement aucun droit garder la plus-value pour lui-mme; mais ilaccomplit un acte de justice en l'enlevant au fermier, dont la socit a pay letravail.

    Ainsi, disais-je en 1846 dans le Systme des Contradictions conomi-ques, la proprit vient la suite du travail pour lui enlever tout ce qui, dans leproduit, dpasse les frais rels. Le propritaire remplissant un devoir mystiqueet reprsentant vis--vis du colon la communaut, le fermier n'est plus, dansles prvisions de la Providence, qu'un travailleur responsable, qui doit rendrecompte la socit de lotit ce qu'il recueille en sus de son salaire lgitime; etles systmes de fermage et mtayage, baux cheptel, baux emphytotiques,etc., sont les formes oscillatoires du contrat qui se passe alors, -tu nom de lasocit, entre le propritaire et le fermier. La rente, comme toutes les valeurs,,

    est assujettie l'offre et la demande ; mais, comme toutes les valeurs aussi,la, rente a sa mesure exacte, laquelle s'exprime par la totalit du produit, d-duction faite des frais de production.

    Par essence et destination, la rente est donc un instrument de justicedistributive, l'un des mille moyens que le gnie conomique met en oeuvrepour arriver l'galit. C'est un immense cadastre excut contradictoiremententre les propritaires et les fermiers, sans collusion possible, dans un intrtsuprieur, et dont le rsultat dfinitif doit tre d'galiser la possession de laterre entre les exploiteurs du sol et les industriels. La rente, en un mot, estcette loi agraire tant dsire, qui doit rendre tous les travailleurs, toits leshommes, possesseurs gaux de la terre et de ses fruits. Il ne fallait pas moinsque cette magie de la proprit pour arracher au colon l'excdant du produit

    qu'il ne peut s'empcher de regarder comme sien, et dont il se croit exclusi-vement l'auteur. La rente, ou pour mieux dire la proprit, a bris l'gosmeagricole et cr une solidarit que nulle puissance, nul partage de la terren'aurait fait natre. Par la proprit, l'galit entre tous les hommes devient d-finitivement possible ; la rente, oprant entre les individus comme la douaneentre les nations, toutes les causes, tous les prtextes d'ingalit disparaissent,et la socit n'attend plus que le levier qui doit donner l'impulsion ce mou-vement. Comment au propritaire mythologique succdera le propritaireauthentique? Comment, en dtruisant la proprit, les, hommes deviendront-ils tous propritaires? Telle est dsormais la question rsoudre, mais ques-tion insoluble, sans la rente.

    Car le gnie social ne procde point la faon, des idologues et par des

    abstractions striles... Il personnifie et ralise toujours ses ides; son systmese dveloppe en une suite d'incarnations et de faits, -q pour constituer lasocit, il s'adresse toujours l'individu. Il fallait rattacher l'homme a la terre :le gnie social institue la proprit. Il s'agissait ensuite d'excuter le cadastredu globe : au lieu de publier son de trompe une opration collective, il metaux prises les intrts individuels, et de la guerre du colon et du rentier rsultepour la socit le plus impartial arbitrage. A prsent, l'effet moral de la pro-prit obtenu, reste faire la distribution de la rente... Une simple mutualitd'change, aide de quelques combinaisons de banque, suffira...

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    L'expression tait impropre. Dans ma pense, il fallait encore autre chose:il fallait l'application l'intrieur du principe de la balance du commerce.

    Ce principe, avais-je dit dans le mme ouvrage, rsulte synthtique-ment : 1 de la formule de Say : Les produits ne s'achtent qu'avec des pro-duits, formule dont M. Bastiat a fait ce commentaire, et dont le premierhonneur revient Adam Smith :Larmunration ne se proportionne pas auxUTILITS que le producteur porte sur le march, mais au TRAVAILINCORPOR dans ces utilits; - 2de la thorie de la rente de Ricardo...

