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Cet article est disponible en ligne à l’adresse : http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RSR&ID_NUMPUBLIE=RSR_023&ID_ARTICLE=RSR_023_0353 À la rencontre de Paul. Connaître Paul aujourd’hui — un changement de paradigme ? par David M. NEUHAUS | Centre Sèvres | Recherches de science religieuse 2002/3 - Tome 90 ISSN 0034-1258 | ISBN 2-913133-15-0 | pages 353 à 376 Pour citer cet article : — Neuhaus D., À la rencontre de Paul. Connaître Paul aujourd’hui — un changement de paradigme ?, Recherches de science religieuse 2002/3, Tome 90, p. 353-376. Distribution électronique Cairn pour Centre Sèvres. © Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

A La Rencontre de Paul. Connaitre Paul Aujourd'Hui (D. M. Neuhaus)

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A la rencontre de Paul.

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À la rencontre de Paul. Connaître Paul aujourd’hui — un changement de paradigme ?par David M. NEUHAUS

| Centre Sèvres | Recherches de science religieuse2002/3 - Tome 90ISSN 0034-1258 | ISBN 2-913133-15-0 | pages 353 à 376

Pour citer cet article : — Neuhaus D., À la rencontre de Paul. Connaître Paul aujourd’hui — un changement de paradigme ?, Recherches de science religieuse 2002/3, Tome 90, p. 353-376.

Distribution électronique Cairn pour Centre Sèvres.© Centre Sèvres. Tous droits réservés pour tous pays.La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

A LA RENCONTRE DE PAUL Connaitre Paul aujourd'hui — un changement de paradigme ?

David M. NEUHAUS

Jerusalem

T 4 a figure de Paul joue un role essentiel dans le developpement du

christianisme primitif. Elle marque le passage de Jesus de Naza-

reth, reconnu par ses disciples apres sa mort comme le Messie ressuscite, a l'Eglise universelle qui preche l'Evangile du salut a toutes les nations. Le

Nouveau Testament conserve au moins sept lettres de Paul. De plus, le

livre des Actes raconte le passage de Jesus a Paul par les ApOtres, et le

passage de Jerusalem a Rome par Antioche. Mais ou situer Paul dans la

chaine de ce developpement : Jesus - les Apotres - l'Eglise universelle ?

Quel role a-t-il joue ? Si l'Eglise ancienne 1 , les Peres, Luther et la Re-

forme ont brosse de l'apotre un portrait qui est connu de beaucoup,

l'exegese historico-critique des deux derniers siecles en a elle aussi fourni

de nombreuses images : certains ont vu en Paul le veritable fondateur du

christianisme, un initiateur de la theologie chretienne 2 , un pionnier de la mission chretienne, un penseur apocalyptique fervent, un rabbin

pharisien devenu chretien, un helleniste cultive, un gnostique syncretiste,

un converti presque incoherent, ou encore un prophete de la reconcilia-

1. Voir par ex. J. LENTZ, Luke's Portrait of Paul, University Press : Cambridge 1993. 2. C'est A. VON HARNACK qui a soutenu que la theologie chretienne est née de la

rencontre entre le message evangelique simple avec la philosophie grecque, evolu-

tion qui commence avec Paul : « La patrie de l'Evangile etant a l'origine dans les

formes du judaisme et l'Evangile ayant commence par n' 'etre annonce qu'a des Juifs

(...) i1 etait encore enferme dans le cadre du judaisme palestinien — une epoque

paleontologique. Paul reconnait dans l'Evangile une puissance de Dieu laquelle en

sauvant les Juifs et les Grecs a (...) aboli la religion nationale juive et a proclame que

Christ est la fin de la loi » (Histoire des dogmes, 1993, xv). R. BULTMANN reprend cette

these en appelant Paul le premier theologien chretien qui a donne corps a la

reflexion chretienne. Pour beaucoup de lecteurs de ses lettres, Paul a sauve le

christianisme de la particularite juive des premiers apotres, it a su « briser l'etroit

particularisme palestinien oit risquait de s'enliser le message des apotres N. Hu-CEDE, Saint Paul et la culture grecque, Labor et Fides : Geneve 1966, 9.

RSR 90/3 (2002) 353-376

354 D. M. NEUHAUS

don 3 ... De ces lectures, c' est un Paul tout en contraste qui emerge : pour

les uns, parfait Juif (pharisien et rabbin, forme a Jerusalem), pour les

autres parfait grec (helleniste de la Diaspora), ou encore parfait romain ;

au plan religieux : it est apologue de la foi, modele du theologien, critique

de la religion et predicateur de la liberte. Mais on reconnait aujourd'hui

que ces lectures nous en disent plus sur les lecteurs et leurs representa-

tions que sur Paul lui-meme.

Peut-on arriver a un portrait de Paul qui ne soit pas gauchi ? Et quels

moyens prendre pour qu'il en soit ainsi ? Poser ces questions revient

s'interroger sur le rapport entre l'approche, ses modalites et ses resultats :

nous verrons comment le paradigme methoddlogique a change, et notre

connaissance de Paul avec lui 4 .

L'importance de la methode

Aujourd'hui, notre connaissance de la societe, de la culture et de la

religion a l'epoque de Paul a beaucoup avance grace a l'archeologie, aux

decouvertes et a l'etude des textes anciens, a l'exegese critique des textes

bibliques, a l'application des sciences humaines a la reconstitution histo-

rique de cette periode, et enfin grace a une relecture du judaIsme du

premier siecle. Car it importe de situer Paul et ses ecrits dans un con texte

qui doit etre compris avec les outils historiques et critiques dont nous

disposons aujourd'hui.

C'est avec F. C. Baur et Fecole de Tubingen qu'un ecart s'est creuse par

rapport aux lectures traditionnelles. Baur a critique la lecture luthe-

rienne qui insiste sur la rupture entre Paul et le milieu juif, rupture

effectuee par son experience de conversion. Il a ensuite montre que

l'Eglise primitive est moins unifiee que la lecture catholique ne le disait,

car it existait des dissensions entre hellenistes et judaisants (Ac 6,1) mais

plus specialement entre Paul et Pierre. Il relevait les contradictions entre

Ac 15 et Ga 1-2 pour mettre en evidence l'existence d'un parti petrinien

et d'un parti paulinien, qui se seraient approches pour creer une seule

3. Lecture « post-Holocauste », qui s'appuie sur une exegese serree de Rm 9-11 et

invite a mieux saisir les racines de l'antisemitisme dans le christianisme ; Paul donne

ici l'exemple d'un christianisme profondement enracine dans le judaisme, un

christianisme qui ne pourra plus aboutir a Eantisemitisme.

4. Pour un changement de paradigme dans la lecture des lettres pauliniennes,

voir Ch. STRECKER, « Paulus aus einer 'neuen Perspektive'. Der Paradigmwecksel in

der jiingeren Paulusforschung Kirche and Israel, 11 (1996) 3-18.

A LA RENCONTRE DE PAUL 355

Eglise 5 . A. Ritschl a montre que le systeme bipolaire de Baur est trop

simpliste 6 , car le christianisme primitif semble se presenter comme

eclate en une multitude de courants : Gentils, hellenisants, Juifs de

culture grecque, Apotres et judaisants. Mais si elles ont ete fortement

critiquees, les theses de Baur ont neanmoins influence de fawn decisive

la lecture critique de Paul.

Un des premiers a tenter une biographie de Paul sans presupposes

theologiques fut W. Wrede 7 . II place Paul dans le monde juif de son

époque. Les courants apocalyptiques et la litterature intertestamentaire

lui servent de matrice pour comprendre Paul. Au centre de la pensee de

Paul il place la christologie, et plus precisement, l'incarnation, la mort et

la resurrection du Messie.

Les lectures traditionnelles de Paul insistent sur la rupture entre le

judaisme et le christianisme, et font souvent de Paul le heraut de la

rupture entre deux religions. Mais Baur, Schweitzer et, apres eux, beau-

coup d'exegetes rejettent le fait que Paul soit . chretien Comme le dit

Schweitzer : « Pour Paul il y avait une seule religion, le judaisme (...). Le

christianisme n'est pas une nouvelle religion (...), mais simplement ce

meme judaisme dont le centre de gravite a bouge a cause de la nouvelle

ere » 8 . La meme these a ete recemment reprise par J. Dunn : « Paul a

peut-etre rejete le judaisme dans lequel it avait ete forme (Ga. 1,13-14)

mais it l'a fait en tant qu'israelite — c'est-a-dire comme quelqu'un qui

cherche a maintenir et a promouvoir le vrai caractere de l'election

d'Israel » 9 . Cet exegete ajoute que l'attitude du monde juif d'alors, a propos du Temple et de la mission aupres des paiens, etait loin d'etre

uniforme.

