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A propos du r´ ealisme en ´ economie des institutions et ses implications sur l’analyse des fondements juridiques des transactions ´ economiques : Commons versus Williamson Thierry Kirat, Laure Bazzoli To cite this version: Thierry Kirat, Laure Bazzoli. A propos du r´ ealisme en ´ economie des institutions et ses implica- tions sur l’analyse des fondements juridiques des transactions ´ economiques : Commons versus Williamson. Economie Appliqu´ ee, Presses de l’ISMEA, 2003, LVI (3), pp.171-209. <halshs- 00004484> HAL Id: halshs-00004484 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00004484 Submitted on 23 Aug 2005 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

A propos du r´ealisme en ´economie des institutions et ses implications sur l’analyse des fondements juridiques des transactions ´economiques : Commons versus Williamson

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Thierry Kirat et Laure Bazzoli

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  • A propos du realisme en economie des institutions et ses

    implications sur lanalyse des fondements juridiques des

    transactions economiques : Commons versus Williamson

    Thierry Kirat, Laure Bazzoli

    To cite this version:

    Thierry Kirat, Laure Bazzoli. A propos du realisme en economie des institutions et ses implica-tions sur lanalyse des fondements juridiques des transactions economiques : Commons versusWilliamson. Economie Appliquee, Presses de lISMEA, 2003, LVI (3), pp.171-209.

    HAL Id: halshs-00004484

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00004484

    Submitted on 23 Aug 2005

    HAL is a multi-disciplinary open accessarchive for the deposit and dissemination of sci-entific research documents, whether they are pub-lished or not. The documents may come fromteaching and research institutions in France orabroad, or from public or private research centers.

    Larchive ouverte pluridisciplinaire HAL, estdestinee au depot et a` la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche, publies ou non,emanant des etablissements denseignement et derecherche francais ou etrangers, des laboratoirespublics ou prives.

  • A propos du ralisme en conomie des institutions et ses implications sur

    lanalyse des fondements juridiques des transactions conomiques :

    Commons versus Williamson

    Laure Bazzoli,

    Centre Auguste et Lon Walras, Universit Lumire-Lyon 2

    Thierry Kirat,

    CNRS IDHE, Ecole Normale Suprieure de Cachan

    in

    Economie Applique, tome LVI, 2003, n 3, p. 171-179.

    Ce papier oppose deux types dconomie des institutions : lconomie des cots de

    transaction dO.E. Williamson, que nous considrons reprsentative dune approche formelle, et ce

    que nous appellons linstitutionnalisme raliste, que nous associons lconomie institutionnelle de

    J.R. Commons. La premire partie du papier fonde cette distinction en examinant la question de la

    mthode la lumire du dbat sur le ralisme en conomie. Nous montrons que le programme de

    recherche de ces auteurs repose sur deux modes profondment opposs de production de

    connaissance propos des phnomnes institutionnels - le dductivisme et le pragmatisme -, et nous

    soulignons les limites inhrentes du premier. Sur cette base, la seconde partie du papier se centre sur

    une consquence particulire de cette discussion pistmologique : le statut du droit dans ltude

    institutionnelle des transactions conomiques. Nous montrons que la TCE conduit exclure

    a priori les dispositifs juridiques et les supports du droit des contrats dans son analyse de la

    rgulation prive des structures de gouvernance, tandis que lIR implique une intgration

    systmatique du rle du droit positif dans le processus conomico-juridique de transaction. Ces deux

    types danalyse sopposent quant la notion mme de contrat et la considration de ses fondements

    juridiques. Cette diffrence a des implications importantes sur la mthodologie et les rsultats

    empiriques qui peuvent rsulter de ces deux sortes dconomie des institutions.

    This paper opposes two kind of institutional analysis : the Transaction Cost Economics (TCE) of

    O.E. Williamson, which we consider representative of a formalist approach, and what we call here

    Institutional Realism (IR) that we associate with J.R. Commons Institutional Economics. The first

    part of the paper grounds this distinction by examining the issue of method in the light of the debate

    about realism in economics. We show that the research program of these authors refers to two

    basically opposite modes of knowledge production about institutional phenomena: deductivism and

    pragmatism, and we stress the inherent limits of the former. Then, in a second part, the paper focuses

    on a specific consequence of this epistemological discussion: the status of law in an institutional

    inquiry into the economic transactions. We argue that TCE leads to excluding a priori legal materials

    and provisions of contract law in its analysis of private ordering issues, while IR leads to a systematic

    integration of the role of law in the legal-economic process of transacting. These two kind of analysis

    differ on their conception of contracts and on their consideration of the legal foundations of contracts.

    This has important implications for the empirical methodology and outcomes of the two kind of

    institutional analysis.

  • INTRODUCTION

    Lide que les institutions jouent un rle essentiel en conomie est dsormais devenue une

    telle vidence quelle ne semble plus a priori mriter un (r)examen. Telle nest pas notre

    position. Nous pensons notamment quil y a des enjeux thoriques et pratiques distinguer

    (au < p. 173 > moins) deux types dconomie des institutions et que cette distinction peut tre

    opre partir de la question pistmologique du ralisme en conomie. Bien quelle ne fasse

    que traverser par les marges la discipline conomique, cette question est centrale dans la

    philosophie de la science au XXe sicle. Elle met en dbat les mthodes de connaissance des

    phnomnes conomiques et a des implications majeures quant aux modes danalyse,

    thorique et empirique, de ceux-ci. Nous argumenterons ce point de vue en dlimitant notre

    rflexion : en nous centrant, dune part, sur deux auteurs, Commons et Williamson, que nous

    considrons reprsentatifs de faons de faire et de penser lconomie des institutions fort

    distinctes ; en approfondissant, dautre part, un domaine-cl de lconomie des institutions

    prsent chez ces deux auteurs qui est celui des relations conomie/droit et des supports

    contractuels des transactions conomiques.

    Nous souhaitons ainsi mettre en vidence deux types dconomie des institutions en partant

    (1re partie) dune discussion de leurs mthodes de connaissance en ce quelles fondent le

    statut du rapport au rel et le mode dexplication thorique mobilis, pour ensuite (2me partie)

    en approfondir les consquences sur la conception du droit et des contrats dans ltude

    thorique et empirique des transactions conomiques. Nous opposerons le programme de

    recherche de linstitutionnalisme de Commons que nous prenons le parti de qualifier de

    raliste (IR), et celui de lconomie des cots de transaction de Williamson (TCE) que nous

    prenons le parti de qualifier de formel, ou du moins qui manifeste une tension entre ralisme

    et formalisme rsolue par la domination du second terme. Ce dbat entre ralisme et

    formalisme du point de vue de la mthode se traduit dans le statut substantiel ou fonctionnel

    donn aux institutions en gnral et au droit en particulier dans lanalyse conomique.

    I. LA QUESTION DES METHODES DE

    CONNAISSANCE DES PHENOMENES

    INSTITUTIONNELS

    Il a t souvent adress linstitutionnalisme de Commons deux reproches contradictoires :

    dtre marqu par un empirisme scrupuleux sans thorie, et de dvelopper une thorisation

    incomprhensible tant elle est formule dans un langage sotrique. De notre point de vue,

    < p. 174 >comme de celui de Bruno Thret (2002), ces critiques tiennent davantage un refus

    de considrer srieusement un paradigme alternatif la science conomique normale qu un

    examen des fondements, du contenu et de la porte de cet institutionnalisme. Cela nest pas

    indpendant de la non discussion des fondements pistmologiques de la connaissance

    conomique, tenant pour acquis que la mthode dductive et les procdures formelles sont le

    propre de la Science et peuvent tre tendues la connaissance des phnomnes

    institutionnels, alors mme quelles ont t constitutives dune thorisation qui les vacuait

    par dfinition. Or, ainsi que dillustres reprsentants de la discipline commencent le

    souligner, tels F. Hahn ou D. North, les limites de la mthode standard apparaissent ds lors

    que la question des institutions est mise au cur de lconomie. Cest prcisment le message

    central de linstitutionnalisme : dvelopper une thorie capable dapprhender les faits

  • 3

    conomiques comme des faits institutionnels volutifs ncessite une mthode de connaissance

    autre, qui puisse fonder une thorisation raliste en sciences sociales.

    Ce que nous voudrions mettre en vidence est que la question du ralisme constitue le dbat

    de fond et que Williamson, bien que prtendant souvent proposer une thorie plus raliste que

    la thorie standard, en garde la mthode (le dductivisme positiviste) et donc larmature

    explicative 1. Que lintroduction de nouvelles hypothses lui permette dtendre ce paradigme

    des objets auparavant exclus est une chose ; mais que cela permette dapprhender la ralit

    de ces objets en est une autre. Nous trouvons chez Williamson le biais habituel qui consiste

    imposer lobjet danalyse des qualits drives de principes a priori ncessaires pour la

    formalisation vise. Ce qui caractrise au contraire linstitutionnalisme est la volont de

    comprendre la socit conomique concrte, et donc de dvelopper une mthode capable de

    penser la complexit des faits en la simplifiant sans trop la rduire.

    < P. 175 > I.1. La TCE et ladhsion au dductivisme

    La TCE, telle que prne par Williamson, prtend tenter un compromis entre le programme

    de recherche de lcole de Carnegie incarn par Simon et le programme no-classique. Ce

    projet est rsum dans des affirmations telles que while TCE is more neoclassical, it

    nevertheless relates to the Carnegie project (Williamson, 2000a, p.1) ou TCE aspires to

    be both a rational spirit and a Carnegie spirit construction (ibid., p.30). Dans le mme

    ordre dide, il faut noter la rfrence presque systmatique que Williamson fait Commons

    selon laquelle la TCE dvelopperait une vritable thorie des transactions dont ce dernier

    aurait eu lintuition. Ces rfrences clectiques visent prsenter la TCE comme une

    approche qui, la fois, traite du monde rel des contrats donc est raliste et fonde

    empiriquement , et sinscrit dans le paradigme no-classique dont elle utilise le langage

    (incompltude, asymtrie informationnelle) et les outils (maximisation), bref le mode

    dexplication (efficience) et de thorisation (quilibre), parce quil est considr comme

    faisant le travail ( gets the job done ).

