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À Mireille et Renémultimedia.fnac.com/multimedia/editorial/pdf/9782332536051.pdf · ... si vieux qu’il était né à la fin du siècle de ... À chaque page de ses jours il respirait

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À Mireille et René

Aussi harmonieux dans leur couple Que minutieux dans l’écoute…

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Préface

Après avoir commis avec bonheur divers contes fantastiques à thèmes psychanalytiques, un roman d’inspiration autobiographique (Page blanche) traitant de l’existence depuis la conception jusqu’à la recherche de son identité, une nouvelle à couleur de témoignage à propos du réveil de son coma (Soliloque), un autre roman autobiographique sur un parcours conjugal mal vécu (Porte close) et d’autres romans poétiques plus anciens, non publiés pour cause de pertes de manuscrits, Geny Chanteline nous gratifie, avec Guillem, d’une première œuvre non bâtie de pierres autobiographiques, même si quelques détails inspirés de faits réels, connus d’elle seule et de ses proches, font le tissu de cette histoire qui, par ailleurs, relate le comportement d’un adolescent en mal d’être.

Phénomène social courant, si ce n’est banal, pourrait-on conclure. Crise d’adolescence plutôt normale, attendue, voire bénéfique, constructive du squelette socio-existentiel du futur adulte, dirions-nous rapidement. Ce pourrait être vrai et donc rassurant mais c’est sans compter avec les conséquences comportementales du mal-être de Guillem, flirtant

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avec la pathologie (fugues, rêveries, introversion, obnubilations, hallucinations, automutilation, cynisme…) Il appartient au professionnel de la psychologie de se prononcer sur l’éventuel caractère pathologique du comportement de ce jeune homme en quête de place sociale ; de nombreux indices et beaucoup de situations cliniques décrites dans cette histoire invitent à souscrire à cette hypothèse.

Pour ma part, en tant que Candide, je me suis contenté de la lecture d’un roman intimiste et pathétique, semé de suspens et d’attentes, de rêves, de déceptions et de rebondissements. Nul lecteur ne pourra s’exclure d’un élan d’empathie et de compassion pour ce Guillem perdu, en marge de lui-même, en rébellion contre une institution inadaptée à l’individu en état de différence.

Nous sommes bien loin du roman à l’eau de rose ou de la fiction ; Guillem est plutôt à considérer au chapitre des études sociétales réalistes, sans complaisance à l’égard des bavures institutionnelles.

On ne manquera pas de se laisser surprendre par la dimension poétique de ce roman que Geny Chanteline situe dans ce beau pays des Pyrénées orientales ; magie catalane, Argelès-sur-Mer, Port Argelès, Perpignan mais on comprendra vite que l’Eldorado de Guillem, c’est Barcelone.

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L’auteure, psycho-azertisatrice et poète, croit

encore que les matins de Noël sont des matins de trêve, que l’amour engendre la paix en éradiquant la violence et que l’outrance de l’incommunication n’est que pudeur…

Est-ce bien « normal » ? L’inconscient pèse parfois bien lourd sur la

balance de l’existence… Parler en se disant est le meilleur onguent permettant de trouver les ressources de guérir des maux les plus accablants, se réappropriant ainsi un espace temps à sa mesure.

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Hier, il était dans son jardin, il avait dit qu’il y

aurait beaucoup de tomates cette année et qu’il fallait s’attendre à une bonne récolte de nectarines et aujourd’hui, il était là… Là… Il était là… Affalé là… Dégringolé là… Il devait construire le muret pour les poules… Il commençait à recevoir les saisonniers pour les fruits… Il avait dit aussi qu’il voulait aller à Barcelone, seul, cet été, pour y retrouver son vieil ami… Il avait quel âge ?… Donne-t-on un âge à un grand-père ?

Impossible, impossible, impossible à imaginer, le Grand-père ne pouvait être mort… Pourtant il était là, inerte, raide, passif, silencieux, statique, presque tombé, de travers, les yeux fermés… Sa main retenant encore le paquet de cigarettes sur le bord de la table… Il devait pourtant ne plus fumer… Son médecin le lui avait conseillé expressément pour éviter que ses artères ne se bouchent. Il avait promis à son médecin mais à son retour de Barcelone, comment aurait-il pu ne pas fumer avec son ami, c’est ensemble qu’ils avaient fumé leur première cigarette…

Impossible, impossible, impossible, il ne pouvait être mort, lui qui tutoyait la vie et se découvrait pour accueillir le printemps… On ne meurt pas comme ça

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près d’une table… Aucune marque de douleur sur son visage, on l’aurait dit sur le point de déclamer l’un de ses fameux sermons ou une oraison pour le vieux d’à côté, si vieux qu’il était né à la fin du siècle de George Sand… Si vieux qu’on le voyait se rabougrir chaque jour comme si sa peau se rétrécissait pour que son corps tienne moins de place…

Pas si vieux pour boire encore, certes, mais bien plus vieux que Grand-père, son menton rejoignait son nez.