    L'GAL CHANGE, que la proprit et l'conomie politique repoussentavec une mme ardeur de l'industrie prive, tous les peuples ont t d'accordde le vouloir, lorsqu'il s'est agi d'changer entre eux les produits de leurs terri-toires. Alors ils se sont considrs les uns les autres comme autant d'indi-vidualits indpendantes et souveraines, exploitant, selon l'hypothse deRicardo, des terres de qualits ingales,mais formant entre elles, selon l'hypo-

    thse des socialistes, pour l'exploitation dit globe, une grande compagnie dontchaque membre a droit. de proprit indivise sur la totalit de la terre.

    Et voici comment ils ont raisonn.

    Les produits ne s'achtent qu'avec des produits, c'est--dire que leproduit doit tre en raison, non pas de son utilit, mais du travail incorpordans cette utilit. Si donc, par l'ingale qualit du sol, le pays A donne 100 deproduit bruit pour 50 de travail, tandis que le pays B ne donne que 80, doitbonifier B 10 p. 100 sur toutes ses rcoltes.

    Cette bonification, il est vrai, n'est exige qu'au moment de l'change,ou, comme l'on dit, a l'importation ; mais le principe subsiste...

    En publiant, dans les derniers mois de 1846, le Systme des Contradictionsconomiques, ou Philosophie de la misre, j'annonais mes lecteurs unnouvel ouvrage : Solution progressive du problme social. Les vnements de1848 ne m'ont pas permis de l'achever. C'est seulement en 1850, dans l'Idegnrale de la Rvolution au dix-neuvime sicle, quej'ai expliqu commentj'entendais la liquidation de la proprit foncire en tant que proprit-vol;car, le. lecteur doit l'avoir compris, je n'avais pas cess un seul instant de lavouloir en tant que proprit-libert. C'est, du reste, ce que j'ai rappel en1849 dans ce passage des Confessions d'un Rvolutionnaire :

    Dans mes premiers mmoires, attaquant de front l'ordre tabli, je disais,

    par exemple : La proprit,c'est le vol ! Ils'agissait de protester, de mettrepour ainsi dire en relief le nant de nos institutions. Je n'avais point alors am'occuper d'autre chose. Aussi, dans le mmoire o je dmontrais, par A plusB, cette tourdissante proposition, avais-je soin de protester contre touteconclusion communiste.

    Dans le Systme des Contradictions conomiques, aprs avoir rappel etconfirm ma premire dfinition, j'en ajoute une toute contraire, mais fonde

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    sur des considrations d'un autre ordre, qui ne pouvaient ni dtruire la pre-mire argumentation, ni tre dtruites par elle : La proprit, c'est lalibert!

    La proprit, c'est le vol; la proprit, c'est la libert : ces deux proposi-tions sont galement dmontres et subsistent l'une ct de l'autre dans leSystme des Contradictions... Laproprit paraissait donc ici avec sa raisond'tre et sa raison de non tre.

    Habitu aux longues tudes, aux patientes recherches, aux mres dlibra-tions, je fus tout d'abord abasourdi par l'avnement de la Rpublique et par laquantit des problmes qui se posaient du seul fait de cet avnement. Sollicitde prendre part la discussion quotidienne et de travailler dans le journalisme,j'opposai mon incomptence, l'impossibilit pour moi d'improviser, le prilde parler trop la hte devant un public passionn, sur des questions mal la-bores. Comme Branger, qui refusait le mandat de dput par la raison qu'il

    n'avait pas fait d'tudes spciales pour tre reprsentant, je ne me croyais pas la hauteur de la mission qu'on voulait me confer, d'enseigner le peuple au jourle jour. Pourtant enfin je me dcidai; je ne fus pas longtemps m'apercevoirde la vrit du proverbe : il n'y a que le premier pas qui cote.

    Les lecteurs d'alors ne demandaient pas des solutions longuement, savam-ment motives par l'tude de l'histoire, de la justice, du droit; ils voulaient dessolutions pratiques ralisables au jour le jour : la Rvolution en projets de lois,articles par articles, selon une expression du temps.