    Comme la soulign Simon (1991), dans un esprit pistmologique proche de celui des

    institutionnalistes puisquil dfend la ncessit de faire de lconomie une science empirique,

    cette double rfrence est incompatible. Celle-ci cache mal en fait ladhsion unilatrale de

    Williamson la vision standard de la science, cest--dire aux prceptes du dductivisme, que

    cette vision soit explicitement motive ou adopte sans tre questionne. Cest ce quil nous

    faut prciser. Nous le ferons en dveloppant deux points minemment lis : le statut des

    hypothses, dune part ; le mode dexplication considr comme permettant une thorisation

    adquate, dautre part.

    I.1.1. Le statut des hypothses de la TCE

    Williamson, lorsquil veut justifier la participation de la TCE au programme de Carnegie, met

    en avant que la TCE est attentive la plausibilit des hypothses. Il affirme par ailleurs que la

    TCE est un succs empirique. Cette seconde affirmation nest en fait pas lie, chez

    Williamson, la question du statut des hypothses mais celle du test des implications

    1 Nous considrons que si la thorie standard manifeste une grande flexibilit en termes thoriques (ce quon

    regroupe sous le label TSE ou NEI), elle maintient une continuit fondamentale en termes de mthode de

    connaissance ; cest ce niveau que prend sens tant le no-classicisme comme science normale que

    lalternative institutionnaliste. Pour des dveloppements pistmologiques, voir notamment Lawson (1997).

  • rfutables (cf. infra). Or, soulignons avec Simon et Commons que, du point de vue du

    ralisme, lvaluation de la validit empirique des rsultats dune thorie est indissociable de

    celle de ses < p. 176 >hypothses, ce qui, pour les sciences sociales, implique de fonder les

    thories sur des hypothses cognitives et comportementales pertinentes du point de vue de

    lobservation. Quen est-il chez Williamson ?

    Williamson mobilise deux hypothses sur lindividu pour laborer son raisonnement

    thorique et dmontrer que les structures de gouvernance ont pour objectif et pour effet

    dconomiser les cots de transaction (Williamson, 1994) : celle de rationalit limite et

    celle dopportunisme. Ce qui est frappant dans la faon dont la TCE labore ces hypothses

    est labsence de vritable support empirique, moins de considrer que lappel

    lintrospection et au sens commun (la seule justification quon puisse trouver chez

    Williamson tant en effet la nature humaine telle que nous la connaissons ) puisse

    constituer un fondement pistmologiquement tenable ; autant dire que cest une gageure

    aujourdhui. Si on regarde de prs ces hypothses et leur statut dans le raisonnement de

    Williamson, on saperoit vite quelles sont formules de faon construire le problme dont

    veut traiter la TCE (pourquoi les contrats sont-ils incomplets ; pourquoi existe-t-il des

    structures de gouvernance autres que le march no-classique) et lexplication quelle veut

    mobiliser (ces structures sont efficientes car le rsultat dun comportement de maximisation

    dans un contexte non no-classique). Ainsi, le contenu prcis des hypothses est dfini en

    fonction de lutilisation recherche, en loccurrence pouvoir tre intgr au calcul

    conomique, permettre une formulation en termes de problme de contractualisation et

    aboutir des rsultats efficients ( un transaction costs economising result ).

    Le caractre limit de la rationalit engendre une incertitude ex-ante et lincompltude des

    contrats ; autrement dit, cette hypothse nest pas vraiment mobilise pour une question de

    ralisme, ainsi que le reconnat Brousseau (1999), mais parce quelle est ncessaire pour sortir

    du monde des contrats complets. Cest pourquoi, il ne sagit pas, chez Williamson, dune

    limite interne comme cest le cas chez Simon partir de ltude des processus cognitifs

    (manque inhrent de connaissances, fonctionnement procdural de lesprit) : il sagit

    essentiellement dune limite externe lie la complexit de lenvironnement (au sens du

    nombre trop grand dtats du monde quil faudrait prendre en compte). Suivre vritablement

    la route simonienne nest pas possible pour Williamson, car cela conduit au satisficing qui est,

    selon les termes mmes de lauteur, un dispositif encombrant : en effet, et pour le moins, cela

    impose de sortir du domaine magique de la maximisation (Simon, 1991), ce que

    Williamson ne peut faire puisquil considre quune explication adquate doit rduire le

    phnomne < p. 177 >tudi un comportement de maximisation tant donn

    lenvironnement 2. Ainsi, la TCE met laccent sur le caractre rationnel plus que sur le

    caractre limit afin de pouvoir considrer que les structures de gouvernance choisies sont

    celles qui minimisent les cots de transaction. Reste encore un problme de cohrence du

    raisonnement par rapport cette hypothse qui a conduit Williamson introduire une

    hypothse auxiliaire (Slater et Spencer, 2000) pour que la thorie fonctionne : comment des

    agents rationalit limite peuvent-ils concevoir toujours les structures les plus efficientes ?

    Si lincertitude tait vraiment prise au srieux, la logique du raisonnement seffondrerait ;

    do lintroduction de la notion de farsightedness (capacit dintgration, dans les choix, de

    lanticipation des proprits des structures de gouvernance) selon laquelle, finalement, les

    2 Satisficing is cumbersome and we must ask whether the added cost (of non-standard and more complicated

    modes of analysis) justify the benefit (realism of cognitive assumptions). () the answer would appear to be

    negative. () [economists] use a short cut form of analysis that is simple to implement. Albeit at the expense of

    realism in assumptions, maximisation gets the job done (Williamson, cit par Pratten, 1997, pp.793-94).

  • 5

    individus sont capables de transcender les limites de leur rationalit. Il apparat bien ici que,

    dans la TCE, les contraintes lies la rationalit limite doivent tre neutralises pour pouvoir

    maintenir une explication par lefficience fonde sur un modle dterministe de choix bas sur

    le calcul conomique.

    La mme logique anime la seconde hypothse sur lopportunisme des agents ds lors quil y a

    spcificit des actifs, opportunisme qui cre une incertitude ex-post et des difficults quant

    lexcution des contrats. Le problme ici du point de vue du ralisme nest pas en soi

    lopportunisme le free-riding existe, on peut le rencontrer. Le problme est dabord de

    rduire les mobiles du comportement lopportunisme (quid de la routine, quid de la loyaut

    dans le travail, etc) au prtexte que cest logique dans le monde des agents calculateurs, et

    dassocier a priori ce trait au caractre stratgique du comportement (quid de linnovation, de

    la crativit comme capacit stratgique). Le problme est ensuite de considrer

    implicitement quune seule catgorie dagents, les employs, poserait ce problme

    dopportunisme, ce qui manifeste pour le moins l aussi une inconsistance dans lusage de

    lhypothse (Moschandreas, 1997) tant donn quelle est pose comme dfinissant la nature

    du comportement individuel en gnral. Dans les deux cas, il y a une grande faiblesse du

    support empirique de lhypothse ; celle-ci a dabord et essentiellement un statut instrumental.

    < p. 178 > I.1.2. La question de loprationnalit

    Ce qui est en cause fondamentalement dans cette discussion, et cest notre second point, cest

    ladhsion de la TCE la conception trs particulire qua la thorie conomique standard de

    lexplication scientifique et les limites de cette conception. Williamson ne dveloppe jamais

    proprement parler une rflexion au niveau pistmologique. Mais un argument revient trs

    souvent sous sa plume : celui de loprationnalit, comme ce qui dfinirait ce quest une

    thorie acceptable et qui caractriserait la supriorit de la TCE. Nous suivrons ici la rflexion

    de Pratten (1997, 2003) qui, partir de lpistmologie du ralisme critique dveloppe par

    T. Lawson (1997), opre un dcryptage du sens que lon peut donner ce principe.

    La question de loprationalit intervient le plus souvent chez Williamson pour rejeter les

    approches institutionnalistes et volutionnistes qui prennent en compte les processus et le

    pouvoir, au motif que celles-ci seraient difficiles mener car fondes sur des concepts

    vagues et manquant de thorisation (Williamson, 2000a). Mais que signifie ce terme qui

    semble constituer pour Williamson le filtre de ce que doit tre une thorie ? Dabord, lobjet

    de loprationalisation est largument defficience pos comme principe explicatif (dcliner

    un raisonnement de faon aboutir un rsultat dconomisation des cots de transaction

    comme il est trs souvent dit (nous soulignons)). Ensuite, le moyen de loprationalisation,

    propre la TCE par rapport dautres modles microconomiques, rside dans

    lidentification des attributs critiques des transactions dterminant leurs diffrences,

    lidentification des caractristiques et des cots associs aux structures de gouvernance

    alternatives, et lalignement des attributs des transactions et des diffrentes structures de

    gouvernance de telle sorte quil rsulte dune conomisation des cots de transaction. Enfin,

    le critre de loprationalisation est de rendre possible la formalisation habituelle en

    conomie, et donc la formulation de propositions testables, cest--dire de prdictions sur la

    base desquelles une valuation empirique peut tre effectue.

    Ce qui ressort ici est que Williamson adopte la conception traditionnelle de lexplication la

    conception positiviste et dductiviste selon laquelle :

    - la connaissance repose sur linfrence dductive selon un schma linaire : thorie (pure)

    modle (oprationalisation) prdictions tests (confrontation aux vidences

    empiriques ) (Mnard, 2001b) ;

  • < p. 179 > - la procdure doprationalisation permettant dlaborer une thorisation adquate

    consiste isoler des rgularits constantes (de la forme quand vnement x, alors y, en

    loccurrence entre type de transactions et type de structures de gouvernance) supposes

    produites par un mcanisme stable pour aboutir des rsultats dtermins (predicted

    transaction cost economising alignments) 3.

