386

ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par
Page 2: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

1

ACTES DU COLLOQUE

INTERNATIONAL UNIVERSITAIRE

Lomé 4-6 décembre 2013

« Pour aller de soi à soi, l’autre est le plus court chemin » (Paul RICOEUR)

RE-CONSTRUIRE AU-DELA DES

DECHIRURES SOCIALES : HOMO CAPAX

APPORT DE PAUL RICŒUR

Page 3: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

2

Page 4: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

3

Le Comité scientifique Pr Yaovi Fabien AKAKPO, Philosophe, Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences, Université de Lomé, Togo. Pr Nicoué Octave BROOHM, Philosophe, Université de Lomé, Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Togo. Pr Kwami Christophe DIKENOU, Philosophe, Université de Lomé, Togo. Pr N’Buéké A. Michel GOEH-AKUE, Historien, Université de Lomé, Togo. Pr Martin GBENOUGA, Lettres Modernes, Université de Lomé, Togo. Pr Augustin Kouadio DIBI, Philosophe, Université de Cocody, Côte d’Ivoire. Pr Mahamade SAVADOGO, Philosophe, Université de Ouagadougou, Burkina. Pr Gilbert VINCENT, Philosophe, Université de Strasbourg, membre du Fonds Ricœur, France. Pr Daniel FREY, Philosophe, Université de Strasbourg, membre du Fonds Ricœur, France. Pr Jérôme POREE, Philosophe, université de Rennes, membre du Fonds Ricœur, France. Pr Johann MICHEL, membre du Fonds Ricœur, France. Membres du Comité d’organisation du colloque M. Ekoué RogerFOLIKOUE, Maître-Assistant, Université de Lomé, Responsable du comité d’organisation. Mme Maryse Adjo QUASHIE, Maître de conférences, Université de Lomé, Institut des Sciences de l’Education. M. Ibina BALLONG, Maître de conférences, Université de Lomé, Département de Philosophie. M. Komi KOUVON, Maître-Assistant, Chef du Département de Philosophie, Université de Lomé. M. Mawussé AKUE, Maître-Assistant, Université de Lomé, Département de Philosophie. M. Achille KOUAWO, Enseignant chercheur à l’UL, Institut des Sciences de l’Education M. Cyriaque NOUSSOUGLO, Doctorant en Philosophie, Université de Lomé. Sœur Rebecca AFANLON, Etudiante en Master de Philosophie, Université de Lomé. Mme Emilienne ATAMEKLO, Etudiante en Master de Sociologie, Université de Lomé. Mme Joséphine AGBA, Licence en Sociologie, Université de Lomé. Mme Kafui DZAMESSI, Etudiante en Master de Philosophie, Université de Lomé. Mme Christine NOMENYO, Etudiante en Master de Philosophie, Université de Lomé. Mme Bénédicte KONDO, Licence en Philosophie, Université de Lomé. M. Fernand HOUTON, Etudiant en Master de Philosophie, Université de Lomé. M. Kokou KUEVI, Etudiant en Licence de Philosophie, Université de Lomé. M. Komlan EFRICO, Etudiant en Licence de Philosophie, Université de Lomé.

Page 5: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

4

Page 6: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

5

PREFACE

Ce nouveau cahier du PASCRENA, vous propose les actes du colloque international de philosophie qui s’est tenu à Lomé du 4 au 6 décembre 2013. Ce colloque était consacré au philosophe français Paul Ricoeur dont on fêtait en 2013 le centenaire de la naissance. Dans son immense œuvre, à la frontière de l’épistémologie, de l’histoire, de la philosophie ou de l’anthropologie, Paul Ricoeur propose une pensée très forte et exigeante sur les questions de justice, de réconciliation, de pardon, bref ce qui fonde notre humanité dans sa capacité à être simplement humaine. Certains ont pu s’interroger sur la légitimité d’un programme destiné à appuyer les capacités de la société civile togolaise et à s’investir dans la réconciliation nationale, à financer un colloque de philosophie. Moi-même, philosophe de formation et en charge de la mise en œuvre de ce programme du gouvernement togolais sur financement européen qui a comme objectif la contribution de la société civile au processus de réconciliation nationale par la mise en œuvre des recommandations de la Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR), je savais que Paul Ricoeur me donnerait quelques pistes de réflexion pour mettre en œuvre ce projet mais je ne pensais pas aller jusqu’au financement d’un colloque universitaire de philosophie. En avril 2012, je croisai pour la première fois mon ami Roger Folikoue, enseignant en philosophie de l’université de Lomé chez un ami commun, Etienne Cazin, chef du service de coopération et d’action culturelle de l’ambassade de France (SCAC). Nous nous découvrîmes tous les trois habités par la pensée de Paul Ricoeur. A ce moment la question de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par Monseigneur Barrigah devant les corps constitués et les diplomates accrédités au Togo.

- Que peut-on faire, nous philosophes dans ce débat ? M’interrogea Roger - Etre citoyen dans l’espace public et enrichir la pensée au Togo sur la réconciliation,

lui répondis-je. - Ne pourrait-on réfléchir à un colloque de philosophie sur la pensée de Paul Ricoeur,

de manière à ce que nous éclairions ainsi comme philosophe togolais, les débats qui traversent la société togolaise, pour que prenions notre part, comme le dit Monseigneur Barrigah ?proposa Roger.

- Bonne idée, on pourrait envisager un travail en liaison avec une université française et l’OIF, ajouta Etienne.

C’est ainsi qu’émergea l’idée de ce colloque. Roger qui connaissait bien les milieux ricoeuriens en France, particulièrement l’université de Strasbourg et le Fonds Ricoeur, enthousiasmé à cette idée d’un colloque acceptait aussitôt d’engager les réflexions pour réussir cet évènement. Etienne apportait son appui institutionnel. Quant à moi, il fallait que je vende un appui du PASCRENA pour un colloque à mes partenaires institutionnels.

Page 7: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

6

La philosophie, n’est pas une matière très utilisée dans nos métiers développementistes. La sociologie, d’accord, elle essaye de comprendre le social, mais la philosophie…est-ce bien sérieux ? Elle critique, s’étonne, s’interroge, doute, alors qu’en matière de réconciliation nationale, il faudrait mieux être convaincu, savoir pardonner et aller de l’avant. C’est finalement le rapport de la CVJR qui me donna le principal argument : Paul était cité dans le texte du rapport. Puisque le philosophe était revendiqué par les rédacteurs eux-mêmes, creusons donc ce qu’il dit. Ainsi fut fait. J’arrivai ensuite à convaincre l’ambassadeur de l’Union Européenne d’intégrer une référence à Paul dans son discours de démarrage des activités du PASCRENA au centre Senghor de Lomé en décembre 2012. Le reste suivit avec des hauts et des bas et grâce à un appui constant du ministre de l’enseignement supérieur, monsieur Broohm, lui-même professeur de philosophie. Au-delà de cette anecdote, je suis convaincu que la pensée sur les questions de réconciliation, de pardon, de justice doit toujours être très exigeante quand on touche des questions aussi sensibles que le vouloir vivre ensemble des citoyens d’un pays. Le Togo a connu trop de difficultés pour se contenter d’une pensée paresseuse et courte quand il s’agit de l’avenir du pays. La philosophie aide à penser. Ainsi les philosophes de l’université de Lomé, appuyés par des pairs africains et européens ont contribué à l’ouverture de l’espace public en débattant ensemble, devant leurs étudiants sur ces questions. Les communications qui suivent reposent la question de la possibilité du pardon au Togo, la légitimité de la CVJR, s’interrogent sur la validité de la démarche de la réconciliation, voire doutent de la capacité des institutions et du peuple togolais à être capable, dirait Ricœur, d’humanité. Ces interrogations dans la protection de l’enceinte universitaire, sont le signe d’une maturité sociétale, seule capable de résoudre la lancinante question togolaise : voulons-nous vivre ensemble ? Les philosophes togolais ont « fait leur part » Christophe Courtin Chef de projet du PASCRENA (février 2012, août 2014)

Page 8: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

7

Table des matières

1) Cérémonie d’ouverture ……………………………………………………………………………………………. 9

2) Première Partie - Les Conférences inaugurales ……………………………………………………. 11 Pratique et pensée de l’hospitalité Gilbert VINCENT………………………………………………... 13 Repenser le destin de l’Afrique à la lumière des grands concepts

de la philosophie de Paul Ricoeur (Kangudie KA MANA) ……………………………………………35 Le pardon comme la vie en mémoire de son unité (Kouadio Augustin DIBI) ……………… 51 Une lecture « ricœurienne » du rapport de la Commission

Vérité Justice et Réconciliation au Togo : entre opération historiographique et moment de l’histoire du Togo (Christophe COURTIN) ……………………………………….….55

3) Deuxième partie -Réconciliation et re-construction au Togo ……………………………………95 La réconciliation nationale au Togo de 1963 à 2012 :

analyse des rendez-vous manqués (Koffi Joseph TSIGBE) ……………………………………….…97 L’analyse sociohistorique du problème de la réconciliation au Togo :

une question de politiques éducatives (Namiyate YABOURI) ………………………………… .119 Les forces armées togolaises et la politique de réconciliation

au Togo (Eyoukéani KOULOUNG) …………………………………………………………………………….147 Mythe politique de la réconciliation et culture de l’impunité

au Togo (Togoata Ayayi APEDO-AMAH) ………………………………………………………………….157

4) Troisième partie -Problématique de la mémoire : réconciliation et pardon en Afrique ………………………………………………………………………..173

Du devoir de mémoire au pardon : une exigence politique et éthique pour l’être ensemble (Roger Ekoué FOLIKOUE) ……………………………………..175

Réconciliation et sagesse : apport de Paul Ricoeur (Komi KOUVON) …………………….. .181 Le pardon pour la réconciliation nationale : un paradoxe politique (Essonam BINI) …………………………………………………………………..…193 Mémoire et réconciliation post-conflictuelles en Afrique :

apport de Ricoeur (Bilakani TONYEME) …………………………………………………………..……….205 Pardon : penser les crises pour refonder la réconciliation

en Afrique (Halidou YACOUBA) ………………………………………………………………………..……..219 La problématique ricœurienne de la mémoire et

de la réconciliation (Albert-Marius MUTOMBO KABUNDI) ………………………………..….…231 Droit à la justice et devoir de pardon :

la voie étroite de la réparation (Shamsidine ADJITA) …………………………………………….….257

5) Quatrième partie-Repenser l’Afrique : Apport de la philosophie de Paul Ricoeur. …………………………………………………….…….…271

Pourquoi je suis ricœurien ? (Dieudonné MUNZANGALA- MUNZIEWU) …………………. 273

Page 9: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

8

Repenser l’économie marchande : Paul et la logique de l’économie du don (Charles-Grégoire Dotsè ALOSSE) ………………………. 293

Ricœur, démocratie et éducation politique du peuple. (Gérard Boèvi LAWSON)……. 305 Ricoeur entre la tour de Babel et la pentecôte :

penser la paix (Benjamin Kokou AKOTIA) ……………………………………………………..….317 6) Cinquième partie -L’œuvre de Ricoeur dans le paysage contemporain …………………. 335 Œuvre d’art et action morale chez Paul (Mounkaïla Abdo Laouali SERKI) …… …………….337 Responsabilité rétrospective et responsabilité prospective :

entre intentions et pratiques (Ndoumou MOUKALA) ……………………………………………….347 De la nécessité physiologique et historique d’oublier :

jonction et disjonction du passé et de l’avenir au présent : Ricoeur en dette de Nietzsche (Roland Rodrigue Moutombo NDJOUNGUI) …………… 357

La métaphore de la violence dans Port-Mélo d’Edem (Kossi Souley GBETO) ……………. 375

Page 10: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

9

Les travaux du colloque ont commencé avec une cérémonie d’ouverture où plusieurs allocutions ont été prononcées. Le Président de l’Université de Lomé, Le

Professeur Koffi AHADZI-NONOU, a, dans son discours d’accueil, relevé l’importance de la question du vivre ensemble dans les sociétés africaines contemporaines. L’actualité des notions de justice et d’équité dans le débat contemporain sur la construction du vivre ensemble, a-t-il rappelé, est une évidence. Aussi a-t-il tenu à exprimer sa gratitude et sa

reconnaissance aux organisateurs et à tous ceux qui ont œuvré pour rendre effectif ce colloque qui a réuni les chercheurs d’horizons divers (Bénin, Côte d’Ivoire, France, Gabon, Niger, République démocratique du Congo, Togo) et de plusieurs disciplines. Il a terminé

son discours d’accueil en souhaitant, au nom de l’Université de Lomé, la bienvenue à tous les participants.

Après ce mot de bienvenue, le Représentant du Fonds a pris à son tour la parole pour faire

connaître le contexte d’émergence du Fonds Ricœur. Ce dernier est en fait, a-t-il dit, un

comité éditorial nommé par testament par Paul Ricœur. Sa mission majeure est l’édition et la diffusion des ouvrages, articles et archives de Paul Ricœur. Il est également un comité scientifique. Le Fonds s’occupe également de la numérisation des textes de Paul Ricœur. Ce qui donnera la possibilité d’avoir accès aux travaux de P. au-delà des frontières. Le

Représentant du Fonds a terminé son allocution en indiquant que l’œuvre de est un appel au dépaysement, à sortir des routes tracées.

L’Ambassadeur de la France au Togo a pour sa part souligné l’importance et le soutien que la France accorde aux demandes de reconstruction du lien social et de réconciliation sur le

continent africain.

Prenant la parole après l’allocution de l’Ambassadeur de la France, l’Ambassadeur de l’Union européenne a mis l’accent sur ce qui chez Paul fait son actualité : l’importance de la place de la mémoire dans la reconstruction des déchirures sociales, car agir, c‘est faire mémoire. Cette reconstruction, a-t-il précisé, exige que l’on prenne en compte les oubliés du présent, car le projet de vivre ensemble ne doit pas oublier ce qui fait mal aux individus.

La liberté, la vérité, la citoyenneté constituent des valeurs qui doivent guider la vie en

commun.

Dans son discours d’ouverture, le Professeur Octave Nicoué Broohm, Ministre de

l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, après avoir salué les autorités invitées et les participants de différentes nationalités et d’horizon interdisciplinaire, a souhaité la

bienvenue à tous en rappelant que leur présence témoigne de l’intérêt porté à la pensée de Paul sur le continent africain. Monsieur le Ministre a fait savoir que les concepts de

pardon, de responsabilité et de reconnaissance sont au cœur des interrogations en Afrique

Page 11: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

10

contemporaine. C’est à ce titre que la pensée de Paul Ricœur, penseur de la pluralité et de la diversité, peut à bon droit, contribuer à la construction du lien social dans les sociétés

démocratiques confrontées au problème des déchirures sociales. Il a remercié les

organisateurs et ceux qui ont contribué à la tenue de ce colloque consacré à Paul qui, à

travers sa pensée et son œuvre, demeure un patrimoine de l’humanité. En rappelant avec Paul que c’est à plusieurs que se pratique la sagesse du jugement en situation, le

Professeur Nicoué Broohm, a déclaré ouverts les travaux du colloque dont les moissons

seront abondantes et riches

Page 12: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

11

Page 13: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

12

Page 14: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

13

PRATIQUE ET PENSEE DE L’HOSPITALITE Par Professeur Gilbert VINCENT

1

Dans l’un des nombreux messages que nous avons échangés, en amont de ce colloque dont la tenue est un événement dont je me réjouis énormément, mon ami Roger

Ekoué Folikoué m’a proposé de prononcer cette leçon d’ouverture. Comment ne pas être sensible à pareil honneur ? C’est pourtant l’amitié qui a été le motif déterminant de mon acceptation : amitié pour Roger, je viens de le dire, mais aussi pour nombre d’entre vous. Plusieurs ont été mes étudiants, et grâce à eux j’ai appris quelque chose des riches traditions, mais aussi des conditions de vie difficiles en Afrique.

1. Lecture et communauté de lecteurs

J’aurais pu répondre sans détour à la demande des organisateurs du colloque :

souligner l’apport de l’œuvre de à une réflexion sur la politique, dans un contexte où les états de paix sont toujours très précaires, où les processus de réconciliation, quand ils

existent, sont éminemment fragiles. Au risque de décevoir, j’ai préféré faire un pas de côté,

pour des raisons dont les principales tiennent à la lecture, telle que notre philosophe nous

a permis de la découvrir. a en effet largement insisté sur le fait que dans la lecture,

contrairement à ce qu’on imagine souvent, le lecteur ne s’efface pas purement et simplement : il n’est pas un appareil enregistreur. Le bon lecteur apprend à se rendre attentif, dans un texte ou une œuvre, à des traits peu apparents, voire jugés secondaires par des lecteurs pressés ou mal préparés par leurs autres lectures et leur formation à y

prendre garde. Le lecteur doit aller au-devant du texte ou de l’œuvre en leur posant des questions dont la pertinence rouvre sans cesse l’écart entre le déjà lu et ce qui se donne à lire à nouveau, écart qui se manifeste souvent à travers soit la réorientation, soit le

bouleversement des attentes de sens du lecteur. Le bon lecteur accepte que les questions

qu’il se pose et qu’il pose à l’objet de sa lecture soient mises à l’épreuve au cours de « sa »

lecture, un peu comme des hypothèses sont modifiées, parfois même abandonnées, au

cours d’une enquête scientifique sérieuse, qui n’aurait tout simplement pas lieu si le chercheur ne se laissait pas guider par des hypothèses précises, mais provisoires

également. Ajoutons – en était très averti – que la lecture est un acte à la fois solitaire et

communautaire : nul, sauf exception, n’est un premier lecteur ; chacun prend place dans

l’histoire d’une réception au cours de laquelle se forme et se transforment, en même temps que le lu, et la « communauté lisante » et ses habitudes de lecture.

Bref, la lecture est une pratique symbolique dont l’effet est d’augmenter (terme

repris de Dagognet, qui parle d’ « augmentation iconique ») le champ du pensable et du

1 Gilbert Vincent est Professeur émérite de Philosophie à l’Université de Strasbourg et il est aussi membre du

Fonds Ricoeur

Page 15: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

14

désirable accessibles à chacun et au plus grand nombre. Le lecteur est témoin, en un triple

sens.

1) Il est témoin d’une perspective de lecture procédant d’un questionnement singulier, son questionnement de sujet étonné, dérouté, scandalisé par certaines évidences

cognitives ou par des situations sociales et politiques qui pèsent à l’excès sur sa vie, sur celle de ses proches, celle de ses concitoyens mais aussi celle d’étrangers, à la façon d’une fatalité.

2) Il est témoin d’une perspective sur le monde ou de possibilités d’exister dans le

monde qui se découvrent parfois à lui lors de sa rencontre avec tel ou tel texte, à la façon

d’une révélation sans égale. 3) Témoin enfin, au sens de celui qui passe le relais, qui participe ainsi à la

constitution d’une mémoire et d’une culture trans-générationnelle, sinon transculturelle :

tâche ô combien nécessaire, Hannah Arendt l’a souvent répété, en des temps où l’usure accélérée (cf. Harmut Rosa : Accélération. Une critique sociale du temps) des biens

culturels, et surtout des signifiants cardinaux servant de principe d’orientation, prépare l’avènement d’un « monde » peuplé de « hasards » réfractaires à toute intelligibilité, donc

l’avènement (mais le mot convient fort mal !) d’un « non-monde » auquel il deviendrait à la

fois obligatoire et impossible de s’adapter. Tout ceci pour dire que vous êtes mieux qualifiés que moi, vous lecteurs de Ricœur,

pour déceler dans son œuvre des ressources de sens (ressources de compréhension et d’action) congruentes avec les questions nées de vos réflexions sur vos expériences

personnelles et collectives. Néanmoins, comme ces réflexions s’alimentent très certainement aussi à un fonds d’ouvrages de référence qui nous est en partie commun (nombre de ces ouvrages, au demeurant, nous sont devenus familiers après que Ricœur,

infatigable éclaireur, nous les a fait connaître), nul doute que nos intérêts de lecteurs ne se

rencontrent et que nous ne nous aidions mutuellement à montrer comment cette œuvre est vivante ; vivante, en particulier, du fait qu’elle résiste à nos questionnements et que,

plus encore, elle est capable de les infléchir dans des directions inattendues.

Comme nous formons ici une communauté plus ou moins éphémère de lecteurs de

l’œuvre de Ricœur, c’est en tant que lecteur que je prends la parole parmi vous : non pour

vous dire comment cette œuvre doit être lue et ce qu’on doit y lire, mais pour témoigner (témoignage et attestation, on le sait, font partie des spécifications éthiques de

l’énonciation réflexive) de ce que j’ai pu y lire en rapport avec l’hospitalité. J’aimerais pouvoir vous convaincre qu’il s’agit de plus que d’un thème, à côté des nombreux autres thèmes traités par Ricœur. Il s’agit d’une perspective anthropologique décisive ; « décisive », en ce sens strict qu’il en va, semble-t-il, de l’avenir éthique – mais politique

également - de nos sociétés. L’hospitalité, ai-je envie de dire, est la pierre de touche, à la

fois, de la sincérité de l’engagement éthique de chacun envers chacun et de la solidité des institutions sociales de base ; celles-ci manquant à leur mission dès lors qu’elles oublient –

et qu’on oublie – que leur solidité dépend très directement de la solidarité qu’elles mettent effectivement en œuvre. Je tenterai de montrer que dans ce topos de l’hospitalité se

Page 16: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

15

croisent plusieurs des engagements théoriques et pratiques de Ricœur : s’il a fait un abondant usage de l’heureuse expression d’ « hospitalité langagière » (nous y reviendrons),

il a, jusque tard dans sa vie de militant, pris fait et cause pour les demandeurs d’asile, en particulier pour ceux qui ont occupé l’Eglise Saint Bernard à Paris. Faute de temps, hélas, je ne pourrai insister comme il le faudrait sur une autre signification encore du terme de

« pratique », que, contre une habitude bien établie, j’ai choisi de faire figurer en tête de mon titre, avant « pensée ». Deux mots d’explication s’imposent donc à ce sujet.

2. L’homme capable … d’hospitalité

Mettre en avant la pratique, c’est faire droit à une thèse herméneutique ricoeurienne fondamentale : avant la compréhension est la pré-compréhension, qui ne se

confond pas toujours avec le préjugé, dont la réputation négative est malheureusement

devenue indiscutable depuis les Temps modernes, malgré certains efforts, dont ceux de

Gadamer, pour retrouver et réhabiliter le pré-jugement dans le préjugé. Cette thèse est

amplement développée et argumentée dans Temps et récit, Ricœur mettant au compte de

la « préfiguration » tout ce qui relève de l’intelligence pratique, des savoirs faire devenus presque spontanés, et plaçant la préfiguration en tête du tryptique où figurent, après elle,

la « configuration » (travail plus cognitif et réflexif, travail culturel au sens large, telle la

mise en récit d’expériences « réelles » ou « fictionnelles ») et la « refiguration », moment

du retour du comprendre et du penser au monde de la vie, dans laquelle le lecteur ne laisse

pas d’être engagé. Cette thèse est présente ailleurs, et depuis longtemps, chaque fois que

le penseur rappelle que la distance critique (et plus généralement théorique) n’abolit pas toute relation d’appartenance, que le travail d’explicitation (condition de la critique) ne réussit jamais à épuiser le sens « déjà là » qui, implicite, fait que le monde nous paraît peu

ou prou familier.

La seconde acception de « pratique » à laquelle je songeais, en formulant le titre de

mon exposé, c’est la pratique discursive de Ricœur, dont le style est reconnaissable à ceci,

que l’écriture s’y noue étroitement à la lecture, la reprise scripturaire – à laquelle

l’affirmation d’une certaine maîtrise est liée – à une forme manifeste de déprise. Ses

propres lecteurs, l’auteur montre combien il les respecte : il leur facilite l’accès à son texte,

ménage à leur intention bilans d’étapes et annonces, au fur et à mesure, des développements ultérieurs etc. Si l’on ajoute à cela des conclusions à caractère souvent aporétique, on pourra convenir que Ricœur ne se livre à aucune démagogie lorsqu’il déclare qu’il n’a jamais voulu faire école, qu’il a toujours cherché à faire de ses lecteurs, non des disciples, mais des amis. Or si la figure du cercle – souvent mentionnée ailleurs, à

propos du « cercle herméneutique » du croire et du comprendre - convient fort bien ici,

n’est-ce pas parce qu’il n’est pas d’amitié sans égalité, actuelle ou prochaine ? Le mieux

qu’on puisse dire de ce style, en un mot, c’est qu’il est intimement dialogique, respectueux

de la singularité des œuvres lues comme de celle des lecteurs, traités en invités de choix

qu’il serait malséant de cherché à circonvenir par de feintes démonstrations ou par de vaines flatteries. Le propos suivant, écrit au moment où, enseignant l’histoire de la

Page 17: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

16

philosophie, le philosophe se livre à une réflexion sur sa pratique, témoigne de

l’importance qu’il accorde – et n’a cessé d’accorder - au dialogisme, la dimension

proprement historienne de cette pratique dût-elle en pâtir : « L’histoire, au lieu de se développer comme un mouvement, va se nouer dans des personnes et des œuvres ; le

philosophe-historien tentera alors d’accéder à la question que l’autre philosophe est seul à avoir rencontrée et posée, à la question vivante avec laquelle le penseur s’identifie ; cette

longue fréquentation d’un auteur ou d’un petit nombre d’auteurs, tend vers le genre de relation étroite, exclusive, qu’un homme peut avoir avec des amis » (Histoire et vérité, p.

40). Amitié en amont, amitié en aval : ces orientations éthiquement symétriques

« expliquent » le refus, discernable au premier coup d’œil chez Ricœur, du genre d’attitude monologale qu’il fait parfois grief à Heidegger d’avoir complaisamment adoptée.

En choisissant d’éclairer l’œuvre de Ricœur à partir de la question de l’hospitalité, je pouvais éviter de jouer au donneur de leçon : car ce qui nous importe à tous également,

c’est l’œuvre même de Ricœur, en tant qu’elle nous invite, loin de tout humanisme facile, à reconnaître en tout homme un être capable. Toute position de supériorité serait en

contradiction pragmatique avec l’affirmation de cette capacité fondamentale, dont nous soulignerons certaines manifestations remarquables ; parmi lesquelles l’hospitalité, précisément, qui ne saurait, sauf catastrophe symbolique majeure, disparaître du champ

de capacités de base telles que promettre, se reconnaître dans une histoire, assumer la

responsabilité de ses actes etc. Or, pour une fois au moins, le fondamental et le

traditionnel s’apportent un évident appui réciproque, confortant du même coup le projet ricoeurien d’une anthropologie herméneutique : l’hospitalité, nous avons toujours su ce que c’est, et depuis longtemps appris – mais pas forcément réussi - à nous défier de ses

apparences captieuses : mythes, contes et récits, dans toutes les aires culturelles, nous

permettent d’en garder la mémoire, réactivée depuis dans d’innombrables films, pièces de théâtre et romans. Dans un « monde » menacé par la fièvre du pouvoir et la tentation

d’une violence multiforme, l’hospitalité apparaît malheureusement trop rare, telle une

oasis dans le désert. Mais s’il est vrai que le soin des oasis, et même leur existence, dépendent des humains, il l’est tout autant, sinon plus, que l’hospitalité dépend de nous, et grâce à elle l’établissement, de proche en proche, de relations pacifiées. Elle nous incombe

comme un devoir. Mais nous avons oublié - surtout dans les sociétés où l’utilitarisme fait

loi –, que ce devoir n’a rien de triste. La tristesse ne sanctionnerait-elle pas la perte de sens

de l’hospitalité ? Au contraire, la joie consacre, elle, les vertus de l’accueil et de l’invention de l’alliance, celle-ci étant le cœur de l’hospitalité et sa raison d’être.

Avant même d’avoir abordé explicitement notre thème, nous y avons fait référence : la lecture n’est-elle pas déjà affaire d’hospitalité ? N’est-il pas juste de parler d’ouverture d’un texte, ou d’entrée dans une œuvre (soulignons au passage l’insigne mérite d’Umberto Eco, qui en pleine période structuraliste, osait donner pour titre à l’un de ses livres :

« L’œuvre ouverte » !), et de concevoir la lecture comme une interaction de type

coopératif (ce qui ne veut pas dire que résistances et conflictualité en soient absentes !) ?

Parfois, trop souvent même, hélas, nous restons sur le seuil, intimidés, peureux, crispés,

Page 18: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

17

doutant de nos capacités d’entente face à des propos inédits. Pire encore : il arrive que

nous refusions catégoriquement d’entrer, décidant ainsi de donner à nos préjugés le statut de vérités définitives.

Ricœur, répétons-le, a été un lecteur infatigable ; plus encore, un lecteur

extrêmement généreux – au point, par exemple, d’emprunter à Descartes le vocable de générosité pour en faire l’interprétant du Cogito, dans lequel pourtant s’affiche beaucoup d’Ego ! Lui qui, très tôt, a su prendre la mesure de l’intérêt philosophique d’une linguistique de l’énonciation, qui a largement contribué, en tant que directeur de collection, à la traduction du fameux : Quand dire c’est faire, de Austin, n’a jamais oublié que le langage est un nom générique qui désigne une grande diversité d’actes spécifiques. Cédant au besoin de simplifier, l’on donne la priorité à l’un d’entre eux, l’acte de description. Pourtant, qu’on y songe : le moindre de nos énoncés soi-disant constatifs

n’est-il pas teinté de regrets, ne vibre-t-il pas de doutes, de polémiques, d’aspirations à être entendu et, partant, reconnu ? Non, le langage ne saurait être considéré comme

simple un instrument de représentation, et moins encore comme un épiphénomène ; car si

tel était le cas, il faudrait, pour rester cohérent, se décider que l’hospitalité n’est qu’une illusion. Qu’advient-il en effet de l’hospitalité, si l’invitation est une formule qui n’engage à rien, ou si la demande est le simple concomitant verbal d’un comportement de faim et de soif totalement privé, donc privé d’adresse, comportement de « personne » (si l’on ose dire, en songeant à l’auto-désignation d’Ulysse comme Personne) à l’égard duquel nul n’a à assumer la question de savoir comment y faire face ? A ce compte, « au secours ! » ne

serait qu’un bruit, et l’on aurait tort de juger répréhensible, éthiquement voire pénalement, l’emploi de cette expression en-dehors des situations susceptibles de le

justifier. Concluons : L’énoncé ne va pas sans énonciation, et celle-ci est un acte.

Or, on vient de le suggérer, toute énonciation n’est sensée qu’en étant reconnue.

Toute énonciation est donc en réalité un acte de co-énonciation : une praxis commune qui,

quelle qu’en soit l’objectif immédiat, vise encore autre chose, à savoir la construction d’un monde sensé ; non seulement peuplé de questions et de réponses, mais encore, Ricœur l’a souvent rappelé, de demandes et d’offres : le monde n’est pas seulement l’ensemble de ce qu’il y a à connaître (par voie, précisément, de questions et de réponses) ; il est en outre

l’ensemble des biens, matériels et immatériels, qui font que la vie est, devrait être bonne à

vivre, pour chacun et pour tous. Parce que tel n’est pas le cas, notre rapport au monde, et avant tout notre rapport aux autres, se trouvent placés sous le signe de la justice

correctrice et réparatrice. A la lumière de l’exigence de justice, un nouveau type

d’objectivité apparaît : non plus celui visé par les énoncés scientifiques, neutres, mais celui

visé par les jugements éthiques et judiciaires, visant à établir et à rétablir l’équité dans le partage du mien et du tien, mais aussi, et l’on aborde ainsi aux rives du politique, du nôtre et du vôtre.

Ce qu’implique la définition du discours comme pratique de co-énonciation, Ricœur

le dit, assurément, et surtout il le montre : il en va du refus – mais le terme n’est pas tout à fait heureux, car il y a toujours trop de crispation, dans un refus – de toute position de

Page 19: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

18

maîtrise. La vérité, en philosophie avant tout, est ce que l’on recherche en commun. Que

cesse la recherche en commun, et l’on n’a plus affaire qu’à une idole. Vérité recherchée

avec qui ? Avec quiconque fait, comme l’écrivait Eric Weil, que cite Ricœur, le pari de la

non-violence, donc le pari du langage. Contrairement au savant, le philosophe ne s’adresse pas à des pairs, mais à des amis. Si le nombre de ces derniers est restreint, on ne parlera

pas d’élitisme pour autant, car nul ne s’en trouve a priori exclu. Le souci du plus grand

nombre est patent, chez notre philosophe. Il se manifeste à travers sa critique des experts,

qui font peser sur la démocratie le risque d’une confiscation de la décision, de même qu’à travers sa répugnance à user de ces termes techniques qui, en faisant impression, servent

souvent à marquer la distance entre ceux qui sont capables et ceux qui sont tenus pour

incapables d’être à la hauteur du discours de maîtrise. Lorsque notre philosophe a recours

à des vocables « techniques », il s’attache à en préciser la teneur de sens en recourant au langage ordinaire. D’autre part, il prend soin de préciser que leur pertinence référentielle les rend précieux, et difficilement remplaçables.

3. Du statut de l’hospitalité. L’héritage éthique de la philosophie classique (Kant et Hegel)

Arrêtons-nous, brièvement dans le premier cas, plus longuement dans le second,

sur deux de ces vocables techniques familiers aux philosophes ; ils méritent notre attention

car ils nous aident à comprendre mieux ce qu’il en est de l’hospitalité. Le premier, « Sittlichkeit », est emprunté à Hegel. Le second, qui malgré sa traduction par « schème »

reste assez obscur, de l’aveu même de Ricœur, l’est à Kant. Hegel et Kant : soit deux

auteurs dont il n’est pas besoin de rappeler ici que l’autorité que notre philosophe leur reconnaît n’implique à ses yeux aucun renoncement au droit d’appréciation critique.

Le premier terme désigne la « morale concrète » d’un groupe ou, mieux, d’un peuple ; l’ensemble des préférences axiologiques qui font de lui un sujet, une totalité « organique » et non mécanique (comme le serait une addition d’individus qui n’entretiendraient que des rapports contraints, décidés par d’autres). Cette morale, avant d’être codifiée et juridicisée, est immanente à la vie d’un peuple, et susceptible de se modifier avec lui. La définition qu’en donne Hegel diffère donc largement de la morale, telle que Kant la conçoit, dans laquelle l’épreuve du devoir est capitale, ce devoir étant

mesuré à l’aune d’une Loi dont l’abstraction, quant au contenu, est la contrepartie de sa portée supposée universelle. Hegel, quant à lui, renoue avec la conception aristotélicienne

de la vertu, entendue comme manière habituelle d’agir, l’habitude étant à ce point incorporée à l’agir qu’elle lui confère un air de quasi spontanéité que n’a évidemment pas l’expérience morale telle que conçue par Kant, placée sous le signe de la contrainte, de la répression de nos inclinations spontanées, de notre sensibilité. S’il est encore question de devoir, chez Hegel, c’est au sens de ce que l’on se doit les uns aux autres en tant qu’on participe à une même communauté, qui est autant le théâtre de pouvoirs que de devoirs.

Ricœur adopte la définition hégélienne lorsque, par exemple, il met l’accent sur « le

noyau éthico-mythique d’une culture ». Ce qui ne l’empêche pas de concéder qu’ « il n’est

Page 20: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

19

pas aisé de bien entendre ce que l’on veut dire quand on définit la culture comme un

complexe de valeurs ou, si l’on préfère, d’évaluations ». La précision qu’il apporte, malgré tout, est représentative de sa conviction profonde, herméneute du monde vécu en cela,

que le vis-à-vis privilégié du philosophe n’est pas le discours le mieux apprêté, mais les

formes « sauvages » du langage, quasi éruptives : « Nous sommes trop vite enclins à

chercher le sens (de la culture) à un niveau trop rationnel ou trop réfléchi, par exemple à

partir d’une littérature écrite, d’une pensée élaborée ou, dans la tradition européenne,

dans la philosophie. Ces valeurs propres à un peuple, qui le constituent comme peuple,

doivent être cherchées beaucoup plus bas ». Evitons tout contresens, à propos de la

signification de ce « bas » : il ne s’agit pas de quelque zone instinctuelle, passionnelle au

sens d’irrationnelle, mais d’une dimension pré-réflexive de l’expérience, dimension « profonde » dans laquelle plongent la plupart de nos motivations culturelles et éthiques.

« Les valeurs dont nous parlons ici, poursuit en effet l’auteur, résident dans les attitudes concrètes en face de la vie, en tant qu’elles forment système et qu’elles ne sont pas remises en question de façon radicale *…+. Parmi ces attitudes, celles qui nous intéressent le plus ici concernent la tradition elle-même, le changement, le comportement à l’égard des concitoyens et des étrangers (je souligne), et plus particulièrement encore l’usage des instruments disponibles » (Histoire et vérité, p. 294-5). Nul doute que Ricœur n’ait eu raison, dans ce propos portant sur la texture de la morale concrète, de faire explicitement

référence à la relation à l’étranger ; il ne fait guère de doute non plus qu’est posée, à travers cette notation, la question de l’hospitalité et, plus encore que des pratiques de

séparation entre « concitoyens » et étrangers, des pratiques d’accueil des uns par les autres. Mais inscrire ainsi l’hospitalité dans la morale concrète d’un peuple, n’est-ce pas

l’inscrire ipso facto dans la morale de tout peuple ? On devine la portée d’une réponse affirmative : l’universalité se présente comme une exigence d’hospitalité qui transcende les mesures et les conditions que chacun, individu ou Etat, à envie d’y mettre.

Certes, l’hospitalité concerne d’abord l’étranger, l’autre par excellence. Mais l’autre ne saurait être un tout autre sans que, face à lui, le peuple considéré, quel qu’il soit, ne pâtisse d’un excès de mêmeté. Sans autres internes, un peuple n’est plus que masse. Pour qu’un peuple soit effectivement un peuple, il faut donc que l’hospitalité trouve en lui un premier terrain d’exercice. Est-il si difficile de l’admettre ? Songeons alors que venir au

monde, sauf accident majeur, c’est, pour chacun, avoir été accueilli dans le ventre maternel et être accueilli dans une famille. Autant dire que l’hospitalité est constitutive, simultanément, de la solidarité interne d’un peuple et de l’alliance entre des peuples tous singuliers, mais non totalement dissemblables pour autant. Nous verrons qu’une complémentarité similaire existe entre traduction et intra-traduction.

Le concept de « morale concrète » est dirigé principalement contre Kant. Si Hegel

met surtout en cause le caractère abstrait de cette morale, un contemporain, Benjamin

Constant, dénonce les conséquences inhumaines auxquelles risque de conduire l’excès de rigorisme lié à la morale du devoir. Nous ne suivrons pas la réponse kantienne apportée à

cette critique, réponse formulée dans l’Opuscule intitulé : « D’un prétendu droit de mentir

Page 21: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

20

par humanité » (Garnier Flammarion). Nous retiendrons la pointe de la critique même

(telle que Kant peut la lire chez son adversaire), à savoir que « le principe moral que dire la

vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous *c’est Constant, que Kant continue de citer] en avons la preuve dans les

conséquences directes qu’a tirées de ce premier principe un philosophe allemand *Kant lui-même+ qui va jusqu’à prétendre qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime »

(p. 97). Au fond, l’argumentation de Constant consiste à opposer au caractère abstrait de l’idée d’humanité impliquée par la Loi catégorique, le sentiment commun d’humanité ;

donc à opposer à un prétendu concept pratique calqué sur les concepts théoriques,

l’intuition commune, nourrie de traditions. Ce type d’argument ressemble d’assez près à celui que Ricœur formule contre Kant lorsqu’il écrit : « L’idée que la raison soit par elle-

même pratique, c’est-à-dire commande en tant que raison sans égard pour le désir, me

paraît *…+ déplorable. Elle engage la morale dans une série de dichotomies mortelle pour la notion même d’action, que la critique hégélienne dénonce à juste titre » (Du texte à

l’action, p. 249). Quant à lui, Hegel, rappelons-le, associe sa conception de la morale

concrète au phénomène d’appartenance, dont la qualité dépend de l’active solidarité

existant entre ses membres, celle que chacun découvre au sein de sa famille comme celle

en vigueur au sein des relations de travail, où elle prend la forme d’une interdépendance nettement plus rigoureuse, celle qu’impose la division du travail.

Cependant Ricœur (qui dans ce même texte, se compte parmi les « kantiens post-

hégéliens » et ne craint pas de s’en prendre à « la tentation hégélienne ») est un lecteur

trop scrupuleux, trop averti qu’une œuvre n’est pas toujours entièrement cohérente, et que cela ne doit pas être le signe d’un défaut grave, pour soumettre son auteur à un verdict négatif motivé par un sous-ensemble seulement de ses propos. Ainsi n’a-t-il pas

manqué de saluer, à côté du médiocre plaidoyer pour l’universel déployé à l’occasion de l’apologie de la vérité à tout prix, l’engagement kantien en faveur d’un tout autre type

d’universalité, universalité concrète dont il examine les conditions effectives – juridiques en

l’occurrence – de réalisation. Cette fois, le reproche classique de moralisme étroit qui lui

est adressé paraît bien manquer son but, car l’on découvre chez Kant, plus encore que chez

Hegel (pour qui le champ institutionnel décidant de l’appartenance a pour limites ultimes celles qu’impose l’Etat, Souverain par définition), l’esquisse d’une éthique (au sens

ricoeurien du terme, distingué de « morale ») dans laquelle, sinon le désir, du moins

l’espérance ou l’utopie ont la plus grande place. La référence à ce second type d’universalité, qui s’exprime on ne peut mieux dans l’opuscule : Pour la paix perpétuelle, a

chez Kant le statut d’Idée régulatrice ; de nature pragmatique, ce statut est auto-implicatif.

Ce qui veut dire qu’il nous incombe de rechercher à tout moment les moyens institutionnels susceptibles, compte tenu du contexte historique, de traduire l’appel émanant d’elle. Faute d’idée régulatrice ou d’utopie, la résignation et le conformisme s’imposent, ou encore ce qu’Hannah Arendt appelait des processus mimant la fatalité

naturelle. Chez Kant, l’Idée la plus extraordinaire est celle, politique et supra-politique, du

Page 22: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

21

cosmopolitisme. Cette Idée serait toutefois sans prise sur la réalité socio-historique, si elle

n’avait aucun ancrage dans nos capacités ordinaires actuelles, telles les capacités mises en

œuvre dans l’hospitalité, des capacités que ne saurait étouffer l’emprise croissante d’une conception bureaucratisée de la gestion des populations, assimilées à des groupements

catégoriels.

La généalogie de ces dernières entités – rationalité bureaucratique, gestion,

populations etc. – a été soigneusement étudiée par Foucault. Inutile donc d’y revenir ici, sinon pour rappeler que le développement de la « violence symbolique » (c’est à P. Bourdieu, cette fois, qu’il faudrait faire appel) passe par l’usage non critique de ces mêmes termes, et plus généralement par un appauvrissement du langage dont Georges Orwell a

su préciser les conditions et les conséquences dans l’appendice de son 1984, où il traite de

ce que par dérision il nomme le « novlangue ». Appendice romanesque ? Rien de moins

sûr, car pouvons-nous être certains que le succès d’une terminologie managériale se prévalant de quelque rationalité n’aboutira pas à terme à faire perdre aux gens le sens et le goût de pratiques à forte densité symbolique, qui leur paraîtront archaïques ?

« Hospitalité » fait partie de ces pratiques, et il est malheureusement significatif que, dans

les sociétés occidentales, le mot correspondant tende à être remplacé par celui de

« réception », qui désigne les invitations réciproques entre pairs, particulièrement désireux

de renforcer périodiquement leurs réseaux d’influence. Et lorsque subsiste la pratique de l’hospitalité en faveur d’étrangers, et surtout des plus pauvres d’entre eux, décrets et mesures dites administratives ne tardent pas à criminaliser la part que veulent y prendre

les citoyens ordinaires ! Dans ce contexte, rappelons-nous que Ricœur n’a eu de souligner que le langage est la première institution, qu’il est la condition de possibilité d’un monde commun peu ou prou sensé, qu’il nous permet de parler des autres institutions, de les critiquer et de les amender. Le philosophe a souvent insisté sur ce point : toutes les

institutions, y compris le langage, sont fragiles. Comme il n’existe aucun remède miracle contre le drame concomitant de la désinstitutionalisation et de la désymbolisation, il nous

incombe à tous de témoigner sans relâche, dans nos manières de parler et de vivre, de la

valeur irremplaçable de l’hospitalité, attestation majeure de la dignité de chacun, de son caractère insubstituable. Ce témoignage implique, dirai-je, que nous nous inquiétions,

plutôt que de l’oubli indéterminé de l’Etre, de l’oubli des meilleures de nos traditions et des meilleures de nos capacités éthiques – et politiques : celles qui ont trait à l’hospitalité.

4. Le schème de l’hospitalité et l’ontologie du semblable

Quel est le statut « conceptuel » de l’hospitalité ? Naguère, avec Fouillée en

particulier, on aurait parlé d’idée-force, suggérant qu’il s’agit, plus que d’un constatif, d’une exigence : réalité jamais assez réelle, jamais assez vaste et généreuse, toujours trop

en-deçà de la demande qui sourd de l’existence de chacun, et d’abord de ceux qui souffrent du plus criant abandon. Disons qu’« hospitalité » a le statut d’un performatif

complexe dans lequel sont imbriqués des actes langagiers spécifiques (demande et

invitation, invitation et acceptation etc.) et des gestes significatifs (toquer à une porte ou

Page 23: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

22

s’annoncer au moyen de bruits discrets, adopter une attitude d’humilité ou, réciproquement, se montrer accueillant, bras écartés et mains ouvertes etc.). Pour préciser

autrement encore la nature du « concept » d’hospitalité, il vaut la peine de recourir à un vocable récurrent chez Ricœur : celui de schème, qu’il emprunte à Kant (par exemple dans Du texte à l’action, p. 219) pour qualifier le statut sémantique de termes qui déjouent

l’alternative métaphore/concept. L’herméneute ne sous-estime nullement l’exigence de rigueur et de cohérence propre au discours. Il tient cependant à rappeler que la syntaxe et

la cohérence ne suffisent pas : la qualité d’un discours tient également à sa fécondité. Or

celle-ci lui vient de suggestions imaginatives transmises par le langage ordinaire et par la

littérature, orale ou écrite, qui à la fois s’en nourrit, s’en démarque et l’enrichit en retour, nous dotant par là même de manières peu ou prou nouvelles ou renouvelées de dire de

penser et de vivre.

Un schème est une entité sémantique de nature mixte : assez proche du concept –

comme l’analogie raisonnée -, mais point trop éloignée de la métaphore et de l’image jaillissante, surprenante et parfois bouleversante. Dire que l’hospitalité est un schème, c’est dire qu’on peut en faire varier la teneur de sens. Ainsi, assez loin du concept, rencontrerait-on cette belle image de facture bachelardienne : celle de l’entrouvert ; image

de la justesse dans les relations à soi et aux autres, face à deux excès : trop d’ouverture et trop de fermeture. La réflexion de notre philosophe, dans Soi-même comme un autre,

prolonge celle du Bachelard de la Poétique de l’espace. Ricœur y a recours à deux

expressions moins imagées, mais proches d’expressions latines autrefois usuelles, pour forger les concepts d’identité-idem et d’identité-ipse, dont il prend soin de préciser qu’il s’agit des termes d’une polarité qui normalement, tout comme les pôles de l’idéologie et de l’utopie, entretiennent des rapports de complémentarité tels que chacun sert à corriger les défauts de l’autre. C’est que l’identité est une construction délicate, instable, chacun –

individu ou collectif – souffrant tantôt de crispation identitaire, d’encombrement d’une mémoire bloquée sur certains souvenirs traumatiques, tantôt d’écartèlement entre des identifications et des injonctions multiples, parfois contradictoires.

S’engageant plus avant dans la voie de la conceptualisation, mais sans rompre avec

ce que suggère l’image de l’entrouverture, Ricœur n’hésite pas à modifier l’ontologie reçue, trop naïve ou trop marquée par l’imaginaire : l’ontologie de la substance, de la permanence (calquée sur les phrases obtenues en réponse à la question : « qu’est-ce que

ceci ? », des phrases destinées pour partie à rassurer les locuteurs puisque par elles ils

croient réussir à façonner un environnement maîtrisable, prévisible). Chez Ricœur, le

travail de reprise ontologique passe par la mise en relief, par exemple dans « Négativité et

affirmation originaire » (étude qui clôt Histoire et vérité), des catégories aristotéliciennes

de la puissance et de l’acte. Dans le contexte de notre étude, nous retiendrons surtout l’énoncé suivant, dont la consonance avec le schème de l’hospitalité est manifeste : « … La finitude n’est pas une clôture spatiale, n’est pas le contour de mon corps, ni même sa structure, mais un trait de sa fonction médiatrice, une limite inhérente à son ouverture,

l’étroitesse originelle de son ouverture » (p. 341). Ce dernier paradoxe, celui d’une

Page 24: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

23

étroitesse qui est le sceau d’une perspective singulière sur le monde, incite, bien qu’il s’accompagne d’un parfum de scandale, à adopter une ontologie à la mesure de la relation hospitalière, une ontologie capable de dépasser la vision toujours peu ou prou antagoniste

du même et de l’autre ; bref, une ontologie du semblable congruente avec une éthique –

elle-même articulable à une politique – de la reconnaissance. Quel est l’enjeu d’une telle ontologie ? Desserrer, sur nos représentations et nos comportements, l’étreinte du modèle du contrat, modèle relationnel trop pauvre pour penser les relations de confiance, sans

lesquelles aucune société n’est viable et vivable longtemps. Insistons encore sur la propriété du schème : il suggère une certaine modélisation

de la réalité. « Modélisation » dit plus que « modèle », qui évoque, lui, une représentation

figée. « Modélisation » évoque, plus qu’une image, le pouvoir de l’imagination, la force de

jaillissement d’images sans lesquelles – je parle à la manière de Bachelard -, faute d’horizon ou de surréalité, notre représentation convenue de la réalité devient moins que la réalité :

une prison symbolique. Notons en passant combien ont dû peser, sur l’écriture

platonicienne du mythe de la caverne, et le discrédit de l’imagination, et l’insuffisant crédit fait à l’hospitalité ainsi qu’au concept de semblable (insuffisance repérable dans la définition de l’organisation de la cité idéale, avec ses trois sous-groupes aux frontières

étanches !). « Modèle », dont on use par simplification, ne doit donc pas faire oublier

« modélisation ». Ni les deux façons de lui accoler un complément : complément d’objet, certes (« modèle de …), mais aussi complément téléologique (« modèle pour … » ; par

exemple pour vivre mieux, c’est-à-dire, selon la définition ricoeurienne de l’éthique, pour vivre « avec et pour les autres dans des institutions justes »). Penser, imaginer et désirer le

meilleur ne sont donc pas des actes disjoints. Après Ricœur, on peut au contraire prendre

Kant à témoin de leur conciliation ; pourvu que, chez Kant, on mette en relief ce qu’il a écrit sur le schème (inflexion affective et imaginative du concept) plutôt que son éloge de la

raison, éloge trop peu nuancé qui néglige l’inflexion pratique du raisonnable, au seul profit d’une rationalité calquée sur l’expérience scientifique.

On le sait : aux yeux de Ricœur, la littérature est l’espace de déploiement (c’est bien sûr encore une métaphore !) de schèmes et d’intrigues qui se nourrissent de métaphores

premières. Elle est le champ d’exploration des virtualités cognitives et pratiques de ces schèmes, surtout lorsqu’ils irriguent (une autre métaphore. Mais, heureusement, on n’en a jamais fini, avec ce floréal du langage !) des univers romanesques. Selon Ricœur, en effet,

récits et romans sont les laboratoires de l’imagination où, sur le mode de la fiction, à travers toutes sortes de « variations imaginatives » autour de la question de la condition

humaine, les lecteurs apprennent à reconnaître les relations véritablement instituantes.

Assurément, la littérature, surtout la littérature contemporaine, n’a rien d’« édifiant » : sa

finalité première n’est pas de fixer les critères d’une vie « accomplie ». Elle n’a pas non plus pour objectif de recréer un air de familiarité avec le monde ambiant, après que certaines

transformations brutales des conditions d’existence ont rendu obsolètes nos cadres cognitifs et nos principes d’action. La fonction de la littérature est bien plutôt de nous

inviter au voyage (pas de voyage sans dépaysement), de nous convier à voir le monde du

Page 25: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

24

point de vue des autres et – ceci en vue de cela - à voir dans ces autres des « semblables »,

qui nous aident à mieux discerner, avant de nous en détacher éventuellement, le poids des

habitudes cognitives et pratiques dans la sédimentation des évidences dont nous finissons

souvent par être prisonniers.

5. Le décèlement de l’étendue de l’hospitalité. Surprenantes paraboles. Ricœur a souvent tenu à illustrer ce pouvoir de l’imagination littéraire par de menus

récits, auxquels on ne songe guère à accorder une valeur esthétique : les paraboles. Il s’est attaché (en particulier dans un texte intitulé : « A l’écoute des paraboles : une fois de plus

étonnés », publié en 1974 et repris dans le recueil : L’herméneutique biblique) à défendre le

double pouvoir de celles-ci, parallèle à celui des métaphores : désorienter et réorienter le

lecteur, alors même, et du fait même que les valeurs et les attitudes mises en scène

peuvent passer pour scandaleuses, au regard des normes dominantes. Mais ne faut-il pas

traverser l’épreuve du scandale, de la contradiction éthique, pour découvrir les voies d’une justice plus juste (Cf. Amour et justice) ? Je ne m’arrêterai pas sur les paraboles examinées

par Ricœur dans l’étude mentionnée ci-dessus, car leur contenu ne concerne pas

directement la question de l’hospitalité. Par contre, nous prêterons attention au commentaire (plus vieux de quelques vingt ans) consacré par le philosophe à la parabole

dite du bon samaritain.

Je rappelle les très grandes lignes de ce commentaire lumineux, et d’abord sa trame narrative : un homme se rend à Jérusalem. Il est attaqué et blessé par des brigands.

Passent deux personnages, au statut social élevé : un prêtre et un lévite. Ils ne s’arrêtent pas. Un troisième personnage s’arrête et accorde au blessé des soins d’urgence. A la lumière de la question à laquelle le récit apporte une réponse indirecte, c’est donc ce troisième homme qui noue avec le blessé une relation qui autorise à le qualifier de

prochain. Or qui est-il ? D’après les normes en vigueur dans le milieu social présupposé par le récit, c’est un homme aussi méprisable qu’un hérétique peut l’être : c’est un samaritain. Conformément à la logique du donnant-donnant, on pouvait s’attendre à ce que lui, à qui on ne réserve que mépris, ne s’estime nullement tenu de donner quoi que ce soit au blessé. Tel n’est pas le cas. Objectera-t-on qu’il ne s’agit pas d’hospitalité, dans ce récit ?

Certes, tout se passe sur la voie publique. Il n’empêche. D’une part, en accordant temps et soins, le samaritain accueille véritablement le blessé dans son aire d’attention, de reconnaissance et de confiance. Il lui donne en particulier la priorité, et retarde du même

coup la réalisation de ses propres projets. D’autre part, il est suggéré par le récit même que c’est pour autant qu’une route est un espace de rencontre (et pas seulement un passage d’indifférence, un courant laminaire) qu’elle est un espace véritablement public : un espace

qui, afin d’être accessible à tous, ne doit faire l’objet d’aucune appropriation exclusive. Si donc, comme Kant et Ricœur nous invitent à le faire, il faut élargir le sens de l’hospitalité et penser qu’elle a vocation à s’étendre à un monde qui ne soit plus quadrillé et régenté par

des Etats trop avides de puissance, ne faut-il pas qu’il existe des biens publics, des

institutions garantissant l’égale participation de tous à ces biens ? Question d’hospitalité,

Page 26: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

25

question de constitution et d’ouverture d’un chez nous collectif, que seuls nos égoïsmes et

nos peurs renferment dans les limites de notre quartier, de notre ville, de notre canton ou

de notre pays !

Ricœur, tout le premier, a su découvrir une ouverture de cette sorte dans notre

récit. Celui-ci raconte en effet que le samaritain confie le blessé aux soins d’un aubergiste, qu’il rémunère pour les services qu’il rendra à son hôte. Ainsi l’aubergiste se trouve-t-il

placé, fonctionnellement, en position de relais : il prolonge l’action immédiate du samaritain. Or ce prolongement est de nature institutionnelle : l’auberge fait partie du champ institutionnel qui rend possible le voyage. Il en va de même de l’argent qui sert à rémunérer l’aubergiste. L’interprétation proposée par Ricœur fera date, dans l’histoire des

représentations contemporaines de la responsabilité éthique et en particulier parmi les

chrétiens sociaux. Selon le philosophe, on ne saurait continuer d’opposer « relations

courtes », de personne à personne, relations dites encore « charitables », et « relations

longues », plus anonymes par définition. En refusant de les opposer, le récit nous « donne

à penser » l’hospitalité selon ses deux versants : le versant intime (je te reçois chez moi, tu

me reçois chez toi), et le versant public : nous faisons en sorte (en payant l’impôt, en respectant des règles communes qui assurent une certaine prévisibilité – et donc un

minimum de confiance mutuelle – du comportement de chacun), qu’il existe un espace véritablement commun.

Dans la double perspective de l’herméneutique des paraboles et de la réflexion sur l’hospitalité suggérée par le commentaire précédant, risquons-nous à apporter deux brefs

compléments. Le premier concernant l’enrichissement de la compréhension de l’hospitalité en direction de relations qui d’ordinaire sont considérées comme indépendantes, les relations intrafamiliales. A cet égard, la parabole du fils prodigue est fort intéressante. Elle

raconte qu’un de ses deux fils – c’est généralement au cadet qu’est dévolu ce rôle ! –

demande à son père, par avance, sa part d’héritage et décide de courir l’aventure. Il finit par dilapider l’argent reçu et, pour survivre, se trouve réduit à se nourrir d’aliments réservés aux animaux. Poussé par la nécessité, plus sans doute que par le remords, il se

résout à rentrer chez son père. Contre toute attente, probablement, et en tout cas au

grand mécontentement du frère aîné, qui se prévaut d’être resté « fidèlement » auprès du

père, ce dernier donne un festin en l’honneur de celui qui, de l’avis du lecteur, n’en méritait pas tant ! On le voit : le sens de la parabole présuppose que le lecteur accepte de

se laisser désorienter. Lui qui tend à épouser le point de vue de l’aîné, est invité par le récit à penser l’hospitalité autrement qu’il n’est de coutume : non comme une réponse, plus ou

moins contrainte, proportionnée au mérite moral supposé du demandeur, mais comme la

manifestation d’une surprenante générosité qui pousse le père à faire le premier pas. Loin

de se conduire en majesté offensée, décidée à faire chèrement payer au fils son

ingratitude, il va au-devant de lui et manifeste sa joyeuse gratitude pour ce retour quasi

inespéré.

Le second complément a trait à certain contresens commis à propos de l’enjeu institutionnel de l’hospitalité. Une parabole raconte ce qu’il advient de l’invitation adressée

Page 27: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

26

à ses amis par un homme qui a préparé un festin de noces. Ces amis et connaissances

déclinent l’invitation, sous différents prétextes. Cet homme charge alors ses serviteurs d’inviter tous ceux qu’ils rencontreront, au hasard. Le sens du récit paraît clair : l’hôte ne se laisse pas décourager par le mauvais accueil réservé à son invitation par ses proches.

Autrement dit, l’hospitalité deviendra une réalité, les premiers bénéficiaires dussent-ils

être remplacés par d’autres dans le rôle de bénéficiaires. C’est dire que le refus des proches ne pourra rien contre la puissance transitive de l’invitation hospitalière ! S’il est consonant avec les deux autres paraboles, ce récit nous importe en raison de l’histoire de

sa réception, durablement marquée par la lecture qu’en a faite saint Augustin, une lecture trop allégorique pour ne pas freiner l’imagination et l’inventivité du lecteur. Qu’est-ce en

effet que l’allégorie, sinon un procédé de transposition d’un énoncé, d’un registre soi-disant « élevé » dans un registre plus familier ? « Déchiffrer » l’allégorie, c’est donc moins que l’interpréter ; c’est simplement faire l’opération inverse de la première, qui est de chiffrage. C’est repartir du récit prosaïque pour, croit-on, retrouver une leçon cryptée,

cachée sous sa lettre. C’est, à en croire Augustin, entendre l’ordre donné aux serviteurs par le maître – compris lui-même comme figure du Christ -, non comme l’ordre d’inviter, mais

comme celui de « contraindre » les gens à entrer. Dès lors qu’on traduit festin par salut (l’image traditionnelle du festin eschatologique rend presque évidente cette « traduction »), il paraît quasi normal de considérer que, devant la proposition d’une grâce à nulle autre pareille, personne n’est plus autorisé à répondre n’importe comment, et surtout pas à dédaigner ce don superlatif. Il faudrait donc, selon saint Augustin,

comprendre que, puisqu’il y est question du salut de tous, la parabole légitime l’usage de la contrainte contre quiconque !

Le contresens est devrait pourtant paraître flagrant. Alors que la parabole, lue

naïvement, illustre la surabondance, l’excès de générosité, elle sert de justification à l’exercice de la pire des violences, celle dirigée contre les consciences. La disparition du

schème de l’invitation nous laisse face à une terrible caricature d’hospitalité. Or, la violence ne s’arrête pas là : elle détruit aussi le rapport interprétatif « normal » aux textes bibliques.

L’interprétation de ces derniers ne saurait être libre – et pas non plus d’ailleurs celle des textes non-bibliques, qui ne sauraient contredire les principaux articles de foi ! Il faudra la

critique de la leçon augustinienne par Pierre Bayle, à la fin du XVIIIè siècle, pour que

commence à vaciller l’assurance que l’uniformité et l’unanimité sont, ici-bas, la meilleure

attestation possible de la vérité. C’est alors seulement qu’on commencera à voir dans la laïcité la condition de possibilité institutionnelle d’un espace politique commun, où non seulement diverses traditions religieuses pourront enfin coexister, mais encore où aucun

type de discours (scientifique, religieux, politique ou poétique etc.) ne sera plus habilité à

dominer les autres. A cet égard (cf. son étude : « Herméneutique de l’idée de révélation »),

Ricœur prendra toujours soin de rappeler que l’altérité ne passe pas entre types de discours, telle une division radicale, mais traverse chaque type et contribue à sa

pluralisation interne. Soit le langage religieux, et d’abord biblique : ce langage, selon

Ricœur, est hétérogène. On y trouve des types discursifs aussi divers que l’hymne,

Page 28: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

27

l’épopée, la prophétie, l’énoncé sapiential, la proposition doctrinale, le mythe etc. De ce fait, la première des violences symboliques consiste à réduire cette pluralité, à instaurer

une hiérarchie des types de discours et à dégager un noyau doctrinal supposé fondamental

et invariant. Résistant, pour des raisons proprement herméneutiques, à toute tentative

d’homogénéisation, Ricœur ne craint pas d’affirmer – proposition ô combien hétérodoxe,

mais ô combien fidèle aux limites signifiantes de la métaphore ! - que Dieu est « le point de

fuite » de tous les types de texte qui le visent.

6. Dialogisme et laïcité

Revenons sur l’idée de laïcité. Rappelons que Ricœur a beaucoup écrit sur le rôle de

l’école et sur sa fonction d’éducation à la laïcité. A l’en croire, on n’a pas dit grand chose, tant qu’on s’est contenté de répéter que l’école est laïque. Veut-on que les croyances

religieuses – et politiques –restent à la porte ? Drôle d’hospitalité culturelle, qui revient, d’entrée de jeu, à dépouiller les jeunes hôtes, les élèves, de leur vêtement symbolique, de

ce en quoi, de fait, ils se sont jusqu’alors reconnus! Est-ce ainsi qu’on prétend éduquer, en faisant abstraction de ce que sont – et croient - les élèves, puis en voulant leur éviter toute

confrontation avec les convictions de leurs condisciples ? En refusant que l’école soit le creuset de discussions réglées, conduites par des maîtres formés et expérimentés, capables

d’éviter que la confrontation ne dégénère en polémique et, pire, en condamnation de l’autre, on empêche les convictions de s’affiner et de se transformer, on renforce ce qu’on prétend combattre, la crédulité ! Le philosophe ne se fera donc jamais faute de le

rappeler : l’exercice des responsabilités civiques suppose des sujets aptes à s’engager dans

des rencontres qui ne sont fécondes que pour autant qu’elles obéissent à la dialectique de la critique et de la conviction (ces deux termes, on s’en souvient, formant le titre d’un livre d’entretiens). Faute de convictions, la critique s’affole et devient hypercritique, voire

facteur de nihilisme. Proche de Ricœur sur ce point, Wittgenstein n’a pas manqué de le souligner : le doute « radical » est une impossibilité pragmatique. Pour douter de ceci ou

de cela, il faut pouvoir s’appuyer sur certaines croyances (pas forcément religieuses) qu’on tient, provisoirement au moins, à l’abri du doute. Inversement, sans critique, la conviction devient aveuglement plus ou moins volontaire, « dogmatisme », au sens kantien du terme.

Dans le propos ricoeurien suivant, on percevra sans peine l’écho d’un énoncé cher à Alain :

« penser, c’est dire non ». « Si l’on y regarde de près, écrit de son côté Ricœur, la pensée

dubitative est la véritable institutrice de toute la pensée qui nie et qui affirme, et

finalement des plus simples énoncés. Car la réponse décisive, la réponse première est celle

qui dit non, celle qui introduit la négativité dans les significations : tout ce qui est, est ; mais

la parole peut dire ce qui n’est pas ; et ainsi peut être défait ce qui est fait *…+. Désormais le

monde de la parole est celui où l’on nie. C’est pourquoi aussi ce monde est celui où l’on affirme … » (Histoire et vérité, p. 220-1).

Redisons-le à notre tour : le oui et le non sont, chacun, la condition de possibilité de

l’autre, et tous deux sont constitutifs de notre rapport au monde, un monde qui est sensé

pour autant que le langage nous y donne accès symboliquement, dialogiquement. Omnis

Page 29: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

28

determinatio, negatio : cet axiome, on le vérifie chaque fois qu’on s’engage dans un dialogue effectif, qui diffère d’un « dialogue de sourds » pour autant que chacun,

alternativement, assume le rôle du proposant qui lance le débat en disant : « je soutiens

que … » et de l’objectant. L’alternance des rôles empêche que les protagonistes ne s’identifient comme les défenseurs jaloux, soit de quelque thèse, soit de quelque antithèse,

et ne finissent par se rendre prisonniers de rapports mimétiques d’hostilité. Dans un dialogue authentique, un « nous » se construit à travers la coopération de partenaires qui

savent, pour l’avoir appris, souvent douloureusement, que deux obstacles majeurs se dressent sur leur chemin : d’une part, l’appétit de compétition (on devrait hésiter, selon moi, à parler d’esprit de compétition !) : chacun veut avoir raison, seul contre l’autre. Le jeu

alors se bloque ; d’autre part, la cacophonie par indifférence mutuelle : le « nous » avorte

car ni « je » ni « tu » ne se préoccupent de la convergence référentielle et argumentative

de leurs contributions respectives ; ils finissent même par oublier à propos de quoi ils se

trouvent en désaccord. La passion égotiste, cette fois encore, vient à bout du désir de

convaincre, qui n’est sincère que si l’on se montre disposé à se laisser convaincre. Pourquoi ce bref développement sur le dialogue, en particulier sur le dialogue

référentiel superbement analysé naguère par Francis Jacques ? Parce que, plus qu’un exemple, il est une « partie totale » de l’hospitalité : recevoir à sa table, c’est en effet partager, outre des mets, des paroles significatives et, par elles, des expériences plus ou

moins singulières. Pire qu’un défaut regrettable, l’échec, dans l’un et l’autre cas, correspond à une véritable catastrophe symbolique, car c’est notre foi – confiance et

vocation – dans notre capacité commune de co-humanisation qui se trouve alors

profondément ébranlée. On sait que, en période de dictature, l’accueil de l’étranger – il

peut s’agir de « l’étranger de l’intérieur ! » – passe pour un crime très grave. Il y a peu de

temps encore, l’accueil de « clandestins », en France, était passible de lourdes sanctions

pénales. Ainsi se développe la « raison d’Etat », au détriment des devoirs élémentaires

d’humanité ! Quant au dialogue, son échec finit par passer pour normal : on s’y résigne, en tout cas, et l’on dissimule cette résignation derrière une manière d’euphémisation, reprise de Nietzsche. On parle alors de perspectivisme ; une façon de dire : « à chacun sa

vérité ! » ; une façon de détruire l’Idée régulatrice de vérité en laissant entendre que chacun, quoi qu’il dise, n’exprime jamais que ce qu’il est en quelque sorte programmé à dire. Nul ne pourrait donc jamais comprendre ce que dit autrui ni lui emprunter des

possibilités inédites de dire, de penser et de vouloir.

7. Nos devoirs d’hôtes du langage

Contre cette forme de nihilisme, aussi désespérante que banale, Ricœur a défendu

l’idée qu’il en va, avec le langage, d’une « hospitalité langagière » infiniment précieuse.

Cette fois encore, la conception ricoeurienne du langage recoupe celle défendue

par Wittgenstein, qui récuse la notion de « langage privé », c’est-à-dire l’opinion selon laquelle significations et usages seraient indéfiniment plastiques. Or, si tel était le cas,

comment pourrait-on comprendre ce que soi-même l’on a dit ? Conception

Page 30: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

29

instrumentaliste et conception expressiviste devraient se confondre : ne communiquant

plus rien à personne, le langage cesserait d’articuler l’expérience de quiconque. Il cesserait d’être un medium d’inter et de trans-compréhension (interculturelle et

intergénérationnelle) pour n’être plus qu’un cri. Au contraire, se penser comme les hôtes du langage, c’est penser qu’il nous est donné de nous comprendre, moyennant un travail coopératif exigeant : nous ne sommes donc pas passivement installés dans la langue, voués

à en exprimer les propriétés. Après Jaspers, Ricœur tenait à souligner que la fidélité meurt,

à force de répétition ; elle meurt, faute d’invention – le prix de cette dernière étant l’écart inhérent à toute signifiance. L’hôte du langage doit donc tenir la position qui lui est dévolue

: celle d’un sujet actif, qui prend la parole quand il faut, et la cède chaque fois qu’il convient : affaire de tact ! Plus encore, le sujet répond au don du langage par un contre-

don. Celui-ci consiste, en tout premier lieu, dans l’usage de significations publiques et dans le discernement de potentialités signifiantes « laissées en friche » (belle métaphore

ricoeurienne !). Le locuteur averti, responsable, sait que le langage s’appauvrit, comme le sens de l’hospitalité, quand le formalisme et le ritualisme étouffent l’invention.

Le soin du langage nous incombe donc : manifestation de notre endettement

symbolique, ainsi que de notre responsabilité à l’égard des générations futures, à qui nous devons léguer un monde habitable, doté d’un horizon de sens. Car sans un tel horizon, désir, critique et utopie ont tôt fait de disparaître, au profit d’une soi-disant réalité qui

n’est plus qu’une addition d’états de chose indiscutables, auxquels nous sommes contraints de nous soumettre. Après Ricœur, notons les traits les plus saillants de ce soin

du langage, par lequel nous nous efforçons de répondre à notre endettement symbolique.

1) Se soucier du langage, c’est d’abord, au plan lexical, tenir compte de la pluralité des significations attachées à un même terme, et se poser la question de savoir si l’on a affaire à un phénomène de simple équivocité ou si, d’une signification à l’autre, par

enrichissement sémantique graduel, ne s’offrent pas à nous des ressources nouvelles d’intelligibilité. De ce souci, l’un des plus beaux exemples nous est donné au début de Parcours de la reconnaissance. Il est remarquable, en effet, que tout commence, dans cette

vaste enquête sur les « figures » de la reconnaissance – tout particulièrement éthiques et

politiques – par une exploration sémantique, donc par la redécouverte de l’amplitude de notre mémoire culturelle.

2) Le soin du langage, au plan pré-discursif, implique qu’on recueille soigneusement les « images » et les métaphores qui « schématisent » un champ de pensée ; qui non

seulement l’illustrent, mais encore et surtout y donnent accès. Il est une image familière pour désigner les relations dynamiques internes à tel ou tel champ (relations d’opposition, de complémentarité, de correction etc.) : celle de la constellation. Images et métaphores

forment des constellations sémantiques qui orientent la pensée vers un dicible et un

pensable spécifiques. A ce propos, il suffit de se référer aux études de sur le mal (cf. La

symbolique du mal). L’auteur y interprète les symboles primaires (souillure, captivité, exil, chute etc.) qui font que, devenu tant soit peu dicible, le mal peut être assumé comme une

partie – fût-elle une partie limite – de notre expérience. Mais l’auteur a également montré

Page 31: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

30

comment les symboles se composent et s’enrichissent, comment ils forment des séquences littéraires complexes, dotées de propriétés sémantiques nouvelles : les mythes, qui se

démarquent souvent les uns des autres et qui, en se rationalisant, confinent à la

spéculation.

3) Le soin du langage, c’est également faire droit à l’intuition suivante, à laquelle Aristote, souvent cité par Ricœur, a donné forme d’adage : l’être se dit de différentes manières ; il se dit selon des genres de discours dont chacun a ses règles internes, de

syntaxe en quelque sorte, ainsi que des limites, zones frontières qui peuvent être des zones

d’échange, mais aussi d’empiètement et de conflit. A cet égard, l’engagement du philosophe est doublement remarquable. D’une part, il fait crédit aux formes les plus actuelles du discours scientifique. A ses yeux, on ne saurait opposer (sauf concession grave

au scientisme) compréhension et explication, on ne saurait faire de la première la fidèle

servante du sens, et de la seconde sa plus farouche adversaire. L’énoncé fameux :

« expliquer plus pour comprendre mieux » nous dissuade d’entretenir ce genre de polémique stérile. Le détour par la science, Ricœur s’en déclare convaincu, n’est pas fatalement réducteur ou iconoclaste : c’est un mouvement de prise de distance face à des habitudes cognitives qui, souvent utiles, peuvent parfois faire obstacle à l’émergence de pensers nouveaux, plus aptes que les anciens à respecter, avant qu’on ne songe à la transformer, une réalité d’une complexité déroutante.

Ce à quoi Ricœur s’oppose fermement, c’est à toute tentative visant à hiérarchiser les différents genres de discours, donc à disqualifier certains d’entre eux ou – c’est le cas du langage religieux – à en réserver l’usage aux gens simples. Redisons-le : Ricœur est un

bon lecteur d’Aristote. Il sait, après lui, que l’idéal de la démonstration, aussi excellent soit-

il, ne vaut que dans le cadre de la science ; que, par contre, dans le domaine des affaires

humaines, contingentes, c’est la persuasion qui doit régler les relations entre les gens, si l’on veut écarter le spectre de la violence. Cette fois, le langage est moins de nature logique que rhétorique ; au service, non du rationnel, mais du raisonnable ; non de la vérité

déductive, mais du vraisemblable (étayé par des analogies, des inductions, des

raisonnements fondés sur l’anticipation des conséquences, des précédents etc.). Ricœur s’est en particulier opposé à cette forme d’application du préjugé scientiste

qui consiste à rétro-projeter le primat supposé du discours scientifique et, du coup, à

discréditer ce qui n’apparaît plus que comme la tradition, déconsidérée car assimilée à

l’ensemble des obstacles épistémiques qu’il aurait fallu vaincre pour que règnent les Lumières. Le philosophe déplore ce genre de vision manichéenne, et souligne qu’en discréditant globalement « la tradition », on se prive de ressources symboliques

précieuses, des plus mythiques aux plus poétiques, en les condamnant comme autant de

superstitions. Aussi, dans Temps et récit, tient-il à distinguer fermement les traditions

vivantes, avec lesquelles nous sommes en relation à travers l’interprétation, et la Tradition,

telle que le traditionalisme l’érige en entité fantasmatique, Corps de vérité définitif, intangible, qu’il serait sacrilège de chercher à modifier.

Page 32: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

31

8. « Le paradigme de la traduction »

Quatrième et dernière manifestation de l’hospitalité langagière, à laquelle Ricœur a

consacré la plus vive attention – et pas seulement dans ses derniers écrits - : la traduction,

opération qui procède de l’interprétation et en amplifie la dynamique, dans le sens de l’ouverture et du partage d’un monde commun, potentiellement universel. Nous

n’entrerons pas dans le détail des analyses de Ricœur, pas même dans l’examen des perspectives ouvertes par le petit mais dense recueil d’études intitulé De la traduction.

Bornons-nous à relever les points suivants :

a) A une époque – la nôtre – où le racisme s’avance un peu plus masqué qu’autrefois, où il se présente, non plus sous les couleurs de la biologie mais sous celles d’une certaine linguistique, le concept de Weltanschauung sert à justifier la thèse du

différentialisme culturel, donc (témoin Fichte, l’auteur des Discours à la nation allemande)

de l’incommunicabilité foncière des cultures : il faudrait tenir pour une évidence que l’on ne traduit jamais, mais que l’on trahit toujours en voulant ou en croyant traduire.

b) Ici comme ailleurs, Ricœur met en cause le caractère artificiel de l’alternative : ou

bien traduction parfaite, ou bien échec fatal, et définitif. A propos de l’idéal factice de la perfection, relisons notre auteur : « Qui sait si ce n’est pas l’idéal de la traduction parfaite

qui, en dernier ressort, entretient la nostalgie de la langue originaire ou la volonté de

maîtrise sur le langage par le biais de la langue universelle ? Abandonné le rêve de la

traduction parfaite, reste l’aveu de la différence indépassable entre le propre et l’étranger. Reste l’épreuve de l’étranger » (De la traduction, p. 42). En proie au rêve de la perfection,

on oublie que la traduction est un travail, et qu’il faut compter avec une histoire de la traduction. A la place de l’alternative, faussement rigoureuse, il convient donc de parler de

traduction plus ou moins bonne, et de montrer qu’une traduction était faible en faisant mieux, si possible ; en n’oubliant pas que les critères d’une bonne traduction varient, dans l’espace et dans le temps, et selon la nature des textes à traduire : la rédaction comme la

traduction d’un texte diplomatique, scientifique ou juridique visant la meilleure communication possible, l’équivocité doit être réduite, compte tenu de la gravité de ses

conséquences. Au contraire, ce qui ici paraît un mal, ailleurs peut être l’objet d’une recherche décidée : on ne parle plus alors d’équivoque, mais de polysémie plus ou moins

réglée. On chérit alors la métaphore qui, en lançant la pensée sur des voies peu balisées

encore, lui offre la chance, ou la grâce (laquelle signifie le « sans calcul »), de découvrir ou

de redécouvrir des aspects méconnus ou méprisés de la réalité. La polysémie suscite

l’interprétation. La traduction elle-même est déjà une interprétation, que d’autres suivront et amenderont peut-être.

c) Avec une audace qu’on lui a parfois reprochée (Meschonnic, par exemple), Ricœur ne craint pas de rapprocher de la traduction une opération plus discrète, presque

inaperçue : l’intra-traduction, dont le moyen est la banale paraphrase, qui n’a évidemment pas le panache de l’interprétation. Ce rapprochement s’avère extrêmement précieux. Il nous rappelle en effet que l’intercompréhension ne va pas de soi, et qu’il ne suffit pas de parler « la même langue » pour habiter le même langage, pour partager le même univers

Page 33: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

32

sémantique, axiologique et référentiel. Comment parvenir à l’assurance raisonnable qu’on communique tant soit peu ? L’un de ces moyens, précisément, c’est la paraphrase, définie comme « dire la même chose autrement « (op. cit., p. 45) ; La paraphrase, c’est la mise en œuvre d’une capacité de distanciation – voire de réflexivité – qui va de pair avec la capacité

d’imaginer les difficultés de compréhension d’autrui, face à ce que nous cherchons à lui dire.

d) L’intra-traduction est nécessaire parce que, même s’ils « ont » la même langue,

les locuteurs ne disposent ni des mêmes ressources langagières, discursives, ni du même

savoir faire. Une « communauté culturelle » est donc moins une donnée qu’une tâche ; de

même qu’est une tâche la traduction proprement dite, qui serait impossible sans cette même capacité de « dire autrement » qu’on observe dans les plus humbles transactions langagières. La communauté n’est rien de substantiel : elle naît des partages, des mises en

commun. C’est vrai à l’échelle d’une société particulière comme à celle d’une « société des

nations » ; c’est vrai, pourvu qu’on ne confonde pas universalité et uniformité. e) Alors qu’il est économe de « grands mots », Ricœur a proposé de voir dans la

traduction un paradigme. De quoi, ce paradigme ? De la construction en commun d’un monde habitable par et pour tous. D’un monde dont le sens n’est pas pré-fixé, pré-donné.

Contrairement à une opinion répandue, la traduction n’est pas une opération purement technique, automatisable, de transcodage d’une matière signifiante disponible, qu’on aurait « sous la main », et dont il suffirait de trouver l’équivalent dans la langue d’arrivée, sans que celle-ci ne soit affectée en rien par cette mise en relation. De même que c’est dans l’interprétation que le sens vient à nous, et nous au sens (l’hôte, pour le coup, est

l’hôte de l’hôte !), de même, c’est dans la traduction que se créent des équivalences. Loin

de se sentir humilié de découvrir chez autrui une pensée féconde, Ricœur se réjouit de

trouver, sous la plume de Marcel Détienne, l’heureuse formule : « construire des

comparables ». Contradiction ? Non pas, car l’incomparable n’est qu’une fausse évidence, un préjugé. Contre ce dernier, renforcé par l’idéologie différentialiste, le philosophe rappelle, après Antoine Berman qu’on a toujours traduit, qu’il s’est toujours trouvé des

traducteurs pour s’engager dans un travail qui implique maints compromis, mais aussi la

transformation l’une par l’autre des langues d’accueil et d’arrivée : travail et résultats

jamais définitifs, pas plus que jeter des ponts, favoriser des rencontres et entretenir des

alliances. Autrement dit, en termes plus ontologiques : comparer, c’est construire du semblable ; au prix de la persévérante déconstruction du couple, prêt à virer au duel, du

même et de l’autre. f) Juste avant la première occurrence de cette belle expression d’ « hospitalité

langagière » (étroitement consonante avec celle reprise de Berman : l’Auberge du lointain),

Ricœur nous met en garde contre un faux angélisme qui, sous couvert de « traduction

parfaite », rêve d’un « gain qui serait sans perte ». Or, précise-t-il, c’est de ce genre de gain qu’il faut faire le deuil, en vue de l’acceptation de la différence du propre et de l’étranger. L’auteur serait-il tombé à son insu dans le piège du différentialisme que nous avons estimé

devoir dénoncer à sa suite ? Non, puisque le philosophe juge que la traduction est possible,

Page 34: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

33

avec et malgré ses imperfections. L’intention du propos apparaît en fait aussitôt après : il

s’agit de récuser toute réduction de l’universalité à une quelconque uniformité.

Qu’impliquerait en effet en effet une telle réduction ? Rien moins que la suppression de

« la mémoire de l’étranger et peut-être *de+ l’amour de la langue propre, dans la haine du provincialisme de la langue maternelle. Pareille universalité [caricaturale] effaçant sa

propre histoire ferait de tous des étrangers à soi-même, des apatrides du langage, des

exilés qui auraient renoncé à la quête de l’asile d’une langue d’accueil. Bref, des nomades errants » (op. cit., p. 18-19).

Craignant toute dérive spéculative, Ricœur s’efforce de tenir ses essais ontologiques sous le ferme contrôle des analyses qui forment le corps de ses ouvrages, les réservant

pour un chapitre terminal. A sa manière, nous conclurons prudemment cette leçon par

l’ultime évocation - ce n’est guère plus que cela, en effet – de cette ontologie du

semblable qui forme le cœur de son éthique et qui, à ses yeux, est le pivot de l’articulation de l’éthique et du politique. Cette conclusion sera celle d’un hôte attentif à témoigner de

sa dette en citant son hôte : « Au-dessus des idées de réversibilité des rôles et

d’insubstituabilité des personnes *…+ je placerai la similitude, qui n’est pas seulement l’apanage de l’amitié, mais *…+ de toutes les formes initialement inégales du lien entre soi-

même et l’autre. La similitude est le fruit de l’échange entre estime de soi et sollicitude pour autrui. Cet échange autorise à dire que je ne puis m’estimer moi-même sans estimer

autrui comme moi-même » (Soi-même comme un autre, p. 226). « Comme » : l’expression est banale, à la flexion du grammatical et du métaphorique. Banale mais précieuse,

puisqu’elle préserve toute relation, soit de sombrer dans la fusion, soit d’exploser sous le coup de l’affirmation de différences radicales. Mais on n’aura garde d’oublier que si ce développement sur la similitude et le « comme » clôt les considérations consacrées à la

relation « avec et pour autrui », il précède immédiatement le développement consacré aux

institutions justes. Le sens de celles-ci n’est-il pas d’instituer, d’entretenir et de développer des relations de reconnaissance entre lointains ? Ricœur nous aura permis de comprendre

que dans l’hospitalité comme dans le langage – deux institutions de base – l’autre nous apparaît, non plus comme un ennemi, mais comme un semblable.

Page 35: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

34

Page 36: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

35

Repenser le destin de l’Afrique à la lumière des grands concepts de la philosophie de Paul Ricœur

Par Kangudie KÄ MANA1

Dans la mesure où la fécondité d’une pensée philosophique se manifeste par sa capacité à ouvrir de nouveaux horizons de réflexion et à offrir de nouvelles possibilités de

comprendre le monde et de le changer au-delà du champ primordial où se situait la

personne qui l’a produite, mon intention, dans cette réflexion, est double.

Je veux d’abord construire, à partir de Paul Ricœur, une grille théorique pour analyser un domaine essentiel de la situation de l’Afrique dans le monde actuel : le

domaine des rêves pour un autre monde possible. La grille dont il sera question s’enracine dans la distinction que le philosophe français établit entre idéologie et utopie et des

déterminations qu’il attribue à chacune de ces dynamiques afin de les unir dans une intelligence globale du fonctionnement de l’imaginaire social.2

Ensuite, j’utilise cette grille comme instrument théorique et sonde pour analyser les

nouvelles idéologies africaines contemporaines dans les utopies qu’elles ont libérées et qu’elles sont susceptibles de déployer encore aujourd’hui. Sous cet angle de vision, je cherche à découvrir en elles des valeurs de fond qui sont celles de l’initiative et de l’action pour un nouvel imaginaire et une nouvelle énergie de vie, noyau éthico-mythique d’une nouvelle destinée de l’Afrique dans la construction d’un nouveau monde possible.

L’horizon de l’imaginaire éthique : une voie essentielle

Tout ce dont je me propose de parler s’enracine dans le contexte politique de la guerre froide. Au sein d’une société occidentale furieusement prise dans le tourbillon des systèmes d’idées qui ambitionnaient de donner une explication globale du monde et

d’offrir à l’humanité entière les clés d’un changement radical pour un avenir lumineux. Deux idéologies antagonistes y ont fleuri et divisé la planète en deux pôles de puissance.

Elles se présentaient comme deux configurations des « idées qui participent d’une finalité sociale ou encore qui l’insufflent »3, comme dirait le philosophe Edgar Morin. En une

floraison d’utopies aussi somptueuses les unes que les autres pour séduire les nations et les peuples, elles avaient l’allure de projets éternels en dehors desquels aucun salut n’était possible : ni dans le champ économique, ni dans le champ politique, ni dans le champ

1 KÄ MANA est docteur en philosophie et en théologie. Il est président de l’Institut culturel dans la région des

grands lacs et également directeur général de l’Ecole Internationale des Hautes études en leadership et en transformations sociales (HETS, Goma, RDC) 2 Pour ce travail, je m’appuie principalement sur les livres suivants de Paul : Du texte à l’action, Paris, Seuil,

1981 ; Temps et récit, t. 2 : La configuration dans le récit de fiction, Paris, 1984 ; Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990 ; Lectures 1. Autour du politique, Paris, Le Seuil, 1991 ; Réflexion faite, Paris, Editions Esprit, 1995. 3 Edgar Morin, La Voie, Pour l’avenir de l’humanité, Paris, Librairie Arthème Fayard, 2012, p.327.

Page 37: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

36

socioculturel, ni dans le champ des espérances spirituelles. Leurs noms mêmes en disaient

long sur la portée et la radicalité de leurs ambitions : communisme et capitalisme.