Trois theses marquent une lecture contextuelle de Paul aujourd'hui :

1) pour comprendre sa pensee, it faut preferer ses lettres aux Actes des

Apotres ; 2) le Paul des lettres est bien juif ; 3) la rupture entre le ju-

daisme et le christianisme est posterieure a Paul. Si, d'autre part, on

reconnait la necessite de comprendre Paul dans son contexte, le pro-

bleme de l'interpretation des autres sources de son époque demeure.

Comment donc utiliser le Nouveau Testament, les autres sources juives du

5. A. SCHWEITZER, Paul and his Interpreters, Charles Black : London 1956, 13.

6. A. SCHWEITZER, Paul, 15.

7. A. SCHWEITZER, Paul, 165-172.

8. A. SCHWEITZER, Paul, 227.

9. J. DUNN, The Parting of the Ways Between Christianity and Judaism and their

Significance for the Character of Christianity, SCM : London 1991, 149.

356 D. M. NEUHAUS

premier siecle et les sources du judaisme rabbinique pour mieux lire et

comprendre Paul ?

1. Le Nouveau Testament

Le Nouveau Testament est la source majeure pour ]'etude de ses

propres textes. Longtemps les exegetes ont cherche des points d'appui en

d'autres documents. Mais it faut reconnaitre la pauvrete des sources

ecrites du premier siecle de notre ere. Alors meme que Paul represente la

personnalite centrale des Actes et de ses propres ecrits, on ne trouve

aucune trace de lui dans les ecrits de Josephe ou de Philon, dans les textes

intertestamentaires ou ceux de Qumran.

Les exegetes admettent que c'est en partant de Paul qu'on peut corn-

prendre son identite, sa vocation et sa mission. Mais Paul ecrit-il un recit

de sa vie ? Il ne parle de lui que lorsqu'il le juge utile, pour etayer ses

arguments theologiques. Et il ne parle pratiquement pas de son passé de

juif zele (Ga 1), le jugeant meme sans valeur en Ph 3, et s'il parle de cet

avant, c'est toujours a la lumiere de l'apres.

Au demeurant, quelles lettres utiliser ? Les critiques s'accordent en

general pour dire qu'il ne faut s'appuyer que sur celles reconnues comme

authentiques par la critique, au nombre de sept — Rm, 1 et 2Co, Ga, Ph,

1Th et Phm. Leur chronologie reste debattue, mais l'ordre chronologi-

que accepte par le plus grand nombre est le suivant : 1Th, 1 et 2Co, Phm,

Rm et Ph — la place de Ga est plus difficile a determiner, mais elle semble

avoir ete ecrite avant Rm. De la premiere a la derniere lettre, beaucoup

d'exegetes percoivent aussi une evolution theologique : la theologie de 1

Th n'est pas celle de Rrn. Mais it faut egalement prendre en compte le

caractere polernique et contextuel des lettres, qui ne sont pas des traites

systematiques, sauf peut-etre Rm selon certains. Cela dit, l'image de Paul

qui emerge de tous ces passages est-elle vraiment unffiee ? La difficulte

n'a pas echappe a Schweitzer : . On a l'impression que l'argument des

&apes differentes de sa pens& a ete utilise pour echapper au probleme

de l'unite interieure de son systeme de pensee > io.

Ces dernieres decennies, l'exegese ne soumet plus les lettres paulinien-

nes au recit des Actes, car il est desormais admis que Luc est aussi bien

theologien qu'historien, cc que M. Hengel a resume en une formule :

historien theologique Cela n'implique pas que Luc soit moms fiable

10. A. SCHWEITZER, Paul, 32.

A LA RENCONTRE DE PAUL 357

que les historiens contemporains, avec lesquels on peut le comparer,

Tite-Live, Plutarque ou Josephe : « son recit est touj ours vraisemblable en

fonction des criteres de Fantiquite » ". Avec Hengel, Becker souligne la

necessite d'une evaluation nuancee des Actes 12 , car ils temoignent

d'« une certaine vraisemblance historique merne si (...) leur valeur histo-

rique peut etre discutee » 13 .

Trois thematiques montrent bien comment le recit lucanien et les

lettres pauliniennes traitent differemment l'identite de Paul : a) sa

conversion, b) son insistance a rappeler qu'il est un apotre, c) la division

de la mission chretienne a deux types de destinataires, les circoncis et les

non circoncis.

La 'conversion' de Paul

Selon plusieurs exegetes, la conversion de Saul sur la route de Damas

est l'experience fondatrice de la pensee et de l'activite de Paul. Its

trouvent des correspondances entre le recit lucanien et les recits de sa

vision 14 . G. Lohfink souligne que par sa presentation de Paul, un Juif

orthodoxe avec un zele a persecuter les chretiens, Luc montre que la

mission de Paul aupres des Gentils trouve sa source en Christ lui-meme 15 .

Par trois fois, Luc raconte le recit de cette rencontre (chaque fois avec

des differences), mais sans utiliser le vocabulaire de la conversion, et Paul

pas davantage. Becker note que l'apOtre utilise des verbes de vision pour

parler de sa rencontre avec le Christ : it l'a vu (1Co 9,1), Christ lui est

apparu (1Co 15,8) et le Fils lui a ete revele (2Co 4,5-6 ;12,1-7 ; Ga 1,16) 16 .

La vision et l'apparition appartiennent au langage pascal, et la revelation,

au langage prophetique — Paul s'inscrit dans une tradition dep. pre-

sente ; it parle de l' evenement avec le langage fypique des vocations

prophetiques de l'AT : on a compare Ga 1,15-16 avec les appels de

Jeremie (1,4-10) et d'Isaie (6,1-13) 17 . Son langage n'est ni psychologi-

11. M. HENGEL, Acts and the History of Earliest Christianity, SCM : London 1979, 61.

12. J. BECKER, Paul, l'apotre des nations, Le Cerf : Paris 1995, 26.

13. J. BECKER, Paul, 25.

14. Voir S. KIM, The origin of Paul's Gospel, Mohr-Siebeck : Tubingen, 1981 ;

Ch. REYNIER, L'Evangile du ressuscite, Le Cerf : Paris 1995, 18 ; G. LOHFINK, La

conversion de saint Paul, Le Cerf : Paris 1967, 27-28.

15. G. LOHFINK, La conversion, 28.

16. J. BECKER, Paul, 95-101 ; egalement S. LEGASSE, Paul apotre, Le Cerf : Paris

1991, 60.

17. Voir J. BECKER, Paul, 94, et J. MURPHY-O'CoNNoR, Paul : A Critical Life,

Clarendon Press : Oxford 1996, 80.

358 D. M. NEUHAUS

que, ni existentiel, mais porteur d'une visee theologique soulignant la

ressemblance entre sa rencontre avec Jesus et celles des prophetes d'Is-

rael avec le Dieu vivant. Dans les Actes en revanche, la revelation est de

l'ordre de l'ecoute : Paul entend la voix de Jesus.

Paul `apotre'

A la difference des Actes, on le mot «apotres » est toujours utilise au

pluriel et renvoie a la collegialite des apOtres choisis par Jesus, les lettres

pauliniennes soulignent l'identite apostolique de Paul, au point que

. ceux qui osaient l'attaquer sur ce point touchaient a la comprehension

la plus intime qu'il avait de lui-meme » 18 . La mission revue directement

du Christ rend Paul digne de ce titre apostolique et forme un lien

essentiel entre Jesus et la mission aupres des patens.

Quand Paul resume son Evangile, it souligne souvent quelques traits de

sa vocation d'apotre 18 . Et Sanders de noter a ce propos : « Nous appre-

nons... ce que Paul a pense de lui-meme. C'est absolument crucial pour

comprendre les controverses de ses lettres, et c'est egalement l'entree la

plus facile pour comprendre sa theologie. Celle-ci s'est formee a partir de

la conception qu'il avait de lui-meme et de son role dans Feconomie de

Dieu. Elle n'est pas determinee totalement par cette conception mais elle

n'en est pas non plus detach& » 20. Becker abonde dans le meme sens :

La connexion : appele a l'apostolat, Evangile pour les nations, Eglise de

Jesus Christ, est tout a la fois un principe structurel de sa theologie et c'est

cela meme qui la fonde „ 21 .