    Cette conception soulve notamment deux sortes de problmes. Elle relve dune vision de la

    connaissance selon laquelle le monde de la thorie et celui des faits sont spars et sparables,

    et donc selon laquelle le rapport au rel nintervient quen bout de course ; dans cette

    perspective, elle assimile les tests une situation o une suppose loi empirique pourrait tre

    vrifie. Par ailleurs, le dductivisme consiste gnraliser un cas particulier o un

    mcanisme donn (conomisation des cots de transaction) est isol, ce qui, dans le domaine

    social, impose deux types de fermeture sur lobjet danalyse, une fermeture intrinsque

    concernant lindividu (lhypothse de rationalit permet de considrer que les individus

    rpondent toujours dune certaine faon) et une fermeture extrinsque concernant

    lenvironnement (lobjet danalyse est isol de linfluence des aspects de lenvironnement qui

    perturberait la possibilit dun raisonnement dterministe, en loccurrence le processus

    temporel historique dinteraction structures/comportements). Il sagit au fond de rendre la

    ralit dtermine pour pouvoir modliser un raisonnement mcanique labor a priori. On

    peut penser que, au fond, le programme de recherche de la TCE manifeste une tension

    conflictuelle entre labsence dvaluation critique de la mthode dductiviste dexplication,

    notamment eu gard sa pertinence pour tudier lobjet investigu, et la volont de rendre

    compte des institutions dans une recherche de ralisme, tension qui se rsout au dtriment

    (reconnu) de celle-ci, comme en tmoigne linterprtation par Williamson de lhypothse de

    rationalit limite. Selon Pratten, cest le maintien de la conception dominante de

    lexplication et de la science qui contraint Williamson dans ses efforts pour sattaquer aux

    questions organisationnelles et institutionnelles qui ntaient pas traites par lconomie

    standard (1997, p. 798) 4.

    < p. 180 > Ainsi, on voit que les deux thmes abords dans cette section sont lis. De limage

    de lenqute scientifique dans les sciences dures, les conomistes nont retenu que le

    formalisme et lont associ au raisonnement dductif abstrait fond sur des procdures

    mathmatiques. Ils ont lud le ralisme des hypothses car celui-ci est problmatique pour le

    dductivisme. Cette conception conduit ainsi que lessai de Friedman la institu

    considrer que la thorie conomique naurait pas rougir dtre as if, puisquelle nest

    quun moyen de driver des prdictions testables censes pouvoir tre vrifies par des

    vidences empiriques. Ce faisant, cette mthode oriente la recherche vers des thmes et des

    hypothses mathmatiquement traitables (tractable), ngligeant ou dformant ce qui ne peut

    rentrer dans le schma prconu dexplication, et vitant la question du ralisme des

    hypothses et du modle qui formalise les explications labores partir delles. Dans une

    3 What has hitherto been regarded as a set of diverse and anomalous contracting practices has been shown [by

    TCE] to be variations on a common theme : economising on transactions costs. Although the details differ, the

    underlying regularities are the same (Williamson, cit par Pratten, 1997, p. 785).

    4 La TCE est passe de la position de contestataire timide de la thorie noclassique celle de variante de la

    nouvelle microconomie. Dans un article rcent, Williamson (2002a) souligne bien que la diffrence entre la

    TCE et la microconomie des contrats incomplets de Grossman, Hart et Moore, ne porte pas sur les choix de

    mthode et le cadre thorique, mais sur les choix analytiques concernant ltape de mise en uvre des contrats

    (ex-post ou ex-ante) ce qui conduit des diffrences de rsultats (le private ordering est rgl soit par des

    incitations appropries (thorie de lagence) soit par structures de gouvernance appropries (TCE)). En dautres

    termes, il ne distingue pas entre un paradigme institutionnaliste et un paradigme no-classique, mais entre deux

    clairages ports sur les phnomnes de contractualisation, cependant bass sur la mme approche.

  • 7

    quasi-quivalence non explicite entre le positif et le normatif, elle conduit imposer les

    qualits voulues efficience des marchs, maintenant des institutions ou structures de

    gouvernance lobjet danalyse. Cest lencontre de cette image de lenqute scientifique

    que se positionne linstitutionnalisme raliste, ce qui conduit envisager trs diffremment le

    mode dexplication et la nature de la thorisation.

    I.2. Linstitutionnalisme raliste comme mthode de connaissance

    Linsatisfaction majeure de Commons lgard de la thorie conomique se situe au niveau

    de la mthode de connaissance en tant quelle est indissociable dun certain rapport lobjet

    de connaissance. Il considrait en effet que les conomistes se perdent dans lillusion de la

    certitude logique dans laquelle things worked out mathematically to an inevitable

    conclusion (Commons, 1939, p.32). Cette < p. 181 > mthode produit selon lui une

    thorisation mcaniste qui implique un monde (objet de connaissance) dterministe et une

    dichotomie faits / pense. Or, pour les institutionnalistes, non seulement cette mthode relve

    dune vision critiquable des processus de pense fondant lenqute scientifique, mais elle

    savre particulirement inadquate (elle ne fait pas bien le travail pour reprendre en

    linversant la formule de Williamson) pour envisager les phnomnes sociaux produits de

    laction humaine. Il est clair que ce dbat nest pas du tout dpass ce jour en conomie.

    I.2.1. Pragmatisme

    Commons se fonde notamment sur les leons du pragmatisme de Peirce, en tant que thorie

    de la connaissance et mthode de recherche (inquiry). Nous retiendrons trois thses

    importantes pour notre propos 5.

    Premirement, toute position pistmologique conception de la mthode de connaissance

    implique en amont une position ontologique conception de lobjet de connaissance qui est

    cruciale quant la nature des propositions formules. Pour Peirce, ds lors que lon prend au

    srieux le langage qui mdiatise la perception et la conception, tout processus de pense est

    une activit crative dinvention de significations, de production de croyances. Ce qui

    distingue alors la science dautres mthodes de production de la croyance rside dans

    limportance accorde lexprience pratique ( larticulation intime du monde interne de la

    pense et du monde externe de lexprience). Cette importance traduit un ralisme

    ontologique qui fonctionne chez Peirce comme une remise en cause radicale du cartsianisme

    et du nominalisme qui lui est associ. Le ralisme dfend que les objets existent en dehors de

    notre pense mais que le rel nest accessible que par les signes (le langage), si bien que le

    problme est de faire porter le processus de pense sur des objets rels et de le confronter

    constamment lexprience (seule situation o peut stablir une connexion entre discours et

    ralit). La mthode a priori nest pas de cet ordre puisquelle produit des noncs sur la base

    de ce qui est agrable la raison (Peirce, 1878) et soit vacue la question de lontologie

    < p. 182 > (nature de la ralit) en partant directement daxiomes, soit en considre une vision

    appauvrie en rduisant la ralit au sens commun ou aux donnes des sens (aux

    vnements tels que perus par lindividu). Du point de vue du ralisme critique, il sagit au

    5 La mthode mise en uvre par Commons est en filiation directe avec la philosophie pragmatiste amricaine

    (pour des dveloppements, voir Bazzoli, 1999), mais elle peut aussi tre lue, ainsi que le montre Thret (2002),

    comme une mthode structurale gntique.

  • contraire de considrer que la ralit nest apprhensible que par une communaut de

    recherche, quelle est faite non seulement dvnements directement observables mais aussi

    de structures luvre, et quelle est essentiellement indtermine, volutive et relationnelle.

    Do, une remise en cause de la dichotomie induction / dduction et de la priorit donne la

    dduction, pour mettre au premier plan labduction dans la production de connaissances

    scientifiques. Le pragmatisme est une critique du rationalisme cartsien qui repose sur une

    sparation du monde matriel, rgi par des lois, et de la pense, la raison permettant de

    dcouvrir ces lois. Si on sort de ce paradigme, alors les dichotomies deviennent poreuses :

    induction depend upon () theories governing perceptions of what is experienced () and/or

    sensed ; facts/data are ultimately theory laden. () Deduction depends on aprioristic

    specifications of fact or data, as well as upon the system of logic ; theories are () based on

    perceptions of fact and are ultimately fact-dependent. So facts of induction are theory dependent,

    and the theories of deduction give effect to the readings of fact ensconced within the theories

    (Samuels, 2000, p.214).

    Labduction est pour Peirce la forme dinfrence produisant des hypothses explicatives face

    des problmes poss par lexprience, fonde sur la combinaison de linduction et de la

    dduction ainsi comprises et leur continuelle rvision. Cette infrence est place au cur du

    processus de pense propos du rel. Labduction est la production par lesprit dune ide

    pour interprter les phnomnes, la dduction consiste alors infrer logiquement les

    conclusions de cette ide, et linduction les confronte lexprience. Ainsi, les ides (les

    thories) ne sont pas des essences atemporelles et a priori, mais des significations produites et

    re-produites dans le flux du temps dans un processus dinteraction permanente entre la pense

    des faits et lexprience des faits. Dans les mots de Commons, les ides sont une

    construction mentale active de slection et de transformation interne destine analyser et

    comprendre la complexit autrement ingrable des activits externes (1934, p. 17).

    Troisimement, dans cette perspective, la connaissance scientifique est par nature faillible et

    la question de la vrit en soi nest pas une bonne question. < p. 183 > Il sagit plutt de

    slectionner les concepts sur lesquels le raisonnement peut sappuyer pour interprter le rel.

    Pour Peirce, cela implique de dlimiter la signification des conceptions et cette dlimitation

    ne peut que reposer sur les effets sensibles des conceptions, cest--dire leurs consquences

    pratiques 6. Or, ces consquences ne sont pas donnes une fois pour toute puisque

    lexprience stend avec le processus de lenqute et les transformations de la ralit. La

    recherche de vrits universelles laisse ainsi place un processus de correction des croyances

    ds lors quelles rentrent en conflit avec lexprience. De plus, si les consquences effectives

    des conceptions thoriques sont le creuset de leur mise lpreuve, alors la connaissance nest

    pas dissociable de laction, puisque penser le monde est, en mme temps, agir sur lui. De ce

    point de vue, la dimension normative de lenqute scientifique est reconnue en tant quelle

    guide la formulation dhypothses et linterprtation des propositions positives ; elle est donc

    mise lpreuve avec celles-ci.