D’un côté, le monde structuré par le communisme autour de l’Union Soviétique exerçait une gigantesque attraction sur une vaste partie de la planète, sur la base de

l’idéologie marxiste-léniniste. Une idéologie dont les formes variaient du modèle stalinien

en Europe de l’Est aux marxismes tropicaux du type marxisme-béninisme de Mathieu

Kérékou, en passant par les multiples socialismes comme celui de Julius Nyerere en

Tanzanie ou celui de Marien Ngouabi au Congo-Brazzaville. Ce système promettait le

bonheur sans fin dans l’éclat des utopies de solidarité, de générosité et de fin de toutes les misères et de toutes les souffrances, quand la lutte des classes aurait mis au pouvoir du

capitalisme vampire et de ses suppôts locaux dans tous les pays. Un monde nouveau était

censé surgir de ce sol idéologique et briller sans fin dans toutes ses utopies. De l’autre côté, le camp capitaliste exaltait les splendeurs de la liberté contre les servitudes communistes,

autour des Etats-Unis comme terre des richesses et des promesses infinies, dans une

variation de formes qui allait des démocraties représentatives de l’Europe occidentale jusqu’aux républiques ubuesques comme le Zaïre de Mobutu Sese Seko et l’Empire Centrafricain de Jean Bedel Bokassa.

Dans la configuration orageuse du monde ainsi écartelé entre l’Est et l’Ouest, on brandissait des idéologies et on magnifiait des utopies, sans que les peuples et leurs élites

sachent exactement de quoi il s’agissait ni en quoi ils étaient engagés. Les termes idéologie

et utopie avaient en cela un enjeu vital extraordinaire : ils sonnaient comme des oracles,

s’agitaient comme des gris-gris et s’imposaient comme des amulettes aux consciences et

aux sociétés en vue de fournir aux politiques en présence des armes de validation de leur

fécondité populaire.

La philosophie pénétra dans cette sphère des mots-fétiches. Avec des auteurs aussi

philosophiquement puissants que Karl Mannheim ou Ernst Bloch, héritiers d’une tradition magnifique qui descendait du cartésianisme, du siècle des lumières ou de Marx et ses

grands épigones, on visait à sortir ces mots de la sphère des rêveries pour les faire entrer

dans l’ordre de la science et les imposer ainsi comme des vérités certaines. Comme en

contexte de guerres des idées les mots ont leur pesant de force manipulatrice et de

puissance porteuse d’avenir et qu’ils peuvent, en vue de cela, être exaltés ou diabolisés, magnifiés ou dénigrés dans des configurations d’imaginaire où il devient difficile de savoir ce qu’ils veulent vraiment dire et à quel dessein ils sont vraiment utilisés, les philosophes s’attelèrent à les soumettre au crible de leurs analyses. Ils s’engagèrent sur la voie de mettre de la lumière dans la forêt des débats politiques, sociaux, culturels et même

militaires qui gravitaient autour des concepts d’idéologie et d’utopie, moteurs des explications que l’Est et l’Ouest donnaient de leur vision globale du monde, de l’homme et de l’histoire, en vue de créer un nouvel ordre de l’être et de la réalité.

On n’a pas idée aujourd’hui du foisonnent d’ouvrages, d’articles, de colloques, d’ateliers, de sessions et de congrès de philosophie et de politique autour de ces concepts. Il n’était pas seulement question de clarifier le sens des mots de plus en plus flous et de

Page 38: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

37

plus en plus complexes dans un contexte de turbulences politiques et sociales. Il s’agissait surtout de préciser des enjeux philosophiques qui se profilaient derrière la configuration

violente du monde : les enjeux de l’avenir même de l’humanité. Dans la confrontation d’idéologies et d’utopies se décidait en effet le destin de la planète. Et il appartenait aux philosophes de dire de quoi il s’agissait vraiment tant dans le flou des concepts que dans la

fureur des enjeux de la vie concrète.

Dans ce contexte, la force de Paul fut de se livrer à une clarification conceptuelle qui

rendait les problèmes de fond perceptibles pour tous et permettait de poser sur le monde

bipolaire un regard philosophique nouveau. Non pas un regard manichéiste dans lequel les

systèmes politiques et les orientations économiques développaient leur volonté de

puissance et de domination, mais un regard de saisie de l’essentiel et de donation du sens aux enjeux en présence, en vue d’ouvrir une voie aux nouvelles perspectives de monde.

L’originalité de l’approche ainsi proposée consistait à réarticuler idéologie et utopie autour d’une intelligence sociale dont les dynamiques de sens permettaient de comprendre l’intention globale des deux pôles de la guerre froide et de dépasser leurs

antagonismes pour une nouvelle visée d’avenir, avec des harmoniques éthiques philosophiquement pertinentes. Paul situait ainsi le problème dans une perspective

philosophiquement très fertile : celle du fonctionnement de l’imaginaire social comme champ des forces de créativité, d’innovation et d’invention. Plus précisément : le champ de

l’initiative et de l’action comme épreuve réelle de la fécondité d’une idéologie ou d’une utopie. Quand ces champs se dévoilent ainsi comme force de validation concrète de tout

projet idéologique et de toute perspective d’utopisme créateur, il ne convient pas de les opposer purement et simplement. Il faut les conjoindre dans une dynamique d’inter-

fécondation pour la production d’un imaginaire éthique capable d’offrir au monde de voies de changement crédibles.

Avec les concepts que je viens d’évoquer, on peut construire une grille de lecture et d’interprétation de la situation africaine actuelle, en répondant aux questions suivantes :

- Quelles sont les idéologies actuelles de l’Afrique et quelles utopies fondamentales portent-

elles ?

- Comment font-elles fonctionner l’imaginaire social et sur la base de quelle éthique ?

- De quelles initiatives et avec quelles actions convient-il de travailler pour engager l’Afrique dans la construction d’une nouvelle société, un ordre social d’innovation et de créativité ?

C’est cette grille de questions inspirées de la pensée de Paul qui me servira de levier

pour imaginer une autre Afrique possible.

Les fonctions de l’idéologie et de l’utopie : une base essentielle

Georges Ngal l’a bien perçu1 : l’un des grands mérites philosophiques de Paul est « d’avoir mis en ordre les significations et les fonctions distinctes reconnues à l’idéologie et

à l’utopie. » Il a permis ainsi de comprendre comment cette distinction dévoile une

dynamique fondamentale de l’imaginaire de toute société qui aspire à affronter ses 1 Georges Ngal, Préface, in Kä Mana, Philosophie africaine et culture, Kinshasa, Noraf, 2013.

Page 39: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

38

pathologies profondes par des ruptures radicales et par le lancement des forces de

renouveau ouvertes aux changements irréversibles : les révolutions. Les idéologies sont

l’expression de cette volonté d’initiative et d’action pour de nouveaux commencements. Les utopies s’inscrivent dans la même dynamique d’incarnation au sein d’un concret qui en

fait fleurir tous les rêves et en irisent toutes les chances.

Mais sous quelles formes ces fonctions se présentent-elles réellement dans la

société? Aux yeux du philosophe français, on a souvent tendance, depuis Karl Marx, à ne

voir dans l’idéologie qu’une dynamique négative de l’imaginaire, autour d’une double fonction : distorsion-dissimulation et justification-légitimation. On ne voit pas qu’avant cela, l’idéologie a une fonction d’intégration. Celle-ci construit un être-ensemble qu’elle solidifie et qu’elle ne peut que solidifier par tous les moyens utiles, celui de la distorsion-

dissimulation comme celui de la justification-légitimation. Entre ces trois fonctions, il

existe un trait commun qui sert de force de leur unification. Notamment : l’exigence de

constituer ou de produire une interprétation de la vie réelle. « Si l’idéologie est parfois mensongère, légitime ou intègre, elle donne au groupe de pouvoir croire à sa propre

identité. Sous les trois formes, elle renforce, redouble, préserve et, en ce sens, conserve le

groupe social tel qu’il est. Intervient alors l’utopie. Sa fonction vient projeter l’imagination

hors du réel dans un ailleurs qui est aussi nulle part. Paul met ici en lumière la nécessaire

complémentarité de la fonction de l’utopie par rapport à l’idéologie. »

Et il la formule en ces termes : « si l’idéologie préserve et conserve la réalité, l’utopie la met essentiellement en question. L’utopie, en ce sens, est l’expression de toutes les potentialités d’un groupe qui se trouve refoulées par l’ordre existant. L’utopie est un exercice de l’imagination pour penser un « autrement qu’être » du social. »

En ce sens, note Georges Ngal, nous avons toujours besoin de l’utopie, dans sa fonction fondamentale de contestation et de projection dans un ailleurs, pour opérer une

critique radicale des idéologies.

Ce besoin ne doit pas cependant nous faire oublier qu’il existe au cœur de l’utopie une dimension négative, ou plutôt un risque de basculer dans une sphère de réalité

dangereuse pour le fonctionnement de l’imaginaire social. Ngal affirme à ce propos :

« En même temps qu’il admire le radicalisme de l’utopie, Paul en perçoit les

faiblesses. L’utopie opère des sauts dans l’ailleurs avec beaucoup de risques : elle

« annonce des tyrannies futures qui risquent d’être pires que celles qu’elle veut abattre ».

Une absence de réflexion de « caractère pratique et politique sur les appuis que l’utopie peut trouver dans le réel existant, dans ses institutions et dans ce que j’appelle le croyable disponible d’une époque », est nocive pour la société et les individus. A la limite, la logique

folle de l’utopie peut remplacer celle de l’action. »

Nous touchons ici le point essentiel dans l’approche philosophique de Paul : l’importance et la centralité de l’action dans les dynamiques de l’idéologie et de l’utopie ainsi que le pouvoir, le devoir et l’impératif d’initiative que la société crée par son le souffle

idéologique et l’utopisme de ses rêves vitaux.

Page 40: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

39

Autrement dit : c’est par la qualité des actions du changement social et par les initiatives de transformation des rêves en réalités d’aujourd’hui que l’on juge la pertinence et de la fécondité des idéologies et des utopies. Il en est ainsi dans toute société et toute

société qui veut se doter d’un pouvoir d’impact sur le monde devra être sensible à cette exigence. Sans quoi, elle danse dans l’insignifiance.

Elle danse dans l’insignifiance par rapport à son propre fondement que son passé lui

donne grâce à ses énergies fertilisantes. Comme l’affirme le philosophe congolais Tongo Lakik Mikobi1, la force de l’idéologie est de dissimuler l’inessentiel et de dévoiler l’essentiel qui réside dans les fondements de l’être ensemble. Ces fondements sont les sources d’où l’on vient dans le passé le plus lointain, « un tuf de nos héritages. » Un autre philosophe

congolais, Dimandja Eluy’a Kondo, appelle cela « les lunes de nos provenances » que

l’idéologie réinvente, manipule comme on manipule les forces occultes et on finit par les

construire comme la nouvelle vérité de l’être. Sous cet aspect l’idéologie est tout saut un mensonge ou une erreur. Elle est nouvelle réalité construite pour féconder le présent2.

Et ce présent, elle le tourne vers le futur, vers le non-encore advenu dont parle Ernst

Bloch, une sphère de vie nouvelle que couve l’utopie. L’utopie est à entendre non seulement comme le grand rêve que nous portons et qui nous porte vers l’avenir, mais

surtout comme l’instance de l’improbable devenu probable, pour reprendre les vocables de Bimwenyi-Kweshi. Et l’improbable ici, c’est l’inattendu qui peut surgir à tout moment et qu’il faut accueillir non comme une menace, mais comme une chance, toujours selon les

vocables de Bimwenyi-Kweshi3.

Jean-François Vézina a une belle vision de l’inattendu, qui éclaire de façon magnifique le sens de l’utopie comme accueille de l’avenir à partir de l’habitation des rêves que l’on porte en soi et qui ouvrent un monde nouveau.

« L’inattendu, ce n’est pas ce que nous attendons, mais bien ce qui nous attend. Comment recevez-vous ce que vous n’avez pas « demandé » à la vie ? Alors que nous

aimons être en contrôle, que nous cherchons les lignes droites et les chemins tracés

d’avance, certains événements nous propulsent inévitablement hors des sentiers battus. Qu’il s’agisse d’une rupture amoureuse, d’un nouveau travail, ou de l’annonce d’une maladie, ces situations viennent à tout moment déstabiliser notre existence. Ce chaos

apparent, nous pouvons le craindre, mais en choisissant de l’aborder avec curiosité, nous nous donnons l’occasion de nous réinventer. Après tout, ce qui risque de nous faire tomber peut aussi nous apprendre à danser… Accepter de converser avec l’inattendu et de s’ouvrir à la nouveauté, c’est découvrir avec émerveillement que la vie a bien plus d’imagination que nous »4.

Une expression est capitale dans ce texte et elle relie utopie et idéologie dans

l’imaginaire social : nous donner l’occasion de nous réinventer. Cela signifie que dans les

récits idéologiques d’une société comme dans l’imagination utopique d’une communauté, 1 Tongo Lakik Mikobi, Réflexions, Bruxelles, Editions de l’Archipel, 1987.

2 Dimandja Eluy’a Kondo, Préface, in Kä Mana, Destinée négro-africaine,Bruxelles, 1987.

3 Oscar Bimwenyi-Kweshi, Discours théologique négro-africain, Paris, Présence Africaine, 1981.

4 Résumé du livre Danser avec le chaos : accueillez l’inattendu dans votre vie, de Jean François Vésina.

Page 41: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

40

un grand et puissant travail de réinvention est en œuvre. Il appartient au philosophe de le déceler, de le comprendre, de le fertiliser et d’ouvrir ainsi les nouvelles perspectives d’initiatives et de nouvelles possibilités d’action.

Chez Ricœur, qui est très sensible à la pensée de Hannah Arendt, initiative rime avec commencement et invention. Quat à tout à l’action, elle rime avec changement et

renouvellement.

Quand on étudie les idéologies et les utopies d’une communauté humaine, on cherche en fait à mettre en branle les énergies d’un nouveau commencement et de vrais changements, grâce à des propositions d’initiatives nouvelles et d’actions novatrices. L’Afrique actuelle a besoin de ce travail auquel je me consacre maintenant grâce à l’énergétique de la pensée de Paul : aux liens qu’il noue entre idéologie, utopie, initiative et action comme principe d’activation de l’imaginaire créateur, pour une éthique du

changement.

Les nouvelles idéologies africaines et leurs dynamiques d’utopie Après le travail de construction de la grille nécessaire à l’analyse de l’imaginaire

africain actuel dans sa production des idéologies et des utopies nouvelles, je voudrais

maintenant m’atteler à l’analyse de ces idéologies et de ses utopies sous leur forme de grands mythes. Je m’attacherai principalement à 5 grands mythes qui agitent les esprits, les

intelligences et les imaginations dans les débats africains d’aujourd’hui : - Le mythe néo-pharaoniste de la redynamisation des sources africaines de la vie, de

l’histoire et de la spiritualité dans l’Egypte antique. - Le mythe néo-traditionaliste de la réactivation et de la revitalisation des valeurs africaines

traditionnelles.

- Le mythe néo-panafricaniste en rupture avec ses configurations actuelles issues de la

colonisation et en proie aux nouvelles ambitions de renaissance et de renouveau.

- Le mythe du réalisme afrocentriste qui veut faire du continent africain la source des

pulsations essentielles d’un nouveau monde possible. - Le mythe de l’Afrique émergente, tournée vers les horizons d’une altermondialisation dont

elle est désormais le moteur et le levier.

- La splendeur des néo-pharaonistes dans l’Afrique actuelle

J’appelle néo-pharaonistes les élites intellectuelles africaines fascinées par la

référence à l’Egypte pharaonique dans leurs recherches sur les problèmes de l’Afrique actuelle. Leur pensée s’articule autour de cinq nœuds dont chacun est à leurs yeux un

enjeu politique de première importance pour le continent africain.

Le nœud de la spiritualité. Dans la pensée néo-pharaoniste, la spiritualité désigne le

mouvement d’ouverture aux grandes sphères d’énergie dont tout être humain et les sociétés doivent se nourrir pour s’accomplir. Cela depuis le cœur énergétique de la réalité qu’est Dieu jusqu’aux énergies végétale et minérale, en passant par l’énergie des dieux, l’énergie des esprits, l’énergie des ancêtres et l’énergie des hommes parfaits, chaque

sphère représentant une exigence pour l’homme d’être dans un certain type de porosité

Page 42: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

41

avec la réalité. Chaque fois que sont oubliées ces exigences de fécondation de l’homme par des énergies fondamentales, les individus et la société dépérissent, faute de force

spirituelle. C’est cela qui arrive à l’Afrique dans beaucoup de ses nations, avec pour conséquence politique un manque manifeste d’orientation vers l’avenir.

Le nœud de l’éthique. Dans la pensée néopharaoniste africaine, l’éthique est l’incarnation des valeurs irriguées par la spiritualité dans la vie concrète. C’est le domaine des valeurs d’humanité profonde, qui unissent les êtres et composent la trame de leur destinée communautaire. Là où manquent ces valeurs d’humanité, la société se déstructure. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines aujourd’hui.

Le nœud de la gouvernance. Il s’agit ici du leadership dans une société, domaine où les dirigeants doivent être ouverts à l’exigence éthique et à la puissance de la spiritualité. Quand les leaders n’ont aucun sens de ce à quoi engagent ces réalités sublimes, toute la société se délite, faute de boussole et de gouvernail. C’est ce qui arrive à beaucoup africains aujourd’hui.

Le nœud de l’éducation. Les néo-pharaonistes africains voient dans l’éducation un vrai lieu initiatique de transmission des valeurs, du sens spirituel de l’existence et de la solidité de l’être pour conduire les hommes vers l’état d’homme parfait et le statut d’ancêtre. Quand une société n’a plus de tels repères fondamentaux et que son système

éducatif se réduit à la course vers les biens matériels et l’enrichissement insensé, la société se vide de toute substance et dépérit. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines aujourd’hui.

Le nœud de la langue. Les peuples qui n’honorent pas leurs langues pour en faire des langues de culture, de savoir, de pensée et de rayonnement mondial sont des peuples

d’aliénation et d’extraversion, condamnés à n’avoir aucune influence sur la marche et le destin du monde. C’est ce qui arrive à beaucoup de nations africaines aujourd’hui.

Dans la pensée néo-pharaoniste, les cinq nœuds ainsi définis ont un statut spécial : celui d’établir la mesure à partir de laquelle il est possible de penser la refondation de l’être, condition même de la refondation de la société dans ses dimensions politique,

économique, sociale culturelle et religieuse. Plus exactement, ils constituent un protocole

d’évaluation de la néopharaonité d’un pays ou d’un peuple en Afrique, par rapport à la grandeur de la pharaonité antique qui, grâce à ces critères, fit de l’Egypte ancienne une nation de première grandeur, selon les papes actuels du néo-pharaonisme, Fabien Kangue

Ewane au Cameroun et Martin Massonsa-Wa-Massonsa au Congo-Kinshasa.

De cette Egypte, dans la perspective spécifique de la refondation de l’Etat, de la politique et de la gouvernance en Afrique, trois figures de pharaons sont toujours

invoquées comme représentations de ce qu’il y a lieu de construire en termes de mythes porteurs de vie nouvelle :

- Le pharaon Menès Narmer, fondateur de l’empire de l’Egypte antique par un acte d’unification politique qui est aujourd’hui encore la route politique à suivre en Afrique :

s’unir en vue de la nouvelle puissance. - Le pharaon Akhenaton, inventeur du monothéisme comme symbole d’une unité spirituelle

Page 43: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

42

rassemblant toutes les identités religieuses en une grande vision d’identité commune pour construire une nouvelle destinée au peuple. On voit bien tout le bénéfice que l’Afrique peut tirer de cette figure tutélaire pour casser les reins aux identités meurtrières actuelles.

- Le pharaon Sesostris, qui fut un conquérant plus grand et plus fascinant qu’Alexandre Le Grand et Napoléon ensemble, puisque ses conquêtes furent la source d’une civilisation mondiale nourrie par le souci des valeurs d’humanité.

Il s’agit ici plus de vision mythique dans l’imaginaire que de construction historique scientifique. Ce que l’on veut, c’est de forger pour les nouvelles générations qui rêvent d’une nouvelle Afrique un esprit de puissance créatrice et organisatrice. Les néo-

pharaonistes leur proposent un mythe de refondation de l’être et de la société : le mythe

de la nouvelle puissance pour un nouveau rayonnement mondial de l’Afrique. Pour réussir la renaissance et la reconstruction de l’Afrique, le nouvel être à bâtir doit se ressourcer à l’esprit de la grande pharaonité politico-éthico-spirituelle que représentent Narmer,

Akenathon et Sesostris, symboles dynamiques d’une puissance et d’une grandeur à construire comme énergie d’avenir.

L’éclat de néo-traditionalistes dans leur vision de l’Afrique

Vu sous cet angle, le néo-pharaonisme est fortement lié à un autre courant

anthropologico-politique africain actuel : le néo-traditionalisme. Il s’agit d’une volonté ferme de redécouvrir les traditions culturelles de l’Afrique de manière à la fois scientifique et idéologico-mythologique. Cela selon une double perspective : enseigner l’Afrique aux nouvelles générations et booster l’imaginaire de la jeunesse avec les normes africaines capables de les décomplexer totalement et de les conduire à inventer une modernité

nouvelle dans la rencontre avec les autres civilisations. Ce néo-traditionalisme résolument

tourné vers l’avenir a pour objectif de créer un nouveau type de conscience africaine : la

conscience d’une authenticité créatrice, différente des farces identitaires exaltées Mobutu

Sese Seko au Zaire, Ngnassimbé Eyadema au Togo et Ngarta Tombalbaye au Tchad il y a

quelques décennies. Farces féroces et sanguinaires qui furent une immense catastrophe

politique et culturelle pour le continent. Selon Olivier Sangi, le représentant le plus

marquant de cette néo-authenticité enracinée dans une tradition inventive et libératrice,

l’ambition est de reprendre toutes les grandes luttes des figures de la liberté africaine dans

l’histoire pour en faire une nouvelle sève anthropologique et politique : la sève de la

nouvelle puissance d’humanité africaine. En côte d’Ivoire, des chefs de grands mouvements spirituels comme Félix Tchotche Mel dans l’Eglise harriste ont de cette

humanité africaine une idée fervente qui en fait le ferment de la libération spirituelle de

tout le continent. Les Eglises africaines indépendantes du Nigeria, à l’instar des l’Ordre des

Séraphins et des Chérubins, sont prises dans la même ferveur et dans le même rêve.

Deux idées frappent l’esprit quand on étudie les ressorts profonds de la nouvelle authenticité africaine prônée par les néo-traditionalistes.

Premièrement, la tradition africaine est invoquée comme puissance à reconquérir

dans ses mystiques vitales, dans ses valeurs initiatiques, dans ses efflorescences

anthropologiques et dans ses ambitions de créer une société forte. Il s’agit, pour reprendre

Page 44: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

43

un concept popularisé par Placide Tempels, de donner à l’Afrique une nouvelle force vitale,

fondée sur la vitalité même de l’histoire et de l’humanité africaine. Deuxièmement, il s’agit d’un processus de fertilisation d’un instinct d’amour du

continent, en vue des initiatives qui soient des preuves d’amour pour la nation, « car aimer

son pays, affirme Olivier Sangi, n’est pas une question d’attachement sentimental, mais un commandement pour le changer en liant son avenir au présent et au passé ».

Un jour, soucieux de ne pas laisser les néo-traditionalistes verser dans l’idyllisme et la délectation d’une Afrique purement et faussement fantasmée, je rappelai à leur souvenir toute la littérature d’attaque contre la culture africaine et ses atavismes destructeurs. Notamment : la mentalité anti-développement, l’arriération des structures sociales et la

faiblesse des rationalités traditionnelles. La réponse que je reçus fut cinglante de lucidité :

« Nous préparons un nouveau panafricanisme, nous et ceux que tu appelles

néopharaonistes. Nous sommes un et nous ramons tous dans le même sens contre les

politiques d’aliénation, de division, d’affaiblissement et de destruction de l’être africain. » Le rêve resplendissant des néo-panafricanistes

Le mythe du néo-panafricanisme est la véritable substance politique du désir d’un nouveau commencement de l’Afrique et de la quête de la nouvelle puissance africaine, deux leviers du discours politique dans la haute sphère des hommes de culture et de

pensée dans les grandes capitales africaines. L’homme qui incarne aujourd’hui le néo-

panafricanisme, le congolais (RDC) Emmanuel Kabongo Malu, est un féru de la conscience

historique africaine, un militant de la puissance africaine et un panafricaniste kadhafiste. Il

unit toutes ces dimensions de ses recherches dans une volonté d’action contre la faiblesse actuelle de son pays, la RDC, dans le monde. Son panafricanisme est avant tout un

pancongolisme destiné à donner à la nation le statut de tête de pont du nouveau

panafricanisme, après la mort de Kadhafi. « Les projets des Etats-Unis d’Afrique, d’un Fonds monétaire africain, d’une organisation panafricaine de communication, d’un gouvernement continental et d’une action commune des pays africains pour une nouvelle mondialisation délestée de la domination occidentale du monde, tout cela dont le colonel

Kadhafi rêvait, nous devons en faire l’orientation décisive de la politique congolaise »,

affirme Kabongo Malu.

L’unité dont il est question n’est pas un rêve creux ni une espérance vide C’est un défi qui a besoin de femmes et d’hommes créateurs d’unité ici et maintenant. Ces hommes et

ces femmes, il faut les former, les éduquer, forger un moule dans lequel leur être serait

formaté par les valeurs de l’unité africaine. L’essentiel face à un tel défi ne consisterait pas à opposer l’unité du continent à ses diversités actuelles, mais d’inscrire la diversité dans une conscience historique d’enracinement, là où l’on comprend qu’une seule et même sève alimente les sociétés africaines comme communauté de destinée, comme faisceaux

de problèmes communs et comme passions de mêmes rêves de vie. Bref : comme

dynamique d’un même pouvoir créateur. Le néo-panafricanisme est l’exaltation idéologique de ce pouvoir créateur et de sa

capacité de changer l’Afrique aujourd’hui.

Page 45: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

44

Le pragmatisme afro-centriste et son rêve d’Afrique

Aujourd’hui, une forte dynamique afro-centriste travaille les esprits de l’intelligentsia africaine. Enracinée dans le grand mouvement afro-centriste venu des Etats-Unis

qu’incarnent des penseurs comme Molefe Asante, elle manifeste une volonté farouche de penser, de rêver et d’agir « de l’intérieur et à l’intérieur de l’Afrique », pour reprendre la

belle expression de la militante altermondialiste malienne Aminata Traoré. Penser, rêver et

agir ainsi, ce n’est affirmer que le continent africain est le nombril du monde, comme une

mauvaise interprétation de l’afro-centrisme tend à l’imposer dans l’imaginaire mondial. C’est plutôt demander aux Africains de prendre conscience qu’ils doivent développer un type d’esprit et une orientation de mentalité qui mettent au cœur de leur vie la défense de

leurs intérêts vitaux, de leurs préoccupations essentielles, de leurs soucis cruciaux et des

exigences pour eux de construire un avenir de puissance et de bonheur, sans se laisser

dicter les réponses à leurs questions par d’autres lieux et d’autres forces. Les afrocentristes affirment qu’être au centre n’est pas être le centre, selon le mot du pédagogue camerounais Gilbert Mboubou. Etre au centre de soi-même pour considérer les problèmes

à partir de sa propre perspective est une attitude positive. En revanche, se considérer

comme le centre du monde est un nombrilisme stupide dont les Africains qui veulent une

autre Afrique possible devraient se méfier. La véritable attitude afro-centriste n’est pas célébration d’incantations sur sa propre grandeur et d’imprécations contre les autres. Elle est une attitude pragmatique qui consiste, comme l’affirme le poète congolais (RDC) François Médard Mayengo, à considérer que l’on a soi-même un message fondamental

pour le monde, que l’on est doté d’une parole de vie pour enrichir le monde parce que l’on est ancré dans son propre être et dans ses propres puissances de vie. Cela conduit à

développer des pouvoirs d’initiative et d’action dans ce sens. Avec le développement d’idées de confiance en l’Afrique et en son avenir, envers et contre tout.

La magnificence de l’Afrique émergente et les nouvelles quêtes de puissances

Avec cette vision de construction de l’Afrique nouvelle, on entre dans la dynamique nouvelle d’avenir que l’on nomme aujourd’hui émergence. Le mot est devenu un véritable mantra dans tous les pays africains. Presque chaque nation a son calendrier pour réaliser

son rêve d’émergence. Dans le domaine de la pensée, l’intelligentsia africaine s’acharne à donner un contenu à ce nouveau rêve d’Afrique et à se doter d’un beau slogan qui le fasse resplendir. « Révolution de la modernité », « émergence 2025 », « émergence 2035 »,

« gouvernement des grandes réalisations pour l’émergence », « gouvernement des

surdoués en vue de l’émergence », le ciel au-dessus de l’Afrique scintille de toutes ses aspirations d’un monde nouveau. C’est pour concrétiser leur avènement que le penseur

Philippe Biyoya prône le réalisme de la richesse et de la puissance comme seule stratégie

d’avenir. Spécialiste en géostratégie, il propose une voie d’émergence où il convient de penser l’Afrique en fonction du monde tel qu’il est et non en fonction d’un monde idyllique que nous désirerions. Dans ses discussions avec les néo-pharaonistes, avec les néo-

traditionalistes et avec les afro-centristes pragmatiques, il m’a paru être une conscience

Page 46: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

45

concrète pour une énergétique qui intègre, sans état d’âme, la puissance militaire, la

puissance économique, la puissance politique et la puissance culturelle dans des luttes

concrètes au sein de l’actuelle mondialisation. « Il faut que les Congolais sachent cela et

s’organisent en conséquence ; il faut que les Africains sachent que seules la puissance et la

richesse sont chemin d’émergence. », affirme-t-il. C’est le même cri que lance Théophile Obenga quand il propose à l’Afrique de cesser d’être « un pot de terre » pour devenir « un

pot de fer », grâce non seulement à l’union politique, mais à la recherche scientifique et au développement technologique sans lesquels rien de grand ne peut être réalisé dans le

monde actuel. A partir de l’intelligentsia et de son investissement dans les médias, L’idéologie de l’émergence anime aujourd’hui toute la société africaine et s’offre comme le socle d’un imaginaire nouveau pour le continent.

Du mythe à l’initiative et à la pensée agissante: Paul Ricœur pour une nouvelle

destinée africaine

Toutes les dynamiques de mythes auxquelles je viens de me référer, il est important

de les considérer comme une seule et même configuration de sens, un seul champ d’action qui lie passé, présent et avenir dans un même imaginaire d’utopies revigorantes et de dynamisme créateur. Les utopies ont pour nom : liberté, authenticité, renaissance,

renouveau, grandeur, puissance et inventivité. Le dynamisme créateur a aussi un nom :

l’avènement de nouveaux Africains. Si toutes ces dynamiques de mythes comme stations de sens dans un même récit, on

comprendra que leur substance comme idéologie cherche une nouvelle intégration de

l’Afrique dans une destinée commune à bâtir et que leur essence comme utopie conduit à construire un type particulier d’imaginaire créateur.

Dans cette perspective, elles poussent la philosophie à leur donner un sens qui puisse

aller au-delà des fonctions idéologiques de distorsion-dissimulation et justification

légitimation pour construire un seul et même champ de création d’un être nouveau : l’être africain porteur d’une nouvelle Afrique.

Que le néo-pharaonisme fantasme ou nom sur les liens des peuples africains actuels

et le peuple de l’Egypte antique, qu’il s’illusionne sur le caractère scientifique de ses affirmations ou pas, là n’est pas l’essentiel. L’essentiel est qu’un peuple s’est donné une origine et que le mythe de l’origine et ce mythe de l’origine booste maintenant son

imaginaire créateur et son énergétique de vie. La vérité ici n’est ni vérité historique ni vérité scientifique, mais vérité d’un noyau éthico-mythique où les symboles donnent

penser, pour reprendre le mot de Ricœur. En cela, le néo-pharaonisme pense le passé de

l’Afrique dans son symbole le plus radical : une origine mythique qui invente un nouvel être

à construire et à accomplir. C’est une idéologie-puissance, qui se légitime par son efficacité

sur l’imaginaire. Il en est de même pour le néotraditionalisme comme idéologie. Les valeurs d’énergie

vitale qui le fécondent relèvent de l’éthico-mythique, c’est-à-dire des fondements

construits en vue de l’avenir à construire et d’une destinée à accomplir. Les ancêtres

Page 47: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

46

invoqués dans l’éclat de leurs magnificences ne sont pas de beaux mensonges ni de belles vérités éternelles. Ils sont des énergies du nouvel être, là où, comme dit une certaine

sagesse africaine, « le mensonge qui unit vaut mieux que la vérité qui divise ». Là où,

également, une parole qui élève l’être et change positivement le monde n’a rien à faire avec les critiques qui la détruisent au nom d’une science sans projet de fertilisation de l’être. Dans la mesure où, selon les paroles de Valentin Yves Mudimbe, la tradition qui

représente le passé fait de celui-ci une force pour notre être et non un musée d’objets muets ou morts, la réactivation de l’héritage africain en nous est un nouveau mythe

salutaire, dont les symboles donne à penser. Et penser à ce niveau, c’est apprendre à vivre avec les vérités profondes des ancêtres : leurs visions, leurs arts de vivre, leurs rêves pour

nous et leur sève en nous. Il y a ici engendrement d’une nouvelle destinée, imagination

d’un nouveau monde possible et parturition d’une nouvelle énergie de vie. Comme découverte de ce noyau éthico-mythique qu’est la tradition africaine, le néo-

traditionalisme opère une transfiguration intérieure de l’Afrique. Que son image de

l’Afrique du passé soit vraie ou pas au sens scientifique ou historique, « on n’en a rien a cirer », a dit un jour Tongo Lakik Mikobi, spécialiste congoloais (RDC) de ce qu’il nomme « nyctosophie » (sagesse africaine de la nuit, propre au monde initiatique) et qu’il oppose à la photosophie (sagesse africaine du jour, propre à la vie superficielle des travaux et des

jours). Sensible à la sagesse de la nuit, il utilise Paul comme réflecteur d’intelligibilité de la nyctosophie comprise comme vérité d’un noyau « éthico-mythique » que seuls

appréhendent « ceux qui ont des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, des mains

pour toucher et un cœur pour aimer les vérités profondes de l’existence africaine ». Le vrai

travail est de créer ces oreilles, ces yeux, ces mains et ces cœurs. « Quand bien, même ils

n’existeraient pas, il faut les inventer», affirme-t-il. Le poète François –Médard Mayengo va

dans le même sens. Après une visite au musée de Tervuren où il fut confronté aux masques

de ses ancêtres, il eut une crise profonde de l’être qui le poussa à se demander si ces masques s’étaient tu pour toujours ou s’ils avaient encore une parole pour l’Afrique et pour le monde d’aujourd’hui. Il découvrit le message des masques en lui-même et écrivit son

superbe recueil de poèmes : Tervuren. Un livre de son propre enfantement dans la parole

ancestrale profonde. C’est là qu’il découvrit ce que Paul veut dire quand il parle de noyau éthico-mythique ; « une véritable centrale d’énergie ». Cette énergie est dévoilement de

l’être, comme dirait Heidegger. Celui qui la reçoit devient un être nouveau capable de créer un monde nouveau, pleine de profondeur et de sens. Il peut alors créer un récit

idéologique qui dissimule et distord la réalité ; mais ce qui est dissimulé n’est pas le fondamental. Le fondamental est plutôt dévoilé, justifié et légitimé comme force

d’intégration et de création. Tout le travail des néotraditionnalistes est d’offrir cette vérité à l’Afrique actuelle, dans de nouvelles utopies qui se tournent vers l’avenir comme un avenir de vérités vitales, de forces novatrices, de grandeurs inouïes et d’espérances fécondatrices. La tradition et ses héritages deviennent une poésie du destin : ils enchantent

l’avenir et contribuent à sa création. Il est de même pour le travail de néopanafricanistes. Leur yeux est rivés sur l’avenir

Page 48: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

47

qu’ils transforment en noyaux éthico-mythiques : forces qui fertilisent le présent grâce à

l’imagination du futur. Et ce futur devient lui-même un symbole qui donne à penser. C’est-

à-dire à vivre et à inventer dans l’énergie d’une nouvelle volonté de vie. Inutile de croire qu’ils prennent leurs rêves pour des réalités ou leurs vessies pour des lanternes. Ils inventent ce qu’ils disent en le disant et ils construisent ce qu’ils ont à construire en

l’imaginant. L’Afrique unie devient ce que l’on appellerait en philosophie une vérité imaginale : non pas une réalité fantasmée ou un rêve inconsistant, mais une force pour

faire être ce qui doit être parce qu’on veut qu’il soit ainsi. Ils sont dans la logique de ce que

le philosophe Ernst Bloch appelle le principe espérance. Principe qu’ils transforment en ce que Hans Jonas appelle Principe responsabilité. La question n’est pas de savoir s’ils ont les potentialités et les atouts pour changer l’espérance en responsabilité et de faire s’ils ont à faire. Dans la logique de l’imaginaire qui est la leur, ce sont les rêves qui créent les atouts et les espérances qui deviennent responsabilité.

Les afrocentristes pragmatiques ont compris cela. Leur parole est boostage de

l’imaginaire par le pouvoir d’initiative et d’action, dans la conviction que l’homme est ce qu’il veut être et que so avenir se construit en donnant à cette fois des instruments psychiques et matériels solides.

Les idéologues de l’émergence africaine ont aussi compris cela. Ils refusent, comme

le dit l’économiste congolais (RDC) Tshiunza Mbiye, le langage de désespérance et l’accoutumance au défaitisme, au pessimisme et au fatalisme. Ils se donnent même des échéances sans savoir s’ils peuvent arriver à les atteindre. Dans leur langage comme dans

leurs espérances, ils savent que les mots créent l’être et que la volonté « booste »

énergiquement la vie. Ils connaissent les grandes forces de l’esprit des communautés humaines. A savoir que seuls les peuples qui ont de puissants rêves et d’indomptables utopies arrivent à se construire un grand destin dans le monde. Pour devenir émergents,

les pays africains devraient, à leurs yeux, se doter de rêves dynamiques et d’utopies ardentes. L’émergence comme idéologie relève donc d’un nouveau noyau éthico-mythique

qui masque les faiblesses réelles de l’Afrique pour mieux légitimer l’urgence des énergies de vie à libérer. Même si, à un premier niveau, on peut être tenté de n’y voir qu’incantation et mantra stériles, il existe un niveau plus en profondeur où ils prennent

sens parce qu’un nouvel imaginaire a pris consistance grâce à leur tuf, à leur suc, à leur sève. Il ne s’agit donc pas d’un langage vide de sens, mais d’une énergétique de l’esprit, un peu comme lorsqu’on promet aux jeunes terroristes une cohorte de plantureuses vierges afin qu’ils commettent un attentat fracassant et spectaculaire. On ne peut atteindre un tel résultat que lorsqu’un long et travail de formatage de l’imaginaire s’incruste au fond de

l’être. Ce que les énergies de la terreur parviennent à faire, les énergies du bien devraient y arriver par la voie de l’imaginaire du bien. L’enjeu de l’émergence est dans ce travail idéologique où le combat pour l’avenir est légitimé et validé par une volonté de rupture

avec tout l’imaginaire existant.

Page 49: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

48

L’envers des mythes ou l’exigence de nouveaux engagements

Une fois que l’on comprend qu’idéologies et utopies africaines ont un sens éthico-

mythiques dont toute la société devrait prendre conscience pour l’invention de l’avenir, la lucidité de sur tout ce qui relève de l’utopie et de l’idéologie devrait faire comprendre à tout Africain et à toute Africaine qu’un travail de fond demeure encore. Notamment :

lancer des initiatives de transformation sociale et des actions d’invention d’un autre monde possible. Les concepts ricœuriens d’initiative et d’action deviennent ici le chemin d’une philosophie du changement en Afrique. L’initiative est à entendre ici comme une dynamique de rupture et l’action comme une

dynamique d’innovation. Toutes les idéologies africaines actuelles et toutes les utopies

qu’elles font fleurir ont cette double exigence : vivre la rupture et l’innovation comme un impératif éthique dont l’éducation devrait se charger pour la construction d’un nouvel imaginaire.

Avec quoi faut-il rompre dans une démarche d’éthique du changement en Afrique ?

Il faut avant tout rompre avec l’Afrique de l’imbécillisation collective. J’entends par forces d’imbécillisation collectives tous les faisceaux des récits idéologiques et des configurations

discursives qui exaltent les irrationalités, imposent des démoralisations (casser le moral et

enlever la morale, comme dirait Francis Grob) et imposent des pratiques de corruption

spirituelles dont le continent africain souffre tant en politique qu’en économie. Et surtout dans le champ culturel et l’imaginaire religieux aujourd’hui dominés par l’effondrement de l’intelligence créatrice. On ne peut y arriver que par de nouvelles initiatives concrètes, qui s’offrent comme des dynamiques alternatives : universités alternatives, médias alternatifs,

gouvernance alternative, économie alternatives, politiques alternatives et cetera.

Il faut aussi rompre avec l’esprit d’une société de banalité. Depuis que la philosophe

Hannah Arendt a lancé son concept de banalité du mal pour caractériser l’attitude du nazi Eichmann dans la petitesse et la légèreté d’esprit d’un petit fonctionnaire obéissant aux ordres, on ne peut pas ne pas élargir le concept de banalité aux conformismes et aux

routines qui caractérisent une Afrique enracinée dans ses misères, ses pauvretés et ses

souffrances, sans énergies de véritables révoltes constructrices contre une condition

devenue scandaleusement routière dans son long fleuve tumultueux de servitudes

quotidiennes imposées par les violences physiques ou par les violences symboliques :

servitudes politiques, servitudes économiques, servitudes culturelles et servitudes

spirituelles partout visibles. La conformation à toutes ces servitudes créent un imaginaire

sans initiative ni force d’action pour les changements décisifs. Or, sans principe d’inservitude, comme dirait Kasereka Kavwahirehi, aucun changement profond n’est envisageable pour un peuple. Dans la mesure où ce sont les noyaux éthico-mythiques forts

et leur puissance d’invention qui propulsent les individus, les peuples, les nations et les civilisations vers l’avenir dont ils rêvent et qu’ils doivent construire, la lutte contre la banalité de la vie ne peut réussir en dehors de la fertilisation des consciences et des esprits

par la fonction imaginante propulsée par de nouveaux récits, de nouveaux symboles pour

plus haut, pour plus loin, comme dirait le poète Saint-John Perse. L’Afrique a besoin de

Page 50: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

49

vaincre la banalité de sa soumission aux fatalités par une nouvelle parole de révolte

constructrice, celle qui, loin de violences meurtrières et destructrices, fonde la nouvelle

destinée africaine sur une éthique de la vitalité inventive dans tous les domaines qui

comptent pour l’avenir. D’où l’importance de promouvoir partout dans nos pays des

logiques d’innovations, d’inventions, avec une certaine idée du bonheur partagé et du futur maîtrisé.

Ebenezer Njoh Mouelle, philosophe camerounais avait saisi l’exigence de cette double rupture lorsqu’il proposait au continent de passer de la médiocrité à l’excellence grâce au développement comme vitalisation de l’homme créateur. Le penseur congolais (RDC) Philippe Kabongo Mbaya illuminait quant à lui le chemin qui passe de l’esprit d’esclave à l’esprit de liberté, grâce aux batailles permanentes de libération dans tous les

domaines. Si on lit ces propositions avec la visée éthique de novation chez Paul Ricœur, c’est-à-dire avec l’esprit d’initiative et d’action transformatrice comme structure même de l’être, le passage d’une société d’imbécillité collective à une société d’intelligence communautaire, d’une société de banalité routinière à une société de créativité permanente en vue du bonheur partagé devient pour l’Afrique le chemin de l’homme nouveau.

Le renouveau de l’homme africain selon cette perspective dévoile alors un enjeu que toute l’œuvre de a imposé à mon esprit : une nouvelle éducation à penser, à développer, à

promouvoir et à faire rayonner dans de nouvelles utopies, de nouvelles idéologies, la quête

de nouveaux noyaux éthico-mythiques pour la refondation de l’être africain et l’invention de la nouvelle destinée africaine.

Plus précisément, l’Afrique est encore à fonder et à inventer dans son nouvel être, dans une philosophie globale dont la pensée de Paul aide à poser les jalons et à offrir les

arrhes.

Cette philosophie, je la vois comme l’émergence d’un nouvel imaginaire qui entre en éruption sous la poussée de ce que les néo-pharaonistes, les néo-traditionalistes et les néo-

panafricanistes mettent en lumière : le pouvoir de réinvention de l’Afrique à partir de puissants rêves d’Afrique qui brillent tout au long de notre histoire. Je la vois aussi comme une nouvelle inscription de l’Afrique dans le monde d’aujourd’hui et dans ses exigences de maîtrise de la mondialisation en toute sa complexité et dans toutes ses contradictions,

grâce aux énergies du pragmatisme afro-centriste et aux souffles de l’émergence. L’Afrique a tout ce qu’il faut pour y être un acteur de taille dans ses enjeux, en bien comme

en mal. Mais sa vocation profonde est de s’inscrire comme force du bien dans la bataille de l’altermondialisation, pour un autre monde possible dont elle a une vision profonde à partir des catastrophes, des tragédies et des drames de sa propre histoire.

L’éthique fondée sur cet héritage, c’est le cœur de l’éducation que le continent africain peut offrir comme projet au monde d’aujourd’hui. L’heure de l’Afrique sera cette ère d’invention de valeurs éducatives pour un monde nouveau. En toute splendeur.

Page 51: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

50

Page 52: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

51

Si je ferme un seul instant les yeux pour ensuite les ouvrir, je réalise ceci :

l’extériorité se révèle à moi comme le lieu de la pluralité. La proposition « je suis » implique

celle-ci : « l’autre est ». Cet autre, je ne puis le réduire. Il est là, dans la différence de

l’altérité. Pierre se tient là, en face de moi, avec la possibilité de déterminer sa propre conduite.

Que Pierre puisse se tenir dans la distance infinie de l’altérité, signifie que la vie est venue elle-même originairement s’offrir et se présenter dans l’effectivité, précédant et conditionnant ainsi toute vie individuelle. Par suite, la vie n’est-elle pas la source infinie, en

excédence de soi qui ne saurait jamais me devenir transparente ? Pierre, en face de moi,

c’est le surgissement de ce que je n’ai pas pu poser moi-même. Comment pourrais-je alors

de lui attendre les mêmes gestes que moi ? Ne pourrait-il pas me déranger, me blesser, me

faire du mal. Devrais-je, en raison de l’offense, couper tout lien avec lui ?

Le mal commis tend toujours à séparer deux individus. Il peut les exiler l’un de l’autre, creusant ainsi la distance entre eux. Abandonnée à elle-même, cette distance

s’obscurcit pour les conduire à l’indifférence, la haine et au mépris. Comment rétablir la relation ? De répondre à un mal par un autre mal ne peut que faire naître une dialectique

ténébreuse dont la conséquence existentielle est la dévastation de toute vie. Le bon sens

n’invite-t-il pas plutôt à pardonner ?

Pardonner à l’autre le mal commis c’est tenter de le comprendre en son altérité afin

de conduire la vie à renouer avec le fil subtil qui risquait de se rompre. Abandonnée à soi,

entièrement libérée, la partie sauvage de notre âme a pour logique naturelle : « œil pour œil, dent pour dent ». En bonne dialectique, une telle logique a pour fruit, ce qui n’est pas un fruit, mais plutôt, un monde où les hommes n’auraient ni œil, ni dent ! Avec le pardon,

ne vient-il pas au jour une autre logique, au-delà des solides et des bolides ? Il s’agit d’une logique de la conversion, jaillissant de la profondeur intemporelle du cœur et m’invitant à ne pas me venger de Pierre qui m’a fait du mal.

La loi du talion, toute de réflexivité mécanique, a pour but de réglementer la

vengeance afin qu’elle ne puisse être sans limite et vertigineuse, qu’il n’y ait pas une sorte d’abus de pouvoir. La moindre réflexion révèle pourtant que le mal, même réglementé, conserve toute sa force ! C’est pourquoi, comme on le sait, le Christ proposa d’étouffer les choses à leur racine même, car le mal ne saurait être vaincu par un autre mal ! Ce n’est pas 7 fois qu’il conviendrait de pardonner, mais bien 70 fois 7 fois. En faisant recours à l’univers 1 Augustin Kouadio DIBI est professeur titulaire de philosophie à l’Université Felix Houphouët Boigny, Côte

d’Ivoire

Le pardon comme la vie en mémoire de son unité Par Professeur Kouadio Augustin DIBI1

Page 53: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

52

du nombre, le Christ nous invite précisément à comprendre qu’il ne s’agit pas ici de compter jusqu’à 490 fois. Le sage sait que 7 est le chiffre parfait. De se référer au chiffre 7

soixante-dix fois signifie que c’est sans cesse que nous devons pardonner, que cet acte procède de plus loin que nous, et qu’il nous faut, à chaque fois, reprendre le chemin qui conduit au sommet, en convertissant notre cœur.

J’insiste sur cette idée de conversion. Convertir est l’acte par lequel, au lieu de m’écouler vers le dehors, dans le déchaînement et le désordre de mes instincts qui désirent vengeance, je me retiens : j’opère en moi une réflexion, afin de contenir la bouillie de mon

cœur. De cette façon, mon cœur se maintient comme un vase rempli d’une liqueur précieuse, à tenir droit, afin qu’elle ne se renverse pas. En cette conversion, le regard extérieur pourrait lire une humiliation, un avilissement relativement à l’autre. Ne serait-ce

pas se méprendre sur la valeur d’un acte qui vient de l’esprit ? Qui peut s’abaisser, en pardonnant, ne prouve-t-il pas, de cette manière, qu’il s’est déjà élevé ? Seul ce qui est

haut peut s’abaisser, certain d’être chez soi dans l’autre, de pouvoir se détendre en lui librement, dans une communion de vie. Ainsi que l’écrit HEGEL dans un passage de la Phénoménologie de l’Esprit, « l’infime est en même temps le suprême ; le révélé

émergeant entièrement à la surface est justement en cela le plus profond »1. La logique

que vient inscrire le pardon ne m’invite-t-elle pas à aimer mes ennemis et même à prier

pour ceux qui me persécutent ? Une parole du Christ le souligne : « Si vous aimez

seulement ceux qui vous aiment, quelle récompense méritez-vous ? Les collecteurs

d’impôts eux-mêmes n’en font-ils pas autant ? Si vous aimez seulement vos frères, que

faites-vous d’extraordinaire ? Les païens n’en font-ils pas autant ? »2 Aimer mes ennemis,

prier même pour eux, comment pouvoir accepter et comprendre cela ? Et pourtant, en son

fond intrinsèque, la vie manifeste que les hommes ne pourraient coexister sans un tel

courage. Celui-ci n’a-t-il pas sa racine dans la vie elle-même comme instinct de l’unité ? Par

un tel courage, les extrêmes se rejoignent, les contraires cohabitent ; la flamme de la vie se

rallume pour faire revenir à la surface la vie même des individus opposés. Désormais est

dépassée et transmuée toute pesanteur. Chacun s’ouvre à la libre étendue du monde, à

l’espace inengendré de tout engendrement, à ce lieu sans lieu spatial ni temporel qui est la racine secrète de tout jaillissement, la forge alchimique des germinations invisibles.

La vie, de cette façon, ne vient-elle pas se révéler comme cette puissance immergée

en soi, toujours présente dans son invisibilité même ? Je pourrais sans doute blesser la vie,

mais je ne saurais la tuer définitivement. Tuer un vivant suppose encore la vie et dit ainsi

déjà un échec. C’est l’aveu d’une impuissance face à ce que je ne puis étouffer et dont je

continue d’éprouver la réalité jusque dans la monstruosité de mon acte, malgré moi. Ainsi que l’écrit Michel HENRY, « la vie s’éprouve soi-même sans distance, dans l’étreinte invincible et inextatique dans son propre pathos ». Il convient alors de dire ceci : par le

pardon, la vie vient se faire mémoire de soi, dans la reconnaissance de sa propre élasticité,

1Phénoménologie de l’Esprit, trad. Jean Hyppolite, tome II, Aubier, 1941, p.268. 2 Mathieu 5, 45-47, La Bible

Page 54: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

53

se révélant infiniment capable d’un arrachement à soi. Par un tel arrachement, elle pose l’altérité et la différence, en même temps qu’elle les nie comme distance infranchissable de l’indifférence… Si elles veulent continuer d’exister, les différentes parties en conflit sentent qu’elles doivent renoncer à la particularité close sur soi de leur certitude et éprouver le

point de vue de l’autre. Relativiser les points de vue, les rendre fluides est une exigence immanente à la vie elle-même, afin précisément de continuer de vivre, de respirer en plein

ciel. En ce sens, le pardon ne saurait trouver son sens dans une décision qui relèverait du

psychologisme : il est l’esprit lui-même se manifestant, contemplant son essence

universelle en son contraire, tout en demeurant égal à soi. Par l’offense, la vie, une en soi, connaît un dysfonctionnement. Elle est brisée en elle-même ; mais n’est-ce pas seulement

ce qui est un en soi qui peut se briser ?

Pardonner, cheminer vers l’autre, ne serait-il pas en ce sens un instant qui libère ? Il

s’agit d’une sorte de parcours réflexif de soi, d’une descente dans la profondeur de l’essence, entendue comme l’être passé, mais intemporellement passé, mémoire pur du réel, source où s’origine tout mouvement d’individuation. HEGEL saisit le pardon comme « le oui à la réconciliation » (Das Ja der Versöhnung) par quoi je renonce à la tour d’airain de mon intériorité et à la dureté de mon regard sur l’autre : « le oui de la réconciliation,

dans lequel les deux moi se désistent de leur être-là opposé, est l’être-là du Moi, étendu

jusqu’à la dualité, Moi qui en cela reste égal à soi-même »1. La réconciliation dit, avant

tout, un mouvement d’autoréflexion par lequel, descendant en moi, je me vois dans l’autre. Je le vois comme moi-même passé en face de moi. Le Moi s’étend jusqu’à la dualité, mais cette dualité n’est autre que sa propre épaisseur qu’il parcourt dans une réminiscence de soi…

Par ce parcours, le singulier renaît à l’infini de la vie, à cette âme du monde, « ce

sang universel omniprésent, jamais troublé ni interrompu dans son cours par aucune

différence ». Ne convient-il pas alors de dire que la vie est cercle en soi, totalité réflexive

infiniment capable de surmonter ses propres différences, en faisant jaillir de ses cendres la

flamme d’une irradiation toujours soutenue ? Peut-être est ce pour cette raison que Léon

TOLSTOI a pu dire : « je prie seulement Dieu qu’il ne me retire pas le bonheur du pardon ».

Je pressens que l’on pourrait juger que mon propos est tout à fait idéaliste, qu’il manque de réalisme et que le pardon, à la limite, n’est envisageable que dans les relations d’une conscience à une autre ! Quand il est question des communautés, des Etats, naissent des

conflits dont la résolution requiert l’application et la médiation de lois. Sans la loi, son respect et son application, il n’y aurait plus que l’anarchie. Je n’oublie pas que les conflits

dépassent les relations habituelles d’un individu à un autre pour concerner les totalités sociales, des communautés et des Etats. Mais quelles que soient leur extension et leurs

complexités, ces totalités ne sont-elles pas des totalités, avant tout, humaines ? En

conséquence, ne reflètent-elles pas une essence d’homme ?

1Phénoménologie de l’Esprit, tome II, op.cit., p 200

Page 55: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

54

La vérité suppose le partage de la parole et du sens. Elle renvoie à l’idée d’un monde que nous pourrons mettre en commun. La recherche de la vérité n’est-elle pas la

recherche d’un discours qui fasse médiation entre nous, qui permette d’entendre ce qui pourrait nous unir, à l’occasion de cela même qui nous divise ? C’est la quête d’un passage, d’un chemin vers cet espace silencieux où grâce à la pensée, il est permis à tous de se

retirer. Est-ce autre chose que désigner l’amitié ?

Dans le chapitre VIII de son Ethique à Nicomaque, Aristote nous rappelle ce petit

mot « amitié » (Philia), en le mettant en rapport avec la justice. Il écrit : « le devoir de

justice s’accroit naturellement avec l’amitié, parce que l’une et l’autre s’appliquent aux mêmes êtres et tendent à être égales ». Justice et amitié, selon le mot du Stagirite, tendent

à être égales. C’est que la justice est, avant tout, le respect de l’humain en nous et en dehors de nous, nous sollicitant à prêter à l’autre ce que la nature lui a refusé. Elle est cette dilatation du cœur, cherchant à être aux dimensions mêmes du monde. C’est pourquoi la justice est liée à la générosité qui est souci de l’autre, attention à ce qui est fragile. La

source fondamentale de la vie dans la cité n’est-elle pas une sorte d’amitié fraternelle qui, sans cesse, doit nourrir souterrainement les distinctions juridiques afin que celles-ci, avec

le temps, ne deviennent des abstractions mortes ? L’expérience de la vie révèle qu’il ne suffit pas d’établir des droits. Etablir des droits revient seulement à ajuster les pierres de l’édifice. Il faut ajouter l’amour, ce qui signifie mettre le ciment. Seul ce ciment permet que

les pierres tiennent ensemble. Tenir ensemble, est-ce autre chose que signifier que chacun

de nous est un fil tissé de plusieurs couleurs, que l’homme est soi-même et autre, ici et

ailleurs, là et en errance, sans cesse en quête d’un équilibre comme la flamme d’une bougie dansant dans le vent pour chercher à s’accorder avec la lumière d’en haut, pure, pacifique, modérée, conciliante ?

Page 56: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

55

Une lecture « ricœurienne » du rapport de la Commission Vérité Justice et Réconciliation au Togo : entre opération historiographique et moment de l’histoire du Togo

Par Christophe COURTIN1

Instituée par décret présidentiel, la Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR) au

Togo a rendu officiellement au président de la république un son rapport le 3 avril 20122.

La commission avait pour mandat de diagnostiquer les causes des violences politiques au

Togo entre 1958 et 2005, d’identifier les victimes pour réparer les préjudices, de rechercher les auteurs présumés et de formuler des recommandations pour éviter le retour

des violences. Ce document de 309 pages est le premier volume d’un rapport final qui devrait être complété par trois autres documents qui ne sont pas encore publics au

moment de ce colloque. L’opportunité et les modalités de la mise à disposition du public de ces trois volumes complémentaires font encore l’objet de discussions au PNUD et au HCDH. Le deuxième volume approfondira les racines des violences politiques, le troisième

travaillera la question des réparations aux victimes et le dernier offrira une synthèse

globale des investigations et des audiences. Le rapport final n’a donc pas encore été présenté au public. Le premier volume est intitulé rapport initial, également présenté

comme étant un rapport d’activité, de résultats et de recommandations. Pourtant l’histoire

retiendra de la remise de ce premier volume qu’elle aura été présentée au public comme étant la remise du rapport de la CVJR. En définitive, depuis avril 2012, on demande pour

l’instant aux « populations », terme qui fera l’objet d’une critique historique plus loin, de

s’approprier un rapport partiel. Ce glissement sémantique n’est pas volontaire et semble fortuit. Il marque pourtant la nature ambigüe de ce document mais qui en fait également

son intérêt : un rapport qui à la fois propose une écriture de l’histoire des Togolais et qui participe de leur histoire en train de s’écrire. Cette ambivalence est aussi la marque historique de tous ces instruments de justice transitionnelle qui se développent

particulièrement sur le continent africain. Quelle trace ou quelle image vraie laissera dans

l’histoire du Togo le rapport de la CVJR peut-on s’interroger en commençant à penser dans les termes de Paul ?

Paul est le seul philosophe cité dans la bibliographie du rapport initial de la CVJR. Il est

d’ailleurs intéressant de noter que ce ne sont pas ses travaux sur la mémoire, l’histoire et l’oubli de 2000 qui sont cités mais un ouvrage de 1995 Le Juste3 qui traite de la spécificité

du droit à mi-chemin entre la morale et la politique. La phrase de Paul Ricœur, citée page

133 du rapport dans le chapitre consacré à la problématique des réparations dans un 1Christophe COURTIN est Juriste et philosophe de formation et doctorant en anthropologie. Il est aussi Chef du Projet d’Appui à la

Société Civile et à la Réconciliation Nationale (PASCRENA) au Togo. 2 Décret 2009-46/PR portant création de la CVJR. Pour lire le rapport initial : www.cvjr-togo.org 3 Le Juste 1 Paris, Esprit, 1995.

Page 57: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

56

paragraphe intitulé étrangement, étonnamment faudrait-il dans un colloque de

philosophie « la revisitation de l’histoire du Togo », éclaire tout l’édifice du rapport : « cette

reconnaissance publique n’est pas rien »1.C’est bien une mise en lumière dans l’espace public togolais, au sens Habermassien du terme, des violences politiques qu’a connues le Togo entre 1958 et 2005 qui constitue le principal apport du travail de la CVJR. Dans le

contexte togolais, effectivement ce n’est pas rien, mais ce n’est pas tout et est-ce

beaucoup ?

Il existe une littérature faisant le lien entre les travaux de Paul sur la mémoire, la justice et

le pardon avec les commissions vérités et justice qui ont fleuri en Afrique après le succès de

la grande ainée sud-africaine2. Dans le contexte de la fin de l’apartheid racial ou du long processus de sortie du génocide Rwandais, le recours au concept de transition tentait de

décrire le passage d’un état antérieur à un autre radicalement différent et de montrer la difficulté, voire l’impossibilité des réponses judiciaires classiques. Le fossé humain entre ces deux états était béant, la faille anthropologique immense. L’écoute des victimes et l’ampleur des traumatismes humains demandaient de nouveaux outils de compréhension,

d’investigation, d’instruction et de réparation. Paul avec d’autres a aidé à penser ces situations exceptionnelles. La justice transitionnelle tentait alors de trouver de nouvelles

approches. Ensuite des pays qui ont certes connu de très graves atteintes à la dignité

humaine mais pas ces ruptures anthropologiques à une telle échelle, comme le Maroc ou le

Ghana, sont allés chercher dans ces approches des instruments d’accompagnement

d’évolutions politiques. Au travers de l’accord politique de 2006, Le Togo s’est approprié à son tour cet instrument de justice transitionnelle mais peut-on parler de transition après

une rupture au Togo alors que la réalité du pays relève davantage de la continuité et de

l’héritage politique et qu’il ne semble pas y avoir eu de passage exceptionnel d’un état à un autre, même si les violences d’avril 2005 se sont situées sur un seuil jamais atteint jusque là au Togo (entre 96 et 811 morts, un rapport de 1 à 8,5, selon les 7 enquêtes citées dans le

rapport initial3). Les commissaires semblent avoir vu cette contradiction4. Selon eux ce

serait la transition d’un régime autoritaire à un régime plus démocratique qui justifierait le recours à la justice transitionnelle5. L’argument n’est pas vraiment convainquant. Paul peut toutefois nous aider à trouver une issue à cette ambiguïté fondatrice au cœur du processus de la CVJR au Togo.

Au-delà des succès indéniables des approches de la justice transitionnelle, la littérature

scientifique qui interpelle le bien-fondé épistémologique, la légitimité politique ou

l’efficacité des commissions vérité est abondante6. Parmi ces critiques, on peut citer le

primat des contingences politiques sur la justice ou la vérité, le développement d’une expertise auto référencée sous la tutelle technocratique des institutions internationales

chargées des droits de l’Homme, le sur investissement symbolique et financier de la

1 Rapport initial de la CVJR p. 133 2 Lire par exemple Lefranc Sandrine. Un tribunal de larmes, la commission sud-africaine « vérité et réconciliation ». La vie des idées.fr 3 Rapport initial de la CVJR p. 54 4Rapport initial de la CVJR p. 130 5 Rapport initial de la CVJR p. 122 6Justice et réconciliation : ambiguïtés et impensés. Politique Africaine 2003/4 N° 92

Page 58: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

57

communauté internationale, l’affaiblissement de la justice de droit commun, l’instrumentalisation de la société civile, la sur valorisation affective de la parole des victimes, la victimisation à géométrie variable, le recyclage problématique au regard de la

déclaration des droits de l’homme de 1948 des justices traditionnelles africaines ou encore la métaphore du traumatisme individuel comme base explicative d’un traumatisme sociétal élevée au rang de vérité scientifique non discutable. La CVJR togolaise sera certainement

étudiée à l’aune de ces critiques. Une petite enquête menée auprès des facultés de droit, de philosophie, de sociologie et d’histoire au Togo montre étonnamment, encore une fois, que très peu, pour ne pas dire pas, de thèses de doctorat ou de mémoires de master ont

pris la CVJR comme objet ou même comme terrain d’étude. Emettons le souhait que ce colloque amènera les étudiants de ces disciplines à investir cette formidable source de

connaissances critiques qu’est la CVJR. Mais ce ne sera pas sur ces problématiques et à partir de ces analyses que cette

communication se propose de lire et d’interpréter le rapport d’avril 2012. Le propos est plus modeste et prend au mot la référence bibliographique à Paul Ricœur. Elle est peut être une indication voire une invitation de la part des commissaires à lire leurs travaux à la

lumière de la pensée de Paul Ricoeur. A partir de son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli1,

notamment ses secondes et troisièmes parties consacrées respectivement à

l’épistémologie de la connaissance historique et à l’examen des modes de compréhension du savoir historique, il s’agira dans une première partie de s’interroger sur la manière dont le rapport initial s’inscrit ou pas et comment dans ce que Paul appelle à la suite de Michel

de Certeau: une « opération historiographique ». Autrement dit, comment il « fait de

l’histoire » selon l’expression de Jacques Le Goff et Pierre Nora citée par Ricœur. Dans une seconde partie, nous proposerons quelques pistes de réflexion sur la manière dont la CVJR,

au-delà de son travail d’objectivisation, a existé et s’est trouvée impliquée dans l’histoire du Togo faite par ses acteurs. Faire de l’histoire et faire l’histoire. La première partie sera une application pratique des réflexions de Paul aux travaux de la CVJR, dans la seconde ce

seront plutôt des variations libres à partir de sa pensée. Des variations togolaises de plus

en plus métaphoriques au fur et à mesure que l’on s’acheminera vers la fin de la

communication. En épilogue, avant de conclure, nous aborderons avec Ricoeur la question

du Pardon. Lire c’est réécrire disait Heidegger, relisons donc Ricoeur en écrivant à partir de son point de vue cette analyse du rapport de la CVJR.

Cette communication se concentre uniquement sur une lecture approfondie du rapport

initial en excluant la partie sur les recommandations, sauf celles qui concernent la

préservation de la mémoire. Les deux discours de la cérémonie de remise du rapport le 3

avril 2012 par le président de la CVJR et du chef de l’Etat du rapport seront également étudiés. En effet, l’auteur de cette communication est un acteur dans la mise en œuvre des 68 recommandations de ce premier volume. Par souci de distance épistémologique et

d’éthique professionnelle, à la réserve ci-dessus, la communication n’analysera donc pas le

1 Paul Ricoeur. La mémoire, l’histoire l’oubli. Editions du Seuil, collection Essais. Paris, 2000.

Page 59: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

58

contenu et la forme de ces recommandations. Elle n’analysera pas plus les commentaires, articles et documents divers que les travaux de la CVJR ont suscités.

Faire de l’histoire : le souci historiographique de la CVJR.

Depuis l’indépendance, les Togolais ont été sommés de choisir entre deux grands récits historiques, deux mythes fondateurs qui s’opposent. Le mythe du père de l’indépendance et le mythe du père constructeur de la nation. Le second ayant tué le premier, au moins

politiquement. Le mot mythe est pris ici dans son sens d’une construction d’un récit idéalisé des origines. Le premier récit s’appuie sur le nationalisme Ewé1 la grande geste de

Tsévié et la fête d’Agbogbo. Le second récit, construit contre le précédent, a dû inventer sa

propre geste comme par exemple l’appel historique de Kpalimé du 30 août 1969, le miracle de Sarakawa, le retour à Lomé du 2 février 1974, la fête de la libération contre la fête de

l’indépendance, le 13 janvier contre le 27 avril, les Evalas en face de la fête d’Agbogbo. Depuis le décès du père de la construction de la nation, les multiples anecdotes cocasses

ou effrayantes qui circulent au Togo sur sa personnalité le font entrer dans le mythe

populaire. Cette concurrence mémorielle d’Etat a eu plusieurs conséquences : une certaine

pauvreté de la recherche en histoire politique contemporaine du Togo, l’enseignement d’une histoire officielle d’Etat et donc la méconnaissance globale par les Togolais de

l’histoirede leur pays. Très vite à la sortie des graves évènements d’avril 2005, le premier acte institutionnel qui est posé par les autorités pour apporter une réponse d’apaisement est la création par décret d’une Commission pour la réhabilitation de l’histoire du Togo le 7 septembre 20052.

Cette commission avait pour objectif de : « porter un regard objectif sur l’histoire du Togo afin d’en recenser les faits significatifs, les actes pertinents, les évènements importants et les grands hommes ».On peut noter à ce niveau que le concept de « grands hommes »

entre en contradiction avec la volonté d’un regard objectif sur l’histoire. On peut également supposer que l’injonction d’objectivité faite par les rédacteurs du décret qui ont sinon rédigé mais au moins cautionné l’histoire officielle d’Etat, signifie équilibrer les responsabilités des violences entre chaque camp. Ces maladresses rédactionnelles sont le

signe d’un inconfort des rédacteurs du décret avec l’histoire de leur pays. Un an plus tard, à

la suite de l’accord de politique global et dans le contexte des enquêtes onusiennes ou celles menées par des organisations des droits de l’Homme, cette commission devait être remplacée par la création de deux autres commissions chargées des investigations et des

réparations. Finalement, pour des raisons de cohérence opérationnelle et financière, ces

trois démarches de vérité historique, d’enquête factuelle et d’évaluation des préjudices ont été fondues en une seule instance : la CVJR. L’enjeu de la vérité de l’histoire est à la racine de la compréhension des violences qu’a connues la société togolaise et il est à l’origine de

1 Lire Gayibor N. Le Togo sous domination coloniale (1884-1960). Presses de l’Université du Bénin Lomé 1997 réédition 2013. 2 Rapport initial de la CVJR p. 58

Page 60: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

59

la création de la CVJR. Cette genèse de la CVJR est décrite minutieusement dans le rapport

initial1.

Le premier chapitre de la première partie du rapport initial intitulée genèse de la CVJR

s’ouvre sur 20 pages d’une histoire des violences politique du Togo de 1958 à 20052. C’est un peu comme si les commissaires avaient voulu dire dès l’ouverture du premier volume par une sorte de réduction phénoménologique : voilà le cadre historique de notre

mémoire collective que nous avons tracé. Nous allons essayer de le remplir, nous vous

demandons d’y adhérer et ensuite nous, Togolais, irons nous réconcilier dessus. Les 8 pages qui suivent décrivent précisément l’histoire de la CVJR : son origine, sa mise en place,

son mandat son fonctionnement3. Ainsi les commissaires prennent le temps de

documenter eux-mêmes leur propre histoire pour prendre à témoin les futurs historiens

qui se pencheront sur cet épisode de l’histoire du Togo. 15 pages d’annexes donnent la liste nominative de toutes les personnes ayant contribué aux activités de la commission.

Cette ouverture du rapport, centrée sur l’histoire démontre une vraie préoccupation historiographique de la part des commissaires qu’ils rappellent eux-mêmes tout au long du

document. Cette préoccupation est-elle réellement visible dans la manière dont les travaux

ont été menés et sont présentés et tels que nous les comprenons à la lecture du premier

volume du rapport ? Cette première partie de la communication tente de répondre à la

question.

Pour Paul Ricœur, reprenant les travaux des historiens, l’opération historiographique obéit à trois segments ou phases : la phase documentaire, puis la phase explicative qui répond

aux questions du pourquoi et qui est la phase la plus délicate du travail de l’histoire, enfin

la phase représentative de mise en forme du discours qui sera proposé au lecteur

d’histoire. insiste sur le fait que ces trois phases ne sont pas nécessairement séquentielles

et qu’elles se nourrissent les unes des autres. Examinons comment le rapport d’avril 2012 s’approprie chacune de ces phases.

1.1 La phase documentaire

Elle comprend la recherche des traces, scripturales en majorité et la question du

témoignage. Elle peut être abordée sous deux aspects à partir du rapport. Le premier

aspect concerne la description précise des activités de la commission elle-même. Il montre

la préoccupation historiographique des commissaires qui, en quelque sorte, mâchent le

travail pour les historiens à venir. Le second aspect concerne le mandat de la CVJR de faire

l’histoire du Togo. Il y a donc deux documentations au sens de dans le rapport initial : une

documentation pour le futur et une documentation du passé. Ces deux aspects

documentaires sont consignés dans 65 des 309 pages du rapport, soit un peu plus de 20%

du premier volume. Pour traverser cette phase documentaire, Paul Ricoeur propose cinq

séquences : la problématique de l’espace, celle du temps historique, puis celle du

témoignage, ensuite celle de l’archive pour finir sur celle de la preuve documentaire. 1Rapport initial de la CVJR p.59 2Rapport initial de la CVJR p. 25 à 45 3Rapport initial de la CVJR P. 45 à 63

Page 61: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

60

La CVJR a eu le souci d’être présente sur l’ensemble du territoire avec la création de huit antennes régionales et la tenue des audiences dans les régions. De manière tout à fait

significative le rapport parle des étapes pour les audiences1 comme si les commissaires

voulaient insister moins sur la présence géographique de la CVJR que sur un itinéraire, un

parcours sur l’ensemble du territoire en portant le flambeau de la lumière de la vérité. Paul

part de la géographie des lieux comme première trace à chercher par l’historien2.

L’archéologie travaille sur les sources non scripturales. A deux reprises la commission se situe dans cette approche. Elle parle de l’observation de maisons calcinées et pour l’affaire des militants du CAR elle est allée sur les lieux des sépultures sommaires pour corroborer

les témoignages3. La CVJR précise même qu’elle a eu à observer les traces laissées sur les corps des victimes survivantes d’actes de torture4. En cela elle complète Paul qui ne

mentionne pas ce type de traces physiques dans les sources documentaires. A propos de

géographie, notons l’usage fréquent dans le rapport de l’expression « les populations »

pour désigner les citoyens togolais, comme d’ailleurs dans toute la littérature grise développementiste ou le vocabulaire des partenaires au développement et des pouvoirs

publics. Ceci renvoie au vocabulaire de la discipline de la géographie et à son utilisation par

l’administration coloniale pour désigner les indigènes des territoires colonisés. L’expression est restée telle qu’elle, sans distance critique, pour désigner un collectif de personnes indifférenciées, « à la base » en général ; une autre expression qui mériterait une analyse

approfondie avec les outils de la psychologie et de la sociologie. L’expression « les

populations » n’est plus utilisée de nos jours, dans une signification de substitution à celle d’administrés ou de citoyens, qu’en Afrique subsaharienne. Les populations ne sont pas

l’autre soi-même des élites. Une trace linguistique de la violence symbolique coloniale qui

n’est pas encore soldée. La périodisation de l’histoire à faire est toujours un enjeu de présentation du récit historique, rappelle Paul Ricœur. Le rapport d’avril 2012 n’échappe pas à cette règle. Le chapitre 1 s’ouvre sur une histoire des violences politiques qui commencent en fait dès les premières élections organisées au Togo en 1945, particulièrement à partir de 1951. Pour la

CVJR5, s’appuyant sur les travaux de plusieurs historiens, cette période marque la naissance d’une conscience politique spécifiquement togolaise. L’indépendance du 27 avril 1960 est la date charnière pour l’organisation chronologique du récit historique du Togo. Elle

structure les livres qui traitent de l’histoire du Togo. Gayibor6 arrête son histoire des

Togolais à 1960. Dans le strict respect de son mandat, la CVJR a commencé ses

investigations à partir de 1958 avec les élections de l’assemblée législative qui donnent une

relative autonomie politique au Togo dans le cadre de la loi Deferre de 1956. Les

rédacteurs du décret instituant la CVJR ont choisi 1958 d’un côté et 2005 de l’autre pour couvrir exactement les périodes du pouvoir exercé par les deux grandes figures de l’histoire

1Rapport initial de la CVJR p. 112 2op. cit. p. 205 3 Rapport initial de la CVJR P.213 4Rapport initial de la CVJR p.146 5Rapport initial de la CVJR p. 27 6 Gayibor op. cit.

Page 62: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

61

du Togo, comme pour les mettre en équivalence. Ce choix permet aussi de rééquilibrer un

peu l’origine partisane des violences politiques et d’ouvrir les investigations sur les violences commises par le CUT. On peut se demander à ce niveau de lecture appliquée de

la pensée de Paul si ce ne sont pas moins les violences politiques de 2005 qui ont suivi la

mort du général Eyadéma que son décès lui-même qui marque la véritable rupture dans

l’histoire du Togo justifiant le recours aux outils de la justice transitionnelle.

La CVJR a rassemblé 19 272 dépositions écrites1 et entendu 523 dépositions orales. Cette

documentation correspond à ce que Paul appelle le témoignage. Les nombreux tableaux

statistiques qui détaillent ces chiffres donnent des informations qui n’offrent pas beaucoup d’intérêt pour l’analyse. Les critères de distribution sont souvent trop grossiers et ne sont pas définis, voire se recoupent souvent. On notera toutefois que 40% des dépositions

écrites concernent la mort du général Eyadema et les suites post électorales de 2005. Par

ailleurs les critères de sélection des 523 auditionnés à partir d’un premier tri de 8080 dépositions écrites auraient éclairé le lecteur du premier volume sur les orientations

heuristiques des commissaires. Dans la même optique, on peut aussi se demander sur

quelles bases 11 192 dépositions écrites n’ont pas été jugées suffisamment intéressantes pour faire l’objet d’une audience. Cependant le réel souci de protection des dépositaires et de leurs dépositions écrites ou orales, précisément décrit dans le rapport initial2 au

chapitre VI de la première partie, montre deux choses. D’une part, comme pour les autres

aspects historiographiques, elle montre la volonté de la CVJR de participer à la

documentation des travaux d’historiens à venir. D’autre part elle montre surtout que ce que Paul appelle « la mémoire déclarée » nécessite des conditions d’exercice optimales pour qu’à la « question cruciale : jusqu’à quel point le témoignage est-il fiable3 ? » la

fiabilité d’une réponse participe au travail de vérité. La lecture approfondie des dépositions présentées dans le 4e volume et la mise à disposition du public des archives audio des

audiences publiques répondront probablement aux questions et aux lacunes qui précèdent

ainsi qu’au souci des chercheurs de mieux comprendre le contexte et le contenu des dépositions. L’ouverture complète des archives dans plusieurs années permettront aux historiens d’avancer dans leur recherche de l’histoire objective du Togo en y intégrant les

activités CVJR. Pour finir sur la dimension témoignage du rapport initial, rappelons que le

très faible nombre de témoignages volontaires d’auteurs présumés, voire dans la plupart des cas leur refus de témoigner4 n’a pas permis la confrontation des témoignages, sauf

dans le cas des morts de la lagune de Bé. La CVJR raconte qu’à plusieurs reprises la négation de leur responsabilité par des auteurs présumés voire leurs menaces a alimenté le

doute sur la sincérité de leurs travaux5. Cela ouvre l’« espace de controverse»6que permet

le soupçon, comme le souligne Paul Ricœur. Le rapport initial rappelle que l’impossibilité

1Rapport initial de la CVJR p. 95 2Rapport initial de la CVJR p. 116 3 op. cit. p. 201 4 Rapport initial de la CVJR p.64 5Rapport initial de la CVJR p.141 6op. cit. p.204

Page 63: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

62

donnée à la commission de pouvoir proposer des amnisties a limité son impact auprès des

auteurs présumés.

Paul écrit : « le moment de l’archive c’est le moment de l’entrée en écriture de l’opération historiographique »1.La mise en archive est une rupture dans le procès historique. Le récit

déclaratif mis par écrit est détaché de son auteur qui ne contrôle plus l’utilisation de son témoignage. Depuis le début de notre travail d’exégèse du premier rapport de la CVJR, on a insisté sur la préoccupation historiographique des commissaires dans la description

minutieuse de leur propre histoire. La mise en récit des activités de la CVJR et de ses

résultats n’échappera pas à ce détachement des commissaires. La présente communication illustre cette observation. Les longues hésitations de la part des commissaires, de son

président notamment, sur l’opportunité de lâcher en rendant public les autres volumes du

rapport montrent que ce dernier, comme le roi dans le Phèdre de Platon, cité par Ricœur2,

a compris que l’histoire est le pharmakon, à la fois remède et poison : le remède pour

arriver à la réconciliation, le poison qui peut conduire aux règlements de compte.

L’établissement des sources et de leur mise à disposition publique devient ainsi un enjeu. Le témoignage s’adresse à une instance, la mise en archive de ces témoignages a pour conséquence que les récits s’adresseront à des personnes indéterminées qui les liront soit

de manière objective comme preuve recherchée, soit de manière subjective pour y trouver

des éléments ou des indices pour justifier une interprétation. Cette subjectivité peut être

aussi bien être assumée comme la confirmation d’une hypothèse, qu’être à la base d’une auto légitimation de la vengeance : le remède et le poison3. C’est pourquoi l’archivage et la préservation des récits des déposants font l’objet de dispositions pratiques précisément décrites dans le premier volume4. Sept des soixante-huit recommandations de la CVJR5

concernent les questions d’archivage. Devant l’absence de politiques publiques d’archivage et l’état de délabrement des archives nationales la recommandation 66 propose l’adoption d’une loi sur les archives nationales. Reste la préservation des témoignages d’expériences limites des personnes atteintes profondément dans leur corps au sens physique ou

psychologique que la CVJR a rencontrées. Ces témoignages de douleur posent « un

problème d’accueil auquel la mise en archive ne répond pas6 . »

La dernière étape de la phase documentaire concerne la question de la preuve

documentaire. La CVJR recense soigneusement les types de preuves, matérielles, écrites et

orales qu’elle a rassemblées7. Pour Paul Ricoeur il faut absolument sortir de cette illusion

qui ferait de l’historien un chercheur de vérité qui rassemblerait dans un premier temps toute la documentation nécessaire sur son sujet, pour dans un second temps les analyser

froidement et en tirer ensuite un récit relatant la vérité des faits. Cette image de l’historien

1op. cit. p. 209

2 op. cit. p. 175 3 On notera toutefois que la publication des volumes à suivre a été annoncée dans le rapport initial et réaffirmé lors de la remise du rapport au chef de l’Etat. La suspension de la publication semble plutôt être une suspension du traitement pour des raisons non expliquées qu’une crainte de l’empoisonnement du malade. 4Rapport initial de la CVJR p. 122 et 241 5Rapport initial de la CVJR p. 287 et 288 (Recommandations 60 à 66) 6 op. cit. p. 223 7Rapport initial de la CVJR p. 146

Page 64: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

63

développée au XIXe siècle a volé en éclat. Non, rappelle que l’historien a toujours une hypothèse préalable et il va la vérifier en questionnant ses sources documentaires et en

cherchant des preuves a posteriori. On sent tout au long du récit que font les commissaires

de leurs propres activités une tentation de prendre la première posture et par

conséquence on ne connait pas les hypothèses sur lesquelles ils travaillent. A côté des

dépositions et des audiences, la CVJR a mené 184 investigations1.De manière intéressante,

elle parle d’investigation des évènements plutôt que d’investigation sur les faits. Par la suite la CVJR pour chacun des cas présentés parlera de reconstitution des faits. Paul Ricœur

insiste sur la signification de ces deux mots d’un point de vue de l’historiographie. S’appuyant sur les travaux de Jacques Le Goff et Pierre Nora, dans une longue note de bas page2 il explique la notion d’évènement comme le surgissement du présent vécu dans

l’histoire. La distinction passé présent est dépassée. On parle d’un évènement comme dans une chronique, voire un reportage sur des situations passées qui ont encore aujourd’hui une influence et une signification dans le vécu de la plupart des gens. L’évènement est la production d’une « gerbe de significations ». D’ailleurs les statistiques de la CVJR montrent que le plus grand nombre des investigations (de même que pour les dépositions) sur les

évènements portent sur l’histoire la plus récente : celle des violences de 2005. Par

l’utilisation du mot évènement la CVJR semblerait aller au-delà de son mandat : plutôt que

de documenter, voire d’instruire des faits qui sont arrivés, elle chercherait des significations dans les évènements qui se sont produits. On verra par la suite dans la

narration de ses travaux que, si la CVJR a bien mené des enquêtes sur des faits, elle a,

spécifiquement pour la relations des évènements les plus récents, ceux de 2005, rompu sa

méthode de présentation d’analyse des faits qui vont de 1958 jusqu’à à avant 2005. Si Ricœur pense que l’on peut finalement tolérer l’utilisation des mots « évènement » et

« fait »de manière indéterminée, même chez les meilleurs historiens, on peut déjà dire que

cette confusion sémantique et que ce changement de pied méthodologique de la part de la

CVJR sont des signes de son implication dans l’histoire qui sera analysée dans la seconde partie.

1.2 Explication/compréhension

Cette seconde phase de l’opération historiographique qui répond à la question du

pourquoi essaye d’articuler dans le temps les enchaînements des faits documentés pour répondre à « l’intention de vérité3 » du travail de l’historien. Elle travaille sur la représentation que se fait l’historien de son objet d’étude. Elle se distingue de la troisième

phase intitulée représentation historienne dans le sens où elle se concentre sur la

représentation de l’objet d’étude alors que la dernière phase concerne la représentation comme méthode narrative. Comme dans la première phase historiographique à propos de

la documentation, c’est autant l’explication compréhension des résultats présentés par la

1Rapport initial de la CVJR p. 101 2 op. cit. p. 228 3 op. cit. p. 237

Page 65: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

64

CVJR que l’explication compréhension de ses activités qui sont concernés dans cette phase explicative de l’historiographie. A partir des travaux de l’historien H. von Wright Ricœur distingue deux grandes méthodes

de travail des historiens. Une méthode causale et une méthode téléologique1. La première

repose sur l’idée de cause : ceci s’est passé de telle manière, alors cela a suivi. Par

séquences causales successives, l’historien déroule dans le temps son récit explicatif. Dans la seconde il cherche les raisons qui ont amené tel évènement : c’est parce qu’on peut penser raisonnablement que les choses ont du se dérouler ainsi que ceci est finalement

advenu de cette manière-là. L’historiographie anglo-saxonne est caractéristique du premier

courant, l’historiographie française du second. La première montre, la seconde tente de comprendre. Là encore Paul Ricœur, comme pour la distinction évènement et fait, estime

que les choses ne sont pas aussi tranchées, les historiens alternent ces méthodes. A bien

regarder comment la CVJR articule dans un premier temps ce qu’elle appelle la « présentation du contexte de survenance des violences2 » et dans un second temps ce

qu’elle intitule le résultat des investigations principales3, on voit que les commissaires ont

eux aussi alterné les deux approches. Dans la présentation du contexte, ils se sont campés

sur la première méthode, ils décrivent le déroulement des faits avec parfois des liens de

causalité. Dans la phase résultat des investigations qui se déroule sur environ cinquante

pages, ils sont dans une approche plus analytique.

Mais ce qui est surprenant c’est que ce réel effort d’approche compréhensive de la CVJR s’arrête à la mort du Général Eyadéma. Pour relater la période qui suit le décès et qui connaît les plus graves violences que le Togo ait connues depuis 1958, les commissaires

prennent le soin dans un court paragraphe introductif de préciser à nouveau leurs sources

documentaires sur ces évènements, de donner très rapidement leur analyse sur le

déclenchement des violences en renvoyant dos à dos les partisans du régime et les

militants de l’opposition et de revenir très vite sur l’approche purement descriptive des violences dans Lomé et dans trois grandes villes du Togo. La proximité des évènements de

2005 et leurs conséquences politiques dans la vie actuelle du pays expliquent certainement

cette prudence analytique. Mais d’un point de vue ne serait-ce qu’historiographique le rapport aurait gagné à préciser qu’un des grands témoins cité spécifiquement pour les faits de 2005 était également l’un des onze commissaires. Cela ne remet pas en cause l’honnêteté intellectuelle de la personne, mais ce fait alimente ce que Paul Ricœur a appelé

plus haut l’espace de controverse et le soupçon. De plus les historiens qui se pencheront sur le rapport ne manqueront pas de repérer ce point et y verront le signe de l’absence de

distance épistémologique de la commission avec l’histoire du Togo. Le considérable effort fait par la commission de bien documenter son propre travail historiographique pour le

futur est ici un peu affaibli.