Paul est apotre a cause de sa rencontre avec le Christ ressuscite, et les

Douze a cause de leur lien historique avec Jesus de Nazareth. Paul ne

s'interesse pas a celui qu'il n'a pas connu, Jesus selon la chair. Du terme

`apotre' it souligne la connaissance du Ressuscite (2Co 5,16-17) auquel it porte temoignage 22 . << L'experience que Paul a de Jesus Christ com-

mence lors de sa vocation. Il se sent requis (sic) a son service par Dieu qui

lui revele le Ressuscite comme l'oeuvre de sa bienveillance. Des lors, Paul

se refere a ce Seigneur exalte. A partir de cette realite de la seigneurie du

Christ, Paul porte son regard sur l'histoire du Jesus terrestre, et avant tout

18. G. LOHF1NK, La conversion, 34.

19. Voir Rm 1,1-6 et 1,14-15 ;15,14-21 ; 1Co 15,3-11 ; 2Co 1,12-2,17 ; 4,1-6 ; 5,5-21 ;

10,1 - 12,21 ; Ga 1,6- 2,21 ; Ph 1,12-26 ; 2,5-3,17 ; 1Th 1,3 - 2,12.

20. E. P. SANDERS, Paul, 1991, 2.

21. J. BECKER, Paul, 89.

22. Pour ce verset voirl BECKER, Paul, 139, et D. BOYARIN, A Radicaljew : Paul and

the Politics of Identity, University of California : Berkeley, CA 1994, 113.

A LA RENCONTRE DE PAUL 359

sur sa mort salvifique dans laquelle it reconnait egalement]'oeuvre de

Dieu manifestant Jesus comme le sauveur de l'humanite » 23 . Le lien

entre Jesus de Nazareth et Paul ne relive pas d'une historicite contin-

gente : ils ne se sont jamais rencontres, mais comme ressuscite, le Christ

est partout present dans la pensee de Paul. Le Jesus terrestre avec le recit

de sa vie, comme celui des evangiles, est absent des lettres de Paul.

Paul envoye aux incirconcis

Une derniere difference entre les lettres pauliniennes et le recit de Luc

vient de ce que Paul parle de deux missions, la sienne, aupres des Gentils,

et celle de Pierre, aupres des Juifs (Ga, 2,7). En revanche, dans les Actes,

Paul, bien que decu par les Juifs, continue pourtant de leur annoncer la

Bonne Nouvelle jusqu'a la fin, et l'on ne trouvera pas en ce livre une

division de la mission chretienne en deux, comme en Ga 2,7-8. G. Born-

kamm essaie de comprendre cette repartition en termes geographiques

et ethniques, pour conclure : . Plutot que de prendre cette expression a

la lettre, it faut la rapporter a la particularite des deux types de predica-

tions missionnaires. Cela signifie sans doute que la mission pagano-

chretienne devait poursuivre son chemin sans entraves et qu'on renon-

cait de part et d'autre a toute rivalite „ 24 .

L'appel a croire en Jesus Christ ressuscite et l'annonce de l'Evangile

aux paiens sont fortement lies chez Paul : precher l'Evangile, et non

transmettre une tradition, telle est la fonction propre de l'apotre 25 . Eu

egard a l'universalite des destinataires, l'attitude de Paul ressemble a celle

du Jesus des evangiles. Il essaient l'un et l'autre de repondre a la question

de l'universalite du dessein de Dieu et du salut offert a tous les hommes.

Cette question n'etait pas nouvelle dans le judaisme de l'epoque. Mais

elle etait loin d'être resolue et se posait en tant que crise parmi les

differents mouvements qui constituaient la diversite du monde juif

d'avant 70. Pour Jesus, la solution est explicitement d'ordre eschatologi-

que : le Royaume de Dieu est arrive ! Pour Paul, la mission aux paiens est

]'expression formelle de son Evangile.

23. J. BECKER, Paul, 144.

24. G. BORNKAMM, Paul, apotre de Jesus Christ, Labor et Fides : Geneve 1971, 79.

Qu'il y ait deux types de mission ne veut pas dire qu'il y ait deux Evangiles. Sur ce

point, D. BOYARIN, A Radical Jew, 114, est forme] : « Paul lui-mime, n'a jamais

accepte (au moins dans son cceur), qu'il y efit deux evangiles (un, pour les circoncis,

prechant la circoncision, et un pour les incirconcis, prechant la non circoncision)

25. J. SCHUTZ, Paul and the Anatomy of Apostolic Authority, University Press : Cam-

bridge 1975, 61.

360 D. M. NEUHAUS

Sanders remarque que le point d'entree dans l'Evangile paulinien

reside dans le fait que Jesus Christ est le mediateur du salut et que la

mission de Paul consiste a annoncer cet evenement aux Gentils 26 : les

paiens sont appeles a la filiation adoptive exactement comme Paul est

appele a etre apotre. Dans la merne perspective, Lyons affirme que Paul

parle de lui-meme pour donner un exemple aux paiens. A la difference

de bien des exegetes (entre autres Schweitzer, Kasemann, Bornkamm,

Betz, Becker), pour qui Paul ne parle de lui-meme que dans des contextes

polemiques et apologetiques, il assure qu'on peut identifier un veritable

recit autobiographique paulinien lie a son activite d'apotre et a sa « phi-

losophie savoir l'Evangile 27 . Dans une comparaison avec la litterature

grecque de son époque, le meme auteur remarque : « La presentation

que fait Paul de lui-meme en tant que representant ideal de I'Evangile est

comparable a la revendication du philosophe d'incarner sa philoso-

phie (...). Paul presente sa propre vie comme paradigm e de I'Evangile de

liberte chretienne qu'il voudrait voir affirmee par ses lecteurs » 28 . Cela

permettrait de comprendre comment les nombreux traits autobiographi-

ques des lettres de Paul sont fortement lies a sa vocation et a l'Evangile

qu'il proclame et sous l'autorite duquel il vit.

Malgre son identite d'apotre des Gentils, Paul est toujours concerne

par la totalite de l'humanite, Juifs et Gentils : « Ce n'est pas sans raison

que le mot 'tout', avec sa pretention A la totalite, est si caracteristique chez

Paul » 29 . Car il veut que tous soient sauves en Jesus Christ.

Concluons. Tous admettent aujourd'hui que pour comprendre Paul,

les lettres pauliniennes sont premieres, comme J. Knox l'a le premier

souligne 3° : « Un evenement auquel it n'est fait qu'allusion dans ses

lettres, a un statut qui ne peut etre confere a la declaration la plus

univoque dans les Actes, si celle-ci ne peut etre verifiee par ailleurs » 31 . Et

depuis Baur, la plupart des exegetes sont d'accord sur ce point 32 . Mais en

26. E. P. SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, Fortress : Philadelphie 1978, 1.

27. G. LYONS, Pauline Autobiography : Towards a New Understanding, Scholars :

Atlanta, GA 1985, 68.

28. G. LYONS, Pauline Autobiography, 170-171.

29. J. BECKER, Paul, 96.

30. Pour les travaux de KNOx, voir E. P. SANDERS, Paul, 500-501.

31. Cite dans J. MuRPHY-O'CONNOR, Paul, 32.

32. Voir par exemple R. BULTMANN, Theology of the New Testament, vol. I, Scribner's

Sons : New York 1951, 33 ; G. LOHFINK, La conversion, 24 ; G. BORNKAMM, Paul, 15 ;

R. BROWN -J. MEIER, Antioche et Rome, Le Cerf : Paris 1988, 53 ; E. P. SANDERS, Paul, 9 ;

S. LEGAssE, Paul, 17 ; J. BECKER, Paul, 23.

A LA RENCONTRE DE PAUL 361

meme temps, ils n'arrivent pas a dissocier Paul de son portrait lucanien.