    1.2.2. Institutionnalisme

    6 La maxime de Peirce (1879) qui est au cur de la position pragmatiste est formule ainsi : Considrer quels

    sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir tre produits par lobjet de notre conception. La conception de

    tous ces effets est la conception complte de lobjet . La signification effective dune proposition et les

    diffrences effectives entre ides svaluent laune de leurs consquences dans lexprience pratique. Le

    fameux vague des concepts nest alors pas considr en soi comme un problme ; pour des dveloppements sur

    ce point, voir Tiercelin, 1993.

  • 9

    Quelles sont les implications de cette pistmologie gnrale pour la recherche conomique

    selon Commons ? Elles concernent en mme temps lobjet et la mthode de connaissance.

    Pour les pragmatistes, sciences de la nature et sciences sociales ne doivent pas tre distingues

    du point de vue de la logique de lenqute scientifique abductive et raliste mais du point

    de vue de la nature de leur objet. Lobjet rel des sciences sociales dont fait partie lconomie

    a pour spcificit de concerner laction concerte mais conflictuelle des volonts humaines

    prises dans une volution historique (Commons, 1934, p. 719 et s.). Les faits sociaux ne

    sont pas des donnes isoles et objectives. La mthode dinvestigation diffre alors sur un

    point prcis de celle des sciences exactes : il sagit, comme la montr Max Weber, dlaborer

    des outils conceptuels, non pour copier abstraitement la ralit car on ne peut isoler un seul

    principe luvre, mais pour comprendre la volont humaine en < p. 184 > action , qui

    met en jeu des processus danticipation, dvaluation et de pouvoir, et rendre intelligible la

    signification pratique des institutions et des changements possibles des institutions qui

    gouvernent le fonctionnement volutif des transactions. La formulation mathmatique et les

    mesures quantitatives sont subordonnes cette exigence de comprhension de la complexit

    et de la signification des faits dont doivent rendre compte les idaux-types construits par le

    chercheur, elles sont un moyen et non une fin.

    De ce point de vue, le mode de saisie du rel (Thret, 2002) par le principe standard de

    rationalit, qui permet de dduire et modliser des lois dterministes, nest pas du tout

    satisfaisant : il implique en effet dluder ce qui fait la substance mme de lobjet de

    connaissance, savoir le caractre volitionnel de laction humaine (la capacit des sujets

    penser et agir le monde) et le caractre historique du systme social (processus indtermin et

    continu dvolution). Linstitutionnalisme soutient que le monde social est fondamentalement

    ouvert et que les fermetures imposes par le dductivisme sont non seulement

    scientifiquement non intressantes mais surtout errones. Cette position a au moins trois

    consquences. 1) Pour laborer une thorisation fonde, les hypothses et catgories danalyse

    doivent tre ancres : dune part dans la psychologie sociale puisquil sagit dtudier les

    transactions effectives entre individus effectifs, on a besoin dune thorie du comportement en

    socit explicite et raliste ; et dautre part, dans lhistoire puisquil sagit dapprhender les

    changements de forme et de sens des rgles des transactions en termes du processus lui-

    mme, on a besoin dune connaissance de la chane historique (contingente) des multiples

    facteurs oprant 7. 2) Le principe explicatif pertinent nest alors pas la rationalit individuelle

    mais les rgles contingentes qui constituent les institutions parce quil permet dinvestiguer

    la fois les uniformits/rgularits et les variabilits/changements des phnomnes ayant pour

    origine linteraction entre < p. 185 > action individuelle et action collective. 3) Les

    phnomnes conomiques ne peuvent tre rendus pleinement autonomes sil sagit

    denvisager leur institutionnalit et volutionnarit : au contraire, comprendre la

    rgulation et la transformation des pratiques et structures conomiques implique pour

    Commons de corrler lconomie, le droit et lthique . Ainsi, lauteur considre que :

    Le pragmatisme de Peirce, appliqu lconomie institutionnaliste, est linvestigation

    scientifique des relations conomiques entre citoyens. Son objet est le tout collectif (whole

    7 Laction humaine sinscrit dans une temporalit historique, qui est pour Commons celle de la futurit qui

    articule pass et prsent par le biais des anticipations. Dans cette perspective, la causalit est place dans le futur

    et rendue fondamentalement institutionnelle puisque sans scurit relative des anticipations, laction volontaire

    nest pas possible (voir Gislain, 2002). On ne peut plus faire alors comme sil tait possible disoler lindividu de

    toute influence extrieure, les parties doivent tre envisages avec toutes leurs relations, ce qui, pour

    Commons implique que les concepts soient historiques : the economist must abstract from the empirical data

    of history only so much as is needed, but not less than is needed (1934, p. 722) pour construire ses ides.

  • concern) dont les individus sont membres, et () leurs transactions gouvernes () non par une

    loi de la nature, mais par les rgles existantes de laction collective (Commons, 1934, p 157).

    Il est alors assez vident que ce projet de connaissance ne peut tre dvelopp dans une

    thorisation dductiviste lgante ; mais ce que les conomistes envisagent en gnral

    difficilement, cest que linstitutionnalisme dveloppe une autre mthode de thorisation.

    Autrement dit, ce nest que si on assimile thorie et infrence dductive fonde sur

    lhypothse de rationalit, quon reste sourd au dbat sur les fondements empiriques de la

    thorisation et le type dabstraction impliqus par lanalyse des systmes sociaux. Chez

    Commons, on trouve la mise en uvre dune mthode de thorisation dont lobjectif est de

    matriser (toujours partiellement), pour expliquer (autant que faire se peut), la complexit des

    phnomnes tudis, envisags comme un ensemble de processus interrelis potentiellement

    en transformation. La thorisation est pour lui un processus intellectuel de construction

    dides signifiantes, cest--dire doutils mentaux au moyen desquels les objets rels peuvent

    tre apprhends et la recherche mene. Ce processus repose selon lui sur trois temps de

    recherche et trois types doutils permettant de monter en abstraction : lAnalyse, ou

    processus de classification par lequel on tablit des similarits et des diffrences dans les

    phnomnes observs pour les distinguer en diffrents concepts ; la Gense, ou analyse des

    changements par lintroduction de la temporalit historique dans les concepts pour laborer

    des principes ; la Synthse, ou mise en relation de lanalyse et de la gense pour

    apprhender les interrelations changeantes entre les parties et les tout en articulant les

    concepts et les principes dans des formules. Ce troisime outil dabstraction est essentiel ;

    on peut linterprter comme production dhypothses abductives orientant la recherche et

    donc la comprhension, qui conduit ce que Commons appelle les insights : synthesis is not

    < p. 186 > merely deduction or induction it is insight into the relationship between the

    limiting and complementary parts of the whole situation in a world of change and perpetual

    discovery (1934, p. 101). Dans une logique pragmatiste de rejet des dichotomies

    cartsiennes dont la sparation faits/valeurs, ces hypothses sont elles-mmes guides

    explicitement par les philosophies sociales du chercheur (voir Thret, 2002).

    Cette conception du mode de construction thorique est aux antipodes de la vision linaire

    dduction, prdiction, vrification puisquelle met laccent sur les processus de pense qui

    articulent observation, abstraction et interprtation, pour construire, modifier et mobiliser des

    ides. Que devient alors le critre suprme de capacit prdictive dune thorie ? Dabord,

    llaboration de tests partir de modles fonds sur des hypothses qui ont un rapport

    problmatique avec le rel fait douter du sens de ces prdictions et donc des tests. Surtout,

    lobjectif de prdiction, qui suppose que lon recherche des rsultats mcaniques et

    dtermins, est contradictoire avec la ralit du monde social : si laction humaine est

    volontaire et crative, si les processus luvre sont non tlologiques, bref si on est dans un

    monde partiellement indtermin, alors cet objectif devient manichen et lon ne peut tre que

    plus modeste quant aux attentes avoir face aux thories : rendre les ralits institutionnelles

    intelligibles et identifier les choix possibles. Cest ainsi en action que la thorie qui est un

    outil pour rsoudre des problmes et non une fin en soi doit tre mise lpreuve. Le legs de

    Commons se trouve ainsi non seulement dans les livres mais aussi dans des lois, des

    expertises, des rformes. Comme le dit ironiquement Gislain (2002), la mthode de lenqute

    est un point faible quant loprationalit prfabrique des thories de Commons .

  • 11

    1.3. Propos dtape : une transaction nest pas une transaction 8

    Ainsi, la TCE et lIR constituent deux options fort distinctes du point de vue de la mthode et

    du programme de recherche quelle < p. 187 > induit. La question du ralisme les spare

    fondamentalement 9. Et, contrairement ce qui est souvent affirm, lIR de Commons nest

    pas seulement une critique mthodologique : cest aussi une construction positive, un systme

    complexe doutils de recherche (concepts, principes, formules) articuls pour tudier le

    fonctionnement du capitalisme, qui ne ressemble en rien effectivement au petit ensemble de

    concepts logiquement cohrents (Mnard, 2001b) mobiliss pour rationaliser les questions

    tudier et les explications formuler. En guise de propos dtape, nous voquerons une

    consquence analytique dcisive qui contient en elle toutes les autres des deux mthodes

    de connaissance prcdemment discutes : la transaction de Williamson nest pas la

    transaction de Commons, contrairement lassertion de Williamson.