La CVJR a du faire des choix épistémologiques dans le cadre de son mandat de diagnostic

des causes des violences politiques au Togo. Au regard de l’historiographie de l’école des 1 op. cit. p. 235 2Rapport initial de la CVJR p.148 à 154 3Rapport initial de la CVJR p. 154 à 200

Page 66: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

65

Annales qui privilégie le long terme, la période de 47 ans est très courte pour y voir

l’impact des grands changements socio-économiques. Pourtant, dans ce laps de temps, des

évènements majeurs de l’histoire mondiale ont influencé l’histoire du pays. Les évènements du début années 1990 ne peuvent se comprendre sans intégrer les effets de

la chute du mur de Berlin, mais aussi les politiques économiques imposées par les

institutions de Bretton Woods dans le cadre du consensus de Washington. La CVJR y fait

allusion mais ne s’y attarde pas1. En revanche elle ne développe jamais dans son travail de

diagnostic l’impact de l’intégration du Togo dans l’économie monde. 20% (10 sur 44) des cas présentés dans le rapport concernent des violences entre des communautés qui se

côtoient sur des mêmes territoires du fait de migrations depuis l’époque coloniale en réponse au besoin de main d’œuvre pour les cultures de rente (café, cacao, coton). A bien des égards la situation qui prévaut dans l’ouest de la région des Plateaux se rapproche du schéma ivoirien. L’affaire dite des camions de la SOCOTO dans les violences de 2005 à Atakpamé peut également être lue dans cette perspective2. L’extraversion et l’insertion primaire de l’économie togolaise3dans la mondialisation qui continue de nos jours sont les

causes fondamentales de ces violences ethniques. D’un point de vue purement économique, la traite négrière sur le golfe de Guinée peut être considérée comme une

insertion ante-primaire de la région dans la première mondialisation du capitalisme.

La question foncière connait depuis une dizaine d’années un nouveau phénomène lié à la mondialisation : celui de l’accaparement de terres pour de nouvelles cultures de rente comme l’huile ou des industries extractives dans une sorte de nouveau pacte colonial en Afrique avec la Chine, les monarchies pétrolières et gazières et les puissances industrielles.

Cette réalité est porteuse de nouvelles violences, sans compter l’insertion de plusieurs pans de l’économie togolaise et de son port dans les négoces illicites à l’échelle mondiale. La CVJR a également fait un autre choix : limiter la notion de violence politique aux

violences physiques. Les violences symboliques comme les fraudes électorales ou les

intérêts politiciens dans le travail d’auxiliaires de l’Etat des chefferies traditionnelles sont bien décrites comme étant à l’origine de violences physiques mais ne font pas l’objet d’investigations sur les auteurs de ces fraudes et manipulations. De même les violences à caractère religieux, comme ceux autour l’imamat, n’apparaissent pas. Ces choix qui peuvent être légitimes l’auraient été plus s’ils avaient été explicités par la CVJR. En croyant

que l’initiative et la capacité de changement des agents historiques dans les situations d’incertitude sont possibles, la CVJR se met dans les pas des historiens qui privilégient la micro histoire des évènements. Elle n’est pas « braudelienne » et c’est normal en définitive : sont mandat est aussi celui de juger ou tout le moins de contribuer au jugement

de personnages de l’intrigue, auteurs d’exactions et présumés responsables de leurs actes.

Paul Ricœur consacre un long paragraphe dans le chapitre consacré à

l’explication/compréhension à l’histoire des mentalités qu’il trouve nuisible. Il préfère 1Rapport initial de la CVJR p.150

2Rapport initial de la CVJR p.202 3Kako Nubukpo. L’improvisation économique en Afrique de l’Ouest. Karthala, Paris 2011.

Page 67: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

66

parler d’histoire des représentations qui lui permettent de rester sur le terrain de l’objectivité de la description de la survenance d’évènements, leurs conditions historiques

de production et leur contexte d’émergence. Sur ce point les pages 239 et 240 du rapport sont assez instructives sur ce que montrent les commissaires de leur propre représentation

du réel. Elles concernent l’organe de suivi évaluation qu’ils proposent pour suivre la mise en œuvre de leurs recommandations. Ils présentent des tableaux de suivi et d’évaluation issus des outils de gestion de projets utilisés dans les projets de développement que l’on appelle cadre logique. Ces outils de rationalisation de l’action, construits dans les années soixante aux Etats Unis dans une logique de volontarisme industriel, sont devenus

incontournables dans les projets de développement. Ils sont censés représenter le réel et

ainsi avoir la vertu de le maîtriser1. Les critiques sur le bien-fondé épistémologique de ces

outils transposés dans le champ des sciences sociales, notamment leur propension à

vouloir maîtriser le réel à partir de purs outils de rationalisation et de représentation, nous

viennent de l’anthropologie du développement2. D’une certaine manière cette croyance relève de ce que Lucien Lévy-Bruhl appelle « une mentalité primitive ». Le cadre logique

serait prélogique en définitive. Les historiens des représentations qui analyseront dans le

futur la mentalité gestionnaire de notre époque verront dans ce passage de la CVJR,

comme Paul Ricoeur le propose en termes foucaldiens, un indice intéressant du « croyable

de notre époque3 » qui tente d’évacuer le politique des instruments des sciences sociales et

de gestion.

La lecture du récit historique et des investigations proposés par la CVJR montre que les

commissaires ont travaillé à ce que Ricoeur appelle des « niveaux d’échelle4 » différents. La

difficulté c’est que les faits ou évènements sont présentés par la CVJR de manière indistincte dans un simple ordre chronologique. On peut distinguer trois niveaux « d’échelle des degrés de légitimation » dans le rapport de la CVJR. A un niveau macro historique les

violences liées aux questions foncières qui relèvent de l’histoire de plus longue durée, semblent avoir pris un peu de court les commissaires dans leur mandat strict de violences

politiques et d’identification des auteurs présumés. Dans la majorité des 10 cas recensés

liés aux questions foncières, les auteurs présumés sont collectifs et renvoyés dos à dos. A

ce niveau d’échelle on peut citer la division nord/sud du pays comme fait social qui

structure l’histoire du pays. Cette réalité est identifiée par la CVJR mais elle n’est ni analysé ni documentée. Depuis le XVIIIe siècle, les familles patriciennes créolisées de la côte,

tournées vers l’extérieur et le négoce y compris négrier ont été le moteur de la vie économique et politique du Togo jusqu’au basculement de 1963-1967 quand elles ont dû

laisser une place prépondérante à de nouvelles élites issues des régions nord, longtemps

restées arriérées du fait des politiques coloniales et de l’enclavement. A une échelle

1Lire sur cette question de l’ambition prométhéenne de contrôler le réel en évacuant l’incertain démocratique : Béatrice Hibou, La bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, Paris 2012 2 Lire par exemple Boutinet J.-P., 1990 Anthropologie du projet. Paris PUF. Olivier de Sardan J.-P., Giovalucchi F., 2009 « Planification, gestion et politique dans l’aide au développement : le cadre logique outil et miroir des développeurs » Revue Tiers Monde, vol.50, n°198, Avril-juin 3 op. cit. p 253 4 op. cit. p. 267

Page 68: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

67

inférieure qui entre dans le cadre du mandat on voit que, mis à part les évènements de

1958, il y a une césure dans les années 1990. Avant c’étaient les coups d’Etat, ou tentatives de coups d’Etat, voire les coups d’Etat présumés qui déclenchaient les violences politiques. Après cette date ce sont des violences consécutives à des fraudes électorales. Le dernier

niveau est celui de la micro histoire où la CVJR limite ses analyses à des individus pris dans

des situations qui les dépassent. Une histoire des proximités familiales, amicales, politiques

et d’affaires au sein des étroites élites togolaises, proches et opposantes au régime, qui gèrent le pays depuis l’indépendance, reste à écrire pour diagnostiquer les maux de la société togolaise : une sorte de chronique de l’endogamie sociale des élites togolaises. La

CVJR hésite sur son objet d’étude entre récit historique et instruction pré contentieuse :

une ambivalence du mandat de la CVJR entre histoire et droit qui explique ces difficultés de

représentation rencontrées par les commissaires.

Pour conclure cette seconde phase intitulée par Paul Ricœur explication/compréhension et

en ouvrant sur la troisième arrêtons-nous sur cette interrogation qu’il pose : « L’historien en tant qu’il fait de l’histoire, ne mimerait-il pas de façon créatrice, en la portant au niveau

du discours savant, le geste interprétatif par lequel ceux et celles qui font l’histoire tentent de se comprendre eux-mêmes et leur monde ? »1Cette phrase amène deux réflexions à

propos du travail de la CVJR. La première concerne les commissaires à qui le décret

présidentiel demande de diagnostiquer les causes des violences et qui ne sont pas, en tant

que membre d’une commission, des historiens, même si l’un d’entre eux l’est. En acceptant de participer à la commission, ils participent à l’histoire de leur pays. Ne font-ils pas

l’inverse de ce que propose Paul Ricœur. En effet ne croient-ils pas faire de l’histoire en mimant l’historien alors qu’ils tentent tout simplement et honnêtement en tant qu’agent de l’histoire d’interpréter leur monde ? La seconde réflexion renvoie à la sociologie

constructiviste 2 qui estime que peu importe que nos représentations soient réelles ou

fausses, elles deviennent réelles dans leurs conséquences. Le réel est toujours construit. En

faisant de l’histoire et en proposant leur propre représentation des évènements passés aux citoyens togolais, quelles seront les conséquences des travaux des commissaires et dans

quelle mesure influenceront-ils les évènements à venir, quelque soit la vérité de l’histoire? Ces deux interrogations seront développées dans la seconde partie de la communication.

1.3 La représentation historienne

Cette troisième phase de l’opération historiographique est celle de la narration de l’histoire par l’historien. Une fois le livre de ce dernier, son rapport ou ses articles publiés, ses écrits

tombent dans l’espace public, ils deviennent à leur tour des documents susceptibles de commentaires et de révision. Ils sont donnés à la reconnaissance du public pour reprendre

l’expression de Paul Ricoeur citée dans le rapport initial de la CVJR. Le texte a une vie

1 op. cit. p. 295

2Peter Berger, Thomas Luckman. La construction sociale de la réalité. Méridiens Klincksiek, collection Sociétés, Paris 1994

Page 69: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

68

propre, c’est pourquoi la manière de narrer les faits et les évènements, de les présenter, n’est pas neutre dans la manière dont ils seront accueillis par les lecteurs. La première partie du livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, n’éclaire pas directement l’objet de cette communication : elle concerne la phénoménologie de la mémoire individuelle et

montre la difficulté de penser le passage des mémoires individuelles à la mémoire

collective. Il aurait fallu interviewer chaque commissaire pour mener des réflexions dans ce

sens. Pourtant dans cette première partie Ricœur montre que la mémoire est toujours une

mémoire de quelque chose : on sait ce dont on se souvient mais on ne sait pas ce dont on

ne souvient pas. On doit faire un effort de mémoire mais on ne peut pas faire d’effort d’oubli. Ce dont nous nous souvenons correspond-t-il alors vraiment à ce qui s’est passé ?

Et si c’était ce que nous avons oublié qui s’est réellement passé ? Cette aporie de la

mémoire se retrouve au niveau de l’histoire considérée comme mémoire partagée. L’histoire raconte des évènements mais quelle est sa différence avec la fiction qui raconte également ? Il arrive fréquemment que des historiens racontent des versions différentes

voire opposées d’évènements passés. C’est pourquoi l’école de l’histoire des anales ne s’intéresse pas aux évènements. Alors en quoi les histoires que raconte la CVJR sont-elles

vraies ? Peut-on s’interroger. Cette aporie que Paul Ricœur appelle aporie de l’histoire1

trouve une piste de réponse dans la prétention de l’histoire à la vérité et dans la possibilité d’une connaissance historique. Devant toutes les histoires que l’on a racontées aux Togolais depuis 1967 pour édifier le roman national, la CVJR par son volontarisme de

rigueur scientifique et le sérieux de la récolte des témoignages tente de montrer qu’il est possible de reconstruire une mémoire partagée des Togolais qui soit vraie. La narration de

l’histoire c’est à dire la manière de présenter les faits et leur enchaînement est au cœur de cet exercice de vérité. La CVJR a-t-elle réussi cet exercice ? Oui, mais partiellement et ce

n’est effectivement pas rien. La CVJR raconte l’histoire des violences politiques en trois étapes. Dès la première partie de

son rapport initial, on l’a vu, elle pose le cadre historique de la mémoire des Togolais. Dans un second temps dans la partie consacrée aux résultats des travaux elle décrit ce qu’elle appelle le contexte c'est-à-dire un ensemble de circonstances dans lesquelles s’inscriront à la fois ses activités et les faits qu’elle a pour mandat d’élucider2.Ensuite elle aborde les

résultats des investigations principales en analysant 44 évènements ou faits3. Pour chacun

des faits les commissaires présentent une reconstitution des faits, puis une synthèse des

préjudices constatés enfin une liste des auteurs présumés. Comme l’explique Paul Ricœur

cet exercice de narration« consiste à conduire une action complexe d’une situation initiale à une situation terminale par le moyen de transformations réglées qui se prêtent à une

formulation appropriée dans le cadre de la narratologie4 ». Les commissaires ont bien

cherché une « cohérence narrative de l’histoire racontée ». Dans la note de bas de page à

propos de cette dernière expression, Paul Ricœur explique à partir de la Poétique d’Aristote

1op. cit. p. 311 2Rapport initial de la CVJR p. 148 à 154 3Rapport initial de la CVJR p. 154 à 211 4op. cit. p. 313

Page 70: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

69

qui traitait de l’intrigue théâtrale, que la compréhension de cette cohérence de l’intrigue par le lecteur a pour objectif la purification des passions, c'est-à-dire une catharsis.

L’opération de narration est donc primordiale comme prévention à l’abus du pharmakon. On sent d’ailleurs une grande prudence sous la plume des commissaires et c’est normal : emploi régulier du conditionnel, formules elliptiques. Cependant la structure narrative

proposée dans le rapport n’est pas allée jusqu’au bout de tous les évènements que la CVJR avait à regarder dans le cadre de son mandat. L’étape de contextualisation survole à peine les élections de 1998 et de 2003 alors qu’elle s’arrête longuement sur ceux de 1991. Les cadavres sur la plage du Sarakawa après les élections de juin 1998 qui ont fait l’objet d’enquêtes internationales ou la tentative d’assassinat et l’exil du président de la fédération des ONG togolaises ne sont pas mentionnés. De plus la présentation rigoureuse

adoptée pour la principale phase narrative : reconstitution/préjudice/auteurs présumés est

abandonnée à partir des évènements de 2005. A la lecture, on a le sentiment que ces

changements de pied narratifs sans explication sont simplement le signe que la CVJR n’a pas eu le temps de terminer son travail et c’est dommage. Espérons que le volume 4 du rapport réparera ces lacunes.

Les personnages cités dans l’intrigue CVJR ont trois statuts : celui d’acteur de l’histoire, celui d’auteur des violences et celui de victime. Ils sont souvent cumulatifs. Le statut de personnage historique, conféré dans les deux premières étapes de la narration, ne

prémunit pas contre le statut judicaire ou le jugement moral. Paul Ricœur rappelle qu’il ne faut jamais chercher un lien direct entre la forme narrative et la réalité des évènements1, il

faut toujours faire le lien avec la phase de représentation de l’objet à étudier et la phase documentaire, notamment les témoignages. La réalité se cherche dans cette cohérence. La

CVJR a eu ce souci de bien articuler ces trois phases dans les limites que l’on a repérées et cela même si l’intégration dans sa narration des niveaux d’intelligibilité se limite à la conjoncture et aux évènements sans intégrer le niveau structurel que l’histoire de longue durée privilégie. Ce choix narratif fait par les commissaires explique que la partie consacrée

aux résultats des travaux soit plus descriptive qu’explicative. Paul Ricœur consacre un long paragraphe sur la rhétorique au cœur de toute narration. Par rhétorique il entend la forme du discours qu’il oppose à la pure logique qui tente de

démontrer à partir d’une articulation raisonnée du discours. Si l’ironie comme forme rhétorique n’est pas utilisée dans le texte de la CVJR, on peut toutefois repérer quelques effets de style comme l’emploi du conditionnel à 25 reprises dans la présentation des faits,

l’utilisation fréquente de litotes ou d’euphémismes : tracasseries, bavures, les parties les

plus sensibles du corps, les professeurs égarés. La métaphore religieuse est utilisée à

plusieurs reprises : la genèse2, la « revisitation » de l’histoire ou la devise de la CVJR « fait

ta part3 ».On trouve même quelques effets littéraires : la quiétude de la ville de Lomé au

petit matin, le triste décor de la place Fréau jardin. Souvent des adverbes, des adjectifs ou

1op. cit.p. 315 2Rapport initial de la CVJR p. 23 3 Rois 17-8/16 et Isaïe 43-7

Page 71: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

70

des verbes viennent relativiser un constat : semble, probablement, une certaine

responsabilité. Le mot certain amène l’incertitude. On parlera d’incidents, sans que l’on sache le critère qui permet de qualifier certains faits d’incidents, d’autres d’évènements et

encore d’autres de tragédie. Les incidents de Sotoboua1en 1992 firent quand même 32

morts presque deux fois plus que la tragédie de Fréau Jardin. Paul Ricœur voit dans ces

formules, une tentation esthétisante qui montre les limites de la représentation

d’évènements qu’il qualifie de monstrueux2. Le texte de la CVJR n’en manque pas même si Paul Ricœur pensait plutôt aux évènements liés à la Shoah. Ainsi « L’histoire donne l’illusion de trouver le réel qu’elle représente3 » dit Paul Ricœur. Le soupçon d’absence de vérité du

discours historique tiendrait d’abord dans la forme de son discours. Le rapport de la CVJR n’échappe pas à cette critique. On peut comprendre la prudence qui se cache derrière les formes de style qui précèdent dans la mesure où la CVJR est dans la position ambigüe de

faire de l’histoire et de commencer à dire le droit. Pourtant une forme de style que la CVJR emploie à plusieurs reprises est plus problématique et mérite qu’on s’y arrête : la

juxtaposition neutre dans un même paragraphe de séquences causales de faits de gravité

différente, comme pour amener le lecteur à porter un jugement moral équivalent sur ces

faits. La séquence la plus fréquente est : fraude électorale soupçonnée, manifestations,

répression policière. L’affaire des militants du CAR4 est assez éloquente de ce point de vue.

Une violence symbolique :le saccage d’urnes électorales, suivi de violences de rues qui justifient une intervention meurtrière, comme pour dire : s’il n’y avait pas eu de violences militantes, il n’y aurait pas eu répression militaire sanglante. 18 jeunes gens sont morts

dans des conditions atroces parce qu’ils avaient détruits du matériel électoral. La lecture de la présentation des auteurs présumés de ces violences laisse songeuse. Auteurs

présumés : premièrement « les jeunes qui ont saccagé les urnes5 » ensuite les militaires qui

ont réprimé. Il est à craindre que les corps de plusieurs des auteurs présumés ne soient

déjà dans la fosse que les enquêteurs de la CVJR ont eu du mal à repérer. Dans une

séquence un peu différente mais dont le procédé rhétorique est le même, les évènements

de la primature en 1991 illustrent également cette analyse. Le premier ministre de

transition soustrait le contrôle de l’armée au Chef de l’Etat et le Haut-Commissariat de la

République (HCR) issu de la conférence souveraine dissout le parti présidentiel. Cinq mois

plus tard les militaires restés fidèles au Chef de l’Etat attaquent la primature et obligent le premier ministre à revenir sur ces décisions, plusieurs militaires de sa garde sont assassinés

et des civils sont tués. Dans la séquence de présentation des auteurs présumés, la CVJR

estime que ce sont dans l’ordre : le premier ministre de transition et le HCR et ensuite les

forces armées togolaises6. Des actes institutionnels contestés compte tenu des accords

politiques passés à l’époque sont ainsi mis au même niveau de jugement moral que des exécutions extra judiciaires. Là aussi à cheval entre dire le droit et écrire l’histoire les

1Rapport initial de la CVJR p. 189 2op. cit. p.321 3op. cit. p. 322 4Rapport initial de la CVJR p. 193 5 Rapport initial de la CVJR p. 197 6Rapport initial de la CVJR p. 186

Page 72: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

71

commissaires sont dans une situation très inconfortable mais ces effets rhétoriques

alimentent l’espace de controverse et le soupçon que la CVJR aurait voulu ménager des susceptibilités puissantes. A cause de cette confusion entre le signifié et le signifiant au

bénéfice de ce dernier dans la prétention à dire la vérité du discours historique, Paul

Ricoeur cite Roland Barthes1 qui disqualifie toute histoire évènementielle qui n’est selon ce dernier« qu’un discours performatif truqué, dans lequel le constatif, le descriptif apparent, n’est que le signifiant de l’acte de parole comme acte d’autorité ». L’historien ne rechercherait que ce que Roland Barthes appelle un effet de réel plutôt que la vérité.

Ricoeur précise cependant que ce serait une erreur de délégitimer le discours historique à

partir de cette apparente incapacité radicale à tenir un discours vrai. Selon lui le discours

historique doit toujours se lire à travers les trois phases de l’opération historiographique :

la documentation, l’explication et la mise en forme littéraire. « Cette triple membrure reste

le secret de la connaissance historique2 ». Cependant, à ce niveau observons que la CVJR a

été mise en place par décret d’une autorité publique, elle s’est par là vue conférer une autorité institutionnelle et par ses approches elle s’est également vu conférer une forme d’autorité morale, principalement son président. La critique de Roland Barthes sur le discours nécessairement d’autorité du récit historique de la CVJR sera à l’avenir la porte d’entrée des procès en légitimité contre cette dernière.

Ricœur se penche longuement sur les travaux de l’historien Hayden White3qui propose une

typologie des intrigues à trois niveaux4. Le premier est esthétique. Il ne s’agit pas ici de faire simplement un joli texte agréable ou facile à lire, même si on l’a vu quelques effets de style dans le texte des commissaires, il s’agit de la structure de la narration historique. On a déjà abordé cet aspect plus haut : le souci de bien structurer le texte de la part des

commissaires mais aussi la difficulté qu’ils ont eu à rester dans le cadre démonstratif qu’ils avaient eu mêmes choisi. Le second est cognitif, il s’agit des arguments utilisés pour persuader, plutôt que démontrer. On cherche moins l’intelligence logique du lecteur que sa disponibilité pour adhérer a priori au point de vue que l’on développe. Une fausse évidence, une ambigüité d’écriture, une forme elliptique, montrer sans dire, permettent ces opérations cognitives. Le texte de la CVJR fournit plusieurs exemples, outre ceux qui

précèdent, on peut citer l’utilisation du mot terroriste5 sans distance critique pour désigner

comme à l’époque des faits les auteurs des diverses tentatives de coup d’Etat qui ont émaillé l’histoire du Togo. Mais l’hypothèse ici c’est que ces effets rhétoriques ne sont pas

le résultat de la volonté de faire valoir son point de vue par le rédacteur qui aurait

manipulé la narration mais plutôt la conséquence du fait que ce rapport a été écrit à onze

mains. Ces formes de style semblent être des compromis passés entre les commissaires qui

pour certains ont été témoins, sinon impliqués, des faits décrits. Le troisième niveau de la

1op. cit. p. 323 2op. cit.p. 323 3 Hayden White, Metahistory. The historical imagination in XIXe century Europe, The John Hopkins University Press Baltimore et Londres, 1973. 4op. cit. p. 325 5 Rapport initial de la CVJR p.289

Page 73: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

72

typologie proposée par White est celui de ce que montre l’historien de ses propres engagements moraux et politiques par son écriture, ce que Ricœur appelle en citant

Bernard Lepetit le présent de l’histoire. On approfondira cet aspect dans la seconde partie.

Cette Théorie du style proposée par White établit un lien entre codification et création,

entre forme et contenu et montre « la relativité inexpugnable de toute présentation de

phénomènes historiques »1. Si Paul Ricœur reconnait les apports de cette théorie il lui

reproche toutefois le risque d’assimilation du récit historique à la fiction mais surtout celui d’évacuer les méthodes historiques du savoir scientifique qui fondent la légitimité de

l’historien à faire l’histoire. A l’avenir quand le procès en légitimité du rapport initial CVJR sera instruit sur la base des ambigüités de sa narration, ses avocats pourront plaider à

partir du véritable souci d’opération historiographique que les commissaires ont eu. En 44 tableaux la CVJR nous dépeint une succession de violences au Togo de 1958 à 2005

qui nous donnent à voir et à comprendre l’histoire du pays. Des personnages apparaissent dans ces tableaux, certains à plusieurs reprises. Un fils aujourd’hui décédé du président Eyadema fait planer son ombre et son béret rouge sur les représentations les plus

dramatiques. Plusieurs personnages encore aux affaires aujourd’hui sont dessinés comme des auteurs présumés. De nombreux visages sont cependant floutés. La galerie est

incomplète entre 1994 et 2005 et les 15 derniers tableaux sont des esquisses. A travers

cette métaphore, avec Paul Ricœur, nous saisissons le lien entre visibilité et lisibilité. Le

récit sous les yeux du lecteur donne à voir.« On peut dire de l’amateur d’art qu’il lit une peinture et d’un narrateur qu’il dépeint une scène »2. La représentation-opération réfléchit

la lumière de la représentation-objet.

Qu’est-ce que ces 44 tableaux cliniques mis sous les yeux des lecteurs ont donné à voir aux

commissaires chargés de diagnostiquer les maux dont souffre la société togolaise en

observant les symptômes que sont les violences politiques récurrentes ? Les remèdes

proposés dans les soixante-huit recommandations nous indiquent la réponse : la refonte

des institutions de l’Etat pour contrôler le pouvoir du prince c’est-à-dire, en paraphrasant

Eric Weil cité par Paul Ricœur, la réorganisation de la communauté historique togolaise3.

Pour conclure cette première partie rappelons que Paul Ricœur insiste à plusieurs reprises

dans son texte sur le fait que les trois phases de l’opération historiographique :

documentation, représentation et narration ne sont pas séquentielles, elles fonctionnent

comme un triple couple moteur. Elles s’alimentent l’une avec les deux autres en permanence pendant le travail de l’historien. Cette communication qui peut être lue à plusieurs égards comme une histoire de la CVJR, n’échappe pas à cette méthode historiographique. La phase documentaire, du fait de l’option choisie de se concentrer uniquement sur le premier texte de la CVJR, n’a pas demandé de moyens particuliers : une

bonne imprimante et du temps. La phase de représentation de l’objet à étudier a été plus délicate à mener pendant toute la durée de l’écriture de la communication. Quelle est en 1op. cit. p. 327 2op. cit. p.342 3op. cit. p. 355

Page 74: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

73

définitive la nature du rapport initial de la CVJR : un objet historique, politique ou

judiciaire ? La communication élude cette question en disant un peu facilement que le

premier volume du rapport final est les trois à la fois. Pour la phase narrative, l’auteur de la communication s’est heurté à deux difficultés : sa propre appartenance à ce qui sera défini

plus loin « la galaxie de la réconciliation au Togo » et donc sa propre distance

épistémologique ainsi que l’inscription de cette communication dans le contexte et l’agenda politique du Togo. L’emploi fréquent de locutions qui viennent atténuer et relativiser le sens d’une phrase, montre à plusieurs reprises que l’auteur a levé sa plume

par prudence. L’ironie comme effet rhétorique est utilisée avec parcimonie et le recours régulier aux métaphores notamment dans les phases conclusives des séquences de la

narration aide à mettre en perspective certaines analyses.

Faire l’histoire : l’incontournable enchâssement sociétal de la CVJR. La seconde partie de cette communication parcourt la troisième partie de l’ouvrage de Paul Ricoeur intitulée la condition historique qu’il sous-titre dans un prélude intitulé« le fardeau

de l’histoire et le non historique ». Les travaux de la CVJR sont insérés dans la réalité

politique et sociale du Togo. L’utilisation d’un vocabulaire ou de concepts historiquement datés, le recours fréquent au conditionnel et à des formules elliptiques, tels qu’observés à la fin de la première partie de la communication l’ont démontré. La création de la CVJR est

le résultat d’un compromis politique : l’accord de politique global d’août 2006. Sans remettre en cause l’autonomie intellectuelle des commissaires, leurs travaux n’ont donc pas l’indépendance épistémologique de travaux universitaires. Cette observation sur le statut du discours de la CVJR à propos de l’histoire du Togo a pour objectif de rappeler, dans la perspective proposée par Ricœur1, que si les commissaires ne sont pas des

historiens professionnels à l’exception de l’un d’entre eux et qu’ils viennent de la société, leur proposition de lecture de l’histoire a toutefois une dimension institutionnelle. En effet, un nouveau grand récit historique semble en train d’être proposé aux Togolais : celui de la

réconciliation. Au récit des deux pères qui sont en concurrence symbolique de

reconnaissance en paternité de la nation, a succédé la geste des deux fils qui se sont

réconciliés sur les tombes de leurs pères avec la bénédiction des dieux. Même si les

dernières élections législatives montrent que les électeurs ne se sentent pas engagés par

cette réconciliation au sommet de l’Etat, les togolais sont invités à adhérer à ce nouveau mythe de la nation togolaise : la réconciliation de ses fils et de ses filles pour ensemble

bâtir la cité. Ce thème de la réconciliation avait d’ailleurs déjà fait l’objet d’un comité institué en 1967 après la chute du président Grunitzky. A bien des égards la CVJR semble

être l’instrument collectif proposé aux Togolais pour qu’ils s’approprient ce nouveau récit fondateur qui risque de devenir une nouvelle histoire officielle d’Etat. La proposition d’une journée commémorative nationale de la réconciliation le 20 août, date de la signature en

1op. cit. p. 211

Page 75: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

74

2006 de l’Accord Politique Global et l’érection de monuments sur des places de la réconciliation1 le montrent.

Dans cette partie l’histoire cèdera de la place à trois autres disciplines : la sociologie, la

philosophie et le droit. On passera d’une exégèse c’est à dire une lecture qui explique à une herméneutique : une lecture qui interprète. Pour introduire la problématique qu’il développe dans la partie sur la condition historique Paul Ricoeur recourt à Nietzsche dont

on a dit qu’il faisait de la philosophie à coups de marteau. C’est chez Pierre Bourdieu, Philosophe passé à la sociologie qui considérait que cette dernière discipline était d’abord un sport de combat, que nous irons chercher de quoi alimenter notre réflexion pour

introduire notre seconde partie. Dans l’un de ses derniers livres Les Méditations pascaliennes qui est un triple hommage à Husserl, Pascal et Descartes, Pierre Bourdieu, cité

par Ricœur2 pour son concept d’habitus, faisait remarquer que « c’est parce que nous sommes impliqués qu’il y a de l’implicite3 ». C’est bien parce que les commissaires sont impliqués dans l’histoire de leur pays qu’il y a tant d’implicite dans l’écriture des faits par la CVJR. Ce constat ne remet pas en cause l’effort et la volonté d’objectivité des commissaires

mais cela pose une nouvelle foi la question de leur distance épistémologique à l’histoire récente de leur pays. La description de l’assassinat du premier président de la République est de ce point de vue éclairante. La reconstitution des faits et les témoignages cités

donnent des précisions convergentes sur les auteurs présumés du drame. Des détails sur la

violence des faits sont donnés. Des pistes de preuves facilement vérifiables dans les

journaux français de l’époque sur les déclarations de l’auteur du coup de feu fatal sont

fournies par la commission. Pourtant l’écriture de cet épisode proposée aux Togolais est elliptique : « C’est dans ce contexte difficile (…) que le 13 janvier, au petit matin, Sylvanus Olympio, premier président du Togo, est assassiné lors d’un putsch militaire, le tout premier dans la région4 ». Les auteurs présumés sont cités au conditionnel alors que le

commanditaire l’est au présent de l’indicatif. La CVJR recommande également que la contre date mémorielle à l’anniversaire de l’indépendance du Togo ne soit plus célébrée comme fête nationale. L’assassin est donc implicitement désigné. Pourtant sur cet évènement fondateur de l’histoire contemporaine du Togo les commissaires sont restés sur le seuil de l’explicitation, sur le seuil de la reconnaissance publique de la vérité. De la même

manière, les responsabilités des autorités françaises sont vite évacuées.

2.1 Juger l’histoire

Le texte de la CVJR illustre d’une certaine manière ce que Paul Ricœur appelle la faisabilité

de l’histoire dans ce que cette notion veut dire à la fois faire l’histoire et faire de l’histoire. L’histoire comme « singulier collectif »5 qui collectionne une suite d’évènements tout en proposant un discours unique. L’historien, comme le juge, on le verra plus loin, a la

compétence dans le champ pratique de son action de maîtriser ce double rapport à 1Rapport initial de la CVJR p. 231 2 op. cit. p. 289 3 Bourdieu P, Les méditations pascaliennes, Points Essai n°507,2003 Paris, Seuil, P.111 4Rapport initial de la CVJR p.39 5op. cit. p.391

Page 76: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

75

l’histoire. Ils sont des « hommes capables1 ».En effet si le mandat de la CVJR n’était pas de faire l’histoire du Togo mais celui de diagnostiquer les origines des violences, d’engager un processus de réparation et d’identifier à la fois les victimes et les auteurs présumés, les commissaires en revendiquant l’accès à la vérité historique ont dû écrire leur histoire du

Togo en la revisitant. Ils proposent leur récit véridique de faits passés. L’évènement CVJR, depuis son lancement, ses premiers travaux, la remise officielle du rapport initial, jusqu’aux

timides premières esquisses d’une appropriation par les pouvoirs publics, constituera une

expérience spécifique de l’histoire contemporaine du Togo qui est toujours en cours. Une expérience au sens d’un « authentique rapport au monde2 ».Dans la prétention de l’histoire à vouloir dire la vérité Paul Ricoeur voit une naïveté dans ce qui consiste à vouloir faire un

lien entre « un passé advenu, un futur attendu et un présent vécu et agi».3 Sans reprendre

ici les longs développements conceptuels sur la philosophie de l’histoire que Paul Ricœur

présente on peut voir dans les travaux de la CVJR une sorte participation à cette naïveté

quand les commissaires et les autres protagonistes du processus institutionnel de la CVJR

pensent honnêtement que les bases de la réconciliation sont posées à partir de cette

écriture de l’histoire des violences politiques au Togo. L’inspiration théologique lisible à plusieurs reprises dans le rapport renforce cette observation un peu comme si les togolais

participaient à l’histoire de leur salut.

La lecture du discours de réception du rapport par le président de la république laisse

apparaître une double proposition d’analyse du rapport. Il remercie les commissaires pour leur double travail de vérité historique et de vérité sociologique4. Même s’il parle de vérité sociologique des faits passés qui serait différente de la vérité historique, comme discours

véridique sur le passé, alors que la sociologie serait plutôt une science de la réalité du

présent, cette expression est le signe de cette difficulté au cœur du travail de la CVJR celui du statut du temps historique. Ainsi Paul Ricœur s’interroge sur cette autre prétention de l’histoire qui est d’ériger le temps présent en observatoire neutre et objectif du passé. Pierre Bourdieu estimait que le sociologue, c’est celui qui « vend la mèche »5, celui qui dit :

regardez plutôt là-bas, c’est là que ça se passe. A deux reprises, les commissaires font ce

travail du sociologue qui vend la mèche. Une première fois quand, après le premier récit

historique de la première partie du rapport, ils ébauchent une analyse sur le rôle de

l’armée6. Une seconde fois quand ils listent les violences qui se sont déroulées pendant la

durée de leurs travaux notamment les allégations de torture et l’exil du président de la

Commission Nationale des Droits de l’Homme7. Entre la fin des travaux et le décret de

création du Haut-Commissariat à la Réconciliation nous pourrions ajouter les incendies des

marchés de Kara et de Lomé ainsi que les deux adolescents de Dapaong tués par la police

1op. cit. P.391 2op. cit. p. 392 3op. cit. p.394 4Allocution du chef de l’Etat à la cérémonie de remise du rapport de la CVJR. Lomé le 3 avril 2013. « Cet accès à la vérité historique et sociologique de la violence produite dans le passé participe à la mémoire collective empreinte de gloire et d’horreur » 5 Bourdieu op. cit. P.76 6Rapport initial de la CVJR p. 46 7Rapport initial de la CVJR p. 138

Page 77: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

76

au cours de manifestations violentes et dont la dépouille de l’un des deux n’a toujours pas de sépulture à cause des blocages de l’enquête. Paul Ricœur place dans son paragraphe consacré à la philosophie de l’histoire le parallèle entre le travail de l’historien et celui du juge. Il l’explique en montrant que ces personnages qui ont en commun l’intention de vérité et de justice ont aussi en commun leur position de tiers par rapport aux protagonistes de l’action sociale. « Ce vœu d’impartialité » place la

comparaison juge historien dans la philosophie de l’histoire dans la mesure où selon Ricœur il y a « impossibilité du tiers absolu. 1» Au niveau de notre étude, on peut accepter

cette préoccupation d’impartialité si l’on considère la CVJR comme un acteur collectif. En

effet les commissaires ne semblent jamais s’être prononcés à titre individuel dans l’espace public sur leur mandat. Le rapport de la CVJR donne sa version du mode de désignation des

membres de la CVJR2 : une démarche ouverte, participative du bas vers le haut qui a

permis de désigner des personnes de référence, représentatives des corps intermédiaires

de la nation et de la société civile, en dehors de l’armée et des avocats3. Le choix des

membres semble avoir coulé de source. On a du mal à adhérer à cette belle histoire. Un

petit travail rapide sur la biographie de chaque membre montre que chacune des régions

est représentée au moins une fois. L’équilibre est presque parfait entre la région de la Kara et la région maritime. Le critère géographique, pour ne pas dire ethnique a dû être central

alors qu’il n’est pas cité. La parité homme femme n’est pas respectée (4 sur 11) mais un effort a été fait. Le président est un homme secondé par une vice-présidente. Notons que

plusieurs acteurs engagés dans la vie politique et institutionnelle (4 anciens ministres) sont

membres de la CVJR. C’est le souci que les trois grandes familles religieuses (catholique, protestante et musulmane) et les autorités traditionnelles soient représentées et que le

président soit un prélat catholique qui montre que les autorités publiques voulaient

anticiper les critiques en renforçant aux yeux de l’opinion publique le statut d’autorité morale de la CVJR au-dessus de la mêlée en position d’impartialité. La première partie de la

communication posait la question de la distance épistémologique des commissaires, ici on

ne peut éviter de se poser la question de leur impartialité politique individuelle notamment

pour ceux qui ont été aux affaires. Thomas Nagel, cité par Ricœur4 estime que l’impartialité ne pourrait être possible que par notre capacité à nous extraire des contingences du

monde par une sorte de bienveillance neutre et indéterminée que nous porterions sur nos

contemporains. Conceptuellement, cette situation est-elle possible et dans le cas qui nous

occupe cette proposition a-t-elle un sens ? Mettons toutefois au crédit des commissaires

les initiatives qu’ils ont prises dès le début de leur mandat pour amener le chef de l’Etat à prendre un décret complémentaire précisant les garanties et le champ d’application de leur mandat afin de protéger leur devoir d’impartialité5. Ils n’ont pas été entendus.

1op. cit. p. 414 2Rapport initial de la CVJR p. 60 3 Ce choix explicite d’exclure les avocats mériterait d’être approfondi. 4op. cit. p.414 5Rapport initial de la CVJR p. 65

Page 78: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

77

En tant que collectif, les membres de la CVJR ne sont ni tout à fait des historiens ni tout à

fait des juges. Pourtant ils ont eu le mandat de déblayer le double terrain de la vérité

historique et de la vérité judiciaire. A ce titre le travail de comparaison mené par Paul

Ricœur entre le métier d’historien et de juge est instructif dans notre analyse du rapport de la CVJR. Les questions du témoignage et de la preuve sont communes mais surtout celle de

leur crédibilité. L’instruction des procès en réparation civile ou pénaux auxquels la CVJR

contribuera correspond au seul cas selon Ricœur1 d’expérimentation historique « in vivo » :

au nom du droit, on fait de l’histoire. Le travail de la CVJR est tout à fait exemplaire de ce point de vue. Sur le plan judiciaire les travaux de la CVJR se heurtent toutefois à la question

du débat contradictoire. En effet les témoignages contradictoires, à quelques exceptions

près, n’ont pas pu être effectués et les faits reçoivent dans un premier temps une qualification à la frontière de la réprobation morale et de la qualification juridique, dans un

second temps les auteurs présumés sont désignés sans qu’ils aient été entendus et dans plusieurs cas ils le sont de manière collective et indéterminée. Cette présentation par la

CVJR donne aux faits constatés une stature publique, comme dans un tribunal et redonne

une certaine dignité aux victimes mais l’absence de parties adverses comme dans tout procès a limité le caractère judiciaire du travail de la commission. Cette constatation

n’empêche pas un autre rapprochement avec le travail d’histoire, en effet les commissaires ont été plutôt seuls pour mener leurs investigations comme l’historien se retrouve seul devant les archives qu’il consulte. Le juge à la fin rend son arrêt, il arrête la discussion,

littéralement parlant. La prospérité des faits reprochés aux auteurs condamnés relèvera

alors de l’oubli ou du pardon2. Le juge conclut pendant que l’historien sera soumis à la critique et à l’interprétation. Malgré la mise en scène publique des travaux de la CVJR,

ceux-ci resteront largement en deçà du travail judiciaire. Maladroitement les commissaires

recommandent de pénaliser le négationnisme de la vérité de faits avérés3. Cela pose un

double problème : qui dit la vérité des faits et de quels faits s’agit-il ? La pénalisation du

négationnisme est très encadrée. Symétrique de l’histoire officielle d’Etat, elle peut ouvrir la voie à l’arbitraire politique, comme on le constate au Rwanda. Pourtant si les travaux de la CVJR auront une portée juridique limitée, l’emploi fréquent du vocabulaire juridique par

les rédacteurs du rapport: auteurs présumés, qualification des faits, préjudice, montre

qu’ils ont également voulu préparer le terrain pour une phase judiciaire. Ce volontarisme de la CVJR qui se veut à la fois approche historiographique et argumentaire juridique

amplifie les discordances que l’on a déjà constatées comme par exemple quand à plusieurs reprises les auteurs présumés sont désignés collectivement, alors que le droit repose sur la

culpabilité individuelle, jamais celle collective.

« Là où le procès criminel ne veut connaître que des protagonistes individuels,

l’investigation historique ne cesse de relier les personnages à des foules, à des courants et à des forces anonymes4 », dit Paul Ricœur qui fait remarquer quelques lignes plus loin que

1op. cit. p. 416 2 En dehors des très rares cas de révision. Le révisionnisme est d’ailleurs une maladie à la fois historienne et politique. 3Rapport initial de la CVJR p. 230. 4op. cit.p. 425

Page 79: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

78

fréquemment les avocats des grands procès contre les auteurs de crimes contre l’humanité vont sur le terrain de la dilution collective et politique de la responsabilité de leurs clients

pour les défendre. Il y a fort à parier, bien qu’à un degré de gravité différent, que les avocats des auteurs présumés identifiés dans le rapport iront sur cet argumentaire

historique pour tenter de dégager la responsabilité de leur client quand des procès seront

engagés.

En définitive le travail historien de la CVJR aura plus de portée que son travail judiciaire. Les

travaux de la commission en rendant publique certaines audiences ont ouvert un espace de

délibération collectif et renforcé au sein de la société togolaise une culture du débat

ouvert. Si, conformément au décret de mise en place de la commission, les pouvoirs

publics souhaitent la réconciliation nationale ils ne doivent pas considérer le travail de

vérité de la CVJR comme clos mais comme un appel à continuer le débat dans l’espace public. Malgré toutes les limites que l’on a vues, la parole a été en quelque sorte en partie libérée. Et au Togo c’est beaucoup. Ricœur trouve dans les travaux de Mark Osiel1 les

arguments décisifs qui montrent que c’est dans le débat public, dans la controverse, dans

la mise à jour des dissensus qu’il faut chercher la vraie fonction éducative au civisme pour la société. Cet auteur appelle cette démarche le débat libéral. Faire autre chose ce serait

renforcer le scepticisme des citoyens togolais sur une version de la vérité qu’on leur imposerait. C’est bien sûr beaucoup plus exigeant et difficile à mettre en œuvre que les sempiternelles « sensibilisation des populations ». Pour Paul Ricœur à ce niveau un réel

danger apparaît du fait que ces dissensus débattus dans l’espace public pourraient ouvrir la

porte à la disculpation de faits déjà documentés à défaut d’être condamnés. Déjà dans la rédaction même du premier volume du rapport de la CVJR on voit apparaître cette

difficulté. Le cas de l’adjudant-chef Bodjollé est intéressant de ce point de vue. Ce

personnage a dirigé et coordonné le coup d’Etat2 de 1963 et pourtant selon la CVJR il

« mérite de recevoir un témoignage de gratitude de la part du peuple togolais pour service

rendu à la nation togolaise »3. Parce qu’il a subit par la suite de nombreuses injustices et humiliations4, il accède au statut de victime et de ce fait il est comme disculpé de l’acte qu’il a posé en 1963. L’actualité montre que les auteurs de coups d’Etats militaires menés

par des officiers subalternes (Guinée, Niger, Mali) depuis ces dix dernières années en

Afrique de l’Ouest ne sont pas en mesure avant longtemps de recevoir ces mêmes témoignages de gratitude.

La CVJR avait à ouvrir des pistes en vue des réparations et de poursuites éventuelles, elle

n’avait pas à juger. La CVJR semble regretter5 qu’elle n’ait pas eu à proposer des amnisties comme cela a été le cas pour d’autres commissions vérité. Elle argue que cette possibilité aurait poussé certains auteurs présumés à se présenter devant elle et ainsi enrichir à la fois

le travail de vérité et le devoir de justice. L’amnistie a la même étymologie que l’amnésie. 1op. cit.p. 423 Mark Osiel, Mass Atrocity, Collective Memory and the law.New Jersey. 2Rapport initial de la CVJR p.158 3Rapport initial de la CVJR p.232 4Rapport initial de la CVJR p.160 5Rapport initial de la CVJR p.64

Page 80: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

79

Comme oubli institutionnel et effacement officiel de responsabilités individuelles elle n’a

pas été un instrument de la CVJR. L’histoire montre que l’amnistie conclut en général des phases de graves désordres politiques qui ont amenés un avant et un après politique et

institutionnel à ces désordres. Ce n’était pas le cas du Togo. Paul qui admet que dans

certaines circonstances historiques, l’amnistie contrôlée peut empêcher d’ajouter de nouvelles violences de vengeances, estime toutefois que l’amnistie en imposant un oubli institutionnel « condamne des mémoires concurrentes à une vie souterraine malsaine1 ».

L’amnistie peut avoir une utilité sociale d’urgence mais pas de vérité. Paul aurait été étonné que les commissaires aient semblé le regretter. Cette sage limitation du mandat de

la CVJR fait que ses travaux seront d’abord lus comme ayant contribué à la vérité de

l’histoire en ouvrant l’espace public.

Les violences politiques commises au Togo de 1958 à 2005 sont sans commune mesure

avec la Shoah. La nature du régime politique entre 1967 et 2005 n’a rien à voir avec le régime allemand de 1933 à 1945. Une approche comparatiste n’aurait bien évidemment pas de sens. Cependant les interrogations que pose Paul Ricœur à propos de

l’historiographie de cette époque de l’histoire mondiale peuvent éclairer une partie du débat togolais : comment faire un effort de compréhension du contexte de la période

1967-2005 sans justifier les crimes qui ont été commis ? L’explication par le caractère exceptionnel d’un dirigeant, le contexte de la guerre froide, une spécificité africaine ou togolaise et autres lieux communs, « ces profondeurs abyssales où tous les chats sont

gris »2disait Habermas, cité par Paul Ricœur, sont souvent utilisés par ceux qui ont intérêt à

éviter l’incontournable jugement juridique, moral et politique que tout régime dictatorial amène nécessairement en terme de libertés fondamentales inscrites dans la déclaration

universelle des droits de l’Homme de 1948. Déclaration proclamée, ne l’oublions pas, pour tenter de trouver une réponse humaine universelle face à l’abîme anthropologique des monstruosités de la seconde guerre mondiale. Si la dynamique du débat libéral est

maintenue, les travaux de la CVJR, permettront aux citoyens togolais en tant que tiers non

infaillible de porter leurs valeurs militantes pour « qu’en dernier ressort l’équité de la

procédure pénale dans l’enceinte du tribunal et l’honnêteté intellectuelle de l’historien3 »

soient assurées.

En conclusion de ce paragraphe qui nous a plongés au cœur des difficultés épistémologiques des travaux des commissaires terminons avec Paul Ricœur sur la

question de l’interprétation en histoire. A la suite de Raymond Aron4 et d’autres il estime que parce qu’elle est humaine et équivoque, il n’y a pas de réalité historique toute faite qu’il faudrait calquer pour la raconter. L’objectivation que l’historien tente sera toujours

incomplète. Contrairement à ce que pensait Seignobos le grand historien positiviste qui

1op. cit. P. 588 2op. cit. p. 431 3op. cit. p.436 4op. cit. p.438

Page 81: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

80

disait que « l’histoire n’est que la mise en ordre des documents1 », la connaissance

historique est une articulation délicate entre la subjectivité de l’historien pris dans ses engagements existentiels et l’objectivité de sa préoccupation scientifique. L’historien propose des interprétations en fonction de ce qu’il est. Il interroge les documents, il ne se contente pas de les présenter. Dans l’extrême rigueur formelle, quasi juridique que les commissaires ont voulu donner à leur présentation des faits entre 1958 et 2005 on a un

peu le sentiment qu’ils étaient plus élèves de Seignobos que de Ricœur. Ils ont en quelque

sorte « sur joué » l’objectivisation. La proximité temporelle des faits à expliciter a renforcé

cette posture. Selon le vieil adage de droit qui explique que « la forme informe sur le

fond », cette sorte de prosélytisme objectivisant d’historien néophyte de la part de la commission, informe le lecteur attentif du rapport sur les difficultés de positionnement de

cette dernière : entre droit et histoire dans un contexte politique encore tendu. C’est ce qui fera finalement la prospérité historique du document qui octroie la parole aux anonymes

Togolais en commençant à dire avec prudence ce qu’ils pourraient dire2 sur ce qu’ils ont vécu.

2.2 Histoire et temps

A l’herméneutique critique du paragraphe précédent, suit la phase que Paul appelle l’herméneutique ontologique. Le récit de la CVJR s’inscrit parfaitement dans la vision augustinienne qui pense le temps à partir de la position centrale du présent. Pour Saint

Augustin3 il y a trois formes de présents : le présent passé qui est celui de la mémoire, le

présent futur qui est l’attente et le présent présent qui est celui de l’intuition. L’âme humaine est attachée et écartelée entre ces trois dimensions et seul Dieu domine les trois

par son intemporalité. La CVJR travaille sur la mémoire collective des violences politiques

passées pour aujourd’hui poser un diagnostic et proposer un remède dans l’attente de la réconciliation. Paul Ricœur abandonne cette vision classique du temps en abordant la

dimension temporelle du travail d’histoire, ce qu’il appelle la temporalité, à l’aide de la pensée de Martin Heidegger. Si la préoccupation de Saint Augustin n’était pas historique mais bien théologique sa division passé-présent-futur a servi de fondement aux travaux des

historiens. La pensée de Heidegger rompt avec cette tradition, il permet à travers sa

pensée de réfléchir sur les conditions de possibilité d’un travail sur l’histoire.

Paul Ricœur admet lui-même que la vision du temps développée par Heidegger,

notamment sa radicalité de la temporalité éloignée de toute possibilité historiographique,

rend difficile le dialogue entre le philosophe et l’historien. Avant d’examiner comment Ricœur introduit Heidegger dans ses analyses et pourquoi la pensée de ce dernier peut

nous parler à propos du rapport de la CVJR, arrêtons-nous sur le concept d’authenticité,

même si l’usage qui en a été fait dans plusieurs pays africains et notamment au Togo n’a pas grand-chose à voir avec la définition que Heidegger en donne. Cela nous éloigne un peu

1 Cité par Ricoeur op. cit. p. 439 2op. cit. p. 448 3op. cit. p. 454

Page 82: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

81

du texte du rapport de la CVJR qui n’en parle pas mais cet épisode de l’histoire du Togo mériterait qu’en soient analysées les conséquences sur la mémoire collective des Togolais. En effet au nom de l’authenticité africaine et d’une revalorisation des origines précoloniales, les prénoms des générations des Togolais nés avant les années 70 ont dû

être changés du jour au lendemain sur ordre du parti Etat. En termes d’impact sur la mémoire collective et individuelle, ce n’était pas rien. La façon d’être nommé et reconnu par l’autre, de se nommer et se reconnaître sois même comme individu et de nommer et

reconnaître l’autre, a dû être changée. Alors que l’usage de prénoms non authentiques, chrétiens notamment, est revenu progressivement à partir des années 1990, cet épisode

laisse encore aujourd’hui de nombreuses traces dans le quotidien des Togolais ne serait-ce

que dans la gestion de l’état civil et l’établissement des papiers d’identité. Beaucoup d’enfants étaient enregistrés par dissimulation sous un prénom chrétien dont on ne conservait que la première ou les deux premières syllabes. On entrait dans la vie citoyenne

sous un nom qui n’était pas le sien. Cette réalité de la représentation que les Togolais ont d’eux-mêmes ne peut pas être neutre sur leur mémoire collective. A plusieurs reprises le

texte de la CVJR désigne une même personne en citant ou en ne citant pas son prénom

chrétien1. L’enjeu sur les noms est très net dans un paragraphe où la CVJR recommande de nommer certaines rues par les noms des victimes. Dans une phrase à l’écriture très complexe2 où l’on peut faire un grave contre sens, elle insiste sur le fait que les noms ne

doivent pas être choisis en fonction de l’ethnonyme du lieu et cela pour renforcer la cohésion nationale. Les Togolais connaissent tous leur origine ethnique et l’histoire du peuplement de la région où ils sont nés et où ils vivent. La proximité historique de cette

histoire encore récente fait également des noms de famille un enjeu mémoriel.

Paul Ricœur trouve dans le concept heideggérien d’être-pour-la-mort le lien qu’il cherche pour renouer le dialogue entre le philosophe et l’historien. Au risque de simplifier ce concept, ce que Heidegger appelle « la futurité » pour la distinguer du trivial « futur » est

« structurellement barrée par l’horizon fini de la mort3 ». A bien des égards l’historien

travaille essentiellement sur la mort. La mort des grands, les meurtres, les épidémies, les

guerres, les violences politiques, la préservation des témoignages des témoins encore

vivants, la recherche des témoignages et des traces des morts, sont son quotidien.

L’écriture du passé pour éclairer le futur fait aussi de l’historien existentiellement parlant un être-pour-la-mort. L’écriture du passé pour réparer le présent relève de la même approche. L’homme est un être-en-dette. Le décompte des victimes mortes égrenées le

long des 44 tableaux de la CVJR et les propositions de réparation, illustrent parfaitement la

condition historique dans laquelle la CVJR a dû évoluer. C’est avec la description minutieuse des tueries de la lagune de Bé4 et la prise de position forte de la CVJR sur la

1Rapport initial de la CVJR p.206 par exemple. 2Rapport initial de la CVJR p. 208« cependant, cette opération en hommage aux victimes, devra se départir de considérations ethniques ou tribales se déclinant par exemple dans le fait de ne donner aux rues d’une ville que des noms de ses natifs pour se situer dans une perspective globale de renforcement de l’unité nationale » 3op. cit. p. 464 4Rapport initial de la CVJR p.177

Page 83: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

82

vérité de ces évènements qui ont empoisonnés l’espace public togolais pendant de nombreuses années que nous touchons le mieux cet aspect du travail de la CVJR. La

mauvaise mise en scène de la mort dans le contexte de la charge mystique des eaux de la

lagune a donné une résonnance très particulière à cet épisode de l’histoire des violences politiques du Togo dont a dit qu’il était un Timisoara togolais. La CVJR est affirmative, elle a tranché pour dire que les morts étaient bien dus aux violences policières et qu’ils n’étaient pas des cadavres récupérés à la morgue pour impliquer les forces de sécurité. De la même

manière la description précise de l’inhumation nocturne et des talus herbeux qui recouvrent les fosses anonymes des militants du CAR relèvent de cette préoccupation, ce

souci dirait Heidegger, qu’ont eu les commissaires de la CVJR de rétablir la « dialectique de

la présence et de l’absence inhérente à toute représentation mnémonique ou historienne du passé1 ». A la façon d’un enterrement familial, le récit de l’inhumation et de la sépulture de ces victimes répare une partie du drame qui s’est joué à Tchawanda en 1993 et permet le travail de deuil des proches. Les morts ont été tués mais leur martyr n’est pas révolu. En quelque sorte, ces martyrs sont venus, au sens étymologique du mot, témoigner à la CVJR.

Paul Ricœur aurait vu avec intérêt dans ces récits des commissaires la « tentative d’opposer à l’ontologie de l’être-pour-la-mort, une ontologie de l’être-face-à-la-mort ».

D’une certaine manière les hautes spéculations heideggériennes décryptées par Paul Ricœur dans ce qu’elles nous disent de l’impossibilité ontologique de faire de l’histoire, nous éloignent de notre prosaïque objet d’étude c’est à dire le rapport de la CVJR. Le

philosophe béninois Paulin Hountondji a radicalement tordu le cou à la spécificité d’une philosophie africaine parce qu’africaine. Pour cet auteur il y a une philosophie et des philosophes en Afrique mais pas de philosophie spécifiquement africaine. Pas plus qu’il y a une philosophe européenne, il y a une philosophie a portée universaliste qui a débutée en

Grèce. Toutes les cultures avec leur génie propre ont vocation à participer à ce processus

d’hominisation qui construit l’humanité de l’homme. Pour cet auteur les chemins proposés

par les courants ethno philosophiques argumentant sur une spécificité anthropologique

culturelle noire sont des impasses2. Pourtant, régulièrement la question d’une spécificité ontologique ou anthropologique africaine dans les sciences humaines refait surface. Dans

ce contexte, ce sera sur une petite remarque de la CVJR au détour d’un paragraphe sur les réformes politiques qui doivent être entreprises pour asseoir la réconciliation nationale

que nous conclurons notre réflexion menée à partir de la pensée de Heidegger telle que

proposée par Paul Ricoeur. En effet à propos des réformes, les commissaires écrivent : le

problème des réformes institutionnelles « mériterait d’être posé dans le cadre d’une réflexion sérieuse qui doit amener à s’interroger sur l’adaptation à nos réalités sociologiques du modèle occidental en vigueur dans notre pays depuis l’indépendance3 ».

Paradoxalement les commissaires mettent en avant cet argument en réponse à la diversité

ethnique du Togo alors que justement l’histoire des idées politiques montre que la 1op. cit. p. 474 2Hountondji, Paulin J., 1997 : Combat pour le sens ; un itinéraire africain, Cotonou, Éditions du Flamboyant. 3Rapport initial de la CVJR p. 250

Page 84: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

83

construction historique du modèle institutionnel occidental a pour objet de répondre à la

diversités des communautés, des cultures et des nations en Europe. La remise en cause

d’un modèle imposé par l’occident sert toujours de fond de sauce des discours politiques en Afrique, comme en Chine, quand il s’agit de se soustraire aux obligations consécutives

au respect des droits de l’Homme ou de diluer des responsabilités politiques contemporaines dans la période coloniale. Ce n’est bien sûr pas ce que fait la CVJR. Quelques pages plus haut elle prend le soin de citer l’ensemble des textes internationaux signés par le Togo en matière de respect des droits de l’Homme. Notre hypothèse est que cette petite musique insistante de la rhétorique anti occidentale est symétrique de la

formule malheureuse du Président Sarkozy à Dakar en 2005 quand il disait : « l’homme africain n’est pas entré dans l’histoire ». Ces discours récurrents sur une spécificité

ontologique et anthropologique africaine, qu’elle vienne ou non du continent montrent que l’idée de cette spécificité est tenace dans les représentations sur l’Afrique. On pense à la figure historique du nègre qui a permis aux européens de penser l’autre comme un autre

radicalement différent pour antiphraser Paul Ricœur1. Pour Heidegger, depuis que Socrate

a illuminé la pensée humaine sous le soleil de la raison, nous avons oublié l’être. C’est cet oubli de l’être qui caractériserait notre époque et nous empêcherait de nous penser en

tant qu’être. La notion d’authenticité chez Heidegger doit être comprise dans cette perspective. Sans revenir à la pensée primitive de Lucien Lévy-Bruhl dont Hountondji a fait

litière, avançons avec prudence l’hypothèse que les cultures africaines traditionnelles

auraient un peu moins oublié l’être que ne l’ont fait les cultures occidentales2. La clairière

de l’être ne se cacherait-elle pas dans les forêts sacrées ? Heidegger peut nous aider à

penser cette singularité africaine en n’oubliant pas avec Hegel que le singulier n’est que la particularisation de l’universel.

2.3 L’oubli L’opération intellectuelle qui consiste à penser que le changement d’échelle des sciences de l’individu comme la médecine ou la psychologie vers les sciences humaines comme la

sociologie ne nécessite qu’un simple transfert des outils de raisonnement scientifique, relève de la métaphore et certainement pas de la pensée scientifique. La notion de

psychologie des foules est une image avant d’être très souvent une escroquerie

intellectuelle voire une manipulation politique. La critique de la métaphore du traumatisme

individuel pour expliquer une crise sociale est centrale dans la critique des outils la justice

transitionnelle. Le problème se pose dans les mêmes termes à propos de la mémoire et de

l’oubli : la somme des oublis et des mémoires individuelles, des perceptions, des vécus des

Togolais ne fait pas leur mémoire collective et ne peut pas nous renseigner sur ce qu’ils veulent ou peuvent oublier. Les mécanismes de la mémoire collective ont peu à voir avec 1 Lire le dernier ouvrage d’Achille Mbembe : critique de la raison nègre, éditions de La Découverte, Paris 2013. Dans le contexte du néo-libéralisme contemporain il écrit à propos du capitalisme : « c’est cette fongibilité nouvelle, cette solubilité, son institutionnalisation en tant que nouvelle norme d’existence et sa généralisation à l’ensemble de la planète que nous appelons le devenir-nègre-du-monde. » 2 Lire notamment le bel essai de l’anthropologue Eric de Rosny : la nuit les yeux ouverts (Le Seuil 1998) ou il revient sur sa triple expérience concomitante d’initié thérapeute traditionnel chez les Doualas, de jésuite et d’anthropologue.

Page 85: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

84

ceux de la mémoire corticale et psychologique d’un individu. Le conseil insistant souvent fait aux Togolais d’oublier afin de pardonner pour se réconcilier n’a aucun fondement scientifique ou éthique. C’est donc bien comme métaphore que nous parlerons de l’oubli.

Les lieux de mémoire visités par les touristes ou honorés lors des commémorations et les

fêtes officielles relèvent du devoir de mémoire contre l’oubli. C’est ce que les Etats demandent à leurs citoyens. Paul conduit sa réflexion sur les lieux de mémoire à partir des

travaux de Pierre Nora1. En bousculant un peu notre méthode de lecture rapprochée du

texte de Ricoeur qui aborde cette question à la fin de la partie consacrée à la condition

historique nous aborderons la question des lieux mémoriels à partir de la problématique de

l’oubli. Ce sont deux paragraphes contradictoires sur les lieux de mémoire qui nous amènent à ce choix au cœur de la dialectique togolaise de la mémoire et de l’oubli. D’un côté la CVJR propose de construire des lieux mémoriels des victimes qui seraient non pas

des places des martyrs mais des places de la réconciliation2 et quinze pages plus loin dans

le paragraphe concernant les propositions issues des consultations nationales qui avaient

pour objectif d’interroger les Togolais via le HCDH sur les mesures à prendre pour asseoir la réconciliation, les commissaires écrivent : « la construction de monuments proposés par

certains est conçue par plusieurs autres comme une façon de réveiller les vieux démons3 ».

De quels vieux démons s’agit-il ? Ceux de la division, étymologiquement le diable c’est celui qui divise, tout comme Lucifer qui est celui qui porte la lumière ou s’agit-il de ceux qui ont

terrorisé les Togolais ? Dans son discours de réception du rapport, le chef de l’Etat parle lui aussi des vieux démons dont il faut éviter le retour

Jusqu’à récemment il n’y avait pas de lieux de mémoire communs à tous les Togolais. La place de l’indépendance a été ignorée par l’Etat jusqu’en 2006. La mémoire collective était

divisée entre les deux grands récits historiques qui avaient chacun leurs lieux de culte

mémoriel. Pour reprendre l’expression de Pierre Nora4, les lieux de mémoire sont à cheval

sur l’histoire et la mémoire collective. Ils sont des lieux qui commémorent le passé intégré

au présent. Le réinvestissement des pouvoirs publics dans le symbole de la place de

l’indépendance est le signe de cette réappropriation du passé par la mémoire collective qui est « un vécu au présent éternel5.» Ce lieu redevient un lieu qui abrite la mémoire du pays,

le lieu géométrique de la nation qui prend conscience d’elle-même. Les Togolais auront dû

attendre 45 ans. Pierre Nora va jusqu’à dire « qu’on ne parle de mémoire que parce qu’il n’y en a plus. » La réflexion de la CVJR sur le refus des lieux de mémoire spécifiques pour les

victimes des violences politiques dit en creux la même chose : on ne veut pas parler de la

mémoire de ces moments sombres de notre histoire parce qu’il y en a encore trop de mémoire. Les vieux démons sont toujours là, bien éveillés, n’en parlons pas. Il ne s’agit pas d’oubli mais d’occultation tant la mémoire est encore vive. A l’inverse l’injonction d’oubli pour asseoir la réconciliation se cache aussi, comme le diable le fait dans un détail, dans 1op. cit. p.522 et suivantes 2Rapport initial de la CVJR p. 231 3Rapport initial de la CVJR p.246 4 Cité par op. cit. p.523 5 Pierre Nora Cité par op. cit. p.524

Page 86: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

85

cette proposition que la CVJR ne s’approprie pas mais qu’elle pose comme élément du débat. Ces deux compréhensions de la phrase : oublier définitivement ou occulter

provisoirement, concentrent les termes du débat politique togolais. La CVJR propose

également, on l’a vu, de nommer certaines rues du nom des victimes. Les aménagements urbains à Lomé et la toponymie montrent que cette dialectique de la mémoire et de l’oubli est encore l’objet d’enjeux politiques importants, signe que le travail de vérité avance avec

ses hauts et ses bas. L’hôpital central de Lomé est devenu l’hôpital Sylvanus Olympio. Lors des fêtes de fin d’année 2012 le rond-point du commissariat central a accueilli un

monument provisoire où les portraits des cinq présidents de la république du Togo, sauf

l’éphémère intérim du président de l’assemblée en 2005, semblaient comme présenter leurs vœux 2013 aux Togolais. La place Fréau-Jardin où 19 Togolais périrent de violences

policières en 1993 était un lieu public où les Loméens aimaient se rafraîchir à la pause de

midi ou se rassembler pour contester, comme sur une place vintage IIIe république du sud

de la France où l’ombre des grands platanes aurait été remplacée par celle des grands nims

et des flamboyants. Après des aménagements financés par la Banque Ouest Africaine de

Développement, elle est devenue depuis deux ans un lieu que l’on traverse sans s’arrêter ;

les squares ombragés sont maintenant entourés de hautes grilles fermées, protégeant des

jeux d’enfants multicolores et figés qu’aucun enfant n’utilise faute de moyens pour y accéder. Ce lieu de la mémoire vive des Loméens a été assigné à être un lieu d’oubli, un lieu artificiel d’où on a voulu effacer les traces d’une mémoire collective. « Notre fameux devoir de mémoire s’annonce comme exhortation à ne pas oublier mais en même temps (…) nous écartons le spectre d’une mémoire qui n’oublierait rien 1». Pour Paul

Ricœur la mémoire et l’oubli doivent négocier un compromis sauf à ce que la société togolaise ne soit incapable de trouver les bases d’une réconciliation véritable. L’oubli ne doit pas être vu comme une perte définitive mais doit être compris à la manière d’une côte qui s’éloigne peu à peu de la vue du voyageur à la poupe du navire. La diversité de la topographie du départ cède peu à peu la place à des ensembles plus larges du paysage, les

différences s’estompent progressivement et à la fin seul restera un horizon. C’est un regard

qui gagne en profondeur tout en restant fiable. Il s’agit de prendre du recul en quelque sorte. C’est là que se situe le défi lancé par l’oubli à la mémoire. Grand défi, car la dialectique de la présence et de l’absence du passé dans la mémoire contemporaine

contrôle cette capacité de mise à distance. Les conflits de mémoire entre les deux mythes

fondateurs qu’a connus le Togo ont empêché pour l’instant cette mise en perspective. En toute conscience, la CVJR s’est attaqué à un lourd chantier. De la même manière au seuil

de l’année qui célébrera le centenaire du début de la première guerre mondiale il y a fort à parier que la signification des micro-évènements à l’échelle mondiale des faits qui se sont déroulés en 1914 au Togo sera l’objet de lectures différentes pour ne pas dire opposées,

que l’on soit Togolais, Allemand ou Français.

1op. cit. p. 537

Page 87: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

86

Pour les neurosciences l’oubli est traité comme une distorsion, un problème, au même titre que la vieillesse : il est inéluctable. Pour le philosophe qui regarde le phénomène au niveau

d’un collectif, les citoyens d’un pays dans le cas du Togo, l’oubli est certes nécessaire mais il doit se construire et se gérer. Il fait partie des travaux obligatoires pour bâtir les fondations

de la cité. Les enjeux en cours autour de la topographie loméenne, comme ceux de la

commémoration de 1914, relèvent de cette idée mais il ne faudrait pas gâcher trop de

plâtre. Le véritable danger, comme le souligne Paul Ricœur1 serait que les acteurs sociaux

ne puissent raconter eux-mêmes leur propre histoire dans ce qu’elle signifie pour eux. L’imposition dans les esprits d’un récit canonique ou d’une histoire officielle est toujours la marque des régimes politiques dictatoriaux. A l’inverse l’oubli de l’histoire comme évitement de vérités dérangeantes a marqué l’histoire de la seconde moitié du XXe siècle des démocraties européennes qui n’ont pas encore fini de regarder en face les vérités de la colonisation et des luttes pour les indépendances. Les Togolais cherchent leur chemin

entre ces deux écueils : entre une nouvelle histoire officielle de la réconciliation et la

nécessaire lumière sur les crimes commis lors des violences politiques qui ont obscurci leur

brève existence historique en tant que nation souveraine. La CVJR peut les aider à écrire

eux-mêmes leur récit historique dans la vérité des faits et à traverser ce gué si elle continue

d’éclairer la vérité à la proue du navire.

Selon Paul le recours à la métaphore pour, étymologiquement, porter le discours au-delà

de sa signification première est le procédé le plus efficace pour trouver « une fécondité

heuristique et une efficacité herméneutique2 » afin de mettre en scène les fractures et les

dissensus qui traversent les sociétés humaines. Il propose par exemple la métaphore

psychanalytique à propos de l’histoire de Vichy, de la résistance et de la libération en France. Elle est une « mise en ordre historienne des symptômes d’une névrose » : une phase

d’affliction marquée par l’épuration et l’amnistie précipitée, puis une phase de refoulement marquée par le résistancialisme gaulliste, suivie d’une phase de retour du refoulé avec les films comme le Chagrin et la Pitié et les grands procès Touvier et Papon,

enfin la phase de l’obsession avec le réveil de la mémoire des Juifs de France. Chaque passage d’une phase à l’autre a suscité des débats très vifs dans la société française qui ont ébranlé un temps la cohésion nationale. En parlant des violences politiques comme de

symptômes, la métaphore médicale est également utilisée par la CVJR. Que nous dit cette

métaphore de psychologie clinique dans le cas du Togo ? Elle nous dit que c’est le refoulement de la vérité en refusant d’assumer le passé qui amène la névrose. La CVJR en

ouvrant un travail de vérité a commencé un traitement qui ne doit pas être suspendu. Les

Togolais attendent en urgence les autres volumes du rapport pour continuer leur

traitement et les historiens de métier, en toute lucidité et de manière apaisée doivent

maintenant se substituer à la CVJR pour administrer les soins au patient.

1op. cit. p.580 2op. cit. p.582

Page 88: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

87

Epilogue. Le pardon : l’impossible mission de la CVJR ?

Paul Ricœur ne parle presque jamais de la réconciliation. Il l’évoque une seule fois en la

présentant comme l’une des finalités possibles du pardon au même titre que les notions de rachat, de salut ou de rédemption1. On ne peut donc assimiler le pardon et la

réconciliation. Pourtant il nous dit bien « Le pardon s’il a un sens et s’il existe, constitue

l’horizon commun de la mémoire de l’histoire et de l’oubli2 ». Dans son épilogue, Paul

Ricœur explique que le pardon est difficile à dire (à demander ou à accorder) mais qu’il n’est pas impossible. En revanche, il estime que le pardon que l’on donne relève uniquement de l’individu dans son for intérieur et sa capacité à pardonner le mal qu’il a subit ; le pardon collectif ou institutionnel est impossible. L’homme a la capacité de faire le mal et la capacité de pardonner. Il est capable. Une institution ne peut jamais avoir le

mandat collectif de porter cette capacité existentielle propre à chaque citoyen. L’institution rend la justice et répare mais ne pardonne pas. L’articulation du processus de la CVJR sur cette question d’un pardon institutionnel laisse perplexe. Dans la préface du rapport initial

sous forme de remerciements, les commissaires écrivent : « nous sommes convaincus que

la réconciliation est possible, à condition que nous acceptions les changements qu’elle impose et que nous nous accordions pardon3 » On peut y lire une sorte d’injonction au pardon de la part de la CVJR. Dans son discours de remise du rapport, le président de la

CVJR est plus ricœurien quand il dit : « le pardon que nous devons demander humblement,

que nous devons accorder avec magnanimité et que nous devons recevoir dans la concorde

est celui que donne le cœur qui a dépassé la douleur et la rancœur pour s’élever et s’affranchir dans la grandeur4 ». Il revient sur une dimension plus personnelle du pardon,

même si la concorde à laquelle il fait allusion à une dimension collective. Il distingue les

trois modalités du pardon, celui que l’on demande, celui qu’on donne et celui que l’on reçoit. En plaçant le pardon dans une relation de verticalité et de hauteur par rapport à la

faute, lorsqu’il ajoute : le pardon « est celui libéré du poids de ses erreurs », le président de

la CVJR est très clairement ricœurien. Dans un paragraphe intitulé les réparations

symboliques5 les commissaires ne demandent pas au chef de l’Etat de demander pardon,

mais curieusement de présenter aux victimes « des excuses au nom du peuple togolais et

des Forces Armées Togolaises ». De manière un peu étonnante le peuple togolais devrait se

présenter des excuses à une partie de lui-même. La réponse du chef de l’Etat à cette demande lors de la cérémonie de remise du rapport est instructive6 : « A toutes les victimes

(…) je voudrais leur dire pardon au nom de l’Etat togolais, en mon nom et au nom des chefs d’Etat qui ont eu à présider aux destinées de notre pays » suivent les noms des cinq

présidents qui l’ont précédé, y compris le président par intérim de 2005 avec une petite erreur historique dans la succession des présidents7. Il dit pardon, on ne sait pas s’il le

1op. cit. p.607 2op. cit.p.593 3Rapport initial de la CVJR p. 5 4 Cérémonie officielle de remise du rapport de la CVJR, Lomé le 3 avril 2012. 5 CRapport initial de la CVJR p.230 6Cérémonie officielle de remise du rapport de la CVJR, Lomé le 3 avril 2012.

7 Kleber Dadjo est positionné entre Sylvanus Olympio et Nicolas Gruntzky alors qu’il a succédé de manière éphémère à ce dernier.

Page 89: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

88

demande ou l’accorde. En intégrant ses prédécesseurs il les associe à toutes les violences

qui ont été commises. Toutes ces ambigüités oratoires et sémantiques sont le signe que le

tri dans la vérité de l’histoire reste à faire. Elles montrent aussi que la CVJR de manière voulue ou non, consciente ou pas, a été l’instrument d’une tentative de pardon institutionnel, ce qui dans une perspective ricœurienne n’a pas de fondement.

Le pardon présuppose la faute. L’expérience de la faute se donne dans le sentiment d’avoir fait mal, d’avoir transgressé une règle juridique, sociale ou morale. Elle est une « donnée de

la réflexion1 ». La culpabilité rejoint ainsi la faute. Elle donne à penser à l’auteur de la faute. Cette structure fondamentale de la pensée amène aux notions d’imputabilité et de responsabilité. On ne peut pardonner que « là où l’on peut accuser quelqu’un, le présumer ou le déclarer coupable de ses actes2 ». Ainsi la métaphore comptable dit que des actions

doivent être mise au compte de quelqu’un. Avant la reddition des comptes, le bilan doit

être fait. S’il est possible, le pardon n’est envisageable qu’à cette condition. De même l’aveu, la reconnaissance de la faute par l’auteur est un autre préalable au pardon. Si l’on suit Paul Ricoeur, les victimes des violences politiques de 1958 à 2005 au Togo ne pourront

pardonner à titre individuel que si ce travail de bilan et de reconnaissance des faits par les

auteurs est mené à son terme, quel que soit la décision de justice. De ce point de vue les

travaux de la CVJR peuvent être considérés comme une sorte de pré-bilan ou pour aller

dans la métaphore procédurale de l’Union Européenne qui est le quotidien de l’auteur de la communication, un aide-mémoire avant rapport d’audit qui pourra être provisoire ou final.

La question de la faute amène celle du mal. Les humiliations, les tortures, les exécutions

aveugles, les mutilations, les disparitions des corps, qui ont émaillé les violences politiques

au Togo et qui sont recensées dans le rapport initial de la CVJR, dépassent les infractions à

l’ordre juridique ou social et relèvent de quelque chose de plus fondamental qui a trait à

l’humain. Ce sont les fameux « vieux démons » de la CVJR qui sont le signe d’une

« proximité inquiétante du discours métaphysique3 ». Ces actes injustifiables renchérissent

en quelque sorte l’expérience de la faute. La haine associée à la faute empêche toute tentative de comprendre la faute qui devient impardonnable. Pour Paul Ricœur c’est dans cette incompréhension du mal qu’il faut chercher la vraie nature du pardon et sa possibilité

si difficile. Le poids et la profondeur des ces fautes impardonnables ne touchent pas que

l’auteur des actes mais aussi l’acte lui-même et la possibilité de sa survenance. Pour

quelques philosophes que Ricœur cite, le pardon à donner est alors impossible tant la

culpabilité est inhérente à la condition humaine. « Le pardon offenserait la fierté

humaine4 » On peut aménager les relations humaines, atténuer les conséquences, tenter

de comprendre le criminel mais jamais absoudre la faute. Paul Ricœur philosophe chrétien

qui croit en dernière analyse à la possibilité du pardon va jusqu’au bout du dialogue avec

1Jean Nabert cité par Ricoeur op. cit. p.596 2op. cit. p. 596 3Rapport initial de la CVJR p. 599 4Nicolaï Hartmann cité par Ricoeur op. cit. p.604

Page 90: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

89

ces philosophes pour montrer que tout discours sur le pardon fait toujours l’objet de ce qu’il appelle une infiltration théologique, comme l’est bien évidemment celui de la CVJR. A

l’inverse de l’aveu qui chemine depuis « la profondeur insondable de l’ipséité de la faute1 »

il y a le pardon qui résonne comme un hymne venant des hauteurs. Il n’y a du pardon que parce que justement il y a de l’impardonnable. Le pardon est inconditionnel ou il n’est pas.

C’est à ce moment du raisonnement que Paul Ricoeur interpelle directement la CVJR. Il explique avec Derrida que le pardon nous vient de notre héritage abrahamique2, mais il dit

aussi que ce discours éthique, repris par d’autres cultures, s’universalise. C’est un discours, comme celui des droits de l’homme, qui est soumis « à la discussion d’une opinion publique en voie de formation à l’échelle mondiale ». Uniquement en ce sens il s’universalise. Il n’est

pas universel en soi, il s’universalise. De ce fait, il risque la banalisation. Ce risque pourrait être évité avec un peu de prudence sémantique dans l’espace public mais un nouveau phénomène qui nous concerne intervient, celui de la mise en scène. Paul Ricoeur cite

Derrida3 qui écrivait dans le journal Le Monde en 1999 : « toutes les scènes de repentir,

d’aveu, de pardon ou d’excuses qui se multiplient depuis la dernière guerre et de façon accélérée depuis quelques années (…) mais le simulacre, le rituel automatique, l’hypocrisie, le calcul ou la singerie se souvent mis de la partie et s’invitent en parasites à ces cérémonies de la culpabilité ». Pour Derrida, ces cérémonies de pardon qui peuvent avoir une finalité

sociale doivent être portées « au-delà de l’instance politique et de l’Etat-nation ». Dans ces

cas le pardon au service d’une finalité, comme la réconciliation, peut-être utile mais n’est pas pur. Il devrait exceptionnellement interrompre « le courant ordinaire de la temporalité

historique ». C’est dans ce sens que cet épilogue a été sous-titré : le pardon : l’impossible mission de la CVJR.

Dans le contexte de l’après seconde guerre mondiale le philosophe allemand Karl Jaspers que Paul Ricœur a beaucoup étudié, a travaillé sur la notion de culpabilité. Il distingue

quatre niveaux de culpabilité. La culpabilité criminelle qui relève des tribunaux. La

culpabilité politique qui concernent les citoyens qui ont participé ou laissé faire les crimes

perpétrés au nom de leur Etat. La culpabilité morale qui concerne tous les actes qui ont

contribué à ce que collectivement un peuple se soit laissé entraîner dans les crimes d’Etat et la culpabilité métaphysique qui concerne la condition de l’homme face au mal. Cette dernière a été abordée dans les paragraphes qui précèdent. Dans l’optique de cette communication nous évoquerons la culpabilité politique et la culpabilité morale. La

culpabilité criminelle doit faire l’objet de décision de justice et la CVJR a préparé le terrain de poursuites éventuelles. Notons toutefois que Paul Ricœur développe un long

paragraphe sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité qui touche à l’impossible pardon. L’ampleur des évènements de 2005 ouvre probablement la possibilité de dépôt de plainte par des victimes ou des associations de victimes dans les pays qui reconnaissent la

compétence universelle de leurs tribunaux.

1op. cit. p.604 2op. cit. p.606 3 Jacques Derrida, « le siècle et le pardon », Le Monde des débats, décembre 1999.

Page 91: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

90

A la suite de Jaspers, Paul Ricœur insiste sur le fait que la culpabilité politique ne veut pas

dire que des citoyens peuvent être condamnés collectivement. La notion de peuple

criminel n’a aucun sens. En revanche dans le contexte togolais et de l’histoire de son peuplement, les antagonismes entre communautés historiques, pour ne pas dire ethnies,

autour du foncier ou des accès aux emplois publics demandent une grande vigilance. La

CVJR a bien vu cette question qui est porteuse de graves violences politiques. Ricœur

pense que les peuples, pris collectivement ne sont pas capables de pardonner. « La

motivation des actes de violence dans ce registre est relayée par la mémoire collective à

l’échelle de communautés historiques chargées de leur propre histoire1 ».

L’enchevêtrement de ces conflits entre le privé et le public rend ces conflits particulièrement complexes à résoudre. Les individus ont une conscience morale et ils

peuvent créer le rapport de force pour sortir d’une situation conflictuelle donnée mais la collectivité n’a pas de conscience morale. « Les discours sur la réconciliation des peuples

restent un vœux pieux2 ». La relation ennemi/ami est là. Paul Ricœur, comme à regret, sait

que les mémoires collectives des communautés historiques alimentent cette structuration

primaire de la science politique. Cette réalité est embarrassante, comme il dit, mais vraie.

Aujourd’hui nous dirions, qu’elle n’est pas politiquement correcte. Devant ce constat, il propose des remèdes : une culture de la correction dans les rapports sociaux, une écoute

des récits des autres, ce que finalement l’on appelle les valeurs de civisme et de citoyenneté. Cette culture de la considération doit être portée et pratiquée par les

pouvoirs publics. Une partie des recommandations de la CVJR vont dans ce sens.

Paul Ricœur termine son ouvrage en se penchant plus précisément sur la commission sud-

africaine et esquisse un bilan des travaux de cette instance qui s’est réunie de janvier 1996 à juillet 1998. Le mandat de la commission sud-africaine était quadruple. D’une part collectionner les témoignages, nous sommes également dans le mandat de la CVJR.

Ensuite consoler les victimes, cette dimension apparaît dans le travail d’écoute des victimes réalisé par la CVJR mais elle n’est pas centrale dans son mandat. Puis indemniser les victimes, la question des réparations portée par la CVJR s’apparente à cette question. Enfin

amnistier ceux qui avouaient avoir commis des crimes politiques, la CVJR n’avait explicitement pas ce pouvoir. La CVJR avait aussi un mandat plus large qui était de

diagnostiquer les causes des violences et de faire des recommandations pour éviter le

retour de ces violences. Le mandat de la CVJR avait explicitement une dimension beaucoup

plus politique que celui de sa grande aînée. La commission sud-africaine était divisée en

trois comités : Un comité d’enquête, un comité de réparation et un comité amnistie. Cette

organisation était fonctionnelle autour des trois finalités de la commission : instruire,

réparer et juger. L’organisation de la CVJR en cinq sous commissions était plus compliquée et répondait à un double souci fonctionnel et de gestion : une sous-commission chargée de

1op. cit. p. 617 2op. cit. p.617

Page 92: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

91

la phase documentaire, une sous-commission chargée des investigations, une sous-

commission chargée des réparations et de la réconciliation. On retrouve en partie dans

cette structuration le titre de la CVJR : la vérité pour la première, la justice pour la seconde

et la réconciliation pour la troisième. Les deux autres sous-commissions répondent à des

soucis de gestion : la gestion des antennes régionales et les finances. Pour Paul Ricœur

l’énorme travail d’écoute et d’accompagnement des victimes a eu des résultats indéniables

en Afrique du Sud. La commission a suscité une khatarsis. On n’en est pas là avec la CVJR même si tout le monde reconnaît, y compris les contempteurs de la CVJR, que la phase des

auditions publiques a marqué les esprits et reste comme un des moments forts de la

commission. C’est à ce moment des auditions qu’elle a gagné sa légitimité aux yeux des Togolais. Paul Ricœur doute que le chemin du pardon ait réellement été emprunté en

Afrique du Sud. L’octroi public et sincère du pardon n’a été prononcé que par quelques rares victimes habitées d’un fort sentiment religieux chrétien ou ancestral. On a assisté à des réjouissances publiques quand l’amnistie a été refusée à certains offenseurs. Du côté des accusés, le bilan est encore plus contrasté. L’aveu a souvent été instrumentalisé comme le moyen d’éviter les tribunaux : avouer pour ne pas être jugé. La repentance

publique dans beaucoup de cas a été dévoyée en système de délation généralisé. La fausse

belle évidence d’un pardon en échange d’un aveu qui sous-tend ces processus de

réconciliation est un leurre pour Paul Ricœur. Il ne rejette pas pour autant ces démarches

collectives de réconciliation qui tentent de faire mentir l’idée que les peuples ne pardonnent pas. Elles montrent aussi une humanité qui essaye de prendre en charge sa

condition historique avec toutes les ambiguïtés circonstancielles et structurelles que Paul

Ricœur a minutieusement analysées.

En dernière analyse le pardon nécessite un retour sur soi. C’est le sens du discours du président de la CVJR lors de la remise du rapport au président de la république.

Monseigneur Barrigah insiste également sur le temps qui seul peut aider à faire ce travail :

délier de la faute dans un premier temps pour relier avec la promesse du pardon dans un

second temps. Et pourtant « l’incertitude des virtualités de l’action humaine1 » rend cette

promesse aléatoire. L’infiltration théologique du pardon devient alors une inondation :

c’est seulement si les hommes échangent entre eux le pardon qu’ils pourront espérer se faire pardonner par Dieu. Cela dépasse le cadre de ce colloque de philosophie.

La CVJR au Togo : la dialectique de l’ouverture et de la fermeture de la mémoire collective.

L’injonction de réconciliation faite aux Togolais par les pouvoirs publics et les partenaires

au développement n’est-elle pas prématurée en définitive ? La structuration ternaire du

titre de la commission est pourtant claire : vérité, justice et réconciliation. C’est la vérité de l’histoire qui amènera la justice dans sa double signification de poursuites et de réparations et c’est la conviction que la justice a été rendue qui amènera la réconciliation. Le rapport

1 Cité par op. cit. p. 632 : Hannah Arendt, La condition de l’homme moderne.

Page 93: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

92

initial qui souligne lui-même cette nécessité1 a apporté une contribution importante mais

partielle dans la reconnaissance publique de la vérité, et ce n’est pas rien pour reprendre l’expression de Paul Ricœur, or les actions de justice n’ont pas encore démarré et l’on demande déjà aux Togolais de se réconcilier. La structure du discours de réception du

rapport de la CVJR par le chef de l’Etat montre que ce nécessaire parcours des deux premières étapes avant d’arriver à la troisième a été vu au sommet de l’Etat.