Tel Lohfink, qui affirme : << II va sans dire que pour ce qui est de la vie de

l'Apotre le temoignage des epitres pauliniennes est plus slit - que celui du

Livre des Actes . 33 , et qui reste pourtant dependant du recit lucanien. Ce

besoin d'utiliser les Actes se comprend, car il vient de ce que Paul n'a

jamais raconte sa vie de facon systematique. C'est seulement grace a Luc

que nous pouvons dire qu'il est ne a Tarse, se nommait Saul, fut forme a

Jerusalem, chez Gamaliel, dans la pratique stricte du judaisme, se conver-

tit sur la route de Damas, etc. Par ailleurs, le probleme de sa 'conversion'

et de sa vie avant ce tournant restent enigmatiques. << Paul ne depeint

jamais son experience de Damas pour relater un evenement qu'il a vecu,

mais il en parle en fonction de ce qui en a resulte et continue de valoir

pour lui ), 34 ,

2. Les autres sources juives contemporaines

Pour comprendre Paul, il faut connaitre le monde juif de son époque,

qui, comme nous l'avons dela dit, n'a pas ete pris en compte ni compris,

jusque tout recemment. A chaque generation, le judaisme a plutot ete,

pour les lecteurs de Paul, un point de projection et l'objet de nombreux

prejuges. Dans son Paul and Palestinian Judaism, Sanders montre combien

ces lectures sont marquees par leurs soucis theologiques, specialement,

les lectures lutherienne et existentielle (celle de Barth et Bultmann). De

la meme maniere, comme le signalent Dunn et Becker, la lecture de

certains exegetes contemporains est profondement marquee par l'Holo-

causte 35 .

Un des problemes les plus ardus qu'affronte l'exegese neotestamen-

taire et paulinienne en particulier, on l'a dit plus haut, est de faire un

portrait précis de la religion juive, qui etait celle de Saul avant sa rencon-

tre avec le Christ. Dans ses lettres, on sent bien que l'appel de Dieu a

change la comprehension qu'il avait du salut, mais it reste dans une forte

continuite avec son identite juive. Bien entendu, une conversion comme

celle que decrit Luc, suppose l'existence d'une religion chretienne a

laquelle Paul pouvait se convertir. Mais les exegetes ont abandonne l'idee

d'apres laquelle judaisme et christianisme se seraient separes avant Fan-

nee 70. En revanche a l'epoque de Paul, « le judaisme et le christianisme

33. G. LOHFINK, La conversion, 34.

34. J. BECKER, Paul, 78.

35. Voir]. DUNN, The parting of the Ways ; J. BECKER, Paul, 10.

362 D. M. NEUHAUS

n'etaient pas deux religions separees. En realite, Paul a change de cou-

rant mais en restant dans le judaisme, remplacant un judaisme pharisien

par un judaisme chretien .

Pour qui veut connaitre le monde de Paul, le probleme majeur est la

rarete des sources &rites venant du premier siecle. Si l'on fait exception

de Philon, Flavius Josephe, Qumran et quelques ecrits paratestamentai-

res, les sources existantes sont difficiles a dater et encore plus difficiles

utiliser. Longtemps, le monde de Paul fut compris dans la perspective des

sources posterieures, rabbiniques et ecclesiales, a la lecture desquelles on

a ]'impression que les groupes existants etaient des entites déjà formees

(le judaisme et le christianisme) et les formations respectives, presque

dichotomiques (l'hellenisme et le judaisme palestinien). On admet

aujourd'hui que le monde juif contemporain de Paul etait bien plus complexe.

Nous avons dit que, pour comprendre ce monde, le Nouveau Testa-

ment doit etre notre premiere source. Mais y en a-t-il d'autres ? Pour

essayer de comprendre le contexte dans lequel Saul est devenu Paul,

Sanders a fait un resume asses complet des sources juives du judaisme de

l'epoque de Paul. Il constate que « probablement, nous n'avons aucune

litterature sadduceenne et presque pas de litterature pharisienne sauf

quelques fragments dans le materiau rabbinique » 37 . Dans ses recher-

ches, it examine trois types de sources : a) les sources tannaitiques (Mi-

chna et Tosefta) ; b) la litterature de la Mer Morte ; c) la litterature

inter-testamentaire. Apres son analyse, it constate qu'un regard objectif

sur le judaisme est possible a condition de prendre en compte les trois

types de source. Selon lui, le judaisme de cette époque est un covenantal nomism 38 , et c'est « en maintenant le cadre fondamental du 'covenental

nomism', [que] le don et ]'exigence de Dieu ont ete equilibres. La Loi a

ete observee jusque dans ses details sur la base des grands principes de la

religion et en raison d'un engagement envers Dieu. Cela a suscite une

attitude d'humilite devant Celui qui a choisi Israel et qui le sauvera » 39 .

Dunn mon tre egalement que ]'analyse critique des sources juives

contribue a la comprehension du monde de Paul et le situe dans son propre background. « Il est maintenant clair que le judaisme du second

36. H. D. BETZ, « Paul », The Anchor Bible Dictionary, vol. 5, 1992, 187. 37. E. P. SANDERS, Paul, 426.

38. En francais : . nomisme d'alliance . c'est-à-dire le systeme mosaique comme

signe et sceau de ('alliance entre Dieu et son peuple. Voir Paul, 75. 39. E. P. SANDERS, Paul, 427.

A LA RENCONTRE DE PAUL 363

Temple etait constitue de plusieurs groupes divers et fragmentes. Its

partageaient tous un heritage commun (...), mais its ont exprime cet

heritage de facon variee >> 4°. La decouverte des manuscrits de la Mer

Morte confirme cette diversite. La prise de conscience de l'importance de

la litterature paratestamentaire et l'histoire du canon des Ecritures com-

blent beaucoup de lacunes dans notre comprehension de cette époque,

et l'etude critique des sources tannaitiques aide a une certaine recons-

truction du monde de Paul.

Une des sources les plus utilisees pour comprendre le monde juif du

premier siecle est constituee par les ecrits de Flavius Josephe. La taxino-

mie du judaisme du premier siecle etablie par Josephe pour differencier

les sadduceens, les pharisiens, les esseniens et les Motes 41 , est reprise par

tous. Elle est aujourd'hui contestee par une connaissance plus approfon-

die de la litterature de cette époque. Cette taxinomie donne l'impression

qu'il existait quatre courants bien distincts dans un monde juif-

palestinien peu hellenise, ce qui fut mis en doute par M. Hengel : . Une

presupposition fondamentale dans la recherche historique sur le Nou-

veau Testament fut la differenciation entre le Judaisme' d'un cote et

1"hellenisme' de l'autre. On fait des distinctions entre 1"apocalypse juive'

et le 'mysticisme hellenistique', entre la 'tradition juive rabbinique' et le

`gnosticisme hellenistique oriental', entre le judaisme 'palestinien' et le

judaisme 'hellenistique' (...). Ces distinctions, parfois necessaires, igno-

rent un peu trop le fait qu'a l'epoque de Jesus, la Palestine etait déja sous

domination hellenistique depuis presque 360 ans >> 42 . Hengel montre

combien le judaisme qui a precede Jesus et Paul etait un judaisme dela

hellenise.

Paul pense, parle et ecrit en grec. << La langue grecque de Paul est

exempte de lourdeurs sernitiques et n'a donc sans doute pas ete apprise

tardivement comme une langue etrangere >> 43 . Fitzmyer va dans le meme

sens : << son utilisation de la langue grecque montre non seulement une

bonne formation hellenistique et une certaine dependance par rapport

aux philosopher et rhetoriciens populaires de son époque, mais egale-

ment sa formation juive (...) Son ecriture n'est pas saturee de semitismes

40. J. DUNN, The parting of the Ways, 12.

41. FLAVIUS JOSETHE, Antiquites, XVIII, 12.

42. M. HENGEL, Judaism and Hellenism : Studies in Their Encounter in Palestine during

the Early Hellenistic Period, Fortress : Philadelphie 1974, 1.

43. J. BECKER, Paul, 46. Mais LEGASSE, Paul, 36 insiste sur les semitismes et,

sous-estime, me semble-t-il, la formation hellenistique de Paul.

364 D. M. NEUHAUS

(arameens ou hebraiques) „ 44 . Au demeurant, it n'y a pas de preuve

dans les lettres, qu'il ait parle l'hebreu ou meme l'arameen 45 . Paul,

Josephe, Philon et leurs contemporains sont aussi Juifs qu'hellenistes, et

le judaisme de leur milieu est un judaisme hellenise. L'enjeu ne porte pas

simplement sur la question de l'identite juive ou grecque de Paul. Si le

judaisme de Paul fut déjà hellenise, ne faut-il pas aujourd'hui repenser les

theses sur Thellenisation' du christianisme ? Nous sommes tentes d'in-

sister sur une rupture entre une racine juive du christianisme et un

developpement helleniste posterieur. Deja. 0. Cullman, dans une critique

de la these de J. Danielou sur cette montre bien qu'avec la

reconnaissance des judaismes varies, l'hellenisme comme le judaisme

sont déjà presents chez les premiers disciples de Jesus bien avant Paul :

Le judaisme palestinien renferme en meme temps des elements mar-

ques par un certain syncretisme hellenistique, et it ne faut pas croire que

les membres de la premiere communaute chretienne se soient recrutes

uniquement parmi les tenants d'un seul courant de ce judaisme si va- fie „ 46 .