    On peut se demander si la TCE est une thorie des transactions puisque llaboration de cette

    notion est rgle en une phrase, mais admettons : la transaction est donc dfinie comme un

    transfert de biens ou services travers une interface technologiquement sparable. Deux

    points sont remarquables selon nous dans cette dfinition : cette notion permet au fond de

    dcomposer la notion classique de fonction de production pour sintresser linterface entre

    tapes technologiques ; cette interface objet de transaction est une relation dchange. Cest

    pourquoi la transformation fondamentale effectue selon Williamson par la TCE par rapport

    la thorie standard consiste distinguer deux mondes : celui de lchange sans identit

    (change ponctuel et gnrique), celui de lchange o lidentit compte (change continuel et

    spcifique) engendrant cots de transaction et problmes de contractualisation. Ce sont alors

    les complications contractuelles inhrentes ce second monde (lies trois attributs des

    transactions : spcificit, incertitude, frquence) qui expliquent que les transactions dchange

    ne sont plus seulement gouvernes par le march le mcanisme des prix mais aussi par

    les firmes le mcanisme de la hirarchie ou dautres formes contractuelles complexes. Il y

    a, dans ces cas, chec des transactions idales de lconomie et efficience allocative

    dautres structures dchange du point de vue de lconomisation des cots de transaction.

    < p. 188 > Cette transformation fondamentale nest pas du tout celle que Commons

    envisageait pour sa conception de la transaction comme unit majeure danalyse conomique,

    unit dont llaboration thorique stend sur lensemble de son uvre. Premirement, en tant

    que concept, la transaction est le moyen de rompre avec la problmatique courante de

    lconomie centre sur lchange des biens : le point crucial du comportement conomique

    nest pas le transfert physique des choses mais le transfert des droits sur les choses, transfert

    (actuel) de leur contrle lgal qui prcde leur contrle physique (futur). Williamson continue

    donc dans lerreur de base des conomistes qui consiste, selon Commons, assimiler bien et

    proprit, et, sur cette base, taire le fait que lchange est une ngociation sur le transfert des

    droits de proprit pour possder et contrler lusage des biens, ngociation impliquant

    forcment alors exercice du pouvoir conomique (persuasion et coercition). Deuximement,

    cette redfinition de lchange (et avec lui du march) par la notion de transaction fait que

    lchange nest plus lunique catgorie de base de lconomie : ltude du processus

    conomique historique implique non seulement la forme marchande (bargaining transaction),

    8 Nous reprenons ici, sous forme affirmative, le titre dun article de Ramstad (1996) qui dveloppe les

    diffrences de fond entre les principaux concepts de Williamson et de Commons. Voir aussi Dugger (1996).

    9 Laffirmation souvent ritre selon laquelle sans rationalit limite et sans opportunisme, les problmes de la

    TCE nexisteraient pas est ainsi peu comprhensible pour un raliste.

  • mais aussi la forme productive (managerial transaction) et la forme distributive (rationing

    transaction). Ce qui distingue ces trois types de transaction et permet donc de les

    oprationaliser en principes est leur objet (change des droits sur la richesse, cration de

    la richesse, rpartition des droits sur la richesse), le statut conomique et juridique des

    transactants, et en amont les types de rgles les gouvernant, bref leur contenu la fois objectif

    et institutionnel. Troisimement, la transaction est une formule pour comprendre les relations

    de conflit, de dpendance et dordre noues entre les individus dans lactivit conomique.

    Autrement dit, les transactions articulent les dimensions interactives (laction individuelle

    comme trans-action mettant en relation les volonts humaines, la fois dpendantes et

    conflictuelles) et institutionnelles (laction collective instituante et institue produisant les

    working rules des transactions donc un ordre temporaire au-del des conflits laction

    collective en contrle, libration et expansion de laction individuelle ).

    Ainsi, si Commons fait de la transaction loutil mental crucial de la recherche cest en tant

    quil permet dinvestiguer la complexit des dimensions pertinentes de lactivit conomique

    et linteraction des niveaux individuels et collectifs. Cet institutionnalisme mthodologique

    conduit, dune part, prendre en compte la multidimensionnalit des principes agissant

    (efficacit, raret, futurit, souverainet, rgles oprantes) et donc des logiques daction (les

    comportements ne sont < p. 189 > jamais univoques), et, dautre part, envisager les

    transactions comme des units dactivit indissociablement conomiques et juridiques,

    autrement dit qui impliquent linteraction des ordres privs et publics.

    Williamson, pas plus quil ne peut suivre la route de Simon sur la rationalit, ne peut suivre

    celle de Commons sur la transaction. Si, effectivement, ltude des transactions (notamment

    des transactions dchange) implique celle des contrats, il sagit maintenant dapprofondir les

    consquences des fermetures imposes par le dductivisme sur lanalyse des objets

    juridiques en parallle aux clairages apports par un institutionnalisme raliste.

    II. UNE CONFRONTATION ANALYTIQUE ET

    EMPIRIQUE SUR LE DROIT ET LES CONTRATS

    DANS LES TRANSACTIONS ECONOMIQUES

    Nous nous proposons maintenant de dvelopper la rflexion prcdente en confrontant lIR et

    la TCE sur un objet central : le contrat 10, en nous en tenant ici la question gnrique de

    savoir sil fait sens, pour un conomiste sintressant aux institutions, de donner une

    importance la nature juridique du contrat : est-elle une caractristique extrieure aux

    contrats dont le droulement chapperait lemprise du juridique, ou est-elle au contraire une

    dimension institutionnelle constitutive des situations de coordination et des positions

    daction ? Au fond, on peut poser propos du droit la mme interrogation que celle laquelle

    la science conomique a t confronte, dans son histoire, pour la monnaie : simple voile

    neutre de lchange, ou lment central dune conomie montaire de production ?

    Nous procderons en trois temps : dabord, nous cadrerons la nature des discours de lIR et de

    la TCE sur le statut du droit dans lanalyse institutionnelle de lconomie. Ensuite, nous

    analyserons la notion de contrat et son rapport au substrat juridique dans la problmatique des

    10 Objet composite, complexe, le contrat est une forme juridique qui devrait interdire den parler en termes

    gnraux : il serait plus juste de traiter de la diversit des contrats au regard de leur objet (vente, travail,

    assurance, etc.), de leur nature (certain, alatoire), ou de leur domaine juridique (droit priv ou droit

    administratif). Faute de temps et despace, nous renvoyons dautres travaux (Kirat, 2002a,b).

  • 13

    transactions de Commons et dans celle des structures de gouvernance < p. 190 > de

    Williamson. Enfin, nous mnerons une premire discussion des travaux empiriques sur les

    contrats et le droit des contrats, en nous interrogeant sur les contributions respectives de lIR

    et de la TCE.

    II.1 Le statut du droit dans lanalyse institutionnelle de lconomie

    La revendication de tenir compte du juridique semble commune Commons, qui considre

    linteraction de lconomie et du droit comme un pr-requis de lIR, et Williamson, qui situe

    sa contribution lintersection de lconomie, du droit et de la science des organisations. Il

    faut aller au-del de cette proclamation et analyser les rapports avec le droit et les sciences

    juridiques de chacune des constructions thoriques, pour discuter leur ralisme juridique.

    II.1.1. Ce que tenir compte du droit veut dire

    Commons a labor son conomie institutionnaliste sur la base dune rflexion sur les

    relations entre droit et conomie. En effet, ltude historique du capitalisme qui alimente sa

    thorie met en vidence que le dveloppement de lconomie moderne est indissociable de

    celui de lEtat de droit et que les relations dchange et de production oprent empiriquement

    avec des rgles juridiques (Commons, 1924, 1925). Lconomie est alors pour Commons une

    science empirique de la coordination des actions individuelles et collectives base de rgles,

    qui intgre les conflits dintrts et les rapports de pouvoir entre groupes sociaux car les rgles

    sont produites pour une large part dans le cadre de leur rgulation 11, et qui implique de situer

    lanalyse des actions et des rgles dans le cadre des catgories institues et des procdures

    tablies. Ltude substantielle des matriaux juridiques, et notamment des dcisions de justice

    effectives, fait alors pleinement partie de la mthode pragmatiste de lIR, en ce quelle permet

    dobserver les changements dans les rgles cruciales pour lconomie notamment les droits

    de proprit et les contrats et leur sens pratique 12.

    < p. 191 > Dans cette perspective, Commons a activement particip un courant de recherche

    critique au sein des sciences juridiques, li lui aussi la philosophie pragmatiste, qui visait

    placer la pratique juridique et la thorie du droit dans le cadre de la rgulation sociale. Ce

    courant (1890-1940), qualifi de sociological jurisprudence et de legal realism, sest centr

    sur une remise en cause du ftichisme et du formalisme de la pense juridique classique, pour

    saisir le droit, notamment judiciaire, comme un phnomne social et comprendre la

    dynamique du droit en action. Commons a ainsi construit sa conception des relations droit-

    conomie sur la base dune thorie critique et dune analyse du droit positif, visant

    comprendre ce que le droit est et fait. De ce point de vue, on peut dire que le statut du droit

    dans lIR est trs proche de la vision wberienne de la mise en uvre des normes juridiques,

    selon laquelle lordre conomique et lordre juridique sont en rapport lun avec lautre de la

    manire la plus intime, condition que le second soit envisag non dans son sens juridique

    11 Cette coexistence des rapports de coordination et de conflits nous pousse tre dubitatif quant la frontire

    que B. Thret (2000) tablit entre ces deux domaines.

    12 Institutional economics consists partly in going back through the court decisions of several hundred years,

    wherein collective action () takes over, by means of these decisions, the customs of business or labor, and

    enforces or restrains individual action, wherever it seems to the Court favorable or unfavorable to the public

    interest and private rights (Commons, 1934, p. 5).

  • [classique], mais dans son sens sociologique, cest--dire dans son application relle

    [empirisch] (Weber, 1922).

    En comparaison, la TCE de Williamson ne repose pas sur une thorie et une analyse du droit

    positif mais sappuie sur une thse sur le droit issue de la sociologie des contrats

    relationnels. Dveloppe dans les annes 1960-1970 par les sociologues Macaulay puis

    Macneil, cette approche consiste laborer une typologie distinguant trois formes de droit : le

    droit classique, le droit no-classique et le droit volutif. Cette approche a t ensuite reprise

    et reformule dans des termes conomiques par Goldberg et Williamson pour distinguer trois

    formes de contractualisation : marchande, hybride et hirarchique. La TCE mobilise cette

    typologie sur le droit sans aucune discussion et justification de sa validit dans lunivers du

    droit positif et de la pense juridique. Lenjeu est effectivement autre : cette thse cadre avec

    celle que vise dfendre Williamson sur lautonomie de la rgulation prive (private

    ordering) et le caractre alternatif du concept de contrat relationnel celui de contrat comme

    rgle lgale (Williamson, 2000b). Or, aussi bien cette manire de procder que le contenu de

    la thse conduisent ne pas analyser la manire dont les acteurs se comportent vis--vis du

    droit qui encadre objectivement leurs interactions (en < p. 192 > loccurrence le droit des

    affaires pour les formes marchandes et hybrides, le droit du travail pour les formes

    hirarchiques et hybrides) et mobilisent des dispositifs varis en situation daction.