    Ma fameuse proposition du 31 juillet, d'un impt du ,tiers sur le revenu, unsixime au profit du fermier ou locataire, un sixime au profit de la nation, nedoit pas mme tre considre comme une application de mes principes. ils'agissait, ne l'oublions pas, de solutions immdiates, au jour le jour. Dans lacrise qui frappait toutes les formes de la production, agriculture, industriemanufacturire, commerce, la rente restait intacte, inviolable, inviole; lesproduits agricoles tombaient de moiti, le fermage ne baissait pas ; les locatai-res voyaient leurs salaires rduits de 50 p. 100; le propritaire n'acceptait pasde rduction sur le loyer; les impts avaient t augments des fameux 45centimes, et le rentier de l'tat touchait intgralement ses arrrages ; il lestouchait mme par anticipation. En rsum, le travail produisait moiti moinset payait tout autant au droit d'aubaine. Celui-ci, en recevant autant que par lepass, achetait les produits moiti moins cher. La Rpublique tait court deressources. C'est alors que je lis ma proposition d'impt. En abandonnant untiers de son revenu, le propritaire domanial tait encore moins affect par la

    crise que la moyenne des travailleurs. La perception de l'impt tant confie la diligence du dbiteur, il n'en cotait l'tat ni frais de contrle, ni frais derecette. Le dgrvement d'un sixime au profit du locataire. et fermier taitune compensation arrivant juste qui de droit, sans qu'il en cott un son aufisc ; le gouvernement enfin trouvait une ressource considrable, d'une rali-sation aussi facile que certaine.

    Malgr le scandale qu'on a fait autour de ma proposition et des dveloppe-ments que je lui ai donns, je persiste dire que j'avais trouv une solution de

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    circonstance irrprochable, d'une efficacit complte; et que tous les exp-dients de dtail, imagins alors et depuis, ont branl l'institution de propritplus que mon projet, sans nous sortir de la crise. Dire que j'attendais du succsde ma proposition la solution du problme de la proprit, serait absurde. Jevisais alors des solutions d'ensemble, dont le plan se trouve esquisse dansl'Ide gnrale de la Rvolution au dix-neuvime sicle.

    La libert du travailleur agricole tant, au point de vue conomique, laseule raison d'tre de la proprit foncire, je devais naturellement me deman-der: Comment la socit peut-elle aider les travailleurs agricoles remplacerles propritaires oisifs ? A quoi je rpondais : En organisant le crdit foncier.

    Un jeune paysan, entrant en mnage, dsire acheter un fonds : ce fondsvaut 10,000 francs.

    Supposons que ce paysan, avec la dot de sa femme, un coin d'hritage,quelques conomies, puisse faire un tiers de la somme : la Banque foncire,

    sur un gage de 15,000 francs, n'hsitera pas lui en prter 10,000, rembour-sables par annuits.

    Ce sera donc comme si, pour devenir propritaire d'une proprit de10,000 francs, le cultivateur ni avait qu en payer la rente pendant quinze,vingt ou trente annes. Cette fois, le fermage n'est perptuel ; il s'imputeannuellement sur le prix de la chose; il vaut titre de proprit. Et, comme leprix de l'immeuble ne peut pas s'lever indfiniment, puisqu'il n'est autrechose que la capitalisation au vingtuple, trentuple ou quarantuple de la partiedu produit qui excde les frais de labourage, il est vident que la proprit nepourra plus fuir le paysan. Avec la Banque foncire, le fermier est dgag;c'est le propritaire qui est pris. Comprenez-vous maintenant pourquoi lesconservateurs de la Constituante n'ont pas voulu du Crdit foncier ?...

    Je m'loignerais trop de la question spciale de la proprit si j'expliquaiscomment la Banque foncire peut tre leste de capitaux remboursables longternie, avec ou sans prime remplaant l'intrt. Le Crdit foncier, tel qu'ilexiste aujourd'hui, agirait, quoique avec trop de lenteur, dans le sens de laRvolution - la substitution du travailleur l'oisif comme propritaire, - s'ilne faisait d'avances qu'au travail.