Le judaisme du premier siecle fut egalement tres soucieux de l'univer-

salite de son message. Le monde juif du temps de Paul s'avere fort

complexe, non seulement a cause de la multiplicite des sectes et des

confessions juives, mais aussi parce que beaucoup de paiens etaient attires

par le judaisme et encourages par des missionnaires juifs. Ceux-ci ont

contribue a etendre l'appartenance au judaisme, depuis les convertis

complets (circoncis), qui pratiquaient toute la Loi, jusqu'aux sympathi-

sants qui frequentaient parfois le Temple ou les synagogues. J. Neusner

parle d'une activite . missionnaire » du judaisme bien avant l'ere chre-

tienne, et it montre son utilisation politique par les Hasmoneens en

Galilee meme 47 . Ainsi, la circoncision etait dep., a l'epoque de Paul, un

probleme discute dans le judaisme. Flavius Josephe cite le probleme de la

conversion de la famille royale des Adabenes 48 . Egalement, l'insistance

chez Philon sur les lois rituelles, specialement sur celles relatives a la

circoncision, montre que cette question a ete posee au temps de Paul par

44. J. FITZMYER, Romans, Doubleday : New York 1993, 90.

45. J. BECKER, Paul, 46.

46. 0. CULLMAN, <4 Courants multiples dans la communaute primitive RSR, 60

(1972) 56.

47. J. NEUSNER, A Life of Yohanan ben Zakkai, Brill : Leyde 1962, 24-26.

48. FLAvius JOsEPHE, Anliquiles, XX, 2. 3-4.

A LA RENCONTRE DE PAUL 365

d'autres Juifs 49 . Bref, l'action missionnaire et universaliste du judaisme

est souvent oubliee. On a trop longtemps oppose le faux portrait d'un

judaisme enferme et particulariste a l'universalite chretienne. En fait, it y

avait une mission juive active et resolue a convaincre les paiens sinon de la

religion juive du moins de la verite monotheiste. J. Fitzmyer mentionne

une expulsion des Juifs de Rome en 139 avant notre ere a cause de leurs

activites missionnaires : une accusation est mentionnee dans les ecrits de

Ciceron 50 . De son cote, H. Raisanen soutient que 1Th 2,14-16, oil Paul

critique fortement les Juifs, s'explique par une competition entre mis-

sionnaires juifs et chretiens aupres des paiens 51 . Selon A. Segal, une

theologie chretienne de la mission pourrait trouver ses racines dans une

theologie missionnaire juive 52 .

La litterature juive en langue grecque — la Septante, les apocryphes et

la litterature exegetique et philosophique du judaisme hellenistique —

est indiscutablement la source la plus importante pour comprendre Paul

et les lettres pauliniennes. Autrefois, on a essaye de montrer que Paul

etait enracine dans un judaisme « rabbinique » de langue arameenne

et/ou hebraique. On s'appuyait sur Luc qui presente Paul comme l'eleve

de Gamaliel. Selon certains exegetes protestants du xviiie siecle, Paul a

utilise l'Ancien Testament en hebreu. W. Whiston, par exemple, a sou-

tenu que les citations de Paul sont tirees du texte hebraique original et

que les differences, parfois frappantes, entre les citations de Paul et le

texte massoretique sont le resultat de la corruption de ce texte original

par les rabbins posterieurs 53 . Apres les decouvertes de Qumran et

d'autres manuscrits de l'epoque, cette these a ete finalement abandon-

nee. Aujourd'hui, on peut affirmer que Paul a utilise seulement des

versions grecques de l'Ancien Testament. C. Stanley montre que parmi

les 83 citations explicites qu'on rencontre dans les lettres pauliniennes

authentiques (45 dans Rm, 13 dans 1Co, 7 dans 2Co, et 9 dans Ga), cinq

seulement divergent de la Septante : « L'utilisation par Paul de la Sep-

tante (...) n'est d'aucune maniere une concession a l'ignorance de son

auditoire de langue grecque. Elle montre plutot sa maniere d'etudier la

49. Pour Philon et la question de la circoncision, voir D. BOYARIN, A Radical Jew,

26-27.

50. J. FITZMYER, Romans, 90.

51. H. RAISANEN, Paul and the Law, Fortress : Philadelphie 1983, 263.

52. Voir A. SEGAL, Paul the Convert : The Apostolate and the Apostasy of Saul the

Pharisee, Yale University Press : New Haven, CT 1990, 80-86.

53. C. STANLEY, Paul and the Language of Scripture : Citation Technique in the

Pauline Epistles and Contemporary Literature, University Press : Cambridge 1992, 6.

366 D. M. NEUHAUS

version grecque courante de son époque » 54 . B y avait probablement deja

a l'epoque de Paul des versions grecques corrigees, plus proches de la

version hebralque (prefigurant les versions plus tardives du lie siecle,

d'Aquila par exemple), ce qui explique les divergences des citations de

Paul par rapport a la Septante.

Cette utilisation exclusive des versions grecques se retrouve chez

d'autres contemporains juifs de Paul, comme le montre une comparaison

avec les ecrits de Josephe et de Philon. L'Ancien Testament dans sa version

grecque joue un role essentiel dans le passage du judaisme biblique au

christianisme. « La theologie et la foi de ce judaisme a la fois hellenise et

authentiquement juif, aurait ete une preparation a l'Evangile. La Sep-

tante aurait ete l'etape determinante qui aurait rendu possible ou, tout au

moins, facilite l'expression et la diffusion du christianisme . 55 . La Sep-

tante revele déjà des influences de la pensee grecque dans la traduction

des termes hebraiques. Une langue est en effet inseparable d'une pen-

s& : le judaisme exprime en langue grecque temoigne d'une pensee déjà

hellenisee.

Pour J. Murphy-O'Connor, Paul n'etait pas seulement a l'aise avec la

langue grecque. Il avait egalement lu les ecrits de Philon, un personnage

bien connu dans les synagogues de la Diaspora ; it aurait ainsi assez bien

connu . la tradition du judaisme hellenistique dont Philon, contempo-

rain de Paul, a ete la figure majeure. L'influence de cette tradition sur sa

pensee apparait dans les paralleles entres ses lettres et l'ceuvre du philo-

sophe juif malgre leurs personnalites diverses et la difference dans leurs

soucis » 56 . La litterature philosophique du judaisme hellenistique a-t-elle

eu une influence sur Paul ? Ce point est tres discute. Une des seules

citations philosophiques du Nouveau Testament est attribuee a Paul, dans

son discours aux philosophes d'Athenes (Ac 17,28). Mais ce discours est

une creation litteraire de Luc, qui montre ainsi la connaissance qu'il a de

ces philosophes. Les exegetes reconnaissent que Paul ne porte aucune

appreciation et ne fait preuve d'aucune connaissance explicite de la

philosophie. En cela, it se distingue fortement de son contemporain

Philon qui est aussi Juif que platonicien. Naturellement, la pens& de Paul

est impregnee par certains concepts issus de la philosophie de son

54. C. STANLEY, Paul, 67-68.

55. G. BERTHRAM cite dans M. HARI- et alii, La Bible grecque des Seplanle, Le Ccri:

Paris 1988, 218.

56. J. MURPHY-O'CONNOR, Paul, 51.

A LA RENCONTRE DE PAUL 367

temps 57 . Bornkamm releve des influences stoiciennes dans la pens&

paulinienne sous une forme bien vulgarisee. Selon lui, Paul maitrise « les

artifices de la rhetorique antique et des formes didactiques » 58 . A. Mal-

herbe pense que les Cyniques ont eu leur influence sur la maniere dont

Paul voit sa mission 59 . Lyons montre que l'autobiographie chez Paul

adopte les normes de la litterature greco-romaine, meme si ses ideaux

. donnent une expression distincte de ses engagements theologiques

chretiens » 60. En regle generale, les lettres pauliniennes sont toutes

construites selon les normes en vigueur dans l'Antiquite. Comme ses

contemporains, l'apotre a eu evidemment une connaissance du stoicisme

et du platonisme populaires.