    Il est ainsi remarquable de noter que si Commons et Williamson situent tous deux leur prise

    en compte du droit vis--vis dune critique du formalisme juridique, cela signifie, pour le

    premier, la ncessit dapprhender concrtement ce que le droit fait dans le champ des

    pratiques conomiques, alors que cela conduit le second luder la recherche du

    fonctionnement conomique du droit tel quil existe.

    II.1.2. De quel droit ? sur le ralisme juridique des conceptions conomiques

    Ladhsion lune ou lautre des deux conomies des institutions est donc dterminante dans

    la faon de considrer le soubassement et la texture juridiques des transactions conomiques.

    Lancien institutionnalisme mobilise une analyse raliste du droit en tudiant empiriquement

    les corpus de rgles existantes et leurs transformations via notamment ltude des conceptions

    et des critres qui guident les dcisions des tribunaux et des pouvoirs publics (De Schutter,

    1999). Sur cette base, le droit se voit accorder un rle significatif dans la comprhension des

    conditions effectives de la coordination au sein des transactions et lenjeu thorique est alors

    celui de larticulation intime des diffrents ordres de rgulation des relations conomiques

    (ordre public / ordre priv, ou selon les termes de Commons, juridico-politique, conomique,

    thique), ordres qui fonctionnent concrtement de concert. Ainsi, la question pose par lIR

    vis--vis du droit est celle de lusage des dispositifs juridiques par les acteurs, de la dfinition

    des capacits daction par le droit, de la scurit des anticipations sur les consquences du

    comportement des parties, et sur laction des tribunaux lorsquils sont saisis dune dispute.

    Le nouvel institutionnalisme dans sa version TCE mobilise, sans examen critique daucune

    sorte la thorie des contrats relationnels. Sur cette base, la juridicit des transactions et des

    contrats est neutralise et lenjeu thorique est de fonder la prdominance des private

    orderings. Cette neutralisation et cette prdominance sont le produit logique de lide,

    adopte par Williamson, selon laquelle lincompltude des contrats est prsente dans les

    transactions qui chappent au modle de lchange au comptant de biens standardiss entre

    parties anonymes, modle qui seul constituerait lobjet des rgles lgales. Williamson fait

  • 15

    < p. 193 > ainsi une curieuse association entre les transactions idales de lconomie

    (lchange par le march concurrentiel) et du droit (contrats explicites rgls par le droit

    classique faisant appel aux tribunaux en cas de litiges). Tout logiquement, sil y a chec des

    premires ds lors que lchange nest plus sans identit, il y a chec des secondes ; ce qui

    permet daffirmer alors que le rglement judiciaire des conflits est inefficient. Ce point de vue

    pose de srieux problmes quant au ralisme des images du droit ainsi vhicules. Le juriste

    quest R. Posner (1993) considre cet gard que la thorie de Macneil est creuse et quelle

    ne devrait pas tre considre comme un guide fiable sur la nature et les problmes du droit

    amricain moderne des contrats (p. 84, note 20). Selon nous, le problme a sa source dans la

    faon dont la TCE dfinit a priori son objet danalyse ltude de la contractualisation prive

    ce qui conduit partitionner le monde en deux ensembles tanches, lun formellement

    juridique, lautre ontologiquement conomique. Cela a pour effet de neutraliser le droit et les

    institutions (lEtat, le juge) dans le fonctionnement des structures de gouvernance, en dehors

    de toute considration de ralisme des propositions formules. Comme le souligne E. Posner

    (2002) :

    la littrature sur les contrats incomplets diverge de celle de la Law and Economics. La thorie

    des contrats incomplets a t avant tout motive par une curiosit pour la description de la

    contractualisation prive, pas pour le droit des contrats. En consquence, le droit des contrats est

    habituellement trait dune manire excessivement simpliste (p. 24).

    Il nest pas inutile dinsister sur les enjeux de linterprtation de la place de ce que Commons

    appelait la sovereignty dans les transactions. Il est vrai que le juge ou le fonctionnaire ne sont

    pas physiquement prsents dans les organisations pour dire aux agents ce quils devraient ou

    ne devraient pas faire ; il est tout aussi vrai que linstitution ne fait rien par elle-mme : il faut

    quon la saisisse pour quelle fonctionne. Commons avait bien envisag ces questions, dans sa

    critique de lide selon laquelle si on voit lordre public comme un gros bton (big stick), le

    fait que celui-ci ne soit pas continuellement activ dans limmense majorit des transactions

    serait un signe du caractre strictement priv des contrats ainsi hors datteinte de lEtat, et de

    lautonomie de rgulations dautre nature. Commons estimait ce raisonnement fallacieux, car

    il lude la question centrale de la rgulation des conduites : lanticipation du futur. Ainsi,

    < p. 194 > lomniprsence de la force ne signifie pas que la force physique soit rellement

    employe dans toutes les transactions ce serait aussi bien lanarchie que lesclavage. Elle signifie

    que la force a t incorpore dans certaines rgles de procdure, et que la confiance en ces rgles

    permet aux individus et aux groupes davancer sans crainte du sheriff, sils se comportent

    conformment aux rgles dans leurs transactions conomiques. lomniprsence de la

    souverainet est simplement la fonction de futurit, qui guide les transactions du prsent sur une

    anticipation de la forme que prendra lexercice de la force dans le futur. Cest cette futurit qui

    articule le droit et lconomie (Commons, 1934, p. 696).

    La thorie des cots de transaction tombe donc dans le pige dnonc par Commons : en

    caricaturant, elle dduit du fait que le juge ntant pas directement prsent dans les contrats et

    ceux-ci ntant pas complets, ces derniers chappent une rgulation judiciaire, et tombent

    exclusivement dans la sphre des rgulations prives poses comme alternatives.

    II.2. Contrat, transactions (Commons) et structures de gouvernance (Williamson)

    Comme nous lavons montr dans la premire partie, il est plus que curieux que Williamson

    se prsente comme un prolongateur de Commons en affirmant que la transaction est lunit de

    base de lanalyse. Dcoulant de la dissonance pistmologique qui spare les deux corpus

    thoriques, le statut du droit y est antithtique : problmatique de lencastrement institutionnel

    des transactions dun ct, de leur rgulation prive de lautre. Il sagit maintenant

  • dapprofondir les diffrences entre la juridicit des transactions de Commons et le contenu a-

    juridique que Williamson donne la notion de structures de gouvernance, de mme que les

    conclusions diffrentes sur la place du juge et linterprtation judiciaire des contrats.

    II.2.1. Les contrats et le droit des contrats dans les transactions et dans les structures

    de gouvernance

    Il est incontestable que Commons na pas thoris les contrats en tant que tel. Toutefois, il est

    possible de situer le problme du contrat dans son analyse des transactions et des working

    rules. Au fil de son uvre, Commons a considr le contrat comme une forme juridique,

    < p. 195 > instrument de scurit des anticipations, relais de la prsence de lEtat et du droit

    public dans les transactions prives, et outil dquilibrage entre des intrts divergents sous

    leffet de linterprtation judiciaire et de la jurisprudence. Mais Commons est all plus loin,

    en discutant la question de la nature des contrats : produit de la volont individuelle

    souveraine, ou processus social qui articule action et rgles ?

    Sans entrer dans le dtail de lanalyse philosophique que Commons menait sur le problme de

    la volont, on ne retiendra quun lment de son raisonnement : selon lui, la tradition idaliste

    et rationaliste issue de Locke, qui marque tant la pense juridique classique que la pense

    conomique, conduit concevoir lexercice de la volont individuelle sur un mode binaire et

    raisonner en termes doppositions. Ainsi, lexercice de la volont en matire contractuelle se

    rsumerait un choix entre deux options initiales : soit contracter, soit ne pas contracter ;

    puis, sil y a eu choix de contracter, entre deux autres options contradictoires : soit pleinement

    excuter les obligations, soit ne pas les excuter. Dans tous les cas, un acte est jug sur la

    qualit de la volont sur laquelle il se base, soit pleinement souveraine, soit contrainte ; la

    libert de volont est alors assimile labsence de coercition.

    Commons a difi une conception alternative cette logique. Il a soutenu que la volont nest

    pas un acte individuel discret, mais un processus social dans lequel la volont sexerce en

    continu, dans le flux des activits, et sinscrit dans des habitudes (collectives) de pense. De

    plus, lexercice de la volont est aussi lexercice dun pouvoir, ce qui implique de considrer

    la volont sous langle de sa quantit : celle dun individu nest par exemple pas quivalente

    celle dune organisation. En consquence, un contrat est moins le produit de la volont

    souveraine individuelle quune institution sociale qui canalise des rapports de pouvoir et ne se

    rsume pas des oppositions binaires : en tant quinstitution juridique, un contrat contient

    simultanment, et de manire non contradictoire, des obligations et des limites leur

    excution. Sa reformulation des notions juridiques dexcution (performance) et dabstention

    (forbearance) lui permet de soutenir que la dernire nest pas le contraire de la premire, mais

    une limite qui pse sur elle, donc un pouvoir confr une partie dexercer des contraintes sur

    le co-contractant. Commons vise montrer que le processus de trans-action entre individus

    (les contrats) et le fonctionnement des institutions (le droit des contrats) sont insparables.