Au terme de cette lecture « ricœurienne » du rapport initial de la CVJR, ce sera chez Platon

dans Le Menon que nous irons chercher la source d’une dernière réflexion. Ce texte, cité à plusieurs reprises par dans son travail sur la mémoire, l’histoire et l’oubli, à partir d’un dialogue autour de la vertu, aborde la question de la possibilité de la connaissance et celle

de la réminiscence. Nous sommes au cœur de notre problématique : la mémoire et la

connaissance historique. On connait l’histoire de ce jeune esclave à qui Platon demande, à partir d’un carré qu’il a dessiné sur le sol, d’en doubler la superficie de manière certaine. Dans un premier temps le jeune homme double simplement deux côtés du carré qui font

angle et obtient un carré quatre fois plus grand. Un peu plus tard, après réflexion,

constatant son erreur, il comprend qu’en montant un carré à partir de la diagonale du premier, il obtiendra un carré double. Dans la conclusion de son ouvrage2, Paul voit dans

cette redécouverte de certains théorèmes par l’esclave une disponibilité humaine, basée sur une mémoire profonde, de reconnaître des vérités intangibles. Filons encore une fois la

métaphore. Comme Platon, les togolais demandent à la galaxie de la réconciliation au Togo

de doubler l’essai de la CVJR : à partir de la vérité réussir la réconciliation. En plagiant

l’anthropologue Jean Pierre Olivier de Sardan3qui définit de manière analogue l’ensemble des acteurs qui vivent du développement, on appellera galaxie de la réconciliation

cet univers largement international d’experts, de bureaucrates, d’agents de l’Etat ou

onusiens, de politiques, de responsables associatifs ou d’ONG, de chercheurs, d’agents de terrain qui vivent de la réconciliation des autres en mobilisant ou gérant à cet effet des

ressources financières et symboliques importantes. Le mot galaxie, plus littéraire, est

proposé ici à la place de celui de configuration au sens de Norbert Elias4. Il est à craindre

que dans un premier temps les acteurs qui gravitent dans cette galaxie se contentent de

doubler les côtés du carré en multipliant les séminaires, les ateliers de planification, les

activités de « sensibilisation des populations », les structures institutionnelles ad hoc, les

opérations de communication ou la vulgarisation du rapport5, dépliant ainsi sur une surface

trop vaste ce qui est le cœur du rapport de la CVJR : la marche vers la vérité des faits pour

asseoir la justice pénale et la justice réparatrice, conditions nécessaires pour une

1Rapport initial de la CVJR p. 133 2op. cit. p.606 3 Olivier de Sardan J,-P., Anthropologie et développement, Essai en socio-anthropologie du changement social. 1995 Paris, Karthala, p7 : « on appellera configuration développementiste, cet univers largement cosmopolite d’experts, de bureaucrates, des responsables d’ONG, de chercheurs, d’agents de terrain qui vivent en quelque sorte du développement des autres et qui mobilisent ou gèrent à cet effet des ressources financières et symboliques considérables ». 4 op. cit. p.263 5A ce propos on peut s’interroger sur la pertinence et l’utilité de la rédaction d’un texte de vulgarisation du rapport qui sera une réécriture et donc nécessairement une interprétation supplémentaire à destination du « commun des Togolais », étymologiquement parlant. Des « populations à la base », en définitive.

Page 94: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

93

réconciliation. Reste à savoir quand ils reconnaîtront et mettront en pratique cette

dernière vérité anthropologique qui est la diagonale du rapport. Tout se passe comme si les

rédacteurs du rapport avaient semé une graine de requête de vérité au fin fond de leur

bibliographie en citant Ricœur pour que cette exigence à la fois morale, éthique,

épistémologique et politique ne soit pas mangée par les oiseaux du ciel, soit cultivée par les

citoyens togolais qui amenderont leur terreau anthropologique, le laboureront et le

sarcleront avec leurs outils d’exigence de démocratie et de culture civique. La justice togolaise séparera l’ivraie du bon grain et les récoltes de la réconciliation seront abondantes de ce côté-là de la mer Rouge.

Les historiens, les philosophes du droit, les hommes de loi, magistrats, avocats,

enquêteurs, policiers, les journalistes, et les associations de droits de l’homme, de défense des victimes ou de victimes, ont encore de quoi faire pour maintenir coincé leur pied dans

la porte entre ouverte par la CVJR sur la vérité, empêcher qu’on la referme et l’ouvrir toute grande pour asseoir la réconciliation au Togo. Pour sa part l’auteur de cette communication attend la mise à disposition du grand public des autres volumes du rapport pour continuer

à travailler sa lecture « ricœurienne ».

Page 95: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

94

Page 96: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

95

Page 97: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

96

Page 98: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

97

LA RECONCILIATION NATIONALE AU TOGO DE 1963 A 2012 :

ANALYSE DES RENDEZ-VOUS MANQUES Par Joseph Koffi Nutefé TSIGBE1

Une analyse minutieuse de l’histoire politique du Togo indépendant montre l’utilisation à foison, de la notion de réconciliation. Déjà en 1963, lorsqu’à l’issue du coup d’Etat militaire au cours duquel Sylvanus Olympio a trouvé la mort, Nicolas Grunitzky accède au pouvoir, il

met en place un comité de réparation, chargé d’indemniser les victimes de la répression politique d’avril 1958 à janvier 1963. Quatre ans plus tard (1967), après le deuxième coup

d’Etat militaire, il est institué un Comité de réconciliation nationale (CRN), chargé de recoudre le tissu social déchiré par les rivalités politiciennes et l’antagonisme nord/sud. Mais ce comité n’a vécu que trois mois. Il passe la main à Eyadema dont le long règne s’est appuyé surtout sur l’armée qui n’a pas su être républicaine. Le rôle joué par cette armée qui s’est mise à dos le peuple dans l’histoire politique du Togo, a conduit à un clivage entre elle et les civils. Pour mettre fin à cette situation, le président de la République d’alors, Gnassingbé Eyadema, le Premier Ministre de la transition, Me Joseph Kokou Koffigoh, ainsi

que le Président du Haut Conseil de la République, Mgr Philippe Fanoko Kpodzro, ont décidé

de faire du 24 avril 1993, une journée de réconciliation « Armée-Nation ». En 2005, Faure

Gnassingbé succède à son défunt père sous une vive tension sociale. Après l’Accord politique global (APG) signé le 20 août 2006, il met sur pied une Commission vérité, justice et

réconciliation (CVJR). Celle-ci a rendu au gouvernement, son rapport en avril 2012. Mais

jusqu’ici, les recommandations faites par cette commission en vue de consolider le processus de recommandation traînent à se traduire dans les faits.

On remarque ainsi qu’un demi-siècle durant, le thème de réconciliation a été

omniprésent dans l’histoire des Togolais. Mais les initiatives entreprises n’ont pas toujours donné les résultats escomptés. Comment expliquer les échecs enregistrés en matière de

réconciliation nationale au Togo de 1963 à 2013? Cet article a pour but de montrer que la

récurrence de la notion de réconciliation dans la vie politique togolaise n’est pas toujours gage de la préservation de la paix civile, étant donné la façon dont les pouvoirs publics ont

géré la question.

A partir des documents officiels des discours politiques, des périodiques, des

témoignages et des documents secondaires, cet article s’emploiera à répondre à cette question suivant un plan ternaire. La première partie sera consacrée à la période des deux

premières Républiques (1961-1967). La deuxième s’intéressera à la période de gouvernance

1 Joseph TSIGBE est Maître-Assistant en Histoire et enseigne à l’université de Lomé au département d’Histoire

Page 99: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

98

d’Eyadema (1967-2005). Enfin, la dernière partie se penchera sur la période allant de 2005 à

2012. Dans chaque partie, l’analyse partira du contexte sociopolitique, décrira les initiatives

en matière de réconciliation nationale avant de montrer les résultats obtenus.

1-Le Togo sous les deux premières Républiques : les tares de la réconciliation

nationale (1961-1967)

Il n’est pas aisé de comprendre la nécessité pour les Togolais de se réconcilier sans

comprendre comment ils sont arrivés à être divisés.

En effet, selon les historiens (Barandao, 1987, Ali, 1997 ; etc.), la question de la division

des Togolais tire ses racines de la période coloniale. Du point de vue de ces auteurs, que ce

soit sous les Allemands ou sous les Français, la politique de mise en valeur initiée par le

colonisateur, mobilisant les populations du nord pour la construction des chantiers au sud-

Togo a été la principale source du clivage nord-sud dans ce pays. Car, concluent-ils, à la fin

de la colonisation, une véritable différence géographique était observable : un nord

quasiment laissé pour compte, contrastant avec un sud relativement « civilisé », abritant les

principales infrastructures mises en place par l’administration, grâce essentiellement à la main-d’œuvre recrutée au nord-Togo. Cette situation aurait mécontenté les populations du

nord et les aurait dressées contre leurs compatriotes du sud (Yagla, 1978).

Dans une publication récente (Tsigbé, 2012), nous avons montré que cette façon de

considérer les choses est simpliste. Nous faisions observer que même si les données

historiques évoquées par ces auteurs ne sont pas erronées en soi, interpréter ainsi la

question nord-sud au Togo, c’est ignorer les logiques coloniales. Il est clair que les motivations des colonisateurs n’étant nullement philanthropiques, ils n’ont investi que là où ils pouvaient engranger des bénéfices. A fortiori, le sud en a bénéficié, mais ce n’est pas sans effort. Par ailleurs, si l’administration coloniale a créé des disparités géographiques entre le sud et le nord-Togo, c’est dans la logique du « diviser pour mieux régner ». D’ailleurs, c’est sur ces disparités créées de toutes pièces par elle que l’administration coloniale, surtout

française, a joué, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, pour diviser les Togolais,

cette fois-ci par l’arme politique. Dans le cadre de la lutte pour l’indépendance, deux blocs politiques se sont opposés.

D’une part, il y avait les partisans de l’indépendance immédiate (CUT-Comité de l’unité togolaise- et la Juvento) et, d’autre part, ceux qu’on appelait les progressistes, pro-

administration et partisans d’une indépendance progressive (PTP-Parti togolais du progrès-

et UCPN-Union des chefs et populations de Nord-). Ce dernier bloc a été suscité par les

Français pour contrer le nationalisme togolais incarné par le premier (Gayibor, 2005 : 578 et

suivantes).

Entre 1946 et 1951, le bloc CUT-Juvento a remporté toutes les élections organisées sur

le territoire, malgré les subterfuges de l’administration coloniale française. Pendant cette période, les partisans du bloc progressiste disent avoir été victimes d’exactions multiformes de la part de leurs adversaires politiques. ce point de vue est difficilement soutenable, dans

Page 100: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

99

la mesure où l’administration, étant de leur côté, disposait de tous les moyens pour assurer leur sécurité. Même si exactions, il y en a eu, elles devraient surtout se passer dans les

milieux sur lesquels l’administration n’avait pas une grande emprise, faute de ressources humaines ; dans les autres localités par contre, elles devraient être de moindre envergure

(Tsigbé, 2012 : 72 et suivantes).

De 1951 à 1958, le pouvoir a changé de camp. Les nationalistes, candidats malheureux

aux élections législatives de 1951 et propagandistes du boycott de toutes les autres

élections, disent avoir été l’objet de moult répressions de leurs adversaires politiques soutenus par l’administration, dont les pires moments ont été les périodes de gouvernorat

de Yves Digo (1950-1952) et de Laurent Péchoux (1952-1955) (Aduayom, Ekué et Tcham,

2005 : 635). C’est ce qui explique le fait qu’après la victoire des nationalistes, lors des législatives du 27 avril 1958, des groupes de miliciens, communément appelés « Ablodé

Sodja » (littéralement, soldats de la liberté), montés et soutenus par des leaders

nationalistes, ont fait la chasse aux progressistes. Tous ces actes, officiellement dénoncés à

maintes reprises par le gouvernement de Sylvanus Olympio, n’ont fait que diviser davantage les Togolais. Beaucoup de responsables du camp adverse durent s’exiler pour fuir cette répression souvent aveugle (Afanvi, 2010).

Le 9 avril 1961, à la faveur d’une triple consultation électorale (présidentielle,

législative et référendaire), la première République a été portée sur les fonds baptismaux.

Suite à ces élections qui, par des subterfuges1, ont assuré une large victoire à Sylvanus

Olympio, ce dernier met en place une politique arbitraire et autocratique, caractérisée par

l’embastillement de ses compagnons de lutte d’hier, Juventistes, notamment Anani Santos et Firmin Abalo ; suppression des partis politiques, diverses arrestations d’ordre politique, exil de certains leaders politiques,2 etc. Face à cette situation, l’opposition s’est employée à déstabiliser le régime Olympio. Selon l’historien Atsutsè Agbobli, (1992), pendant cette période, Lomé a vécu au rythme des rumeurs concernant des complots vrais ou supposés

attribués aux adversaires du régime. C’est pour répondre à ces « complots » que, le 16 août

1961, a été votée la loi n° 61-27, autorisant le gouvernement à prendre des mesures

d’éloignement, d’internement ou d’expulsion contre les individus dangereux pour l’ordre public et la sûreté de l’Etat, pendant une durée de trois ans. Cette loi a permis l’arrestation ou l’exil des leaders de l’opposition. Dans cette même veine, le 13 janvier 1962, par décret n° 62-8, le président de la République a dissout tous les partis de l’opposition3, entérinant de

fait l’avènement du parti unique au Togo (Batchana, 2012 a : 107).

Les réalités sus-citées ont créé des frustrations, et ont remonté les Togolais les uns

contre les autres. Cette attitude qui a déplu à plus d’un, amena des militaires à renverser le

1 Le président Olympio s’est arrangé à faire invalider toutes les listes concurrentes à la sienne (car il s’agissait

d’un scrutin de liste). C’est donc de bonne guerre qu’il remporta « royalement » ces élections (Batchana, 2012 a : 106-107). 2 République Togolaise, Livre blanc sur les exactions commises par le régime défunt, Lomé, Editogo, 1963.

3 L’administration des domaines fut chargée de liquider les biens mobiliers et immobiliers de ces partis.

Page 101: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

100

régime de Sylvanus Olympio, le 13 janvier 1963. Le coup de force ainsi perpétré devrait

inaugurer une nouvelle politique en matière de liberté1.

Ce coup d’Etat militaire, premier du genre en Afrique noire indépendante, a permis le retour aux affaires de Nicolas Grunitzky, ancien Premier ministre de 1956 à 1958, refugié au

Dahomey au moment des faits. Appelé le 14 janvier 1963 par le comité insurrectionnel

(auteur du coup d’Etat) à former un gouvernement provisoire, il s’est employé à organiser les élections, le 5 mai suivant, donnant l’opportunité aux Togolais d’approuver une nouvelle constitution, d’élire une nouvelle Assemblée nationale et de choisir au suffrage direct, un président de la République (Nicolas Grunitzky) et un vice-président (Antoine Méatchi)2. Ainsi

naquit la deuxième République. Mais il est à préciser que dans la foulée de l’organisation desdites élections, le président de la République intérimaire, Nicolas Grunitzky a réussi à

faire rétablir les partis politiques précédemment dissouts sous la première République, et à

faire tenir des cérémonies dites de réconciliation nationale notamment à Tsévié, entre les

membres du Parti de l’unité togolaise (ex- CUT) et ceux de l’Union démocratique des peuples du Togo (UDPT), née, en 1959, de la fusion de deux partis progressistes, le PTP et l’UCPN (Labante, 2012 : 172). Dans la droite ligne de sa politique de réconciliation nationale dont il

se voulait désormais l’apôtre, Nicolas Grunitzky a convoqué, toujours en prélude aux élections de mai 1963, une Conférence dite de la Table Ronde tenue au terrain municipal de

Lomé, du 26 février au 2 mars 1963. L’objectif est de parvenir à convaincre les différents partis politiques à aller à ces élections en présentant une liste commune et à souscrire à un

programme commun de réconciliation et d’unité nationale. Malgré quelques désaccords, les parties prenantes ont pu s’entendre sur l’essentiel : union et réconciliation nationales,

constitution d’une liste d’union nationale pour les élections, préparation d’une nouvelle constitution3.

Après les élections, la politique de Réconciliation nationale s’est poursuivie de plus belle. Elle est caractérisée d’abord par la formation d’un gouvernement d’union nationale au sein duquel se sont retrouvées toutes les formations politiques existantes à l’époque, même si entre temps, le PUT s’est divisé et que l’aile radicale a refusé toute collaboration avec le gouvernement Grunitzky (Labante, 2012). Ensuite, Nicolas Grunitzky a lancé l’initiative de la création d’un parti unique devant fusionner toutes les forces politiques du pays et a commis

le président de l’Assemblée nationale d’alors, Barthélémy Lamboni d’en être le maître d’ouvrage. Malgré la détermination de ce dernier, l’initiative n’a pas pu se concrétiser. Enfin, des tournées régulières étaient organisées à l’intérieur du pays par le président de la République pour, disait-on, expliquer aux populations de l’intérieur, l’option de l’Exécutif pour la paix, la réconciliation et l’unité nationale. Concomitamment, des allocutions 1 Le groupe de militaires qui a assassiné le premier président de la République et les pouvoirs publics sous la

deuxième République reprochait au président déchu, entre autres choses, son autoritarisme (Agbobli, 1992 : 22). 2 République Togolaise, Livre blanc sur les exactions commises par le régime défunt, Lomé, Editogo, 1963,

avant-propos. 3 Allocution du président du gouvernement provisoire à la nation, le vendredi 8 mars 1963, citée par Labante

(2012 : 173)

Page 102: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

101

mensuelles sont prononcées par le président à l’endroit des populations pour leur expliquer ces mêmes choix. C’est l’exemple de l’allocution du 24 août 1963 dans laquelle le Chef de l’Etat faisait entendre : « Le substrat sur lequel reposent nos efforts et qui, seul, conditionne

leur plein succès, je l’ai dit et redit, c’est la Réconciliation et l’union nationales *…+ »1.

Ces actions en faveur de la réconciliation nationale ont eu un écho favorable aussi bien

auprès des populations qu’auprès des responsables de partis politiques. En effet, lorsque, le

21 janvier 1964, le président de la république a reçu les responsables de la branche de

l’Unité togolaise favorable à sa politique, le chef Toyo d’Agoméglozou, premier intervenant, après avoir déclaré qu’à l’issue des événements du 13 janvier 1963 eux, partisans du défunt

président, n’espéraient plus bénéficier de quelque clémence que ce soit de la part de la nouvelle équipe dirigeante, il conclut sur un ton enthousiaste que : « *…+ à notre grande

surprise, c’est un appel à la réconciliation nationale qu’il [Nicolas Grunitzky] a lancé. Nous

proclamons donc notre entier soutien au gouvernement d’union et de réconciliation du président Grunitzky, et nous lui souhaitons une heureuse continuité dans la politique de

justice qu’il a entreprise2 ».

C’est le même son de cloche qu’on peut entendre des différents discours prononcés par les responsables du pouvoir central ou des cantons, lors des tournées organisées par le

chef de l’Etat à l’intérieur du pays. Par exemple, lorsque, le 11 février 1964, le président a

visité la ville de Dapaong, le chef de circonscription, Joseph Bagna et des cavaliers locaux,

après avoir habillé le chef de l’Etat et son vice-président en tenue traditionnelle, les ont fait

transporter à cheval de l’entrée de la ville jusqu’à la place publique. Après ce cérémonial, Joseph Bagna, dans son allocution a déclaré :

« Les menaces sous toutes leurs formes n’ont pas réussi à éteindre l’amitié et l’estime qui vous lient à la population. Après la chute du gouvernement de honte par le coup

d’Etat militaire du 13 janvier 1963, tout était à refaire et le pays tout entier tournait ses regards vers vous. Après ce coup d’Etat et l’instauration du gouvernement légitime, les chances de convaincre les autres chefs d’Etat africains étaient minces parce qu’ils regrettaient la disparition de leur collègue. Mais vous avez su par votre sagesse, votre

expérience, les convaincre. A l’intérieur, les marchandages et les tractations des partis politiques ont failli perdre votre politique. Mais toutes les énergies du pays sont pour

vous avec le mot d’ordre : union et réconciliation »3.

Venant d’une autorité administrative dépendant directement du pouvoir central, ce discours peut évidemment faire l’objet de critique. On peut se demander par exemple si

c’était bien là ce que pensaient réellement les populations dans leur majorité ? Mais

l’enthousiasme et la liesse populaire réservés au cortège présidentiel par la population des Savanes, une région avec laquelle le président défunt a des liens familiaux, peuvent faire 1 Message du président de la République togolaise à la Nation le samedi 24 août 1963, cité par Labante (2012 :

175). 2 Togo Presse du 21 janvier 1964, p. 1.

3 Togo Presse du 12 février 1964, pp. 1 & 8.

Page 103: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

102

penser que même si les termes utilisés dans le discours étaient quelque peu exagérés, une

bonne frange de la population adhérait à la politique du gouvernement Grunitzky.

Il ne fait donc l’ombre d’aucun doute que Nicolas Grunitzky voulait véritablement

incarner la réconciliation et l’unité nationales. Mais a-t-il pu réellement atteindre son

objectif ? Certaines réalités permettent de douter de sa bonne foi. En effet, dès sa prise de

pouvoir, il a donné des instructions aux parlementaires d’émettre le vœu de la publication par le gouvernement, d’un livre blanc sur le régime défunt, ce qui a été adopté, le 6 juillet 1963 par l’Assemblée nationale. Ce livre blanc a été rapidement rédigé par le gouvernement et a ressassé les faits qui se sont déroulés au Togo pendant une période de près de cinq

années, c’est-à-dire, depuis le 27 avril 1958 jusqu’au 13 janvier 1963, date de la fin tragique de Sylvanus Olympio.

Mais avant même que l’Assemblée ne donne son feu vert et que le Livre blanc ne soit

publié, Nicolas Grunitzky, par décret n° 63-59 du 28 mai 1963, crée une commission de

réparation, destinée à indemniser les fonctionnaires et agents de l’administration ayant subi des préjudices de carrière, du fait exclusif de discriminations politiques, entre le 27 avril

1958 et le 13 janvier 19631. Ainsi, du fait que ces dispositions ont exclu les discriminations

politiques d’avant le 27 avril 1958 alors qu’avant cette date, ces violences ont bel et bien eu lieu, on peut estimer que la politique de réconciliation du gouvernement Grunitzky a été, de

ce point de vue, une revanche des vainqueurs sur les militants du CUT et de la Juvento, hier

aux affaires (Kadanga, 2008 : 116 et suivantes ; Batchana 2012 b : 242).

Le 24 février 1964, par décret n° 64-40 modifiant celui du 28 mai 1963, la commission

de réparation a été élargie, enregistrant entre autres, l’entrée des représentants de chacune des formations politiques. Si on peut saluer l’association des formations politiques (donc du CUT et de la Juvento aussi) à l’examen des dossiers pour étudier leur recevabilité, ce décret ne fut pris que 7 mois après que la justice partiale ait fait des victimes dans le rang des

cutards surtout. Dans les différentes circonscriptions notamment dans le Klouto, après les

dépositions, des injonctions ont été faites aux militants du CUT de réparer les dommages

causés aux progressistes. Mais dans l’impossibilité de le faire, beaucoup de militants du CUT ont dû se résoudre à la clandestinité ou à l’exil (Batchana, 2012 b : 244), mettant ainsi le

président Grunitzky en porte-à-faux vis-à-vis des valeurs de la réconciliation nationale et de

l’apaisement dont il se voulait l’apôtre. Malgré toute sa volonté, le gouvernement Grunitzky n’a pas pu se départir de « la

justice des vainqueurs » mettant ainsi à mal sa politique de réconciliation nationale. De

même, le bicéphalisme gouvernemental pour lequel il a opté n’a pas su résoudre le sempiternel problème du partage du pouvoir politique opposant l’élite du Nord à celle du

Sud depuis l’accession du Togo à la souveraineté internationale. Cette situation n’a fait que ronger et affaiblir le régime de Nicolas Grunitzky dont les luttes d’influence et de personnes, des rivalités diverses sont des caractéristiques. Incapables d’arbitrer efficacement et de mener à bout la politique unioniste pour laquelle ils avaient été sollicités, Nicolas Grunitzky

1 Il faut noter que dans la pratique, la commission ne s’est pas limitée aux seules plaintes des fonctionnaires.

Elle en a reçu de toute nature (Batchana, 2012 b : 242).

Page 104: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

103

et son équipe durent céder devant l’armée qui, le 13 janvier 1967, contraint le gouvernement à la démission et reprend la situation en main (Tsigbé, 2012 : 80).

Le même jour du coup d’Etat, les putschistes ont mis en place un Comité de réconciliation nationale (CRN) ayant pour président, le plus ancien dans le grade le plus élevé

de l’époque, le colonel Kleber Dadjo. Sa mission était de recoudre le tissu social déchiré par

des querelles politiciennes et les luttes d’influence ayant caractérisé le régime précédent. Considérant le fait que ce sont les politiciens qui ont divisé les Togolais, le choix des

membres du CRN n’était pas fonction de leur appartenance politique. Ils étaient plutôt

choisis en fonction de leur appartenance ethnique (Afanvi, 2010 : 97).

Mais malgré sa dénomination et la mission dont il a été investi, le CRN n’a pas pu parvenir à réconcilier les Togolais. D’ailleurs, pendant ses trois mois d’existence (13 janvier-

13 avril 1967), les membres de ce Comité n’ont pas fait de la réconciliation nationale, leur

préoccupation majeure. Ils se sont plutôt contentés de critiquer le régime précédent qui se

serait engagé dans une politique de « gabegie » et de « gaspillage »1. Par ailleurs, ils s’étaient acharnés à gérer les affaires intérieures et à légitimer leur pouvoir vis-à-vis de l’extérieur qui devenait de plus en plus critique à l’égard des militaires togolais, suite à ce deuxième coup d’Etat militaire2.

Il n’est donc pas exagéré de dire qu’en dehors de l’équilibre régional respecté dans la composition du CRN, les décisions dudit comité n’ont réellement pas fait la part belle à la réconciliation des Togolais. Les déclarations issues de ses réunions des 17 et 20 janvier 1967,

considérées comme vecteurs de sa politique intérieure et extérieure, illustrent ce point de

vue3.

Le lieutenant-colonel Etienne Eyadema, devenu depuis peu chef d’Etat major, accusa le colonel Kleber Dadjo et son équipe d’avoir failli à leur mission et les contraignit à la

démission, arguant d’avoir été supplié par le peuple de prendre les rênes du pouvoir (Tsigbé, 2012 : 83). Une nouvelle ère venait ainsi de s’ouvrir devant les Togolais, avec de nouvelles réalités en matière de réconciliation nationale.

2-La réconciliation nationale dans une nouvelle phase : les avatars d’une politique unioniste sous Eyadema Gnassingbé (1967-2005)

Le 14 avril 1967, lorsque le lieutenant-colonel Etienne Eyadema mit fin aux fonctions du

CRN, se saisit du pouvoir et mit en place son premier gouvernement, il déclarait que le

pouvoir ne l’intéressait pas. Mais qu’il a dû agir sous la pression de la rue, œuvre des Togolais de tous bords qui ont trouvé en sa personne, l’homme de la situation. Selon lui, n’ayant pas trouvé compétents les membres du CRN au regard de la réconciliation nationale, mission essentielle qui leur a été dévolue par le peuple, ses compatriotes ont jeté leur

dévolu sur sa personne. Eyadema prend donc les rênes du pouvoir pour faire en sorte que la

1 Togo Presse du 18 janvier 1967, p. 1.

2 Togo Presse du 21 janvier 1967, p. 1.

3Ibidem.

Page 105: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

104

mission jadis dévolue au CRN soit accomplie. Il dit, avant toute action, avoir fait le diagnostic

de ce qui divise les Togolais. Les conclusions de cette analyse sont évidentes : le mal togolais

est certes d’origine politique, mais il est aussi lié au régionalisme, c’est-à-dire au clivage

entre le Nord et le Sud que le système multipartiste n’a fait qu’aggraver. Fort des résultats de ce diagnostic, le président de la République prit une ordonnance le 8 mai 1967 interdisant

les activités de tous les partis politiques et celles de tous les groupements qui leur sont

affiliés1. La même ordonnance stipule, dans son article premier que « le gouvernement est

habilité à prendre toutes mesures tendant à réaliser la réconciliation nationale » (cité par

Afanvi, 2010 : 100).

Au début, en mettant fin aux activités des partis politiques, l’idée du président n’était pas d’en créer un, encore moins un parti unique. En effet, quelques jours après sa prise effective du pouvoir, le président Eyadema déclarait dans un entretien à Togo Presse : « Je

suis fermement opposé au parti unique. Afin de favoriser la critique, il faut deux partis. Le

système de parti unique n’est pas la démocratie. Car alors, l’opposition n’a d’autre moyen pour s’exprimer que de comploter »2. Le 12 janvier 1969, à la veille de la fête anniversaire de

la libération nationale (car c’est ainsi qu’on a baptisé le 13 janvier), le président de la République annonça dans un discours, la remise en place des partis politiques3.

Mais cette annonce semble mécontenter la population qui, dès le 15 janvier, organisa

dans les préfectures, des marches de protestation contre cette décision du chef de l’Etat. En réaction à ces manifestations, le 17 janvier suivant, le conseil des ministres dut se réunir en

urgence pour annuler la décision du président de la République et décider à nouveau, de la

suspension des activités politiques et demander aux populations de cesser leurs

manifestations. Même si on convient avec Komko (1992 : 315) que la spontanéité de ces

manifestations est sujette à caution, toujours est-il que les documents officiels de cette

période ont fait état de l’ampleur qu’elles ont prises à l’intérieur du pays. A partir de ce moment, le souci de créer un mouvement national qui, à terme,

deviendra un parti unique ne faisait que tarauder l’esprit du chef de l’Etat. Finalement, par

un appel dit historique ayant réuni à Kpalimé les forces vives du pays, le 30 août 1969, cette

idée a été officialisée. Trois mois plus tard, lors d’un congrès constitutif tenu à Lomé les 28,

29 et 30 novembre 1969, le mouvement fut lancé. Il prit le nom de Rassemblement du

peuple togolais (RPT), en fait une dénomination datant de la période de la deuxième

République que Barthélémy Lamboni a voulu donner au parti unique que le président

Nicolas Grunitzky lui a demandé de créer.

Dans son allocution du 30 août à Kpalimé, le président Eyadema faisait observer sans

ambages :

« Il ne s’agira pas d’un parti, où triompheront comme jadis, la haine, les règlements de compte, les divisions, les luttes d’hégémonie, les intérêts personnels mais, un seul et véritable creuset national où viendront se fondre les forces vitales de ce pays à

1 République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, s.d. et s.éd., p. 14.

2Togo Pressedu lundi 22 mai 1967, p. 1.

3Togo Pressedu 13 janvier 1969, p.3.

Page 106: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

105

quelques partis qu’elles aient appartenu. Ce groupement de tous les hommes de bonne volonté qu’ils soient nouveaux ou qu’ils aient été des partisans devra œuvrer pour une reconversion totale des mentalités pour l’union et la solidarité effectives de tous les Togolais »1.

A sa création, le RPT a été investi de la mission de la réconciliation nationale au sein

d’un seul et véritable creuset national. Cette œuvre de réconciliation devait aboutir à une intégration nationale entre tous les Togolais, qu’ils soient du nord ou du sud, dans une structure de dialogue destinée à promouvoir « activement dans les esprits et les faits, l’unité et la solidarité nationales2.

Progressivement, les autorités togolaises qui, au départ, donnaient l’impression d’avoir été contraintes par la rue d’instaurer le parti unique, s’y sont plu, et ont prorogé sans complaisance, jusqu’à la fin des années 1980, les dispositions de la loi n° 27 du 16 août 1961,

qui autorisait, à des fins préventives, le gouvernement à prendre des mesures

d’éloignement, d’internement ou d’expulsion contre les individus dangereux pour l’ordre public et la sûreté de l’Etat.

Comme on pouvait s’y attendre, la création du RPT était, pour ses responsables, une potion magique pour la réconciliation et l’unité nationale. C’est ce qui transparaît en substance, dans le discours du président Eyadema du 12 janvier 1970 : « En ce début

d’année, réconciliés et unis au sein du Rassemblement du Peuple Togolais, et comme un seul homme, partons à la conquête d’autres victoires sur la faim, l’ignorance et la maladie ;

*…+ »3.

La réconciliation évoquée dans ce discours a été illustrée, l’année suivante, dans un autre discours prononcé le 31 juillet 1971, à l’occasion de la célébration de la journée de la femme africaine, par quelques exemples :

« On ne construit pas une nation sur la division de ses enfants et c’est dans la paix et

l’union que tout devient possible. Je sais que vous l’avez compris et je n’en veux pour preuve que le témoignage public que vous m’en donnez, lors de nos fêtes nationales, quand défilent devant nous tous, la main dans la main vos cellules et vos associations,

où l’on voit regroupés, confiants et heureux, celles et ceux qui, il y a cinq ans, ne se parlaient que pour s’injurier »4.

De ce discours, on retient que les fêtes nationales, notamment le 13 janvier, sont le

symbole de la cohésion nationale et le cadre où se manifestent les caractéristiques de la

réconciliation nationale. Cette vision des choses se confirme également par cette portion du

discours du 10 janvier 1974 du chef de l’Etat à la nation :

1 Togo Presse du 31 août 1969, p. 1 & suivantes. Cf. le discours prononcé par le président Eyadema le 30 août

1969 à Kpalimé. 2 Programme et statut du RPT, p. 16.

3 République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 26.

4 République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 37.

Page 107: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

106

« Pour la onzième fois, nous allons célébrer ensemble la fête Nationale de la

Libération. Pour la septième fois, nous le ferons dans la concorde, l’unité et la paix qui font que cet anniversaire, d’abord simple commémoration d’une date historique, est devenue fête de la solidarité de tout un peuple, maintenant confiant dans sa

destinée » (cité par Agba, 2009 : 99).

Jusqu’ici, dans les discours officiels, l’œuvre de la réconciliation nationale se résume à la création du parti unique et à l’adhésion manifeste des populations à la célébration des fêtes nationales. Mais dans un discours prononcé le 2 février 1974, à l’occasion du retour triomphal à Lomé, suite à l’attentat de Sarakawa, accident d’avion survenu le 24 janvier de la même année dont il est sorti indemne, le chef de l’Etat a ajouté des éléments nouveaux :

« *…+ Depuis 1967, lorsque vous nous avez fait confiance en nous appelant à la tête de ce pays, il y avait au Togo deux problèmes : le problème économique et le problème

politique. Nous avons dit qu’il fallait commencer par le problème politique. Ainsi,

ensemble avec vous, nous avons réconcilié ce pays en libérant les détenus politiques,

en lançant un appel à tous les exilés afin qu’ils regagnent le pays. Aujourd’hui, à l’heure où je vous parle, je pense que le problème politique est réglé. Nous n’avons aucun détenu politique, après sept ans de pouvoir » (cité par Agba, 2009 : 107).

Les éléments nouveaux dont il est question sont la libération des détenus politiques et

l’appel aux exilés pour qu’ils rentrent au bercail. Certes, les détenus politiques ont été

libérés. Mais par la suite, il y en a eu plus qu’avant son avènement au pouvoir. De même, certains exilés politiques qui ont cru en la bonne foi de cet appel et qui sont rentrés en ont

fait les frais1. Tout cela montre à suffisance, les limites de la réconciliation nationale prônée

par le président Eyadema. En dépit de ces limites, le chef de l’Etat s’est toujours réjoui de la réussite de cette politique et n’a manqué aucune occasion pour féliciter les populations qui, selon lui, ont considérablement contribué à asseoir cette réconciliation nationale. Pour

preuve, dans un discours prononcé lors de sa visite aux populations d’Aného, le 8 juillet 1974, le président Eyadema faisait entendre :

« Dans un passé encore récent –à tort ou à raison- la politique de division qu’a connue le pays a été attribuée à la population et aux ressortissants d’Aného. Je voudrais penser que c’est à tort que l’on vous accusait de tous les maux dont souffrait notre pays, puisqu’avec moi, vous avez été capable de faire taire vos disputes,

de vous unir et de regarder dans la même direction »2.

1 Pour des exemples, lire G. T. Tété Adjalogo, 2006, Histoire du Togo. La longue nuit de terreur (1963-2003),

Paris, éd. A. J. Presse, pp. 161 et suivantes. 2 RPT, Dixième anniversaire du RPT, allocutions et discours du président fondateur 1969-1979, Lomé, NEA, p.

641.

Page 108: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

107

A Bassar, le 13 juillet de la même année, il a déclaré : « *…+ Au niveau local même,

Bassar donne l’exemple d’une circonscription où la paix et la Réconciliation que nous avons instaurées, sont une réalité vivante ».

Ces compliments lancés aux populations étaient somme toute des stratagèmes

politiques pour les faire adhérer à la politique unioniste du gouvernement. De ce fait, on

peut s’interroger sur la sincérité de ces discours. Le cas d’Aného est assez illustratif. Dans le discours cité plus haut, ces populations sont louées d’avoir été capables de taire leurs disputes et de s’unir avec le gouvernement en regardant dans la même direction. Malgré ces éloges, curieusement, à chaque fois qu’une tentative de déstabilisation par coup d’Etat est ourdie, impliquant des natifs d’Aného, le peuple guin est toujours indexé comme voulant saboter la politique unioniste du chef de l’Etat et arracher aux Kabiyè, le pouvoir pour le remettre aux gens du sud ; car, disait-on, ces gens n’ont jamais accepté que le pays soit dirigé par un Nordiste. En tout état de cause, le fait de tailler des discours sur mesure selon

les circonstances, a participé de la stratégie de gouvernance instaurée par le président

Eyadema.

Cette politique accompagnée d’une gouvernance sans complaisance et, pour tout dire, avec un bras de fer, a payé pendant la durée de vie du parti unique. Pendant cette période,

aucune contestation n’a été signalée de la part des Togolais contre le régime en place. Au

contraire, des marches de soutien, des animations, le culte de la personnalité ont été les

cadeaux les plus précieux offerts par ces populations à leur président. Bien sûr, on peut se

demander si ces manifestations révélaient les désidératas profonds des Togolais ! En réalité,

le moins qu’on puisse dire, c’est que même si au tout début de son règne, ces manifestations étaient sincères, par la suite, elles ont été récupérées politiquement et entretenues par le

pouvoir pour faciliter son maintien.

Dans une telle situation, les populations étaient obligées de s’exécuter. Les tentatives de coup d’Etat ourdies de l’extérieur en intelligence avec des officiers de l’armée togolaise en 1977 ou en 1986 (Agba, 2009) ou encore l’affaire des tracts de 1977 et de 1985

(Batchana, 2012 a : 115), n’étaient-ils pas des indices de notes discordantes dans un son de

musique que le discours officiel disait très cadencé ? Si la réconciliation et l’unité nationale sont aussi acquises qu’on le clamait et que les populations tantôt félicitées pour leur

adhésion se sentaient délibérément toutes concernées, pourquoi alors autant de détraction

du chef de l’Etat aussi bien en interne qu’à l’extérieur par des moyens qualifiés de subversifs ?

Dans tous les cas, le coup de semonce du 5 octobre 1990, journée au cours de laquelle

une bonne partie de la jeunesse de la capitale a osé descendre dans la rue pour manifester

son ras-le-bol du régime, a fait paraître au grand jour, les limites de la méthode de

gouvernance politique mise en place depuis 23 ans de règne monopartite. Le processus de

démocratisation qui a commencé dès lors et les dérives auxquelles il a conduit, montrent

que le régime militaire qui a tenu en laisse les Togolais pendant plusieurs décennies, a fait

beaucoup de victimes qui n’attendaient que des occasions similaires pour manifester publiquement leur grogne et partant, montrer les limites de la politique de réconciliation et

Page 109: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

108

d’union nationales du général Gnassingbé Eyadema. En effet, les manifestations populaires des Loméens destinées à dire non à la dictature,

suite à l’arrestation et à la volonté du pouvoir de juger deux jeunes étudiants ayant été identifiés comme auteurs de distribution de tracts « séditieux » et accusés d’appartenir à une organisation illégale au Togo, la CDPA (Tcham, 1992 : 4) ont fait franchir le Rubicon. La

situation se politisa et conduit inexorablement à l’organisation de la Conférence nationale dite souveraine, tenue du 8 juillet au 28 août 1991.

Cette conférence était la tribune pour faire, entre autres, un débat général sur la vie

politique, économique, sociale et culturelle du Togo, qui sera à terme sanctionné par une

déclaration de politique générale (Agboyibo, 1999 : 147). L’heure était alors au bilan. En matière de construction nationale, le général Eyadema, dans son discours d’ouverture de ladite conférence, faisait entendre :

« Durant ces vingt-quatre ans [1967-1991+, les Togolais, en toute liberté, dans l’ordre, la discipline et la paix sociale, ont adhéré à cette politique de développement et ont

apporté leur pierre à la construction de la nation, permettant ainsi à notre pays

d’occuper la place de choix qui est la sienne dans notre sous-région »1.

En ce qui concerne la réconciliation dont on a semblé dire pendant les moments de

gloire du RPT qu’elle était réalisée, voici ce que déclarait le président de la République en toute honnêteté, dans le même discours :

« Je voudrais donc que cette rencontre soit l’occasion d’une véritable réconciliation nationale entre tous les fils du Togo, qu’ils soient originaires du nord, du sud, de l’est ou de l’ouest et que ces assises permettent aux uns et aux autres de prendre conscience du véritable enjeu du renouveau démocratique en cette fin de siècle, où le

développement économique reste la clef de voûte du bonheur des peuples »2.

A en croire ces portions de discours, la réconciliation et la construction nationales

étaient bel et bien réalisées avant la conférence nationale et se sont les troubles du début

des années 1990 qui seraient à l’origine de la rupture du lien social entre les Togolais. Cette vision des choses est difficilement acceptable au regard des développements antérieurs.

Mais une chose est certaine, c’est que la période de transition démocratique (1991-1993)

sur laquelle a débouché la conférence nationale a contribué davantage à la désunion des

Togolais, à cause des massacres, des actes de vandalisme, des exécutions extrajudiciaires

ayant meublé ces deux années, mettant aux prises les civils et les militaires. Cette situation a

amené le chef d’Etat d’alors, le général Gnassingbé Eyadema et le premier ministre de la transition, Me Joseph Kokou Koffigoh à convenir, le 29 décembre 1992, en se basant sur

l’une des recommandations de la commission mixte paritaire formée les 28 et 29 juillet

19923, de l’organisation d’une journée de réconciliation Armée-Nation pour début janvier

1 République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, idem, p. 168.

2 République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 169.

3 Togo-Presse du 18 décembre 1992, p. 3.

Page 110: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

109

19931. Mais selon Labante (2013, inédit), en raison de la persistance de la crise

sociopolitique, cette journée n’a pu se tenir que le 24 avril 1993. Considérant que l’armée est les civils se rejettent la responsabilité de l’escalade de la

violence persistante au sein de la population, les acteurs de la transition ont senti le besoin

de procéder à la réconciliation des deux entités de la population pour donner la chance à la

paix de régner dans le pays. Une commission a été mise en place pour réfléchir à la

faisabilité de la chose. Dans ses nombreuses propositions, la commission a estimé que cette

réconciliation devait commencer par une « journée de jeûne et de repentance nationale où

les Togolais de tous les horizons politiques et de toutes les confessions religieuses devaient

demander pardon à Dieu pour leurs péchés et implorer sa bénédiction sur le Togo. La

commission avait proposé que ce soit le chef de l’Etat qui proclame solennellement cette journée » (Labante, 2013, inédit). Cette proposition fut acceptée. Dans son discours de

lancement de la cérémonie prononcé le 23 avril, le chef de l’Etat a déclaré au sujet de la journée de jeûne qu’elle est : « organisée sur toute l’étendue du territoire pour enterrer définitivement la hache des affrontements fratricides, implorer la bénédiction du Tout-

Puissant sur notre cher pays et permettre aux civils et aux militaires de mieux se connaître

pour mieux s’apprécier, chacun dans le cadre de la mission qu’il accomplit au service de la nation »2. Les manifestations de la journée de réconciliation nationale ont été marquées par

des libations, des meetings populaires, des offices religieux et des cross-countries sur toute

l’étendue du territoire national (Labante, 2013, inédit). Mais cette cérémonie n’a été que du folklore, étant donné que l’initiative même de la

réconciliation Armée-Nation, du fait qu’elle était organisée à un moment où la crise sociopolitique n’avait pas connu son épilogue et que tous les acteurs surtout politiques ne se

sont pas impliqués comme cela se doit, était mort-née (Labante, 2013, inédit). Ce fut encore

un rendez-vous manqué pour les Togolais de se réconcilier les uns avec les autres. Tirant des

leçons de cette occasion manquée, le chef a proposé, par la suite, ce qu’il a appelé une autre approche de la réconciliation nationale. Dans son projet de société dans le cadre des

élections présidentielles du 25 août 1993, le président sortant, Gnassingbé Eyadema, met en

première position, sur les douze orientations définies : « une nouvelle approche de l’unité nationale »3. Aussi, le 10 septembre de la même année, dans son premier message à la

nation après lesdites élections qui l’ont largement conforté dans son fauteuil, le général

Eyadema déclarait-il :

« Ma première mission est d’aider à la réconciliation nationale. Le moment est venu pour tous les Togolais, ceux du sud et ceux du nord, ceux de l’est et ceux de l’ouest, de se tendre la main. Nous ne sommes pas des ennemis des deux côtés d’un champ de bataille mais des citoyens libres et égaux qui devront réapprendre à communiquer, à

1 Togo Presse du 30 décembre 1992, p. 1.

2 Togo-presse du 26 avril 1993, pp.1 & 3.

3 République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 179.

Page 111: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

110

se comprendre, à s’aimer. Ce jour, il n’y a ni vainqueur, ni vaincu. La seule gagnante est la démocratie. Donnons-nous la main. Unissons-nous au lieu de nous diviser »1.

Quelques années plus tard, précisément le 10 janvier 1997, au congrès extraordinaire

du RPT, on peut entendre du discours du chef de l’Etat ce qui suit : « Six ans se sont écoulés

[à partir du processus de démocratisation de 1991]. Le moment est venu de tourner cette

page douloureuse, d’oublier le passé et d’amener toutes les Togolaises et tous les Togolais, sans distinction aucune, à se donner la main et à regarder ensemble l’avenir »2.

Beau discours dans la forme ! Mais comme par le passé, les réalités sur le terrain

permettent de douter de la bonne foi de son auteur. Arrestations arbitraires pour des

raisons politiques, contrainte à l’exil des honnêtes citoyens, remise en cause des accords politiques visant à instaurer plus de démocratie dans la gouvernance politique et à bouter

les sources de division des Togolais, etc. sont autant de réalités qui corroborent cet

argument. Malgré cette invite adressée aux Togolais à se donner la main, il s’est avéré que

dans les faits, cela a été loin d’être le cas. Il suffit de se rappeler des périodes électorales de 1998, 2003, 2005… et des violences subséquentes pour se rendre à l’évidence qu’en fait, la réconciliation nationale clamée depuis toujours n’est qu’un artifice politique (Tsigbé, 2012 :

94).

De même, lorsqu’on se réfère aux dialogues inter-togolais qui ont eu lieu au cours de

la décennie 1990 (Ouaga I & II, Accord cadre de Lomé, etc.) dont les principales mobiles sont

la remise en cause du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, l’insuffisance des garanties pour la tenue d’élections libres et transparentes et la contestation des processus électoraux, on se rend compte que les accords signés n’ont pas du tout été mis en application (Tsigbé, 2011 : 118-120). Or, quand on sait que les trois

mobiles sus-cités participent activement de ce qui divise les Togolais, on peut se demander si

les acteurs politiques d’alors, notamment le parti au pouvoir avait la volonté de réconcilier les Togolais et de faire régner la paix civile et la concorde nationale à l’échelle du pays. Il est difficile d’y répondre par l’affirmative.

Il est donc un fait que sous le long règne du général Eyadema, les deux premières

décennies, au regard de la méthode forte utilisée, une sorte d’unité et de réconciliation nationales attribuées aux acquis du parti unique (RPT) a semblé régné, même si des voix

discordantes se levaient, à l’intérieur comme à l’extérieur pour dénoncer la méthode dictatoriale de gouvernance choisie. Mais progressivement et ce, surtout dans le contexte du

multipartisme ayant vu le jour au début des années 1990, les Togolais ont été davantage

divisés, notamment par la mauvaise intellection du jeu démocratique ainsi que par les ratés

dans les processus électoraux. Les militaires au pouvoir se sont appuyés sur l’armée pour consolider leur autoritarisme. L’armée qui est censée être républicaine, a opté plutôt pour la garde prétorienne. Ainsi, elle s’est mise à dos le peuple en acceptant de se mettre aux ordres

du régime en place. La conséquence est que civils et militaires se retrouvent comme des

1 République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, p. 186.

2 République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, pp. 188-189.

Page 112: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

111

ennemis, chacun cherchant la moindre occasion pour se venger de l’autre (Labante, 2013, inédit).

La mort du président Eyadema, le 5 février 2005, et la tentative d’imposition de son fils

au peuple par l’armée ainsi que son élection contestée du 24 avril 2005 ont non seulement provoqué de vives tensions sociales, mais aussi divisé davantage les Togolais. Le Président

Faure Gnassingbé qui hérite, pour ainsi dire, le pouvoir de son défunt père doit faire face à

l’obligation de recoudre le tissu social suffisamment déchiré dans son pays. C’était pour lui une gageure.

3- La réconciliation nationale sous le président Faure Gnassingbé : encore un

rendez-vous manqué ? (2005-2012)

Après son investiture à l’issue des élections du 24 avril 2005, Faure Gnassingbé a lancé, sur le plan interne, le dialogue inter-togolais le 18 novembre 2005. Ce dialogue a abouti à la

signature, le 20 août 2006, de l’Accord politique global (APG), sous la facilitation du

président du Faso Blaise Compaoré1. En introduction au compte rendu de cet accord paru

dans Togo Presse du mardi 22 août 2006, on peut lire ce qui suit :

« Depuis dimanche dernier *20 août, date de signature de l’APG+, toute la classe

politique togolaise est engagée, à travers un accord politique global conclu, dans un

processus de réconciliation nationale et de refondation de la société togolaise, dans un

climat apaisé. Fruit de plusieurs mois de négociations et de concessions réciproques,

cet accord politique global a été signé, à l’Hôtel 2 Février, au cours d’une cérémonie solennelle présidée par le président de la République Faure Essozimna Gnassingbé et

son homologue du Burkina Faso, M. Blaise Compaoré *…+ 2».

Cette note introductive donne une idée sur les principaux acteurs présents à cette

cérémonie : les représentants de la classe politique, le chef de l’Etat, le facilitateur, ainsi que les membres du bureau du dialogue inter-togolais dirigé par Me Yawovi Agboyibo.

Entre autres décisions prises, les parties signataires de l’APG « s’engagent à œuvrer pour le retour des réfugiés et pour la réinstallation des personnes déplacées en vue d’une réconciliation nationale dans un climat apaisé »3. Par ailleurs, il a été convenu de mettre en

place un gouvernement d’union nationale et d’adopter un code de bonne conduite pour les élections à venir, preuve que la classe politique est consciente que les élections mal

organisées sont source de division entre les Togolais.

Content de l’aboutissement heureux de ce dialogue inter-togolais, le chef de l’Etat, dans son discours mentionne que l’APG sera l’instrument par lequel les Togolais peuvent se pardonner et se réconcilier.

1 Togo Presse du 22 août 2006, pp. 3-6.

2Idem, p. 3.

3Togo Presse du 22 août 2006, p. 3.

Page 113: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

112

Il souligne :

« Un esprit nouveau souffle sur le Togo. Un esprit de paix et de concorde nationale, un

esprit de fraternité et de tolérance, un esprit de pardon et de réconciliation »1. Plus

loin, il estime que cet accord « sera l’instrument au service des retrouvailles entre Togolais et le facteur de la réconciliation nationale, de la paix et de la stabilité politique

de notre pays »2.

Cette portion de discours montre clairement que l’APG était investi de la mission de réconciliation des Togolais. Tout comme le chef de l’Etat, les autres acteurs ou institutions invitées à la cérémonie n’ont pas manqué de souligner cette mission dévolue à la signature de cet accord. Selon le président du Faso, facilitateur dans la crise togolaise, « le Togo a

décidé d’offrir à l’Afrique l’exemple d’une nation réconciliée avec elle-même »3. Prenant la

parole au nom de la communauté internationale, l’Ambassadeur Sebregondi, représentant de l’Union européenne, observe que « la signature de l’Accord politique global, un événement essentiel, est un pas vers une réconciliation nationale durable »4.

Comme on peut le constater, c’est de façon unanime que la communauté internationale et les Togolais dans leur entièreté ont salué la signature de cet accord qui,

selon eux, est gage de la réconciliation et de l’unité nationale qu’on a estimée perdue dans

le sillage des événements malheureux ayant suivi l’élection très contestée de Faure Gnassingbé en 2005 (Tsigbé, 2012 : 96).

Pour que cette réconciliation devenue la préoccupation majeure des Togolais se

traduise dans les faits, l’APG a suggéré, à la suite des recommandations des rapports

d’enquête sur les violences électorales de 2005 (commission d’enquête nationale conduite par Me Joseph Kokou Koffigoh et la mission du Haut-commissariat aux droits de l’Homme conduite par M. Doudou Diène), ainsi que celles de la Commission de réflexion pour la

réhabilitation de l’histoire du Togo (créée le 7 septembre 2005 par décret N° 2005-092/PR),

la mise en place d’une commission chargée d’apaiser les cœurs5. Il dispose :

Point 2.2.2 (b) : « Les parties prenantes au Dialogue national conviennent de la

création d’une Commission chargée de faire la lumière sur les actes de violence à caractère politique, commis durant la période allant de 1958 à ce jour, et d’étudier les modalités d’apaisement des victimes »6.

1 Idem, p. 4.

2Idem, p. 5.

3Ibidem.

4 Idem, p. 6.

5République Togolaise, CVJR, Rapport final. Volume 1 : Activités, rapport d’investigations et recommandations,

avril 2012, pp. 54-58. 6 République Togolaise, Dialogue inter-togolais. Accord Politique Global, Lomé, Editogo, le 20 août 2006, p. 19.

Page 114: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

113

Point 2.4- Pardon et réconciliation nationale : « Afin de créer les conditions pour un

climat social apaisé nécessaire à la réconciliation, les partie prenantes au Dialogue

National conviennent de créer une Commission qui proposera des mesures en vue de

favoriser le pardon et la réconciliation nationale »1.

C’est donc sur la base de ces dispositions que, par décret N° 2009-046/PR du 25 février

2009, une commission dénommée « Commission Vérité, Justice et Réconciliation » (CVJR) a

été créée2. Le même décret précise en son article 2 sa mission. Entre autres, la CVJR a pour

mission de : « Procéder à la mise en œuvre des recommandations issues de l’Accord Politique Global, notamment ses points 2.2.2 et 2.4, en faisant la lumière sur les actes de violence à

caractère politique commis par le passé et d’étudier les modalités d’apaisement des victimes »3.

Composée de 11 commissaires, la CVJR s’est attelée à accomplir sa mission pendant 34 mois (au lieu des 18 qui lui étaient donnés initialement) à l’échelle du pays, investiguant et auditionnant des milliers de citoyens qui, souvent la peur au ventre, ont accepté de

témoigner sur les actes de violence dont eux-mêmes, leurs proches, ou bien d’autres ont été victimes au Togo, pendant la période indiquée. Si l’on peut saluer ce courage aussi bien des commissaires que des témoins et des victimes, ce qui a rendu possible la mission de la

Commission, on peut regretter que contrairement aux autres Commissions de ce genre

mises sur pied ailleurs en Afrique (Afrique du Sud notamment), aucun bourreau ne s’est présenté devant la CVJR pour faire son mea-culpa. Même les coupables identifiés par les

victimes et dont les noms ont été cités dans les dépositions, ont rejeté en bloc les

accusations qui les mettaient en cause. Est-ce parce que, contrairement à ce qui se passe

sous d’autres cieux, le régime sous lequel ont opéré les supposés bourreaux est toujours au pouvoir ? Ou alors c’est par crainte d’être traduit devant les juridictions une fois la faute acceptée que ces supposés bourreaux ont refusé de reconnaître les faits ? Autrement dit, le

Togo n’a-t-il connu que des victimes sans bourreaux pendant toute cette période? Doit-on

postuler que tous les bourreaux sont morts ? Autant d’interrogations que les Togolais dans

leur majorité se posent encore aujourd’hui. Mais ce qui est sûr, c’est qu’ils sont nombreux, ces Togolais qui n’ont pas cru en la sincérité des gouvernants qui ont mis en place cette Commission. Est-ce pour cela que beaucoup de Togolais n’ont pas collaboré ? Il est difficile

en l’état actuel des connaissances de répondre à ces interrogations multiples.

Depuis le 3 avril 2012, la CVJR a rendu son rapport final assorti de recommandations.

Mais jusqu’ici, aucune de ces recommandations n’est encore mise en application. Cette situation ne donne-t-elle pas raison aux incrédules ? Pour l’heure, il est trop tôt de l’affirmer. Toutefois, une chose est évidente, c’est que, à ce jour, les Togolais ne sont pas aussi

1Idem, p. 21.

2République Togolaise, CVJR, Rapport final. Volume 1 : Activités, rapport d’investigations et recommandations,

avril 2012, p. 62. 3Ibidem.

Page 115: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

114

réconciliés que cela puisse paraître. Il n’est donc pas exagéré de dire qu’aujourd’hui encore, du chemin reste à parcourir pour parvenir à réconcilier les Togolais.

Il paraît donc évident que cinquante ans d’indépendance après, les Togolais sont toujours divisés et l’effectivité de la réconciliation reste un vœu pieu. Cette situation a fortement agi sur la construction nationale. En effet, considérant que c’est dans l’unité que peut se construire un pays quel qu’il soit, comme d’ailleurs le stipule le premier vers du deuxième couplet de l’hymne national : « Dans l’unité nous voulons te *Terre de nos aïeux+ servir », comment un pays dont les citoyens sont divisés aussi bien sur le plan politique que

sur le plan social peut-il relever les défis du sous-développement ? Par ailleurs, le fruit de la

division étant la haine, les rancœurs, la détestation, les actes de vandalisme, le Togo a offert ce triste spectacle à la communauté internationale, surtout pendant les moments électoraux

où s’invitent les milices de tous bords, menaçant sérieusement la paix sociale. Certes, il n’y a pas eu de guerre civile au Togo. Mais tous les signaux sont au rouge, indiquant que le lien

social est fortement menacé. Les occasions de réconciliation nationale auraient pu recoudre

le tissu social à la manière sud-africaine mais hélas ! Toutefois, l’espoir n’est pas perdu. Mais pour gagner le pari, la responsabilité de ceux qui sont au pouvoir est toute entière engagée.

Dérivé du latin reconciliare signifiant remettre en état, la réconciliation signifie, selon

Adnès, « rétablir des liens d’amitié ou d’affection entre des personnes fâchées, brouillées, opposées jusqu’à la crise, jusqu’au conflit. Il s’agit d’un changement de rapports et de relations, qui suppose une modification psychologique des sentiments, dispositions,

attitudes : la paix succède à l’inimitié, l’entente à l’hostilité, l’union à la rupture. Se réconcilier, c’est se remettre bien ensemble, redevenir amis » (Adnès et alii, 1983 : 236). Au regard de

cette définition, il est clair qu’avant de parler de réconciliation nationale, il faudrait bien qu’il y ait eu brouille, mésentente, voire rupture entre les fils d’un même pays.

Au Togo, de 1963 à 2012, l’histoire est riche des situations conflictuelles mettant aux prises les diverses composantes de ce pays. Cette situation n’a pas laissé indifférents les chefs d’Etat qui se sont succédé à la tête du Togo. Chacun, à sa manière, a essayé d’adopter une approche visant à réconcilier ses compatriotes. Nicolas Grunitzky a mis sur pied un

comité de réparation ; Kléber Dadjo a présidé le Comité de réconciliation nationale ;

Gnassingbé Eyadema, plus que ses prédécesseurs, pensait avoir trouvé la formule magique

par la création du parti unique RPT et Faure Gnassingbé crée, sur la base des

recommandations de l’APG, la CVJR. Toutes ces initiatives se sont accompagnées de grands discours sur l’unité et la réconciliation nationales. Mais il est regrettable de constater que la

face de ces discours brille par la splendeur des promesses faites aux Togolais tandis que le

revers s’illustre étonnamment par la maigreur des résultats obtenus. Comme on pouvait s’y attendre, la construction nationale en a pâti. Cependant, ce n’est pas pour autant dire que toutes les initiatives en faveur de la réconciliation nationale au Togo sont nulles. Car le fait

même de penser à réconcilier les Togolais est en soi louable. Par ailleurs, la création d’une commission de réparation (sous Grunitzky), de la CVJR et d’un Ministère (des droits de l’homme et de la consolidation de la démocratie) chargé de la mise en œuvre des

Page 116: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

115

recommandations de la CVJR (sous Faure Gnassingbé), entre autres, sont des actions

courageuses à saluer. Seulement, on ne peut que regretter les pesanteurs structurelles et

conjoncturelles (supposées ou avérées) qui n’ont pas permis et qui ne permettent pas d’atteindre les objectifs assignés à ces initiatives.

En s’inscrivant dans cette logique, on ne peut s’empêcher de se poser quelques questions. Les Togolais sont-ils aussi divisés qu’il est difficile de les réconcilier ? Ou bien ce

sont les méthodes et les initiatives qui pèchent par leur inefficacité ? Ou alors doit-on

imputer ces rendez-vous ratés de la réconciliation nationale à un manque de volonté

politique ? Dans ce cas, les pouvoirs publics duperaient-ils alors les Togolais en prêchant pour

leur réconciliation alors même qu’ils posent des actes pour les maintenir dans la division en sachant que les clivages au sein de la population peuvent leur permettre d’assouvir leurs ambitions politiciennes ? Il est certes difficile de répondre à ces questions. Mais l’observation de la situation montre que les approches ont été lacunaires et la volonté politique ne semble

pas assez grande. Si les choses se présentent ainsi, il n’est pas alors erroné de déduire qu’aucune réconciliation sincère ne pourra voir le jour au Togo, aussi longtemps que les politiques, surtout ceux qui sont au pouvoir, ne changent pas de mentalité et d’approche. Dès que le changement de mentalité sera acquis, alors on pourra s’inspirer, en ce qui concerne l’approche, du modèle sud-africain ou bien mettre à profit la réconciliation par le

pardon telle que théorisée par Paul (1995) pour faire bouger les lignes ! Autrement, dit

l’Ecclésiaste, « Tout discours est fatigant *…+. L’œil n’a jamais fini de voir, ni l’oreille d’entendre » (Ecclésiaste I, 8).

Sources & bibliographie

Sources

République Togolaise, Livre blanc sur les exactions commises par le régime défunt, Lomé,

Editogo, 1963.

République Togolaise, Trente ans au service d’une nation : Général Gnassingbé Eyadema, s.d.

et s.éd..

Programme et statut du RPT.

RPT, Dixième anniversaire du RPT, allocutions et discours du président fondateur 1969-1979,

Lomé, NEA.

République Togolaise, CVJR, Rapport final. Volume 1 : Activités, rapport d’investigations et recommandations, avril 2012.

République Togolaise, Dialogue inter-togolais. Accord Politique Global, Lomé, Editogo, le 20

août 2006.

Togo Presse du 21 janvier 1964.

Togo Presse du 12 février 1964.

Togo Presse du 18 janvier 1967.

Togo Presse du 21 janvier 1967.

Togo Presse du 22 mai 1967.

Page 117: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

116

Togo Presse du 13 janvier 1969.

Togo Presse du 31 août 1969.

Togo Presse du 18 décembre 1992.

Togo Presse du 30 décembre 1992.

Togo Presse du 26 avril 1993.

Togo Presse du 22 août 2006.

Bibliographie

Adnès P. et alii, 1983, Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, Paris, Beauchesne.

Aduayom A. M., Ekué A. G., Tcham B. K., 2005, « La lutte pour l’indépendance : de la

République autonome du Togo à la République togolaise (1956-1960) », in Gayibor N.

L. (dir.), Histoire des Togolais de 1884 à 1960, Lomé, Presses de l’UL, vol. II, tome 2, pp. 631-682.

Afanvi K., 2010, Gouvernance et représentativité ethnico-régionale dans la gestion politique

au Togo de 1958 à 1992, mémoire de maîtrise en histoire, Université de Lomé.

Agba C. K. M., 2009, Ministre avec Eyadema, Lomé, Editogo.

Agbobli A. K., 1992, Sylvanus Olympio, un destin tragique, Dakar, NEA.

Agboyibo Y., 1999, Combat pour un Togo démocratique, Paris, Karthala.

Ali N., 1997, Histoire des travailleurs-manœuvres et soldats du Nord-Togo au temps colonial :

1884-1960, Lomé, Presses de l’UB. Barandao K., 1987, Mise en valeur et changement social au Togo dans l’entre-deux-guerres

(1914-1940), thèse de doctorat en histoire, Université Paris I.

Batchana E., 2012 a, « L’institution d’un parti unique en Afrique ou l’illusion d’une unité nationale : l’exemple togolais (1961-1990) », in Gayibor N. L. (dir.), Cinquante ans

d’indépendance en Afrique subsaharienne et au Togo, Paris, L’Harmattan, pp. 101-121.

Batchana E, 2012 b, « Les violences postélectorales et la question des réparations dans le

cercle de Klouto au Togo (1958-1963) », in Mosaïque, n° 013, pp. 35-59.

Gayibor N. L. (dir.), 1997, Le Togo sous domination coloniale (1884-1960), Lomé, Presses de

l’UB. Gayibor N. L. (dir.), 2005, Histoire des Togolais de 1884 à 1960, volume II, 2 tomes, Lomé,

Presses de l’UL. Kadanga K., 2008, « La question des réparations des violences politiques du 27 avril 1958 au

13 janvier 1963 à Atakpamé (Togo) », in Cahiers du Cerleshs, n° 29, pp. 108-128.

Komko A., 1992, Liberté d’expression, liberté de presse : les mythologies du quatrième

pouvoir, mémoire de maîtrise en Lettres modernes, Lomé, Université du Bénin.

Labante N., 2012, « Nicolas Grunitzky, un des pères méconnus du monopartisme au Togo

(1963-1967) », in Revue Togolaise des Sciences, INRS, Vol. 6, n°1-janvier-juin 2012, pp.

165-208.

Labante N., 2013, « La réconciliation « Armée-Nation » du 24 avril 1993 au Togo : quel bilan

vingt ans après ? », article inédit.

Page 118: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

117

P., 1995, « Le pardon peut-il guérir ? » in ESPRIT nº 210 mars-avril 1995.

Tcham B., 1992, Les troubles sociopolitiques au Togo depuis 1990, Kara, Editions Graphic

Express.

Tété-Adjalogo G. T., 2006, Histoire du Togo. La longue nuit de terreur (1963-2003), Paris, éd.

A. J. Presse.

Tsigbé K. N., 2011, « Elections, violences et impunité au Togo de 1990 à 2005 », in Annales

de l’Université de Lomé, Série Lettres et Sciences Humaines., Tome XXXI-2, déc. 2011,

pp. 117-129.

Tsigbé K. N., 2012, « Cinquante ans de discours sur l’unité nationale au Togo (1960-2010) :

les leçons d’une politique toujours d’actualité », in Gayibor N. L. (dir.), Cinquante ans

d’indépendance en Afrique subsaharienne et au Togo, Paris, L’Harmattan, pp. 67-99.

Yagla O. W., 1978, L’édification de la nation togolaise, Paris, L’Harmattan.

Page 119: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

118

Page 120: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

119

L’analyse sociohistorique du problème de la réconciliation

nationale au Togo : une question de politiques éducatives Par Namiyate YABOURI1

Partout où se pose aujourd’hui le problème de réconciliation, il s’est posé hier dans les mêmes endroits un problème de non-conciliation des origines ou de "déconciliation" de

parcours. De ce fait, ici ou ailleurs, la réconciliation en tant que finalité politique à atteindre

renvoie d’abord aux origines de la "non-conciliation" ou de la "déconciliation".

En Afrique noire, depuis l’expérience sud-africaine postapartheid, nombre d’Etats ont recours à une politique de réconciliation nationale. Outre cet exemple sud-africain souvent

considéré comme une réussite en la matière, un grand nombre d’Etats africains sont concernés, à divers degrés, par une politique de réconciliation nationale. Parmi ces Etats, on

peut citer au moins le Mozambique, la Somalie, le Rwanda, le Burundi, la Namibie, le Libéria,

la Sierra Leone, le Ghana, la Mauritanie, le Togo, les deux Congo, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso, le Kenya, le Mali et la Centrafrique.

A l’exception de quelques-uns d’entre eux comme le Togo, le Ghana ou la Guinée-Conakry,

nombre des pays ci-dessus cités ont souvent un point en commun, celui d’avoir connu la guerre civile et les misères morales et socio-économiques qu’elle implique. A priori, dans ces

pays, la nécessité de se réconcilier et, par suite, celle d’une politique de réconciliation nationale ne se démontrent plus. Egalement, point n’est besoin de rappeler que les guerres civiles elles-mêmes constituent souvent des effets tragiques et dévastateurs des conflits

sociaux couvant et se fermentant sur des générations.

Dans le cas du Togo, par rapport au couple dichotomique répandu en Afrique noire, guerre

civile-réconciliation nationale, il se révèle intéressant de montrer, du point de vue de la

recherche, en quoi la réconciliation nationale, en cours depuis les années 1963, a une

justification.

Ici, il s’agit de contribuer à une lecture des faits ou des comportements des acteurs sociaux au sujet de la mémoire collective et du vécu quotidien des communautés togolaises. Le

cadre de lecture proposée est celui des politiques éducatives2 en tant que vision qu’un groupe se fait de "l’Homme idéal" et également en tant que projet de société ou plus exactement une politique de gouvernement pour bâtir ou consolider une société nationale.

C’est ainsi que la première problématique du Colloque, celle de la réconciliation pour la paix

civile, s’interprète ici comme une problématique de politiques éducatives en vue de bâtir des

sociétés nationales sans césure communautaire dans les Etats-nations postcoloniaux en

Afrique.

1 Namiyate YABOURI est docteur en sciences de l’éducation et enseignant-Chercheur à l’Institut National des

Sciences de l’Education , Université de Lomé 2Le concept de politiques éducatives recouvre les orientations philosophiques ou idéologiques ; les assises institutionnelles, législatives et structurelles, et le fonctionnement d’un système éducatif. LEGENDRE R. (2005) note que le terme «politiques

éducatives», au pluriel, évoque aussi bien les assises, les orientations que les pratiques éducatives.

Page 121: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

120

La communication se réfère aux résultats des investigations et des conclusions de notre

thèse en sciences de l’éducation, sur les politiques éducatives en lien avec l’équité et l’intégration nationale au Togo, soutenue à l’Université de Lomé en 2012. Elle est élaborée en trois parties : l’analyse socio-historique du problème de réconciliation nationale au Togo ;

le lien entre la réconciliation nationale et les politiques éducatives et, enfin, la question de la

concitoyenneté républicaine comme perspective d’une réconciliation nationale sincère et réussie. Auparavant, dans la deuxième partie, l’approche méthodologique utilisée est décrite.

1. Pourquoi la question de réconciliation se pose-t-elle au Togo de façon récurrente ?

Comme nous l’avons postulé en introduction, constatons d’entrée que la récurrente question de la réconciliation nationale au Togo renvoie à des situations ou à des événements

ayant conduit à des dissensions, puis, des catalyseurs aidant, à une césure politico-ethnique

entre les communautés des deux grandes aires culturelles du pays, le Sud et le Nord. Ce sont

certaines de ces situations événementielles qui sont abordés ci-après dans le cadre d’une

analyse socio-historique des origines de la césure politico-ethnique intervenue au sein des

communautés togolaises actuelles. Nous rappelons qu’« il ne s’agit pas d’une vaine et puérile querelle des responsabilités, mais d’une quête raisonnable de compréhension en vue

d’une action efficace » (GBIKPI-BENISSAN F., 2011 : 14). L’analyse socio-historique des faits

permet de montrer, dans la seconde partie, en quoi la question de la réconciliation nationale

au Togo peut et devrait s’entendre comme un problème de culture, d’éducation, puis, fondamentalement de politiques éducatives en dernier lieu.

1.1. L’histoire et la géographie des modernités en Afrique noire

C’est un fait historique très bien connu, mais dont les multiples conséquences sur la constitution des Etats africains et sur les relations intercommunautaires à l’intérieur de ces Etats sont parfois méconnus dans leurs détails. Nous entendons par modernités, au pluriel,

l’ensemble des valeurs (manières d’être, de penser et de faire), des techniques et des outils qui ont suivi les pénétrations arabes et surtout européennes en Afrique noire. En ce qui

concerne la pénétration européenne, la quasi-totalité des explorations et des conquêtes

territoriales a évolué des côtes maritimes vers l’intérieur des terres (continent) souvent appelé l’hinterland (LE THANK K., 1981). La raison est évidente : les côtes maritimes et,

accessoirement, les fleuves ont constitué jadis les seules voies de communication accessibles

entre territoires voisins ou entre terroirs lointains à une époque donnée.

C’est ainsi que, bien avant la colonisation, les points de départ et l’orientation spatiale de la diffusion des modernités arabo-musulmanes et européennes ont, pour ainsi dire, configuré

"l’émancipation culturelle" en Afrique noire en impactant durablement les relations géographiques et les rapports sociaux des communautés "indigènes" entre elles.

Dans le cas du Togo, on peut retenir, d’une part, les impacts "civilisationnels" de l’esclavage et de la Traite atlantique qui ont évolué des côtes maritimes vers l’hinterland ; puis d’autre

Page 122: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

121

part, les effets du commerce et des carrefours caravaniers, vecteurs et centres de diffusion

de la civilisation ou des modernités arabo-musulmanes, à partir du centre vers le nord du

territoire togolais actuel. Comme centre de diffusion des modernités arabo-musulmanes

dans cette dernière partie du territoire togolais, on peut mentionner les villes de Sokodé, de

Bassar, de Mango, de Dapaong, etc.

Des influences culturelles ou religieuses précoloniales, une ligne de démarcation culturelle,

évidemment non rectiligne, fut tracée entre les communautés du Togo actuel. D’un côté, celles qui ont été ouvertes, de fait, aux influences culturelles étrangères et, de l’autre, celles qui n’ont pas pu l’être à certaine période. Evidemment, dans une Afrique noire apparemment à la traîne dans les modernités, l’ouverture sur l’extérieur dans ce contexte-là,

et même à ce jour, est perçue, à tort ou à raison, comme une émancipation culturelle,

parfois comme un "mérite culturel vanté".

Par conséquent, de l’histoire et de la géographie des modernités en Afrique noire, une

distinction fut faite au sein des communautés indigènes, de façon caricaturale, entre

"civilisés" et "sauvages", entre "païens" et "chrétiens" ou entre "croyants" et "kafri

"(mécréants). Par rapport aux secondes, les premières communautés ont été relativement

plus réceptives aux modernités introduites à la faveur des contacts avec les civilisations

européenne et arabe. De fait, ces premières communautés, ont occupé depuis lors des

positions sociales dominantes. Par la suite, ceci a impliqué des stéréotypes culturels en

termes de perception de l’identité ou de l’altérité culturelle au sein des groupes "indigènes". Une telle configuration socioculturelle précoloniale est présente au Togo également.

« Les uns vont nus, les autres, envahisseurs plus ou moins islamisés, portent des

vêtements qu’ils tissent eux-mêmes ; parmi ces derniers, les Cotocoli, autour de Sokodé

et les Tchokossi, autour de Sansanné-Mango, constituent des races fières de leur

supériorité et ont une organisation politique et sociale assez complexe. Près d’eux les Bassari ont pu se créer une organisation politique. Mais les Konkomba, les Moba, les

Kabéré ou Cabrais, les Losso vivent par familles, péniblement groupés en village et vont

entièrement nus » (CHAZELAS V., 1931, cité par GOEH-AKUE A. N.& GAYIBOR N. L., 2010 :

181).

La configuration socioculturelle dont il est question, bien avant la colonisation, avait

constitué des lignes de césures et une source de défiances ou de conflits entre les deux types

de communautés. Tel fut le cas entre les Moba-Gourma et les Anufom (Tchokossi ou

Komboni1) dans l’actuelle région des Savanes au Togo. A ce propos GOEH-AKUE A. N. &

1A propos de l’ethnonyme Kombong (au singulier) ou Komboni (au pluriel). GOEH-AKUE A. N. &GAYIBOR N. L. (2010) le traduisent par « piment dur ». Ceci n’est pas tout à fait exact. Il y a là une erreur dont la source peut être comprise. Dans les dialectes Moba-Gourma, le piment, outre le terme bali (employé dans les dialectes de l’ouest du terroir, plus ou moins proches des Dagomba), est désigné par le radical Kam ou Kan, mais jamais par le radical Kom. Sans doute la confusion vient-elle du fait que les deux radicaux en jeu (kom et kam) se ressemblent sur la forme et renvoient à une même image métaphorique, celle de la sévérité ou de la pure méchanceté. Le radical Kom chez les Moba-Gourma indique le couvent ou ses attributs, couvent étant compris comme un lieu d’exercices de rigueur et de sévérité initiatiques. Par suite, le terme Kombong serait né au sein des communautés Moba-Gourma face aux attitudes délibérément belliqueuses des Anufom, conquérants disposant de fusils jusque-là inconnus dans le milieu. Finalement, le terme Kombong (littéralement l’initié noir) indique un initié (homme de couvent) méchant (à l’égard des non initiés ou des sauvages). Cette explication rejoint celle d’un autre terme donné aux Anufom par les mêmes Moba-Gourma : Tom (les méchants ou la méchanceté). Partant, le fusil qui a

Page 123: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

122

GAYIBOR N. L. (2010) notent que l'exemple des rapports entre les Moba-Gourma et les

Anufom est significatif, les Tchokossi se considérant toujours comme des maîtres et, de ce

fait, sont détestés par leurs voisins, les Moba-Gourma. Un peu partout sur le territoire

togolais, de telles césures communautaires seront accentuées par l’histoire et la géographie

de la colonisation au Togo, et davantage par les logiques et les politiques coloniales.

1.2. L’histoire et la géographie de la colonisation en Afrique noire

C’est connu, l’histoire et la géographie de la colonisation sont à l’origine de la configuration

territoriale de la plupart des Etats en Afrique. C’est en cela qu’elles font inévitablement partie des facteurs explicatifs les plus déterminants des rapports sociaux à l’intérieur de ces Etats.

Dans le cas du Togo, la constitution du territoire national a commencé à partir du traité de

protectorat signé à Baguida (localité située à l’Est de Lomé) le 05 juillet 1884 entre l’explorateur allemand Gustave NACHTIGAL et le roi "MLAPA" de la localité côtière nommée

plus tard Togo-ville. Ce fut le point de départ de la colonisation et de l’Etat togolais en tant qu’entité géographique et politique. Les communautés "indigènes" qui se sont ouvertes les premières aux modernités à l’époque précoloniale furent aussi celles qui ont été les premiers témoins plus ou moins impliquées dans l’entreprise coloniale. En dehors de tout jugement de valeur, en grande partie, les premiers partenaires locaux et les premiers acteurs

"indigènes" de la colonisation furent issus essentiellement de ces communautés "indigènes

ouvertes".

C’est de cette façon que les facteurs géo historiques des modernités en Afrique noire ont contribué à la construction des complexes psychosociologiques dans l’inconscient collectif, soit de supériorité, soit d’infériorité, dans les rapports sociaux entre les communautés de la

de côtes maritimes et celles de l’hinterland, puis, au sein des communautés d’une même aire culturelle, entre les ruraux et les urbains.

« D’où les jugements péjoratifs portés en bloc et avec une légèreté extrême sur les prétendus "inférieurs" *…+ Le mépris se montre également par des sobriquets injurieux, généralement d’origine argotiques, données aux *…+ prétendues inférieures » (COURTENAY

F., 1972 : 16).

C’est ainsi qu’au Togo, de façon générale, les peuples de la côte maritime ont été les

premiers témoins ou partenaires des esclavagistes européens dans la pratique de la traite

des Noirs. Il s’est installé alors, dans l’inconscient collectif de ces peuples, un complexe de supériorité1 dans leurs rapports sociaux avec les peuples de l’hinterland. Cet état initial a été

accentué par le retour, du Brésil notamment, de certains groupes affranchis de l’esclavage2.

été connu chez les Moba-Gourma à partir des contacts avec les Anufom est appelé "Tom-Dagou" (c’est-à-dire, littéralement, le bois ou le bâton de la méchanceté ou des méchants). 1«Le seul point commun entre Afro-Brésiliens (Bénin) et Afro-Américains (Libéria) réside dans leur sentiment de supériorité

vis-à-vis de leurs compatriotes ainsi que dans les positions de pouvoir et les privilèges dont ils jouissaient par rapport aux

populations autochtones du fait de leur alliance objective avec la puissance coloniale », Jean-Yves PARAÏSO in Les Agoudas

du Dahomey/Bénin – Mémoire vivante de la traite transatlantique, Université de Perpignan, 2009. 2« En 1835, à la suite de la révolte des Malé, organisée aussi bien par des esclaves que par des affranchis, de nombreux

Africains émancipés compromis furent renvoyés vers les côtes d’Afrique. Ce fut le début d’un important mouvement de retour

Page 124: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

123

« Mais une conséquence imprévue de ce mouvement de colonisation, unique en Afrique de

l’Ouest, fut la naissance d’un sentiment de supériorité des gens du Sud sur ceux du

Nord »(GOEH-AKUEN. & GAYIBOR N. L., 2010 : 25).

A l’inverse, il est né un complexe d’infériorité dans l’inconscient collectif des peuples de l’hinterland, en particulier au sein des peuples du Nord ayant subi le plus l’esclavage et ayant connu une ouverture relativement tardive sur les modernités européennes.

«Comme on l’a vu, du temps de la traite négrière l’essentiel de la marchandise humaine provenait de l’hinterland. Or avec la colonisation, ceux qui sont le plus sollicités pour la

mise en valeur du territoire viennent de la même région » (GOEH-AKUE N. & GAYIBOR N. L.

(2010 : 202).

La situation de chacun des deux groupes de communautés, ainsi distingués d’un point de vue culturel, a donné lieu, dans le cadre d’une communauté nationale imposée par la colonisation et l’Etat colonial, à une cohabitation plus ou moins heurtée avec des attitudes

d’hégémonie ou de repli identitaire, de méfiance ou de défiance, etc. Justement, dans le cas du Togo, ALI-NAPO P. (1997) écrit :

«Le contact d’abord brutal, puis régulier des populations aux conditions sociales et de niveau de développement matériel inégaux va faire naître de part et d’autre des complexes qui se fixent et se développent au fur et à mesure que s’accentue le phénomène d’arrivée au sud toujours massive de travailleurs "primitifs" venus du nord. Le fait d’abord que seuls les habitants du nord doivent être emmenés au sud, sans que le

contraire ne se produise pour ceux du sud, a fait germer dans l’esprit des habitants du sud que ceux que l’on emmène chez eux sont des êtres inférieurs, des personnes auxquelles ils sont supérieurs, puisqu’ils peuvent eux aussi les utiliser. De là naît le

complexe de supériorité que possède désormais tout autochtone du sud en face de tout

élément originaire du nord.*…+ La deuxième étape a été pour l’habitant du sud, l’approche plus intime, celle qui lui permet d’attribuer un nom "générique" à tout être humain venant justement du nord : le nom de "Kablè" qui dans son mental veut signifier

"être inférieur".*…+ ces "Kabure" que l’habitant du sud appelle Kablais (ou Kablè) arrivent souvent jusqu’à la côte très peu habillés, tant pour dormir que pour travailler *…+ ils n’ont qu’un simple cache sexe comme habit. *…+ ils sont souvent couverts de nombreux tatouages et leurs narines sont trouées. De là sont nées les expressions telles : "Kablè

gnoti gnongnon lé voyaa lévo lévo" = "Kablè (Kabiye) au nez largement troué", que

scandent les enfants de la Côte sur le passage du Kabiye, ou encore cette expression

désobligeante qu’utilise le sudiste pour dire qu’il ne sera jamais inférieur : "yentiya dé, ma

gnon gnotia ? *…+» (ALI-NAPO P., 1997 : 116-117).

Aussi, des complexes de supériorité ou d’infériorité ont-ils été construits dans l’inconscient collectif des communautés togolaises. Faut-il le rappeler, ceci est un fait social et ne relève

pas d’une responsabilité individuelle des groupes ou de leurs membres. Ensuite, l’addition et

vers les ports de cette Côte des Esclaves, de milliers d’Africains émancipés de Bahia puis d’autres régions du Brésil »

(VIALLARD M., 2005 : 43).

Page 125: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

124

l’action des doctrines et des politiques coloniales conduiront à une césure sociopolitique entre les groupes du Sud et ceux du Nord au Togo.

1.3. Les fondements et les logiques de la politique coloniale : optimiser

l’exploitation des territoires et des peuples conquis par la domination

Trop souvent, face aux problèmes des sociétés africaines postcoloniales, l’on semble oublier, inconsciemment ou non, les fondements et les logiques de la colonisation, même si l’on évoque plus ou moins ouvertement les effets pervers de la colonisation. Au-delà de tout

dolorisme1, il apparait presque impossible élucider les problèmes sociaux en Afrique noire

contemporaine et de les solutionner durablement en isolant les facteurs ou les impacts de la

colonisation2.

En fait, la colonisation n’a jamais été une entreprise de philanthropes ou d’humanistes autant qu’on tente souvent de le faire croire au commun des mortels. La colonisation, sous ses diverses formes, a toujours pour but d’exploiter de façon optimale et durable les sociétés colonisées. Des conditions sont créées et des moyens plus ou moins subtils sont engagés de

façon pérenne pour maintenir et entretenir la situation coloniale et, par-là, rendre possible

l’exploitation des sociétés colonisées. Se prendre à analyser les problèmes des sociétés

postcoloniales, à l’image du Togo, comme si la colonisation avait pour finalité de construire des communautés nationales nous semble être une erreur antinomique évidente. Les

acteurs de l’entreprise coloniale eux-mêmes l’ont avoué à moment donné. « La colonisation, au début, n’a pas été un acte de civilisation, une volonté de civilisation. Elle est un acte de force intéressée (…) Les peuples qui recherchent dans les continents lointains des colonies et les appréhendent (…) convoitent dans ces colonies des débouchés commerciaux ou des points d’appui politiques. (…) La colonisation, à ses origines, n’est qu’une entreprise d’intérêt personnel, unilatéral, égoïste, accomplie par le plus fort sur le plus faible. Telle est la réalité de l’histoire » (SARRAUT A., 1931 : 107-108,

cité par GBIKPI-BENISSAN F., 2011 : 24-25).

Les colonisateurs n’ont jamais eu l’intention de faire des communautés et des territoires colonisés des sociétés nationales harmonieuses et viables. D’ailleurs ceci aurait été un projet politique contre-nature. Ils n’avaient aucune raison de le faire. Bien au contraire, la doctrine machiavélienne de diviser pour mieux régner (garder le pouvoir et faire respecter les ordres

émis) se dédouble dans le cas précis en doctrine "diviser pour mieux dominer et exploiter".

« La politique coloniale est l’art d’organiser et d’outiller, suivant les méthodes modernes, un pays non civilisé, peu civilisé, ou possédant une civilisation très différente

1Au sens où l’emploie Albert de MEMMI (2004 : 34). 2A ce sujet, le discours du Président des USA, Barack OBAMA, prononcé le 11 juillet 2009 à Accra au Ghana est tout fait intéressant dans la mesure où il tend à vider le débat "éternel" entre ceux qui sont perçus comme des afro-pessimistes et ceux qui sont perçus comme des afro-optimistes. Ce discours a ressorti effectivement les grands besoins publics de l’Afrique noire contemporaine ("L'Afrique n'a pas besoin d'hommes forts, mais de fortes institutions"), tout en tendant étonnement à faire croire qu’on pouvait oublier le facteur colonial dans la vie quotidienne de l’Afrique d’aujourd’hui. Globalement, nous pensons que ce célèbre discours s’inscrit plus dans ce que nous appelons "le psychologisme et le pragmatisme américains" se préoccupant davantage de "l’action efficace". Cette stratégie d’action se révèle efficace en ce qui concerne les individus (courageux), nettement moins lorsqu’il s’agit des groupes sociaux.

Page 126: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

125

de la nôtre, dans le but d’accroitre sa richesse et de servir, par contrecoup, les intérêts du peuple colonisateur » (DOUCET R., 1926 : 42, cité par GBIKPI-BENISSAN F., 2011 : 23-24).