    Le premier devoir du Crdit foncier, c'est d'aider le cultivateur non pro-pritaire devenir propritaire, de mme que le premier devoir de la Banquede France est d'escompter les effets de commerce. S'il reste ensuite au Crditfoncier des capitaux disponibles, il ne doit les avancer que pour l'amliorationdes proprits sur lesquelles il prend hypothque.

    Aujourd'hui, le Crdit foncier fait tout le contraire. Il agit comme un mont-de-pit. A celui qui offre un gage valu 100,000 francs, il en prte 60,000,sans s'inquiter de la destination de son prt. D'o il rsulte: 1 qu'en fait, lepropritaire cultivateur, comme emprunteur au Crdit foncier, est l'exception,ainsi qu'en tmoignent tous les comptes rendus ; 2que les emprunteurs, quipaient l'institution une annuit de 6 p. 100, n'ont d'autre souci que de trouverdans des spculations de bourse, de terrains ou de marchandises, un bnficeannuel suprieur. il en est du Crdit foncier comme de la Banque de France,

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    lorsqu'elle fait des avarices sur dpt de titres : les deux institutions ne serventici qu' favoriser les agioteurs et les accapareurs. Toutes deux doivent trervolutionnes, c'est--dire radicalement rformes.

    Supposons maintenant que, le crdit gratuit, ou crdit sans intrt, tantorganis aussi bien pour les prts longue chance que pour les prts courte chance, tous les travailleurs agricoles aient fini par acqurir la pro-prit de la terre. Les autres travailleurs, se faisant concurrence, leur vendrontleurs produits prix cotant. Quelques-uns pourront raliser des bnfices,tandis que les autres subiront des pertes. Mais, alors mme que ces travail-leurs n'auraient pas organis entre eux une socit d'assurance mutuelle contreles risques commerciaux, le prix marchand des produits manufacturs serglera toujours sur la moyenne des profits et des pertes.

    En sera-t-il de mme des produits agricoles? videmment non. Ricardo l'admontr satit : le prix de ces produits est rgl par leurs frais de produc-tion sur les terres les moins fertiles. S'il descendait et restait au-dessous,

    celles-ci ne seraient pas cultives. Abstraction faite des propritaires de cesterres, les cultivateurs propritaires percevraient donc sur les travailleursmanufacturiers une aubaine plus ou moins forte, selon le plus ou moins defertilit de leurs terres. Qu'exigerait alors la justice ? Que le prix marchanddes produits agricoles soit rgl par leurs frais de production sur les terrainsde qualit moyenne, et, par voie de consquence, que les propritaires desterrains de qualit infrieure soient indemniss de faon obtenir un salairelgitime. Par qui devraient-ils tre indemniss? Poser la question, c'est larsoudre: par les propritaires des terres de qualit suprieure. Alors, et alorsseulement, la rente foncire sera quitablement rpartie entre tous les ci-toyens, quelle que soit la profession qu'ils exercent. Alors, et alors seulement,sans que la proprit-libertait reu la moindre atteinte,la proprit-vol auradisparu. - Il va sans dire que, dans cette intressante hypothse, l'impt fon-

    cier deviendrait une criante injustice. Aussi avais-je soin de dire, dans l'Idegnrale de la Rvolution au dix-neuvime sicle, que cet impt devrait trealors aboli.

    Tous les socialistes, disais-je dans le mme ouvrage, Saint-Simon ,Fourier, Owen, Cabet, Louis Blanc, les Chartistes, ont conu l'organisationagricole de deux manires : ou bien le laboureur est simplement ouvrier asso-ci, d'un grand atelier de culture, qui est la commune, le phalanstre; ou bien,la proprit territoriale tant rappele l'tat, chaque cultivateur devient lui-mme fermier de l'tat, qui seul est propritaire, seul rentier. Dans ce cas, larente foncire compte au budget, et peut mme le remplacer intgralement.