    Une transaction est une matrice qui cristallise un processus historique dquilibrage des

    intrts et traduit la prsence de lEtat. Ainsi, parce ce quelle est inscrite dans des rgles,

    toute action contient les limites de son dploiement. Les rgles juridiques sont justement

    cruciales en ce quelles dlimitent les opportunits, statuts et pouvoirs rciproques des parties

    prenantes la transaction, autant de dimensions < p. 196 > dont la dfinition nest ni fixe et ni

    absolue puisquelle dpend de la lgislation et de la jurisprudence.

    La TCE, au contraire, vise neutraliser le droit dans ltude des transactions. Cette

    neutralisation se rvle dans un glissement dapparence syntaxique et pourtant lourd de

    consquences smantiques entre contrat et accord ou structure de gouvernance.

  • 17

    Commenons par donner des exemples significatifs de ce glissement dans louvrage de

    Williamson, The Economic Institutions of Capitalism. Dans le chapitre intitul Homo

    Contractor, o il traite notamment des hypothses de comportement adaptes ltude des

    problmes de contractualisation, la question du contexte juridique de la coordination par

    contrat est peine voque ; quand il lest, cest dans des termes dfinitifs et jamais tays 13.

    Nous retrouvons l llaboration a priori des hypothses et ses consquences sur le cadre

    analytique adopt, en ce quaction individuelle et rgles collectives ne sont pas penses

    ensemble. De mme, dans le chapitre consacr la gouvernance des relations

    contractuelles, Williamson prsente les traditions de contractualisation en rsumant

    simplement la typologie de Macneil, puis passe la prsentation de la gouvernance efficace,

    quil lie directement la typologie prcdente. Nulle part nest tudie la question du

    fonctionnement des dispositifs existant du droit des contrats dans ces structures.

    Ce qui est en cause dans ce glissement, souvent impromptu, de lanalyse des contrats celle,

    en fait, des accords interindividuels, cest la partition artificielle entre le juridique et

    lconomique tablie par la TCE qui conduit dvelopper une conception a-juridique de la

    contractualisation entretenant un flou permanent entre les deux notions. Or, accord et contrat

    ne sont pas quivalents. Un contrat suppose un accord, mais le contrat ne sy rduit pas. La

    dmarcation entre laccord et le contrat tient lattribution dune force juridique aux

    obligations ou aux promesses convenues par les parties. Le droit positif use, pour cela, dun

    certain nombre de critres dont la satisfaction permet de considrer laccord comme contrat

    donc enforceable, cest--dire bnficiant des garanties juridiques produites par lEtat. Ce

    constat permet daffirmer, en paraphrasant Salais (1998), que cest une manire pour lEtat

    dtre prsent dans les situations de coordination.

    < p. 197 > Nous pouvons ce propos relever les erreurs que Williamson commet dans

    linterprtation dune rfrence juridique ponctuelle quil utilise pour justifier sa conception a-

    juridique de la contractualisation. En effet, Williamson sappuie, dans The Economic

    Institutions of Capitalism, sur un important juriste amricain des annes 1920 et 1930, Karl

    Llewellyn, protagoniste du mouvement du ralisme juridique, mais il en tire une conclusion

    contradictoire avec le propos de ce juriste.

    Williamson prte Llewellyn davoir contest la jurisprudence dominante qui mettait

    laccent sur les rgles juridiques et montr quil fallait au contraire apporter plus

    dattention aux objectifs que devait servir le contrat (1994, p. 22, nous soulignons). Il en

    conclut que Llewellyn remet radicalement en cause lhypothse commode, la fois en droit

    et en conomie, selon laquelle le jugement des tribunaux tait de faon routinire invoqu

    pour faire respecter un contrat (p. 23), et quil serait ainsi un prcurseur de la littrature

    plus rcente sur les arrangements privs (ibid.).

    Dans linterprtation de Williamson, sintresser aux objectifs ports dans les contrats conduit

    mettre distance les rgles juridiques. Or, Llewellyn ne dfendait pas cette thse : il ne niait

    pas, au contraire, la place du droit dans la conduite des changes, mais contestait le regard que

    la pense juridique classique jetait sur elle. Il militait pour que les juges prennent en compte

    les effets des contrats et leur dimension de relais de la public policy, et invitait les juristes

    adopter un point de vue raliste sur le droit des contrats en tant que guide de lajustement des

    contrats, de la dfinition des obligations, et de leur interprtation judiciaire. Et cest dans ces

    dimensions quapparat pleinement le rle des dispositifs juridiques dans la conclusion,

    13 Par exemple, lorsque Williamson avance sans davantage de justification la phrase suivante : Etant donn

    linapplicabilit de clauses gnrales et linclination des agents humains faire des dclarations fausses et

    trompeuses (1994, p. 85).

  • lexcution et lenforcement des contrats. Linterprtation de Williamson est donc en

    contradiction avec la conception de Llewellyn 14. Celui-ci conclut dailleurs larticle cit par

    Williamson dune manire trs claire : The ad hoc approach of case-law courts is sane, it

    cuts close to need, it lives, it grows. And the work of law and lawyers in the contract field

    has vital meaning 15.

    < p. 198 >

    II.2.2. Le juge et linterprtation judiciaire des contrats

    Les positions de Commons et de Williamson sur la place du juge et de linterprtation

    judiciaire des contrats sont parfaitement antithtiques, contrairement l encore ce quen dit

    Williamson selon qui le message de Commons serait rest lettre morte, se heurtant

    lopinion alors dominante qui considrait les tribunaux comme les principaux lieux de

    rsolution des conflits (Williamson, 1994, p. 22).

    Commons a systmatiquement considr que, les transactions tant inscrites dans laction

    collective, le travail judiciaire et ses produits (les dcisions fixant des interprtations de la

    valeur lgale des promesses, les obligations rputes prsentes dans le silence du contrat, les

    ressorts lgaux de linexcution, les remdes applicables, etc.) sont constitutifs des

    mcanismes contractuels. Cest pourquoi il affirme que, dans toute transaction dchange, il y

    a non seulement deux parties, mais aussi deux autres acheteur et vendeur potentiels ainsi

    quune cinquime partie, savoir lautorit rgulatrice le juge qui tablit les rgles lgales

    de la transaction (droits, obligations, liberts, pouvoirs) et rsoud les disputes leur propos.

    Plus gnralement, linstitutionnalisme se spare de la pense conomique prcisment sur le

    point que les notions conomiques de proprit et de contrat ne peuvent tre envisages

    comme des termes auto-dfinis, ne ncessitant pas dexplication, et a-juridiques. Cette vision

    naturaliste vacue justement le fait quil sagit densemble construit de droits, dont le contenu

    est volutif et qui dpend des dcisions judiciaires dans la rsolution des conflits leur

    propos. Les comportements conomiques et les mcanismes contractuels sont donc faonns

    et normaliss par une longue srie de dcisions judiciaires qui tablissent, un moment donn

    du temps, les cadres institutionnels mis en uvre dans les transactions.

    La TCE na pas besoin de prendre en considration les dcisions judiciaires puisquelle pose a

    priori que le rglement judiciaire des conflits est inefficient et quelle vise isoler un espace

    non judiciaire du comportement contractuel (Williamson, 2000b). De la partition

    fondamentale entre lconomie et le droit dcoule une partition entre deux principes de

    rgulation, public et priv. Si cela place le systme juridique dans le contexte des structures de

    gouvernance, lauteur procde dune faon rendant claire sa croyance que le private

    ordering constitue un domaine distinct [du public ordering] avec un mcanisme dont le

    fonctionnement et les effets peuvent tre compris sparment (Ramstad, 1996, p. 418). En

    effet, en dfinissant le private ordering comme la rgulation des relations bilatrales par les

    par- < p. 199 > ties elles-mmes (in a self-help way), Williamson, dune part, continue la

    tradition qui oppose sphre publique (caractrise par lexercice du pouvoir et de la

    contrainte) et sphre prive (caractrise par lexercice de laction libre), et, dautre part,

    estime sur cette base que lon ne peut rien infrer des rgles publiques sur la conduite des

    14 Qui a t abondamment commente et discute en thorie et en sociologie du droit ; voir Cotterrell (1989).

    15 Llewellyn, What Price Contract ? A Essay in perspective, Yale Law Journal, 1931, partiellement reproduit

    dans American Legal Realism, Fisher III, Horwitz et Reed (Eds), Oxford University Press, 1993, p. 87.

  • 19

    transactions bilatrales (surtout lorsquelles sont complexes, idiosyncrasiques, que les agents

    possdent des connaissances invrifiables, etc). Le private ordering prend alors le pas sur le

    public ordering : la rgulation prive a lobjectif et leffet dtablir des incitations et de

    matriser les problmes contractuels lorsquils surviennent. Le mode dexplication appliqu

    par Williamson le prvient ainsi de donner du poids aux dcisions judiciaires. Cette

    conception est donc trs diffrente de celle de Commons, qui sest employ dmontrer

    lexistence de processus dincorporation de dimensions de droit public dans les contrats privs

    et limportance des dcisions judiciaires dans ce processus.

    On pourrait admettre lide de Williamson, si elle signifie que les parties dfinissent le cadre

    de leur relation en puisant dans le droit des contrats les instruments de la matrise des

    problmes contractuels (par des clauses de variation des prix, de rengociation, des clauses

    compromissoires, des clauses pnales, etc.). Mais ce nest pas la conception quil se fait des

    relations entre rgles publiques et rgulation prive : il entend cette dernire comme une

    rgulation dconnecte des dispositifs juridiques, comme en tmoigne cette proposition :

    because the courts forbear (refuse jurisdiction over internal disputes except as fraud, illegality

    or conflict of interest are shown), the firm, in effect, becomes its own court of ultimate appeal

    (2002a, p. 4) 16.