En Afrique, même si pour le commun des mortels l’œuvre de la doctrine coloniale peut

paraître moins visible dans le quotidien des communautés colonisées, sur le plan

géographique, la pratique de cette doctrine a abouti à une réalité bien visible : l’extrême balkanisation des territoires à la veille ou au lendemain des indépendances nominales

accordées furtivement. "L’efficacité" de cette doctrine séculaire peut être observée également par le fait que, les petits territoires au plan géographique sont ceux qui vivent les

processus coloniaux les plus aboutis, notamment l’assimilation multidimensionnelle, l’instabilité ou la stabilité politique des plus paradoxales sous le masque d’Etat indépendant. Des exemples sont bien visibles en Afrique et témoignent suffisamment du fait que les

grands blocs territoriaux ou communautaires, à l’inverse, ne se prêtent pas facilement à l’entreprise coloniale tant qu’on ne leur applique pas significativement la doctrine coloniale adéquate. Parallèlement à la balkanisation territoriale, la balkanisation de l’opinion ou de des arènes politiques s’est poursuivie depuis l’intérieur. Nombre de projets politiques panafricanistes ont souvent échoué sur la base des antagonismes internes en apparence.

NKRUMAH K. (1972) avait bien décrypté les logiques appliquées aux pays colonisés :

«History has shown that where the Great Powers cannot colonize, they balkanize. [...] "By

far the greatest wrong which the departing colonialists inflicted on us, and which we now

continue to inflict on ourselves in our present state of disunity, was to leave us divided into

economically unviable States which bear no possibility of real development [...]» (NKRUMAH

K., 1972 : 282-4).

En somme, les faits socioculturels précoloniaux et la finalité ultime de l’acte colonial rappelés ici ne devraient pas être interprétés comme une attitude de dolorisme. Ce rappel

apparaît utile pour comprendre les conflits communautaires ou publics plus ou moins

silencieux, mais souvent interminables des sociétés africaines postcoloniales à l’image du Togo.

1.4. La dimension psychosociologique du problème : des rapports conflictuels

dynamiques entre un groupe "majoritaire civilisé" et un groupe "minoritaire

arriéré"

Les complexes de supériorité ou d’infériorité dans les rapports socioculturels entre les communautés du Togo dans les contextes historiques de l’esclavage et des politiques coloniales constituent aussi un objet classique de la psychosociologie. Ils s’inscrivent dans le champ des formes de racisme (ethnocentrisme, tribalisme, régionalisme… bref les racismes

relatifs1 par opposition à un racisme absolu comme jadis l’apartheid en Afrique du Sud) en tant qu’idéologie ou pratiques sociopolitiques.

Dans le cas du Togo, le problème Sud/Nord, plus spécifiquement l’opposition désormais classique entre Ewé et Kabyè ou kabyè et Ewé (opposition réelle ou factice, mais produisant

1 Ce terme est emprunté précisément à François COURTENAY (1972).

Page 127: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

126

toujours des effets néfastes sur la cohésion nationale) peut être ramenée à des

conséquences de rapports psychosociologiques entre un "groupe majoritaire1" et un

"groupe minoritaire" partageant un même espace public et mis en rivalité autour du pouvoir

politique.

Dans le contexte de l’opposition Nord/Sud au Togo, le terme Ewé (ou Ahouna dans le jargon des communautés du Nord) désigne souvent l’ensemble des ethnies ou des tribus, y compris les Ewé-Mina, de la côte maritime jusqu’aux latitudes Blitta (au nord d’Atakpamé). De la même façon, le terme Kabyè (ou Kablè-to dans le jargon des communautés du Sud) désigne

l’ensemble des ethnies de l’aire culturelle soudano-sahélienne située globalement entre

Sotouboua (au au nord de Blitta) et l’extrême nord du pays (Dapaong).

Un fait important souvent négligé dans l’approche du problème communautaire Nord/Sud au Togo. Les communautés du Nord, dites Kablè-to, sont plus hétérogènes (réparti sur plus

de 300 kilomètres) que les groupes du Sud dits Ahouna (réparti sur moins de 200

kilomètres), l’étendue du territoire togolais étant rectiligne. En plus de l’étendue géographique, la religion se révèle être un facteur d’hétérogénéité au Nord à l’opposé de ce qui peut être observé dans le Sud. Même si l’ethnocentrisme est connu dans le Sud, entre les descendants des Afro-Brésiliens ou apparentés et les communautés locales, il n’est pas connu des conflits ethniques ouverts comme ceux qui ont eu lieu dans les années 1990 entre

certaines communautés du Nord.

Que disent les lois psychosociologiques au sujet des rapports entre un groupe majoritaire

"autochtone" (ou se retrouvant dans ce rôle) et un groupe minoritaire immigrant (ou se

retrouvant dans ce rôle) dans une situation de cohabitation et de rivalité, au sens large des

termes ?

Il va se créer des conflits d’ordre socioculturel sur des bases ethniques qui, laissés libre cours ou, pire, catalysés par d’autres facteurs, vont perdurer, prendre de l’ampleur et se complexifier dans le temps.

Il se «manifeste ce que les socio-psychologues appellent une opinion « latente » ou

« larvée ». Les conflits ethniques2, bien que pouvant être aggravés par des facteurs socio-

historiques qui leur sont extérieurs, sont souvent spontanés comme tous les conflits relevant

des confrontations entre cultures différentes (et opposées) ou entre les catégories sociales.

« Le racisme se traduit par des comportements de supériorité ou d’infériorité, par des peurs réciproques, par des conflits individuels et collectifs, par des jugements péjoratifs,

par l’exclusion de certaines catégories qui n’appartiennent pas à l’ethnie dominante ou leur refoulement dans le "marginal". Il arrive que ces comportements soient inconscients

1Loin de nous l’intention de "majoriser" ou de minoriser un groupe quelconque. Nous observons, au plan épistémologique «La première règle et la plus fondamentale […] considérer les faits sociaux comme des choses» (DURKHEIM, 1973 : 15). Egalement, nous ne sommes pas forcément dans une logique numérique, mais dans des considérations qualitatives. Ce serait long à expliquer ici. Pour faire court, nous donnons l’exemple de la langue anglaise et de la civilisation britannique qui dominent le monde entier, alors que, hier comme aujourd’hui, les peuples britanniques n’ont jamais été numériquement dominants dans le monde. 2COURTENAY F. (1972) note que les conflits raciaux ou ethniques peuvent être mesurés selon leur intensité.

Page 128: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

127

et que ceux qui les pratiquent se croient, avec sincérité, non-racistes et même anti-

racistes» (COURTENAY F., 1972 : 12).

«Les complexes de supériorité et d’infériorité. Ils s’extériorisent d’abord par des complexes de supériorité chez les membres de la race ou de l’ethnie dominante, à quoi correspondent comme toujours, chez les races ou les ethnies dominées, ou même

simplement minoritaires, des complexes d’infériorité qui aspirent, selon une loi psychologique bien connue, à se "compenser" par des complexes de supériorité»

(COURTENAY F., 1972 : 16).

C’est exactement ce qui s’observe au quotidien dans le cas du Togo, à la faveur de nombreux facteurs aggravants, à commencer par le prolongement des politiques coloniales et leurs

effets pervers. Les attitudes et les comportements identitaires ci-dessus cités s’observent dans l’arène publique togolaise. Mais, ceci n’est qu’une émanation des attitudes et des comportements de la vie sociale au quotidien, en particulier dans les grandes villes

cosmopolites. L’ensemble de ces attitudes ou comportements a été "théorisé" sous le

concept de syndrome binairetogolais. Le schéma suivant a été conçu sur la base des

informations statistiques et discursives collectées et indique les circuits sociopolitiques

secrétant l’exclusion nationale ou, avec euphémisme, la moindre intégration nationale et ses

diverses implications néfastes.

Ainsi, des origines de la césure sociopolitique entre les communautés du sud et celles du

nord au Togo, nous avons postulé et montré, ci-dessous, que la réconciliation nationale

comme projet politique pour réduire cette césure doit être appréhendée comme un

problème d’éducation et de politiques éducatives dans un système éducatif global prenant en compte tous les modes d’éducation et rechercher alors une concitoyenneté réelle entre

les Togolais de divers horizons

2. Pourquoi le problème de réconciliation nationale est aussi un problème

d’éducation et de politiques éducatives ?

D’entrée, répondons à cette question : les origines de la non-conciliation ou de la

déconciliation nationale renvoyant à des facteurs psychosociologiques non favorables à la

cohésion et à des doctrines coloniales mises en œuvre plus ou moins subtilement dans les mentalités, il va de soi que la réconciliation devra procéder a posteriori de l’éducation. Autant en éducation tout tient souvent aux valeurs des groupes, autant en matière de

réconciliation tout devrait tenir également aux valeurs d’une cohabitation pacifique. Bien plus, les théories et les expériences le montrent bien. Aussi, avant d’arriver au contenu de l’interrogation formulée, convient-il d’indiquer nos références théoriques et la démarche méthodologique suivie dans l’élaboration de la thèse dont une partie des résultats et des conclusions sont reprises dans cette communication article.

2.1. Les références théoriques

Nous avons commencé par poser des postulats pour mieux expliciter. Le postulat de base est

Page 129: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

128

le suivant : à l’origine, les Etats nés de la colonisation, à l’image du Togo, ne constituaient pas des Etats, encore moins des nations. Et puisque la construction nationale n’a jamais été une préoccupation des colonisateurs, c’est aux Etats indépendants que revient le devoir de faire de l’assemblage de communautés hérité des nations harmonieuses si telle est l’aspiration commune des communautés concernées.

Suivant ce postulat, notre argumentation est basée sur deux principales références

théoriques : John DEWEY (1859-1952) et John RAWLS (1921-2002). Tous les deux sont des

Américains des Etats unis, un Etat fédéral d’origine coloniale, pluriethniques ayant élaboré et mis en œuvre des politiques éducatives visant l’intégration sociale des minorités et la consolidation de la cohésion nationale. Nous nous référons à ces deux auteurs à travers leurs

ouvrages respectifs Démocratie et Education (1916, 1975) et Théorie de la justice (1971,

1987). Les deux auteurs ont beaucoup en commun. Au moins deux conceptions de ces

auteurs sont omniprésentes dans la formulation et dans l’argumentation de notre thèse :

- le rôle central accordé à l’éducation comme principal instrument de régulations publiques (au sens large du terme) :

«L’école a également pour fonction de coordonner, dans le cadre des dispositions de chaque individu, les diverses influences des multiples environnements sociaux avec

lesquels il est en contact. Un code prévaut dans la famille, un autre dans la rue, un

troisième à l’atelier ou au magasin, un quatrième dans l’association religieuse. *…+ Toute éducation donnée par un groupe tend à socialiser ses membres, mais la nature et la

valeur de cette socialisation dépendent des habitudes et des objectifs du groupe» (DEWEY

J., 1975 : 40 ; 108-109).

- l’idée (rationalisée) que la justice et l’équité sociales doivent être intégrées (être prises en compte) dans les structures (institutions) mêmes des sociétés :

«Ce serait une erreur d’attirer l’attention sur les positions relatives et changeantes des individus et de demander que soit juste en lui-même chaque changement, envisagée

comme une transaction isolée. C’est l’organisation de la structure de base qui doit être jugée et ce d’un point de vue général. *…+ Chaque personne a un droit égal au système le plus étendu de libertés de base égales pour tous qui soit compatible avec un même

système de libertés pour tous. Les inégalités sociales et économiques sont autorisées à

condition (a) qu’elles soient au plus grand avantage du plus mal loti, et (b) qu’elles soient attachées à des positions et à des fonctions ouvertes à tous, dans des conditions de juste

égalité des chances» (RAWLS J., 1987 : 341)

En quoi les théories de société de DEWEY et de RAWLS peuvent apporter des éclairages à une

question concrète, celle de réconciliation au sein d’une société contemporaine postcoloniale comme le Togo ? D’emblée répondons : elles ont été inspirées et conçues dans leur contexte

en lien avec cette question de réconciliation, elle-même impliquant libertés humaines et

cohabitation paisible. Les théories de DEWEY et RAWLS sont conjoncturelles au contexte de

leur pays d’origine et de résidence, et à leur époque de vie.

Page 130: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

129

DEWEY note que «dans l’histoire de l’humanité, toute ère de progrès a coïncidé avec la mise en œuvre des facteurs qui tendaient à supprimer les distinctions entre des peuples et des classes autrefois séparées les uns et les autres» (DEWEY J., 1975 : 112). A elle seule, la théorie

pragmatiste de DEWEY J. allie éloquemment les observations sociologiques, des postulats et

l’analyse philosophiques, à la fois réalistes, prophétiques et idéalistes : l’expérience, la culture, le savoir et l’action publique sont un dans le sens de l’utilité sociale, du plus grand bien commun :

«Pour dire les choses brutalement, le problème de la connaissance en général est un

non-sens. Il n’existe pas deux sortes de connaissances dont les objets devraient être réconciliés. Mais il existe deux dimensions des choses expériencées : l’une qui consiste à les avoir, et l’autre qui consiste à les connaître de sorte qu’on puisse continuer à les avoir

d’une manière plus significative et plus sûre» (DEWEY J., 1983 : 379).

2.2. La démarche méthodologique

In extenso, la thèse dont émane l’article est intitulée les politiques éducatives au Togo de

1960 à 2010 : la question de l’équité et de l’intégration nationale. Pour ceux qui connaissent

la vie publique togolaise, un tel intitulé est un sujet impliquant des tabous et surtout de

grandes controverses dans l’opinion tout comme dans la littérature, même académique. Au

niveau général, ce contexte a conduit à adopter une méthodologie, pour ainsi dire,

démonstrative. Elle a consisté à identifier le problème, la question de l’intégration nationale et de l’équité publique, et à démontrer autant que faire se peut son existence effective par diverses sources d’informations. En fait, cette procédure nous a permis confirmer

préalablement l’existence et la réalité du problème formulé avant de le traiter.

Sur le fond, le problème étudié a impliqué une démarche rétrospective avec trois principaux

paradigmes méthodologiques couramment utilisés en sciences sociales : le descriptif, le

compréhensif et, accessoirement, l’explicatif (POURTOIS J.-P. & al, 1998). C’est de cette façon que les techniques et les outils d’investigation utilisés relèvent à la fois des approches quantitatives (sur des statistiques sociodémographiques, scolaires ou universitaires) et

qualitatives (sur la littérature grise, les données discursives de l’enquête socio-

anthropologique, etc.), la méthode elle-même étant celle de l’a posteriori.

L’analyse quantitative s’est faite sur la base des indices statistiques de tendance centrale (moyenne, médiane, écart-type, tendance, etc.). Ces indices ont servi à évaluer, sur la base

de l’équité sociale, les investissements éducatifs sur le territoire national togolais. Quant aux

données documentaires et discursives relatives aux politiques éducatives ou aux

manifestations du problème d’intégration nationale au Togo, un schéma d’analyse a été adopté, alliant les méthodes de l’analyse de contenu informationnelle (MUCCHIELLI R., 1984)

et des inférences interprétatives relatives au contexte socio-historique. Ci-dessous, les

résultats présentés montrent qu’au Togo le problème de l’intégration nationale, versus la question de la réconciliation, est aussi une question de politiques éducatives.

Page 131: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

130

2.3. L’absence d’une politique éducative nationale de réconciliation au Togo face à la césure politico-ethnique accentuée au lendemain de l’indépendance

Il a été analysé des documents relatifs aux politiques éducatives : les textes législatifs et

organiques de l’éducation, des discours et des documents de politiques, des publications universitaires, des journaux officiels, bref un ensemble de documents de diverses littératures

sur les programmes ou sur des intentions politiques exprimées, sur la vie publique nationale

au Togo. Cette analyse a été faite de façon longitudinale en suivant les différents régimes

politiques, étant donné que ce sont eux qui ont la prérogative des politiques éducatives au

sens de projet de politique. Auparavant, les politiques éducatives de l’époque coloniale ont été analysées pour montrer et insister sur le fait que :

- Celles-ci ne se préoccupaient pas de faire, à plus ou moins long terme, des colonies des

nations ou s’en préoccupaient de façade ;

- qu’en absence de nouvelles politiques éducatives nationales au lendemain de

l’indépendance au Togo, les politiques éducatives coloniales se sont maintenues de fait dans le système éducatif en paradoxe total aux manifestations récurrentes de la césure

politico-ethnique qui avait et qui a toujours cours entre le nord et le sud au Togo.

En ce qui concerne les politiques éducatives attribuables aux différents régimes politiques

togolais de 1960 à 2010, les conclusions majeures de l’étude sont présentées ci-dessous.

2.4. La réforme de l’enseignement de 1975 au Togo : un masque démocratique

d’un système scolaire élitiste et de concurrence nationale

La lecture et la relecture du texte de la réforme de l’enseignement de 1975 au Togo, suivant le schéma d’analyse1 élaboré, permettent de conclure que ce texte en tant que politiques

éducatives :

- a été une véritable suite2 de l’arrêté n°32 de 1935 de l’administration coloniale française organisant l’enseignement général au Togo ;

- s’était bien inscrit dans le paradigme éducatif dominant au monde, le paradigme

socio-économiste ou utilitariste incarné en grande partie par la théorie du capital

humain ;

- ne s’était pas inscrit véritablement dans un paradigme éducatif politique dans

l’optique d’une construction nationale, même si les autorités prétendaient

habilement le contraire ;

1 Les sept points du schéma d’analyse des textes sont :

i. la norme universellement admise en termes de paradigmes éducatifs dominants ou de norme "idéale" proposée dans une perspective de construction nationale ;

ii. le contexte des textes officiels de l’éducation traduisant ou évoquant les politiques éducatives ; iii. les objectifs manifestement ou implicitement exprimés à travers les textes par rapport au contenu manifeste desdits

textes ; iv. les producteurs ou les auteurs de textes ou des matériels informationnels ; v. les effets du contenu (plus ou moins attendus ou espérer) sur le public à court et moyen termes ;

vi. la mise en œuvre ou l’application des textes ; vii. les résultats observés de l’application (ou de la non application) des textes.

2GBIKPI-BENISSAN F. (2011 : 13) rappelle que la fin de la colonisation n’a pas signifié la fin des systèmes scolaires coloniaux.

Page 132: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

131

- dans une certaine mesure, nombre de dispositions de la réforme de l’enseignement de 1975 au Togo étaient totalement en déphasage avec le paradigme éducatif

politique que requérait à nos yeux la construction nationale.

Le pire avec la réforme de l’enseignement de 1975 au Togo est que, non seulement elle n’a pas été mise en œuvre, mais surtout, en tant que cadre juridique du système scolaire au Togo jusqu’à ce jour au Togo, elle a été souvent violée ou dénoncée dans la gestion

quotidienne de l’école formelle. Ces faits révèlent a posteriori un indicateur du problème

d’intégration nationale, notamment la confrontation Nord/Sud au Togo.

La non application, la moindre application ou une application de travers de la réforme de

l’enseignement de 1975 au Togo a impliqué des résultats en déphasage avec l’esprit initial publiquement exprimé de cette réforme. Une l’étude faite par la Banque mondiale et l’Etat togolais (RESEN, 2002) l’a révélé : le système scolaire togolais a pratiquement fait fi de

l’équité sociale ou géographique dans les investissements éducatifs publics sur plusieurs décennies.

Implicitement, dans les plans des leaders politiques du Nord, "un équilibre" était recherché

dans le domaine de la scolarisation par rapport à l’avance historique du Sud du pays. Cet équilibre politico-scolaire a bien eu lieu, mais d’une certaine manière, partielle et partiale. Les cartes thématiques et les graphiques conçus dans la thèse illustrent à suffisance la forme

d’équilibre dont il est question. Finalement, l’impact réel de la réforme de 1975 sur le système scolaire togolais est presque imperceptible, même si celle-ci est demeurée jusqu’à ce jour le cadre juridique de l’éducation formelle au Togo. De ce fait, on est en droit de penser qu’avec ou sans réforme de l’enseignement de 1975 "sur le papier", le système éducatif togolais aurait évolué visiblement de la même manière : au moins faire en sorte que

le Nord "rattrape" son retard sur le Sud, en ayant une vue restreinte de ce Nord et en faisant

fi de l’équité sociale sur l’ensemble du territoire national au détriment des minorités ou des groupes politiquement défavorisés.

Aussi, la réforme de l’enseignement de 1975 peut-elle être considérée comme un non

événement, et même un contre événement dans le système scolaire togolais par rapport à

ce qu’on entend par la démocratisation de l’école. Elle constitue un contre événement dans la mesure où elle a servi de masque politique, de faire-valoir politique, qui a caché les

politiques éducatives réellement inéquitable ; celles qui ont entretenu une école élitiste et

de concurrence nationale en lieu et place d’une école de promotion collective et de construction nationale. Le syndrome binaire1 togolais, né des rapports socioculturels

conflictuels sur fond de catalyseurs coloniaux et néocoloniaux, s’est renforcé surtout autour des politiques éducatives.

1Ce terme déjà évoqué plus haut a été une déduction conceptuelle de nous-mêmes pour indiquer les attitudes et les comportements dans la vie publique togolaise qui se situent souvent en opposition, en réaction (réelle, anticipée ou redoutée) par rapport à l’antagonisme Nord/Sud omniprésent (cf. thèse).

Page 133: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

132

2.5. Une gestion de l’école publique au mépris de l’équité sociale

L’équité dans la vie publique et dans le fonctionnement de l’administration publique est une

question à la fois de politique, de procédures, de structuration réglementaire et de gestion

pratique. Autrement, la situation de l’équité dans la vie publique d’un Etat se mesure à la fois à travers les normes (lois, règles, usages, etc.), les perceptions individuelles ou

collectives à ce sujet et la façon dont de telles normes sont mises en pratique au quotidien

dans cette vie publique.

L’idéal serait que l’esprit d’équité se retrouve d’abord dans les normes, dans les lois et textes réglementaires de la vie publique, dans les perceptions professionnelles des administrateurs

et dans la pratique quotidienne de ces administrateurs. Les deux aspects (l’équité dans les normes et dans les pratiques) sont rationnellement, éthiquement et politiquement exigibles,

même s’il est attendu des écarts dans la pratique des normes, la corruption étant un fait humain universel. Toutefois, le minimum indéniable dans la structuration et dans le

fonctionnement d’une administration publique est l’existence dans les textes officiels, "sur

papier" comme on le dit couramment, des normes structurantes ou fonctionnelles

impartiales, impersonnelles et socialement équitables de sorte que des recours soient

possibles en cas d’écarts excessifs dans la pratique. La délivrance impartiale des services

publics est au cœur même du principe, de la philosophie et de l’histoire de l’Etat en tant qu’institution garante de la vie commune et de l’intérêt commun. Malheureusement, en Afrique noire, les administrations publiques léguées par les

administrations coloniales dans tous ses aspects sont caractérisées par de multiples modes

subversifs de gouvernance qui s’apparentent à une privatisation informelle des services publics au niveau de chaque sphère, décisionnelle, technocrate ou exécutoire. Le tout

concourant à mépriser systématiquement l’usager anonyme ou à négliger et à marginaliser les groupes minoritaires ou minorisés. Dans la thèse ci-dessus évoquée dans le cas du Togo,

nous avons utilisé, avec humour, la légende d’un cheval et d’un âne appelés à participer à

une même compétition olympique dans un esprit de fair-play. A travers cette légende, de

façon imagée, l’esprit et la lettre de l’équité et de l’équitable ont été expliqués à la lumière des principes de RAWLS J. (1987).

Paradoxalement, dans nos administrations publiques, d’un côté, il est souvent entretenu et miroité des normes publiques plus ou moins policées, celles de l’appareil constitutionnel et juridique, celles de la citoyenneté moderne proclamée, celles des procédures

administratives et comptables à l’européenne, etc. Mais, lorsqu’il s’agit des séances officielles ou de parler en public. Mais, de l’autre côté, il y a les normes pratiques, des usages établis, des codes informels, des cultures professionnelles, des stratégies ou des

compétitions dominantes autour des ressources publiques orchestrées par des groupes

stratégiques1. Les comportements des groupes stratégiques tendent toujours à trahir l’esprit

1Nous empruntons ce concept aux socio-anthropologues africanistes, OLIVIER DE SARDAN J-P &BIERSCHENK T. (1997). Ces groupes ne sont statiques ou figés, formés pour une fois de bon, mais dynamiques et variables selon les circonstances, la nature et la dimension de l’enjeu. Il s’agit de faire "main basse sur ... par tous les tours et détours".

Page 134: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

133

d’une administration publique impersonnelle, impartiale et au service du plus grand nombre

pour le plus grand bien collectif.

Le Togo n’échappe pas à la règle. Bien au contraire, il se spécifie même en la matière.Il arrive que les normes (lois, règles, etc.) conçues ne soient pas trop mauvaises au regard de l’esprit d’une administration ou d’une gestion publique neutre et impartiale. Mais, la pratique se situe souvent aux antipodes de l’esprit de telles normes. Pire encore, il arrive que les normes ne tiennent pas compte de l’équité dans leur conception ou dans leurs modalités d’application requis habituellement dans le service public ou dans les standards internationaux. Ce sont de tels travers politiques et administratifs, deçà delà, au mépris de

l’équité que les documents et les observations nous ont permis de montrer. Par l’analyse du contenu des textes et par nombre d’indices statistiques élaborés, il a été démontré en quoi le système scolaire togolais de 1960 à nos jours à souvent fait entorse à

l’égalité des chances et davantage à l’équité sociale et géographique, alors que la promesse

publique au lendemain de l’indépendance était de se servir principalement de l’école pour bâtir la nation togolaise. Or, l’égalité des chances en termes de distribution des offres publiques d’éducation et de l’accès à tous les niveaux d’enseignement sur le territoire

national sont les critères de base pour jauger le sens de l’équité dans un système scolaire (DURU-BELLAT, 2002 ; VAN PARUS, 2004).

«Celle-ci (l’équité) est en général appréhendée par l’inégalité de la distribution de certains biens éducatifs (compétences, accès à l’enseignement supérieur, à telle filière de l’enseignement supérieur…) entre différents groupes ou par l’influence de l’appartenance à un groupe sur la possession de ce bien. Ces indicateurs donnent une mesure approchée

de l’égalité des chances au sens strict, *…+ Bien qu’approchée, on peut penser que cette mesure est satisfaisante, en particulier en ce qu’un pays où les inégalités éducatives entre groupes sont plus faibles est aussi un pays où les inégalités entre les chances

d’obtenir ces biens sont plus faibles» (MEN-ESR1, 2004 : 73).

Ci-dessous un exemple pris au sein de l’ensemble des graphiques construits pour illustrer la gestion de l’école publique au mépris de l’équité sociale au Togo sur la période de l’étude. Sur le territoire togolais, conformément à la géographie et aux politiques coloniales, le

niveau global de la scolarisation a toujours évolué en decrescendo du Sud vers le Nord, dans

un même sens que le niveau de pauvreté économique. L’extrême nord, la région des Savanes, est une zone géographique à la lisière du Sahel, tandis que le Sud est à la lisière de

la zone équatoriale et s’ouvre sur l’océan. Alors, il convient de lire le graphique n°1 ci-

dessous en tenant compte du fait que la région des Savanes, la plus septentrionale du Togo,

a été toujours la plus sous-scolarisées et la plus pauvre du pays, sans être la moins

densément peuplée du pays.

1 Ministère de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche, France.

Page 135: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

134

Graphique n° 1 :les taux d’accroissement des créations d'écoles primaires publiques par

région1 au Togo entre 1989 et 2004 (15 ans)

Source : Annuaires officiels des statistiques scolaires de 1989 à 2004, Togo.

Le graphique n° 1 révèle trois principaux faits :

- au plan national le taux d’accroissement des écoles primaires, a chuté de 85%, passant

de 135% entre 1974 et 1989 à moins de 50% entre 1989 et 2004 ;

- les disparités constatées précédemment dans la période 1974 -1989 se sont accélérées

brutalement au cours de la période 1989-2004. Deux régions extrêmement favorisées,

se sont détachées très nettement des autres dans la distribution des investissements

éducatifs : il s’agit de la région Centrale et celle de la Kara2 ;

1Les frontières de certaines régions administratives au Togo ont connu des modifications entre 1974 et 2004 (une période de référence). Il s’agit des deux régions du centre du pays, c’est-à-dire la région Centrale et la région de la Kara. Nous en avons bien tenu compte dans le traitement des données en partant des données des préfectures pour constituer celles des régions. C’est ainsi que la Centrale comprend Sotouboua dont Blitta, Sokodé dont Tchamba, et la région de la Kara comprend Bassar dont Dankpen, Bafilo, Kara, Kandé, Niamtougou et Pagouda. 2Même si une certaine opinion attribue le net détachement de ces deux régions à l’action des ONG, le fait de l’iniquité publique en la matière demeure, puisque les ONG sont censées guider leurs interventions géographiques sur un territoire

0

10

20

30

40

50

60

70

%

Maritim

e

Plateaux

Centrale

Kara

Savanes

Togo

Page 136: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

135

- la région des Savanes reste, de façon paradoxale, nettement défavorisée, étant en

principe celle qui aurait dû avoir le plus grand taux d’accroissement d’écoles si l’équité sociale et géographique avait prise en compte.

L’autre hypothèse de cette interprétation est que la demande d’éducation, en termes de population scolarisable, est sensiblement importante dans toutes les régions. Le calcul des

nombres moyens d’élèves par salle de classe disponible dans le temps et par région vérifie suffisamment cette hypothèse. Ceci remet en cause certains types d’arguments peu républicains utilisés par moment pour justifier a posteriori les inégalités d’une distribution neutre d’équité des investissements éducatifs sur le territoire national. Voici un exemple typique de ces arguments : «Si l’on ne tient pas compte des régions septentrionales du pays

où il y a un déficit en écoliers, nous avons des localités où vous pouvez trouver jusqu’à 120 ou 130 élèves par classe»1 (TALLA B-P., 1998 : 582).

D’ailleurs, à l’occasion de ce qui a été appelé "gratuité de l’éducation" à la rentrée 2008-

2009 au Togo, la preuve a été faite que des investissements ont été faites des années durant

sans se préoccuper de l’équité, pas même de l’égalité entre les régions ou les groupes, de telle sorte que dans les régions ou dans les localités défavorisées, les effectifs scolaires ont

explosés dans les écoles publiques. C’est ce qui explique des taux de croissance extraordinaires d’effectifs scolaires au primaire dans la région des Savanes tels qu’illustrés ci-dessous au graphique n°2.

national selon la subsidiarité et l’équité sous l’orientation de l’Etat. Lorsque ce n’est pas le cas dans un pays, cela devient un indicateur d’un problème public plus profond que ce qui transparait.. 1Cette phrase est une affirmation d’un ministre de l’Education en fonction à l’époque, par ailleurs ex-Directeur de la planification de l’Education nationale, lors d’une interview apparemment bien préparée. L’affirmation du ministre est manifestement fausse et tient d’un anachronisme plutôt lointain. Au moment où le ministre disait cela, l’effectif moyen dans le primaire public par classe au niveau national était de 80 élèves, tandis que dans la région des Savanes, la région la plus septentrionale du pays, cette moyenne était de 84,1 élèves (cf. Annuaire officiel des statistiques scolaires, 1997-1998/ 1998/1999).

Page 137: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

136

Graphique n° 2 : les taux d’accroissement des effectifs scolaires dans les écoles primaires publiques par région entre 2007-2008 et 2008-2009 au Togo à l’occasion de la gratuité de l’éducation

Source : Annuaires officiels des statistiques scolaires, 2007-2008 et 2008-2009, Togo.

Pour l’analyse du graphique n°2, il convient de rappeler que la quasi absence de l’équité dans la gestion de "la carte scolaire1de facto" sur plusieurs générations, notamment dans la

répartition géographiques des écoles construites et des enseignants entre les régions, est la

première cause de l’explosion immédiate des effectifs scolaires à l’occasion de la symbolique gratuité de l’école primaire à partir de 2008-2009 au Togo. Dans les zones géographiques où

il se concentrait une forte demande scolaire non satisfaite, il y a eu une forte éruption des

effectifs scolaires à l’occasion de la symbolique gratuité. La pauvreté, le manque ou l’éloignement des écoles, la précarité au sein des EDIL en sont les principales causes.

C’est le cas spécifique de la région des Savanes, toujours la plus déshéritée, mais la moins équitablement traitée du pays. Dans cette région, l’éruption des effectifs scolaires en 2008-

2009 dans les écoles publiques peu dotées en salles de classe construites et en enseignants a

contribué à dégrader davantage la qualité des apprentissages dans la mesure où la forte

proportion des EDIL avait déjà contribué à dégrader sensiblement le contexte de

scolarisation. A titre d’exemple, la région des Savanes demeure la région où les élèves ont le moins de chance de réussir à leur baccalauréat en raison d’un contexte de scolarisation

1D’un point de vue opérationnel, la carte scolaire, selon LEGENDRE R., 2005 : 1990, est la répartition sur un territoire des établissements d’enseignement en fonction des effectifs scolaires et de leur évolution prévisible dans le temps.

-60,0

-40,0

-20,0

0,0

20,0

40,0

60,0

80,0

18,2

65,0

29,0

Accroissement dans le public

Accroissement dans les privés

Accroissement dans les EDIL

Page 138: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

137

assez dégradé depuis le primaire. Faut-il le rappeler, le baccalauréat est à la fois un symbole

de réussite scolaire et la base de la constitution de l’élite nationale ici comme ailleurs.

Les facteurs socioculturels et la gouvernance sans souci d’équité se complexifient dans la vie publique, au sein du système éducatif global et dans la redistribution des ressources

publiques, qu’elles soient réelles ou symboliques. C’est cette réalité qui est théorisée et schématisée ci-dessous sous forme de facteurs synchroniques en interaction amplificatrice.

En réalité, il s’agit de facteurs d’exclusion ou, avec euphémisme, de la moindre intégration nationale.

2.6. Des facteurs publics de non-conciliation ou de "déconciliation" nationale : les

synchrones de l’exclusion en lien avec le système éducatif national au Togo

Les manifestations et les conséquences des conflits socioculturels, mués en conflits

sociopolitiques sont multiples et diverses, de plus en plus subtiles ou "justifiées" (rendues

justes en apparence) dans la vie publique togolaise. Les investissements éducatifs

inéquitables y sont à la fois les manifestations et les conséquences de la césure

communautaire Nord/Sud. Les effets de l’"inéquité" dans les investissements éducatifs s’amplifient dans le temps, d’une génération à une autre dans les différents secteurs de la

vie publique. C’est en cela que l’"inéquité" dans les investissements éducatifs conduit logiquement à la problématique de l’exclusion versus l’intégration ou la réconciliation nationale.

Au Togo, les influences et les déterminations accumulées du régionalisme et du tribalisme

dans la vie publique et sur le système éducatif global ont, entre autres, contribué à la mise

en place d’un système scolaire inéquitable, d’élitisme, de rivalité et de concurrence nationales. En particulier, les influences des deux autres modes d’éducation, le non-formel

et l’informel, sur le système scolaire sont encore plus présentes au sein d’une vie publique nationale guidée par l’antagonisme1 sociopolitique entre le Sud et le Nord.

On l’oublie trop souvent, le système scolaire n’est pas la totalité du système éducatif d’un Etat. Contrairement aux apparences contemporaines, il n’en est même pas la composante principale. Les sous-systèmes informel et non formel sont plus étendus. Evidemment, les

deux sous-systèmes influencent toujours et déterminent souvent, plus que l’école formelle, les comportements et le devenir des individus et des groupes dans une nation. Les individus

deviennent, non ce que la république aurait souhaité qu’ils soient, mais ce que leur groupe (réel ou étiqueté) sont ou souhaite qu’ils deviennent.

C’est ainsi que, si par le passé, le problème de l’intégration nationale au Togo, s’est manifesté à travers le refus symbolique ou l’opposition larvée de l’autre concitoyen, dans le

présent, nous avons pu démontrer que désormais ce problème, de façon plus ou moins

1A ce sujet, l’on peut faire une lecture croisée des ouvrages de YAGLA O. W. (1972) ; de TOULABOR C. M. (1986) et la thèse dont émane le présent article (YABOURI N., 2012).

Page 139: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

138

attendue, s’est mué en un problème d’exclusion sociale versus de justice sociale plus ou

moins ressentie et exprimé1 au sein de la masse de diverses manières.

Ci-dessous un schéma des facteurs synchroniques au sein de la société (togolaise) globale

indiquant, suivant une chaîne, la genèse, les manifestations et les conséquences du

problème d’intégration nationale. C’est le cas à l’occasion des événements politiques "décisifs" (élections publiques à l’échelle locale ou nationale) ou des enjeux sociopolitiques

majeurs (recrutements à l’emploi salarié ou promotion des fonctionnaires par nomination à des postes de responsabilité). Evidemment, les manifestations et les conséquences d’une telle situation de conflit débordent parfois le cadre national togolais. Aujourd’hui ou hier, à l’international, le nom du Togo n’a pas souvent signifié unité et cohésion nationales, bien au contraire !

Schéma des sept synchrones repérés de la moindre intégration ou de l’exclusion nationale

(au Togo)

Source : par nous même, YABOURI N., 2012.

Légende du schéma des synchrone de l’exclusion nationale

I = intersection inter synchronique.

I3-2 = perception publique négative (silencieuse) de l’instrumentalisation négative de l’éducation publique : investissements éducatifs inégalitaires, inéquitables ou polarisés ; communautarisme culturel ; absence de culture nationale.

1 Lire à ce sujet les Recommandations de la CVJR du Togo dans son rapport final de 2012. Pour rappel, notre thèse a été soutenue dès janvier 2012, bien avant la publication de ce rapport.

Page 140: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

139

I3-4 = analphabétisme de masse au sein des groupes défavorisés ; communautarisme

culturel ; absence de culture nationale.

I3-5 = exclusion (de plus en plus légitimé) des individus issus des groupes défavorisés ;

réussite aux concours publics sur parrainage ou sur " mérite " ; concentration des ressources

publiques au sein des familles et des groupes politiquement favorisés, etc.

I3-6 = constitution inéquitable de l’élite nationale. I5-7 = effritement du lien social, absence de fierté nationale, "rébellion citoyenne" en

crescendo, etc.

Page 141: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

140

3. Les perspectives d’une réconciliation nationale : l’impérieuse nécessité d’intégrer la

justice sociale et l’égalité citoyenne dans les institutions et dans les mentalités

Les premiers facteurs de réussite d’une réconciliation, nous semble-t-il, sont la bonne foi des

acteurs et la confiance qu’ils manifestent entre eux d’autant que la méfiance et la défiance

sont a posteriori des facteurs premiers de non conciliation ou de "déconciliation". Notons

que «le mensonge menace beaucoup moins l'existence du groupe dans les sociétés simples

que dans des sociétés très complexes (à problèmes) *…+ Nous fondons nos décisions les plus importantes sur *…+ la certitude de ne pas être trompés» (SIMMEL G., 1991 : 15-16). Si

d’aventure des acteurs s’aperçoivent qu’ils ont été trompés à mi-chemin, la confiance sociale

est affectée, de sorte que les conditions pour renouveler cette confiance en tant que contrat

social deviennent encore plus difficiles, voire impossibles à réaliser. Désormais, c’est la mauvaise foi qui se présumerait dans les rapports des acteurs. Le Togo semble ne pas être

loin d’une telle situation, non souhaitable moralement.

Alors, il se pose la question suivante : comment les acteurs, à commencer par ceux qui

détiennent les pouvoirs (politique, économique et culturel), peuvent-ils démontrer leur

bonne foi et créer la confiance nécessaire à la réalisation d’un projet politique multi-générationnel impliquant des sacrifices matériels et symboliques, de part et d’autre, entre les protagonistes ? Comment faire de telle sorte qu’un projet de réconciliation nationale ne

soit pas à terme un projet politique à "là-haut" entre les protagonistes politiques sans une

réelle implication/participation des groupes au sein de la masse populaire ?

Telles sont, semble-t-il, les questions nodales auxquelles "les réconciliateurs" devront

trouver minutieusement des réponses préalables aux opérations de réconciliation. Les

institutions publiques, au niveau de toutes les sphères de l’Etat (conceptualisation, décision, exécution, évaluation, régulation, etc.), tout naturellement éducatives, sont impliquées et

mobilisables pour une réconciliation nationale en tant projet de société. A ce titre, elles sont

interpellées au premier chef. Car, «L’éducation procède, en dernière analyse, des modèles fournis par les institutions, les coutumes et les lois»(DEWEY J., 1975 : 115).

Concrètement, au moins deux actions doivent être accomplies dans cette optique :

- une analyse rétrospective des faits, des événements et des facteurs ayant participé

ou participant à la "déconciliation" dans l’histoire et dans l’actualité du pays ;

- parallèlement à la mission et aux actions de la CVJR-Togo, concevoir et mettre en

pratique des politiques éducatives en vue de consolider la réconciliation nationale

d’une génération à une autre au sein des communautés togolaises à travers

l’intégration de "valeurs conciliantes" dans les institutions et dans les habitudes citoyennes.

Pour cela, au-delà de toute émotion, la connaissance et la vérité des faits devraient venir en

premier lieu. Puis, un projet politique d’éducation nationale (intra et intercommunautaires)

impliquant les sous-systèmes du système éducatif global. Sur la voie du changement social,

les vérités à rechercher ou à révéler et le projet d’éducation à mettre en place exigent implacablement des sacrifices. Un changement social est d’abord un changement de

Page 142: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

141

mentalités et une adhésion plus ou moins libre à de nouvelles valeurs. C’est en cela qu’au-

delà des autres aspects de la justice transitionnelle que constitue la réconciliation, elle

demeure fondamentalement une problématique de politiques éducatives, au présent et

surtout au futur. Il va s’agir, de définir, de bonne foi, le genre de société dans laquelle les liens sociaux sont structurés et entretenus pour le plus grand bien commun,toute

philosophie politique devant avoir sa raison d’être dans l’organisation et dans l’ordonnancement de la vie sociale (DEWEY J., 1927 : 277). Car, «Toute société qui n'est pas

éclairée par des philosophes est trompée par des charlatans» (CONDORCET, 1794, cité par

GUEDJ, 2003 : 163).

Depuis l’expérience sud-africaine, la réconciliation est devenue un concept couramment

utilisé en Afrique. Le triptyque vérité, justice, réconciliation (réparation) lui est étroitement

lié. Elle est considérée comme une justice transitionnelle pour effacer les conflits.

« La justice transitionnelle est définie comme un ensemble de mécanismes judiciaires et

non judicaires qui visent à faire sortir un pays d’un passé divisé à un avenir partagé. Elle englobe l’ensemble des mesures visant à lutter contre l’impunité à savoir, la justice pénale, la justice restauratrice, la justice sociale et la justice économique. Elle a pour fondement

les droits à la vérité, à la justice, les réformes institutionnelles, la réconciliation et la

réparation» (CVJR, Togo, 2012 : 213).

En termes de perspectives, l’essentiel est dit dans la définition de justice transitionnelle sus mentionnée. Néanmoins, il convient d’insister sur au moins trois aspects : la justice, les

réparations individuelles ou collectives et les réformes institutionnelles. En particulier, les

réformes institutionnelles sont impératives pour sortir la société nationale d’une société d’injustices instituées ou banalisées vers une société de justices institutionnelles et de

concitoyenneté partagée.

Il s’agit de faire en sorte qu’un socle de valeurs communes soit constitué et partagé par l’ensemble des citoyens. Comment fonder des valeurs communes à même de garantir la paix civile ? Il convient tout simplement que «tous les membres du groupe doivent avoir une

chance égale de prendre et de recevoir, de partager des entreprises et des expériences très

diverses. Autrement, les influences qui feront de certains des maîtres réduiront les autres au

rang d’esclaves.» (DEWEY J., 1975 : 110). Tel est à notre avis « les structures d’une société socialement bien ordonnée (RAWLS J., 1987 : 496).

En plus, de l’adoption des principes et des valeurs humanistes et républicaines susmentionnés en termes de perspectives de la réconciliation nationale, recours peut être

fait aux mécanismes de cohabitation inter-communautaire pacifique, de prévention ou de

règlement des conflits d’ordre socioculturel de l’Afrique traditionnelle. Ces mécanismes sont multiples1, à commencer par les plus légendaires d’entre eux : les relations de parentés à

plaisanterie (BADINI A., 1994 ; KONATE D., 1999), la promotion des mariages interethniques et

1A ce sujet, l’on peut lire Les fondements endogènes d’une culture de paix au Mali : les mécanismes traditionnels de prévention et de résolution des conflits,un article de KONATE D. publié en 1999 :http://www.unesco.org/cpp/publications/mecanismes/index.htm

Page 143: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

142

de la coopération socio-économique. Les relations de parentés à plaisanterie constituent des

facteurs d’intégration intercommunautaires connus dans l’histoire. Il en existe certainement

au Togo. Il s’agira de les encourager politiquement. Par exemple, nous avons connaissance de telles relations au sein les communautés Gourma (Gourma, Moba, Bassar, Konkomba,

Tchamba) ou entre ces dernières et les communautés Tem ou Kotokoli. Pour rappelle, les

communautés Kotokoli comptent en leur sein des clans d’origine Gourma. Les conflits ouverts entre ces groupes liés par une parenté à plaisanterie sont rares dans l’histoire du Togo.

S’il convient d’adopter et d’intégrer dans les institutions publiques des valeurs modernes et

traditionnelles de conciliation et de cohabitation pacifique, il convient également, à l’inverse, de renoncer et de faire renoncer aux valeurs ou aux pratiques tendant vers le repli

identitaire ou l’hégémonisme identitaire dans la vie publique.

Par rapport aux pratiques ne tendant pas vers réconciliation des cœurs et des groupes, dans le cas du Togo, des exemples peuvent être cités aussi bien dans le domaine politique, socio-

économique que culturel. Nous nous contentons d’évoquer ici la situation des fêtes dites traditionnelles comme "célébration de la culture nationale" dont les échelles de

manifestations se réduisent d’année en année au niveau du canton ou du clan à l’opposé de tout esprit de culture nationale unificatrice.

Finalement, les origines, les faits autant que les perspectives relatives à la réconciliation

nationale en tant que projet politique tendant à sortir d’une société de crise (de confiance ou de conflits ouverts) vers une société de paix et de promotion collective rappellent à nous

des politiques éducatives non conciliantes du passé ou des politiques éducatives

conciliatrices à promouvoir en vue de créer ou d’affermir la confiance sociale1 (SIMMEL G.,

1991 ; MISZTAL B., 1996).

La justice rendue aux victimes, la tolérance pathétique circonstanciée de celles-ci à l’endroit des "bourreaux d’hier" ou encore les réparations matérielles soulageront les consciences dans l’immédiat, mais ne seront guère suffisantes pour (ré)concilier durablement des

communautés ayant vécu dans une opposition "meurtrière" sur des générations.

Sans un projet d’éducation globale et sans une reconversion réelle des institutions (de moindre conciliation !) et des mentalités (non réconciliantes) par un projet d’éducation

multidimensionnelle, la réconciliation ne sera qu’un événement politique sans impact durable sur le vivre en commun au sein et entre les communautés nationales.

1La confiance sociale est à la fois un élément immatériel et une notion sociale très complexe qui est à la base des relations (de collaboration, de cohabitation ou d’échanges) entre les individus ou entre les groupes au sein d’une communauté. Elle va bien au-delà des avantages et des intérêts matériels que des interlocuteurs peuvent espérer (implicitement) les uns des autres lors des collaborations, des échanges ou des promesses. En fait, elle se situe entre un certain degré de connaissance (savoir, information, capacité de savoir ou d’avoir), la nécessité ou l’opportunité de s’engager pour une collaboration ou pour un échange quelconque. SIMMEL G. (1991 : 22) la définit comme «une hypothèse sur une conduite future, assez sûre pour qu'on

fonde sur elle l'action pratique […]».MISZTAL B. (1996) relève trois éléments de base que la confiance est censée faire dans la vie individuelle et collective : elle rend la vie sociale prévisible, elle crée un sentiment de communauté et facilite la collaboration au sein des groupes.

Page 144: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

143

En définitive, une politique de réconciliation nationale sincère est a posteriori une

interrogation décomplexée sur les fondements philosophiques, sociologiques et même

psychologiques des politiques éducatives à adopter pour, non seulement, réparer et éviter

en connaissance de cause, les torts du passé, mais surtout pour consolider l’identité et la

cohésion nationales à moyen et long termes. Re-construire une société nationale intégrée et

intégratrice depuis les institutions en fonction et au-delà des césures communautaires du

passé demeure le grand défi postcolonial, pour ainsi dire, d’«Homo Capax Dei », pour les

Togolais et pour les Africains plus généralement.

La question de la réconciliation nationale au Togo comme ailleurs en Afrique noire tient

souvent aux rapports plus ou moins conflictuels entre communautés culturelles

différenciées appelées à partager un même territoire national et un même espace public. Les

rapports culturels peu intégrateurs sont influencés et orientés par l’histoire, la géographie et les politiques de l’impérialisme en Afrique. De ce fait, ces rapports conflictuels perdurent de

génération en génération au détriment de la cohésion nationale dans nombre de pays en

Afrique.

Depuis l’expérience réussie en Afrique du Sud postapartheid, nombre de pays africains font recours à une réconciliation intercommunautaire à l’échelle nationale pour bâtir l’unité et la cohésion nationales. Dans le cas du Togo, accepté ou non, des césures intercommunautaires

existent et se cristallisent particulièrement sur le régionalisme ou le tribalisme entre le Nord

et le Sud. Le régionalisme est un fait réel dans le pays et se perçoit à plusieurs niveaux de la

vie nationale, notamment en matière de la redistribution des ressources publiques. Le

régionalisme est de loin le facteur le plus déterminant et la norme de la vie publique

togolaise : les grands actes publics sont pensés, posés, acceptés, refusés, dénoncés ou

contournés par rapport au régionalisme antagoniste entre le Nord et le Sud.

Comme, il a été démontré, la césure Nord/Sud au Togo a des origines socioculturelles en

premier lieu. Elle remonte aux rapports conflictuels nés de la rencontre, puis de la

confrontation entre les communautés "du Sud" plus ouvertes sur les modernités et celles

"du Nord", jadis fermées sur elles-mêmes. Par la suite, les politiques coloniales ont exacerbé

les conflits culturels et les ont mués en opposition politique et en antagonisme permanent

dans la vie publique entre le Nord et le Sud.

Dans l’actualité, l’antagonisme Nord/Sud au Togo se poursuit, se complexifie et est entretenu davantage par le manque de cohésion nationale et par une chaîne de causes dont

la question de l’équité publique et celle de l’égalité citoyenne entre les Togolais des différentes régions ou ethnies.

Par conséquent, la question de réconciliation nationale au Togo comme ailleurs en Afrique

noire n’est pas simplement une question de mémoire, mémoire dont on s’efforce à oublier la lourde dette. Il s’agit surtout d’un effort conscientiel à consentir et d’un exercice républicain auquel il convient de se soumettre de bonne foi dans l’action et dans les actes

Page 145: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

144

publics. En vue d’améliorer la vie publique et le vivre-ensemble, il est intelligible et

nécessaire de corriger les erreurs du passé sur la base des valeurs républicaines universelles

et à la lumière des faits du passé qui restent ineffaçables et par-là, le contre-exemple à

apprendre aux jeunes générations.

« La mémoire a du futur tandis que l’histoire interprète une tranche du passé dont elle oublie qu’il a un futur… Il y a une forme d’oubli qui permet de reconstruire une histoire intelligible… il faut garder une trace des faits pour pouvoir entrer dans une thérapie de la mémoire…Le pardon brise (alors) la dette mais non pas l’oubli » (P., 1995 : 189-191).

C’est pourquoi, au-delà du travail de mémoire collective (vérité et justice, pardon et

réparations matérielles), le vrai défi de la réconciliation nationale en tant que projet

politique demeure les politiques éducatives. Ceci se justifie dans la mesure où la

réconciliation suppose l’acceptation et surtout l’appropriation de nouvelles valeurs par les

premiers acteurs publics et, ensuite, au sein de la masse. L’exigence d’intégrer ces valeurs et de les mettre en pratique, dans un premier temps, sera inévitablement perçue par les

différents acteurs comme un sacrifice plus ou moins mérité. Pourtant, le consentir est

fondamental pour créer la confiance sociale et pour préserver la paix civile à long terme.

Autrement dit, la réconciliation nationale est une question de politiques éducatives parce

que sans politiques éducatives de réconciliation, la vérité, la justice, les réparations

symboliques ou matérielles des faits du passé ne peuvent à elles seules garantir "la

concitoyenneté au quotidien". Au Togo, cette concitoyenneté est mise à mal depuis des

générations par la césure communautaire entre le Nord et le Sud. Les facteurs de l’exclusion ou de la "déconciliation" nationale, notamment la non intégration des droits humains et des

droits citoyens constitutionnels ; les stéréotypes ethnocentriques ; les réflexes de colonisés;

la voracité et la redistribution inéquitable des ressources publiques ; la culture de

soumission et l’aplatissement des consciences, le clientélisme politique structuré ; les

privilèges ou les misères de groupe ou de naissance au mépris d’une concitoyenneté républicaine, etc. sont aussi nourris par des vices d’éducation, qu’elle soit publique ou familiale, informelle, non formelle ou formelle.

Références bibliographiques

ALI-NAPO P., 1997, Histoire des travailleurs-manœuvres et soldats du nord-Togo au temps

colonial 1884-1960, Lomé, Presses de l’UB. BADINI A., 1994, Les relations de parentés à plaisanterie : élément des mécanismes de

régulation sociale et

principe de régulation des conflits sociaux au Burkina Faso, Paris, L’Harmattan. COURTENAY, F., "Le racisme pratique", in Dossiers l’Essentiel, n° 15, Edition Association

Chronique sociale

de France, coll. Social, 1972juillet-septembre, pp. 12-18.

DEWEY J., 1916, 1975, Démocratie et Education, Paris, Hachette, trad. Deledalle G.

DEWEY J., 1925, 1983, "Experience and Nature", in The Later Works, 1925-1953, vol.1, J. A.

Page 146: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

145

Boydston, Carbondale (éd.), Southern Illinois University Press, paperbound, pp. 329-364.

DOUCET R., 1926, Commentaires sur la colonisation, Paris, Larose.

DURKHEIM E., 1895, 1973, Les Règles de la méthode sociologique, Paris, PUF.

GAYIBOR, N. L., "La traite négrière sur la côte occidentale des esclaves ", in Cahiers des

Anneaux de la

Mémoire, 1999, n°1

GBIKPI-BENISSAN F., 2011, Le système scolaire au Togo sous mandat français. 1. Sa mise en

place, Paris, L’Harmattan. GBIKPI-BENISSAN F., 2006b, La quête pour la reconstruction nationale, Communication au

premier Forum du Groupe de réflexion et d’action pour le dialogue, la démocratie et le développement (GRAD) sur la construction d’une société démocratique au Togo, Lomé, 19-20 juin.

GOEH-AKUE A.N. & GAYIBOR N. L., 2010, Histoires nationales et/ou identités ethniques : un

dilemme pour les

historiens africains ? Presses de l’UL /l’Harmattan, Paris-Lomé.

HOUSSAYE J., 1999, Education et philosophie, Approches contemporaines, Paris, ESF.

GUEDJ D., 2003, Le Mètre du monde, Paris, éd. Points.

KONATÉ D., 1999, Les fondements endogènes d’une culture de paix au Mali, www.unesco.org/ccp/publications

LE THANK K., 1981, L’Education comparée, Paris, A. Colin.

LEGENDRE R., 1991, 2005, Dictionnaire actuel de l’éducation, Montréal, Guérin.

MEMMI A., 1966, 2004, Portrait du colonisé, Paris, Gallimard.

MISZTAL B., 1996, Trust in Modern Societies: the Search for the Bases of Social Order,

Cambridge, U.K, Polity Press, Cambridge, Mass., Blackwell Publishers, Inc.

MEN-ESR, 2004, Examen thématique de l’équité dans l’éducation, rapport analytique de pays, France.

MEPS, 2002, Rapport d’Etat du Système Educatif National, Lomé. MUCCHIELLI R., 1984, L’Analyse de contenu des documents et des communications, Paris, ESF,

5e édit.

NKRUMAH K., 1973, Revolutionary path, London, Panaf Books.

OLIVIER DE SARDAN J.-P.&BIERSCHENK T., 1997, "ECRIS: Rapid collective inquiry for the

identification of conflicts and strategic groups" in Human Organization, Oklahoma City,

Society for Applied Anthropology, n° 56 (2), p. 238-244.

PARAÏSO, J-Y, 2009, "Les Agoudas du Dahomey/Bénin–Mémoire vivante de la traite

transatlantique", in

Imaginaire racial et projections identitaires, Perpignan, Presses Universitaires de

Perpignan, p. 163-186

POURTOIS J.-P. &al., 1998, Les points-charnières de la recherche scientifique, Université de

Mons-Hainaut

République Togolaise, CVJR, 2012, Rapport final, vol 1, Lomé.

Paul, 1995, La critique et la conviction, Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay,

Page 147: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

146

Paris, Calmann-Levy, p.189-191

RAWLS J., 1971, 1987, Théorie de la justice, Paris, Le Seuil.

SIMMEL G., 1991, 1996, Secret et sociétés secrètes, Paris, Circé.

SIMMEL G., 1917, 1989, Sociologie, étude des formes de la socialisation, P.U.F.

TALLA B-P., 1998, Togo. Cap sur l’an 2000. Marchés nouveaux, le guide économique des pays en expansion, n° 2, Paris, Gideppe.

TOULABOR C. M., 1986, Le Togo sous Eyadema, Paris, Harmattan.

VERGER, P., 1985, "Les apports culturels dans la région du Golfe du Bénin des noirs de la

diaspora", in Les

apports culturels des noirs de la diaspora à l’Afrique, Cotonou, 21-25 mars.

VIALLARD, M, " La communauté afro-brésilienne du Golfe du Bénin Un cas unique de Diaspora

africaine

dans l’aire culturelle lusophone " in Latitudes, 2005, n°3-avril.

YABOURI N., 2012, Les politiques éducatives au Togo de 1960 à 2010 : la question de l’équité et de l’intégration nationale, Université de Lomé.

YAGLA O. W., 1978, L’édification de la nation togolaise, L'Harmattan, Paris

Page 148: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

147

Les forces armées togolaises et la politique de

réconciliation au Togo Par Eyoukéani KOULOUNG

1

Depuis les indépendances des Etats africains dans les années 1950-1960, les armées

africaines sont restées perméables aux clivages politiques et ethno-régionaux. Demeurées

actrices principales dans la vie politique jusqu’à nos jours en Afrique subsaharienne, les

armées africaines ont soutenu à travers les coups d’Etat et, à travers la militarisation de la vie politique, la plupart des régimes civils et militaires. Cette volonté de réalisation de

l’accession au pouvoir d’une oligarchie militaire par un coup d’Etat et la cooptation des élites militaires au côté des monocraties postcoloniales pour poursuivre l’unité nationale, entraîne progressivement la politisation de l’institution militaire. Cette volonté verra une autre consécration, à travers le coup d’Etat qui devient un moyen très banal de changement politique en Afrique subsaharienne, instituant ainsi la violence comme moyen de combat

politique2.

Caractérisées le plus souvent par une gestion néo-patrimoniale, la plupart de ces institutions

militaires africaines montrent une difficulté de resectorisation du politique et du

militaire3.Cette situation engendre le plus souvent la manipulation des rites identitaires

(ethniques, régionaux, linguistiques et religieux) dans la dynamique du contrôle des activités

des populations africaines au nom de la raison d’état. Au nom, souvent d’une nécessité de construire des Etats-nations, ou de réaliser le développement économique et social, les

pouvoirs politiques en place se montrent peu respectueux des libertés civiles et du droit à

l’objection. Dès fois, lorsque, ce n’est pas une ingénierie d’accusations qui s’abat sur l’opposition politique africaine réduite déjà au silence, ce sont les simulacres d’élection qui sont organisées4.L’absence de démocratie en Afrique noire a été marquée également par

l’absence d’organisation d’élections honnêtes et compétitives, la permanence des coups d’Etat et les conséquences directes qui en découlent: l’absence d’alternance, l’accaparement du pouvoir par les gouvernants, le non-renouvellement de la classe et des élites politiques, la

1KOULOUNGest doctorant en Science politique et chargé d’enseignement au département de science politique à

l’Université de Kara(Togo). Il est titulaire d’un DEA en Science politique à l’Université Gaston Berger Saint-Louis du Sénégal et un Master en Droits de l’Homme de l’Institut des droits de l’Homme et de la Paix(IDHP) à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar.

2Martin M.L., Le soldat africain et le politique : essai sur le militarisme et l’Etat prétorien au Sud du Sahara,

Toulouse, Presses de l’IEP de Toulouse, 1990. 3Thiriot Céline, « La place des militaires dans les régimes post-transition d’Afrique subsaharienne : la difficile

resectorisation », Revue internationale de politique comparée, Vol.15, n*1,2008. 4Michalon Thierry, « Le suffrage universel détourné par les clans et les intérêts privés : pour une

suppression de l’élection présidentielle en Afrique », Le Monde diplomatique, juin1998

Page 149: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

148

violation des droits de l’homme et surtout la militarisation du politique (la force et la violence étant considérées comme une ressource politique banalisée des dirigeants africains

et produisant ainsi du clientélisme des politiques vis-à-vis des militaires1).

Mais, au cours des années 1990, la vague de démocratisation qui a atteint le continent noir,

a permis la décompression autoritaire de la plupart des régimes postcoloniaux. La

libéralisation politique devient un facteur déclencheur dans le processus de dépolitisation

des institutions militaires sur le continent noir2.Dans les pays où la démocratisation s’est accompagnée de conflits politiques accompagnés de troubles graves, la société plurale a été

marquée par l’exaltation constante des clivages identitaires (Togo, Côte d’ivoire, Burundi, Rwanda, etc.). Les conséquences directes de ces conflits politiques : pertes en vie humaine,

déchirures du tissu social, prépondérance et instrumentalisation des conflits locaux, fuite de

personnes persécutées, la dégénérescence des structures étatiques, rupture des relations

entre l’Etat et la société ont entraîné le ralentissement des capacités redistributives de l’Etat, et, le plus souvent une faible performance économique car, le risque d’instabilité politique limite de gros investissements.

A bien des égards, le processus de militarisation du politique au Togo (I) peut être identifié à

travers le prisme des armées africaines au point que l’observateur non averti y verrait la marque d’une rivalité acharnée entre le politique et le militaire, qu’un examen plus attentif nuancerait du fait de l’existence d’un lien de raffermissement final des relations civilo-

militaires dans une dynamique de réconciliation nationale (II).

I- LA MILITARISATION DU POLITIQUE COMME PREMIER FACTEUR

CONFLICTOGENE

A priori, les causes de la militarisation du politique au Togo, semble de plus en plus être

l’accès aux ressources de l’Etat. L’Etat peut être une source de conflit aussi bien en amont

lors de la définition des règles du jeu politique(A), qu’en aval avec l’implication de l’armée dans les processus électoraux et dans le mode de dévolution du pouvoir(B).

A-En amont de la militarisation du politique

La conservation du pouvoir politique en Afrique noire est prévue par les mécanismes

d’institutionnalisation d’un présidentialisme négro-africain. Ce présidentialisme tropical de

par son origine implique les armées africaines dans la gestion des affaires de l’Etat. Mais

cette ingénierie tropicale « Armée-Politique» ne fonctionne efficacement que lorsque les

élites dirigeantes voient en l’armée un rempart contre toutes velléités contestataires de leur légitimité.

1 Banégas Richard et Warner Jean-Pierre, « Figures de la réussite et imaginaires politiques », Politique africaine, n°82, Juin2001 2Charles Bowao, « Ethnopartisme et démocratie : la ruse historique au Congo? », Revue trimestrielle de l’Institut Africain pour la Démocratie, Dakar, 1998

Page 150: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

149

Au Togo, depuis les indépendances, c’est d’abord au niveau de la définition des règles du jeu

politique que l’on remarque l’immixtion de l’armée dans la vie politique. Cette illustration peut être tirée des logiques sociales de cooptation des élites symboliques dans la

redistribution des postes de décision (partis politiques, gouvernement, administration

publique, nomination des hauts gradés à des postes de responsabilité, etc.).

En effet, lorsque les militaires togolais démobilisés regagnent le Togo dans les années 1950,

leur revendication porte notamment sur leur intégration au sein de la nouvelle armée

togolaise en construction. Mais, les troubles sociopolitiques et les perpétuelles querelles

entre les élites politiques du Nord et ceux du Sud sur la représentativité du Nord dans les

instances décisionnelles finissent par poussées les jeunes militaires démobilisés à

s’approcher des leaders politiques qui, leurs sont aptes à défendre leurs intérêts1.

Lorsque Sylvanus Olympio, leader du CUT (Comité d’unité togolaise) devient premier ministre de la Ière République togolaise (1960-1963) après les élections législatives du 27 avril 1958

remportées par son parti, son refus d’intégrer ces jeunes soldats démobilisés devient un problème d’ordre politique. Très tôt il sera accusé par les élites du Nord de se faire entouré

d’une élite peu soucieuse du développement du Nord. La plupart des opposants politiques nordistes comme sudistes sont jetés en prison, ou poussés à l’exil (Antoine Méatchi, Grunitzky, Me Santos, Ben Apaloo, etc.). Les partisans de Sylvanus Olympio, les plus zélés,

commettent de graves violations des droits de l’homme sur les populations togolaises. De même, en écartant du jour au lendemain les leaders politiques nordistes et des opposants

sudistes dans les instances décisionnelles, Sylvanus Olympio réussit à faire naître le

mécontentement au sein de l’élite politique, les frustrations au sein des populations du Nord qui se sentent de plus en plus isolées de leurs leaders politiques ; Antoine Méatchi et de ses

compagnons. Il réussit à agrandir les rivalités entre les francophiles (UCPN et PTP) et les

nationalistes (CUT). Du côté des partis francophiles, la plupart de ces mouvements ne se

souciaient pas de l’indépendance immédiate telle que prônée par les nationalistes. Mieux, l’UCPN se souciait du développement du Nord avant l’octroi d’une indépendance. Cette volonté des élites du Nord de ne pas cautionner l’indépendance immédiate prônée par les nationalistes se traduit par l’impression que les populations du Nord ont eue après 1958, que le Sud profitait de leur moindre évolution, c’est-à-dire du petit nombre d’élites pour coloniser le Nord à la place des européens2.

De ces différents points de vue, on peut dire que les facteurs ethniques et idéologiques

constituent les critères exclusifs et définitifs au nom duquel les premiers leaders politiques

sont jugés aptes à défendre les intérêts de leur localité et de leur clan. Dans cette même

dynamique contextuelle, les militaires démobilisés, la plupart nordistes, vont se rallier à la

cause de l’UCPN et du PTP.C’est donc pour des raisons particulières que, les jeunes militaires togolais ont renversé le 1er chef du gouvernement en 1963. Mais, inexpertes dans la gestion

des affaires publiques, les putschistes, confient le pouvoir aux leaders politiques aptes à

défendre les intérêts des populations du Nord. Selon Yagla, ce sont donc : «les militaires qui

1 Michel Prouzet, La République du Togo, Paris, Berger-Levrault, 1976 2 Jean Barbier, « Espaces ethniques et sélection des élites locales : l’exemple du Togo », Orstom, 1987

Page 151: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

150

exigeront des garanties pour la sauvegarde des intérêts du Nord et la participation de ses

élites au gouvernement et à l’administration de l’Etat. Ce sont donc les militaires qui, les

premiers, ont senti la nécessité de l’édification de la nation togolaise1».

En outre, après le coup de force de 1963, les militaires exigent un bicéphalisme au sommet

de l’Etat, avec comme président Nicolas Grunitzky et Antoine Méatchi, vice-président. Depuis

cette période, les militaires togolais conservent leur présence dans la vie politique sous la

IIème République (1963-1980) et jusqu’à la IIIème République (1980-1992). Ils matraquent les

manifestants hostiles au putsch, et assurent les ministères de la défense et de l’intérieur2.

Certes, le bicéphalisme politique imposé par l’armée ne réussit pas à régler les querelles intestines entre les deux leaders de l’exécutif. L’armée finit donc par prendre le pouvoir le 13 janvier 1967, après plusieurs années de mauvaise gouvernance, de troubles sociopolitiques,

et de rivalités politiques. Sans avoir par conséquent à le rappeler, il convient néanmoins de

souligner que, c’est pour arrêter et prévenir les nouveaux troubles sociopolitiques, et la

guerre civile que l’armée togolaise mit définitivement fin au règne des régimes civils au Togo. A cela s’ajoute, les stratégies que les militaires élaborent pour conserver le pouvoir.

B-En aval de la militarisation du politique

La fin des régimes civils (1958-1963 ; 1963-1967) s’illustre par le coup de force du 13 janvier 1967, dirigé contre les « politichiens3» pour reprendre l’expression de Sémou Pathé Gaye, lesquels par leur mésentente ont voulu conduire l’Etat togolais au bord du gouffre de la guerre civile. Pour conserver donc le pouvoir, les militaires justifient leurs actions par cette

phraséologie: « (…) l’armée nationale togolaise prend la responsabilité des pouvoirs civils, politiques et militaires sur toute l’étendue du territoire, etc.4».La deuxième mesure qui suivit

le coup de force d’avril 1967, est la création par le président Eyadema d’un Comité de réconciliation nationale. Au nom des forces armées, ce comité décida de dissoudre des

conseils de circonscription, des conseils municipaux, interdit toutes les activités politiques.

Dans la même lignée, pour étouffer toute velléité contestataire au sein des populations

togolaises, le président Eyadema, chef d’Etat et chef suprême des armées, décida de dissoudre tous les mouvements politiques : JUVENTO, Mouvement populaire togolais(MPT),

Parti de l’unité togolaise(PUT) et de l’Union démocratique des populations togolaises(UDPT). Dans leur souci d’éviter l’ethnicisation du vote et la tribalisation du jeu politique, les militaires ont décidé de ne plus organiser des élections législatives. Elles seront organisées,

mais seront systématiquement contrôlées par le parti-Etat (élection législative de 1985).

D’un autre côté, la militarisation du politique s’illustre également à travers le rôle que les partis politiques ont conféré à l’armée au Togo. Lors du congrès statuaire du RPT tenu à Kpalimé en novembre 1979, les partisans du monopartisme vont plaider pour l’immixtion de

1W.O. Yagla, L’édification de la nation togolaise, Paris, Harmattan, 1978.

2Feuillet Claude, Le Togo en général, Paris, Afrique Biblio Club, 1976.

3 Gaye Sémou Pathé, Du bon usage de la démocratie, Dakar, NEAS, 2006.

4Toulabor Comi, Le Togo sous Eyadema, Paris, Karthala, 1986.

Page 152: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

151

l’armée dans la politique. Autrement dit, le programme politique du RPT prévoit que :

« …l’exclusion de l’armée de la vie politique des nations est aujourd’hui un phénomène bien dépassé. Sans même parler des pays africains, il suffit de jeter un coup d’œil sur le monde pour s’apercevoir que le militaire se laisse de moins en moins enfermer dans les casernes. La

notion d’armée grande muette s’estompe de plus en plus1». C’est donc à partir du RPT que l’armée s’engage pleinement dans la gestion des affaires publiques de l’Etat. Elle s’octroie la part du lion en s’attribua la direction de quelques entreprises publiques, les missions

diplomatiques, et la gestion de la politique intérieure. Ce sont les militaires qui seront

nommés à la tête de la police et de la gendarmerie, ce qui va réduire considérablement les

missions dévolues à ces deux corps. Pour les manifestions publiques, les militaires se

substituent aux policiers et aux gendarmes pour encadrer les manifestants. La plupart de ces

manifestations se terminent sous le jet des gaz lacrymogènes et l’arrestation des leaders politiques. Elle ne tarde pas à contrôler la vie de tous les citoyens et matraquer les opposants

au régime en place. Mais la traque des opposants politiques et leurs militants ne se fera pas

sans heurts2. Mais avec la démocratisation du régime politique dans les années 1990 et les

bouleversements sociopolitiques, l’armée s’est appuyée sur les services d’information des comités cantonaux du RPT pour mater tous les adversaires politiques. Lorsque,

l’instrumentalisation des clivages ethniques prit une tournure inquiétante dans les régions

maritime et plateaux, avec les tueries et l’expulsion des populations migrantes venues vendre leur force de travail dans ces plantations du Sud, l’armée est intervenue au côté des populations sinistrées. Le plus souvent assimilés au RPT, les populations du Nord vont subir

des brimades, des expulsions dans les grandes villes du Sud (Atakpamé, Amlamé, Kpalimé,

Danyi, etc.). À partir d’octobre 1991, les démocrates convaincus togolais prirent la mesure

des synonymes les mots de RPT, d’armées de Kabyè, ils entreprirent de multiplier les

désordres, les violences interethniques, des destructions de biens publics et privés par des

jeunes casseurs téléguidés, et des assassinats politiques. Les militaires, de leur côté, se

lancent dans la traque des leaders politiques. Plus de 100.000 parmi les populations du Nord

se retrouvaient dans la rue, sans sous, ni vivre. Plus tard, ils se constituent en Association

dénommée ADEVA. Ils ne tardent pas à apporter leurs soutiens politiques au régime militaire

dirigé par le général Eyadema.

Face au désordre ambiant né de la transition politique, les militaires se soulèvent

spontanément pour empêcher les démocrates togolais de gouverner (arrestation et éviction

du gouvernement de Koffigoh, opposants poussés à l’exil, etc.).Ils prennent une part active à

l’élection des candidats de RPT lors des compétitions électorales. Ainsi, lors de l’élection présidentielle du 21 juin 1998, la hiérarchie militaire entama des campagnes d’intimidations sur les institutions chargées d’organiser et de superviser le processus électoral pour contrôler les résultats électoraux. Après la démission de la présidente de La CEN, le général Séyi

Mémène, Ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, annonçait que c’était désormais à lui qu’il

1Programme du RPT, Congrès constitutif, opuscule édité par Editogo, 1969.

2A cet effet, lire les Rapports annuels d’Amnesty International, sur la situation des droits de l’homme au Togo.

Page 153: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

152

revenait de « communiquer les résultats à la cour constitutionnelle1 ». Peu après, il

proclama, le général Eyadema élu avec 52,13%. Les militaires manifestent leur présence sur

la vie politique togolaise jusqu’à l’élection de Faure Gnassingbé en 2005. Mais sans donner un contexte précis, le Togo a tenté, à maintes reprises, de retrouver sa

place dans la géopolitique mondiale. Et tout ceci ne pourrait être possible qu’avec l’implication des militaires dans le raffermissement des relations civilo-militaires, puisque les

indicateurs de gouvernance politique nécessitent également une redéfinition de la place du

militaire dans la société dans un processus de réconciliation.

II- LA PLACE DES MILITAIRES DANS LA RECONCILIATION AU TOGO

L’institutionnalisation de la nouvelle politique de réconciliation nationale est essentiellement

de deux sortes : il s’agit au niveau interne d’analyser les relations indissociables entre les militaires et les politiques de réconciliation (A) avant de cerner les défis de la réconciliation

auxquels ils font face (B).

A- Les militaires et la réconciliation : un couple indissociable au Togo

La tentative de réconcilier les togolais, après les deux révolutions morales (1963 et 1967)

s’illustre à travers l’exigence des militaires à l’encontre des leaders politiques et leur vision

idéologique de la politique. Ainsi, pour les militaires togolais, pour éviter les erreurs du

passé, c’est-à-dire du régime d’Olympio, la volonté de faire de l’unité nationale, une politique de réconciliation, doit passer par la répartition des postes administratives et politiques de

manière équitable entre les ressortissants du nord et ceux du sud. L’institutionnalisation de la politique de réconciliation passe également par la libération des prisonniers politiques et

l’organisation des élections municipales et législatives soigneusement contrôlées par le

régime politique2. Concernant les objectifs à long terme du programme de la Réconciliation,

il est relevé dans une ordonnance du 03 mai 1967 relative au respect de la politique de

réconciliation nationale que, le chef de l’Etat et chef suprême des armées détient le pouvoir de réconcilier le peuple togolais. Aux termes de cet article 1er de ce texte, signé par le chef

de l’Etat et chef suprême des armées, il est mentionné que : « le gouvernement est habilité à

prendre toutes les mesures tendant à réaliser la réconciliation nationale3».Il va de soi que

cette disposition puisse expliquer également la militarisation du politique au Togo, car les

militaires voulant à tout prix étouffer toute contestation de l’opposition et conserver le pouvoir, réussissent à construire un imaginaire politique : le mythe du soldat invincible.

La réconciliation passe par la suppression des partis et, les militaires sont invités à militer en

faveur du monopartisme. Ils siègent dans les instances du parti, prennent part à l’élaboration de décisions et des stratégies politiques. Le RPT développe suivant l’esprit de réconcilier les 1Koffi Kodjo, « Togo : les deux ruptures de la coopération (1993 et 1998) », Afrique contemporaine, n*189,

1999. Lire également du même auteur : « Les élections au Togo : cinquante ans de passions politiques», Afrique contemporaine,n*185,1998. 2Jeffery Herbst, “States and power in Africa”, Journal of Economic Literature, Vol. XL, June 2002. 3Ordonnance n* 23 du 30 mai 1967 et n* 35 du 9 août 1968.

Page 154: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

153

populations togolaises un système de mobilisation ethnique du parti-Etat qui s’appuie sur les comités de base. A la base se trouvent les cellules de quartier et les comités de village, au

plan régional les comités cantonaux et les comités régionaux ; enfin au plan national le

bureau politique, le comité central, le conseil national et le congrès. Les militaires réussissent

de 1967 à 1990 à instaurer une paix relative entre tous les togolais. Mais l’ère de la démocratisation fragilise cette politique de réconciliation, qui fait des militaires, les garants

de l’unité nationale. Lorsque, les démocrates convaincus ont voulu instaurer un nouvel ordre

politique en chassant dans les plantations du Sud dans les années 1990, les populations

migrantes venues du Nord, ces mêmes militaires, au nom de l’unité nationale, sont intervenus en apportant assistance et aide aux populations sinistrées1.

Lorsque, l’armée intervient dans la dévolution du pouvoir en 2005, cette fois ci, elle justifie ses actions en ces termes : « le rôle des forces armées togolaises est de préserver la paix et

l’unité nationale dans l’esprit de celui qui nous a tous formés et que nous pleurons aujourd’hui. Les forces armées togolaises continueront comme par le passé à jouer leur rôle de garante de la paix, de l’intégrité territoriale. (...).A cet effet, les FAT trouvent à l’évidence que la vacance du pouvoir est totale, le président de l’Assemblée nationale étant absent du territoire national, pour ne pas laisser perdurer cette situation, les FAT ont décidé de confier le

pouvoir à M. Faure Gnassingbé à partir de ce jour2». Mais, c’est dire que bien avant la ré-

démocratisation du régime à partir de 2006, l’armée togolaise constitue le rempart du pouvoir. Parce qu’en réalité, elle justifie ses actions par les menaces de l’éclosion de l’unité nationale, qu’elle prend le pouvoir et le donne à celui qu’elle estime légitime, capable de réconcilier les populations togolaises sans distinction aucune. Mais, s’il est vrai que l’armée togolaise, au nom de la politique de réconciliation, a apporté des substantifs dans la gestion

des crises politiques, il n’en demeure pas moins, qu’elle soit confrontée aux nouveaux défis de la réconciliation depuis le retour des partenaires internationaux à partir de 2005.

B- Les militaires face aux défis de la réconciliation nationale

L’évolution successive des crises politiques au Togo a entraîné l’implication de la communauté internationale dans la dynamique de résolution des conflits. Au Togo, cette

volonté des partenaires internationaux ne pourrait se faire sans l’immixtion des partis politiques, de la société civile et surtout des forces armées togolaises.

En effet, c’est à travers les accords politiques d’Ouagadougou (APG), signés le 20 août 2006, inspirés des codes de conduite des Forces armées et de sécurité dans une société

démocratique que, les militaires togolais voient leur immixtion dans le jeu politique être

totalement définit. Selon le point II relatif à la sécurité, aux droits humains, aux réfugiés et

personnes déplacées, les leaders politiques ont pris l’engagement de faire de l’armée togolaise :

une armée apolitique et républicaine

1 Jean Claude-Froêlich, Togo 1969, Académie des sciences d’outre-mer, Tome xxix, octobre 1969 2 Cité par l’Union interafricaine des droits de l’homme, Les droits de l’homme en Afrique, Rapport 2004/2005.

Page 155: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

154

mettre fin aux confusions des fonctions de l’armée et celles de la police et de la gendarmerie ; ceci pour permettre à l’armée de se consacrer à sa mission de défense de l’intégrité du territoire national ; et les forces de police et de gendarmerie à leurs

missions de maintien de l’ordre et de la sécurité publique ;

prendre des dispositions afin que l’armée ne s’interfère plus dans le débat politique, la mise en place d’un mécanisme d’alerte en matière d’application des mesures de

sécurisation des activités des partis politiques et des processus électoraux,

toutes les entreprises politiques s’abstiennent de toute provocation à l’égard des forces armées et de sécurité,

la création d’une commission vérité susceptible de favoriser le pardon et la réconciliation nationale.

De manière générale, cet accord a eu comme acquis, dans son application comme:

la définition des rôles des entités chargées de la sécurité intérieure.

En dépit de cette distinction, il faut néanmoins souligner aussi la synergie et la parfaite

collaboration de la Gendarmerie avec les autres acteurs de la sécurité intérieure que sont la

Police Nationale, la Douane, les Sapeurs Pompiers, les Gardiens de Préfecture et les forces

militaires. La mise en œuvre de cet accord politique a permis également :

La montée en puissance depuis 2005, des effectifs des forces de sécurité intérieure,

particulièrement ceux de la Police et de la Gendarmerie nationales.

la mise à la disposition des forces de défense et de sécurité, des moyens divers de

plus en plus modernes et adaptés.

l’instauration par le Ministère de la Sécurité et de la Protection Civile de l’ « Opération Araignée » dans les grandes villes.

la mission anti-braquage instituée au sein des Forces Armées Togolaises pour

sécuriser et rassurer les usagers de la route et particulièrement les commerçants.

Celle-ci a connu un nouvel essor avec le développement du phénomène de

« coupeurs de route ».

Mais la spécificité du raffermissement des relations civilo-militaires s’illustre également par la création d’une police militaire le 7 juin 2011. Cette nouvelle entité se donne pour but de

faire respecter les règlements militaires au sein de l’armée togolaise et d’éviter les abus dont sont généralement victimes les populations civiles de la part des forces de l’ordre. Elle est

amenée à enquêter sur des membres de son armée et procéder à des investigations dans les

affaires criminelles (stupéfiants, vols, etc.).D’un autre côté, la police militaire togolaise a pour devoir d’assister tout élément des FAT en situation dramatique ou se trouvant dans

une situation inconfortable1.Elle a la latitude de contrôler les permis de sortis et la tenue des

militaires rencontrés dans la circulation.

Sur le plan politique, le rapprochement entre l’UFC et le RPT a permis la déconstruction de l’imaginaire politique. Les opposants politiques ne sont plus pourchassés et considérés comme des porteurs de songes creux, désireux de propager par leurs idées un monde 1PNUD, Approfondir la démocratie dans un monde fragmenté : Rapport mondial sur le développement humain,

New York, 2002.

Page 156: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

155

d’illusions. Cette volonté des élites gouvernantes d’institutionnaliser les mécanismes

traditionnels de résolution des conflits se traduit éventuellement aussi par la création d’un nouveau parti UNIR dont, les statuts ne font plus obligation à tous les militaires de soutenir

les membres et les débris du défunt RPT. De ce fait, la dissolution du RPT et la naissance

d’UNIR met définitivement fin aux multiples implications des militaires dans la politique. Tous ces efforts tendant à la dépolitisation des relations civils-militaires sont complétés par

des journées portes ouvertes organisées par l’armée togolaise. Un magazine dénommé Echos des Armées voit le jour à partir de 2006, où les militaires essaient de faire connaître

leurs missions et leurs exploits auprès des populations civiles togolaises.

Sur le plan de protection des droits de l’homme, le HCDH, l’UNREC et le PNUD ont formé depuis 2007 les formateurs des FDS sur le maintien de l’ordre en période électorale et le rôle de la hiérarchie des forces armées et de sécurité dans le respect des droits de l’homme1.

Pourtant, pour conjurer définitivement le démon des conflits politiques, les militaires et le

pouvoir s’alignent derrière la politique de la CEDEAO. Pour ce qui concerne la CEDEAO, elle a adopté justement deux protocoles contraignants pour ses Etats membres: le premier sur la

gouvernance et la démocratie pour dégager des principes généraux qui doivent gouverner

les processus électoraux en vue de préserver la démocratie et la paix sociale ; et le second

relatif au mécanisme de prévention et de règlement des conflits pour définir les principes

fondamentaux qui doivent régir les processus de règlements des conflits et de maintien de la

sécurité2.

Au Togo, comme dans toute jeune démocratie africaine, le respect des droits des citoyens et

des lois de la République, ne peut pleinement se réaliser sans le rôle redéfini des forces

armées, dans le but de les intégrer davantage dans la reconstruction nationale. Les crises

successives qui ont traversé le Togo, ont montré que l’absence de dialogue entre l’armée et les citoyens crée une méfiance viscérale qui profite aux politiciens. Les politiques de

réconciliation en cours dans la plupart des Etats africains déchirés par des conflits internes,

interpellent tous les acteurs de la société civile, les élites politiques, intellectuelles,

administratives et militaires dans la dynamique de restauration de la paix. Ces politiques ne

sauraient réussir efficacement que si elles sont vulgarisées et l’Etat de droit promu, car comme le rappelait Paul qu’ «il est un privilège qui ne saurait être refusé à l’histoire, celui non

seulement d’étendre la mémoire collective au-delà de tout souvenir affectif, mais de corriger,

de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée lorsqu’elle se replie et se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle et sourde aux

souffrances des autres communautés. C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de l’histoire3 ». C’est dire que lorsque les armes ne peuvent plus

1Banque Mondiale, Briser la spirale des conflits : guerre civile et politique de développement, New York,

Nouveaux Horizons, 2004. 2Nations Unies, Droits de l’homme et élections. Guide des élections : aspects juridiques, techniques et relatifs

aux droits de l’homme, Genève, Centre pour les Droits de l’homme, 1994 3Cité par Marchal Roland, « Justice et réconciliation : ambigüités et impensés », Politique africaine, n 92, 2003.

Page 157: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

156

trancher le destin d’un conflit interne, lorsque les pressions diplomatiques montrent leurs

limites et que les divisions inhérentes à la communauté internationale sont trop profondes,

la réconciliation est donnée comme l’ultime clé de succès de la justice transitionnelle. Cette justice malheureusement ne se fait pas hors du tout contexte, hors de toute l’histoire. Le travail de deuil doit viser à reconstruire une sociabilité commune, sinon la réconciliation ne

sera que partielle et fragile dans une société plurale marquée par l’exaltation constante des

clivages identitaires1.

1Sam Amoo, Le défi de l’ethnicité et des conflits en Afrique, New York, PNUD, janvier 1997

Page 158: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

157

Mythe politique de la réconciliation et culture de

l’impunité au Togo Par Ayayi Togoata APEDO-AMAH1

Les cinq décennies de pseudo-indépendance du Togo sont jalonnées de réconciliations

politiques qui ont tous été des marchés de dupes. A partir de l’assassinat du président Sylvanus Olympio, en 1963, en passant par les présidents Nicolas Grunitzky et Gnassingbe

Eyadema jusqu’au coup d’Etat sanglant et dynastique de Faure Gnassingbe, en 2005, la valse des réconciliations n’a été qu’une opération politico-politicienne, une escroquerie politique

visant à confisquer un pouvoir usurpé, source de conflits, en proclamant un faux consensus

national autour d’un pouvoir en difficulté, à travers la spectacularisation de l’évènement

avec le concours très intéressé de quelques complices de l’opposition ou de la société civile qui jouent le rôle de figurants. Du parti unique (Unité Togolaise de Sylvanus Olympio, à partir

de 1961 ; et Rassemblement du Peuple Togolais de Gnassingbe Eyadema, à partir de 1969)

au multipartisme, le pouvoir politique au Togo a toujours été illégitime et source de profond

dissensus. La nature du pouvoir a toujours été un pouvoir individualisé, c’est-à-dire une

dictature. Dès lors que la nature d’une dictature consiste à éliminer les adversaires

politiques considérés comme des ennemis, il va sans dire qu’il s’agit d’un régime politique hostile au consensus et au pluralisme politique et qui fait peu de place à la société civile.

L’historique des réconciliations au Togo illustre à quel point elles ont été des coques vides

sans aucun contenu. C’est pourquoi le mythe de la réconciliation est un instrument de propagande utilisé sans vergogne par des pouvoirs illégitimes en butte à de vives

contestations. En effet, derrière les fausses réconciliations, se cache une culture de

l’impunité dont les bourreaux cherchent, par le subterfuge de la réconciliation, à s’offrir frauduleusement une autoamnistie.