    Le premier de ces systmes est la fois gouvernemental et communiste ;par ce double motif, il n'a aucune chance de succs. Conception utopique,mort-ne....

    Le second systme semble plus libral.... J'avoue pour mon compte queje me suis longtemps arrt cette ide, qui fait une certaine part la libert,et laquelle je ne trouvais ci reprocher aucune irrgularit de droit. Toutefois,elle ne m'a jamais compltement satisfait. J'y trouve toujours un caractred'autocratie gouvernementale qui me dplat; je vois une barrire la libertdes transactions et des hritages ; la libre disposition du sol enleve celui qui

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    le cultive, et cette souverainet prcieuse, ce domaine minent, comme disentles lgistes, de l'homme sur la terre interdit au citoyen, et rserv tout entier cet tre fictif, sans gnie, sans passions, sans moralit, qu'on appelle l'tat.Dans cette condition, le nouvel exploitant est moins, relativement au soi, quel'ancien ; il a plus perdu qu'il n'a gagn ; il semble que la motte de terre sedresse contre lui et lui dise Tu n'es qu'un esclave du fisc ; je ne te connais pas

    Pourquoi donc le travailleur rural, le plus ancien, le plus noble de tous,serait-il ainsi dcouronn ? Le paysan aime la terre d'un amour sans bornes,comme dit potiquement Michelet : ce n'est pas un colonat qu'il lui faut, unconcubinage; c'est un mariage.

    Il va sans dire qu'en raisonnant dans l'hypothse de l'organisation du crditgratuit longue chance, et en demandant alors une indemnit pour lespropritaires cultivateurs des terres de qualit infrieure, je n'entendais com-penser que les diffrences de fertilit naturelle des terres et celles rsultant deforce majeure. Lorsque, par l'ouverture d'une route ou d'un canal, certaines

    terres sont favorises sans que les autres le soient, celles-ci ont videmmentdroit a une compensation, au mme titre que les sucres de la Runion sontaujourd'hui dgrevs par rapport aux sucres de la Guadeloupe et de laMartinique.

    Compenser au del, serait videmment accorder une prime d'encourage-ment l'impritie. Il faut que le propritaire cultivateur sache conserver saterre son rang S'il ne le sait pas, si, par son incapacit relative, il laisse sesconcurrents crer une rente nouvelle sur les terres qu'ils cultivent avec uneintelligence suprieure, il n'a aucun droit exiger cette rente comme indem-nit. La concurrence de travailleurs gaux en capacit, jouissant galementd'un crdit suffisant pour l'amlioration de leurs terres, doit dtruire incessam-ment toutes ces rentes nouvelles, toutes ces plus-values donnes certaines

    proprits.C'est en me plaant ce point de vue que j'ai affirm en 1850, le droit du

    cultivateur la plus-value de la proprit qu'il cultive, sous rserve des restric-tions que j'ai indiques dans les Contradictions conomiques.

    Un immeuble, valant 40,000 francs, est livr bail un laboureur,moyennant le prix de 1 200 francs, soit 3 p. 100. Au bout de dix ans, cetimmeuble, sous la direction intelligente du fermier, a gagn 50 p. 100 devaleur : au lieu de 40,000 fr., il en vaut 60,000. Or, non-seulement cetteplus-value, qui est l'uvre exclusive du fermier, ne lui profite en rien ; mais lepropritaire, l'oisif arrive, qui, le bail expir, porte le prix d'amodiation 1,800 francs. Le laboureur a cr 20,000 francs pour autrui; bien plus : enaugmentant de moiti la fortune du matre, il a augment proportionnellementsa propre charge; il a donn la verge, comme on dit, pour se faire fouetter.

    Cette injustice a t comprise du paysan ; et, plutt que de n'en pasobtenir rparation, il brisera tt ou tard gouvernement et proprit, comme en89 il brla les chartriers...Le droit la plus-value est un des premiers que lelgislateur devra reconnatre,au moins en principe, peine de rvolte et peut-tre d'une jacquerie.