La comprehension que les exegetes ont de ce background culturel est

souvent marquee par le souci de montrer la nouveaute de la pens& Paul

apres sa conversion, par rapport a sa religion juive et a sa propre culture

grecque. Selon Sanders, l'idee d'un judaisme sterile et sec a repoque de

Paul, formulee par certains exegetes chretiens, vient de la Reforme. Elle

serait une pure projection : « ce que nous avons est la projection du debat

protestant-catholique sur l'histoire ancienne, oft le judaisme prend le

role du catholicisme et le christianisme prend le role du luthera-

nisme 61 >>. Pour ces exegetes, la rupture avec le judaisme que Paul

annonce, accentue la nature legaliste du judaisme : ils opposent le ju-

daisme au christianisme, mais une telle antithese est leur creation,

comme l'a montre Sanders. Pour la Reforme, Paul articule sa predication

a partir d'une theologie de l'accomplissement. Dans cette perspective,

le judaisme ne posseclait aucun moyen d'acces au Dieu lointain en

dehors de l'obeissance a la Torah, moyen manifestement insuffisant et

inadequat. Cette situation mene, d'un cote, a une religion d'angoisse

(est-il possible de faire suffisamment pour gagner la faveur de ce Dieu ?),

ou de I'autre, a l'arrogante confiance-en-soi (pour ceux qui sont capa-

bles !) » 62 . La religion juive est ainsi percue comme une degenerescence

de la religion biblique exprimee chez les prophetes : « L'idee ancienne et

noble d'une alliance offerte par la grace de Dieu et d'une obeissance

comme consequence de ce don gracieux, a degenere en l'idee d'un

legalisme de petits details suivant lequel on devrait gagner la misericorde

57. J. BECKER, Paul, p. 66.

58. G. BORNKAMM, Paul, 43.

59. Pour les travaLuc de Malherbe, voir J.-N. ALETTI, RSR 81 (1993) 275.

60. G. LYONS, Pauline Aulobiography, 6.

61. E. P. SANDERS, Paul, 57.

62. E. P. SANDERS, Paul, 212.

368 D. M. NEUHAUS

de Dieu par l'observance d'ordonnances inessentielles » 63 . Cette lecture

trahit le besoin theologique qu'ont eu les exegetes chretiens de definir le

judaisme comme une religion du passe, incomplete, trouvant dans l'an-

nonce chretienne son accomplissement dans la nouveaute.

Ce meme besoin theologique se manifeste dans l'appreciation de la

culture grecque de Paul : « Paul garde sa liberte de pensee. Il ne se laisse

pas dominer par une philosophic et utilise les methodes d'enseignement

propres a l'hellenisme ou a la synagogue (...) La lecture de ses ecrits est

rendue difficile par la multiplicite des procedures auxquelles it fait appel

et peut nous induire en erreur si nous lisons ces textes en y trouvant, en

arriere plan, des idees philosophiques que les termes pourraient sugge-

rer, alors qu'ils en sont entierement detaches » 64 . Cela meme explique-

rait pourquoi Paul forge « des termes jamais ou rarement utilises jusque-

la » et invente « des expressions pour dire l'Evangile » 65 . D'autres ont etc

meme jusqu'a dire que « paulinisme et pens& grecque n'ont rien en

commun, absolument rien. Leur rapport n'est meme pas un rapport

d'indifference. Its sont opposes l'un a l'autre » 66 . On definit ainsi le Juif

par opposition au grec. Pour montrer que Paul etait totalement Juif, on

met ainsi en avant que les ecrits rabbiniques et apocalyptiques sont « les

seuls antecedents de la doctrine paulinienne » 67 . De plus, ils notent de

pretendus hebraismes et aramaismes dans la langue de Paul. Une telle

opinion a longtemps etc un dogme en certaines ecoles exegetiques,

comme le note Hugede : . L'opinion que l'apOtre etait un rabbin tout a

fait etranger a la culture grecque et converti au christianisme, etait etablie

comme une tradition et rien n'est plus difficile a renverser qu'une tradi-

tion, meme sans fondement » 68 . Le meme auteur ajoute : . it faut se

mefier des intentions louables mais partisanes de toute une partie de

l'opinion theologique qui reduit au minimum la part de la culture

profane de Paul, dans le souci de preserver la purete originelle du

christianisme et de garder aux Ecritures leur caractere d'inspiration

divine. Il n'y a pas peril, semble-t-il, a reconnaitre que l'apotre des Gentils

fut sa vie entiere en contact avec la culture grecque, et qu'il en tira le

63. E. P. SANDERS, Paul, 419.

64. C. REYNIER, Ltvangile, 49.

65. C. REYNIER, Ltvangile, 54.

66. A. SCHWEITZER, Paul, 99.

67. N. HUGEDE, Saint Paul, 18.

68. N. FIUGEDE, Saint Paul, ibid.

A LA RENCONTRE DE PAUL 369

meilleur parti pour rendre son message plus accessible au monde hell&

nise » 69 .

Il faut reconnaitre que le souci de montrer que la figure et la pensee de

Paul sont totalement nouveaux, vient plus d'un souci theologique que de

l'analyse. Que Paul soit bien hellenise ne va pas contre son identite juive.

Le fait qu'il utilise la Septante, que son grec soit celui de la koine d'alors,

le situe seulement dans la categorie des Juifs cultives de la Diaspora. Mais

c'est sans doute par un recours aux etudes socio-historiques qu'on peut

approfondir notre connaissance du monde de Paul. Certes, les theolo-

giens restent souvent soupconneux devant l'application des etudes socio-

historiques a l'Eglise primitive et a Paul en particulier, car elles peuvent

etre reductionnistes. Leur utilisation critique se revele pourtant tres utile,

pour ne pas dire necessaire, si l'on veut lire Paul dans son contexte

religieux, social et humain. Et les parametres proposes, tels ceux de

W. Meeks, ont leur importance, car ils aident a saisir le passage d'un Jesus

« provincial », originaire d'un village de Galilee comme ses apotres, a un Paul originaire de la ville 7°. La rupture ne se situe pas ici entre judaisme

et hellenisme (ou judaisme et christianisme), mail entre le judaisme de

Galilee et le judaisme des villes greco-romaines de l'Empire, comme

Tarse, Jerusalem, Antioche ou Alexandrie.

En bref, Paul est le representant d'un monde oil le judaisme est

totalement impregne par l'hellenisme. Ses contemporains sont Josephe

et Philon, et non les rabbins, qui ont vecu bien apres et ont rejete la

culture grecque. En sa personne, le christianisme se montre l'heritier

d'un monde judeo-hellenistique, avec sa Bible, la Septante, avec sa lan-

gue, le grec, et avec son souci pour la diffusion universelle du message

divin. A cet egard, l'elan de Paul vers les Nations, dont it sera l'apotre,

confirme largement ces donnees.

3. Les sources rabbiniques

Un des champs sollicites par l'exegese historico-critique pour connai-

tre et comprendre le monde de Paul, est celui de la litterature rabbinique

(la Michna et le Gemara, les deux parties du Talmud : la Torah orale avec la Torah ecrite forment l'unite des Ecritures juives rabbiniques). Selon

les traditions juives, cette vaste litterature est derivee des sources

69. N. HUGEDE, Saint Paul, 71 ; egalement D. BOYARIN, A Radical Jew, p. 28. 70. W. MEEKS, The First Urban Christians, The Social World of the Apostle Paul, Yale

University Press : New Haven 1983.

370 D. M. NEUHAUS

pharisiennes du premier siecle, redigees plus Lard par les rabbins 71 . Ce

monde du judaisme rabbinique, comme source pour comprendre le

monde juif du premier siecle, fut decouvert par les exegetes chretiens,

aux premiers balbutiements de l'exegese critique. Richard Simon a fait

des etudes precises sur les coutumes juives de la Synagogue pour com-

prendre le milieu de la Bible 72 .