    < p. 200 >

    II.3. Sur la porte empirique des analyses economiques du contrat ou du droit des

    contrats : une premire approche

    Les tenants de la TCE lui attribuent lavantage comparatif de fournir le cadre de nombreuses

    recherches empiriques sur les contrats dans les structures de gouvernance et de constituer une

    empirical success story (Mnard, 2001b). Il est certain quon ne peut que constater un

    dsquilibre quantitatif entre les recherches empiriques menes dans le cadre de la TCE et

    celles menes dans celui de lIR au profit des premires 17. Nous nous attarderons pour finir

    sur cette revendication de succs empirique, en proposant une valuation de la porte

    16 Le sens pratique de cette proposition est pour le moins problmatique. Si elle signifie que les firmes sont un

    lieu de rgulation de conflits, alors nous ne voyons pas pourquoi cette vidence est accole la notion de cour

    dappel. Si cette notion signifie que les firmes se dotent de procdures deux niveaux, dont un dappel, pour

    rgler les conflits internes, alors on aimerait en savoir plus. Si elle signifie que les parties sont rticentes faire

    rgler les conflits par les tribunaux, alors on ne comprend pas pourquoi les conseils de prudhommes rendent

    annuellement plusieurs milliers de dcisions. Par ailleurs, laffirmation que les tribunaux refusent de traiter les

    conflits internes mriterait une validation empirique ou, a minima, des justifications au regard de la procdure

    civile. Enfin, les contrats internes la firme renvoient, dans lordre de la relation demploi, lexercice du

    pouvoir hirarchique de lemployeur, et lexercice de ce pouvoir prend sa source lgitime dans le "public

    ordering", c'est--dire dans l'ordre juridique (Jeammaud, Kirat, Villeval, 1996).

    17 Ce constat gnral, qui a une multiplicit de causes que nous nvoquerons pas ici, peut cependant tre nuanc.

    En ce qui concerne les contrats et la relation droit-conomie, la recherche empirique institutionnaliste existe.

    Aux Etats-Unis, on peut signaler les travaux de W.J. Samuels ainsi que des travaux portant sur la fabrication et la

    mise en uvre des normes demploi du Bureau International du Travail (McIntyre et Ramstad, 2002), la

    politique de lenvironnement (Mercuro, 2000), les expropriations pour cause dutilit publique (Mercuro, 1992).

    En France, des travaux empiriques sont raliss par Kirat, Bayon et Blanc (2001) sur les marchs publics de la

    Dfense, par Kirat (2002, 2003) sur la jurisprudence du Conseil dEtat relative la rpartition des risques dans

    les contrats administratifs, par Marty (2002) sur les changements de conventions de rglementation du secteur

    lectrique franais observe via lactivit du Conseil de la concurrence, par Montagne (2001, 2002) sur

    lenracinement de la pratique des gestionnaires de fonds de pension aux Etats-Unis dans linterprtation

    judiciaire de la responsabilit fiduciaire du trustee, et par Barthlmy, Boinon et Nieddu (2002) sur la difficile

    coexistence entre une logique marchande et une logique patrimoniale dans les entreprises agricoles.

  • empirique de deux points de vue : celui du ralisme des propositions testes, dabord ; celui

    de la mthodologie par laquelle la recherche empirique est mene, ensuite.

    La question centrale, sur le premier point, est tout simplement : quest ce quun contrat ?

    Notre propos dans ce texte a t de montrer quil tait essentiel de distinguer deux types de

    rponses cette question : des dfinitions formelles et logiques, qui sont celles proposes par

    les thories microconomiques des contrats incomplets, des contrats incitatifs, et la TCE ; et

    des dfinitions ralistes et institutionnelles, qui caractrisent les travaux de lIR mais aussi

    ceux portant sur le droit des contrats dvelopps au sein de la nouvelle Law and Economics.

    Les thories de la premire catgorie se donnent pour objet les relations bilatrales

    formalises au regard dhypothses relatives la rpartition de < p. 201 > linformation entre

    les agents et au comportement rationnel, hypothses mettant en chec les fameuses

    transactions idales de lconomie standard tout en mettant hors propos les dispositifs

    juridiques des relations contractuelles. A linverse, celles qui se situent dans notre deuxime

    catgorie portent soit sur les proprits des dispositifs juridiques rels en tant quils

    influencent la qualit des relations contractuelles (nouvelle Law and Economics), soit sur le

    droit en gnral, et des contrats en particulier, en tant quil permet de rendre intelligibles les

    processus de coordination et le cadre volutif de laction individuelle et collective (IR). Ce

    que nous voudrions souligner ici est que, en dveloppant un tel cadre danalyse, la TCE est

    conduite tre muette sur lanalyse de la pratique conomique de lusage des ressources

    offertes par les dispositifs juridiques dans la conception des accords contractuels (notamment

    dans les relations interentreprises), si bien quelle dbouche sur des propositions qui nont

    gure de sens empirique.

    Prenons un exemple. Une des propositions testable cl de la TCE est que le cadre

    institutionnel des contrats est constitu essentiellement dinstitutions formelles ou informelles

    non publiques, parce que les institutions [publiques] charges en dernier ressort dassurer

    lexcution des contrats [lenvironnement lgal ou linstitution judiciaire] sont victimes de

    leur information imparfaite et ne peuvent rendre excutoires des clauses portant sur des

    variables invrifiables. De plus, les juges sont aussi prisonniers de leur rationalit limite. Ils

    peuvent prendre beaucoup de temps avant darrter des dcisions, refuser de se prononcer,

    faire des erreurs, etc. (Brousseau et Glachant, 2000, p. 32, nous soulignons). Arrtons nous

    sur les lments souligns dans cette citation. Deux interprtations peuvent tre tentes : soit

    ces affirmations dcoulent de jugements dexprience, soit elles relvent dune axiomatique.

    Dans ce dernier cas, elles sont indiscutables au sens propre du mot : on ne discute pas dune

    axiomatique, on laccepte ou on la rejette. Nous ne pensons pas que ce soit en ce sens que les

    auteurs entendent leurs affirmations puisquil sagit de dfendre la TCE en tant quempirical

    success story. Donc il est lgitime de voir si elles relvent de jugements dexprience qui

    permettraient de fonder empiriquement le fait que des juges puissent refuser de se prononcer.

    Mais nous rencontrons alors un problme srieux : dans un Etat de droit, le juge ne peut pas

    refuser de se prononcer, sous peine de dni de justice (art. 4 du Code civil franais) ; les

    situations dans lesquelles le juge est amen ne pas se prononcer sont limitativement

    nonces par le code de procdure civile. De plus, en admettant que les acteurs soient

    rticents soumettre leurs disputes contractuelles un rglement juridictionnel, on ne voit pas

    ce qui peut expliquer que le conten- < p. 201 > tieux contractuel donne lieu, en France, une

    quantit rgulire daffaires nouvelles introduites annuellement devant les tribunaux de

    lordre du demi-million. Par ailleurs, affirmer que les juges ne peuvent rendre excutoires

    des clauses portant sur des variables non vrifiables parce quils seraient victimes de

    linformation imparfaite et de leur rationalit limite, suppose implicitement de placer le juge

    en position dun agent de police omniscient des contrats mais mal quip pour remplir sa

    fonction. Or, comme le souligne E. Serverin (1996, pp. 617-18), le contrat est le point

  • 21

    dapplication doprations complexes dvaluation de la part du juge qui ont une part

    irrductible dindtermination mais qui sont le support des dcisions qui doivent

    ncessairement tre prises pour trancher les conflits. On voit ici combien les hypothses de

    comportement mobilises rendent problmatique le rapport aux pratiques relles et donc les

    validations empiriques revendiques. Le fait que la place de la TCE dans le champ de

    lconomie du droit ne soit pas manifeste alors que la Law and Economics institutionnaliste

    (Medema, Mercuro, Samuels, 2000) y soit implante ne nous semble pas indpendant

    dailleurs de cette question du ralisme juridique des propositions.

    Une autre question est importante : celle de la mthodologie par laquelle des dimensions

    juridiques sont construites dans le travail empirique et donc des donnes juridiques utilises.

    Dans un texte o il analyse les enjeux de la recherche empirique dans le domaine du droit des

    contrats, Korobkin (2001) distingue trois types de donnes empiriques mobilises : les

    dcisions de justice, les pratiques contractuelles, et les protocoles exprimentaux. Nous nous

    en tiendrons aux deux premires qui sont a priori les plus courantes dans les travaux de la

    TCE et de lIR.

    Ltude de dcisions de justice peut tre ralise dans deux cadres : soit en considrant des

    dcisions prises individuellement, soit en travaillant sur des sries de dcisions. La premire

    voie est plutt celle de la doctrine 18, alors que la deuxime est pratique par des chercheurs

    appliquant soit des analyses qualitatives, soit des mthodes quantitatives (des statistiques

    descriptives des mthodes statistiques plus avances : corrlations, rgressions, etc.). La

    principale diffrence entre les deux sources tient dans linformation quelles contiennent. Des

    dcisions individuelles de justice informent sur la position prise < p. 203 > par un tribunal

    dans une affaire particulire et, dans le cas des Etats-Unis, sur les prcdents judiciaires

    auxquels les juges se rfrent. Par ailleurs, la doctrine nest pas une source dinformation

    vritablement pertinente pour comprendre le fonctionnement empirique des dispositifs

    juridiques, du simple fait que cette question nest pas le problme de la doctrine dont le

    propos est de discuter la valeur des normes juridiques. Des sries de dcisions donnent au

    contraire une information sur des rgularits dans les manires de juger et dans les rsultats

    atteints par les tribunaux dun certain niveau de juridiction : elles ont un caractre de

    gnralit dont sont dnues les dcisions individuelles. Elles peuvent tre mises en rapport

    avec les caractristiques des contentieux, et donner lieu lobservation de rgularits ou de

    ruptures de rgularit dans la pratique judiciaire qui influencent, en retour, les pratiques

    contractuelles. Lorsquils mobilisent des informations juridiques, les travaux de la TCE sous-

    traitent la production de savoirs juridiques la doctrine, et de ce fait difient une analyse

    conomique de sources secondaires relatives au droit des contrats. Cela nous semble logique

    eu gard au cadre thorique labor par la TCE mais problmatique pour rendre compte du

    rel. A contrario, lIR pratiqu par Commons et les travaux empiriques qui sen inspirent

    aujourdhui mobilisentltu