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    Quant moi., je ne crois point que, dans le systme de nos lois et l'tatdes proprits, une pareille innovation soit praticable, et je doute que l'espoirdes paysans triomphe des difficults et des complications sans nombre de lamatire.... Il ne faudrait pas moins qu'une refonte complte, avec suppres-sions, additions, modifications, presque chaque phrase et chaque mot, desdeuxime et troisime livres du Code civil , dix-sept cent soixante-six articles rviser, discuter, approfondir, abroger, remplacer, dvelopper; plus de tra-vail que n'en pourrait faire l'Assemble nationale en dix ans.

    Tout ce qui concerne la distinction des biens, le droit d'accession , l'usu-fruit, les servitudes, successions, contrats, prescriptions, hypothques, devratre raccord avec le droit la plus-value et remani de fond en comble.Quelque bonne volont qu'y mettent les reprsentants, quelques lumiresqu'ils y apportent, je doute qu'ils parviennent faire une loi qui satisfasseleurs commettants et leur amour-propre. Une loi qui dgage, qui consacre etqui rgle, dans toutes les circonstances, le droit la plus-value et les cons-quences qu'il trane aprs lui, est tout simplement une loi impossible. C'est ici

    un des cas o le droit, malgr son vidence, chappe aux dfinitions dulgislateur.

    Le droit la plus-value a encore un autre dfaut bien plus grave : c'est demanquer de logique et d'audace.

    De mme que la proprit n'augmente de valeur que par le travail dufermier, de mme elle ne conserve sa valeur acquise que par ce mme travail.Une proprit abandonne ou mal soigne perd et se dtriore, autant quedans le cas contraire elle profite et s'embellit. Conserver une proprit, c'estencore la crer, car c'est la refaire tous les jours, au fur et :mesure qu'ellepriclite. Si donc il est juste de reconnatre au fermier une part dans la plus-value que par son travail il ajoute la proprit, il est galement juste de lui

    reconnatre une autre part pour son entretien. Aprs avoir reconnu le droit laplus-value, il faudra reconnatre le droit de conservation. Qui fera ce nouveaurglement? Qui saura le faire entrer dans -la lgislation, le faire cadrer avec leCode ?...

    Remuer de pareilles questions, c'est jeter la sonde dans des abmes. Ledroit la plus-value, si cher au cur du paysan, avou par la loyaut d'ungrand nombre de propritaires , est impraticable , parce qu'il manque de egnralit et de profondeur, en un mot, parce qu'il n'est point assez radical. Ilen est de lui comme du DROIT AU TRAVAIL, dont personne, la Consti-tuante, ne contestait la justice, mais dont la codification est galementimpossible...

    Il y a eu un moment, au moyen ge, o l'glise tait moralement souve-raine. Alors, comme au temps de ses Pres, elle ne reconnaissait commelgitimes que les prts sans intrt. Pourquoi a-t-elle manqu de logique ?pourquoi n'a-t-elle pas compris la rente paye par le fermier ou tenancier aupropritaire parmi les intrts dguiss qu'elle proscrivait avec saint Ambroise? Pourquoi n'a-t-elle pas dcrt :

    Tout paiement de redevance pour l'exploitation d'un immeuble acquerraau fermier une part de proprit dans l'immeuble, et lui vaudra hypothque.

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    Si l'glise avait dict ce dcret, si elle avait charg ses clercs de le publieret de le commenter dans toutes les paroisses de la chrtient, Jacques Bon-homme se serait donn lui-mme la mission de l'excuter. Et, au cas trsprobable o les pouvoirs temporels, - seigneurs, barons, comtes, marquis,ducs, rois et empereur, - s'y seraient opposs, il aurait prouv par sa force quele pouvoir spirituel est tout lorsqu'il est dans la logique de la Justice.

    L'glise n'aurait pas t vaincue, elle ne serait pas en train de perdre lepouvoir spirituel aprs avoir perdu le pouvoir temporel, si elle avait agicomme je viens de le dire. C'est ce qu'avaient parfaitement compris un certainnombre de catholiques. il n'y a donc pas lieu de s'tonner du concours que j'aireu d'eux de 1848 1851 .