Au xixe, les etudes faites sur le judaisme au temps de Paul et de Jesus,

comme celles de Schfirer, de Weber, ainsi que les compilations de la

litterature talmudique de Billerbeck et Strack 73 , ont marque l'exegese

paulinienne 74 . La nouveaute de Paul a souvent ete soulignee par rapport

aux rabbins de la Michna, souvent presentes comme enfermes dans le

legalisme. La Michna, qui est un livre de lois, a ete utilisee pour stigmatiser

ce legalisme etroit. Ce type d'exegese fut celui del Bonsirven par exem-

ple, pour qui Paul est « un rabbin devenu evangeliste chretien » 75 et qui

se demande si, « dans son exegese, Paul se montre, et dans quelle mesure,

un vrai disciple de Gamaliel, plie et asservi aux methodes rabbini-

ques » 76 . D'autres, tel W. D. Davies, ont plutot voulu montrer ce que Paul

doit au milieu juif et presentent leur travail comme une tentative « pour

mettre quelques aspects centraux de la vie de Paul et de sa pensee dans la

matrice du judaisme rabbinique de son temps. Cela, pour reveler comment,

malgre son apostolat aupres des Gentils, Paul est rest& autant que possi-

ble, un hebreu parmi les hebreux, et comment it a baptise son heritage

rabbinique dans le Christ » 77 . Le meme auteur insiste davantage sur les

paralleles entre Paul et les rabbins de la Michna et conclut ainsi son

etude : « Dans sa vie comme dans sa pensee, le rapport intime entre Paul

et le judaisme rabbinique est clairement montre. Nous ne pouvons pas

trop fortement insister sur le fait que pour lui son acceptation de l'Evan-

gile n'etait pas tellement un rejet de l'ancien judaisme et la decouverte

71. On trouve dans le Pirqe Aboth une genealogie de rabbins visant a montrer la

continuite, de Moisejusqu'aux rabbins du troisieme siecle apres J.C., en passant par

les pharisiens.

72. Voir R. SIMON, Ceremonies et coutumes qui sont aujourd'hui en usage parmi les Juifs,

1674.

73. Pour ces etudes voir SANDERS, Paul, 33-59.

74. A la meme époque, F. DELITZSCH traduisit la lettre aux Romains en hebreu

pour qu'on puisse mieux la lire dans le contexte des textes talmudiques. Voir SCHWEITZER, Paul, 48.

75. J. BONSIRVEN, Exigese rabbinique et exigese paulinienne, 1938, 348.

76. J. BONSIRVEN, Exigese rabbinique, 263.

77. W. D. DAVIES, Paul and Rabbinic Judaism : Some Rabbinic Elements in Pauline

Theology, 1948, vii.

A LA RENCONTRE DE PAUL 371

d'une nouvelle religion totalement opposee a lui (...) mais plutOt la

reconnaissance de la venue du vrai judaisme accompli » 78 .

La polemique entre exegetes chretiens et commentateurs juifs pendant

la premiere moitie du xxe siecle a pour champ le judaisme rabbinique.

Les chretiens montrent que Paul a ete un bon rabbin pharisien ayant su

utiliser des methodes rabbiniques pour presenter l'Evangile, et les Juifs

repliquent, en montrant que Paul n'a pas connu le vrai judaisme, celui

des rabbins, seulement celui de la Diaspora, judaisme froid et degenere.

Typique est a cet egard la reflexion de l'ecrivain juif K. Kohler : « Il faut

n'avoir aucune familiarite avec la theologie rabbinique (...) pour trouver

dans les ecrits de Paul des traces de son passage dans les ecoles rabbini-

ques » 79 .

Qui sont ces pharisiens du Nouveau Testament, parmi lesquels Paul se

range ? Pendant longtemps, on a pense que les rabbins d'apres 70 etaient

pharisiens ou, du moins, leurs heritiers. Les travaux de Jacob Neusner sur

le Talmud 8° ont mis en doute cette affirmation, et nous obligent a changer

profondement notre comprehension du monde de Paul. Meme si le fait

avait déjà ete reconnu par certains, Neusner a etudie la premiere partie

du Talmud, la Michna, redigee vers 220, avec une approche historico-

critique, et a montre que la creation du judaisme rabbinique fut le projet

des rabbins d'apres 70, de loin posterieurs a Paul, et que les sources

rabbiniques furent redigees pendant la premiere moitie du me siecle,

jusqu'au vile siecle. Il en conclut qu'on ne peut utiliser naivement les

sources rabbiniques pour comprendre le monde de Paul, parce que ces

sources furent redigees dans un monde qui lui est bien posterieur et qui

manifeste une transformation radicale du judaisme. La litterature rabbi-

nique pretend contenir l'enseignement pharisien du premier siecle, mais

le passage a ete plus complexe, et n'a rien d'une pure et simple conti-

nuite. Neusner montre combien it est incertain que la Michna, le Nouveau

Testament, ou les ecrits de Josephe nous parlent des pharisiens de

l'histoire. A la fin de son enquete sur ces pharisiens du premier siecle, it

conclut : « Les pharisiens de l'histoire nous echappent. Notre enquete

nous ramene toujours a la problematique du judaisme ancien apres la

78. W. D. DAVIES, Paul, 324.

79. Cite par BONSIRVEN, Exigese rabbinique, 263. Pour C. G. MONTEFIORE, un autre

ecrivain juif, Paul, en rant que Juif de la diaspora, n'a pas connu le meilleur du

judaisme rabbinique (opinion citee par W. D. DAVIES, Paul, 1).

80. Pour un résumé des travaux de J. Neusner voir E. P. SANDERS, Paul, 60-65.

372 D. M. NEUHAUS

destruction du Temple » 81 . Tirant les consequences de ''importance de

ce changement dans la comprehension des sources rabbiniques et de leur

rapport a Paul et a son monde, Becker conclut : . Paul n'a donc pas ete

l'eleve assigne d'un rabbin et forme a 'Interpretation pharisienne de la

Loi pour exercer lui-meme plus tard la profession de rabbin ; mais it a ete

eleve dans la ligne pharisienne pour ce qui est de son attitude dans la vie » 82 . En effet, pour Paul et Jesus, le titre meme de « rabbi » ne peut pas

*etre utilise avec le sens précis qu'il aura dans le judaisme rabbinique 83 . Ce

n'est que chez Jn, evangile plus tardif, que le titre acquiert un sens lie

celui du contexte rabbinique, celui de maitre d'enseignement 84 .

Le judaisme rabbinique a peu a peu lutte contre 'Interpretation

chretienne des Ecritures et contre 'Impregnation grecque de la culture

juive, et ce, au moins jusqu'au Moyen Age, jusqu'a la redecouverte de la

philosophie grecque par des penseurs comme Saadya HaGaon et Maimo-

nide. Dans un premier temps, les rabbins ont seulement rejete la Sep-

tante, et ont autorise d'autres traductions grecques, pour rester en lien

avec les Juifs hellenisants : . On peut faire l'hypothese que le judaisme

palestinien de Jamnia (le premier centre du judaisme rabbinique) a

voulu eliminer une version grecque que la jeune secte chretienne an-

nexait au profit de ses theses » 85 . Mais dans un deuxieme temps, la

traduction meme de l'Ecriture a ete discreditee, comme l'affirme une

source rabbinique : « Les ecritures ne doivent pas etre &rites (...) en

langue grecque. Soixante dix anciens ecrivirent en grec la Torah pour le

roi Ptolemee, et ce jour fut aussi mauvais pour Israel que le jour on le veau d'or fut fabrique >> 88 .

Dans ses tentatives pour reconstituer les pharisiens de l'histoire,

Neusner n'a pas utilise les lettres pauliniennes 87 . On considere nean-

81. J. NEUSNER, From Politics to Piety : The Emergence of Pharasaic Judaism, Prentice-Flail : Englewood Cliffs, NJ 1973, 143.

82. J. BECKER, Paul, 50.

83. Ce titre est utilise dix-sept fois dans le NT, et seulement dans les Evangiles.

Quatre fois chez Mc, toujours avec le sens general de seigneur (du mot arameen rab),

comme le grec kyrios. Ce sens est rapporte a la settle personne de Jesus qui est appele

rabbi » pour la premiere fois par Pierre apres la Transfiguration (Mc 9,5). En Mt,

le titre est utilise aussi quatre fois, mais toujours dans un sens negatif, ce qui montre

la tension entre les communautes chretienne mattheenne et juive non-chretienne

apres 70. Jesus lui-meme defend de se faire appeler « rabbi >> (Mt 23,7-8).