1. L’HISTORIQUE DES RECONCILIATIONS AU TOGO

1.1. LE GOUVERNEMENT D’UNION ET DE RECONCILIATION NATIONALE Le 13 janvier 1963, après l’assassinat du dictateur Sylvanus Olympio par une poignée de tirailleurs de la coloniale, véritables mercenaires au service de la colonisation et traîtres à

leur patrie, l’opposant principal au régime du Comité de l’Unité Togolaise (CUT) qui deviendra plus tard l’Unité Togolaise (UT), Nicolas Grunitzky, leader du Parti Togolais du Progrès (PTP) est appelé de son exil au Dahomey, par les putschistes, sur décision de la

France, pour prendre la direction du pays. Olympio qui fut si populaire pendant les années

1 M. Ayayi APEDO-AMAH est enseignant-chercheur au Département des Lettres Modernes à l’Université de

Lomé

Page 159: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

158

1950 dites période de décolonisation, fut renversé et assassiné par des soudards dans

l’indifférence générale. Pour régner seul, sans concurrence, il avait éliminé impitoyablement partisans, alliés et adversaires politiques. Violations massives des droits de l’homme, tortures, viols, embastillement, mesures arbitraires, terreur des milices Ablode Sodja et

impunité ont fini par le rendre impopulaire. Certains de ses opposants n’ont dû leur salut

qu’à l’exil. Pour donner un cachet de légalité à sa terreur, il promulgua une loi scélérate portant internement administratif. Il s’agit de la Loi n° 61-27 du 16 août 1961 :

« Autorisation donnée au gouvernement de prendre des mesures

d’éloignement, d’internement ou d’expulsion contre les individus dangereux pour l’ordre public et la sûreté de l’Etat » (Journal Officiel de la République

Togolaise, 1961, p. 537.)

Une fois Grunitzky installé au pouvoir, sans élection, pour faire accepter sa présence

providentielle et illégitime au pouvoir et brouiller son image d’homme de la France, la stratégie politique qui s’imposa fut le gouvernement d’union et de réconciliation nationale. Dans ce fourre-tout politique, tous les partis furent invités. Les dirigeants du CUT d’Olympio y jouèrent, sans aucune réticence, les premiers rôles. Puisque tous étaient au

gouvernement, il n’y avait plus, nominalement, d’opposition. Mais dans les faits, les principaux opposants à ce gouvernement de « réconciliation » étaient au sein du

gouvernement comme un ver dans le fruit. Le plus virulent était Antoine Idrissou Méatchi, le

leader de l’Union des Chefs et des Populations du Nord (UCPN). Les autres appartenaient au CUT. Tous ces opposants à Grunitzky et au PTP, tiraient dans des directions opposées et

dénigraient leur propre gouvernement à coups de tracts anonymes et séditieux. C’est ainsi que les manifestations syndicales de rue, du 21 novembre 1966, qui furent un signe avant-

coureur du coup d’Etat du 13 janvier 1967 contre le gouvernement Grunitzky, étaient

notoirement manipulées par le CUT.

La curiosité de ce coup d’Etat résidait dans le fait que ses auteurs constituaient une alliance hétéroclite dirigée par la France et son homme de main Etienne Gnassingbe Eyadema, l’ex-

tirailleur de la coloniale, assassin de Sylvanus Olympio, auquel s’étaient associés des dirigeants du CUT. Les CUTards, dans leur extrême naïveté politique, croyaient, selon la

confidence que m’a faite mon ami Djobo Boukary, membre dirigeant du CUT, que le scénario

de 1963 allait se répéter et qu’Eyadema leur restituerait le pouvoir au bout de trois mois. C’était sans compter avec les appétits de pouvoir de ce dernier qui profita de sa fonction de chef d’état-major sous Grunitzky pour s’initier aux intrigues et à la politique. Certains

CUTards, désabusés et trahis par Eyadema, démissionnèrent et s’exilèrent pour préserver leur vie et leur liberté. Ce gouvernement d’union et de réconciliation nationale de Nicolas Grunitzky fut un extraordinaire marché de dupes dont il fut la principale victime.

Il n’y eut point de réconciliation mais des calculs politiques pour confisquer durablement le pouvoir pour les uns et le conquérir ou le reconquérir pour les autres. Le gouvernement

d’union et de réconciliation nationale fut un véritable panier de crabes qui, au lieu de

réconcilier, exacerba les inimitiés et la crise politique liée à l’illégitimité d’un pouvoir politique perdu par Sylvanus Olympio, suite à sa dérive dictatoriale et à l’interdiction de fait

Page 160: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

159

de tous les partis politiques à l’exception du sien, le CUT ou UT, qui devint un parti unique de fait. Son parti se présenta seul aux élections législatives de 1961 et obtint le score à la

soviétique de 100% des voix à l’assemblée nationale. Après le coup d’Etat du 13 janvier 1967, son principal auteur, le lieutenant-colonel Eyadema,

déclarait en substance :

« Togolaises, Togolais,

Le lieutenant-colonel Etienne Eyadema vous parle. *…+ Considérant qu’une politique d’union et de réconciliation nationale a été préconisée devant permettre la fraternisation entre tous les Togolais sans

distinction aucune ;

Constatant que la situation présente prouve l’insuccès de cette politique, les deux hommes [le président et son vice-président+ s’étant engagés dans une lutte d’hégémonie, *…+ Un comité de réconciliation nationale sera mis sur pied dans les heures qui

suivront et aura pour tâche, dans un délais de trois mois, de préparer les

institutions devant permettre des élections libres et démocratiques à l’issue desquelles l’armée s’engage à se retirer de la scène politique *…+ »1

Il n’y eut jamais de réconciliation à travers le prétendu comité et encore moins d’élections. L’armée ne quitta jamais le pouvoir jusqu’à ce jour. Elle fit pire, en matière de division, de gabegie et de terreur, que tous les régimes civils confondus.

1.2. LE RASSEMBLEMENT DU PEUPLE TOGOLAIS (RPT)

Après avoir éliminé ses principaux associés ou complices du CUT, le dictateur Gnassingbe

Eyadema, entouré des officiers putschistes, des politiciens des anciens partis dissous, dont

des CUTards, décida, pour solder un passé politique très conflictuel, à défaut de légitimité,

de rassembler tous les citoyens dans un « creuset national » appelé le Rassemblement du

Peuple Togolais qui fut érigé en parti unique, parti-Etat.

Eyadema déclarait au premier congrès statutaire du RPT à Kpalimé du 12 au 14 novembre

1971 ceci :

« Mais avant de décider, il faut se souvenir ; il faut faire un retour en arrière

pour ne pas retomber dans les erreurs du passé. *…+ Ce que nous voulions, c’était qu’indépendance ne soit pas synonyme d’anarchie, de profit illicite, de fraude et de démagogie. Ce que nous voulions, c’était que les affaires de l’Etat ne soient plus le domaine réservé des politiciens, mais l’affaire du peuple. Celui-ci ne s’y est pas trompé, et très vite les habitants de notre pays

s’aperçurent qu’il était simple de vivre ensemble, du moment que le régime était fort et stable. »2

1 Etienne Eyadema, « Déclaration de la junte militaire » lors du coup d’Etat du 13 janvier 1967.

2 Etienne EYADEMA, « Discours d’ouverture », Premier Congrès statutaire du Rassemblement du Peuple

Togolais, Kpalimé du 12 au 14 novembre 1971, Lomé, NEA, 1971, p. 12.

Page 161: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

160

Cette décision arbitraire qui visait à perpétuer la dictature militaire, fit, comme il fallait s’y attendre, beaucoup de mécontents qui passèrent dans une opposition clandestine à cette

machine répressive de délation et de propagande à la gloire du Timonier Nationale, du Guide

Eclairé, etc. Outre les disputes de la classe politique, Eyadema aggrava le dissensus en

l’étendant à la société civile avec son tribalisme ou politique de la tribu qui provoqua beaucoup de rancœur et de haine tribaliste auprès de tous ceux qui s’estimaient victimes du tribalisme du pouvoir et donc laissés-pour-compte.

L’objectif visé qui était la paix politique et sociale, une gouvernance consensuelle prenant le

contre-pied des mœurs politiques léguées par les anciens régimes, se mua très vite en chasse aux sorcières dont les nostalgiques du CUT, qui aidèrent les militaires à renverser

Grunitzky, furent les premières victimes. Des ethnies furent indexées en raison de l’origine de certains opposants. On en vint même à proclamer deux catégories de citoyens togolais

dans une sorte d’apartheid délirant et criminel : les « Togolais à part entière » et les

« Togolais entièrement à part ». Des familles entières originaires de la côte togolaise et

porteuses de patronymes portugais ou anglo-saxons furent interdites de passeports et

brimées. Des villages, des préfectures et certaines ethnies du nord et du sud furent

suspectés au point que leurs ressortissants furent interdits de recrutement dans l’armée, instrument tribalisé1 du pouvoir usurpé du tyran. Cette politique de la vengeance s’inscrivait en faux contre le discours tenu au Congrès de Kpalimé :

« En proposant un rassemblement de toutes les énergies, de tous les cœurs dans un même creuset national pour consolider la paix et l’union retrouvées, un rassemblement qui devait balayer dans les esprits la peur d’un retour aux erreurs du passé, je fus écouté, je fus entendu. »2

Les complots réels ou imaginaires se succédaient dans un climat de terreur, de délation et

d’injustice. Les Togolais n’osaient plus parler de politique ; ils murmuraient, la peur au

ventre. Face à l’hostilité grandissante qu’il rencontrait, le régime militaire eut recours à une

propagande mensongère et grotesque à travers ce que les propagandistes du régime, qui se

nommèrent les « animateurs de la révolution », appelèrent l’ « animation politique »,

activité ridicule et budgétivore qui consistait à chanter et à danser à la gloire d’un autocrate médiocre et semi-analphabète. Les fonctionnaires et les élèves désertaient leurs bureaux et

leurs classes pour des danses lascives et le dévergondage. Les casernes militaires étaient

devenues des lieux illégaux de détention et de torture qui s’étaient substitués à la police et à la gendarmerie.

Les syndicats étaient abolis au profit du syndicat unique du parti. Même chose pour les

associations. Les Togolais condamnés à « regarder dans la même direction », assistaient

impuissants au triomphe de la corruption, de la kleptocratie et de la médiocratie. Les tracts

anonymes inondaient le pays dénonçant le régime et son chef qui se prenait pour le « dieu

de la terre ». Le culmen de cette sourde contestation de l’ordre fasciste fut atteint le 5

1 La Conférence Nationale Souveraine révéla, en 1991, aux Togolais, éberlués, que 50% des officiers de l’armée

prétorienne étaient originaires de Pya, le village natal d’Eyadema ! 2 Etienne EYADEMA, « Discours d’ouverture », op. cit., p. 13.

Page 162: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

161

octobre 1990, date à laquelle le régime impopulaire eut à faire face à une émeute populaire

dans la capitale. Une partie de l’année 1990 et toute l’année 1991 furent secouées par des insurrections populaires, noyées dans le sang, accompagnées de slogans réclamant la

démocratie, le multipartisme, l’Etat de droit et le départ du dictateur Eyadema, l’homme de la France au Togo.

La persévérance du peuple togolais, malgré la sauvagerie de la répression, aboutit à la fin du

parti unique et à l’avènement du multipartisme et à la Conférence Nationale Souveraine en juillet-août 1991. Ces assises nationales des organisations politiques et de la société civile

programmèrent une transition démocratique devant déboucher sur des élections

démocratiques et un régime démocratique.

Ces aspirations légitimes du peuple togolais s’achevèrent dans un terrible bain de sang et l’exil de plus de 300 000 Togolais comme réfugiés au Ghana et au Bénin, perpétrés par

l’armée dont les officiers qui vivaient sur la bête et avaient beaucoup trop de choses à se

reprocher avaient peur de l’Etat de droit et de la reddition de comptes. La peur avait changé de camp.

Les tueries organisées par Eyadema et son refus de la démocratie ainsi que son coup d’Etat contre le premier ministre élu par la Conférence Nationale Souveraine furent sanctionnées,

le 16 novembre 1992, par une grève générale illimitée qui paralysa le pays durant neuf mois.

1.3. LA RECONCILIATION ARMEE-NATION

Ostracisé par la communauté internationale et privé d’aides, Eyadema, conscient de son isolement interne et externe organisa ce qu’il appela la « Réconciliation Armée-Nation », en

1994, alors que la plupart des réfugiés qui avaient fui les massacres de son armée

demeuraient encore en exil.

Il était particulièrement significatif qu’Eyadema et ses officiers eussent pris conscience que les Togolais haïssaient les Forces Armées Togolaises (FAT). En effet, au sein de la population,

les militaires ont toujours été considérés comme un corps allogène, héritage des armées

coloniales dont le rôle n’était pas de protéger le peuple, mais de le mater sous les ordres des colons. Les armées néocoloniales africaines n’ont rien fait pour améliorer cette image, bien au contraire. Tous les rapports concernant les violations des droits de l’Homme au Togo, que ce soient des organisations togolaises ou internationales, ont toujours accusé les militaires

togolais, aussi bien au niveau des assassinats que des agressions contre les forces

démocratiques, surtout en périodes électorales. Au Togo, la violence est un instrument

privilégié de la gouvernance.

« Il y a violence quand, dans une situation d’interaction, un ou plusieurs acteurs agissent de manière directe ou indirecte, massée ou distribuée, en

portant atteinte à un ou plusieurs autres à des degrés variables soit dans leur

intégrité physique, soit dans leur participations symboliques et culturelles.»1

Malgré une violence à laquelle il n’avait jamais renoncé pour se maintenir à tout prix au pouvoir, en cette année 1994, au cours de laquelle les Togolais n’avaient pas fini de panser 1 Yves MICHAUD, Violence et politique, Paris, Gallimard, Coll. « Les Essais », 1978, p. 20.

Page 163: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

162

leurs plaies et de pleurer leurs morts, Eyadema commit une faute politique grossière, qui

releva de la provocation, en organisant sa prétendue réconciliation Armée-Nation. Seuls

étaient présents à cette odieuse mascarade Eyadema, ses courtisans et ses sicaires. Le gros

du public était constitué par les femmes des militaires. Où étaient les victimes ? Où était la

justice ? Après la cérémonie, qui était un défilé militaire, les principaux acteurs de cette

comédie de mauvais goût sont partis banqueter bruyamment avec un rare cynisme. Voici un

exemple édifiant de réconciliation à la togolaise. Il s’agit de proclamations sans lendemain de politiciens en difficulté pour mystifier le peuple qui n’a jamais été dupe des arrière-

pensées de régimes illégitimes en mal de popularité. En somme, Eyadema, sans craindre le

ridicule, se réconcilia avec lui-même ! Et le tour était joué !

2. MYTHE DE LA RECONCILIATION ET PROPAGANDE

Comme nous venons de le voir, les réconciliations à la togolaise sont des mythes qui visent à

présenter la réalité telle que les politiciens au pouvoir voudraient qu’elle fût. Mais malheureusement pour les manipulateurs, la réalité est têtue. Les contestations et les

émeutes sont l’expression de la fragilité du régime militaire qui s’est déguisé en démocrature avec des institutions pseudo-démocratiques qui sont des coques vides sans

aucun pouvoir face à l’exécutif. « Le Pouvoir souverain se heurte nécessairement à des obstacles et des

difficultés dans la mesure où les transformations des rapports sociaux réels

mettent en question les institutions de « l’Ordre établi ». La répression et

l’oppression sont la contrepartie de l’impuissance du Pouvoir politique à résoudre la crise des institutions et des conflits sociaux. Il cesse d’être souverain au moment où il cesse de jouer correctement son rôle en faisant les

réformes de structure indispensables : l’insurrection est la sanction des défaillances du Pouvoir. »1

2.1. MYTHE ET RITE

En réduisant la réconciliation à une simple fiction, les régimes qui se sont succédé au

pouvoir, ont manifesté de la sorte un manque d’imagination et une vision stratégique étriquée. Le mythe, tel que nous l’entendons ici, est pris dans son sens familier :

« Ce mot est utilisé aujourd’hui aussi bien dans le sens de « fiction » ou

d’ « illusion » que dans le sens, familier surtout aux ethnologues, aux

sociologues et aux historiens des religions, de «tradition sacrée, révélation

primordiale, modèle exemplaire ». »2

Ce procédé qui substitue le verbe à l’action est une performance illocutoire, c’est-à-dire un

acte de parole qui réalise l’idée annoncée. Donner au peuple l’illusion de la paix politique et sociale, ne signifie pas que le peuple tombera dans le piège de la ritualisation ou

spectacularisation de la réconciliation. Le théâtre n’est pas la réalité, même lorsque

1 Jean-William LAPIERRE, Le Pouvoir politique, Paris, P.U.F., « Collection SUP », 1969, p. 80.

2 Mircea ELIADE, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963, p. 9.

Page 164: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

163

l’empathie suscitée par la fiction est forte. En effet, dès la fin de la représentation théâtrale, le spectateur renoue avec la réalité.

Le cérémonial du protocole d’Etat au cours des grands évènements est toujours un mélange de sacré et de profane. Le spectacle offert par des défilés militaires, la distribution de

médailles, l’exécution de l’hymne national, les embrassades entre hommes politiques, la

signature d’accords qui ne sont jamais respectés, la solennité de la cérémonie, les prières des cléricaux, les libations, les sacrifices d’animaux, etc., nous ramènent par le biais du rite à son aspect sacré. Cette sacralité qui impressionne d’abord les ordonnateurs du rite que sont

les dirigeants superstitieux eux-mêmes, très assidus auprès des bokono qui leur offrent plein

de protections mystiques à prix d’or pour devenir invulnérables aux balles et aux attaques sorcières des ennemis, conserver le pouvoir et les prébendes qui vont avec, nous amène à

dire que la mystification destinée au public, fonctionne aussi comme une automystification.

« Le rite agit sur les hommes par sa capacité à émouvoir ; il les met en

mouvement, corps et esprit, grâce à la coalition de moyens qu’il provoque. Il relie aux puissances dont il manifeste la présence, par un effet mystique dont

l’union sacrificielle et la transe donnent la preuve majeure. Il fait appel à la fonction imaginaire. Il exploite le registre symbolique et la fonction réservée –

ou « profonde » - qui lui confèrent l’autorité associée à l’ésotérisme. Il conjugue les langages : le sien propre, mais aussi la musique, la danse et la

gestuelle, et les actes liturgiques définis selon un code particulier. Il est une

œuvre collective utilisant les media disponibles, en quelque sorte une création

multi-media qui obéit à des conventions strictes, autant qu’un drame indissociable du sacré. »1

La notion de rite est inséparable de celle de l’ordre. Le désordre qui naît du cycle

contestation-répression se doit d’être conjuré. Le pouvoir compte davantage sur le symbole que sur la crédulité des citoyens très majoritairement hostiles à la dictature et à la mauvaise

gouvernance. Outre le fait que la responsabilité du désordre soit attribuée à l’opposition, les tenants du pouvoir, qui partagent la mentalité magique du peuple, notamment le chef de

l’Etat de fait, sont conscients qu’ils ont commis des transgressions ou subi des déstabilisations mystiques. Ce qui suppose une déviance par rapport à l’ordre qui doit nécessairement être réparé. Selon Marcel Conche :

« Il y a « ordre » lorsque les éléments ne sont pas sans lien, mais ont entre eux

un principe d’unité qui les fait participer, du même coup, à un ensemble unique. *…+ Il y a désordre lorsque les éléments d’un ensemble, tout en faisant partie de cet ensemble, se comportent comme s’ils n’en faisaient pas partie. »2

Conséquemment, la réparation du désordre, dans l’entendement des dirigeants, passe par une cérémonie de réconciliation, fût-elle fictive. C’est la portée symbolique de l’acte performatif, comme souligné plus haut avec les actes illocutoire dont ils sont synonymes, qui

compte. Paul Ricoeur nous signale que les performatifs sont :

1 Georges BALANDIER, Le Désordre, Paris, Fayard, 1988, p. 30.

2 Marcel CONCHE, « La notion d’ordre », Revue de l’Enseignement Philosophique, 4, avril-mai 1978, p. 10.

Page 165: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

164

« Des expressions qui ne se bornent pas simplement à dire que quelque chose

est, mais qui font être quelque chose en le disant : quand je promets, par la

seule vertu de le dire, je suis effectivement engagé à faire. Or *…+ la promesse a une portée qui dépasse la théorie des actes du discours et met sur la voie de

l’éthique. »1

Ricoeur a mis l’accent sur l’essentiel : l’éthique. Une réconciliation est un acte d’une grande portée éthique, car elle engage la sincérité des sentiments et des promesses et surtout la

vérité. Pour qu’il y ait pardon, il faut une compensation d’ordre morale effectuée par les bourreaux vis-à-vis des victimes. Outre le pardon demandé par les bourreaux, il y a aussi la

justice dont le rôle est de réparer les torts, d’indemniser et de condamner les coupables. Quand la politique se pratique sans éthique, comme c’est le cas au Togo, où un clan d’individus a confisqué le pouvoir avec des armes, tue, torture et pille le pays, aucune réconciliation ne peut être sincère, comme l’ont démontré toutes les précédentes réconciliations et autres accords politiques qui n’ont été que des marchés de dupes. Car dès que surgit une difficulté ou une contestation, le pouvoir pointe à nouveau les fusils : le

consensus ne fait pas partie de son mode de gouvernement basé sur la force, la violence et

la terreur. Pour corriger le tir dans l’opinion dont elle se moque, la dictature militaire, qui a pris le Togo en otage depuis près de cinq décennies, recourra au mensonge à travers sa

propagande médiatique.

2.2. LA PROPAGANDE MYSTIFICATRICE

La propagande, en tant qu’instrument de pouvoir, est abondamment utilisée par les régimes autoritaires pour imposer au peuple une vision fictive de la réalité, grâce au monopole des

médias d’Etat. Elle sert aussi à désigner les ennemis, à déformer leurs discours sans droit de

réponse, à susciter la délation et à présenter le tyran de service sous un jour très avantageux

et très éloigné de la réalité. Au Togo, plus qu’ailleurs, le mensonge est un art de gouvernement.

Le grave déficit de confiance auquel la dictature a à faire face, s’explique par l’identification que le peuple togolais a faite. Paul Ricœur explique ce processus d’identification par la narrativité.

« Or qu’est-ce qu’avoir une histoire ? C’est, dans le vocabulaire de la sémiotique de Greimas, pouvoir passer par une série de transformations

actantielles. Dans ce rôle le jeest traité comme un agent, ou mieux un actant ;

il est celui qui fait. Ce sujet du faire, nous l’avons en fait anticipé sans le souligner. Si, en effet, dire, c’est faire, celui qui parle est un faiseur de

discours ; comme faiseur de discours, il est un actant. C’est à ce niveau que se pose, en termes forts, le problème de l’identification. L’actant s’identifie par son faire. *…+ C’est finalement sur le parcours du pouvoir faire, du savoir faire,

du vouloir faire, du devoir faire, que se déroule une histoire. »2

1 Paul RICOEUR, « Individu et identité personnelle », in Sur l’individu (Collectif), Paris, Seuil, 1987, p. 81.

2 Paul RICOEUR, « Individu et identité personnelle », op. cit., p. 68.

Page 166: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

165

A l’individu visé par Ricœur, nous substituons l’équipe au pouvoir comme actant unique dont le faire est la pratique du pouvoir. Cette activité à laquelle se consacre ce groupe d’individus,

la rend identifiable par son faire : exercer le pouvoir politique à des degrés divers. Au type de

pouvoir correspond un ordre du discours. Or il se fait qu’au Togo, l’ordre du discours du pouvoir qui se prétend démocratique en dépit du bon sens, est un discours totalitaire

d’exclusion, de haine, de violence et de provocation. Les élections frauduleuses à coups de fusils et de machettes, le viol permanent de la Constitution, une justice instrumentalisée

pour des règlements de comptes politiques, une lutte pour le pouvoir entre héritiers

dynastiques qui s’effectue à grands coups de fusils, sont autant d’arguments qui contredisent la propagande mensongère d’un régime prétendument démocratique. En recrutant et soudoyant grassement des opposants transfuges exhibés comme caution

démocratique, le pouvoir les met en évidence comme si leur faire allait convertir la

population. C’est l’effet contraire qui se produit puisque ces traîtres ont toujours été vomis par la population. Tous les partis et individus se réclamant de l’opposition démocratique qui se sont associés au pouvoir à un moment ou un autre ont tous été sévèrement sanctionnés

dans les urnes par les Togolais.

Pour qu’une propagande soit efficace, il ne suffit pas qu’elle profère des mensonges à longueur d’antenne, il faut qu’elle soit crédible par rapport à la référence incontournable qu’est la réalité. Au Togo, toute vraie réconciliation passe par un changement de régime : le

passage de la dictature à la démocratie et la fin de la culture de l’impunité.

3. LA CULTURE DE L’IMPUNITE ET LE REFUS DE LA RECONCILIATION

Les analyses précédentes ont montré que le déguisement de la dictature militaire en

démocrature, est une ruse visant à conserver le pouvoir par la force, sous le couvert de

fausses institutions démocratiques. Le viol, par le pouvoir, des institutions est un acte illégal

qui, comme le prévoit la Constitution togolaise, doit être combattu par une insurrection

considérée comme un devoir sacré.

3.1. LA CULTURE DE L’IMPUNITE

Le déficit éthique qui caractérise le régime du clan Gnassingbe, s’explique par son mépris des valeurs positives qui permettent d’éduquer un peuple et de bâtir une nation. Les politiciens qui régentent le Togo depuis si longtemps, n’ont pas compris qu’un dirigeant est avant tout un éducateur et, en tant que tel, a un devoir d’exemplarité vis-à-vis des gouvernés. Au lieu

de cela, les voleurs de la république se comportent comme une mafia sans foi ni loi en

mettant le pays en coupe réglée. La corruption et le partage des prébendes dans un pays

qu’ils ont appauvri à force de prévarication et d’incompétence, ont fini par discréditer toutes les institutions et la classe dirigeante.

Le déficit éthique a comme contrepartie le déficit d’autorité et de prestige. Quand les dirigeants sont insultés, méprisés, raillés, chansonnés par le peuple, c’est le signe qu’il se pose un problème de légitimité des institutions et des hommes. La conséquence de cette

Page 167: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

166

situation, c’est un pays au tissu social en lambeaux et devenu très difficile à gouverner, car le peuple, devenu de plus en plus conscient de sa force, manifeste souvent et recourt de plus

en plus à la violence pour se faire entendre de ses dirigeants que seuls les fusils

maintiennent encore au pouvoir. Les promesses de règlements de comptes de la population

adressées aux dirigeants, ne rassurent guère ces derniers devenus poltrons.

L’obéissance, écrit Simone Weil : « Suppose le consentement, non pas à l’égard de chacun des ordres reçus, mais un consentement accordé une fois pour toutes, sous la seule

réserve, le cas échéant, des exigences de la conscience. Il est nécessaire qu’il soit généralement reconnu, et avant tout par les chefs, que le consentement et

non pas la crainte du châtiment ou l’appât de la récompense constitue en fait le ressort principal de l’obéissance, de manière que la soumission ne soit jamais suspecte de servilité.*…+ Il faut que toute la hiérarchie soit orientée vers un but dont la valeur et même la grandeur soit sentie par tous, du plus haut au

plus bas. »1

Dans une société démocratique, la sanction ordinaire du peuple vis-à-vis de ses dirigeants

est le bulletin de vote. En réduisant les élections à une mascarade qui invalide le suffrage des

électeurs, les fascistes au pouvoir empêchent le peuple de s’exprimer et donc de les sanctionner. Le non-respect de la Constitution, les promesses électorales bafouées et le

renvoi aux calendes grecques de la démocratisation de l’Etat, sont une rupture du contrat tacite qui lie gouvernants et gouvernés. La crise togolaise est fondamentalement une crise

liée à la nature du pouvoir et à l’illégitimité de l’équipe dirigeante. En s’autoproclamant démocrate, l’autocrate putschiste Faure Gnassingbe, pendant ses campagnes électorales, ne parle que de démocratie tout en empêchant dans les faits ses

opposants de faire campagne : accès interdit dans la préfecture de la Kozah, d’où il est originaire, aux candidats de l’opposition, sabotages des meetings, agressions des militants de l’opposition par des militaires et les milices du pouvoir, achat des consciences (par

exemple, distribution de sacs de riz dénommés « Faure »), couverture inéquitable de la

campagne des opposants par les médias d’Etat, entraves à l’exercice des médias privés, recrutement par le pouvoir de militaires comme agents de campagnes et colleurs d’affiches, domiciles de certains officiers transformés en siège de campagne du parti et du candidat au

pouvoir ( alors que l’armée est constitutionnellement neutre), une Cour constitutionnelle, composée majoritairement d’antidémocrates notoires, qui cautionne systématiquement les

fraudes électorales, etc.

La promesse implique une obligation, selon Ricœur :

« Il n’y a d’obligation mutuelle entre des individus que sur le fond d’une obligation qui est un quasi-contrat et qui se rapporte à ce que Rawls appelle

dès le début de son grand ouvrage le « schème de coopération » d’une société donnée. Le problème complet de la promesse, en effet, n’est pas tellement qu’en disant je promets je promette en effet ; l’important est que je dois tenir

1 Simone WEIL, L’Enracinement, Paris, Gallimard, 1949, p. 23.

Page 168: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

167

ma promesse. L’obligation de tenir sa promesse, c’est en quelque sorte la promesse de la promesse. *…+ La dimension publique de la promesse, laquelle suppose à son tour un espace public (un espace public d’apparition – Hannah

Arendt); ce qui fait que la promesse est en réalité, non pas seulement duelle,

mais triangulaire. »1

Dans ce triangle de la promesse l’ipséité est assurée par un tiers. Au niveau de l’Etat, le tiers est la communauté internationale, avec à sa tête la France qui a toujours choisi les chefs

d’Etat togolais à la place des Togolais, ou la majorité silencieuse. La présence d’un tiers par rapport à une promesse nous ramène sur le terrain de l’éthique. Les Togolais se souviennent, en 2003, que Le tyran Gnassingbe Eyadema avait juré devant le président

français Jacques Chirac qu’il respecterait la Constitution et ne ferait pas sauter le verrou de deux mandats présidentiels. Il viola son serment avec la complicité silencieuse de Chirac qui

lui avait servi de caution avec son autorité de chef d’Etat du pays de tutelle du Togo. L’acteur de la promesse et la tierce personne étaient tous les deux des menteurs dépourvus du sens

de l’honneur. Il s’était agi d’une promesse d’ivrogne !

Comme la peur a changé de camp avec une Cour pénale internationale (CPI) de l’ONU qui

juge les dirigeants criminels, l’autocrate et ses acolytes considèrent que c’est leur maintien coûte que coûte au pouvoir qui est leur meilleur gage d’impunité. Dans ces conditions, il va sans dire que toute réconciliation relève de la quadrature du cercle.

3.2. LA COMMISSION VERITE JUSTICE ET RECONCILIATION (CVJR) DE FAURE

GNASSINGBE

Sentant le vent du boulet de la CPI, les ennemis du peuple togolais, qui ont confisqué le

pouvoir, essaient maladroitement d’assurer leurs arrières. Pour ce faire, Faure Gnassingbe a

installé, en 2010, une Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR). Pour quoi faire ? La

démarche est d’autant plus saugrenue que ce genre d’institution de justice transitoire ne peut être le fait des bourreaux et des assassins.

Imiter les exemples d’Afrique du Sud et des pays d’Amérique latine, ne doit pas seulement se limiter aux apparences. Il faut aussi céder le pouvoir aux forces démocratiques. Ce que le

clan Gnassingbe et ses complices ne sont pas prêts à faire avant que le pouvoir lui-même ne

les lâche un de ces quatre matins.

La CVJR de Faure Gnassingbe et de l’évêque Nicodème Barrigah-Bénissan, est le signe avant-

coureur d’une fausse réconciliation de plus qui vise à se traduire par une autoamnistie des bourreaux du peuple togolais. En s’associant au clergé catholique, la dictature spécule sur la naïveté supposée des Togolais. En effet, la présence de l’évêque catholique à la tête de la CVJR est censée lui conférer un caractère apolitique, donc neutre par rapport au pouvoir. Or

la composition de cet organisme dément cette neutralité, car ses membres sont tous des

affidés du régime. Prudence oblige ! De plus comme les Togolais sont très croyants, la

présence du prêtre peut prêter à croire qu’il s’agit d’une œuvre divine. Donc combattre

cette œuvre divine équivaut à s’opposer à Dieu !

1 Paul RICOEUR, « Individu et identité personnelle », op. cit., p.72.

Page 169: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

168

La supercherie est une véritable stratégie qui utilise tous les ressorts de la propagande pour

berner la population. Pendant les auditions de la CVJR, l’on entendait partout des prêtres et des pasteurs proclamer partout le sophisme « Nous sommes tous coupables ». D’autres, comme Edem Kodjo, un pilier de la dictature et de la Françafrique néocolonialiste, ont

ressorti leur slogan cynique et stupide du « grand pardon ». Cette concomitance n’est pas fortuite.

La logique de la culpabilité collective s’impose d’elle-même : tout le monde étant coupable,

il est donc hors de question que tout le monde juge et condamne tout le monde. Le bon sens

exige que l’on tire une croix sur les crimes des uns et des autres en proclamant une amnistie

générale. Et le tour est joué ! La tournure des audiences de la CVJR confirme cette analyse

dans la mesure où personne ne s’est déclaré coupable de quelque crime que ce soit. Et mieux que cela, certains caciques du régime accusés par leurs victimes les ont menacées.

Autrement dit, comme d’habitude, il n’y aura pas de justice en l’absence de coupables. Le premier des coupables est le dictateur Faure Gnassingbe qui s’est rendu coupable d’un coup d’Etat, le 5 février 2005, suite au décès de son père, le dictateur Gnassingbe Eyadema.

Dans la Constitution démocratique du 14 octobre 1992, un coup d’Etat est un crime imprescriptible.

« En cas de coup d’Etat, ou de coup de force quelconque, *…+ désobéir et s’organiser pour faire échec à l’autorité illégitime constituent le plus sacré des droits et le plus impératif des devoirs.

Tout renversement du régime constitutionnel est considéré comme un

crime imprescriptible contre la nation et sanctionné conformément aux lois de

la République. » (Article 150).

Rappelons que ce coup d’Etat sanglant a occasionné un millier de morts et quelque six mille blessés, selon la Ligue Togolaise des Droits de l’Homme, et cinq cents morts, selon une commission d’enquête indépendante de l’ONU. Le rapport de l’ONU, publié en 2005, a

même révélé, après avoir écouté des militaires, que l’état-major des Forces Armées

Togolaises (FAT) avait détaché deux mille soldats pour renforcer les milices du régime

fasciste, indépendamment de la répression des FAT, qui s’opposaient aux manifestants de

l’opposition, lesquels exigeaient la vérité des urnes et le départ du putschiste. Dans ces conditions, il est totalement exclu que les bourreaux du peuple togolais puissent

organiser quelque réconciliation que ce soit sans vérité ni justice. L’escroquerie politique réside dans le fait qu’une vraie réconciliation ne peut être organisée que par un nouveau

régime, un régime démocratique comme dans les pays précités. Si le nouveau régime

estime que l’amnistie est le prix à payer pour solder le passé, il met sur pied une commission

vérité et justice. En Amérique latine, certains régimes militaires fascistes, acculés par la

population et qui ont perdu le pouvoir, se sont offert des autoamnisties qui n’ont pas été reconnues par les démocrates arrivés au pouvoir et les victimes. Les bourreaux ont donc été

jugés et lourdement condamnés.

Au Togo, des plaintes, contre les tueurs et les bourreaux de démocrates, ont été déposées

auprès de la justice depuis le début des années 1990, mais la justice est paralysée parce que

Page 170: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

169

le pouvoir interdit de juger ses hommes de main. Les juges eux-mêmes ont peur pour leur

propre sécurité. La violence et inséparable de l’insécurité :

« Elle enveloppe en effet l’idée d’un écart par rapport aux normes et aux règles qui gouvernent les situations dites naturelles, normales ou légales.

*…+ Comme transgression des règles et des normes, la violence fait entrevoir la menace de l’imprévisible. *…+ On retrouve cette imprévisibilité de la violence dans l’idée d’insécurité. Le sentiment d’insécurité *…+ correspond à la croyance, fondée ou non, que tout peut arriver, que l’on peut s’attendre à tout, ou encore que l’on ne peut plus être sûr de rien dans les comportements quotidiens. Ici encore, imprévisibilité, chaos et violence ont partie liée. »1

L’opération d’autoamnistie que préparent en catimini, par le biais de la CVJR, la dictature militaire et le clergé catholique félon qui, de tout temps, s’est toujours rangé au Togo dans le camp des oppresseurs contre le peuple, depuis la colonisation jusqu’à nos jours, requiert beaucoup de vigilance, car elle est lourde de menace d’autant que la machine à propagande est à l’œuvre pour banaliser les crimes abominables des tueurs de démocrates et des violeurs ainsi que la répression sauvage des citoyens, de la jeunesse sacrifiée et des

travailleurs spoliés, tous avides de changement et de liberté.

Dans tous les cas de figure, le premier pas vers une véritable réconciliation passe

nécessairement par la restitution du pouvoir aux forces démocratiques afin de permettre au

peuple de choisir librement, dans la transparence et la paix, les dirigeants qui vont

gouverner le pays en son nom. Si les criminels du régime dictatorial n’ont pas eu la volonté ou le courage d’avouer leurs crimes à la CVJR des bourreaux et de leurs complices du clergé

catholique, malgré les accusations des victimes, c’est en raison des rapports de force défavorables aux victimes. C’est pourquoi la mise en place d’un instrument de justice transitoire suivie d’une réconciliation est nécessairement une démarche politique issue d’un changement des rapports de force au profit des victimes qui tiennent entre leurs mains l’Etat et tous ses leviers de contrainte et de violence légitime. Tant que les assassins et les voleurs

de la République confisqueront l’Etat, ils continueront à narguer le peuple martyr. L’armée prétorienne, qui est le principal acteur politique du pays et donc du désordre, depuis 1967,

doit quitter le pouvoir et devenir une armée républicaine aux ordres des institutions civiles.

Cette armée doit aussi subir une cure de détribalisation, en s’ouvrant équitablement à toutes les ethnies et régions, pour mériter l’épithète nationale. L’attelage fasciste de militaires et de civils2 qui gouverne le Togo, est la principale source de désordre politique,

social et économique qui inflige aux Togolais des convulsions brutales périodiques. Cette

1 Yves MICHAUD, La Violence, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », 1986, pp. 10-11.

2 L’armée togolaise dissimule sa virilité, depuis le 30 août 1969, sous le cache-sexe civil d’un parti fasciste, le

Rassemblement du Peuple Togolais. Ce parti était si impopulaire que l’héritier sur le trône du clan Gnassingbe a cru devoir lui changer de nom, le 15 avril 2012, pour amuser la galerie en le nommant Union pour la République (UNIR). Les Togolais ne sont pas dupes.

Page 171: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

170

gouvernance médiocre et chaotique, basée sur les injustices, la corruption1, la violence,

l’impunité, la misère et le gangstérisme politique, n’en finit pas de traumatiser le peuple togolais martyr. En 2008, le gouvernement du clan Gnassingbe a été admis dans le cercle

honteux des Pays Pauvres Très Endettés (PPTE)2 ! Au Togo, on ne change pas une équipe qui

perd !

L’historique des fausses réconciliations à la togolaise nous a édifié sur la manière dont le

pouvoir fait usage de ce concept. Il s’agit d’une mystification. Les dirigeants en difficulté face à la contestation de leur illégitimité sur les plans politique et social, n’hésitent pas à recourir

aux vertus du verbe à travers sa force illocutoire : dire c’est faire. Les promesses fallacieuses de démocratisation, la médiocratie et la faillite économique ont montré depuis fort

longtemps les limites d’une démocrature qui pratique la fuite en avant.

En se dépouillant de plus en plus de leur peur, les Togolais sont conscients que leur sort est

entre leurs mains. Ils ont, à maintes reprises, testé la fragilité d’un pouvoir qui se veut effrayant par le recours systématique à la violence et à la terreur. C’est Paul Valéry qui a la bonne formule :

« Le pouvoir n’a que la force qu’on veut bien lui attribuer ; même le

plus brutal est fondé sur la croyance. On lui prête comme devant agir en tout

temps et en tout point la puissance qu’il ne peut, en réalité, dépenser que sur

un point et à un certain moment. »3

L’Etat de droit que l’on vante, ne saurait se satisfaire d’une culture de l’impunité qui accroît de jour en jour la défiance des Togolais vis-à-vis de l’institution judiciaire. La justice populaire

– qui n’est pas une justice – et la vengeance ont de plus en plus la préférence d’une jeunesse qui n’a plus foi en l’avenir. Les dirigeants discrédités et corrompus ont banni la morale de la gouvernance du bien commun, car ils ignorent que « le pouvoir de se faire obéir est moral et

non physique.»4

BIBLIOGRAPHIE

BALANDIER Georges, Le Désordre, Paris, Fayard, 1988.

CONCHE Marcel, « La notion d’ordre », Revue de l’Enseignement Philosophique, 4, avril-mai

1978.

ELIADE Mircea, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1963.

1 La corruption est une véritable catastrophe nationale au Togo sous la dictature militaire du clan Gnassingbe.

L’ONG américaine Transparency International, dans ses rapports, a attribué les classements suivants au Togo : 2009 : 111

e/ 180 ; 2010 : 134

e/ 178.

2 Les normes internationales fixent le seuil de pauvreté à 20 000 francs CFA/mois. Les statistiques du Togo en

matière de pauvreté : 1990 : 32,8% ; 2006 : 61,7%. Monde urbain : 36,8% ; monde rural : 74,3%. Sources : Service des Statistiques. 3 Cité par Maurice MARSAL, L’Autorité, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », n°793, 1966, p. 41.

4 Maurice MARSAL, L’Autorité, op. cit., p. 41.

Page 172: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

171

EYADEMA Etienne, « Discours d’ouverture », Premier Congrès statutaire du Rassemblement

du Peuple Togolais, Kpalimé du 12 au14 novembre 1971, Lomé, NEA, 1971.

LAPIERRE Jean-William, Le Pouvoir politique, Paris, P.U.F., Collection « SUP », 1969.

MARSAL Maurice, L’Autorité, Paris, P.U.F., Collection « Que sais-je ? », n° 793, 1966.

MICHAUD Yves, La Violence, Paris, P.U.F., Coll. « Que sais-je ? », 1986.

MICHAUD Yves, Violence et politique, Paris, Gallimard, Coll. « Les Essais », 1978.

RICOEUR Paul, « Individu et identité personnelle », in Sur l’individu (collectif), Paris, Seuil,

1987.

WEIL Simone, L’Enracinement, Paris, Gallimard, 1941

Page 173: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

172

Page 174: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

173

Page 175: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

174

Page 176: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

175

Du devoir de mémoire au pardon : une exigence politique et éthique de l’être-ensemble

Par Roger Ekoué FOLIKOUE1

Depuis 1989, beaucoup de pays africains traversent une crise et celle-ci, comme « un

mouvement sismique, a secoué les régimes autocratiques que l’on pouvait croire inexpugnable. »2 Cette crise répond en effet à une aspiration à plus de liberté et à un

profond désir de mieux être et de mieux vivre. Des pays comme le Bénin, le Togo, la

République démocratique du Congo (Ex Zaïre) etc. ont emprunté le chemin des conférences

nationales dites souveraines qui n’étaient pas le choix de tous les pays africains. Mais ce qui était manifeste est que partout il y avait le besoin d’un changement de régime. Les citoyens

veulent passer d’un type de société (société autocratique, dictatorial) à un autre type de

société (société démocratique). Plus de vingt ans après, ce passage vers un nouveau régime

est toujours problématique car la transition semble prendre beaucoup plus de temps à cause

de l’histoire des régimes à parti unique qui avaient existé dans les différents pays africains. Et de nos jours, il règne fondamentalement un climat de méfiance d’autant plus que dans certains pays « la démocratie se construit dans la négociation avec les autocrates, dans un

réaménagement de l’espace politique » pour que les gens de l’ancien régime « y trouve une

place de tranquillité sereine et puisse échapper à l’exigence de rendre vraiment compte au peuple de la gestion du pays »3.

Pour solder ce passé lourd de profondes violations des droits de l’homme ayant occasionné de graves blessures et pour transformer ce présent problématique dans lequel on remarque

une absence de dynamique sociale et surtout politique deux mots sont à la mode car ils

reviennent souvent : le pardon et la réconciliation. Et c’est dans ce cadre que l’on a recours ici et là à la mise en place d’une Commission Vérité, Justice et Réconciliation. Mais si la philosophie est fille de son temps, pour parler comme Hegel, nous ne pouvons pas

nous empêcher de réfléchir sur ces deux concepts en lien avec d’autres tels que l’histoire, la mémoire, l’oubli et c’est précisément à ce niveau que la référence à devient nécessaire, car si nous ne voulons pas conférer à ces termes une fonction magique - ce qu’ils ne peuvent d’ailleurs pas faire – nous sommes obligés de les saisir par la pensée pour déterminer les

conditions de possibilité de leur effet transformateur de la vie commune.

1 Roger FOLIKOUE est Maître-Assistant en Philosophie politique et enseigne à l’Université de Lomé. Il est le

responsable du comité d’organisation du colloque. 2 Gérard CONAC « Etat de droit et démocratie » in L’Afrique en transition. Vers un pluralisme politique, Paris,

Economica, 1993, p.483 3 KÄ Mana, L’Afrique va-t-elle mourir ? Essai d’éthique politique, Paris, Karthala, 1991, pp104-105

Page 177: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

176

1- Le devoir de mémoire : une exigence politique

Dans son livre La mémoire, l’histoire, l’oubli, pose d’entrée de jeu cette question fondamentale : de quoi y a-t-il souvenir ? Que signifie se souvenir ? Se souvenir signifie deux

choses :

D’une part c’est avoir un souvenir dans le sens de quelque chose qui vienne à l’esprit comme une affection ou comme quelque chose que l’on subit et dans ce cas les grecs utilisaient le terme de pathos (l’aspect cognitif) c’est mnême en grec.

D’autre part se souvenir, c’est aussi se mettre en quête d’un souvenir et donc accomplir

une action. Dans ce deuxième cas le souvenir fait l’objet d’une recherche dénommée ordinairement par le terme (dans le langage ordinaire) rappel, recollection (re-coller les

divers éléments) (l’aspect pragmatique). On parlera ici de l’anamnèse. Et c’est justement parce qu’il s’agit d’accomplir une action de recherche (reconstitution) que jaillit aussi l’immense possibilité d’user et d’abuser de la mémoire. Se souvenir ici au sens de faire mémoire a un lien intrinsèque avec l’histoire. Ici l’historien a une grande responsabilité, car il ne s’agit pas de falsifier l’histoire1 pour ne retenir que ce qui lui plait mais de faire preuve

d’objectivité tout en étant impliqué comme sujet.

Faire mémoire c’est se rappeler d’un fait du passé, mais il s’agit d’un passé qui a encore une forte présence dans le présent, car pour Ricœur « la mémoire est en quelque sorte la

présence d’une chose absente (passée) ». La mémoire a ici une fonction temporalisante et

constitue une attestation de la durée. Elle se constitue alors en prenant l’histoire comme héritier, Ricœur parlera de l’histoire comme l’héritière savante de la mémoire.

Faire mémoire n’est pas simplement un acte individuel et personnel mais c’est aussi une action à dimension collective car elle renvoie à la condition historique effective des êtres

humains. Et comme notre exister se déroule dans le temps et dans l’espace, une communauté d’êtres partage une histoire et cette histoire comporte des faits qui se sont réellement passés et nul ne peut faire qu’ils n’aient été. Ces faits ne sont pas toujours des faits de gloire mais ils renvoient malheureusement aussi

et dans bien des cas à de graves atrocités (manquements, infractions) impliquant le non-

respect de la vie de l’autre ou de l’autre tout court. Si l’on parle du devoir de mémoire actuellement partout sur notre continent, on ne peut pas occulter ces faits et vouloir les

passer sous silence sous le prétexte du grand pardon pour une réconciliation nationale. Faire

mémoire ne peut en aucun cas être une invitation à l’oubli, au contraire la mémoire doit lutter contre l’oubli. Faire mémoire ne signifie pas simplement se souvenir du passé mais

c’est aussi se projeter dans le futur, car pour Ricœur la mémoire est non seulement du passé

mais la mémoire est aussi du temps et le temps ne se résume pas au temps passé mais il est

passé, présent et avenir. La mémoire reconnaît Ricœur, a du futur tandis que l’histoire interprète une tranche du passé dont elle oublie qu’il a un futur.

1 Il faut noter que dans le contexte actuel en Afrique, il existe un réel danger de falsifier l’histoire et de la

réécrire pour ne pas faire émerger certaines vérités qui dérangent et révèlent l’existence de graves crimes.

Page 178: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

177

Faire mémoire peut apparaître comme une exigence existentielle et politique. Mais il faut

saisir le ici le terme politique au sens de Raymond Aron qui affirme que « la politique est la

caractéristique majeure de la collectivité toute entière puisqu’elle est la condition de toute coopération entre les hommes »1 Faire mémoire devient ainsi une exigence de notre être

politique et de notre être temporel et historique.

Si tel est le cas, faire mémoire ne doit pas être une œuvre de falsification de l’histoire impliquant une manœuvre politicienne. Le devoir de faire mémoire peut être ressenti par un

homme politique comme une nécessité vitale mais ça ne peut pas être proposé que comme

une nécessité à l’être politique que nous sommes tous. Dans ce cas notre statut d’être politique précède de façon logique celui de l’homme politique, c’est-à-dire celui qui exerce

une fonction politique dans la communauté politique. Cette condition est nécessaire pour

éviter toute forme de récupération par tel ou tel parti ou telle mouvance politique. Faire

mémoire constitue une œuvre exigeante. C’est un droit pour l’individu et un devoir pour la communauté. Dans ce sens pour Ricœur la mémoire constitue une lutte contre l’oubli, car l’oubli est l’emblème de la vulnérabilité propre à notre condition d’homme. La mémoire demeure ainsi l’autre nom de la lutte contre l’oubli. Faire mémoire est donc un acte vital

pour une communauté politique, religieuse etc.

Mais une mémoire qui n’oublie absolument rien serait aussi un danger. Que faire ?

Comment concilier ses deux positions ? Pour aborder cette problématique de l’oubli dans sa grande complexité, Ricœur admet l’idée de degré de profondeur de l’oubli. Mais surtout il reconnaît qu’ « Il y a une forme d’oubli qui permet de reconstruire une histoire intelligible… C’est lui qui permet aussi le pardon lequel n’est pas le contraire de l’oubli »

2- Le pardon, une exigence éthique et une modalité de notre propre croissance

Deux termes sont donc en lien avec la mémoire : l’oubli et le pardon. Le premier invite à se souvenir et invite à la fidélité au passé, le second manifeste l’existence d’une culpabilité, ou d’une faute mais en même temps il révèle une invitation à la réconciliation avec ce passé. Et avec cette question de la faute et de l’invitation à la réconciliation souhaitable et possible mais certes difficile nous entrons, par la porte de la mémoire et du devoir de mémoire, à

l’intérieur du message ricœurien dans son livre Mémoire, histoire et oubli. Il s’agit de la reconnaissance du mal fait, un mal fait par l’homme (l’homme est capable du mal) mais aussi du mal subit par l’autre et ce mal atteste d’une lésion et cette lésion est à présent

reconnue comme lésion ayant instauré une incapacité d’action et surtout une non reconnaissance de l’autre. Dans le processus du devoir de mémoire tel qu’il est recommandé à nos différentes communautés politiques, l’on ne saurait vouloir aller au pardon et à la réconciliation sans reconnaître et surtout identifier et nommer ces lésions qui paralysent la vie

communautaire. Car le pardon n’est pas un geste d’effacement des traces mais au contraire 1 Raymond ARON, Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965, p.27

Page 179: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

178

une parole qui rompt la loi du silence imposé par le mal fait, c’est aussi une parole qui rompt le refoulement et la non possibilité de formuler des plaintes de la victime et c’est en cela qui initie le moment d’interruption de l’incapacité d’agir créée par le mal fait et subi. Le pardon

devient une parole qui fait mémoire en délivrant du passé.

Sa force réside dans une double action : il met l’accent sur la relation à un autre que soi mais aussi à l’endroit de celui qui le demande qu’à celui qui l’accorde il révèle un autre à soi-

même. Ainsi il indique à soi un autre soi-même, il révèle une dimension autre de ce que

nous sommes dans l’acte mauvais qui a été posé. On peut affirmer qu’avec le pardon on a

affaire à soi-même comme un autre, capable de poser d’autres actes qui fassent sens dans la

communauté à laquelle on appartient.

Il produit ainsi non seulement un effet bénéfique à celui qui a fait le mal mais plus encore il

permet à celui qui a subi le mal de ne pas le répéter. En effet selon Mary Balmary le mal

subi non verbalisé peut se transformer en acte alors que nous devons le détester. Car «ceux

qui ont le plus souffert et souffrent le plus, les plus humiliés, etc., …doivent …faire ce travail terrible de formulation du tort. Ce sont eux qui ont le plus à pardonner, faute de quoi ils

deviendront à leurs tours coupables »1 c’est-à-dire bourreau par le processus de la

vengeance. C’est donc à juste titre que Ricœur dans son livre l’appelle le pardon difficile.

Mais il y a un grand danger qui guette nos sociétés actuelles dans le processus de

réconciliation où l’on fait appel au pardon. Le pardon, qui est au bout d’un processus car se situant dans le devoir de faire mémoire, ne signifie pas la suppression des traces et donc des

faits. Pardonner ne signifie pas oublier les faits mais au contraire il implique la

reconnaissance des faits. Mais la force du pardon réside dans l’annulation de la dette issue

du mal commis. C’est ce que Ricœur appelle l’oubli de la dette. Il écrit justement dans La

critique et la conviction que le pardon supprime « L’oubli de la dette et non pas l’oubli des faits. Car il faut garder une trace des faits pour pouvoir entrer dans une thérapie de la

mémoire…Le pardon brise la dette ».

Cette distinction entre l’oubli de la dette et l’oubli des faits est fondamentale. Et l’on ne saurait identifier les deux et toute démarche qui viserait à confondre les deux serait une

démarche nocive car l’on chercherait alors à promouvoir une société de l’impunité. Et si les

processus de réconciliation en Afrique ont dû mal à aboutir, n’est-ce pas à cause de cette

confusion qui, si elle est réelle, promeut l’impunité et retire à tout agent (auteur et victime)

la capacité de re-construire au-delà des déchirures socio-politiques ?

La place du philosophe n’est-ce pas de rappeler cette distinction capitale et nécessaire pour

donner une chance au pardon comme source d’un nouvel élan dans le vivre ensemble ? Le

pardon dans ce cas, n’est pas n’appartient pas uniquement au registre religieux, mais se montre comme une exigence politique et éthique qui permet de rompre la spirale de la

haine et de la vengeance issue du mal subit parce que posé par un autre. Ainsi pour

Domenico Jervolino, « ce que Ricœur entrevoit, n’est pas un devoir de taire (d’oublier) le mal mais un processus difficile à travers lequel le travail de mémoire et de deuil, guidé par l’esprit 1 Mary BALMARY, Le sacrifice interdit, Paris, Grasset, 1986, pp.64-65

Page 180: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

179

de pardon, nous conduit jusqu’au point où nous pouvons dire le mal sans colère, sur un mode apaisé »1.La position de Ricœur sur le pardon est renforcée par ces mots de Lytta BASSET

« pardonner n’est pas oublier mais c’est transfigurer le souvenir du mal. C’est accepter d’être dépositaire de cette expérience abyssale du mal, mais en renonçant à en majorer le

souvenir »2. Accepter d’être le dépositaire c’est accepter de garder les traces de ce qui a créé une lésion, de ce qui a créé le mal pour ne plus recommencer. Le pardon dans cette

optique devient lui-même mémoire et surtout la mémoire d'une promesse, d'un "désormais

tout sera autrement". Car

Sous le signe du pardon, le coupable serait tenu pour capable d’autre chose que de ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue à celle de continuer… C’est de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse qui projette l’action vers l’avenir. Et la formule de cette parole libératrice, abandonnée à la nudité de son énonciation, serait : tu vaux mieux que tes actes. 3

Si l’on prend tout cela en compte, on peut affirmer que le pardon recherché pour une re-

construction de la communauté à laquelle nous appartenons ne peut pas se réduire à un

décret présidentiel mais il doit résulter d’un processus qui nécessite la vérité des faits et l’établissement de la culpabilité des auteurs. Et s’il est pensé dans ce sens alors le pardon jouera son rôle car il est porteur de restauration de la capacité d’agir pour le bien aussi bien chez le coupable que chez la victime. Et c’est en cela qu’il est porteur d’une promesse d’avenir. Et dans cette optique le pouvoir de pardonner, qui est aussi une réelle capacité de

l’être humain, est comme le dit Hannah Arendt, ce qui révèle dans l’action humaine une faculté de faire des miracles, d’ouvrir des possibles qui semblaient morts. Ce qui semblait

mort en chacun de nous peut revenir à la vie, celle d’une promesse pour un « désormais tout

sera autrement »

Pour éviter donc la spirale du mal et de violence que nous combattons et qui nous guette

dans la recherche d’un meilleur vivre ensemble, le pardon devient une exigence pour les

coupables ou présumés coupables et pour les victimes et surtout pour les victimes car

lorsqu’il est accordé il permet de lutter contre le retour du mal et de la violence. Pour

Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne :

La rédemption possible de la situation d'irréversibilité –dans laquelle on ne peut

défaire ce que l'on a fait, alors que l'on ne savait pas, que l'on ne pouvait pas savoir ce

que l'on faisait– c'est la faculté de pardonner. Contre l'imprévisibilité, contre la

chaotique incertitude de l'avenir, le remède se trouve dans la faculté de faire et de

tenir des promesses. Ces deux facultés vont de pair : celle du pardon sert à supprimer

les actes du passé, dont les "fautes" sont suspendues comme l'épée de Damoclès au–dessus de chaque génération nouvelle ; l'autre, qui consiste à se lier par des

1 Domenico JERVOLINO, Paul Ricoeur. Une herméneutique de la condition humaine, Paris, Ellipses, 2002, p.67

2 Lytta BASSET, Le pouvoir de pardonner, Paris, Albin Michel, 1999, p.250

3 Paul RICOEUR, La mémoire, l’histoire l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.642

Page 181: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

180

promesses, sert à disposer, dans cet océan d'incertitude qu'est l'avenir par définition,

des îlots de sécurité sans lesquels aucune continuité…ne serait possible dans les relations des hommes entre eux1.

Re-construire c’est un acte de prise de conscience qu’il y a eu une cassure qui a créé une tension et en même temps la prise de conscience du désir de recommencer quelque chose.

Cette tension et ce désir d’être caractérisent l’anthropologie ricœurienne de l’homo capax

qui nous intéresse car son analyse traduit une exégèse des capacités qui rendent l’homme humain. Cette capacité permet de saisir qu’on peut re-construire quel que soit le passé et

cela dépend toujours de nous.

1 Hannah ARENDT, La condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Levy, 1988, p. 303

Page 182: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

181

Réconciliation et sagesse pratique : apport de Paul Ricœur

Par Komi KOUVON1

Dans les sociétés en transition démocratique, l’idéal démocratique entretient un paradoxe évident que la réflexion philosophique sur la réconciliation doit considérer. Destinée à

apporter une solution raisonnable au conflit susceptible de résulter du pluralisme de formes

de vie et des choix politiques, la démocratie, au lieu de conduire à la cohésion sociale

respectueuse de la différence, a généré et/ou renforcé les déchirures sociales. Ce paradoxe

s’illustre non seulement par le fait que la conscience de l’égalité qui accompagne l’idéal démocratique aiguise la sensibilité à la diversité et aux inégalités sociales, mais surtout par le

fait que le choix de construire le vouloir vivre ensemble sur un ordre nouveau partagé par

tous les citoyens aboutit à une pratique politique génératrice de déchirure sociale. C’est dans ce contexte que l’idéal démocratique exige la réconciliation comme promesse de reconstitution du tissu social et de la poursuite de la démocratie. Ce processus de

réconciliation ne peut aboutir que quand certaines valeurs éthiques sont honorées. Il s’agit du pardon, de la vérité, de la justice. Le débat éthique suscité par la réconciliation tourne

généralement autour de la fondation de ces valeurs. Mais comme le révèlent certaines

expériences des Commissions vérité et réconciliation dans certains pays d’Afrique, ce qui est problématique ce n’est pas souvent la légitimité des valeurs impliquées, mais bien leur applicabilité. La raison en est que leur traduction dans les faits rencontre des difficultés

énormes. Sans sous-estimer l’entreprise fondationnelle tournée vers la justification et l’universalisation des valeurs, la thèse défendue dans ce texte est que, étant donné que la zone conflictuelle est l’effectuation des normes, la pratique de la réconciliation requiert la

sagesse pratique ou le jugement moral en situation. C’est ce qui justifie le recours qui est fait à la conception ricœurienne de la sagesse pratique pensée comme un outil conceptuel

devant éclairer les décisions morales dans les situations conflictuelles.

1-L’instruction de la sagesse pratique par la sagesse tragique

L’usage que Paul fait de la sagesse pratique est redevable à la phronésis aristotélicienne.

Dans le livre VI de l’Ethique à Nicomaque consacré aux vertus intellectuelle, Aristote précise

la compréhension qu’on peut avoir de la phronésis distincte de la sophia et de la technè. Ce

qui signifie que la phronésis relève d’un autre mode de connaissance ou d’un autre usage de la raison. A côté des usages théorique et technique de la raison, on peut parler de l’usage pratique de la raison que manifeste la phronésis désignée en français par la prudence, la

1 Komi KOUVON est Maître-Assistant en Philosophie/Ethique. Il enseigne à l’université de Lomé et est le chef

du département de philosophie

Page 183: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

182

sagacité ou la sagesse pratique. Ni science ni technique, la phronésis n’a pas pour objet la saisie des universels et des principes ni l’excellence dans un art; elle porte principalement sur les faits, les situations particulières et variables où se mettent en œuvres les universels ou les principes. Si donc la phronésis se distingue de la science, c’est qu’elle a pour domaine d’application les situations changeantes, variables alors que la science traite du nécessaire et

de l’immuable. Si elle n’est pas à confondre avec la technique, la raison tient au fait qu’elle est de l’ordre de l’action et non de la production sur laquelle porte la technique. La

spécificité de l’action est à rechercher dans la poursuite de la réalisation ou de l’effectuation du bien vivre, du meilleur des biens réalisables pour l’homme. En tant que raison en œuvre dans les situations particulières et visant la réalisation de l’universel et du bien pour l’homme, la phronésis est l’intelligence du particulier pour la simple raison que « c’est à partir de des particuliers qu’est atteint l’universel 1». Distincte de la science et de la

technique, l’action porte sur des situations où règnent l’incertitude et l’indétermination, où du moins aucun savoir théorique ou technique ne permet de sortir d’affaires. Si donc la phronésis, vu l’incertitude et l’indétermination des réalités humaines, ne se présente pas comme une simple application mécanique d’un savoir théorique et technique prédéfini, c’est parce que les questions de la vie requièrent une articulation entre le savoir et le réel, entre

l’a priori et l’empirique, entre l’universel et l’historique. C’est cette tâche d’articulation qui fait que la phronésis a pour caractéristique fondamentale la délibération dont la finalité est

la détermination des moyens appropriés destinés à la réalisation de l’universel dans les situations difficiles des réalités humaines. Aristote écrit en ce sens que « l’homme sagace a pour principale fonction… de bien délibérer 2».

Ces considérations mettent en exergue la raison qui justifie le lien qui est fait entre la

réconciliation et la sagesse pratique que Paul nomme à juste titre le jugement moral en

situation. La réconciliation, en effet, est l’un des thèmes prééminents de l’espace public des pays en situation de transition démocratique. Elle renvoie à l’expérience de conflit dont elle est la solution éthique et politique. Si l’on inscrit uniquement la pratique de la réconciliation

dans la perspective déontologique de l’énonciation et de la justification des principes on fait abstraction de l’expérience difficile du tragique de l’action provenant de l’insertion des principes dans la réalité concrète. C’est pourquoi avec Paul nous faisons voir la fécondité de l’approche contextualiste qui, partant du problème ardu de l’application de la règle aux situations particulières, place l’arbitrage du conflit sous la catégorie de la sagesse pratique. Ce qui signifie que les situations conflictuelles dont l’issue éthique et/ou politique est la réconciliation requièrent la sagesse pratique. Par ce présupposé nous nous permettrons de

suggérer que la sagesse pratique est une manière d’être raisonnable et juste appropriée aux

situations de conflit. Dans Soi-même comme un autre3, Paul a consacré ses travaux

philosophiques répartis en dix études, à l’herméneutique de soi. A partir de cette herméneutique de soi compris ipse et non idem, Paul décrit la relation éthique ou la visée

1 Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004, p.332.

2 Aristote, op.cit., 314.

3 Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

Page 184: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

183

éthique comme une visée comportant trois régions ou trois pôles normatifs, à savoir le soi,

l’autre et l’institution. Ce modèle triadique de la visée éthique permet de dire que la réconciliation comprise comme issue éthique des situations conflictuelles est une manière

particulière d’être en relation avec soi-même et avec les autres sous le contrôle d’une et/ou des institutions justes. Le noyau substantiel de cette relation à soi reliée à l’altérité radicale des autres et à la médiation institutionnelle ne peut déployer son potentiel normatif que

sous la catégorie de ce que Paul nomme la raison pratique dans la neuvième étude intitulée

« le soi et la sagesse pratique : la conviction 1». Sans perdre de vue le versant ou le trajet de

la fondation et de la justification des principes, la sagesse pratique prend en charge « le

passage des maximes générales de l’action au jugement moral en situation2 », l’application de la règle établie et fondée aux situations concrètes. Se situer sur le trajet de l’application revient à prendre pour mesure de la mise à l’épreuve de la règle, non l’universalisation consistant à subsumer l’action sous la maxime et la maxime sous la loi morale, mais les situations, les circonstances, les conséquences, les conditions de réalisation de l’action, la pluralité, les attentes des autres et des institutions. Sur ce trajet du retour des principes ou

règles universelles aux situations concrètes, Paul estime que la sagesse tragique peut

instruire la sagesse pratique. La sagesse tragique renvoie à l’esthétique. Aussi peut-on se

demander si Paul a négligé l’esthétique dans son œuvre comme Mounkaïla Abdo Laouali

Serki le fait savoir en des termes suivants :

Parler d’esthétique au sujet de la pensée de Paul Ricœur peut ressembler à une

gageure, tant ce philosophe, malgré les multiples directions dans lesquelles s’était déployé sa pensée, ne s’y était pas appesanti. Son immense œuvre a plutôt privilégié les problèmes d’interprétation, de langage, d’éthique ou encore d’histoire et de mémoire3.

Il faut cependant noter que, bien que ce constat soit vrai au regard de l’approche quantitative, la présence qualitative forte de l’esthétique dans l’œuvre de Paul est évidente. A ce titre, c’est justement en termes d’instruction de l’éthique par l’esthétique qu’il faut voir le lien entre la sagesse esthétique et la sagesse pratique, entre l’œuvre d’art et l’action chez Paul Ricœur. Ce lien entre esthétique et éthique est mise en exergue dans l’analyse ricœurienne de la tragédie d’Antigone de Sophocle. Si Paul parle de l’ « instruction insolite

de l’éthique par le tragique », c’est parce que la sagesse tragique a pour thème le conflit ou «le tragique de l’action » et « renvoie la sagesse pratique à l’épreuve du seul jugement moral

en situation 4». C’est ce que révèle l’analyse de la tragédie grecque, notamment la tragédie d’Antigone de Sophocle5:

1 Paul Ricœur, op.cit., pp.281-344.

2 Paul Ricœur, op.cit., p. 279.

3 Serki, «Œuvre d’art et action morale chez Paul : pour une humanité réconciliée », communication présentée

au colloque interdisciplinaire international Re-construireau-delà des déchirures sociales : homo capax. Apport de Paul Ricœur, Lomé, décembre 2013. 4 Paul Ricœur, op.cit., p. 281.

5 Sophocle, Antigone, trad. de P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1934.

Page 185: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

184

Si la tragédie d’Antigone peut encore nous enseigner, c’est parce que le contenu même du conflit- en dépit du caractère perdu et non répétable du fond mythique

dont il émerge et de l’environnement festif qui entoure la célébration du spectacle- a

conservé une permanence ineffaçable. La tragédie d’Antigone touche à ce que, à la

suite de Steiner, on peut appeler le fond agonistique de l’épreuve humaine, où

s’affrontent interminablement l’homme et la femme, la vieillesse et la jeunesse, la société et l’individu, les vivants et les morts, les hommes et le divin. La reconnaissance de soi est au prix d’un dur apprentissage acquis au cours d’un long

voyage à travers ces conflits persistants1.

Comme l’illustrent les travaux de G.W. Hegel sur la tragédie dans les Leçons sur l’esthétique et dans la Phénoménologie de l’esprit, la tragédie est l’un des genres de la poésie dramatique où les individus, tout en s’affrontant, recherchent la conciliation en prenant conscience dans la lutte de leur fausse unilatéralité et en prêtant désormais attention à ce qu’il ya de positif de le vouloir de chacun. En mettant aux prises les individualités, la tragédie indique que

l’interaction sociale est le lieu par excellence de conflictualité et qu’on en peut en sortir que par la conciliation. C’est par cette mise en relief de l’interaction conflictuelle que la tragédie se distingue de la comédie où « c’est, au contraire, la subjectivité qui, dans son assurance

infinie, constitue l’élément dominant 2». Comme peut en témoigner l’Antigone, la raison

d’être du recours au tragique pour instruire l’éthique ou la sagesse pratique réside non seulement dans la nature même de la tragédie, mais aussi et surtout dans sa fonction.

L’intérêt que la sagesse pratique porte à la tragédie procède de sa fonction de production et de purification des passions. Cet effet de purgation des passions que la tragédie exerce sur

les spectateurs à travers la métaphorisation de la terreur et de la pitié peut jouer le rôle d’un puissant ressort pouvant entraîner de la part des sujets agissants des adhésions fortes aux

principes de l’action. Ce que la sagesse tragique, à travers cette fonction cathartique,

enseigne est que les passions purifiées peuvent constituer un appui aux obligations morales

qui, livrées à elles-mêmes, sont insuffisantes pour déterminer le vouloir.

Si la tragédie peut enseigner l’éthique, c’est dans la mesure où elle éclaire sur les sources du

conflit. Se réclamant à l’occasion de Hegel et de Matha Nussbaum, Paul voit les ressorts du conflit d’une part dans « l’étroitesse de l’angle d’engagement de chacun des personnages »

ou des sujets agissants et d’autre part dans les contradictions internes à chaque engagement

ou cause défendue. Quand on suit la tragédie d’Antigone, on remarque vite que cette

étroitesse de vue est manifeste aussi bien chez Créon que chez Antigone. C’est cette vision étroite ou unilatérale de Créon et d’Antigone qui explique le conflit tout en faisant ignorer

toute la richesse et l’ampleur du sens de l’engagement citoyen. Les visions unilatérales sur le bien et le mal, sur la justice détruisent comme le pense Hegel dans la phénoménologie de

l’esprit, l’unité harmonieuse de la belle cité et expliquent le tragique de l’action. L’étroitesse de vue de Créon sur ce qui est juste et bien, sur ce qui est injuste et mal, le rend sourd au

point de vue d’Antigone. De même Antigone en s’en tenant aux lois non écrites posées

1 Paul Ricœur, op.cit., p. 283.

2 Hegel, Esthétique, Paris, Flammarion, t. IV, 1979, p. 267.

Page 186: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

185

comme limites et mesures des institutions humaines fait preuve de vison appauvrie dans la

mesure où elles ne voient que cela. En situant la source du conflit dans l’unilatéralité des visions, des caractères et principes moraux, la sagesse tragique suggère que la solution aux

conflits se trouverait dans le renoncement à la partialité et aux individualités particulières. La

grande instruction que l’éthique peut noter à partir de sa confrontation avec la sagesse tragique est à chercher dans cet appel incessant à to phronein ou à euboulia. Cet appel à

penser juste ou à bien délibérer est reçu philosophiquement par Hegel dans la

Phénoménologie de l’esprit comme renoncement à l’unilatéralité. A propos de ce traitement philosophique de la tragédie par Hegel Paul parle de la conciliation par renoncement » ou du

« pardon par reconnaissance ». Le parcours du soi conduisant à l’autre en vue de la sortie du conflit ou du tragique de l’action, prend le visage du renoncement. Le soi ne peut rejoindre authentiquement l’autre et vivre une relation pacifique avec lui qu’en sortant de l’existence particulière, qu’en renonçant à quelque chose auquel il s’attache et qui juste pour cela l’oppose à l’autre. Ce processus de renoncement se déploie et s’accomplit comme reconnaissance quand il conduit à la valorisation réciproque des sujets en conflit. Ainsi Paul

note que, pour Hegel, la « réconciliation repose sur un renoncement effectif de chaque parti

à sa partialité et prend valeur d’un pardon où chacun est reconnu par l’autre 1».

2-La réconciliation et la médiatisation institutionnelle de la sagesse pratique

La sortie du conflit n’est pas à inscrire uniquement dans l’ordre des relations interpersonnelles reposant sur la règle de réciprocité exigeant de chacun un renoncement à

la partialité. Elle relève surtout de la pratique politique, haut lieu de la sagesse pratique et

de la réconciliation effective entre les consciences. Aussi le traitement institutionnel du

conflit occupe-t-il une place centrale dans l’œuvre de Paul Ricœur. Si d’après celui-ci le

conflit nécessite une réponse institutionnelle, c’est avant toute chose parce que l’environnement institutionnel est le lieu privilégié de la constitution du lien organique entre les hommes en interaction sociale. Cet argument, on le sait, remonte à la philosophie

hégélienne qui substitue à la Moralität kantienne, supposée trop formelle et abstraite, la

Sittlichkeit qui défend des institutions dont la fonction est l’effectuation concrète de la liberté et de la reconnaissance universelle entre les hommes. Paul Ricœur exprime cette

appropriation de la Sittlichkeit hégélienne en ces termes : « Le projet philosophique de Hegel

dans les Principes de la philosophie du droit me reste très proche, dans la mesure où il

renforce les thèses dirigées dans la septième étude contre l’atomisme politique». , De ce fait, l’arbitrage du conflit requiert, pour un aboutissement heureux, une médiation institutionnelle de la Sittlichkeit. Cette dernière telle qu’on l’entend ici est l’équivalent ou le visage institutionnel de la phronésis ou de la sagesse pratique aristotélicienne. Ce qui

confère à la Sittlichkeit une certaine priorité dans la philosophie hégélienne et ricoeurienne

sur la Moralität et la phronésis, c’est qu’elle se présente comme « système des instances

collectives de médiation intercalées entre l’idée abstraite de liberté et son effectuation

1 Paul Ricoeur, op.cit., p. 288.

Page 187: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

186

comme ‘’seconde nature’’ 1». Placer donc le conflit sous l’arbitrage de la catégorie éthique de la Sittlichkeit hégélienne qui vise à rendre effective et concrète de la Moralität kantienne

et médiatiser la phronésis, c’est reporter dans la sphère politique, étatique ou institutionnelle le traitement des conflits. Car la Sittlichkeit, morale concrète, défend les

institutions (famille, société civile, Etat) dont le rôle est la réalisation concrète des principes.

L’analyse hégélienne de la Sittlichkeit montre que la société politique est le recours ultime

contre la fragmentation de la communauté politique en individus isolés. La raison en est que

la sphère politique est le lieu où le désir de reconnaissance et de liberté est réalisé

effectivement. Effectuation concrète du lien organique entre les citoyens, la sphère politique

est le cadre de la réalisation concrète de la reconnaissance universelle des sujets en

interaction sociale. Si l’environnement institutionnel ou la Sittlichkeit, lieu de figures de

l’esprit objectif, a comme fonction majeure le lien organique entre les hommes et l’évitement de la dissolution du lien social, on peut dire qu’avec Paul Ricœur, à la suite de Hegel, que c’est

seulement dans un milieu institutionnel spécifique que les capacités et dispositions

qui distinguent l’agir humain peuvent s’épanouir ; l’individu… ne devient humain que

sous la condition de certaines institutions ; et nous ajoutons : s’il en est bien ainsi, l’obligation de servi ces institutions est elle-même une condition pour que l’agent humain continue de se développer2.

La réappropriation ricoeurienne de la Sittlichkeit n’occulte pas les dérives institutionnelles génératrices des situations de conflits. En tant que «témoin radical » des phénomènes de

totalitarisme du XXe siècle, Paul n’adhère pas à la thèse hégélienne de l’esprit objectif qui érige l’Etat en « instance supérieure dotée de savoir de soi 3» en lieu et place de la

conscience morale. Ce que les phénomènes de totalitarisme signalent c’est que la Sittlichkeit

n’incarne pas toujours l’esprit objectif. Les phénomènes d’instrumentalisation des

institutions par les bourreaux illustrent la figure paradoxale de la Sittlichkeit. Quand la

perversion s’introduit dans l’environnement institutionnel et le vide de sa substance, la conscience morale de quelques-uns incarne mieux l’esprit objectif. Contrairement à Kant,

Hegel on le sait refuse d’ériger la conscience morale en tribunal suprême pour la simple raison que la conscience qui pose ses considérations morales comme mesure d’évaluation, ignore la transcendance de la Sittlichkeit où se réalise admirablement l’articulation entre l’être et le devoir être, le particulier et l’universel. Le fait historique de l’écart entre la Sittlichkeit et l’esprit du peuple qu’il prétend incarner remet en question la prétention d’ériger en instance suprême l’Etat. La possibilité de conflit procède aussi de cet écart, de

cette incapacité pour l’Etat d’être le triomphe du lien organique. Paul écrit :

Pour nous, qui avons traversé les événements monstrueux du XXe siècle liés au

phénomène totalitaire, nous avons des raisons d’écouter le verdict inverse, autrement accablant, prononcé par l’histoire elle-même à travers la bouche des

1 Paul Ricœur, op.cit., p. 297.

2 Paul Ricœur, op.cit., pp.296-297.

3 Paul Ricœur, op.cit., p. 298.

Page 188: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

187

victimes. Quand l’esprit d’un peuple est perverti au point de nourrir une Sittlichkeit meurtrière, c’est finalement dans la conscience morale d’un petit nombre d’individus, inaccessibles à la peur et à la corruption, que se réfugie l’esprit qui a déserté des institutions devenues criminelles1.

Aux conflits nés de la perversion de la Sittlichkeit, s’ajoutent ceux qui résultent de la pratique

politique de la distribution des biens. La question de la distribution et des conflits qui en

résultent est d’une importance capitale dans la mesure où le partage juste des biens «

instaure ou renforce » « le lien de coopération 2». C’est connu depuis les travaux d’Aristote3

sur la justice distributive que ce qui fait véritablement la force de la cité politique, c’est le projet constant de faire le lien organique par la distribution juste des biens. Car si la

répartition des biens n’est proportionnelle au mérite des personnes, elle génère des

frustrations et mécontentements. Selon Paul Ricœur, quand on se situe sur le trajet de l’effectuation de la norme de justice, surgissent deux situations aporétiques génératrices de conflit que la théorie aristotélicienne de la justice occultées. Il est vrai qu’Aristote avait perçu le problème de conflit quand il mettait en rapport la justice et la contribution de

chaque personne. Mais les contributions différentes des personnes ne constituent pas les

seuls lieux de conflits. Même la théorie rawlsienne de la justice comme équité n’a pas prêté une attention particulière à ces situations conflictuelles, dans la mesure où elle est plus

centrée sur le problème de la justification des normes que sur celui de leur effectuation.

Dire que l’idée de distribution juste ouvre un espace conflictuel, c’est soutenir qu’on ne conçoit plus le juste uniquement derrière le voile d’ignorance, dont la fonction est de dissimuler les zones de conflit. C’est pourquoi Paul pense que les deux problèmes que pose

la pratique politique de la distribution ne sont visibles que « si l’on déplace l’accent de la procédure de distribution sur la différence entre les choses à distribuer 4».

Ainsi la première situation aporétique génératrice de conflit est-elle relative à la diversité

réelle des biens à distribuer. Paul écrit :

Une situation réellement conflictuelle apparaît lorsque, creusant sous la pure règle

de procédure, on met à nu la diversité entre les biens distribués que tend à oblitérer

la formulation des deux principes de justice… la diversité des choses à partager disparaît dans la procédure de distribution5.

La nature du conflit au conduit la pluralité des biens est la rivalité, l’opposition, la concurrence entre les biens différents, entre ce que Michael Walzer6 nomme les « sphères

de justice ». Surgit dès lors la difficile question d’articulation et de priorité entre les sphères de citoyenneté, de sécurité, de l’assistance politique, de l’argent, des marchandises et des emplois.

1 Paul Ricœur, op.cit., p.298.

2 Paul Ricœur, op.cit., pp. 264-265.

3 Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Flammarion, 2004.

4 Paul Ricœur, op.cit., p. 293.

5 Paul Ricœur, op.cit., p.292.

6 Michael Walzer,Spheres of justice, a Defense of Pluralism and Equality, New York, Basic Books, 1983; cité par

Paul Ricoeur, op.cit.p.293.

Page 189: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

188

La deuxième situation conflictuelle vient de la détermination culturelle, historique et

contextuelle des estimations et des significations des biens à distribuer. Se pose ici le

problème de l’articulation entre l’universel et l’historique. En affectant la signification de

chaque bien et de l’ordre de priorité entre les biens divers, l’historicité révèle qu’il n’y a pas une idée unique et universelle de distribution juste, variable selon les cultures, les contextes

et les régimes politiques. Il résulte de cette prise en compte de l’historicité des significations des biens qu’

Il n’existe pas de système de distribution universellement valable et tous les systèmes connus expriment des choix aléatoires révocables, liés à des luttes qui jalonnent

l’histoire violente des sociétés1.

La considération de ces lieux de conflits aboutit chez Paul à placer l’arbitrage du conflit sous la catégorie de ce qu’il appelle l’«art de la conversation 2».

3- La conversation, visage de la sagesse pratique pour une réconciliation réussie

A propos de l’art de la conversation, dit : « un des visages de la sagesse pratique que nous

traquons tout au long de cette étude est cet art de la conversations où l’éthique de l’argumentation s’éprouve dans le conflit des convictions3 ». Si les conflits reconduisent à

l’art de la conversation considérée comme un visage de la sagesse pratique, c’est que la conversation est le lieu d’entrecroisement entre l’universel et l’historique et d’obtention de l’équilibre réfléchi entre l’exigence d’universalité et celle d’historicité. Ce lien entre conflit et conversation fait voir la force de l’argumentation, de la communication ou de la discussion dans la quête du consensus dans les situations conflictuelles. Il ressort de l’éthique de l’argumentation défendue par K.O. Apel et J. Habermas que l’attente normative des sujets en interaction conflictuelle est l’entente mutuelle par voie argumentative. C’est cette attente normative qui justifie que le principe d’universalité soit fondé non plus dans le cadre du monologisme mais dans celui du dialogisme. Cette reformulation du principe

d’universalisation postule que la communauté d’interlocuteurs est le lieu de validation des normes d’actions et que la validation s’effectue de manière coopérative et par échanges de raisons et d’arguments. Selon Ricœur, par cette refondation, « le soi est fondé en une fois

dans sa dimension d’universalité et dans sa dimension dialogique, tant interpersonnelle qu’institutionnelle 4».

Cependant pour la faiblesse de l’éthique de l’argumentation est qu’elle occulte « les

problèmes liés à l’historicité de la morale concrète 5» et par conséquent la dimension

historique de l’identité du soi. Aussi, pour retrouver le potentiel de l’art de la conversation, il faut procéder à une reformulation de l’éthique de l’argumentation. Cette reformulation s’impose tout simplement parce que « ce ne sont pas les conditions historiques

d’effectuation de la discussion pratique que Habermas prend en compte, mais la fondation 1 Paul Ricœur, op.cit., p.330.

2 Paul Ricœur, op.cit.,p.336.

3Idem.

4 Paul Ricœur, op.cit., p.326.

5 Paul Ricœur, op.cit., p. 325.

Page 190: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

189

en raison du principe d’universalisation qui sous-tend l’éthique de la discussion 1».

Davantage tournée vers le trajet régressif de la justification que sur le trajet progressif de

l’effectuation, l’éthique de l’argumentation laisse « ainsi à découvert la zone conflictuelle

située sur le trajet progressif de l’effectuation 2».

La discussion postulée par l’éthique de l’argumentation occulte-t-elle vraiment les conditions

historiques d’effectuation des normes d’action ? Il ne s’agira pas pour nous de nous confronter à cette question ouverte par l’analyse ricœurienne de l’éthique de l’argumentation. Il nous paraît nécessaire de rappeler tout simplement que la discussion argumentative ne dissimule pas le problème fondamental relatif aux conditions de mise en

contexte de l’universel. note lui-même que Habermas en parlant de discussion pratique

entend par celle-ci discussion réelle, c’est-à-dire « argumentations réellement conduites

entre participants différents 3». C’est le souci de cette discussion réelle qui, rappelle encore Ricœur, « éloigne Habermas de la fiction rawlsienne d’une situation originelle et de la fable du contrat hypothétique 4». Dans la discussion pratique ou réelle, le soi est situé aussi bien

universellement et dialogiquement que contextuellement, culturellement et historiquement.

De ce fait, la discussion pratique ne fait pas table rase des conflits qui se posent en amont et

en aval de l’universel pragmatique obtenu intersubjectivement. La discussion réelle à laquelle s’attachent Habermas et n’est pas antagoniste des traditions, des convictions, des contextes qui engendrent des conflits d’estimations et des significations des biens. Elle est

au contraire le lieu où l’universel et l’historique s’entrecroisent en tendant à un équilibre réfléchi.

Ceci étant admis, on comprend que, par cette reformulation, voudrait porter au même

degré de crédibilité à la fois l’exigence d’universalité et celle d’historicité. Je voudrais suggérer …, écrit Paul Ricœur, une reformulation de l’éthique de l’argumentation qui lui permettrait d’intégrer les objections du contextualisme, en même temps que celui-ci prendrait au sérieux l’exigence d’universalisation pour se

concentrer sur les conditions de mise en contexte de cette exigence5.

Dans cette perspective, l’argumentation dont le but est de résoudre les conflits n’est plus considérée seulement sur le trajet régressif de la fondation, mais aussi sur le trajet progressif

de l’effectuation. N’étant plus réduite à son exigence d’universalisation, l’argumentation ne fonctionne plus comme un jeu de langage qui élimine les autres jeux de langage. Dès lors

qu’on se situe sur le trajet de l’effectuation, l’argumentation est à comprendre comme un jeu de langage parmi tant d’autres jeux de langage qui composent le procès langagier et expriment les convictions manifestant « les prises de position d’où résultent les significations, les interprétations, les évaluations relatives aux biens multiples qui jalonnent

l’échelle de la praxis 6». La fonction qu’assume désormais l’argumentation est la « médiation

1 Paul Ricœur, op.cit., p.328.

2 Paul Ricœur, op.cit., p.326.

3 Paul Ricœur, op.cit., p.327.

4Idem.

5 Paul Ricœur, op.cit., p. 333.

6 Paul Ricœur, op.cit., p.335.

Page 191: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

190

d’autres jeux de langage 1». Cette fonction de médiation institue l’argumentation comme une « instance critique opérant au sein des convictions qu’elle a pour tâche non d’éliminer, mais de porter au rang de « convictions biens pesées », dans ce que Rawls appelle un

équilibre réfléchi 2». Le but de cette médiation contextuelle est double. Il s’agit tout d’abord « d’extraire des positions en situation de confrontation le meilleur argument qui puisse être offert aux protagonistes de la discussion3 » et ensuite de parvenir à un « équilibre réfléchi

entre l’exigence d’universalité et la reconnaissance des limitations contextuelles 4».