    Mes tudes de rforme conomique dans la mme priode ont surtoutport sur le ct objectifde la question. Nous tions dbords par la sensi-blerie fraternitaire, communautaire; il semblait que la solution du problme du

    proltariat ft simplement affaire de prdication et de propagande ; que lesJuifs et les Philistins, suffisamment sermonns, vangliss, allaient se dessai-sir spontanment, se faire nos chefs de file et nos commis pour l'organisationde l'gal-change.

    Dans mon livre de la JUSTICE, troisime tude, les Biens, j'ai repristoutes ces questions d'un point de vue plus lev, que l'ardeur et les exigencesde la polmique ne m'avaient pas laiss le temps de dvelopper durant lapriode de lutte rvolutionnaire. Je venais de poser un grand principe, l'imma-nence de la Justice dans l'humanit; et c'est d'aprs ce critre que j'entendaisjuger toutes les institutions. Ce fut la premire fois que je cherchai d'une faonquelque peu approfondie la lgitimation de la proprit dans son ct subjec-tif, la dignit du propritaire.

    J'avais crit en 1852 (la Rvolution sociale dmontre par le coup d'tat) :

    Les principes sur lesquels repose, depuis 89, la socit franaise, disonstoute socit libre, principes antrieurs et suprieurs la notion mme degouvernement, sont : 1 laproprit libre ; 2 le travail libre ; 3la distinctionnaturelle, galitaire et libre des spcialits industrielles, mercantiles, scienti-fiques, etc., d'aprs le principe de la division du travail, et en dehors de toutesprit de caste.

    La proprit libreest celle qu'on appelait Rome quiritaire, et chez lesbarbares envahisseurs, allodiale. C'est la proprit absolue, autant du moins

    qu'il peut se trouver chez les hommes quelque chose d'absolu: proprit quirelve directement et exclusivement du propritaire, lequel l'administre, laloue, la vend, la donne ou l'engage, suivant son bon plaisir, sans en rendrecompte personne.

    La proprit doit tre transforme sans doute par la rvolution cono-mique, mais non pas en tant qu'elle est libre : elle doit, au contraire, gagnersans cesse en libert et en garantie. La transformation de la proprit porte sur

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    son quilibre : c'est quelque chose d'analogue au principe qui a t introduitdans le droit des gens par les traits de Westphalie et de 1815.

    J'ajoutais en 1858 :

    C'est par la Justice que la proprit se conditionne, se purge, se rend res-pectable, qu'elle se dtermine civilement, et, par cette dtermination , qu'ellene tient pas de sa nature, devient un lment conomique et social.

    Tant que la proprit n'a pas reu l'infusion du Droit, elle reste, ainsi queje l'ai dmontr dans mon premier Mmoire, un fait vague, contradictoire,capable de produire indiffremment du bien et du mal, un fait par consquentdune moralit quivoque, et qu'il est impossible de distinguer thoriquementdes actes de prhension que la morale rprouve. L'erreur de ceux qui ontentrepris de venger la proprit des attaques dont elle tait l'objet a t de nepas voir qu'autre chose est la proprit, et autre chose la lgitimation, par ledroit, de la proprit; c'est d'avoir cru, avec la thorie romaine et la philoso-

    phie spiritualiste, que la proprit, manifestation du moi, tait sainte par celaseul qu'elle exprimait le moi; qu'elle tait de droit, parce qu'elle tait debesoin ; que le droit lui tait inhrent, comme il l'est l'humanit mme.,

    Mais il est clair qu'il n'en peut tre ainsi, puisque autrement le moidevrait tre rput juste et saint dans tous ses actes, dans la satisfaction quandmme de tous ses besoins, de toutes ses fantaisies ; puisque, en un mot, ceserait ramener la Justice l'gosme, comme le faisait le vieux droit romainpar sa conception unilatrale de la dignit. Il faut, pour que la proprit entredans la socit, qu'elle en reoive le timbre, la lgalisation, la sanction.