Parfois, souvent même – avec Grand-père, il était difficile de savoir ce à quoi s’attendre – morale, travail, leçons, principes, activités… Il avait le goût des choses faites, pas de temps pour l’oisiveté car pour lui toutes les secondes de l’existence était savourer… À chaque page de ses jours il respirait sa destinée et donnait à croire, à aimer, à chanter… Il était juste… Il s’était construit de l’intérieur, disait-il souvent, de l’intérieur avec tout ce que cela apporte de mots oubliés, de bagages laissés en bord de route, de souffrances du dedans, de poussières avalées, de terre au fond d’un verre, de meurtrissures se transformant en armures, de rides à donner du sens… Il était né à Perpignan le 4 juillet 1927. Son père, qui était allé voir le tour de France, n’était pas particulièrement heureux de cette nouvelle bouche à nourrir et il le lui fit savoir dès l’enfance. Pourtant seize ans après il eut encore un petit frère.

Impensable, absurde, insensé, inconcevable, il ne pouvait être mort… Il allait reprendre son souffle, ce n’était qu’une pause… Une halte… Une escale après une montée difficile… Juin était chaud cette année !… Il n’était plus jeune, le Grand-père !!! Plus jeune ! Quel

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âge avait-il, au juste ? Avec les rides, l’âge devient évidence ; seul âge : vieux, quatre vingt quatre… Plus le temps de changer de direction mais encore celui d’aimer… Grand-père aimait sans le dire, il aimait avec la tendresse d’un loup, sortant les crocs, parfois… Il aimait en piquant comme les orties…

La porte d’entrée était restée grande ouverte, la Grand-mère ne bougeait pas non plus mais elle était vivante ; ses yeux allait de Grand-père à l’autre chaise qu’il avait entraînée, comme si l’importance du moment se résumait à cette chaise tombée dont le dessus de plastique rouge jurait sur le chausson éculé de son époux…

Elle attendait que Grand-père dise ; elle s’y attendait ! Elle était là, juxtaposée au silence, sur la portée juste mais sans la clé de sol… Il allait parler, toujours il disait, toujours il râlait, toujours il ronchonnait, toujours il bougonnait, toujours il grommelait… Toujours il ordonnait… Là, il se taisait… Il ne lui disait même pas en ronchonnant comme d’habitude, de fermer la porte. Plus aucun mot ne débordait de sa tête, ne bouillonnait entre ses lèvres et Grand-mère ne savait que faire de ce silence lourd, lourd et moite comme un mois d’août avec le vent d’Espagne… C’est à peine si elle osait l’approcher, le toucher… Il ne pouvait être mort ! Aucune alerte… Et Guillem… Quand reviendrait-il ?

Ce Grand-père là, aux phrases parfois bancales, bilingues, fleuries comme des printemps catalans, fortes comme la Tramontane, ce Grand-père là communiquait bien au-delà des gestes pour son petit fils, fils unique de sa fille, LLora, veuve et souvent à la dérive. Les soirs où LLora lui ramenait l’enfant car elle

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ne pouvait mieux faire, il accrochait des mots, des histoires, des chiffres, des bouts de rien, des restes de tout, des sourires, des soupirs, il accrochait sur une corde à dire tout ce qui passait par là… Il racontait alors à Guillem… La corde tanguait sous le poids de tout ce qu’il y avait suspendu mais elle ne rompait pas, tant il y avait d’amour et de bon sens dans ce qu’il voulait transmettre… Parfois une couleur s’en échappait et une fée la rattrapait vite pour ne pas qu’elle tombât dans l’oubli… Parfois il accrochait des cerises aux oreilles de l’enfant… Parfois ils écoutaient grillons, grenouilles et écureuils de laine grimper au rosier… Parfois ils se taisaient l’un et l’autre…

Les mots de Grand-père donnaient vie au moindre caillou dans la cour, aux herbes folles entre les pierres de la place du château. Les yeux du petit garçon sans papa, de Guillem grandissant qui l’écoutait encore maintenant avec tant de saveur, brillaient de plaisir.

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Guillem avait maintenant dix-sept ans, presque dix-

huit… Le mois prochain, il serait adulte… Il était adulte depuis ses douze ans… Depuis cette première fois où il avait compris que sa maman, si elle dormait à même le sol, ce n’était pas parce qu’elle avait trop chaud comme elle le lui avait raconté… Alors ce soir-là, pour la première fois, il l’avait déshabillée un peu pour qu’elle ne fût pas serrée, mis un oreiller sous sa tête et recouverte du plaid du canapé… Depuis, il ne comptait plus le nombre de fois. Maintenant il avait la force de la remonter sur le divan, il s’exécutait et fuyait chez son Grand-père en traversant Elne sans crainte. Quand il arrivait place du Château, quand il voyait la porte entr’ouverte sur les trois marches de pierre, il n’avait plus peur ; Grand-père avait toujours su l’accueillir, il avait adapté ses histoires à mesure du temps qui passait. Il était la représentation paternelle, l’autorité nécessaire et indispensable, celui avec lequel on lutte, celui à qui l’on désobéissait pour s’affirmer… Il était aussi ce Grand-père là, un horizon à atteindre, une sorte d’idéal d’homme à qui Guillem pouvait s’identifier, un raccommodeur de bobo et un écouteur de lumière. Un séquoia solide aux racines ancrées dans l’histoire d’ici, d’Elne, la plus ancienne Cité du Roussillon, d’Elne qui fut une capitale ecclésiastique…