Le conflit étant la condition de l’émergence de la question de la réconciliation, la question centrale de cette étude a été de déterminer le niveau d’approche éthique qui se trouve engagée dans les situations conflictuelles. La vie humaine, dans son déploiement sous sa

forme sociale et politique, ne peut éviter le tragique de l’action. A cause de l’enlisement des individus dans la particularité, de la complexité de la vie, de l’historicité des significations des biens et des principes, l’action humaine est génératrice des situations aporétiques, anomiques et conflictuelles. Il en résulte comme conséquence sociale et politique, la

dissolution du lien organique entre les hommes. Mais l’attente normative des hommes en situations conflictuelles est de reconstituer le lien organique et de réduire au mieux les

dangers résultant de la dissolution de l’harmonie sociale. Cette visée éthique est ce qu’on nomme la réconciliation. Le pari majeur de cette étude a été de montrer, en ayant recours à

Paul Ricœur, que l’approche par la sagesse pratique est la manière juste de procéder dans les situations conflictuelles en vue de parvenir à une réconciliation réussie. Le but de la

sagesse pratique est la mise en œuvre de l’action raisonnable dans les situations difficiles de

la vie par la médiation de la délibération. Une telle approche par la sagesse pratique a abouti

à l’idée sur le trajet de l’application les principes sont soumis non à l’épreuve de l’universalisation mais à celle de la situation concrète, des conséquences, du contexte et des

circonstances. De ce point de vue, le point de repère de l’agir humain, est davantage la situation concrète que les principes. Il s’est agi dans cette étude d’indiquer les lieux de médiation ou les visages de la sagesse pratique. Le premier lieu de médiation identifié est

l’institution pour la simple raison que le milieu institutionnel est le haut lieu de réalisation des capacités et dispositions humaines et de la constitution ou de la reconstitution du lien

organique entre les individus. Le deuxième lieu de médiation mis en relief est la

conversation. Si celle-ci médiatise la sagesse pratique, c’est parce qu’elle permet à travers la discussion réelle tout d’abord d’éviter la perversion et l’instrumentalisation du milieu

institutionnel et ensuite d’établir un équilibre réfléchi entre l’universel et l’historique.

1 Paul Ricœur, op.cit., p.334.

2 Paul Ricœur, op.cit., pp. 334-335.

3 Paul Ricœur, op.cit., p. 334.

4 Paul Ricœur, op.cit., p.335.

Page 192: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

191

Bibliographie

Apel, K.-O., Sur le problème d’une fondation rationnelle de l’éthique à l’âge de la science : l’a priori de la communauté communicationnelle et les fondements de l’éthique, trad. R.

Lellouche et I. Mittmann, Presses universitaires de Lille, 1987.

Apel, K.-O., Ethique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Cerf, 1994.

Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. Richard Bodéüs, Paris, Flammarion, 2004.

Aubenque, P., La prudence chez Aristote, Paris, PUF, 1963.

Ferry, J.-M., Habermas. L’éthique de la communication, Paris, PUF, 1987.

Fraisse, S., Le Mythe d’Antigone, Paris, Colin, 1973.

Habermas, J., Morale et communication : conscience morale et activité communicationnelle,

trad. C. Bouchindhomme, Paris, Cerf, 1986.

Habermas, J., De l’éthique de la discussion, trad. M. Hunyadi, Paris, Flammarion/Cerf, 1992.

Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, trad. R. Derathé, Paris, Vrin, 1989.

Hegel, G. W. F., Esthétique, trad. S. Jankélévitch, Paris, Flammarion, 1979.

Hegel, G. W. F., Phénoménologie de l’esprit, trad. J. Hyppolite, Paris, Aubier-Montaigne,

1947.

Rawls, J., Théorie de la justice, trad. Catherine Audard, Paris, Points, 2009.

Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

Sophocle, Antigone, trad. P. Mazon, Paris, Les Belles Lettres, 1934.

Weil, E., Hegel et l’Etat, Paris, Vrin, 1966.

Page 193: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

192

Page 194: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

193

Le pardon pour la réconciliation nationale : un paradoxe politique

Par Essonam Ghislain BINI1

Dans des situations conflictuelles ou post-conflictuelles dramatiques où le tissu social est sérieusement détérioré, la réconciliation permet de s’assurer la paix civile. Elle se justifie par la recherche de l’unité et de l’équilibre social. Ce projet vise non seulement la quête de l’unité mais aussi la continuité de l’Etat car la réconciliation est une entreprise qui favorise la reconstruction politique. C’est pourquoi la correction des effets négatifs du conflit s’impose comme une exigence fondamentale en vue de la promotion de la vie collective et de la paix civile. Or, cette démarche s’appuie sur le pardon. Le pardon est une forme d’absolution, une renonciation à réclamer le prix de la violence subie ou à rendre le coup, etc. Le pardon, dans cette circonstance, doit permettre de résister à l’indétermination du futur en dénouant les liens du passé. Il permet de donner une réponse inattendue au mal en vue de recoudre la déchirure du lien social occasionnée par l’offense et la violence. Le pardon produit donc une discontinuité dans le cours normal des choses d’où l’harmonie sociale et la réconciliation. Pourtant le pardon n’est envisageable que dans l’espace privé des relations interpersonnelles. Dans l’espace public qui est celui des institutions et de l’Etat, il est difficile de concevoir le pardon et par ricochet la réconciliation sans un paradoxe. Car, le pardon ne rentre pas dans les catégories du droit et déborde la sphère de la justice pour se loger dans le domaine de la gratuité ou de la grâce. Ainsi, le pardon ne peut être rigoureusement envisagé sans qu’il soit exclu des sphères du droit et de la politique. Est-ce à dire donc qu’il est incompatible de parler de pardon en politique ? Or, il se fait que sans pardon, il est impossible d’envisager une quelconque réconciliation. Comment résoudre ce paradoxe du nécessaire et impossible pardon en politique dans le cadre de la justice transitionnelle ? Comment se prend pour dénouer le fil instable du pardon face aux crimes imprescriptibles qui donnent à la faute une certaine « grandeur » ?

1- Le mal et ses effets Il est plus facile de répertorier les différentes sortes de maux, de recenser les multiples effets qui en émanent et accablent l’humanité que de comprendre la nature et l’origine du mal. La douleur physique des suites d’une chute, la maladie (qui nous affecte), la déception amoureuse, l’échec à un examen, la mort subite d’un proche, un accident de circulation sont, entre autres, des figures du mal. Ces différents visages du mal n’ont pas la même pertinence ni les mêmes répercussions sur nos vies ; même si dans chacun des cas, nous ressentons de la peine. Peut-on comprendre la souffrance, son origine et comment y faire face ? La question du mal préoccupe donc à plus d’un titre car il faut pouvoir comprendre

1 Essonam BINI est docteur en philosophie. Il est enseignant–chercheur à l’Université de Kara, Togo. Il est le

chef du département de philosophie à l’UK

Page 195: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

194

pourquoi le mal mais aussi savoir comment y faire face afin de rendre l’existence humaine meilleure. Pour Platon, la question de l’essence du mal se pose moins que celle de son existence1. A regarder le monde et l’enchainement des événements, on peut dire que le mal est une réalité dont on ne peut nier l’existence. Partant de ce constat, Platon déduit que le mal fait partie de la nature :

Mais il n’est pas possible, Théodore, ni que les maux s’abolissent, car c’est une nécessité qu’existe toujours quelque chose qui soit contraire au bien *…+, ni qu’ils aient chez les dieux leur place : c’est à la nature mortelle et au lieu d’ici-bas qu’est, par nécessité, circonscrite leur ronde2.

Par cet extrait, nous voyons que le mal s’explique par la nécessité de contrebalancer le bien afin que ce dernier n’existe pas seul. Les causes que Platon cite comme sources du mal sont la nature mortelle des hommes et le monde sensible ou l’ignorance de l’homme. Cette position est loin de faire l’unanimité. Les stoïciens attribueront l’essence du mal au grand vivant que constitue la nature. Il fait partie intégrante des lois de la nature que le mal et la souffrance en général existe. L’homme ne devrait se plier à l’ordre des choses qu’en acceptant les événements et les déboires qui surviennent dans le courant de sa vie. Car, l’ordre du monde n’est pas seulement une structure merveilleuse mais c’est un ensemble dont toutes les parties sont en accord avec le tout comme dans un corps vivant où chaque organe trouve sa place et sa fonction dans l’organisme. Le monde fonctionne comme une totalité dont les éléments occupent une place prédéterminée qui obéit à une nécessité stricte. Il n’y a pas de place dans le monde pour le désordre, le hasard ou le mal selon les stoïciens. C’est pour cette raison que Marc Aurèle, par exemple, estime que « rien n’est mal de ce qui est conforme à la nature »3. Le philosophe exprime ainsi sa conviction que le monde cache une certaine logique et que derrière le mal apparent des événements, il y a au fond un ordre caché, qui n’est que bien, à comprendre. Ainsi l’ordre du monde est aussi juste et bon car tout ce qui arrive, arrive justement. Contrairement à Platon qui pensait que le mal existe pour contrebalancer le bien, les stoïciens estiment que le mal n’est qu’apparence car concourant plutôt à l’harmonie cosmique. Ces deux acceptions, (celle de Platon et celle des stoïciens) traitent du mal métaphysique ; ce qui ne permet pas de comprendre la nuance entre deux événements qui nous accableraient mais dont la nature diffère. Un tremblement de terre et un homicide n’ont pas la même portée. Le premier quoiqu’il soit cause de mort d’un nombre élevé de personnes et de la destruction entière des biens meubles et immeubles des survivants, il ne peut avoir la même portée morale qu’un homicide pour lequel une personne peut être identifiée comme auteur et à qui l’on peut imputer l’entière responsabilité. Aussi est-il important de faire la différence entre la souffrance que tout mal provoque et le mal moral auquel on donne le nom de faute et pour lequel on peut imputer une responsabilité. Si dans les deux cas

1Monique Dixsaut dans son article : « Platon et la question du mal » in Cahiers d’Etudes lévinassiennes, n°8 - 2009, Paris, Institut d’Eudes Lévinassiennes, démontre que la question de l’essence du mal autant que celle deson existence préoccupe Platon. Aussi peut-on déceler, par une lecture attentive de la République, que l’existence de l’Idée du mal rend compte des différentes formes du mal. 2 Platon, Théétète, 176a5-b3.

3 Marc Aurèle, Pensée, II, 17.

Page 196: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

195

(tremblement de terre et homicide), on fait l’expérience d’une souffrance, les deux ne font pas appel à la même réponse. La chrétienté inaugure une nouvelle acception du mal qui postule une déchéance de l’humanité après la création. Dans cette optique, le mal et la souffrance en général sont le fruit du péché originel commis par la désobéissance d’Adam et Eve qui se sont retournés contre Dieu au jardin d’Eden. Toute souffrance est la résultante de cette insubordination originelle dont l’humanité porte encore le germe et le poids. Le mal se conçoit et se comprend de manière différente de celle de la conception grecque ancienne. Il n’est plus question d’un ordre de la nature ou d’une opposition au bien mais d’une déchéance. Nous voyons dans cette conception apparaître le mal moral, contrairement aux deux précédentes approches car l’imputabilité et la responsabilité sont possibles, ce qui est la condition nécessaire pour parler du pardon. En effet, la lamentation à laquelle nous pouvons légitimement nous livrer en cas d’une catastrophe naturelle comme le tremblement de terre ou d’une chute par inadvertance, ne réclament pas comme solution le pardon. Seul le mal moral nécessite le pardon comme sa solution ultime et la plus appropriée. A des siècles de distance, Paul Ricœur, s’appropriant pratiquement la conception chrétienne, relève que le terme mal est équivoque car il désigne à la fois la souffrance, le péché et la mort. Or les trois réalités sont disparates. Si la souffrance fait de l’homme une victime, la faute fait l’homme coupable, ce qui fait remonter au péché en langage religieux. Cette distinction permet de différencier le mal moral des autres maux. « Dans la rigueur de termes, le mal moral - le péché en langage religieux – désigne ce qui fait de l’action humaine un objet d’imputation, d’accusation et de blâme. »1 Si le mal moral fait l’objet d’imputation et de blâme, c’est parce que chaque mal (commis) est étroitement lié à la liberté humaine. Ainsi, l’on peut en être responsable par son action. C’est pour cette raison que Pierre Gisel, pense que le mal est inscrit au cœur du sujet humain.2 Le mal est une préoccupation selon car mal faire, c’est toujours faire du tort à autrui de manière directe ou indirecte. Le mal surgit presque toujours comme un importun, à tout le moins comme un adversaire (contre lequel il faut lutter). Sinon comment pourrait –on cerner, de façon efficace, le mal ? Paul propose de se préoccuper moins de rechercher l’origine du mal que de se mobiliser pour donner une réponse à la question « que faire contre le mal »3 ; ceci permet à l’humanité de tourner son regard vers l’avenir et non vers le passé. C’est dans le sens qu’il faut une solution au mal, afin que le passé ne nous enchaine pas dans ses méandres, que le pardon est envisagé.

2- Le pardon Le pardon permet de faire face au mal. Il relève de la réponse pratique contre le mal par laquelle l’on entreprend de « diminuer le taux de souffrance dans le monde »4. Mais comment peut-on rendre compte du pardon ? Quand faut-il y recourir ? Comment opère-t-il ? Est-il nécessaire ou peut-on s’en passer ? Répondre à ces questions permet de mieux comprendre la nature, la portée et le sens du pardon.

1 Ricoeur, Le mal : un défi à la philosophie et la théologie, Paris, Labor et Fides, 2006, p. 22.

2 Pierre Gisel, préface de Paul Ricoeur, Le mal : un défi à la philosophie et la théologie, op. cit., p. 14.

3 Paul Ricoeur, op. cit. p. 58. 4Idem, p. 59.

Page 197: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

196

2.1- La faute : condition du pardon Il n’y a pardon que là où il y a faute, car sans la faute (mal moral), inutile de recourir à un quelconque pardon. C’est pourquoi en réfléchissant sur la nature de la faute, l’on peut se demander si la faute n’est pas un mal commis par erreur, (auquel cas, il suffirait simplement de présenter des excuses) ou est –elle plutôt le fruit d’une mauvaise volonté ? Platon n’aborde pas le thème du pardon car selon lui, le fautif est excusable parce que nul n’est méchant volontairement. On ne peut tenir rigueur à une personne de sa faute si le mal commis n’est que le fruit de l’ignorance1. On peut, à la rigueur, envisager de punir le méchant, simplement dans un but curatif car, celui qui est puni est débarrassé de la méchanceté de son âme2. Pour les stoïciens, la question du pardon ne se pose aucunement car le mal n’existe que par l’ordonnancement de la nature. Il va sans dire que les événements malheureux, la souffrance et même la mort ne doivent être pris comme des réalités destinés à nous nuire. C’est dans ce sens que pour Epictète, « il faut mettre sa volonté d’accord avec les évènements, de manière que ceux qui surviennent soient à notre gré »3. C’est à cette condition que l’homme peut devenir sage ; ce qui revient à dire qu’il se dispose à accepter le réel dans toutes ces manifestations et la mort avec. Cette sagesse acquise permet de parvenir à plus de sérénité et d’échapper à tout ce qui nous trouble. Il est donc essentiel d’apprendre à aimer le monde tel qu’il est et de l’accepter comme il va. Les stoïciens nous invitent à nous réconcilier avec le monde, à accorder notre volonté avec les évènements de telle sorte que nul événement n’arrive contre notre gré afin que notre vie s’écoule sans troubles. Sur un autre plan, celui en l’occurrence du cosmopolitisme, les stoïciens proposent un amour universel car le sage est celui qui est sans passion. Sa tranquillité lui vaut de ne pas se mettre en colère même quand il subi un mal moral. En fait, le propre de l’homme est d’aimer même ceux qui tombent. Les hommes étant tous de la même race, quand il leur arrive de mal agir, ils le font par ignorance et malgré eux. Si tu subis un mal de la part d’un autre et « qu’il te vient à l’esprit qu’on ne ta pas nui car l’on n’a pas rendu ton âme pire qu’elle n’était auparavant, alors tu excuse sans difficulté »4 le fautif. Paul Ricœur inscrit sa réflexion sur le pardon dans l’optique du mal moral (la faute ou le péché en langage chrétien) qui seul doit faire l’objet de l’imputation. Il fait observer que la faute a un caractère universel et qu’elle fait partie de la logique élémentaire de l’expérience humaine. Or l’expérience du pardon n’est pas inscrite dans cette logique à titre de moment nécessaire. Comment le concevoir et même, comment le comprendre ? Le principe fondamental du pardon repose sur la faute, car sans elle, on ne saurait en parler. A partir de la faute, il est possible de faire une accusation et une imputation.

1 Platon, Timée, 86d. 2Platon, Gorgias, 469b. 3 Epictète, Dissertation, II 14,7 4 Jean Yves Lacoste, «Pardon », in Monique Canto Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 2004, p.1384.

Page 198: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

197

L’imputation consiste à assigner à sujet responsable une action susceptible d’appréciation morale. L’accusation caractérise l’action elle-même comme violation du code éthique dominant dans la communauté considéré1.

Ricœur part du présupposé qu’il existe un lien indestructible entre la faute et l’ipséité ; car la culpabilité « (ne) devrait atteindre son paroxysme (que) là où le sujet agit librement et peut donc se voir imputé une pleine responsabilité morale »2, car la liberté est avant tout pratique selon lui. Le pardon vient faire face à la faute non pas en ignorant l’action mauvaise ou en niant son existence. Au contraire, le pardon survient comme un acte exceptionnel, un au-delà de la faute par lequel il devient possible de délier l’agent de son acte et de lui permettre de se bonifier. Il ne s’agit pas de trouver des circonstances atténuantes à la faute en déniant au coupable une conduite responsable, encore moins d’invoquer une quelconque ignorance qui justifierait le manque de responsabilité comme le conçoit Platon. L’agent doit être une personne raisonnable pour se sentir responsable de son acte. Ainsi, tout mal commis accidentellement ne peut avoir la même portée qu’une action que l’on poserait avec une ferme intention de nuire. La responsabilité ne repose effectivement que sur la liberté et on pourrait spéculer en disant que le « sujet moral doit toujours veiller à être libre, donc à être maître de soi »3. Aussi, pourrait-on reprocher à quelqu’un d’avoir manqué à son devoir moral de rester maître de soi en perdant sa liberté, mais on ne saurait rigoureusement tenir cette personne responsable de son acte dans pareille circonstance ; même s’il est vrai que nous sommes souvent blessés aussi par des actions qui ont été posées, mais de façon involontairement, par des personnes. Dans ce sens, il faut séparer les manquements (pour lesquels les hommes ne se tiennent pas rigueur) des graves fautes ou offenses qui sont susceptibles d’être (ou non) pardonnés. 2.2- Le pardon : une porte pour l’avenir C’est un geste extraordinaire par lequel l’on remet la peine d’un coupable. Ce geste fait appel à une générosité sans mesure (charité en langage chrétien), brise la logique du mal, abolit la faute ; à travers ce geste, la victime dit au coupable qu’il vaut mieux que son acte. Pardonner, c’est faire le choix de la confiance qui est une manière de croire en l’autre, à sa capacité à s’améliorer, bref à sa perfectibilité. Ainsi, l’autre est comme « restaurer » dans sa liberté d’agir en homme libre. Paul Ricœur s’inspire de Hannah Arendt pour qui, la découverte du rôle du pardon dans le domaine des affaires humaines fut l’œuvre de Jésus de Nazareth4. La nécessité du pardon donné à autrui pour son acte qui aurait mérité vengeance, atteste l’amour que l’on doit, selon le nazaréen, donner aux ennemis. Cet amour des ennemis est une articulation complexe (car situé en amont), de la justice et de la miséricorde divine au sein de la doctrine du salut. L’amour des ennemis appartient en fait à la logique de la perfection chrétienne selon Saint Thomas d’Aquin qui faisait remarquer que l’amour des ennemis ne s’interprète pas dans les seuls termes de la charité comme telle, mais dans ceux de la perfection5. Il

1 Paul Ricoeur, le mal, op. cit. p. 22 2 Jean-Jacques Wunenburger, Questions d’éthique, Paris, PUF, 1993, p. 172. 3 Jean-Jacques Wunenburger, Op. cit., p. 174. 4 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann- Lévy, 1983 1958, p.238. 5 Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, IIa-IIae q. 108.

Page 199: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

198

pense que je dois au moins aimer mon ennemi dans la mesure où lui et moi, participant ensemble d’une même humanité, avons en commun la possibilité d’une même participation à la vie divine. On peut affirmer que le pardon, ainsi compris, participe de la grâce divine par laquelle, la toute-puissance miséricordieuse de Dieu, sa grande bonté change la condition peccamineuse de l’homme. Dans la Condition de l’homme moderne Arendt a relevé que la faute rend le passé irréversible et l’avenir imprévisible. Pour cette raison, la faculté de pardonner se lit en parallèle avec la faculté de promettre. La promesse offre une solution à l’imprédictibilité de l’action, ce qui signifie qu’elle fait face à la « chaotique incertitude de l’avenir et au flux temporel, puisque l’agent se voit, de nouveau, capable d’engager son action par rapport à autrui dans une continuité. Le pardon permet, quant à lui, de sauver le coupable d’une situation d’irréversibilité due à son action condamnable. Comme la promesse, il s’adresse aussi au fautif pour lui ouvrir un avenir. Cette auteure remarque que si « nous n’étions *pas+ pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d’agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever ; nous resterions à jamais victimes de ses conséquences »1. Cette exigence de pardonner (pour ouvrir les portes de l’avenir au coupable comme le postule Hannah Arendt) peut probablement se juxtaposer à la pensée de Hegel2. Celui-ci estimait que pour pardonner, il faut nécessairement un préalable qui est de savoir que les hommes n’agissent jamais vraiment sans risquer d’avoir à être pardonnés un jour. Les hommes doivent agir car seule l’action, qui comporte en elle le risque de l’offense, permet de ne pas en rester à une figure pauvre de l’humanité. La pensée de Arendt permet de comprendre en quoi le pardon est nécessaire pour que la vie ne soit pas incertaine mais surtout pour que l’avenir soit possible. Alors que la vengeance aurait confiné le processus de l’action à une réaction naturelle et automatique, le pardon vient instaurer un espace de nouveauté, lequel était devenu imprévisible après le mal commis. Le pardon ne réagit pas à l’action mauvaise, dans le sens où il n’est pas conditionné par elle. Il innove en déliant l’agent de sa faute. Ricœur se sert donc de l’analyse d’Hannah Arendt pour souligner la surabondance de cet acte de déliement par lequel l’on remédie à l’irréversibilité de la faute, et par lequel l’on est rendu à l’innovation de la grâce. Le pardon est un acte interindividuel qui ne doit engager que la victime et le coupable pour sa réalisation. Le pardon conduit-il nécessairement à la réconciliation ? Comment parvenir à la réconciliation dans une société où le mal s’est implanté et ramifié ?

3- Du pardon à la réconciliation : un paradoxe ? Aristote avait établi que l’homme est un animal politique qui ne peut vivre que dans la cité. Or, il se fait que très souvent, la vie communautaire est jalonnée de conflits et de désordres qui mettent à mal le vivre ensemble. La réconciliation est envisagée, la plupart du temps, comme une réponse aux conflits politiques et aux crises internes qui ont détérioré un pays et par lesquels la cohésion sociale a été détruite. Dans les moments de grandes perturbations socio-politiques et de dissensions politiques qui compromettent gravement la stabilité et l’unité d’un pays, la réconciliation est l'entreprise par laquelle passe la reconstruction. La réconciliation est donc un processus national de cicatrisation des

1 Hannah Arendt, op. cit., pp. 302-303. 2 Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1993.

Page 200: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

199

blessures et de réparation afin d’assurer la transition d’un passé divisé vers un avenir commun. Dans de nombreux pays, des commissions de justice, de vérité et de réconciliation ont été instituées dans le cadre de la justice transitionnelle qui est l’autre nom de la réconciliation nationale. Cette justice transitionnelle permet de conclure la paix et de maintenir la communauté. Pour ce faire, elle crée un carde qui favorise l’unité par l’exposé et la prise en compte des contradictions pour l’harmonie, ce qui à terme, reconstruit la cohésion sociale. La réconciliation dans ce sens, étant un projet politique qui veut la perpétuité de l’Etat, les institutions y jouent un rôle primordial. La réconciliation a pour racine le pardon. En effet, le pardon demandé, donné et reçu permet de rompre avec le cycle de la vengeance et des règlements de compte. Il permet surtout de faire face au caractère insurmontable du mal qui par sa monstruosité, ne peut être entièrement réglé et régit par le droit pénal. Les crimes imprescriptibles et les traitements inhumains et dégradants ne peuvent véritablement être surmontés que dans une dynamique que seul le pardon favorise. En effet, le pardon, en déliant le coupable de sa faute, permet également à la victime de surmonter sa peine et de rompre les chaines de la dette morale. Sinon, la justice pourra bien organiser un procès autour de ces anomies et condamner les coupables, elle ne saura pour autant, calmer la peine des victimes et apaiser leurs cœurs. Aussi le pardon est-il le tremplin par lequel la réconciliation s’opère et la stabilité s’acquiert. On peut, toutefois, relever certaines difficultés qui sont inhérentes aux processus de réconciliation. D’abord, dans quelle mesure la consolidation de la paix par la réconciliation peut- elle se concilier avec la justice ? Quels critères doivent prévaloir en matière de justice transitionnelle ? Est-il normal de privilégier la justice aux dépens de la conjoncture politique ou l’inverse ? Ces questions qui sont pour certaines des écueils des processus de réconciliation ne rentrent pas en ligne de compte de notre propos. Nous pensons plutôt que la question de la réconciliation rencontre un obstacle majeur dans le fait qu’elle découle du pardon. En effet, comment partir du pardon qui est bipolaire (ou plus précisément intersubjectif) à la réconciliation qui est communautaire ? Abordant la question du pardon, John Rawls pense par exemple que le pardon est un acte surérogatoire, simplement permis par la justice. Il relève cependant que s’« il est bon de poser de tels actes, ce n’est pas notre devoir ou notre obligation »1. Si nous considérons que ce n’est un devoir, pour personne, de pardonner, comment comprendre alors les processus de réconciliation ? La justice transitionnelle ne met-elle pas en scène une parodie du pardon ? Car, comment peut-on rendre compte d’un pardon sans réciprocité? Cela est-il simplement possible ? Vladimir Jankélévitch exposait en 1956, dans un essai, cette problématique du pardon sans réciprocité en vue de la réconciliation. Pour lui, le pardon ne peut intervenir que dans un rapport personnel avec quelqu’un : celui qui pardonne et celui qui est pardonné. Il mettait en lumière, à propos de la Shoah, qu’il « est d’autant moins question de pardonner que les criminels n’ont pas demandé pardon. Ils n’ont pas reconnu leur faute et n’ont manifesté aucun repentir »2. Au-delà du fait qu’il n’est pour personne un devoir de pardonner, Jankélévitch relève quelque chose de fondamental qui est que le pardon ne peut (ou ne doit) s’accorder sans que demande en soit faite. Il n’est pas question que la victime accorde son pardon à quelqu’un d’autre que son « bourreau ». Aussi ne peut

1John Rawls, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987, p. 171. 2 Vladimir Jankélévitch, L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986, p. 50.

Page 201: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

200

demander pardon que le coupable et personne d’autre. D’ailleurs, quand bien même la demande de pardon serait faite en bonne et due forme, l’on peut toujours refuser d’accorder son pardon. Or il se fait que dans le processus de la justice transitionnelle, la demande de pardon n’est pas souvent faite et quand elle se fait, on ne peut s’assurer du repentir (ou du moins le regret) des coupables ni même de leur bonne foi. Ne doit-on pas dans ces conditions se réserver d’accorder le pardon ? Une réponse positive ne serait pas déplacée. Cependant la prudence (au sens aristotélicien) est requise compte tenu de l’importance et surtout du rôle du pardon. Il y a une seconde difficulté à résoudre dans le cadre de la justice transitionnelle. Il s’agit de la demande de pardon au nom des autres et de la nation qui est le lot des hommes politiques et des chefs d’Etats ; demande qui s’effectue habituellement dans le cadre de la réconciliation. Quelle signification donner à l’acte d’un chef d’État demandant pardon à une communauté ? Peut-on pardonner collectivement ? Le pardon n’est-il pas éminemment personnel, loin de toute récupération politique, voire électorale ? Ces interrogations montrent que le pardon rencontre dans l’Etat une difficulté importante. En effet, seules des personnes pardonnent à des personnes, non des tribunaux. La faute s’avère impardonnable du point de vue du droit. Jankélévitch pense qu’aucune institution, aucune instance supra personnelle ne doit décider du pardon à la place des individus. Il va sans dire que le pardon dévoile les limites de la politique et de la justice. Ne serait-ce pas la raison pour laquelle Spinoza recommandait en son temps de recourir à la justice pour tout litige ? Il disait que lorsque le Christ conseilla la non résistance à la violence,

il dit cela à des opprimés qui vivaient dans une république corrompue ; et « dans une bonne république où l’on défend la justice, chacun est tenu s’il veut se comporter justement de porter les offenses reçues devant le juge, non par vengeance mais avec l’intention de défendre la justice et les lois de la patrie 1.

En effet, Le droit ne connait pas le pardon et celui qui en appelle au droit se détache simplement de tout désir de vengeance. Aussi, le pardon ne doit-il pas être institutionnalisé, car il conduirait à l’impunité et cette dernière entrainerait non seulement le dysfonctionnement des institutions, mais à terme, la dégradation de l’Etat par le retour à l’anarchie. Si l’on considère la logique qui inspire Jankélévitch, on peut supposer que lorsque le pardon se donne sans demande ou sans repentance, il devient facile de le confondre avec l’excuse ou le regret. Le pardon est un acte dont l’éclat, la portée et la teneur ne peuvent et ne doivent avoir avec la perversité du discours politique et même juridique. L’espace politique est marqué par la domination et l’inégalité alors que le pardon est une rencontre entre égaux et se manifeste de prochain à prochain. Or, il se fait que le politique est très souvent l’initiateur des processus de la justice transitionnelle. N’est-ce pas là un autre paradoxe ? Pour comprendre cette difficulté et la résoudre ou, du moins, l’assumer nous prenons appui sur l’approche de Ricœur.

4- La réconciliation au service de la paix : l’apport de Ricœur Le pardon dans le cadre d’une justice transitionnelle apparait comme une chance de réparer les déchirures du tissu social selon Paul Ricœur. Il est une chance car, il libère du cycle des 1 Spinoza, Traité théologico-politique, VII, §3.

Page 202: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

201

violences, des règlements de compte et surtout de l’incertitude de l’avenir que le mal instaure. Comme Mohandas Gandhi qui avait résolument fait le choix de la non-violence contre ses adversaires et même ses ennemis ou comme Martin Luther King qui invitait ses compatriotes à aimer leurs ennemis pour briser les chaînes de la haine, tout comme Nelson Mandela qui demandait d’accorder le pardon pour aller à la réconciliation afin d’arrêter le cycle de la violence, au nom de l’amour, Ricœur postule le pardon pour les ennemis. Il pense que la faute est une dette infinie et que c’est seulement avec le pardon, qui s’inscrit et s’origine dans l’amour, que la violence du mal (provoquée par la faute) est détruite et anéantie. Pour Ricœur, s’il est important de prendre en considération le fait que le pardon doit être conditionné par la demande et le repentir il ne faut pas perdre de vue l’inconditionnalité du pardon ; il est donc normal de tenir compte de l’aveu, de la repentance et de la réparation. Cependant, le pardon ne se réduit pas à un échange d’ordre utilitaire ou marchand. Inscrire le pardon dans un système d’échange (donner, recevoir) le dénature plus encore que l’offrir sans aveu. Pour cette raison, il exhorte à ne pas limiter le sujet moral à son acte car,

la capacité d’engagement du sujet moral n’est pas épuisée par ses inscriptions diverses dans le cours du monde. [Le pardon est alors concédé comme] un acte de foi, un crédit adressé aux ressources de régénération du soi1.

Gaëlle Fiasse, analysant cette proposition de Ricœur dit qu’

ily a le pardon, au-delà de l’aveu, de la repentance, même si l’aveu et la repentance l’y invitent également. *Il s’agit en quelque sorte+ de garder l’attente du repentir *qui+ témoigne de notre foi en la dignité humaine du coupable2.

On peut donc dire qu’il est question, dans la pensée ricœurienne, d’une éthique de la charité que la sollicitude institue. On peut faire un parallèle avec la règle d’or dans laquelle la réciprocité n’est pas le point de départ car, agir vis-à-vis de l’autre ne nous garantit pas qu’il nous traitera de manière semblable ; ce qui enlève à la pratique sa réciprocité. En nous y conformant, nous nous mettons de manière virtuelle à la place de l’autre, ce qui crée un espace d’espoir que la réciprocité peut s’établir. Sans cet espoir, le pardon n’aurait aucun sens et la vie elle-même seraient marquée de souvenirs traumatisants. C’est pour cette raison qu’il faut « distinguer philosophiquement un pardon intérieur, où la bienveillance prend le pas sur le sentiment de colère ou de vengeance, et ensuite un pardon extérieur, lorsqu’il est exprimé à la personne qui le demande et peut le recevoir »3. Il faut prendre garde d’institutionnaliser, par contre, le pardon sur le présupposé qu’il ouvre un espace d’avenir, car il conduirait à de l’impunité. La faute est impardonnable du point de vue du droit. L’infraction des règles, quelle qu’elle soit doit conduit à une punition. Or le pardon consiste à ne pas punir, ce qui l’exclut nécessairement du cadre institutionnel4. La

1 Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 638.

2 Gabrielle Fiasse, « Paul Ricoeur et le pardon, comme au-delà de l’action »,

http://id.erudit.org/iderudit/01679ar, DOI : 107202/016790ar, consulté le 12 février 2014. 3 Gabrielle Fiasse, op. cit.,

4 Paul Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 608.

Page 203: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

202

réconciliation dans le cadre de la justice transitionnelle est possible mais elle doit néanmoins s’exprimer d’une manière autre que ne le fait le droit et les institutions. Elle est indispensable pour la paix sociale et surtout publique, mais il faut l’entrevoir comme une exception du droit, d’une portée véritablement significative pour la communauté nationale et éviter de l’assimiler à l’amnistie qui est un acte politique destiné à effacer la mémoire. La réconciliation est pour les citoyens l’occasion d’exorciser la gangrène du mal tout en ayant identifié les responsables. Elle permet par là d’assouvir le besoin de reconnaissance des victimes en mettant des mots sur le mal subi et supporté et en soulignant leur volonté et leur effort pour le pardon en vue de la paix publique. En décidant de façon unanime de ne pas recourir aux sanctions pour la cohésion et la paix, les citoyens par la réconciliation, décident également de construire un avenir commun qui devient possible parce que les coupables sont pardonnés et les victimes soulagés. La réconciliation met l’accent sur la valeur inestimable de tout un chacun et même le respect dû au coupable car il vaut mieux que son forfait. La problématique du mal est si dense et si complexe que l’approche épistémologique ne saurait soulager les souffrances qui accablent nombre de personnes surtout quand c’est le fruit d’une volonté délibérée de nuire. C’est pourquoi aborder le mal par l’approche éthique permet d’entrevoir ce que l’on doit faire pour le endiguer et/ ou l’enrayer. De toutes les solutions, le pardon est, de loin la meilleure car il permet d’aller de l’avant en remettant la dette morale que le mal subi aurait exigée. Notre recherche nous a permis de voir que si le pardon est nécessaire, il ne peut s’exprimer et s’éclore véritablement qu’entre deux personnes, l’une qui le demande et l’autre qui l’accorde. Mais il se fait qu’il arrive des moments où la cohésion et la paix sont menacées car le tissu social est abimé par le mal. Que faire dans ces conditions sachant que les cadres juridique et politique ne sont pas appropriés pour traiter du pardon. Pour faire face à ces situations complexes, le politique recourt habituellement à la justice transitionnelle qui est un processus de réconciliation. Tout bien considéré, la réconciliation qui procède souvent par une demande de pardon collectif pose une difficulté sérieuse à l’institution politique car elle en est la limite. Nous nous sommes appuyé sur Paul Ricœur qui propose de penser la justice transitionnelle comme une nécessité pour la paix et un besoin de reconnaissance des victimes. C’est par ce truchement que le politique peut s’autoriser à envahir la sphère privée du pardon sans pour autant s’insérer dans une impasse. Bibliographie 1-Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann- Lévy, 1983 1958, p.238. 2-Aurèle Marc,Pensée, Paris, Garnier-Flammarion, 1964. D3-ixsaut Monique, « Platon et la question du mal » in Cahiers d’Etudes lévinassiennes, n°8 - 2009, Paris, Institut d’Eudes Lévinassiennes. 4-Fiasse Gabrielle, « Paul Ricœur et le pardon, comme au-delà de l’action », sur le site : http://id.erudit.org/iderudit/01679ar, DOI : 107202/016790ar, consulté le 12 février 2014. 5-Hegel, Phénoménologie de l’esprit, Paris, Gallimard, 1993. 6-Jankélévitch Vladimir, L’imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986.

Page 204: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

203

7-Platon, Gorgias, Paris, Ellipses, 2011. -Timée, Paris, Garnier- Flammarion, 1999. -Théétète, Paris, Garnier- Flammarion, 1999.

8-Rawls John, Théorie de la justice, Paris, Seuil, 1987. 9-Ricœur Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. -Le mal : un défi à la philosophie et la théologie, Paris, Labor et Fides, 2006. Spinoza, Traité théologico-politique, Paris, Garnier-Flammarion, 1997. Thomas d’Aquin (Saint), Somme théologique, Paris, Cerf, 1986. Wunenburger Jean-Jacques, Questions d’éthique, Paris, PUF, 1993, p. 172.

Page 205: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

204

Page 206: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

205

Mémoire et réconciliation post-conflictuelles en Afrique : apport de Ricœur

Par Bilakani TONYEME1

Depuis les indépendances et les tentatives de constructions des États en Afrique sur le

modèle des États occidentaux, ce que Badie (1992) appelle l’État importé, les conflits n’ont pas cessé de naître. Si au début des indépendances, on craignait beaucoup plus la naissance

des conflits interétatiques, ces dernières années, avec les débuts de démocratisation de la

vie politique dans les pays africains, on a vu la résurgence des conflits intra-étatiques. Ces

conflits politico-identitaires qui opposent des groupes d’intérêt ont participé dans nombre de pays aux déchirures sociales, à la dislocation du lien social, compromettant très

dangereusement le vivre-ensemble. Ainsi a-t-on assisté ici et là à des guerres politico-

identitaires (Rwanda, Ouganda, Côte d’Ivoire, Nigéria, RDC…). Mais partout dans ces pays,

des citoyens ou des groupes socio-politiques prennent aussi progressivement conscience

qu’il n’est ni dans l’intérêt des États, ni dans celui des citoyens de continuer à vivre indéfiniment dans une atmosphère de tension permanente et de guerre. Il faut donc

œuvrer, avec l’aide des instances internationales à la fin de ces conflits. Seulement l’on ne sort pas d’un état de conflit pour se remettre à vivre ensemble du jour au lendemain en harmonie comme si rien ne s’était passé. Après les conflits, demeurent des rancœurs, des blessures béantes, des distances qui se sont creusées, des méfiances qui se sont

développées entre des individus qui vivaient ensemble. Débute alors une phase décisive

dans la reconstruction du lien social en vue de restaurer le vivre ensemble harmonieux : le

travail de la réconciliation. Celle-ci qui ne peut en réalité être que le terme d’une démarche en plusieurs étapes, dont entre autres le travail de mémoire, de reconnaissance, de pardon,

d’ « oubli ». Ces différentes phases ne vont pas de soi, car pour peu que l’on les aborde de manière inappropriée, c’est tout le travail de réconciliation qui est mis en cause. Les semblants de mémoire (des mémoires biaisées), des refus de reconnaissance, des pardons

du bout des lèvres, des oublis amnésiques (injonction d’effacer les faits de toute mémoire) peuvent être un sérieux handicap à la réconciliation. Á la base de toutes ces étapes se trouve

la mémoire qui est centrale dans la réconciliation. Comment alors faire pour que la mémoire

fonctionne non comme un poison, mais comme un remède à une réconciliation post-

conflictuelle dans les États africains ? La théorie de Paul sur la mémoire et la réconciliation

pourra servir de référence théorique pour les États post-conflictuels en vue d’une réconciliation véritable.

1 Bilakani TONYEME est docteur en philosophie politique. Il est enseignant-chercheur à l’université de Lomé

Page 207: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

206

1. Mémoire et réconciliation : du devoir de mémoire ?

1. 1. Une mémoire juste au service de la réconciliation

La réconciliation c’est le rétablissement des liens du vivre ensemble qui ont été rompus par un conflit passé. Cette rupture est maintenue par la haine, le ressentiment, voire par une

souffrance enfouie qui n’arrive pas à s’extérioriser. Quelles sont les actions qui permettent de guérir les blessures, de réparer les pertes, de reconstituer sur son propre fonds les formes

brisées, de reconstruire les liens sociaux brisés par un conflit ? La réconciliation, selon

Ricœur, est fonction de la mémoire. Celle-ci est une sorte de fichier mental qui sert pour

l’avenir. Elle est donc, comme dans la perspective bergsonienne, sélection et rappelle du

passé dans le présent. Mais dans le cas des situations post-conflictuelles, ce n’est pas n’importe quel souvenir qui fait l’objet du travail de la mémoire : il s’agit des souvenirs des douleurs passées qui sont forcément porteuses de peurs, de traumatismes, de rancœurs, de méfiances et même de rejet de l’autre, celui-là qui n’avait pas perçu la commune humanité en moi et dont rien ne me garantit que cette fois-ci il respectera l’humanité en moi. Mais si la réconciliation n’a de sens qu’avec lui (on ne se réconcilie pas avec son ami) et qu’elle n’est possible que lorsqu’on pourra évacuer les peurs, « oublier » les traumatismes à nous causés

par lui, faire disparaître définitivement les rancœurs et les méfiances, alors il faudrait que la mémoire fonctionne à cet effet. Or on ne se souvient que de ce passé douloureux. Alors

comment faire pour que la mémoire et le souvenir fonctionnent comme un remède et non

comme un poison ? (Ricœur, 2000 : 175).

Une mémoire qui fonctionne comme un remède doit être une mémoire juste. Mais

comment parvenir à une mémoire juste ? Il faut prendre conscience du rôle des différents

acteurs dans l’établissement d’une mémoire qui puisse permettre la réconciliation. L’établissement de la mémoire fait intervenir trois acteurs principaux selon :

- L’historien qui cherche à comprendre sans inculper. Son rôle est de rétablir les faits, de

ressusciter le passé : « Le statut de la mémoire dans une histoire de l’histoire est inséparable d’une réflexion sur le couple passé/présent qui relève d’une rubrique distincte » (Ricœur, 2000 : 503).

- Le juge qui, se plaçant dans une perspective pénal, condamne et punit. Il est chargé de

situer les responsabilités. Il ne dit pas simplement qui a fait quoi, mais il se prononce sur le

statut social (conformément aux règles sociales du vivre ensemble) de ce que chaque acteur

a fait. Il décide des peines qu’il doit en courir ou des récompenses qu’il mérite. L’historien ne peut pas être entièrement d’accord avec le juge du simple fait que la justice repose sur la

culpabilité individuelle alors que l’historien s’interroge aussi sur les forces anonymes qui sont à l’origine des événements. Ainsi, l’historien cherche à comprendre en n’épargnant aucune cause proche ou lointaine alors que le juge cherche à situer les responsabilités.

Les deux sont par essence des tiers dans une situation où ils cherchent à éclairer les

protagonistes. Ils ne peuvent parvenir à cette fin que s’ils sont dans une certaine mesure

Page 208: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

207

impartiaux : « Les rôles respectifs de l’historien et du juge, désignés par leur intention de

vérité et de justice, les invitent à occuper la position du tiers au regard des places occupées

dans l’espace public par les protagonistes de l’action sociale. Or un vœu d’impartialité est attaché à cette position du tiers » (Ricœur, 2000 : 413). C’est l’une des conditions essentielles d’une mémoire juste et d’un pas décisif vers la réconciliation. Mais la question fondamentale est de savoir « Comment et jusqu’à quel point l’historien et le juge satisfont-

ils à cette règle d’impartialité inscrite dans leurs déontologies professionnelles respectives ? » (Ricœur, 2000 : 415).

- Le citoyen qui doit militer contre l’oubli par fidélité envers ceux qui l’ont précédé. C’est lui qui est concerné par la mémoire. Sa mémoire est beaucoup plus interprétative. Certes, le

travail de l’historien et du juge donne des repères au citoyen pour qu’il se construise sa mémoire du passé, mais en réalité, ce travail lui permet simplement d’interpréter et de construire sa mémoire qui n’est pas forcément celle de l’historien ni celle du juge. Mais ce devoir de mémoire du citoyen et cette posture interprétative du citoyen n’est pas sans risque car, le citoyen se trouve dans « une situation voisine de celle du Contrat social selon

Rousseau et de celle qui est caractérisé par le voile d’ignorance par John Rawls dans Théorie

de la justice » (Ricœur, 2000 : 414).

C’est pourquoi d’ailleurs se méfie du devoir de mémoire: « De quelle façon les vicissitudes

de la mémoire exercée sont-elles susceptibles d’affecter l’ambition véritative de la mémoire ? Disons-le en un mot, l’exercice de la mémoire, c’est son usage, or l’us comporte la possibilité de l’abus. Entre us et abus se glisse le spectre de la mauvaise mimétique. C’est par le biais de l’abus que la visée véritative de la mémoire est massivement menacée. »

(Ricœur, 2000 : 68). L’injonction à se souvenir risque donc d’abord de court-circuiter le

travail critique de l’historien qu’il appelle la vérité véritative car, l’on peut interpréter le travail de l’historien comme on veut, suivant un intérêt que l’on veut servir. Cela pourrait entraîner une mémoire manipulée fréquemment constatée dans des États despotiques où la

mémoire de l’historien est utilisée au service d’une cause politique, le juge étant partie prenante pour cette cause : « Des dérives qui en résultent, nous connaissons quelques

symptômes inquiétants : trop de mémoire dans telle région du monde, donc abus de

mémoire ; pas assez de mémoire, ailleurs, donc abus d’oubli. Eh bien, c’est dans la problématique de l’identité qu’il faut maintenant chercher la cause de la fragilité de la mémoire ainsi manipulée » (Ricœur, 2000 : 98). Cette manipulation de la mémoire peut se

traduire par :

- La focalisation de l’attention de tout un peuple sur un drame par des discours et des

manifestations répétées et insistantes au détriment d’autres drames antérieurs, postérieurs ou associés mais qui ne peuvent pas servir les intérêts envisagés. En général on peut

remarquer que quand on se focalise sur un drame on en oublie un autre.

- Le renfermement de telle mémoire particulière sur telle communauté, le risque de

l’attacher à son malheur, de la figer dans le rôle de victime rendant souvent aveugle aux

Page 209: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

208

malheurs des autres. C’est l’exemple du rapport d’Israël et de la Palestine.

Or une mémoire inscrite dans une perspective réconciliatrice a pour but de faire passer le

passé. Ainsi le travail de l’historien et du juge devrait permettre au citoyen de parvenir à faire passer le passé au lieu de s’y focaliser. Ainsi, une mémoire qui n’arrive pas à faire

passer le passé entre dans un processus destructeur : « C’est à ce niveau et de ce point de vue qu’on peut parler de mémoire blessée, voire malade » (Ricœur, 2000 : 83). On se trouve

dans la situation analysée par Freud de l’impossibilité de faire le deuil: de trancher les liens

aux objets perdus pour vivre normalement. Freud (1913) nous apprend que dans la

mélancolie, on reste attaché au moi souffrant, dévalorisé par l’absence. Une compulsion de

répétition empêche le présent de se réconcilier avec le passé : « Le point de départ de la

réflexion de Freud se trouve dans l’identification de l’obstacle rencontré par le travail d’interprétation sur la voie du rappel des souvenirs traumatiques. Cet obstacle, attribué aux

résistances du refoulement est désigné du terme de « compulsion de répétition ». Le patient

ne reproduit pas *le fait oublié+ sous forme de souvenir mais sous forme d’action : il le

répète sans évidemment savoir qu’il le répète » (Ricœur, 2000 : 84). Il arrive qu’une société

soit dans un tel état de choc qu’elle enfouit au fond d’elle-même les événements douloureux

que sa conscience ne parvient pas à maîtriser. C’est l’exemple de la Shoa. Il a fallu du temps pour qu’on reconnaisse la Shoah. Ceux qui revenaient des camps de concentration et

d’extermination ne pouvaient énoncer l’horrible.

On peut postuler trois règles en vue d’une mémoire juste participant à une véritable réconciliation :

- La règle de la justice : elle doit consister dans l’établissement de la mémoire, à accorder à chacun ce qui lui est dû. Le devoir de mémoire doit rendre à l’autre ce qui lui est dû. Cela suppose ainsi qu’il faut établir et attribuer à chacun ce qu’il a fait ou ce qu’il n’a pas fait. Il ne

s’agit pas de se replier sur soi comme dans le cas de la mémoire figée de l’exilé nostalgique qui n’arrive plus à se sortir de l’état perdu.

- La règle de la dette et de l’héritage. Il existe une mémoire vivante qui nous rend proches

des générations qui nous ont précédés. Nous sommes débiteurs des valeurs transmises c’est pour cela qu’Arendt a dit que l’école est conservatrice, nos parents doivent nous transmettre les biens et les maux qui les ont fait vivre. Le lien de filiation implique la dette

qui se révèle parfois être un héritage de culpabilité. Pour une mémoire juste, les générations

présentes n’ont donc pas le droit d’oublier ou d’évacuer cette mémoire du passé à laquelle elles sont redevables. En tout cas il appartient à chaque nouvelle génération de faire le tri,

de faire l’inventaire de ce qui a été reçu en fonction de ses choix de vie.

- La règle de la lutte contre le danger d’une survictimation surtout si cela concerne notre ego. Si on reste dans le langage de la plainte on se trouve vite dans la situation d’une concurrence des victimes. Or la mémoire blessée, passionnelle manque de mesure de

justice. C’est pourquoi il faut une certaine distanciation vis-à-vis des victimes. Et c’est le

Page 210: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

209

travail de l’historien de rétablir les faits en essayant de se soustraire dans la mesure du

possible du sentiment collectif et reçu d’une culpabilité ou d’une victimisation d’un groupe. Certes, l’historien dans cette opération d’objectivité court le risque de la critique et même de la vindicte populaire pour oser aller contre la croyance populaire. Mais il y a-t-il une autre

voie pour rétablir une mémoire juste ? C’est pour tenir compte de ce danger de survictimisation et de culpabilité hâtive que par exemple en France les archives ne sont pas

immédiatement mises à la disposition des gens : on respecte un délai variant entre 30 et 60

ans selon le type d’évènement ou de document, cela pouvant aller même à 150 ans après l’évènement. Après ce temps de latence, le passé qui arrive dans le présent est un passé différé, aseptisé. Si la mémoire reste dans la plainte sans s’approprier le passé pour se projeter dans le présent, si on se replie sur soi dans une victimisation éternelle, il n’est pas possible que la mémoire mène vers la réconciliation avec le passé, avec soi-même et avec les

autres.

1. 2. Des abus de mémoire aux réconciliations forcées

Dans son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli, (2000) pose la question suivante : de quoi se

souvient-on quand on se souvient ? Cette question n’est que sa part de débat sur la problématique du rapport entre réalité et fiction concernant la mémoire. Selon lui, la

mémoire prétend être fidèle au passé, alors qu’elle relève de l’ordre de l’affection et du sensible. Quand on se souvient, nous dit-il, se souvient-on de cette impression sensible ou

de l’objet réel dont elle procède ? « La question embarrassante est la suivante : le souvenir

est-il une sorte d’image, et, si oui, laquelle ? » (Ricœur, 2000 : 53). À la suite de Platon et

d’Aristote, distingue deux types de mémoire, la mnémé et l’anamésis. La mnémé désigne

cette mémoire sensible, qui nous affecte, sans qu’il y ait intervention d’une volonté, alors

que l’anamésis renvoie à ce que l’auteur appelle le rappel, et qu’il entend comme une mémoire exercée, une recherche active et volontaire, dirigée contre l’oubli. En effet, en ce sens, une des principales fonctions de la mémoire consiste à lutter contre l’oubli, et de là, l’idée de devoir de mémoire qui renvoie, en fait, à celle d’un devoir de ne pas oublier :

« Ainsi, une bonne part de la recherche du passé est-elle placée à l’enseigne de la tâche de ne pas oublier » (Ricœur, 2000 : 37).

La principale différence entre la mémoire et l’imagination, alors que l’une et l’autre relève de la problématique de la présence de quelque chose d’absent, est que la mémoire est le garant du caractère passé de ce dont elle déclare se souvenir : « À la mémoire est attachée

une ambition, une prétention, celle d’être fidèle au passé *…+. Pour le dire brutalement, nous n’avons pas mieux que la mémoire pour signifier que quelque chose a eu lieu, s’est passé avant que nous déclarions nous en souvenir » (Ricœur, 2000 : 26). La mémoire est forcément

mémoire de quelque chose qui n’est plus, mais ayant été, elle fait donc référence à un réel antérieur. Mais la mise en image du souvenir premier suppose une reconstruction, ce qui

pose la question de la fiabilité de la mémoire, et avec elle, celle de sa vulnérabilité

structurelle. En effet, c’est cette vulnérabilité, issue du rapport entre l’absence de la chose souvenue et sa présence sur le mode de la représentation, qui fait que la mémoire est

Page 211: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

210

sujette à de multiples formes d’abus.

distingue trois types d’abus : la mémoire empêchée, la mémoire manipulée, et la mémoire obligée (Ricœur, 2000 : 82). En s’appuyant sur les apports des théories psychanalytiques, il entend par mémoire empêchée la difficulté de se souvenir d’un traumatisme. Dans l’idéal, un tel souvenir nécessite le recours à un travail de mémoire, qui passe par un travail de

deuil, afin de pouvoir renoncer à l’objet perdu et de pouvoir tendre vers une mémoire apaisée, et vers une réconciliation avec le passé. En effet, le souvenir traumatique, que peut

constituer par exemple, à l’échelle de la mémoire collective, la « blessure de l’amour propre national » (Ricœur, 2000 : 96), s’il ne fait pas l’objet d’un travail de remémoration, impliquant un réel travail de deuil et de recul critique, s’expose au danger de ce que le psychanalyste Freud appelle la « compulsion de répétition » (Ricœur, 2000 : 96). « … Il est demandé quelque chose au patient : cessant de gémir ou de se cacher à lui-même son

véritable état, il lui faut trouver le courage de fixer son attention sur ses manifestations

morbides, de ne plus considérer sa maladie comme quelque chose de méprisable, mais la

regarder comme un adversaire digne d’estime, comme une partie de lui-même dont la

présence est bien motivée et où il conviendra de puiser de précieuses données pour sa vie

ultérieure. Sinon pas de réconciliation du malade avec le refoulé ». Ce processus freudien de

la guérison est appelé par lui un travail de guérison. Et c’est « en rapport avec cette notion

de travail, énoncer sous sa forme verbal *travailler+, qu’il devient possible de parler du souvenir lui-même : travail de remémoration contre compulsion de répétition » (Ricœur, 2000 : 85).Seul un travail de deuil et de recul critique, fondé sur l’effort de remémoration,

permet à une société de tendre vers une réconciliation apaisée avec son passé. Il faut noter

que pour Ricœur, le trop de mémoire relève aussi de la mémoire empêchée car, le trop de mémoire, la mémoire répétitive conduit à annihiler ou à déformer l’histoire, le souvenir : « le

trop de mémoire rappelle particulièrement la compulsion de répétition » (Ricœur, 2000 :

96).

Dans le cas de la mémoire manipulée, l’auteur fait référence aux manipulations idéologiques de la mémoire. En effet, les détenteurs du pouvoir mobilisent la mémoire à des fins

idéologiques « au service de la quête, de la reconquête ou de la revendication d’identité » (Ricœur, 2000 : 96). Ce type de phénomènes idéologiques vise à légitimer l’autorité du pouvoir en place, à la faire apparaître comme un « pouvoir légitime de se faire obéir »

(Ricœur, 2000 : 101). L’auteur pose le caractère narratif du récit comme principal agent de l’idéologisation de la mémoire. Le récit, par définition, est sélection et mise en cohérence. C’est donc de la narrativité du récit que relève les stratégies d’oubli et de remémoration. « C’est la fonction sélective du récit qui offre à la manipulation l’occasion et les moyens d’une stratégie rusée qui consiste d’emblée en une stratégie de l’oubli autant que de la

remémoration » (Ricœur, 2000 : 103). L’histoire officielle devient donc une mémoire imposée, au sens où c’est elle qui est enseignée : « La mémoire imposée est armée par une

histoire elle-même autorisée, l’histoire officielle, l’histoire apprise et célébrée

Page 212: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

211

publiquement » (Ricœur, 2000 : 104). Todorov (1995 : 50) dans ses travaux sur les abus de la

mémoire précise que tout travail sur le passé est un travail de sélection et de combinaison

réfléchie des évènements les uns avec les autres, c’est un travail qui est nécessairement

orienté, non vers une recherche de vérité objective, mais vers une recherche du bien (selon

le contexte, il peut s’agir de la recherche d’une certaine paix sociale, de légitimation de pouvoir en place etc.) : « Le travail de l’historien ne consiste jamais seulement à établir des

faits mais aussi à choisir certains d’entre eux comme étant plus saillants et plus significatifs que d’autres, à les mettre ensuite en relation entre eux ; or ce travail de sélection et de

combinaison est nécessairement orienté par la recherche, non de la vérité, mais du bien ».

(2000 : 103) va dans le même sens : « L’idéologie opère comme discours justificatif du pouvoir, de la domination… La domination, on l’a compris, ne se limite pas à la contrainte physique. Même le tyran a besoin d’un rhéteur, d’un sophiste pour donner un relais de parole à son entreprise de séduction et d’intimidation. Le récit imposé *l’histoire imposée+ devient ainsi l’instrument privilégié de cette double opération » (Ricœur, 2000 : 104). Cette

mémoire manipulée est renforcée par des célébrations « convenues », elles aussi autorisées,

officielles en vue de servir la mémoire voulue : « À la mémorisation forcée s’ajoutent les commémorations convenues » (Ricœur, 2000 : 104). Todorov dresse un réquisitoire très

sévère contre cette frénésie contemporaine des commémorations, avec leur cortège de rites

et de récits mythologiques que constitue la mainmise sur la mémoire par des régimes

totalitaires ou des régimes en quêtes de gloire et de reconnaissance nationale ou

internationale. Il met en garde contre ce qu’il appelle un « éloge inconditionnel de la

mémoire », car « les enjeux de la mémoire sont trop grands pour être laissés à

l’enthousiasme ou à la colère » (Todorov, 1995 : 13-14). Ce penseur révèle aussi que la

manipulation de la mémoire a souvent tendance à user des stratégies de victimisation, dans

la mesure où revendiquer la position de victime place le reste du monde en position de

redevable, et de là, la victime apparaît légitime de se plaindre, de protester, de réclamer et

même de s’accaparer des biens et du pouvoir : « Avoir été victime vous donne le droit de

vous plaindre, de protester, de réclamer » (Todorov, 1995 : 56) et « cette posture engendre

un privilège exorbitant qui met le reste du monde en position de débiteur de créances »

(Ricœur, 2000 : 104). En ce sens, la manipulation du souvenir traumatique permet de

revendiquer une attente sur le futur, car la mémoire du passé traumatique oriente le projet

assigné au futur.

Avec la mémoire obligée, l’auteur entend traiter de la question de devoir de mémoire. Il

prend soin de préciser que le devoir de mémoire n’est pas comme tel un abus, c’est un vrai devoir qui consiste à rendre justice aux victimes et à la cause (qui fait que les victimes sont

des victimes), et à identifier les victimes et l’agresseur. « L’injonction *devoir de mémoire ou mémoire obligée] ne prend sens que par rapport à la difficulté ressentie par la communauté

nationale, ou par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de ces

évènements d’une manière apaisée » (Ricœur, 2000 : 105). Et c’est sur l’authenticité de ce devoir légitime que se greffe la possibilité des abus. C’est en effet, aux vues des conditions

Page 213: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

212

historiques et du contexte dans lequel ce devoir de mémoire est requis, que l’on est à même d’en saisir l’enjeu moral, la signification et la vision du futur dont il est porteur. L’idée de devoir de mémoire fait nécessairement intervenir la notion de dette, dans la mesure où il

place les contemporains dans la position de redevables à l’égard de ceux qui les ont précédés. suppose ensuite qu’il y ait une constitution distincte mais mutuelle de la mémoire collective et de la mémoire individuelle, et il émet notamment l’hypothèse d’une triple attribution de la mémoire, à soi, aux proches et aux autres.

En somme, ce n’est pas toute forme mémoire qui peut conduire à la réconciliation, selon Ricœur. La mémoire qui permet la réconciliation, c’est la mémoire juste, qui n’abuse pas du citoyen, le menant à pas forcés ou rusés à une réconciliation à laquelle lui-même n’adhère pas.

2. La réconciliation entre devoir de mémoire, oubli et pardon

2. 1. Mémoire et oubli : la question du pardon

L’analyse de l’épistémologie de la connaissance historique fait apparaître les problèmes issus

des rapports entre connaissance, pratique de l’histoire et expérience vive. présuppose qu’il y a un rapport de concurrence et de confrontation entre l’intention de vérité de l’histoire et la prétention de fidélité de la mémoire. Le travail de distanciation, selon des méthodes propres

aux historiens, permet à la connaissance historique de s’autonomiser et de prendre ses distances par rapport à l’expérience de la mémoire vive. La matière de l’historien est constituée, pour une large part, par les archives, elles‐mêmes issues du témoignage des hommes du passé. Ce qui renvoie encore une fois, à la question de la fiabilité du

témoignage, car celui‐ci comprend les composantes narrative et rhétorique, il répond en effet à l’exigence de la cohérence et à celle de convaincre son interlocuteur. L’historien doit donc passer par une nécessaire confrontation entre les différents témoignages, afin d’être en mesure d’établir un récit probable, et plausible des événements. Le recours au témoignage est pleinement justifié, dans la mesure où l’objet de l’histoire, ce n’est pas le passé, ce n’est pas le temps, mais ce sont « les hommes dans le temps » (Ricœur, 2000 :

214). prend le soin de préciser la différence qui existe entre le fait historique et l’événement

réel remémoré, différence qui peut, notamment, occasionner des conflits entre la mémoire

des survivants et l’histoire écrite.

Le fait historique est construit par le travail qui le dégage d’une série documentaire. L’histoire affirme que tel fait a eu lieu, « tel qu’on le dit ? C’est là toute la question » (Ricœur, 2000 : 228). L’historien ne peut rien affirmer sans preuve, or, pour qu’un document puisse faire office de preuve, il faut que celui qui le consulte lui pose une question, et la

question posée est nécessairement sous-tendue par un projet d’explication. L’interprétation, et ses écueils, sont donc présents à tous les niveaux de l’opération historiographiques (à savoir : niveau documentaire, niveau explicatif, niveau de la représentation narrative du

passé) (Ricœur, 2000 : 235). L’interprétation apparaît ainsi comme une composante

Page 214: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

213

structurelle de l’intention de vérité de toutes les opérations historiographiques. Cependant, l’historien a la prétention de « représenter en vérité le passé » (Ricœur, 2000 : 295), et, en

ce sens, l’histoire apparaît comme le « prolongement critique » (Ricœur, 2000 : 296) de

l’ambition de fidélité au passé de la mémoire, l’histoire se veut « l’héritière savante de la mémoire » (Ricœur, 2000 : 304). Or remet en cause la capacité du discours historique à

représenter en vérité le passé, ce qui renvoie directement à la dialectique de la mise en

récit, supposant une double composante narrative et rhétorique. Avant d’être l’objet de la connaissance historique, un événement est d’abord objet de récit (archive), d’où le retour de l’aporie rencontrée sur la question de la mémoire, à savoir celle du débat entre réalité et fiction. Quelle différence y a‐t-il entre histoire (history) et fiction (story), si l’une et l’autre raconte, c’est-à-dire, mettent en récit ? Il s’agit de ce que l’auteur appelle « l’aporie de la vérité en histoire », manifeste notamment lorsqu’à partir d’événements identiques, des historiens construisent des récits différents (Ricœur, 2000 : 311). De là, l’historien n’est pas un agent neutre, c’est un être social, qui est dans une position de « spectateur engagé »

(Ricœur, 2000 : 236). La distinction entre récit historique et récit de fiction réside « dans la

nature du pacte implicite » (Ricœur, 2000 : 339) passé avec le lecteur. En effet, il est convenu

que l’historien traite d’événements, de situations, de personnages qui préexistent au récit qui en est fait. De même, ce pacte comprend une prétention à la correspondance et à

l’adéquation au passé. Mais, il s’agit là d’une adéquation présumée, et pas forcément effective, entre la représentation historienne et la réalité du passé.

Si l’histoire contribue à la construction et au devoir de mémoire, elle ne pose pas moins le problème du pardon : sans oubli, le pardon est impossible. Le pardon suppose donc l’oubli. Mais fondamentalement et par essence, mémoire et oubli sont contradictoires. Est-il alors

possible, malgré tout, que mémoire et oubli puissent être complémentaires dans le

processus du pardon ?

Dans la logique de Ricœur, l’oubli et le pardon sont intrinsèquement liés. L’oubli relève de la problématique de la mémoire et de la fidélité au passé. Il englobe la problématique du

pardon, au sens où celui‐ci apparaît comme la dernière étape du cheminement de l’oubli. Le

pardon relève de la problématique de la culpabilité et de la réconciliation avec le passé.

Mais, tous deux tendent vers l’horizon d’une mémoire apaisée. « L’oubli et le pardon désignent séparément et conjointement l’horizon de toute notre recherche. Séparément,

dans la mesure où ils relèvent chacun d’une problématique distincte : pour l’oubli celle de la mémoire et de la fidélité au passé ; pour le pardon, celle de la culpabilité. Conjointement,

dans la mesure où leurs itinéraires respectifs se croisent en un lieu que désigne mieux le

terme d’horizon. Horizon d’une mémoire apaisée, voire d’un oubli heureux » (Ricœur, 2000 :

536). Dans son acception courante, l’oubli est d’abord ressenti négativement, comme « une

atteinte à la prétention de fiabilité de la mémoire » (Ricœur, 2000 : 137). Or, selon l’auteur, il convient de distinguer deux sortes d’oubli. La figure négative de l’oubli, d’une part, qui est source d’angoisse, c’est l’oubli par « effacement des traces » (Ricœur, 2000 : 143). Et la

figure positive de l’oubli, d’autre part, dit « oubli de réserve » (Ricœur, 2000 : 139), celui qui

est source de plaisir. Cette idée fait écho à la théorie d’un oubli réversible, défendue par

Page 215: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

214

Bergson dans Matière et Mémoire (1963), ou encore, elle renvoie à l’hypothèse de

l’inconscient et à l’idée d’inoubliable, représentées par Freud. L’œuvre de mémoire est dirigée contre l’oubli par effacement des traces. L’oubli est donc lié à la mémoire : pas

d’oubli, point de mémoire ! Il constitue en quelque sorte le versant négatif mais en même

temps la condition de la mémoire et de son exercice. En effet, « le souvenir n’est possible que sur la base d’un oublier, et non pas l’inverse » (Ricœur, 2000 : 573). Et c’est en tant que pendant négatif de la mémoire que l’oubli peut être l’objet des mêmes abus que celle‐ci.

Dans le cas de la mémoire empêchée d’un événement traumatique, la compulsion de répétition vaut oubli, au sens où elle empêche la prise de conscience de l’événement traumatique. En ce qui concerne la mémoire manipulée, les abus de mémoire sont aussi des

abus d’oubli : il est toujours possible de raconter différemment « en supprimant, et en

déplaçant les accents d’importance » (Ricœur, 2000 : 580). Mais pour l’auteur, ce « trop peu de mémoire », s’il est imposé d’en haut, est assimilable à une sorte d’oubli semi passif, dans la mesure où il suppose une certaine complicité des acteurs sociaux, qui font preuve d’un « vouloir-ne-pas-savoir » (Ricœur, 2000 : 580). Dans le cadre de l’oubli commandé et institutionnalisé, l’auteur traite principalement du cas de l’amnistie, dont la proximité phonétique avec amnésie éveille son questionnement : « Mais l’amnistie en tant qu’oubli institutionnel, touche aux racines mêmes du politique et, à travers celui-ci, au rapport le plus

profond et le plus dissimulé avec un passé frappé d’interdit. La proximité plus que phonétique, voir sémantique, entre amnistie et amnésie signale l’existence d’un pacte secret avec le déni de mémoire qui l’éloigne en vérité du pardon après en avoir proposé la simulation » (Ricœur, 2000 : 586). L’amnistie, selon Ricœur, revient à faire comme si de rien n’était, c’est une injonction de l’État à « ne pas oublier d’oublier » (Ricœur, 2000 : 587). Mais

il s’avère que le prix à payer est lourd, car en cas d’amnésie institutionnalisée, la mémoire

collective est privée de la crise identitaire salutaire qui permettrait à la société concernée

d’effectuer une réappropriation lucide du passé et de sa charge traumatique, en passant par un travail de mémoire et un travail de deuil, tous deux guidés par l’esprit de pardon. L’oubli, selon Ricœur, a une fonction légitime et salutaire, non pas sous la forme d’une injonction, mais sous celle d’un vœu. « Si une forme d’oubli pourra alors être légitimement évoquée, ce ne sera pas un devoir de taire le mal, mais de le dire sur un mode apaisé, sans colère. Cette

diction ne sera pas non plus celle d’un commandement, d’un ordre, mais d’un vœu sur le mode optatif » (Ricœur, 2000 : 589).

C’est en ce sens que la pardon apparaîtra alors comme « l’horizon eschatologique de la problématique entière de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli » (Ricœur, 2000 : 376). Mais

l’oubli conduisant au pardon n’est pas du tout un « happy end pour notre entreprise entière ; c’est pourquoi il ne sera question que de pardon difficile » (Ricœur, 2000 : 376). Il

est de l’ordre du vœu, de l’idéal vers lequel tendre. C’est ici qu’intervient, selon Ricœur, la fonction politique d’une mémoire apaisée et du pardon car, la politique ne commence réellement que là où finit la vengeance, dans la mesure où il serait contre productif pour une

Page 216: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

215

société de rester indéfiniment en colère contre elle‐même (Ricœur, 2000 : 651). Ce n’est que par un travail de deuil, guidé par l’horizon de réconciliation avec le passé, et par l’idéal du

pardon, qu’une société est à même de se séparer définitivement du passé, afin de faire place au futur. « L’opération historique toute entière peut alors être tenue pour un acte de sépulture. Non point un lieu, un cimetière, simple dépôt d’ossements, mais un acte

renouvelé de mise en tombeau. Cette sépulture scripturale prolonge au plan de l’histoire le travail de mémoire et le travail de deuil. Le travail de deuil sépare définitivement le passé du

présent et fait place au futur » (Ricœur, 2000 : 649). Ainsi se déclinent le travail et l’horizon qui attendent les pays africains post-conflictuels. Pour parvenir à un tel pardon, il faut

apprendre à « vivre » et à « soigner » les blessures de la mémoire.

2.2. « Le bon usage des blessures de la mémoire »

La mémoire d’un passé douloureux, d’un passé émaillé de conflits, comporte nécessairement des blessures. La manière d’aborder ces blessures de la mémoire est déterminante pour la réconciliation. Ces blessures dont il s'agit ici sont à la fois personnelles,

caractérisées par une blessure physique, dès fois indélébile, ou par les handicaps ou la perte

d’un être cher, et par des blessures collectives, caractérisées par l’injustice, la négation de la liberté ou l’atteinte à la dignité infligées à un peuple. Mais il faut noter, selon Ricœur, qu’il y a une sorte de continuité et donc d’absence de rupture entre la mémoire individuelle et la mémoire collective au point où une blessure de la mémoire individuelle ne peut être

dissociée d’une blessure de la mémoire collective. « À cet égard, il faut rappeler le paradoxe

de la mémoire qui fait qu'il n’y a rien de plus personnel, de plus intime et de plus secret que la mémoire, mais que les mémoires des uns et des autres, entre parents, voisins, étrangers,

réfugiés - et aussi adversaires et ennemis -sont incroyablement enchevêtrées les unes dans

les autres au point parfois de ne plus distinguer dans nos récits ce qui revient à chacun : les

blessures de la mémoire sont à la fois solitaires et partagées » (Ricœur, 2002). Comment utiliser les blessures de la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective en vue de la réconciliation ? Cela n’est possible qu’à condition que l’on fasse un « travail » de

mémoire. Ce travail, selon Ricœur, a un caractère laborieux, car il est lutte sur deux fronts :

- Lutte contre l’oubli, car la mémoire ne doit pas être, comme dit ci-dessus, effacement total

des traces du passé, mais combat pour la conservation d’un passé à faire passer et qui ne doit donc pas rythmer le présent et empoisonner l’avenir. « Le premier obstacle à combattre

est l’oubli ; non pas cet oubli inexorable dû à l’effacement lent et sournois des traces de toutes sortes du passé, dans notre cerveau, notre esprit, nos archives, nos monuments et

jusque dans les traits de notre paysage et de notre environnement ; mais cet oubli actif

consistant en un art habile d’éluder l’évocation des souvenirs pénibles ou honteux, en une volonté sournoise de ne pas vouloir savoir, ni de chercher à savoir. En ce sens, le travail de

mémoire demande du courage face aux tentations d’un oubli qui travaille au service de l’effacement final » (Ricœur, 2002). Ainsi, cette lutte contre l’oubli oblige les contemporains chercher et à sauver les traces et les indices d’un évènement qui a marqué douloureusement

Page 217: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

216

l’histoire d’une société ou d’un individu. C’est ce travail que a appelé l’œuvre muséographique.

- Lutte contre la répétition (le ressassement), car à force de ressasser le passer douloureux,

de le répéter symboliquement et de le graver dans des objets de souvenir et dans la

mémoire empêche de faire un véritable et total travail de mémoire qui ne consiste pas

simplement à rappeler le passer, mais aussi à le comprendre en identifiant les causes en vue

de pouvoir inscrire les actions présentes et futures dans la prévention. On se prémunit ainsi

contre le syndrome de la répétition cyclique dont la cause principale est l’absence de cette seconde étape du travail sur les blessures de la mémoire. Les répétitions des génocides dans

les grands lacs ne s’inscrivent-elles pas dans cette logique ? Évidemment, « comprendre

n'empêche pas de condamner et de louer, mais libère les passions de leur hantise, qui

condamne la mémoire à un piétinement sur place. C'est sur ce travail de mémoire que se

greffe le devoir de mémoire dont je veux parler du point de vue des blessures de la

mémoire » (Ricœur, 2002). Ainsi donc les blessures de la mémoire ne peuvent être utiles que lorsqu’elles sont liées à un travail de mémoire arraché à une répétition stérile, à la nostalgie d’un passé que l’on refuse de faire passer, au ressentiment qui entretiendrait un état permanent de haine nuisible à la

personne et à toute la communauté et/ou à une vaine gloire qui oublie la douleur de

certaines victimes et consacre une division entre les acteurs de l’évènement vécu : les

« bons » couverts de gloire et les « mauvais » couverts d’opprobre ; comment la

réconciliation est-elle possible dans ce cas ? Il s’agit en réalité de rendre justice, non pas une justice manichéenne qui désigne les méritants et qui condamne les « mauvais ». Mais, il faut

permettre à chacun des acteurs d’un évènement de retrouver sa place dans le déroulement de cet évènement : qui a fait quoi pour que ce qui est arrivé soit arrivé ? « Le sens de la

justice ne vise pas à établir une échelle des mérites, mais à aider chacun à trouver sa juste

place et sa juste distance à l’égard des protagonistes que notre histoire nous a fait croiser dans des rôles divers. Mais surtout le sens de la justice nous rappelle deux choses : que c'est

d’abord aux victimes que justice est due, - mais qu'en toute circonstance une vie en vaut une

autre : aucune n’est plus importante qu'une autre » (Ricœur, 2002). N’est-ce pas là tout le

sens de la justice transitionnelle en Afrique ?

Dans sa réflexion sur la mémoire, a posé le problème de la représentation du passé qui

pourra permettre de mettre en place une démarche en vue d’une juste mémoire post-

conflictuelle. Pour lui, la phénoménologie de la mémoire porte sur une interrogation

husserlienne : de quoi y a-t-il souvenir et de qui est la mémoire ? Ainsi distingue-t-il la

mémoire mnèmè qui relève de l’affect où le souvenir y apparaît de manière passive sans que le sujet le veuille, et la mémoire anamnesis qui est de l’ordre de la quête, du rappel : celle de

l’historien, du juge et du citoyen. Cette mémoire, au-delà des conflits entre ces trois types de

personnages, consiste en réalité à rendre justice par le souvenir afin de tirer des leçons et de

Page 218: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

217

rendre hommage aux disparus. Les générations présentes ont donc une dette envers le

passé en engageant des actions thérapeutiques au regard des blessures endurées par les

victimes des événements horribles passés, un passé qui n’est pas forcément lointain. Cette

dette vise essentiellement à éviter l’oubli, mais elle ne doit pas pour autant tomber dans la tendance à la victimisation, dans l’obsession commémorative. Il faut une juste mémoire :

celle-ci ne serait pas la capacité à commémorer ou à oublier mais plutôt la capacité à

pardonner. Pour Ricœur, l’esprit de pardon a le pouvoir « de délier l’agent de son acte ». Ce

n’est pas l’acte qui est pardonné mais l’auteur de l’acte. « Sous le signe du pardon, le

coupable serait tenu pour capable d’autre chose que ses délits et de ses fautes. Il serait rendu à sa capacité d’agir, et l’action rendue à celle de continuer. *…+. C’est de cette capacité restaurée que s’emparerait la promesse que projette l’action vers l’avenir. La formule de

cette parole libératrice, abandonnée à la nudité de son énonciation, serait tu vaux mieux que

tes actes » (Ricœur, 2000 : 642).

Références bibliographiques

BADIE B., 1992, L’État importé - L’occidentalisation de l’ordre politique, Mesnil-sur-l’Estrée,

Fayard.

BERGSON, H., 1963, Matière et mémoire, PUF, Paris.

BERMAN, A., 1970, La technique de la psychanalytique, Paris, PUF.

CHAUMONT, J.-M., 1997, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance,

Paris, la Découverte, 1997.

EDOU MVELLE, A. R., 2008, Le pardon et la justice post conflits. Étude comparative des

dynamiques des acteurs et des institutions du dedans et du dehors (Afrique du sud, Rwanda),

Mémoire de DEA de sciences politiques, Université de Yaoundé.

FREUD, S., 1913, « Erinnern, Wiederholen, Durcarbeiten », in Gesammelte Werke, t. 10,

Francfort-sur-le Main, p. 126-136.

FREUD, S., 2000, « Deuil et mélancolie » in Métapsychologie, Sociétés, no 86, p. 7-19.

GREISCH, J., 2002, Paul Ricœur, l’itinéraire du sens, Paris, Million.

HALBWACHS, M., 1997, La Mémoire collective, Paris, Albin Michel.

JERVOLINO, D., 2003, Paul Ricœur, une herméneutique de la condition humaine, Paris,

Ellipses.

LEFRANC, S., 2002, Les politiques du Pardon, Paris, PUF.

LAVABRE, M.-C., 2000, « Usage et mésusage de la notion de mémoire », Critique

internationale, n°1, avril.

MARTIN, J.-C., 1996, La guerre civile entre histoire et mémoire, Nantes, Ouest édition.

NIETZSCHE, F., 1990, Par-delà le bien et le mal, Edition Christian Bourgois, Paris.

NORA, P., 1993, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard.

OSIEL, M., 2006, Juger les crimes de masse. La mémoire collective et le droit, Paris, Seuil.

RICŒUR, P., 1991, Temps et Récit, Paris, Seuil.

RICŒUR, P., 1997, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil.

RICŒUR, P., 2000, la Mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil.

Page 219: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

218

RICŒUR, P., 2001, Histoire et vérité Edition du Seuil, Paris.

RICŒUR, P., 2002, « Du bon usage des blessures de la mémoire », conférence prononcée à

l’occasion des Journées d’étude organisées les 5 et 6 juillet.

TUTU, D., 2000, Il n’y a pas d’avenir sans pardon, Paris, Albin Michel.

TODOROV, T., 1995, Les abus de mémoire, Paris, Arléa.

Page 220: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

219

Pardon : penser les crises pour refonder la réconciliation

en Afrique

Par Halidou YACOUBA1

Quand on observe phénoménologiquement les politiques de réconciliation nationale en

Afrique au terme de grandes crises politiques, on se met à l'évidence que tout n'est que

supercherie de part et d'autre. On va de la logique sectaire de la demande de pardon des

vainqueurs à celle de l'acceptation du pardon des vaincus. De ce fait, il se pose le problème

de l'altérité existentielle auquel nous renvoie le concept de pardon. Celui-ci est pris ici

principalement au sens d'un mode d'engagement et de reconnaissance mutuelle à enterrer

définitivement ce que l'on a coutume d'appeler la hache de guerre. Ce qui est vraiment

difficile mais nom impossible. Les vaincus ont du mal à endurer la blessure à la fois physique

et morale et les vainqueurs à la reconnaître. Alors le pardon exige vraiment du courage,

lequel consiste ici à surmonter tous les obstacles qui y sont inhérents pour être dans le

chemin de l'amour. Le courage au sens ricœurien du terme réside dans la capacité du moi à

reconnaître l’autre. Et reconnaître n’est-ce pas faire montre d’amour du prochain ?

Inestimable dans sa générosité infinie l’amour appelle à l'oubli du mal causé pour ouvrir un avenir merveilleux. C'est dire que le pardon est, philosophiquement parlant, anticipation.

Par le pardon on cherche à pacifier l'avenir, lequel est ce temps à venir, celui qui deviendra

nécessairement présent. Il faut restaurer le sens du pardon pour restaurer le sens de la paix.

Pour bien pardonner il fallait d’abord être lié par le sens du pardon. C'est dire que c'est à un

dur travail herméneutique auquel nous renvoie toute demande de pardon dont la cause

finale est la paix véritable. Est paix véritable celle marquée du sceau de la stabilité, de

l'immuabilité et de l'éternité au sens platonicien du terme. Une telle paix passe par le vrai

et sincère pardon, lequel exige un courage moral, celui de la reconnaissance comme dessein.

Il s’agit aux yeux de Ricœur, du « dessein, présent en tout homme, d’être estimé, approuvé, reconnu comme personne. Mon existence pour moi-même est en effet tributaire de cette

constitution de soi dans l’opinion d’autrui2 ». Ainsi le pardon dont l’exigence première est la sincérité, s'oppose, dans son principe comme dans son achèvement, à la mauvaise foi, à

l'hypocrisie, au déni de sa propre personne, au mensonge. Car mentir c'est, d'une certaine

manière, être en porte à faux avec sa conscience.

Ainsi, l'objet de notre présente communication est de construire philosophiquement le

concept de pardon en vue d'une vraie réconciliation civile en Afrique.

1 Halidou YACOUBA (philosophe) est enseignant-chercheur à l'université Abdou Moumouni de Niamey et Doyen de la

Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Zinder(Niger) 2 Ricoeur Paul, De l’interprétation, Paris, Seuil, p.531.

Page 221: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

220

1. Du refus de la différence au cœur des crises en Afrique

S'il y a un continent réputé champion en matière de crises politiques jalonnées de

crimes abominables c'est bien l'Afrique. Et pour peu qu'on y prête attention le refus de la

différence se trouve au cœur de ces crises et se traduit par l'intolérance. La différence n'est pas une chose mauvaise en soi. C'est son idéologisation ou absolutisation qui est

dangereuse. L'affirmation absolue de la différence est dangereuse en ce qu'elle fait

entorse à l'égalité des droits. Refuser l'autre à cause de sa différence c'est aussi se faire

refuser par lui puisqu'on est aussi différent de lui. Ainsi l'exclusion est la cheville ouvrière

de bon nombre de régimes africains apparemment démocratiques. L'exclusion est masquée

par une caricature démocratique que seuls les esprits avertis peuvent comprendre.

Le refus de la différence se traduit par l'Etat et les clivages ethniques en Afrique. Il

est nourri et entretenu à la fois par des conflits et la corruption. Ainsi le processus

démocratique actuel en Afrique est, pourrait- on dire, la photocopie certifiée conforme de la

démocratie antique que dénonçait le fondateur de l'Académie ou première école des

sciences politiques, Platon. Les Cités africaines fonctionnent sur fond de corruption des

peuples astucieusement transformés en populaces par les hommes politiques. Ces peuples

majoritairement pauvres et analphabètes sont instrumentalisés en pur bétail électoral. Les

bases de cette instrumentalisation sont essentiellement ethno-régionalistes ou religieuses.

C'est donc la laïcité qui se trouve en péril. L'ethnie, la région, la religion, la tribu, telles sont

les idées infra politiques qui font entorse au processus de démocratisation devenu un

processus de division en Afrique. Dans les faits on met en marche la machine de division

ethno-régionaliste immédiatement camouflée par un discours démagogique prétendument

unificateur. On sélectionne des individus de moralité douteuse dans toutes les couches

socioprofessionnelles de la communauté exclue pour un tapage médiatique appelant à

l'unité nationale. Et tout cela se fait en moyennant des postes politiques ou récompenses

pécuniaires. On crée des lobbys dans tous les secteurs de la vie syndicale pour faire

l'apologie exclusive d'un régime en mal d'éthique politique. Gare à celui qui dénonce les

dérives ethno-régionalistes du régime en place. Il serait jeté purement et simplement à la

vindicte médiatique qui le traiterait comme le divisionniste qui crie au divisionniste. Il se

trouve socialement, politiquement et scientifiquement lynché. On paye pour la circonstance

une certaine presse poubelle et société civile pour liquider honteusement la dignité du

citoyen critique et nationaliste. Pour le ridiculiser on invente et raconte des histoires sur lui.

Il est déclaré partout persona non grata. On fait donc le lit à l'exclusion politique dans toutes

les sphères de l'Etat: services centraux, secteur économique, militaire, sportif, artistique et

même religieux. On fait tout pour empêcher un érudit appartenant à l'ethnie exclue de

présider à une prestigieuse association musulmane ou chrétienne de peur qu'il ne constitue

un obstacle à la politique d'exclusion en marche. Son autorité scientifique se trouve

injustement contestée. Il ne serait désigné qu'à la seule et unique condition qu'il accepterait

volontiers de mettre sa science au service du régime injuste. Celle-ci est fondamentalement

Page 222: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

221

ethnique ou tribale. Or force est de constater que l'exclusion ethnique ou tribale dans la

gestion des affaires publiques est source potentielle de conflit identitaire. Tout excès conduit

nécessairement à un excès contraire. Exclure l'autre ethnie ou tribu c'est la conduire en

position défensive. Malheureusement quand on observe la pratique démocratique en

Afrique elle est le plus souvent falsifiée. Le modèle occidental de la démocratie qu'on veut

imiter en Afrique débouche dans les faits sur une comédie démocratique. On ignore ou

semble ignorer que la démocratie ne s'exporte pas comme une marchandise. Selon la

pertinente remarque de la philosophe Chantal Delsol, membre de l'Académie des sciences

morales et politiques de France, la démocratie représentative de type occidental engendre ,

appliquée ailleurs des perversions inattendues. En Afrique elle permet l'élection d'une tribu

contre une autre, ramenant pour ainsi dire une apparence de démocratie. L'ethnicité

politique en se soldant par l'élection d'une tribu contre une autre tribu favorise

nécessairement la rébellion pouvant déboucher sur des revendications sécessionnistes. Une

justice à deux vitesses dans une cité dite démocratique crée inévitablement des identités

tribales conflictuelles.

Quand dans un Etat une ethnie ou région n'a que des droits et les autres que des

devoirs, tôt ou tard on assistera à des mouvements identitaires qui risqueraient de mettre

en péril l'existence politique même de l'Etat unitaire. Quand l'impunité règne en puissance

et en majesté pour les citoyens appartenant à une ethnie ou région et l'arrestation

arbitraire est la mamelle quotidienne des membres d'une autre ethnie, il y aura

nécessairement la prise de conscience identitaire de la communauté exclue. L'exclusion

d'une ethnie ou d'une communauté religieuse la conduit nécessairement à la conflictualité

identitaire. On a beau arrêter, assassiner ou faire exiler les leaders éclairés de la

communauté exclue on n’y peut rien. Car la nature ayant horreur du vide, comme une boîte de pandores, il y aura toujours de nouvelles têtes pensantes pour défendre leur

communauté exclue. Et comme l'histoire est dialectique il y aura tôt ou tard la victoire, d'une

manière ou d'une autre, de l'ethnie exclue. Celle-ci chercherait justement à se venger des

injustices subies . Ce qui sera un éternel recommencement.

Les guerres civiles ne seraient boutées de l'Afrique que le jour où, au moyen de la

citoyenneté républicaine, on comprendrait, la nécessité de l'acceptation de la différence.