    Or, je dis que sanctionner, lgaliser la proprit, lui donner le caractrejuridique qui seul peut la rendre respectable, cela ne se peut faire que sous la

    condition d'une balance, et qu'en dehors de cette rciprocit ncessaire, ni lesdcrets du prince, ni le consentement des masses, ni les licences de l'glise, nitout le verbiage des philosophes sur le moi et le non-moi, n'y servent derien.

    La lgitimation de la proprit par le droit, par l'infusion en elle de l'idede Justice, sans prjudice des consquences conomiques prcdemmentdveloppes, telle est, avec la substitution du principe de la balance celui dela synthse, ce qui distingue mon tude sur les Biens de mes publicationsintrieures sur la proprit. J'avais cru jusqu'alors avec Hegel que les deuxtermes de l'antinomie, thse, antithse, devaient se rsoudre en un termesuprieur, SYNTHSE. Je me suis aperu depuis que les termes antinomiquesne se rsolvent pas plus que les ples opposs d'une pile lectrique ne sedtruisent; qu'ils ne sont pas seulement indestructibles ; qu'ils sont la causegnratrice du mouvement, de la vie, du progrs ; que le problme consiste trouver, non leur fusion, qui serait la mort,mais leur quilibre, quilibre sanscesse instable, variable selon le dveloppement mme des socits.

    Je me suis franchement expliqu de mon erreur dans le livre de la Justice.

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    A propos du Systme des Contradictions conomiques,je dirai que si cetouvrage laisse, au point de vue de la mthode, quelque chose dsirer, lacause en est l'ide que je m'tais faite, d'aprs Hegel, de l'antinomie, que jesupposais devoir se rsoudre en un terme suprieur, la synthse, distincte desdeux premiers, la thse et l'antithse : erreur de logique autant que d'exp-rience dont je suis aujourd'hui revenu. L'ANTINOMIE NE SE RSOUTPAS : l est le vice fondamental de toute la philosophie hglienne. Les deuxtermes dont elle se compose se BALANCENT, soit entre eux, soit avec d'au-tres termes antinomiques : ce qui conduit au rsultat cherch. Mais une balan-ce n'est pas une synthse telle que l'entendait Hegelet que je l'avais supposeaprs lui : cette rserve faite dans un intrt de logique pure, je maintiens toutce que j'ai dit dans mes Contradictions.

    Le chapitre VI de l'tude sur les biens a pour titre: BALANCES CONO-MIQUES : Ouvriers et matres, - Vendeurs et acheteurs, - Circulation etescompte, - Prteurs et emprunteurs, - Propritaires et locataires, - Impt etrente, - Population et subsistances.

    Je disais en parlant de l'impt :

    Il existe, en dehors de la srie fiscale, une matire imposable, la plus im-posable de toutes, et qui ne l'a jamais t, dont la taxation, pousse jusqu'l'absorption intgrale de la matire, ne saurait jamais prjudicier en rien ni autravail, ni l'agriculture, ni l'industrie, ni au commerce, ni au crdit, ni aucapital, ni la consommation, ni la richesse; qui, sans grever le peuple,n'empcherait personne de vivre selon ses facults, dans l'aisance, voire leluxe, et de jouir intgralement du produit de son talent et de sa science ; unimpt qui de plus serait l'expression de l'galit mme. - Indiquez cette ma-tire : vous aurez bien mrit de l'humanit. - La rente foncire...

    Toutefois, il ne me semblerait pas bon que l'tat absorbt chaque an-ne pour ses dpenses la totalit de la rente, et cela pour plusieurs raisons :d'abord parce qu'il importe de restreindre toujours, le plus possible, lesdpenses de l'tat; en second lieu, parce que ce serait reconnatre dans l'tat,seul rentier dsormais et propritaire, une souverainet transcendante, incom-patible avec la notion rvolutionnaire de Justice, et