84. Comme Jn lui meme explique en 1,39 et en 20,16.

85. M. HARL et alii, La Bible grecque, 123.

86. Sefer Torah, 1,8, cite en La Bible grecque, 124.

87. L'autre pourrait 'etre Flavius Josephe.

A LA RENCONTRE DE PAUL 373

moins aujourd'hui que les lettres pauliniennes sont necessaires pour

redecouvrir le milieu pharisien, longtemps etudie a l'ombre d'un ju-

daisme rabbinique posterieur, et Segal a montre l'importance de Paul

pour une reconstitution du pharisaisme 88 , car Paul est le seul pharisien

d'avant 70 qui ait laisse des ecrits. Aujourd'hui, certains eleves de

Neusner, comme Segal et Boyarin, pensent qu'il est plus logique d'utiliser

le Nouveau Testament et specialement les ecrits de Paul, pour lire la

Michna : « Devrait etre ecrit un commentaire a la Michna qui utilise le

Nouveau Testament comme marginalia et demontre antiquite de celui-

ci . 89 . Boyarin ajoute que « le judaisme rabbinique s'est forme, pour le

meilleur et pour le pire, dans le contexte de la pens& paulinienne et

chretienne, parfois en reagissant simplement dans le but d'affirmer sa

propre identite, mais aussi, plus positivement, en repondant a sa maniere

aux defis theologiques et autres souleves par le christianisme pauli-

nien . 90 . La perspective est ainsi renversee. La nouveaute n'est plus celle

de Paul par rapport aux rabbins, mais plutot celle des rabbins par rapport

A Paul, et cette facon de voir est chronologiquement plus logique.

Connaitre Paul aujourd'hui

Nous pouvons conclure notre parcours.

Si l'on analyse le monde de Paul qui precede les periodes rabbinique et

ecclesiale, on ne peut plus maintenir la dichotomie entre judeo-

christianisme et pagano-christianisme. Cette distinction separatrice, echafau-

dee par Baur, fut adopt& par Bultmann et Danielou, mais it apparait

aujourd'hui que les frontieres entre les groupes multiples du judaisme du

premier siecle et le christianisme naissant sont bien plus complexes —

Brown et Meier parlent meme d'un « christianisme judeo-paien » 91 . Les

orthodoxies institutionnelles juives et chretiennes se definissent seule-

ment apres 70, et la diversite qui marque le monde de Paul ne disparaitra

qu'alors. Ces orthodoxies se definissent l'une par rapport a l'autre, en

utilisant toutes deux Paul dans un contexte qui n'est plus le sien.

88. A. SEGAL, Paul the Convert.

89. Paul the Convert, xv.

90. D. BOYARIN, A RadicalJew, 2.

91. R. BROWN et J. MEIER, Antioche et Rome, 25.

374 D. M. NEUHAUS

Deuxiemement, Paul est reste Juif dans un monde ou it n'y a aucune

dichotomie entre appartenance juive et culture grecque. Si E. P. Sanders

affirme qu'il y a une veritable rupture entre Paul, qui presente une

religion differente, et le judaisme, it insiste sur le fait que cette difference

ne permet pas de juger le judaisme : « En disant que l'eschatologie de

participation (de Paul) est differente du nomisme d'alliance (du ju-

daisme a l'epoque de Paul), je veux signaler qu'il y a une difference, mais

non que cette derniere est un indite pour comprendre l'erreur du

judaisme » 92 . Scion Sanders, le reproche majeur de Paul au judaisme

serait de n'etre pas le christianisme 93 . A mon avis, il est preferable de

dire que Paul ne s'interesse ni au judaisme, ni a l'hellenisme, ni meme au

« christianisme mais seulement a l'Evangile. Pour Becker, il n'est pas

important que Paul ait compris ou non le judaisme de son époque 94 , mais il est essentiel qu'il ait voulu annoncer l'Evangile de Jesus aux Gentils

comme aux Juifs. L'ap6tre marque ainsi une reelle continuite entre

l'Ancien et le Nouveau Testament. Pour comprendre comment le chris-

tianisme s'est distingue du judaisme, it faut analyser la periode ou it y eut

separation entre la Synagogue rabbinique et l'Eglise post-apostolique.

Aux yeux de Paul le juif, la fidelite a l'alliance d'Israel passe, pour les

hommes de son temps, par la suite de Jesus Christ ressuscite, annoncee a

tous les peuples ; les Juifs qui n'acceptent pas cette ouverture vers les

paiens lui semblent infideles au dessein de Dieu. En ce sens, on peut dire

que pour Paul il n'y a aucune rupture entre le judaisme de l'Ancien

Testament et la suite du Christ dans le Nouveau : en suivant le Christ,

lui-meme n'a pas change de religion, il a plutot ete appele a une fidelite plus grande.

Troisiemement, ayant decouvert les exigences de la fidelite, Paul a ete convaincu que le refus du Christ par les Juifs etait temporaire : l'aveugle-ment juif disparaitra (2C 3,14-16). Pourtant, une nouvelle situation s'im-

pose apres la disparition de Paul. Pendant la periode qui va de 70 a 250, le

judaisme rabbinique se constitue sans Temple, sans sacerdoce, sans Jeru-

salem, sans pouvoir politique, alors que de son cote le succes du christia-

nisme aupres des paiens est croissant. Le judaisme rabbinique instaure

une lecture autre de Ancien Testament, qui, tout en ignorant le

Christ, dont les chretiens revendiquent la Seigneurie fondee sur l'AT,

insiste sur l'unite des anciennes Ecritures (en en excluant certains livres

92. E. P. SANDERS, Paul, 552.

93. Ibid.

94. J. BECKER, Paul, 10s.

A LA RENCONTRE DE PAUL 375

grecs), et les definit comme Torah &rite indissociablement reliee a la

Torah orale ; ce faisant, le judaisme s'oppose a l'unite entre 1'Ancien et le

Nouveau Testament reconnue par l'Eglise. Ajoutons que la theologie

rabbinique se developpe bien apres celle de Paul. Si les questions que

pose Paul au sujet de la Loi, de la revelation divine et de Felection d'Israel,

concernent directement ses contemporains juifs, celles que posent les

rabbins sont d'une autre époque. Voila pourquoi it faut comprendre Paul

avec la nouveaute que represente sa decouverte du Christ et la continuite

qu'il etablit entre cette nouveaute et la revelation de Dieu.

Quatriemement, dans ce contexte, une question proprement theologi-

que peut etre posse : le judaisme contemporain, peut-il etre considers

comme le seul heritier en continuite avec le judaisme biblique, et le

christianisme, compris comme en rupture ? Cette question a ete posse

avec beaucoup de violence durant les siecles suivants, lorsque Juifs et

chretiens se sont vus l'un et l'autre comme heritiers exclusifs de l'Al-

liance. Pour le premier siecle, J. Dunn presente la situation en ces

termes : « Dans la periode qui suit 70, le fait chretien a peut-etre ete

considers comme perdu par les successeurs rabbiniques des pharisiens,

c'est-à-dire les autorites juives Ajamnia. Mais en tout cas, ils n'ont pas ete

les seuls Juifs A le considerer ainsi. De plus ils n'ont pas reussi a etablir leur

autorite sur les autres Juifs aussi rapidement qu'on le presume. Pour

Matthieu, Luc et Jean, le 'match' n'est pas encore termine (...) Le ju-

daisme n'etait pas encore seulement un judaisme rabbinique, et le ju-

daisme chretien n'etait pas encore seulement christianisme » 95 . En fait,

c'est seulement dans la periode qui suit la destruction du Temple, en '70,

et l'expulsion des Juifs de Jerusalem en 135, c'est-A-dire bien apres Paul,

que la question d'une rupture sera clairement posse : « Lequel des deux

fils issus du judaisme du Second Temple est le plus fiddle a l'origine et a l'impulsion caracteristique de l'appel de Dieu et ses dons ? . 96 .

Le portrait du judaisme a l'epoque de Paul, que nous venous de

retracer, en contredit d'autres qui soulignent le legalisme, l'hypocrisie et

la casuistique de cette religion. Pour Paul et son monde, la distinction

entre Juif et paien n'est ni culturelle ni philosophique, elle touche la

relation au Dieu d'Israel et A son alliance, car it s'agit de savoir si la totalite

de l'humanite peut etre integree dans le dessein d'un meme Pere et

Createur. Si cette question de l'universalite du dessein divin est déjà

formulee par le judaisme du temps de Paul, la nouveaute qu'apporte ce

95. J. DUNN, The Parting of the Ways, 161. 96. The Parting of the Ways, 162.

376 D. M. NEUHAUS

dernier consiste a voir la seigneurie de Jesus Christ ressuscite comme

seule susceptible d'integrer tous les peuples dans un meme corps. En ce

sens, on peut comprendre la mission universelle de Paul comme l'actua-

lisation de l'eschatologie de Jesus. ■