Mais, la citoyenneté ne tombe pas du ciel. Elle est le produit de l'éducation civique. C'est

par celle-ci qu'on comprendra que la différence, loin d'être un mal, est source

d'enrichissement mutuel pour les différentes communautés. La différence est un concept

éminemment philosophique. Or la philosophie est un travail accessible à tous car tout le

monde est doté de raison. Elle n'exige qu'un usage critique de sa raison. Le bon sens ou la

raison est la chose du monde la mieux partagée dit Descartes. Malheureusement c'est le

refus de faire montre de raison dialectique qui amène les différentes communautés

ethniques ou religieuses à l'affrontement pouvant déboucher sur des cas de génocide

comme au Rwanda. C'est sur fond de refus de la différence que « on cherche à s'emparer du

pouvoir non pas en fonction d'options politiques libérales ou socialistes, mais d'un clivage

Page 223: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

222

purement ethnique: le pouvoir aux tutsis, ou le pouvoir aux hutus!1 ». De part et d'autre on

refuse la raison dialectique en ignorant que la raison non dialectique est pernicieuse pour la

coexistence pacifique entre les peuples.

Le refus de l'autre sur le champ politique consiste dans des différences ayant pour

conséquences les guerres et conflits identitaires en Afrique. Le règne du refus de la

différence se caractérise dans la Cité par des comportements déraisonnables tels que:

sentiment et parfois d'infériorité vis -à-vis de gens considérés comme très différents; une

peur ou un manque de confiance vis-à-vis d'eux; des difficultés de communication avec eux

dues aux différences de langue et de comportement social; un manque de familiarité fondé

sur la méfiance mutuelle.

2. De la transcendance à la restauration de la paix

Malgré les multiples guerres et conflits identitaires que connaissent les Africains

force est de reconnaître qu' à un certain moment ils décident soit par eux-mêmes soit sur

une influence extérieure à aller à la recherche de la paix au moyen du pardon.

Malheureusement ce pardon soit par ignorance soit par mauvaise foi des parties ne

débouche que sur une paix caricaturale ou précaire. Il importe donc à celles-ci de se

ressourcer à la philosophie pour vraiment comprendre le sens du pardon. Par sens, il

convient de comprendre ce grâce à quoi la signification et les signes deviennent signifiants.

La réflexion philosophique est donatrice originaire de sens. Et le sens, pour parler

comme Paul Ricœur, consiste à dire quelque chose. Dire c’est interpréter. Et le dire authentique est philosophie. De ce fait la philosophie permet d'évacuer une fausse

compréhension du pardon, et de dégager son sens authentique. Par elle les protagonistes

parviendront à restaurer la paix véritable, laquelle est pluridimensionnelle. Par définition La

paix par définition renvoie à «des rapports non conflictuels entre les hommes ; absence

d'hostilités et de violences ouvertes au sein d'une communauté.2» Elle consiste dans des

relations harmonieuses ou de concorde, entre membres d'une ou plusieurs communautés.

D'origine religieuse le pardon en tant qu'il intervient en politique intéresse au plus haut

point la philosophie. Politiquement parlant le rôle du pardon est de palier à la fragilité des

affaires humaines, à l'insociable sociabilité des hommes, pour utiliser l'expression

kantienne. La fragilité des affaires humaines a une double cause : d'abord l'incertitude de la

parole dont le cœur des hommes peut en déformer le sens et l'intention; puis l'irréversibilité temporelle de l'action.

L'importance du pardon est qu'il restaure une paix impliquant l'autorité concertée,

donc viable. Il impose des relations confiantes entre les hommes d'une même nation malgré

leur différence. Une paix nationale impliquerait la généralisation à tous les acteurs de la crise

du pardon, seul capable d'assurer la dépendance de tous à l'égard d'un engagement. Pour ce

1Ebénézer Njoh Mouelle et al, L'Etat et les clivages ethniques en Afrique, Edtions Ifrikiya, Yaoundé, 2011, p.29

2Clément Elizabeth et al; La philosophie de A à Z, Paris, Editions Hatier, 1994, p.259.

Page 224: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

223

faire le pardon implique le dialogue politique véritable, lequel est éminemment dialectique.

Il est dialectique signifie qu'il doit porter sur l'être, c'est-à-dire ce qui existe réellement

comme problème et qui est à l'origine du conflit ou de la guerre. Malheureusement quant

on observe les initiatives de dialogue politique entreprises par les pouvoirs et oppositions

politiques en Afrique , elles sont généralement fondées sur la mauvaise foi. D'où on

n'assiste qu'à des dialogues politiques de nom, entraînant, du coup, un éternel

recommencement par rapport à la crise.

Pour mettre en œuvre le pardon, il fallait d'abord le connaître dans toutes ses

dimensions. De là la place de la philosophie en tant que vision synoptique, autrement dit

synthétique du monde. Comme dit Hegel, le vrai c'est le tout. Et c'est pourquoi dans la

compréhension du pardon aucun élément ne doit être isolé. Le pardon se veut un acte moral

consistant essentiellement dans un mouvement vers autrui. Il passe par l'engagement

solennel pour la paix avec autrui considéré jusqu'ici comme ennemi. Il exige un engagement

d'amour. Car seul l'amour, inestimable dans sa générosité infinie, confère une valeur à tout

ce qui est. Cet amour en tant qu'il vise le bien qui est d'une utilité à la fois privée et

publique, est d'essence philosophique. C'est un bien fondé non pas sur des principes

subjectifs et contingents, mais nécessaires et universels. Son fondement c'est l'exigence de

soin pour toute personne humaine indépendamment de son appartenance, raciale,

ethnique ou religieuse.

Ainsi Philosophiquement pensé le concept de pardon renvoie à l'interpellation de

l'homme face à son humanité perdue .Comprendre le pardon revient à saisir son sens, sa

cause, son mécanisme ainsi que sa finalité. On pardonne pour avoir regretté l'acte indigne

d'un homme qu'on a soi-même posé contre un autre homme. Est indigne l'acte qui viole

notre obligation morale face à l'autre. Celui-ci a une dignité , laquelle ne se dit pas à

l'indicatif , mais à l'impératif. Pour atteindre sa cause finale qu'est la réconciliation, gage de

la paix, le pardon doit spiritualiser la justice. Car le pardon ne réussira que lorsque après la

crise , on parviendrait désormais à «instaurer de manière effective l'anonymat et

l'impersonnalité dans le traitement des affaires1» de la Cité. Une fois la justice rendue par le

dévoilement de la vérité, le pardon permet de transformer les clivages ethniques en

reconnaissance ethnique fondé sur l'amour.

Le pardon vrai et sincère instaure une égale solidité d'amour fraternel et de

confiance entre les ennemis d'hier. Il fait disparaître les solidarités ethniques sur fond

d'exclusion en solidarités citoyennes. Mais pour que cette transition pacifique se fasse et

atteigne son objectif il faut qu'il soit accompagné d'une intense action éducative, à savoir

celle capable de produire la citoyenneté républicaine. Ce qui suppose une redéfinition

identitaire qui consiste à aller de l' identité close et clanique à l'identité ouverte et

démocratique. C'est ce qui fait dire à Samuel P. Huntington ceci:« Face à un changement

social rapide, les identités établies se dissolvent. On doit se redéfinir et se doter d'une

1 Ebénézer Njoh Mouelle et al, L'Etat et les clivages ethniques en Afrique, Yaoundé, Edtions Ifrikiya,, 2011, p.12.

Page 225: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

224

nouvelle identité.1» C'est dire que désormais avec le pardon, les fondement anciens de

l'identité et les vieux systèmes d'autorité doivent être enterrés . Les identités conflictuelles

ne peuvent se transformer en identités poreuses, au moyen du pardon, que si chaque

protagoniste s'engage dans une certaine métaphysique dont la cheville ouvrière est la

transcendance.

La transcendance, en tant que mécanisme spirituel du pardon se veut un remède

contre l'imprévisibilité, contre la chaotique incertitude de l'avenir selon les termes de

Hannah Arendt. Il est rédemption, promesse d'un futur paisible. Le pardon se veut un

remède contre la vie en danger. D'ailleurs la vie en elle-même est un danger, aux yeux du

traductologue français , Jean René Ladmiral. Par le pardon l'autre surveille ce qui peut me

créer un danger. Il me prévient contre le mal que peut me causer mon imprudence et vice

versa. Par le pardon, nous sommes tous deux édifiés sur ce qui peut altérer notre vivre

ensemble . Le pardon nous donne les outils spirituels de pacifier notre vie commune. Il nous

invite à « la réflexion, c’est-à-dire intelligence du sens » de toute communauté politique. Le

pardon acte de parole doit être considéré comme une signature, donc comme création

symbolique d’engagement responsable, comme gage à l’ensemble des pactes sociaux, comme « aurore de sens2 » pour parler comme Ricœur. Ainsi les uns et les autres doivent comprendre que le pardon a une finalité

métaphysique. Et comme tel il renvoie à une transcendance, laquelle se veut une inspiration

éthique néantisant cette distance qui sépare l'homme de l'homme.. Le pardon pose donc

l'enjeu humain. Il s'agit ici de voir désormais l'autre non pas comme une catégorie

historique ou sociologique, mais de révéler sa signification métaphysique en tant qu'être

humain qui mérite toute sa place d'être humain. Un être qui a droit à l'existence, qui a des

droits du seul fait qu'il est un homme, pour parler comme la philosophe allemande Jeanne

Hersh. Accepter l'autre c'est le comprendre dans son être. Le mythe ethnolinguistique,

régionaliste ou religieux débouche fatalement sur l'exclusion. Le groupe exclu vit une

conscience humiliée, meurtrie et troublée. Il est opprimé, persécuté voir exterminé. Les

crises politiques en Afrique fonctionnent sur fond de différence vécue par les exclus, comme

malaise et malheur. Les victimes des crises politiques en Afrique sont identiques aux

victimes juives de l'hitlérisme. En tout et partout ils sont accusés paradoxalement comme

les obstacles à l'unité nationale. Ils sont souvent arbitrairement arrêtés puis torturés,

malmenés voire exécutés purement et simplement. Heureusement que sous la pression de

l'Occident, berceau des droits de l'homme, les régimes ethniques finissent toujours par

accepter des politiques de réconciliation nationale passant par la demande de pardon

formulée de part et d'autre.

On semble donc ignorer en Afrique que le pardon s'impose non pas par contrainte,

mais par obligation. Ainsi les Africains au terme des crises politiques dont ils sont

1Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000, p.135.

2Ricoeur Paul, De l’interprétation, Paris, Seuil, p. 114.

Page 226: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

225

essentiellement responsables doivent comprendre qu'ils ne peuvent se réconcilier que si

chacun spiritualise son moi. Comment donc faire cheminer les esprits vers la paix?

3. Acheminement vers la paix des esprits réconciliés

La réconciliation pour la paix effective est toujours proclamée comme vœu pieux des acteurs des crises en Afrique: Afrique du Sud, Tchad, Rwanda, Congo Brazzaville,

République démocratique du Congo, Kenya, Nigéria, Centrafrique, Niger, Togo, Côte

d'Ivoire, et tout récemment le Mali et le Soudan du Sud. Tous ces Etats imposés par la

colonisation ont fini par s'arrêter au plus fort de leur crises pour revendiquer la

réconciliation entre les citoyens au moyen du pardon. Ainsi les élites politiques et

intellectuelles de ces Etats doivent se ressourcer sincèrement aux sciences humaines et

singulièrement à la philosophie. Discipline charnière de toutes les sciences humaines la

philosophie peut beaucoup contribuer à la réconciliation des esprits que prône le pardon. La

paix véritable obtenue sous le signe du pardon a pour provenance la réconciliation des

esprits. Or ne peuvent se réconcilier véritablement que les esprits dialecticiens. La force du

pardon, au moyen de la dialectique, est qu'il arrive à chasser la haine, la méchanceté, les

passions, les angoisses, les méfiances entre les protagonistes. Il y parvient en les

spiritualisant, en les redressant, en les amenant à regarder vers le ciel. Toutes choses qui

font d'eux des mystiques au sens bergsonien du terme. Regarder vers le ciel revient à faire

montre d'esprit citoyen, lequel consiste à être juste, c'est-à-dire rationnel et raisonnable

pour parler comme John Rawls. Si le rationnel consiste pour chaque individu à être en quête

de son intérêt, le raisonnable exige que dans la quête de son intérêt il ne nuise pas à celui

des autres. Toute chose qui n'est possible que si chacun respecte les deux principes de

justice que sont la liberté et l'égalité. D'où la place centrale de la justice comme instrument

de facilitation du vrai pardon acceptable.

La justice est l'une des solutions pratiques et efficaces au déchirement entre les

hommes. Elle empêche à nos différences d'être sources de divisions, de conflits et de

guerres. N'est-ce pas qu’en dernier ressort les crises qui secouent l'Afrique ont pour

fondement l'intérêt? On se déchire sur l'argument fallacieux de différence identitaire alors

que la vraie raison c'est l'intérêt de part et d'autre. D'où la nécessité d'une politique

rationnelle de l'intérêt dans nos Etats africains. Il y faut une politique juste pour parler

comme Alain Renaut. Une politique juste consolide et éternise le pardon en décolonisant les

identités. Elle crée une atmosphère qui s'élève contre l'identité-racine dogmatique au nom

de l'identité comme relation et processus dynamique. Une politique juste rend poreuses les

identités, et ouvre de ce fait le chemin de l'Unité nationale horizon ontologique de toute

République. Le pardon accompagné d'une politique juste apprivoise l'identité radicale en la

transformant en identité plus respectueuse des différences, ouverte à la diversité. Il crée ce

que la psychanalyste Alice Cherki appelle la frontière invisible, c'est-à-dire le passage de

l'homme à l'homme ou réconciliation. Le pardon qui va de pair avec la justice sociale, crée

Page 227: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

226

ce que Pierre Bourdieu appelle« l'Etat-nation, l'Etat unifié contre les régions et les

provinces, mais aussi contre divisions en classes1».

Bien plus regarder le ciel revient à faire montre de civilité dans la Cité. La démocratie

c'est aussi une manière d'être.

Mais à bien voir les choses en profondeur, on s'aperçoit que la réconciliation, avant

d'être une solution, est avant tout une question, celle de savoir résoudre les conflits nés des

différences. Elle est une question vu qu'elle pose la question de comment résoudre les

différences pourtant réelles entre les hommes. La réconciliation serait réelle et effective

lorsqu'elle s'accompagne dans les faits d'une justice sociale. Sans justice sociale la

réconciliation que prône le pardon n'est que pure supercherie, que niaiserie et néant. C'est

au moyen de la justice sociale que les uns et les autres arrivent à bouter de la Cité

l'ethnocentrisme et amorcer le progrès culturel, lequel est fonction de la coalition entre les

cultures.

L'ethnocentrisme est cette plaie morale qui inhibe l'émergence des Etats- nations en

Afrique. Il crée une fracture sociale qui va de pair avec la fracture coloniale. Ce sont des

Etats qui sont au prisme de l'héritage colonial. L'Occident néocolonial, pour bien régner,

divise les différents peuples africains. Mais là où nous devons édulcorer nos critiques à

l'endroit de ce pilote du monde qu'est l'Occident que nous devons paradoxalement

remercier c'est son attitude finale face aux crises dont est souvent victime l'Afrique. En effet,

l'Occident, berceau des droits de l'homme, finit toujours par entendre raison aux acteurs de

ces crises. Il leur impose positivement un forum national de réconciliation dont le

préambule, pourrait-on dire, spirituel, est le pardon. Mais ce qui est on ne peut plus

intéressant c'est qu'il est ici question d'un pardon qui suppose, comme préalable, la justice.

Pourquoi la justice comme préalable à la demande de pardon en temps de crise? Parce que

justement la justice dévoile la vérité des faits pour situer les responsables des crimes

abominables. Le dévoilement de la vérité des actes criminels amène les esprits coupables à

les regretter.

La paix qui prend sa source dans la vérité est transcendance. D'où cette longue et

pertinente remarque d'Emmanuel Levinas: «Paix à partir de la vérité- à partir de la vérité

d'un savoir où le divers, au leu de s'opposer, s'accorde ou s'unit, où l'étranger s'assimile où

l'autre se concilie avec l'identité de l'identique en chacun. Paix comme retour du multiple à

l'unité, conformément à l'idée platonicienne ou néoplatonicienne de l'Un. Paix à partir de la

vérité qui émerveille des merveilles- commande les hommes sans les forcer ni les

combattre, qui les gouverne ou les assemble sans les asservir, qui peut convaincre, par le

discours, au lieu de vaincre, et qui maîtrise les éléments hostiles de la nature, par le calcul et

le savoir-faire de la technique. Paix à partir de l'Etat qui serait rassemblement des hommes

participant aux mêmes vérités idéales. Paix qui y est goûtée comme tranquillité qu'assure la

1 Pierre Bourdieu, Sur l'Etat, Paris, Seuil, 2012, p.546.

Page 228: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

227

solidarité-mesure exacte de la réciprocité dans les services rendus entre semblables: unité

d'un Tout où chacun trouve son repos, sa place, son assise. Paix comme tranquillité et

repos!1» Ainsi la demande de pardon à partir de la vérité révélée ou idéale, débouche sur

une vraie et authentique réconciliation des esprits. Celle -ci va amener les protagonistes à

toujours cultiver la tolérance dans leur vie quotidienne. Encore faut-il préciser que la

tolérance est une attitude pratique de l'esprit qui se fait confiance en soi et pour soi par

l'amour de la diversité. Le pardon vrai et sincère proclame une autre pratique de l'identité. Il

permet aux uns et aux autres de civiliser leurs différences en ouvrant leur identité à

l'universel humain. S'ouvrir à l'universel humain c'est éviter que la pratique de l'identité se

ferme aux autres. Dès lors, se trouvent anéantis les méfaits de l’identité absolue, à savoir ce

que Alice Cherki appelle l’exclusion, la destruction de l’autre, le déni de l’altérité et ses conséquences d’errance psychique avec son cortège de honte et de violence.

Entre autres, il convient de souligner que la réconciliation réside dans le pardon politique

qui passe nécessairement par la volonté politique. Celle-ci se traduit par des actes

courageux et sincères pour surmonter les clivages Tel est le sens de ce qu’on appelle politique de compromis, laquelle ne signifie nullement politique de pardon pour les auteurs

des crimes contre l’Humanité. Mais l’exigence de justice, pour ne pas rouvrir les plaies du passé, doit aller de pair avec l’exigence de consolation. En d’autres termes, le pardon politique se traduit par une politique de compromis qui suppose qu’un certain nombre de mesures soient prises au profit des victimes de part et d’autre. Bien plus, pour créer la confiance mutuelle entre les protagonistes d’hier, le pardon politique doit être suivi par l’engagement solennel de l’Etat à disqualifier définitivement de toute charge politique et institutionnelle tous les auteurs des crimes abominables.

En définitive, la fin, sinon la réduction des crises en Afrique passe par le pardon

entendu comme transcendance, celle capable de libérer les oppositions radicales. Le

contenu substantiel du pardon est l'amour du prochain, lequel est miroir de soi. Se

réconcilier avec autrui c'est se réconcilier avec soi-même. Car comme l'a si bien vu Paul

Ricœur, l'autre est le plus court chemin de soi à soi. Mais en allant plus loin, on s'aperçoit

que le pardon ne peut atteindre parfaitement sa cause finale qu'est la réconciliation que si

et seulement si il est couronné de ce qu'on pourrait qualifier de mesures

d'accompagnement, à savoir le dialogue politique, l'éducation civique, la justice sociale. Ce

qui suppose la fin de l'impunité, de la discrimination, du racisme institutionnel ou

populaire. Ce sont là autant de réalités qui font légion dans la plupart de nos Etats africains

prétendument démocratiques. A vrai dire, la démocratie n'y est que du verni. Il suffit de la

gratter et on découvre l'autre de la démocratie, à savoir l'injustice. Or il est particulièrement

remarquable que l'injustice est source de frustrations qui, accumulées avec le temps,

débouche nécessairement sur la résistance et la révolte. Et cela parce que, de tout point de

1Emmanuel Levinas, Altérité et transcendance, Paris, Editions La Flèche, 2006, pp.136-137.

Page 229: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

228

vue, l'essence de l'homme c'est la liberté. C'est pourquoi une fois le pardon scellé, il faut

instaurer une société bien ordonnée au sens de John Rawls, c'est-à-dire démocratique. Est

démocratique la société fondée sur la justice dont les deux principes de base sont la liberté

et l'égalité. Et l'émergence et la sauvegarde de ces valeurs cardinales ne sont possibles

qu'au moyen d'un certain consensus par recoupement.

Le pardon pour la réconciliation suppose parfois le consensus comme accord

unanime, au détriment du vote majoritaire. Car le modèle occidental de la démocratie doit

tenir compte des réalités des pays d'accueil. Le consensus permet de bannir de la cité la

dictature de la majorité tribale au profit de la majorité des visions du monde Ainsi les

décisions par consensus doivent être fortement valorisées et ritualisées à travers par

exemple des danses, des sketch, des pièces de théâtres, des ballets ou des matchs de

football. Il faut républicaniser la démocratie pour qu'elle ne devienne pas de l'ethno-

démocratie, laquelle est en soi une bombe à retardement.

Pour éterniser la paix en Afrique, il y faut promouvoir la diversité dont le fond abyssal est la

tolérance. Et pour reprendre la formule de Claude Lévi-Strauss, «la tolérance n'est pas une

position contemplative, dispensant les indulgences à ce qui fut ou à ce qui est. C'est une

attitude dynamique, qui consiste à prévoir, à comprendre et à promouvoir ce qui veut être.

La diversité des cultures humaines est derrière nous, autour de nous et devant nous. La

seule exigence que nous puissions faire valoir à son endroit ( créatrice pour chaque individu

des devoirs correspondants) est qu'elle se réalise sous des formes dont chacune soit une

contribution à la plus grande générosité des autres.1» Les Africains ne peuvent vivre une

paix solide et durable que lorsque au terme des crises politiques ils parviennent à sceller un

pardon accompagné d'une politique juste. Le pardon se veut symbole, lequel, selon Ricœur, donne à penser, donc à se comprendre soi-même comme un autre.

En clair, pour atteindre réellement sa cause finale qu’est la réconciliation en Afrique, le pardon d’origine religieuse a besoin d’une fondation philosophique. N’est-ce pas, comme dit

Husserl, que la philosophie est science donatrice originaire de sens ?

Références bibliographiques

Arendt Hannah, la philosophie de l'existence, Paris, Payot, 1994.

Bourdieu Pierre, Sur l'Etat, Paris, Seuil, 2012.

Cherki Alice, La frontière invisible, Paris, Editions Elema, 2006.

Clément Elizabeth et Chantal Demonque, La philosophie de A à Z, Paris, Editions Hatier,

1994.

1 Claude Lévi-Strauss, Race et histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007, pp. 66-67

Page 230: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

229

Ebénézer Njoh Mouelle et al, L'Etat et les clivages ethniques en Afrique, Yaoundé, Edtions

Ifrikiya,, 2011.

Gaudelier Maurice, Les tribus, Paris, CNRS Editions, 2010.

Huntington. P. Samuel, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.

Levinas Emmanuel, Altérité et transcendance, Paris, Editions La Flèche, 2006.

Lévi-Strauss Claude, Race et histoire, Editions Gallimard, Paris, 2007.

Njoh Mouelle Ebénézer et Thhierry Michalon, L'Etat et les clivages ethniques en Afrique,

Yaoundé, Editions Ifrikiya,, 2011.

Platon, La République, Traduction Emile Chambry, Paris, 1967.

Renaut Alain, Qu'est-ce qu'une politique juste? Paris

Paul, De l'interprétation, Paris, Seuil, 2006.

Paul, Philosophie de la volonté, Finitude et Culpabilité, Paris, Editions Montaigne, 1960.

Sylvie Mesure et Patrick Savidan, Le dictionnaire des sciences humaines, Paris, PUF, 2006.

Page 231: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

230

Page 232: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

231

La problématique ricœurienne de la mémoire et de la réconciliation pour une paix durable

Albert- Marius Mukendi MUTOBO KABUNDI1

Nous voulons aborder ce thème dans sa triple dimension qui concerne la problématique

ricœurienne de la mémoire, de la réconciliation et de la paix civile profonde et durable. Alors que par une approche herméneutico-philosophique, la problématique de la mémoire sera

étudiée dans sa relation avec la trace, l’aliénation et le mal, et dans une perspective anthropologico-phénoménologique, la problématique de la réconciliation s’apprendra au témoignage et au consentement en vue de la paix mise en rapport avec la nature, le cosmos

et la rationalité de l’être-humain. Cette paix, civile, profonde et durable, est la conséquence

d’un bon usage de la mémoire. C’est toute la problématique de la mémoire chez Paul Ricœur.

I. PROBLÉMATIQUE RICŒURIENNE DE LA MÉMOIRE

D’emblée, réaffirmons avec Maurice HALBWACHS que « toute pensée sociale est

une mémoire »2. C’est dans ce sens que nous estimons, à la suite de Ricœur, réfléchir simultanément sur la « naissance de l’être dit du monde et de l’être parlant de l’homme »3

partant du centre de l’histoire : la mémoire,  car l’homme lui-même est une trace

existentielle et vivante. Donc, une mémoire.

I.1. MÉMOIRE COMME TRACE EXISTENTIELLE ET VIVANTE

Avec Alexandre Serres4, la problématique de la mémoire reconsidère la notion de la

trace5, trace comme concept à interprétation théorique fondamentale dans la perspective

de la problématique de la mémoire. Elle se caractérise par son génitif intrinsèque et son

caractère fondamental d’appartenance. Par ce génitif, elle ne peut se définir dans son

existence ontologique, dans la mesure où elle se tient entre la réalité sensible et symbolique,

comme le montre la sémiotique de Pierce. Par contre, Derrida lui confère les schèmes

philosophiques et approches théoriques en sciences humaines et sociales avec le projet de

1 Albert-Marius MUKENDI MUTOMBO KABUNDI est docteur en philosophie et enseigne à l’Université Catholique de

l’Afrique de l’Ouest, Abidjan (UCAO Abidjan) 2 Maurice HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, F. Alcan, 1925.

3Paul RICŒUR., Le conflit des interprétations, p. 257. 4Alexandre SERRES, Maître de conférences en Sciences de l'Information et de la Communication, Université Rennes 2, Co-

responsable URFIST de Rennes. Texte d'une communication prononcée lors du séminaire du CERCOR(actuellement CERSIC), le 13 décembre 2002,sur la question des traces et des corpus dans les recherches en Sciences de l’Information et de la Communication, p. 4. 5 Étymologiquement, le mot ‘trace’, dans le « Dictionnaire historique de la langue française » d’Alain Rey, vient du verbe

tracer, provenant de tracier, issu lui-même du latin tractiare, un dérivé de tractus (action de tirer, tracé, lenteur), produit de trahere (tirer), l’ancêtre commun de tous les termes liés à traité, traite, trait, tirer...

Page 233: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

232

grammatologie à travers une véritable élaboration de pensée qui permet d’appréhender la place essentielle de trace dans la réflexion de Ricœur.

Chez Ricœur, cependant, la trace n’est que l’un des thèmes fondamentaux de sa réflexion sur la problématique de la mémoire et de l’oubli. Certes, la question des traces occupe de part en part toute la réflexion de dans son ouvrage La mémoire, l’histoire, l’oubli. D’après Serres, ce livre pourrait se résumer par l’énigme platonicienne : la présence ou la

représentation présente d’une chose absente. Ainsi, la problématique centrale de devient

celle de la présence ou de la représentation présente du passé, l’objet de la mémoire. En somme, l’idée de trace, à travers la version figurée, désigne un événement et,

par là, tout ce qui subsiste du passé. Elle est une ligne dans le domaine graphique avant de

signifier un trait. Notons enfin que trac et trace s’apparentent. Mais, selon certains chercheurs, trac viendrait de traquer et signifierait la trace ou la piste d’un animal, les bagages d’une armée, l’allure d’un cheval… De toutes ces acceptions, il y a une diversité des problématiques qui surgissent concernant la problématique ricœurienne de la mémoire. Ainsi, dans cette diversité d’acceptions, au moins deux grandes significations de la trace émergent :

I.1.1. Notion de la trace comme l’empreinte, la marque psychique ou la question de la mémoire individuelle, de l’imagination et de la vérité.

Depuis Platon, la notion de la trace impliquait le passage de la notion de l’empreinte matérielle à celle de marque psychique d’un événement d’une part, et à l’idée de ce qui subsiste du passé d’autre part. Ce sont là les problématiques de la mémoire, de l’imagination et de la vérité. Pour Ricœur, entre mémoire et imagination se trouve l’empreinte. Il appert que le problème se trouvait déjà posé par Platon en termes du rapport entre vérité et

erreur, réalité et imagination. C’est toute la problématique de la relation entre l’eikõn(image

ou imagination), ou encore la représentation présente d’une chose absente(tupos,

empreinte). Dès lors, la rencontre de l’eikõn et le tupos fustige la question de la vérité et de

l’erreur. Par ailleurs, le tupos, chez Platon, compare l’âme (l’esprit) à un bloc de cire. Il reste

différent selon les personnes. Il sert à accentuer « les sensations et les pensées (les semeia).

Ces sensations ou pensées sont rappelées par le souvenir et constituent alors la

connaissance, tandis que ce qui ne peut être rappelé a été oublié, et ‘nous ne le savons pas’. La ‘métaphore du bloc de cire’ est importante car elle s’inscrit au croisement d’une triple

dialectique : entre la mémoire et l’oubli, entre la connaissance et l’ignorance, entre la vérité

et l’erreur. Car Platon définit la vérité ou l’opinion vraie comme ce qui provient de la fidélité du souvenir à l’empreinte, alors que l’erreur ou l’opinion fausse provient d’une inadéquation à cette empreinte »1. Alors qu’il existait une étroite relation entre l’empreinte, comme le tupos, et la mémoire, comme bloc de cire chez Socrate. Cette relation est faite des marques,

les semeia, qui expriment les affections du corps et de l’âme, l’imagination, l’image (l’eikon)

de ces empreintes. Ces empreintes sont à la fois art de l’imitation, simulacre ou similitude. 1Alexandre SERRES, Op. Cit., p. 4.

Page 234: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

233

Or, entre imitation, simulacre ou similitude, il se pose la problématique de la vérité et la

dimension véritative de la mémoire et de l’histoire. Dès lors, la dialectique

d’accommodation, d’harmonisation, d’ajustement entre l’eikon et l’empreinte peut réussir

comme aussi échouer.

En outre, de l’empreinte à la trace, il est à noter que« L’hypothèse – ou mieux

l’admission – de l’empreinte a suscité au cours de l’histoire des idées un cortège de difficultés qui n’ont cessé d’accabler non seulement la théorie de la mémoire mais celle de l’histoire, sous un autre nom, celui de trace »1. C’est la raison pour laquelle Paul a dressé une typologie

qui permet de distinguer le mot trace :

- la trace affective est l’affection qui résulte du choc d’un événement et concerne le

psychique. Elle est à la source des opinions, des sensations, de mémoire, d’ignorance…

- la trace corporelle, cérébrale, corticale concerne les neurosciences, est la trace mnésique.

Considérée comme substrat matériel, elle sert à la connexion entre les impressions et les

empreintes matérielles du monde extérieur et du cerveau2.

Par conséquent, la problématique de la trace, de l’empreinte psychique, ouvre à des problèmes philosophiques aporétiques puisqu’elle se joue entre l’empreinte et le souvenir,

la mémoire et l’imagination. C’est ce que appelle l’aporie de la présence de l’absence, la

mémoire : la trace comme mémoire.

I.1.2. Trace comme mémoire et histoire

La mémoire ici est collective et nous y rencontrons l’histoire et l’épistémologie de la

connaissance historique3. Ceci, pour dire que la notion de trace a toujours intéressé les

historiens et les épistémologues de l’histoire depuis Marc Bloch jusqu’à Paul Ricœur. Cet intérêt est dû au fait que la notion de trace est non seulement d’une extrême importance en

histoire, mais elle en est à la fois la condition, l’objet d’observation et le matériau de base. Elle est considérée comme « opérateur par excellence d’une connaissance indirecte »4.Ainsi

la trace est, chez Marc Bloch comme chez Paul Veyne et de nombreux historiens, la première

pensée de la connaissance historique. De ce fait, il va de soi que l’objet de l’histoire devienne une « connaissance partraces »5.

À cet égard, le témoignage se trouve au cœur de la dialectique de l’histoire entre

présent et passé, dans la mesure où le témoignage est la trace du passé dans le présent. Paul

Veyne abonde dans le même sens lorsqu’il affirme qu’« en aucun cas ce que les historiens

appellent un événement n’est saisi directement et entièrement : il l’est toujours

incomplètement et latéralement à travers des documents ou des témoignages, disons à

1 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 15.

2Alexandre SERRES, Op. Cit., p. 4.

3Nous savons qu’il existe un rapport épistémologique entre la mémoire et l’histoire. Ce rapport est complémentaire, mais cette complémentarité signifie dans le même temps une concurrence. La mémoire est la matrice de l’histoire, l’histoire fait la critique de la mémoire. Ce rapport est la cause d’une situation conflictuelle. Dans l’entrecroisement de la conservation et de la critique se trouve le lecteur qui exige la fidélité de la mémoire et la vérité de l’histoire. Néanmoins, ces exigences ne résultent jamais une totalité fermée. 4 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 214.

5 Marc BLOCH, Apologie pour l’histoire ou métier d’historien, A. Colin, 1974, p. 56. Bloch reprend ici cette expression à un

autre historien, François Simiand.

Page 235: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

234

travers des teckmeria, des traces »1. C’est la raison pour laquelle Paul définit le statut épistémique de la trace en démontrant qu’elle « est à la connaissance historique ce que

l’observation directe ou instrumentale est aux sciences de la nature »2. Certes, dans la

connaissance et la représentation historiques, la trace intervient à deux moments. Il s’agit des moments de :

- l’observation, c’est-à-dire de la collecte, la reconnaissance, l’identification, l’interprétation des traces écrites et non écrites. Cependant, les traces écrites sont des témoignages

volontaires ou non et constituent le moment de l’archive défini comme « l’entrée en écriture de l’opération historiographique »3.

- la critique, c’est-à-dire la confrontation, la comparaison, le questionnement des traces, la

mise à l’épreuve des témoignages écrits et non écrits. Le rapport entre trace et témoignage, est que, comme chez Marc Bloch, la trace est le concept supérieur sous l’égide duquel se place le témoignage. Ce témoignage, par son oralité et sa transcription, est aussi un lieu

social et physique qui abrite le destin de la trace documentaire. Mais, la trace demeure la

racine de témoignage. Dès lors, le fondement de la connaissance historique devient

simplement la dialectique entre trace, document et question. l’exprime en ces termes : « Trace, document, question forment ainsi le trépied de base de la connaissance historique »4.

Mise en rapport avec l’histoire et la mémoire, il appert quela question des traces est très

importante et se pose encore aujourd’hui avec acuité au travers les phénomènes de conflits et de guerres, de haine et de violence dans le monde. Elle doit être actualisée dans les

nouvelles réalités présentes et à venir à travers d’autres questions telles que l’aliénation et le mal, source des conflits.

I.2. PROBLÉMATIQUE RICŒURIENNE DE L’ALIÉNATION ET DU MAL

Entre la question et l’expérience de l’aliénation et du mal se trouvent posées celles

de l’être-voué-au-mal selon le Cogito ricœurien. I.2.1. Question et expérience de l’aliénation

La catégorie fondamentale de l’anthropologie ricœurienne est l’attestation et non l’aliénation5. Cela veut dire que la dimension psycho-pathologique de l´aliénation n´est pas

une préoccupation pour Ricœur. Toutefois, la problématique ricœurienne de la mémoire nous introduit au champ de l’aliénation. C’est seulement à travers la philosophie de l’agir

que nous pouvons réellement comprendre l’aliénation de l’homme dans le rapport diagnostique entre le volontaire et l’involontaire. Nous nous en apercevons également à travers les réalités de l’attestation inscrites dans l’ordre symbolique, herméneutique et

normatif dans l’unique cadre d’interaction. Certes, ce cadre permet, par le sens et son interprétation, d’appréhender le corps de l´agir qui transcende la spontanéité humaine. Cela

1 Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire. Paris : Seuil, 1978, p. 14.

2Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 214. 3Ibidem., p. 209

4Ibidem., p. 225

5Paul RICŒUR, Soi- même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, pp. 35 : « l´attestation peut se définir comme l´assurance d´être soi- même agissant et soufrant». Cette assurance est de l´ordre de la créance et suppose un témoignage et une conscience. Elle est vulnérable et fragile».

Page 236: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

235

signifie que le rapport entre le volontaire et l’involontaire doit être apprécié en termes

d’effort. Il y a encore entre eux une dialectique de collaboration et de solidarité qui permet que l´homme projette, choisisse et agisse. Une telle dialectique ne peut se briser

inopportunément que lorsque la volonté se trouve dans le mal. Dès lors, par sa motion

volontaire, l’homme a la capacité de briser les résistances du corps par son effort et son pouvoir d’agir dans le monde.

À cet égard, l’involontaire est à penser dans ses trois figures : le caractère, l’inconscient et la vie. Tandis que le caractère montre la perspective limitée des pouvoirs des

êtres humains, «la manière individuelle – non choisie et non modifiable par la liberté de la

liberté même »1, l’inconscient marque le fond opaque de nos décisions et la vie manifeste la passivité absolue. Ainsi, « Penser le phénomène de l’aliénation dans la première philosophie de Paul suppose, dans un premier moment, découvrir avec lui le Cogito concret, un être

charnel, tissé d´involontaire et de volontaire ; exige encore que l´on comprenne la façon dont

ce mélange met en pièces la moderne idée de liberté, de par la découverte du caractère

profondément réceptif de l’exister. Et exige, dans un troisième volet, que l´on s´aperçoive de la façon dont le mal, véritable trace d’aliénation et vrai empêchement de l’attestation que l’homme peut faire de ses capacités, entre dans le monde par l’homme »2.

L’on comprend dès lors l’opportunité d’aborder la question du mal qui constitue un véritable fléau paralysant l’homme, parce que l’aliénation, au sens fort du terme, indique le

mal, l’absurde3 par excellence4 qui corrompt l’intelligibilité de l’existence sans pour autant altérer intégralement ses structures fondamentales. Pour Ricœur, tandis que le mal est non originaire chez l´homme, le bon se trouve au fondement. Cette thèse est très provocatrice

de l’œuvre Philosophie de la Volonté qui analyse les conditions de possibilité d´une

aliénation, bien que l´involontaire ou l´aliénation ne soient les seules racines du mal et, avec

eux, entrent « en scène le corps et son cortège de difficultés »5. Ainsi, la réciprocité entre le

volontaire et l’involontaire se veut une philosophie qui pense les conditions de l´aliénation. C’est la raison laquelle veut que l’on puisse « accéder à une expérience intégrale du Cogito,

jusqu’aux confins de l’affectivité la plus confuse »6, puisque c’est à l´intérieur même du Cogito que l’on rencontre le corps, le corps avec lequel l’homme est cet être-jeté-dans-le-

monde et s’y trouve être-voué-au-mal, condition de l’aliénation. I.2.2.Cogito ricœurien, l’être-voué-au-mal

Nous nous situons ici dans le contexte des ambiguïtés ricœuriennes de la philosophie réflexive. La problématique du Cogito se présente comme le nerf de la voie inédite de son

anthropologie philosophique. Il conteste le caractère d’immédiateté du Cogito, c’est-à-dire

1Paul RICŒUR, Le volontaire et l´involontaire, p. 333. 2Maria Luisa PORTOCARRERO, Subjectivité et aliénation chez Paul Ricœur, p. 1.

3 Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté. I, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier Montaigne, 1950, p.27.

4 Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté. II Finitude et culpabilité I. L’homme faillible, Paris, Aubier Montaigne, 1960, p. 13:

« *…+ quand on a assisté et pris part à l’histoire effroyable qui a abouti aux hécatombes des camps de concentration, à la terreur des régimes totalitaires et au péril nucléaire, on ne peut plus douter que la problématique du mal ne passe aussi par la problématique du pouvoir et que le thème de l’aliénation qui court de Rousseau à Marx en traversant Hegel n’ait quelque chose à voir avec l’accusation des vieux prophètes d’Israël.». 5Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté. II Finitude et culpabilité I. L’homme faillible, p. 12. 6Idem.

Page 237: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

236

la possibilité pour le sujet de coïncider et de correspondre avec lui-même. Chez lui, ce qui du

coup était donné pour Descartes, est devenu énigmatique et problématique. Toutefois,

posant un fort soupçon sur l’auto-fondation du Cogito, il revendique en même temps une

filiation à l’égard de la philosophie réflexive. À ce sujet, il n’est pas prédisposé à la pensée de la rupture radicale, telle qu’elle est revendiquée par la conscience moderne. C’est ce que nous pouvons comprendre à travers la phénoménologie de la volonté1, dans la mesure où le

Cogito ricœurien, défaillant de toute apesanteur transcendantale, est herméneutiquement et systématiquement enraciné dans le monde. Par ce fait, le cogito ricœurien se révèle leitmotiv de l’être-voué-au-mal.

Au demeurant, ce Cogito se constitue à partir de ce qui est hors de lui. À la manière

de Heidegger, il commence par être immergé dans le monde de la praxis. Ce n’est qu’ensuite qu’il revient à soi par une appropriation des objets, des actes et des œuvres2. De ce fait, la

finitude de l’être-humain, l’être-exposé-au-mal, n’est plus comprise comme sa limitation corporelle, mais comme la disproportion vécue3. Autrement dit, l’homme, en rapport avec la ratio de sa faillibilité n´est plus une âme séparée, mais un mélange à la fois d’infinitude qui se transcende et de finitude qui se limite. En fait, il est un être doué d’une constitution ontologique disproportionnée. Il est fragile et peut se dire, comme le souligne Nkeramihigo :

«Je ne me dois pas étonner si le mal est entré dans le monde avec l’homme : car il est la seule réalité qui présente cette constitution ontologique instable d’être plus grand et plus petit que

lui-même »4.

On est ici en présence d’une tradition qui concerne la pré-compréhension

philosophique de l’homme comme misère, faillite et faiblesse, qui apparaissait déjà dans le mythe platonicien de l’âme comme mélange. C’est ce que l’on trouve, par ailleurs, dans la «

belle rhétorique pascalienne des deux Infinis en direction du concept d´angoisse de

Kierkegaard »5. Au demeurant, cette disproportion exprime la tension entre le signifier et le

percevoir, entre le dire et le voir. C’est ce que nous découvrons à travers la réflexion

kantienne quand elle représente la dualité de la sensibilité et de l´entendement avec son

moment de synthèse6 dans l’imagination transcendantale7. Mais en pratique, cette

disproportion laisse transparaître la relation dialectique entre le pôle fini, le caractère et le

désir d´infini, le bonheur vers lequel l’homme aspire toujours à partir de son caractère. À ce

propos, tel que entend le sujet, il n’est pas le centre de toutes choses parce que subordonné à des forces qui handicapent son effort de synchroniser avec lui-même, l’aliénation qui l’induit au mal.

1Paul RICŒUR, Philosophie de la volonté, t. I. 2Paul RICŒUR, Le conflit des interprétations, p. 21. 3T. NKERAMIHIGO, L’homme et la transcendance selon P. Ricœur, Paris, Lethielleux, 1984, p.75: «La finitude n’est pas la

marque de notre condition de créature, en tant que cette condition se caractérise, du fait du corps, par la réceptivité. Mais notre corps a une fonction plutôt médiatrice qui nous ouvre sur le monde des choses et des personnes. La finitude de l’homme ne réside donc dans sa structure de réceptivité, mais dans un principe d’étroitesse qui fait de la médiation corporelle une ouverture infinie.». 4Ibidem., p. 26.

5Paul RICŒUR, L’homme faillible, pp.21-22. 6Ibidem., p.36.

7Ibidem., p. 58-59.

Page 238: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

237

I.2.3. Question et expérience du mal

Traditionnellement nous classons le mal dans le même registre que le péché, la

souffrance et la mort. La souffrance et le péché deviennent comme des références aux

enjeux du mal. C’est pourquoi, dans l’approche du terme mal moral, le péché est tout ce qui transforme l’acte humain à un objet d’accusation et de punition. Dans ce sens, le mal moral interfère avec la souffrance et la punition, et devient tout simplement une souffrance

infligée. Pour dire qu’à la différence du mal, la souffrance nous affecte, puisqu’elle diminue notre intégrité physique, psychique et spirituelle, tandis que le mal ne nous affecte pas. Il est

le déplaisir de Dieu au plaisir humain. En réalité, la souffrance comme le mal ont un

dénominateur commun qui est la punition. Faire le mal, c’est toujours à titre direct ou indirect faire tord à l’autre, donc le faire souffrir. En ce sens, a trouvé que « le mal commis

par l’un trouve sa réplique dans le mal subi par l’autre, c’est en ce point d’intercession majeur que le cri de la lamentation est plus aigu, quand l’homme se sent victime de la méchanceté de l’homme »1. Quant à la punition, comme une souffrance infligée et méritée, peut être la

résultante d’une erreur personnelle ou collective connue ou inconnue. Pour Augustin, le mal n’a aucune substance, parce que penser l’Être, c’est penser

l’intelligible, le Bien. Donc, tout fantasme d’un mal substantiel est exclu, car le mal

augustinien rejoint l’idée du néant, celle de l’ex nihilo contenu dans l’idée de la création totale et sans reste. Cette doctrine augustinienne mérite d’être reconnue comme celle de l’onto-théo-logie. Elle conçoit le néant de la privation comme étant une puissance qui

caractérise chaque volonté et, par-là, la responsabilité de chacun est établie. Dans la

perspective de cette responsabilité de chacun et de tous sur chacun et sur tous, le mal se

révèle une non-essence, mais reste toujours un fait qui donne à penser, un fait accompli

selon l’expression de Jean Greisch. Contre les approches essentialiste-ontologique2 et anthropologie-naturaliste3, Paul

exige que l’on reconnaisse que le mal « reste un corps étranger dans l’eidétique de l’homme »4. Sa pensée mérite d’être placée en face de celles de Rousseau et de Levinas. À cet égard, la conception ricœurienne rencontre la pensée rousseauiste du fait que, pour

Rousseau, dans son origine comme dans son effet, le mal commis comme subi est du ressort

humain. Il est d’une réalité anthropologique et non naturelle. Il n’est pas au monde et peut être distinct entre le mal général du particulier. Tandis que le général, il « ne peut être que

dans le désordre, et je vois dans le système du monde un ordre qui ne dément point »5, le

particulier « n’est que dans le sentiment de l’être qui souffre, et l’homme ne l’a pas reçu de la nature, il se l’est donné »6. Le mal est tout entier l’œuvre de l’homme7 qui en est, par

conséquent, grandement responsable.

1 Paul RICŒUR, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, 3è édition, Genève, 2004, p.24.

2 Comme celle de la gnose.

3 Comme celle de Konrad Lorenz qui voit dans l’agressivité incontrôlée l’apanage de la nature humaine.

4 Jean GREISCH, Paul Ricœur, L’itinéraire du sens, édition Jérôme Million, Grenoble, 2001, p.53.

5 Jean Jacques ROUSSEAU, Émile, traité sur l’éducation, Larousse, Paris, 1999, p. 224.

6Ibidem., p.225.

7 Alain CUGNO, L’Existence du mal, Seuil, Paris, 2002, p.18-19.

Page 239: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

238

Pour combattre le mal, Paul recourt à l’éthique et à la vie politique. C’est là que l’homme est invité à mener la lutte contre toutes les formes de violences et d’injustices afin de restaurer une société réconciliée de justice et de paix profonde et durable. De et par

l’homme, en tant que sujet responsable1,la responsabilité se révèle purement humaine

devant le fléau de l’anéantissement du mal. Nous nous inscrivons ici dans la perspective levinassienne. Pour lui, Levinas, l’éthique est la philosophie première et « une optique »2,

puisque, par l’éthique, l’homme est appelé à devenir toujours-et-plus-que-jamais

responsable d’autrui et de lui-même. Dans cette expérience éthique avec autrui, la

responsabilité oblige à répondre à l’autre. C’est l’appel de la conscience morale à récuser toute violence à l’égard d’autrui.

Dès lors, la ligne principale de la pensée ricœurienne repart de la philosophie de la volonté pour penser une ontologie de l’agir humain. Autant dire que, contrairement à Levinas, ne donne pas la priorité à l’éthique sur l’ontologie, mais met en relief les structures

fondamentales de l’agir humain qui donnent une assise ontologique à l’éthique. Cette ontologie ne se réduit nullement à un quelconque substantialisme, mais laisse la place à une

approche de l’être en termes d’acte. Certes, cette analyse s’appuie sur la distinction

aristotélicienne entre la puissance et l’acte, et trouve ses marques dans le conatus

spinoziste, un conatus qui renvoie à l’intention éthique, différente de la morale, à la notion du désir d’être. Au sens dialectique, la question du mal est un optimisme avec une vision

rationnelle plus grande. De ce fait, l’homme, qui rencontre le mal, doit le connaître, le combattre et le subjuguer3. Il doit le confronter sur un terrain sociétal, politique et éthique,

les instances par lesquelles doit se jouer la réconciliation. Par cette dernière articulation

posons présentement la question de la mémoire ricœurienne.

I.3. DIMENSIONS RICŒURIENNES DE LA MÉMOIRE I.3.1. Phénoménologie et anthropologie de la mémoire

L’histoire des notions de la mémoire est instructive. Les Grecs avaient deux

concepts, mnèmè et anamnèsis, pour désigner d’une part le souvenir (affection, pathos) et

d’autre part le souvenir comme objet de rappel (récollection) en vue de parler de mémoire.

Le souvenir cherché se situe au carrefour d’une sémantique et d’une pragmatique4.

S’intéressant à ces concepts, Roger Chartier opère une distinction entre eux en ces termes :

« La première distinction que met en place est celle qui oppose le souvenir et le rappel, la

survenance du passé et le travail de la mémoire. Il en désigne les termes en faisant référence

soit au lexique aristotélicien, qui emploie mnèmè pour l’évocation du souvenir et anamnèsis

pour le travail mémoriel, soit au vocabulaire de Bergson, qui identifie le travail de l’anamnèse comme rappel laborieux »5. En effet, la mémoire est ce qui donne à voir le passé. Cette idée

1 L’homme « n’est sujet que responsable » selon Paul dans Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides,

3è édition, Genève, 2004, p.15. 2 Emmanuel LEVINAS, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961, p XII

3 Paul RICŒUR, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, p.52.

4 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, p. 3-4.

5 In « Mémoire et oubli. Lire avec », Paul et les sciences humaines, La Découverte, 2007, p. 233.

Page 240: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

239

sera développée par François Bédarida qui réintègre ce voir dans le temps. Ceci fait appel à

une nouvelle interprétation de la relation mémoire et histoire, et à la recherche de l’objet de la mémoire et de son processus. Néanmoins, l’histoire est ce moteur de recherche qui s’efforce à retrouver ce que Michel de Certeau appelait l’absent de l’histoire, c’est-à-dire le

souvenir reconnu passé.

S’agissant toujours de cette phénoménologie, pouvons-nous déduire, avec Ricœur, que la phénoménologie eidétique et existentielle s’est transformée en phénoménologie herméneutique ou interprétante. C’est une acquisition permanente obtenue grâce au mouvement immanent de cette phénoménologie réformée et appliquée à la notion

fondamentale de la mémoire ricœurienne. Phénoménologie herméneutique de l’existence ou de la vie1 est celle envisagée sans aucune économie de la médiation de la mémoire. Elle

suppose des hommes capables de faire mémoire, de refaire, de repenser et de redire les

souvenir de leur mémoire. Dans ce sens, toutes les reprises et toutes les re-tractationes de la

problématique reposent la question du temps, de l’histoire et du passé. Cette question est de nouveau épistémologique et ontologique2. Pour ce faire, revient sur la formule

aristotélicienne : La mémoire est du passé. C’est toute la dialectique de Avoir été et n’être plus qui signifie en gros être présent dans l’absence. Nous sommes là, selon l’expression de Domenico Jervolino, dans le noyau de l’énigme, aux frontières entre épistémologie et ontologie.

Toutefois, on doit maintenir le caractère d’adjectif substantivé du terme passé3.

Ricœur, en revisitant sa rencontre avec Augustin et Heidegger, re-propose une dialectique

du passé, du présent et du futur. Le fait qu’Augustin conçoit le temps comme distentio animi

et Heidegger comme hors de soi originaire avec la notion de ekstasis, il ressort que les deux

reconnaissent l’originaire diaspora du passé, du présent et du futur. Mais, les deux

n’atteignent pas le bout de l’exigence de leur découverte et finissent par donner la primauté à une des instances temporelles. Ainsi, la dialectique dont parle se fonde sur deux profondes

considérations : l’impossible totalisation des trois dimensions temporelles et l’égale primordialité de chacune de ces instances.

Toutefois, chez Augustin, le présent s’éclate en trois directions : le présent du passé,

le présent du présent et le présent du futur. Ces trois correspondent à la mémoire, à la

vision (à l’attention) et à l’attente. Par contre, chez Heidegger, la prérogative est au futur d’après l’argument de l’être-pour-la-mort, pour dire que le devancement vers la mort, ainsi

que la résolution devançante affrontée à son inéluctabilité, constituent le sens originaire du

pouvoir-être-un-tout-authentique du Dasein. À ce niveau, la critique de frappe au cœur de l’ambiguïté heideggerienne et lui rétorque par une phénoménologie ouverte de la futurité, la grande découverte de la catégorie de la possibilité, de l’être-en-avant-de-soi du joug de

l'être-pour-la-mort et de la totalisation du temps imposée par l’être-pour-la-mort. La mort

1En effet, la phénoménologie herméneutique ou l’interprétante de l’existence ou de la vie est celle qui s’enracine dans la totalité de l’ouvrage de Paul sur la mémoire. 2Nous pouvons indubitablement à ce niveau faire référence à l’article publié en 1998 sur la « Revue de métaphysique et de morale », La marque du passé. 3 Métaphores telles que l’empreinte, le portrait, la trace… variations du thème de l’eikon, de l’image.

Page 241: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

240

donc, pour Ricœur, à la suite de Descartes, ne doit pas être anticipée. Elle n’est même pas un événement susceptible d’être anticipé. Il faut alors établir le lien entre le savoir et le temps.

I.3.2. Mémoire entre savoir et temps

Hors la théorie anthropologique, le concept de mémoire en lui-même pose la

problématique centrale de sa possible définition. C’est cette perspective que nous rencontrons dans l’esquisse phénoménologique de la mémoire de : la mémoire au singulier

et les souvenirs au pluriel. Ici, la mémoire, pareille à la capacité, apparaît comme un terroir

de l’imagination et de l’image dont l’emplacement précis se retrouve dans la conscience. S’opposant à cette vision d’enchevêtrement entre mémoire et imagination, image et

souvenir, prolongeant ainsi l’aspect d’une phénoménologie husserlienne, pour Ricœur, la conscience est toujours conscience de quelque chose et l’on ne se souvient que de quelque chose. Partant, la mémoire reçoit les privilèges de représenter le passé.

Mais, pouvons-nous nous interroger sur le statut épistémologique et ontologique

du passé, le passé qui a été, qui est et qui n'est plus ? Dans le rapport entre mémoire et

passé, et la conservation du passé par la mémoire, depuis Platon et Aristote, une tradition

associait la mémoire à l'empreinte, à l’image, au souvenir, au témoignage... Ainsi, la mémoire se veut plurielle et est à la fois publique et privée, universelle et singulière,

collective et individuelle ou personnelle. Cette réflexion permet de confronter la temporalité

au présent chez Augustin et au futur chez Heidegger. D’où, l’effort est d’établir la relation entre temps et passé, que l'on ne saurait atteindre à partir d’Augustin ou de Heidegger.

Au demeurant, le devoir de mémoire a sa raison d’être et d’être invoqué contre toutes tentations d'oubli et d’oublier les périodes honorantes ou déshonorantes du passé individuel ou collectif. Dans ce sens, il nous faut re-découvrir et ré-interpréter le sens, la

pertinence et les enjeux du devoir de mémoire1. Cette analyse s’enracine dans la mémoire et permet l'examen final sur la question du pardon. Dans ce cas, l'oubli n'est-il pas légitime

quand il aide à survivre à la faute commise ? Il s’agit cette fois-ci du devoir d'oubli. Cet oubli

est celui qui offre le pardon et conduit à retrouver une certaine insouciance. C’est la raison pour laquelle notre réflexion est menée sous l’angle de la phénoménologie au sens husserlien du terme. Il ressort dans ce contexte que la mémoire est confrontée aux

phénomènes mnémoniques. Ceci laisse transparaître la nécessité de recours à

l’épistémologie des sciences anthropologico-historiques et à l’herméneutique de la condition humano-historique qui culmine en une méditation sur l’oubli, car la problématique majeure est celle de la représentation du passé. Ainsi donc, poussés par la volonté de lier étroitement

mémoire et passé, nous rencontrons la problématique non seulement de la mémorisation,

mais de la re-mémorisation. Par-là, la mémoire recouvre son sens poly-sémique en quelques

paradigmes et aspects.

1 Paul termine sa carrière comme théoricien de notre rapport au passé. Son dernier important ouvrage, La Mémoire,

l'histoire, l'oubli (Seuil, 2000) est salué comme un tournant important dans le développement des problématiques mémorielles, voire la notion de la mémoire. C’est dans ce sens que l'expression ‘travail de mémoire’ fut substituée à celle de 'devoir de mémoire’.

Page 242: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

241

I.3.3. Paradigmes et aspects de la mémoire

La question dite de la mémoire peut revêtir un double aspect. Elle apparaît comme

un concept des sciences sociales largement poly-sémique et un phénomène social. Cette

dualité est due au fait qu’elle est considérée comme objet théorique-conceptuel et réel-

social. Dans cette polysémie, la mémoire est à la fois trace et évocation du passé. Elle subit

les effets du passé et du présent, et les interactions entre souvenirs de l’expérience et

politiques de la mémoire. Cette formulation invite à penser les faits de la transcendance à

l’immanence de la mémoire, selon l’expression de Gurvitch. Certes, la question de la mémoire est aujourd’hui largement internationalisée et se trouve posée avec acuité suite à

des expériences fascistes et communistes, des dictatures et oppressions, des guerres et

massacres, des génocides et exterminations perpétrés de par le monde, des déplacements

et délocalisations des populations, des séquelles de l’esclavage et du colonialisme, « sans

parler des fractures plus invisibles mais largement partagées que sont les migrations

économiques, les désindustrialisations ou la disparition des mondes paysans. La qualification

même des phénomènes envisagés est objet de mémoire, enjeu mémoriel »1. Dans ce

contexte, nous pouvons considérer trois aspects à travers trois grandes figures Pierre Nora2,

Paul Ricœur3 et Maurice Halbwachs4. Ils constituent les trois paradigmes de la mémoire

développés par Marie-Claire Lavabre pour qui la question de la mémoire n’est pas nouvelle. Ces trois grands paradigmes de la mémoire peuvent être cernés et considérés

d’actualité encore aujourd’hui. Il s’agit des lieux, du travail et des cadres de la mémoire5.

« Le premier paradigme est celui des ‘lieux de mémoire’, qu’on doit à Pierre Nora, le deuxième est celui du ‘travail de mémoire’ auquel le nom de Paul doit être associé, le troisième est celui des ‘cadres de la mémoire’ issu des réflexions de Maurice Halbwachs sur la ‘mémoire collective’, c’est-à-dire sur les conditions sociales de la production et de l’évocation des souvenirs »6. Ces trois cohabitent même si chacun a une histoire propre. Quant à

Maurice Halbwachs, même si il est considéré comme précurseur7, il n’est pas une origine, mais redécouvert et republié par Becker dans une œuvre autobiographique8. Commencé par

Maurice Halbwachs, penseur pionnier de la mémoire collective, il est parachevé par Pierre

Nora dont la problématique prospère lorsqu’il s’agit d’affermir, sur le plan politique et

scientifique, des identités nationales ou collectives référées au passé.

1Marie-Claire LAVABRE, « Paradigmes de la mémoire », Transcontinentales [En ligne], 5 | 2007, document 9, mis en ligne le

15 avril 2011, consulté le 14 janvier 2013. URL : http://transcontinentales.revues.org/756 2 P. NORA, Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, I – La République, 1984 ; II – La Nation, 3 vol., 1986 ; III – Les France,

3 vol., 1993. 3 P. RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2003.

4 M. HALBWACHS, Op. Cit., *1950+ 1997. Voir également du même auteur : Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, F. Alcan,

1925 et La topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte : étude de mémoire collective, Paris, PUF, 1971. 5 Des « lieux de mémoire », qu’on doit à Pierre Nora, du « travail de mémoire » auquel le nom de Paul peut être associé, et

des « cadres de la mémoire » issu des réflexions de Maurice Halbwachs sur les conditions sociales de la production et de l’évocation des souvenirs. 6Marie-Claire LAVABRE, Op. Cit.

7Les cadres sociaux de la mémoire sont publiés en 1925, La topographie légendaire des Évangiles en 1942, La mémoire

collective, à titre posthume, en 1950 dans sa première version 8 A. BECKER, Maurice Halbwachs, un intellectuel en guerres mondiales (1914-1945), Paris, Agnès Viénot Éditions, 2003.

Page 243: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

242

Par ailleurs, avec Paul et Tsvetan Todorov, leur problématique relève du registre

normatif et de la réflexion philosophico-politique. Elle se trouve aussi dans les réflexions

antérieures d’Henry Rousso sur Vichy1 ou de Benjamin Stora2 sur l’Algérie. Tout ceci nous fait penser à l’idéologisation de la mémoire.

I.3.4. Idéologisation de la mémoire.

Il arrive souvent qu’on soit incapable de tout se souvenir et de tout raconter. En d’autres termes, l’idée d’un récit exhaustif apparaît comme un pur non-sens. Ceci est la

problématique de l’idéologisation de la mémoire et du travail de configuration narrative de nos récits et de leurs contenus. Sur ce travail de configuration se greffent les stratégies de

l’oubli qui peuvent se traduire en évitement, en élision... Nous pouvons alors penser à la faillite de la mémoire, aux abus de mémoire et aux oubliettes, dus à la réappropriation du

passé historique, à la dépossession des acteurs sociaux, à la responsabilité personnelle des

acteurs individuels, à la dimension juridique et politique de cours des événements.

Soulignons que cela peut aussi advenir suite à des raisons honorables qui visent une raison

quelconque. Cet état de choses nous fait penser directement à la problématique

philosophique de la pratique de l’amnistie par rapport à la vérité et à la justice d’une part, et de la démarcation entre l’amnistie et l’amnésie d’autre part. À ces problématiques, impose, en dépit de tous les autres paradigmes et aspects, la dimension la plus intime de chaque

personne : le for intérieur. Toutefois, grâce aux travaux (devoirs) de mémoire, chaque

personne a l’obligation de se souvenir, de retenir et de dire le passé, si douloureux soit-il, sur

un mode apaisé en sachant que, d’après Hannah Arendt, les chagrins, quels qu’ils soient, deviennent supportables si on les met en récit ou si l’on en tire une histoire.

Alors que la mémoire est considérée comme matrice de l’histoire, l’oubli peut être traité comme une menace contre l’opération centrale de la mémoire, contre la réminiscence, l’anamnesis des grecs, et donc comme un des événements passés. En ceci, la

mémoire devient une réappropriation du passé historique comme on l’a constaté dans De la

mémoire et de la réminiscence d’Aristote : la mémoire est du passé. À cet effet, cernons trois

traits : la présence, l’absence, l’antériorité qui peuvent se réunir de façon paradoxale par ailleurs. La notion d’absence a plusieurs sens et comprend entre autres le sens de la distance temporelle, de l’éloignement, de l’enfoncement marqué par les expressions telles qu’avant,

après... Tout ceci constitue ce que la mémoire laisse en héritage à l’histoire. C’est la raison pour laquelle, depuis Platon et Aristote, la mémoire est dite, non seulement en termes de

présence-absence, mais aussi en termes de rappel, de remémoration, anamnesis. Dès lors,

nous comprenons pourquoi la reconnaissance, avec Bergson, se trouve ramenée au centre

de toute la problématique de la mémoire3. En évoquant au passage le sens de la distance

temporelle, revenons sur le temps mémoriel ricœurien.

1 Henry ROUSSO, Le syndrome de Vichy : 1944-198-, Paris, Seuil, 1987. Voir également : Henry Rousso et P. Petit, La hantise

du passé : entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel, 1998. 2 B. STORA, La gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte, 1991.

3La version originale de cette conférence a été écrite et prononcée en anglais par Paul le 8 mars 2003 à Budapest sous le

titre « Memory, history, oblivion » dans le cadre d’une conférence internationale intitulée « Haunting Memories ? History in

Page 244: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

243

I.3.5. Temporalité mnémonique

« La mémoire est du temps »1, car on ne se souvient sans-les-choses, mais avec-du-

temps. Cette problématique fut abordée dans l’étude de la question du temps dès la

première conceptualisation de la théorie anthropologique de Chevallard (1985). Elle se

trouve immédiatement prolongée par Chevallard et Mercier (1987). Ces derniers ont permis

l’établissement, dans le texte du savoir, un rapport entre savoir et durée. Tout ce problème

suscité s’enracine dans le dépassement continuel de la contradiction entre ancien et nouveau. Certes, il rend, en outre, possible la nécessité d’évoquer la double perspective de la temporalité du savoir et de la mémoire du savoir d’une part, et de la mémoire située à un niveau non-advenu, d’autre part. S’agissant d’abord de la temporalité du savoir, elle est soumise aux institutions établies telles que les institutions de production et de transposition.

Elle renvoie à la mémoire du savoir. Il advient ensuite, la possibilité d’envisager ce que l’on peut appeler la mémoire à un niveau donné compte tenu des différentes temporalités. C’est par rapport au savoir établi et appartenant au passé que l’on peut considérer l’anticipation

du non-advenu comme a priori paradoxale.

À cet effet, le savoir devient porteur des actes volontaires issus de sa production et

de la transposition. Son utilisation soumise à des raisons fondées sur la ferme volonté et

résolution de constructions et de pratiques propres aux institutions. Certes, le savoir

conserve les traces des rapports institutionnels qui ont marqué l’histoire de son rayonnement et de son applicabilité. C’est pourquoi, on peut user d’une pratique qui dispose de moyens matériels par des gestes, gestes qui possèdent une mémoire, c’est-à-dire que la

mémoire du savoir peut reproduire des gestes de la pratique accomplie antérieurement. Il

s’agit bien de ce que nous nommons la mémoire pratique de la personne. Par ailleurs, à la

suite d’Andrea Araya et Yves Matheron, une autre possibilité s’offre à notre réflexion et nous permet d’évoquer un troisième type de mémoire : la mémoire ostensive à travers la

modélisation. Elle est délibérément démontrée grâce à des outils ostensifs2. Ainsi, de toutes

ces sortes de mémoire se pose la question de refondation mémorielle.

I.3.6. Refondation mnésique

En partant de la route balisée depuis les fondations antiques d'une philosophie de la

mémoire, veut en jeter les pavés en dénichant les premières pierres d'une véritable

refondation de la mémoire. Paradoxalement, il décèle chez les grands penseurs la fragilité du

concept de la réminiscence. Platon aide ici à l'approche de la problématique de l'oubli. Donc,

il est de stricte rigueur de représenter le passé sans qu’il y ait l’aveu de sa disparition, de même pour la réflexion sur la mémoire sans la découverte de l'aporie de la présence de

l'absence. En effet, la pensée ricœurienne se déploie de ces apories liées à la pensée mnémonique et à sa représentation métaphorique du passé. Pour ce faire, pose la mnémèen

Europe after Authoritarianism. » La traduction française qui suit a été publiée dans la revue ESPRIT « La pensée », Mars-Avril 2006. 1 Adjectif partitif : mot à mot de l’advenu, tou genomenou. 2C’est-à-dire à l’aide de divers registres perceptifs : gestuel, discursif - langagier, graphique, scriptural.

Page 245: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

244

face de l'anamnesis. Il parle de parcours des polarités. On peut reconnaître, depuis Bergson

jusqu’à Case, en passant par Augustin et Husserl, les leviers placés comme des éléments de la fondation d'une phénoménologie de la mémoire. Ainsi, apparaît la nécessité de penser la

mémoire non seulement depuis l'intérieur de la monade de conscience, mais aussi en

dehors, en ce que la mémoire a trait à la mondanéité originaire de l'objet mnésique. Cette

démarche ricœurienne consacre la pensée à ce qui relève de la requête spécifique de

vérité par laquelle la mémoire humaine est définie comme une grandeur cognitive. C'est ce

qui permet, par l'aune de cette requête, d’examiner les problèmes posés par les abus de l'exercice de la mémoire : l’oubli et le pardon.

I.3.6.1. Oubli et pardon

Trop d'histoire tue l'homme, dit Nietzsche. C’est pourquoi, il doit y avoir l’oubli et le pardon en vue de soulager et de re-donner vie à l’homme. L'oubli peut être mis en rapport

avec le pardon. Pourtant, chacun peut relever d'une problématique spécifique et distincte.

Alors que l'oubli résulte de la mémoire et de la fidélité au passé, le pardon découle de la

culpabilité et de la réconciliation avec le passé. Mais, pour Ricœur, il faut distinguer le devoir

de pardonner d'un impossible devoir d'oubli. Le rapport entre les deux suppose et pose une

nouvelle problématique qui concerne leurs repères. Il se trouve que l'oubli, comme

empêchement de la mémoire, permet de mettre en évidence les obstacles et les échappées

rencontrés pendant l'opération mnémonique de rappel. Sur ce point, dans la perspective de

Paul et Sigmund Freud, il faut penser à la mémoire manipulée qui consiste à sélectionner les

oublis inévitables. Par contre, le pardon a sa place dans la faute et la culpabilité essentielles

à notre existence. Alors que devient le pardon devant les institutions, notamment quand il

faut juger les crimes? Donc, on doit se déplacer en dehors du cercle de l'accusation et de la

punition par l'aide du modèle du don pour penser le par-don. Pour ce faire, il faut rendre à

l’évidence la relation d'échange entre l'aveu et le pardon, le très haut esprit de pardon et

l'abîme de la culpabilité. S’agissant de l’un ou de l’autre, il dénote une situation conflictuelle.

I.3.6.2. Question ricœurienne du conflit Le conflit est à la base de toutes divisions. Étant humain, il a ses origines dans notre

cœur. C’est parce que nous sommes sentiment, cœur, de manière singulière que nous

sommes fragile et conflit. Autrement dit, « la disproportion entre le principe du plaisir et le

principe du bonheur fait apparaître la signification proprement humaine du conflit. Seul en

effet le sentiment peut révéler la fragilité comme conflit »1. Voilà comment le conflit

appartient à la nature originaire de l’homme. Avec Ricœur, l’on peut conclure en disant qu’en fait, si l’objet est synthèse, le moi, sujet, est conflit2. Le cœur est le véritable siège du

1Paul RICŒUR, L’homme faillible, p. 122. 2Ibidem., p.148. «Cette disproportion du sentiment suscite une médiation nouvelle, celle du thymos, du cœur ; cette

médiation correspond, dans l’ordre du sentiment, à la médiation silencieuse de l’imagination transcendantale dans l’ordre de la connaissance ; mais alors que l’imagination transcendantale se réduit toute entière à la synthèse intentionnelle, au projet de l’objet en face de nous, cette médiation se réfléchit en elle-même dans une requête affective indéfinie où s’atteste la fragilité de l’être humain. Il apparaît alors que le conflit tient à la constitution la plus originaire de l’homme ; l’objet est synthèse, le moi est conflit ».

Page 246: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

245

conflit puisqu’en lui se situe la triple requête intersubjective fondamentale de l´homme : la

requête de l’avoir, du pouvoir et du valoir. Elle constitue l’humanité de l’homme1 avant

qu’elle ne dégénère en passion. Elle provoque des sentiments source d’inquiétude dans les relations de possession, d’autorité et de valeur (d’honneur). Donc, autour de ces sentiments que l’homme se trouve déchiré entre plaisir et bonheur. Faisant recours à l’oubli et au pardon, le conflit peut s’établir en relation avec la réconciliation difficile à atteindre suite aux

atrocités passées. C’est la raison pour laquelle il faut faire intervenir la notion de pardon, de dignité aux victimes et de vérité, car le conflit se règle par la découverte de la vérité en vue

de bien-vivre-ensemble. Ceci nous pousse à poser la problématique de la réconciliation.

II. PROBLÉMATIQUE RICŒURIENNE DE LA RÉCONCILIATION

II.1. RÉCONCILIATION COMME ÉVÉNEMENT

En vue de bien envisager la problématique de la réconciliation, nous devons penser

l’événement et la condition des possibilités de le ré-ontologiser. Une telle réflexion nous

oblige de nous distancer de l’approche purement analytique. Elle doit permettre, en ré-

ontologisant l’événement, de lui donner une authentique pertinence philosophique. Sur ce,

étymologiquement, événement est ce qui advient. Comme tel, il fait penser aux théories de

l'action. Il témoigne de la présence d'une dimension de l'action dans l’idem d'un ipse. Cette

notion est ambivalente ou poly-sémique, dans la mesure où elle démontre que l’événement a à la fois un statut privé, public, mondial, social, mental, psychique, spirituel, intellectuel,

académique, circonstanciel… De tout ceci, on peut le reprendre soit sous l’angle de l’advenue, soit sous un angle

plus phénoménologique et herméneutique. Cette herméneutique se veut celle du soi dans la

perspective de l'objet principal de Soi-même comme un autre2 en vue d’une ontologie et d’une éthique des hommes à réconcilier. En outre, cette même herméneutique apparaît

encore comme une approche indirecte du soi à travers l'interprétation de son agir. Elle se

révèle une philosophie du détour où la réflexion menée est entièrement soutenue par

l'analyse phénoménologique, ontologique et éthique. La voie la plus probante de cette

réflexion nous semble non seulement une nécessité imposée par la position directe du soi,

mais puisqu’elle a aussi un aspect positif permettant à l'herméneutique de restituer une dimension critique à l’événement, au comportement humain et au processus de réconciliation, en vue de s'approcher d’une description objective ou objectivante du soi, de

l’origine et de l’enracinement des conflits. D’où, « Le chemin du consentement »3 que

propose apparaît comme un parcours dont on n’est jamais absolument sûr qu’il passe. Ce chemin par lequel l’affirmation se brise parfois et cède le passage à la simplicité de

l’approbation, de l’acceptation. Mais, il faut d’abord le témoignage qui induit à ce consentement.

1Ibidem., p. 127.

2 Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Ed. du Seuil, 1990.

3 Un superbe petit livre, est la dernière partie de la thèse de doctorat de Ricœur, Le volontaire et l’involontaire, parue chez

Aubier en 1950.

Page 247: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

246

II.2. RÉCONCILIATION ET HERMÉNEUTIQUE DU TÉMOIGNAGE

Il existe une sémantique du témoignage qu’il faut souligner. Témoigner, dans le sens de

l'expérience courante, se rapporte au vu et à l’entendu. Il se réalise habituellement à travers la constitution d'une histoire par le récit. À cet effet, une relation duelle peut s'installer entre

la constatation de l'un qui témoigne et la créance de l'autre qui écoute. D’emblée, le témoignage revient au service du jugement, de l’appréciation et de la critique. Il ne s’agit pas seulement d’un constat, mais d’un « récit servant à prouver une option de vérité »1, une

vérité issue de la justice équitable et établie. Par ici, retient un élément indispensable pour la

réconciliation et la paix : la justice fruit de témoignages. Cette justice doit être codifiée

(instituée) en vue de comprendre ces témoignages, ainsi que les autres situations liées à ces

témoignages. Elle se conclut par une décision découlant de la vérité établie, c’est-à-dire

d’une vérité liée nécessairement à la qualité du témoignage et de la crédibilité du témoin. De la crédibilité du témoin, avec Aristote dans la Rhétorique, ajoute l'idée de qualités

morales reconnues au témoin. À ce propos, la question du faux témoignage et du

témoignage de la conscience reste sous-jacente en vue d’un « engagement du témoin dans

le témoignage »2. C’est dans cette perspective que « le sens du témoignage semble alors

inversé ;le mot ne désigne plus une action de parole, le rapport oral d'un témoin oculaire sur

un fait auquel il a assisté; le témoignage est l'action elle-même en tant qu'elle atteste dans

l'extériorité l'homme intérieur lui-même, sa conviction »3.Dès lors, surgit la problématique de

l'herméneutique du témoignage.

II.2.1. Problématique de l'herméneutique du témoignage

Cette problématique s’exprime en ces termes : en recevant un témoignage, on devient témoin. Il s’agit du témoin et du témoin du témoin. Un double niveau personnel et

interpersonnel est ici intimement lié. En insistant sur la figure du témoin, André-Pierre

Gauthier invite à mettre en relief trois significations différentes : témoignage comme acte de

communication par lequel un témoin rapporte ce qu’il a vu ou entendu ; témoignage saisi

dans le contexte judiciaire puisque, grâce au récit du témoin, on peut porter un jugement ;

et témoignage avec l’éthique qui ne se limite pas à l’acte de témoigner que, mais témoigne

pour. Ainsi, pour interpréter un tel témoignage, il faut la présence d’un acte à la fois double et unifié. Il faut « un acte de la conscience de soi sur elle-même et un acte de la

compréhension historique sur les signes que l'absolu donne de lui-même. Ces signes sont en

même temps les signes dans laquelle la conscience se reconnaît »4.

Partant de l’historique, démontre que l'interprétation d'un témoignage permet à

celui qui le reçoit d’amplifier la dynamique interne afin de mieux se comprendre dans son affirmation. Une telle herméneutique obéit à une procédure qui consiste à constater que

1Fr. Pierre GUY, Paul Ricœur, L'herméneutique du témoignage, in Lectures III, p. 107-139, Seuil, p. 111.

2Ibidem, p. 117.

3Idem.

4Ibidem.,p. 129

Page 248: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

247

tout témoignage donne à interpréter. C’est après seulement que le témoignage se donne

pour être interprété, comme une « reprise, dans un autre discours, d'une dialectique interne

au témoignage. Dans le témoignage, cette dialectique est elle-même immédiate, en ce sens

que narration et confession adhèrent l'une à l'autre sans distance »1. D’où, « l'interprétation

du témoignage demande à rejoindre l'acte du témoin »2. Dès lors, il appert que le

témoignage prenne une autre extension qui se veut mémoire.

II.2.2. Témoignage comme extension de la mémoire

Le témoignage est ainsi considéré, surtout dans sa phase narrative. Le fait est narré

en un récit-événement dans le but de le rendre public. Ce fait et ce récit marquent la

mémoire, font irruption dans l’histoire et sont reçus en témoignage verbal, mais encore mis par écrit et conservé. C’est par ici que nous débouchons sur une dialectique du témoignage renforcé par la promesse de témoigner à nouveau et encore. Cette dialectique ouvre sur la

dimension fiduciaire réglementant les rapports humains. Il y a cependant lieu de se référer

aux traités, aux pactes, aux contrats et aux autres interactions qui doivent reposer sur la

confiance dans la parole donnée. D’où, l’importance d’établir la vérité par la confrontation des témoignages. C’est ce qui suppose et pose une situation de conflit et qui ne peut se

limiter aux champs de la simple référence mémorielle. Cette situation doit recourir aussi

bien à la tradition mnésique qu’à d’autres mémoires traditionnelles. C’est ici que la mémoire se veut la matrice de l’histoire en même temps l’objet de l’histoire. La mémoire se trouve instruite par l’herméneutique de la réception. Mais, l’histoire manque la grâce de la reconnaissance qui donne à la mémoire une sorte d’illumination. Il peut y avoir, dans ce cas, une équivoque tenace entre la connaissance historique et la mémoire. Cependant, cette

équivocité peut être transcendée lorsque la mémoire se conjugue en termes de faire

mémoire.

En effet, le devoir de faire mémoire est celui qui se réclame du devoir de ne pas

oublier. Ce « devoir de mémoire est souvent une revendication faite par les victimes d’une histoire criminelle ; son ultime justification est cet appel à la justice que l’on doit aux victimes »3. En conséquence, il faut compléter la notion de travail de mémoire par celle

d’histoire et de travail qui enveloppe les situations de forte cruauté et de deuil, situations

qui renferment les souvenirs difficilement digérables. Pour dire que la notion de travail

d’histoire, de mémoire et de deuil renvoie plus à la notion de com-mémoration et de re-

mémoration. Nous rejoignons ici Freud qui, dans la pensée du travail de deuil, a consacré un

essai très important : Deuil et mélancolie. Dans ce contexte, nous suggérons d’unir la notion de devoir de mémoire, qui est une notion morale, à celles de travail de mémoire, de travail

d’histoire et de travail de deuil, qui sont des notions purement psychologiques. L’avantage de ce rapprochement est celui d’inclure la dimension critique de la connaissance historique au sein de travail de mémoire et de deuil. Ainsi donc, au concept moral de devoir de

1Ibidem.,p. 131

2Idem.

3Idem.

Page 249: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

248

mémoire doit revenir le dernier mot, puisqu’il s’adresse à la notion de justice due aux victimes. Parler des victimes, pour qu’on arrive au véritable sens de l’oubli, du pardon et de la réconciliation, il faut qu’il y ait des consentements réciproques de personnes en conflits.

II.3. HERMÉNEUTIQUE RICŒURIENNE DU CONSENTEMENT POUR LA RÉCONCILIATION

II.3.1. Consentement, problématique de l’infinitude et la finitude humaines

Le consentement est cette ambiguïté qui met en antagonisme l’infinitude et la finitude humaines. Ceci se rapporte à la double manière disproportionnelle de penser selon

Descartes et Kierkegaard. Sur ce, prend deux repères : du stoïcisme considéré comme un

consentement imparfait et de l’orphisme réputé comme un consentement hyperbolique. Si

le premier est celui d’un détachement, d’un exil méprisant, d’un arrachement, d’un désengluement, le second est une perte de soi. Certes, il existe une forte oscillation sur ces

deux figures qui correspondent aux deux limites entre un consentement qui dit non à tout et

un autre qui dit oui à tout. Entre les deux, fraie la voie vers un consentement selon

l’espérance qui conteste un monde du Être ici est une splendeur selon Rilke. C’est ici même que l’on peut protester toute expérience ontologique chez Ricœur. Mais si cette ontologie existe, elle est donc entièrement poétique parce qu’elle est totalement eschatologique. Le

consentement vient d’effectuer un bon spectaculaire qui le conduit de la finitude temporelle à l’infinitude intemporelle et eschatologique, plus de mystère sur la négativité et

l’affirmativité. En effet, le consentement vient enlever la voile entre la négativité et l’affirmativité,

l’affirmativité entendue comme l’affirmation originaire selon Jean Nabert. Elle rejoint La

puissance de l’affirmation de Paul que l’on déniche dans la dernière partie de« Histoire et

Vérité ». La négativité, quant à elle, trace le chemin à la transgression, puis à la négation de

la négation et à l’expérience d’une affirmation implicite aux négations les plus virulentes, proche de Camus en L’homme révolté. Sous la pression de la négation, de l’expérience de la négativité, nous devons reconquérir la notion de l’être qui est acte et affirmation vivants. En somme, dans le double mouvement de la véhémence ontologique de la négativité et de

l’affirmativité, nous découvrons le double mouvement de l'herméneutique ricœurienne qui

se raccommode entièrement entre distance et appartenance, entre critique et

herméneutique, entre personne et dynamique de la réconciliation, entre réconciliant et

réconcilié… C’est ainsi que nous dénichons l’enjeu qui convient pour l’oscillation ontologique, l’oscillation existentielle dans notre rapport à l'être et l'impulsion d’une ontologie de l’être réunifié. Dans ce sens oscillatoire, chez des poètes, il peut s'agir d'une ontologie poétique et que la terre promise, dans le consentement de l’espérance et de

l’eschatologie, n’est pas ailleurs. Dans l’ici et maintenant, ce consentement exige l’approbation et la confiance mutuelles.

II.3.2. Consentement, approbation et confiance mutuelles

Quel que soit sa dimension infinie ou finie, le consentement réclame une part

d’attestation, d’approbation et de confiance mutuelles. Or, toute attestation est déjà une

Page 250: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

249

interprétation. Ainsi, Soi–même comme un autre se veut ici une étude sur la polysémie du

soi, du même et de l'autre. L’on doit se croire, par ici, embarqué dans l’engrenage des méta-

catégories de Sophiste de Platon. La polysémie et la dispersion de l'expérience de l'altérité

confirment l’existence de l’altérité et de l’autre, de l’autre à soi-même et de soi-même. D’où, le choix de soi pour l’'attestation se rapporte non à soi devant soi, mais à autre que soi et à

soi comme autre, ipséité différente de mêmeté, et dans leur rapport dialectique avec

l’altérité. Il reste à montrer que l'autre est déjà dans le même et les deux se retrouvent dans

l’engrenage herméneutique de consentement réciproque. C’est pourquoi, il faut qu’il y ait des témoignages. Ces témoignages exigent un minimum de l’approbation en vue de s’assurer que quelque chose s'est passé effectivement. Ceci laisse la possibilité de parler et

d’agir en confiance mutuelle et fondamentale dans la simple existence des uns et des autres. Ainsi donc, « l'approbation mutuelle exprime le partage de l'assertion que chacun fait de ses

pouvoirs et de ses non-pouvoirs, ce que j'appelle attestation dans Soi-même comme un autre.

Ce que j'attends de mes proches, c'est qu'ils approuvent ce que j'atteste: que je puis parler,

agir, raconter, m'imputer à moi-même la responsabilité de mes actions (...) À mon tour

j'inclus parmi mes proches ceux qui désapprouvent mes actions, mais non mon existence »1.

Telle est la quintessence de l’herméneutique ricœurienne de consentement qui donne lieu à la problématique ricœurienne de la paix civile.

III. PROBLÉMATIQUE RICŒURIENNE DE LA PAIX CIVILE

Nous estimons pertinent de partir de Kant pour qui la paix et la concorde, la

solidarité et la satisfaction sont les fins potentielles de la Raison pure et pratique. Elles se

matérialisent au travers l’irrationalité et l’insociable sociabilité. Kant se trouve rejoint par

Locke pour qui, vivre-ensemble est plus que naturel. Le monde en-soi en a mis des

dispositions nécessaires. C’est pourquoi, il dira : « Les hommes sont capables de vivre

ensemble en se conformant à la loi naturelle qui n'est autre que la raison »2. Néanmoins,

pour Kant, la paix est une idée imposée par la raison, un devoir-être, un idéal dont la

réalisation entière se situe à l'infini. Ainsi, selon Damilaville : « L'homme n'est en santé, c'est-

à-dire dans son état naturel, que lorsqu'il jouit de la paix »3. Il ressort bien que la paix se

rapporte à la nature.

III.1. NATURE, PREMIER GARANT DE LA PAIX

Malgré le sens tragique et désolant du dessein de la nature et de sa fonction dans le

cheminement et l’histoire du monde, la nature elle-même offre à l’homme assujetti à la tourmente et aux conflits une perspective consolante pour l’avenir. Elle symbolise en elle, en

langage kantien, le droit d’espérer au monde. Par ce fait, elle se révèle le premier garant de la paix. Elle nous fait une assurance qui, même si elle ne suffit pas à prophétiser

1 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli,p.162-163 2 J. LOCKE, Second Traité du gouvernement civil. 3 DAMILAVILLE, « Paix » inEncyclopedia Universalis, corpus 14, Paris, 1989.

Page 251: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

250

théoriquement la paix perpétuelle1, nous empêche du moins à la regarder comme une

chimère métaphysique. En d’autres termes, la nature, en réussissant à organiser le monde et ses événements historiques, incarne « la sagesse profonde d’une cause supérieure, qui prédétermine la marche des destinées et les fait tendre au but objectif du genre humain »2.

Ceci équivaut à la réalisation du projet de paix profonde et durable. Cependant, par les

opportunités qu’elle offre, elle ouvre l’humanité aux possibilités pour qu’elle devienne elle-

même une fin et non seulement un moyen. Dès lors, personne n’a le droit de remettre en cause la paix. Toutefois, cette paix doit être sauvegardée par l’esprit de pardon, de tolérance, de réconciliation, de reconnaissance de l’humanité en chaque homme.

Par contre, d’autres thèses font remarquer que la nature conduit à la guerre, car

état de l’hostilité permanente3. Cette vision pessimiste est celle de Hobbes et de

Schopenhauer. On peut penser encore aux pulsions de mort de Freud avec le Thanatos.

Contre cette vision, nous évoquons la conception optimiste de la paix qui s’exprime en ces termes : l’homme est naturellement pacifique. Ceci nous fait penser à la nostalgie de l’âge d’or chez Aristophane et aux thèses rousseauistes du bon sauvage. Certes, la paix est une évidence, car du point de vue simplement empirique, force est de constater que l’aspiration massive des peuples est la paix dont l’image est le bien-être, l’épanouissement, le bonheur et la réjouissance. Seule la vraie paix n'est jamais injuste, car elle est assentiment des

peuples en accord avec ce que veut la nature. Une telle paix est autour de nous et avec tout

le cosmos.

III.2. PAIX AUTOUR DE SOI ET AVEC LE COSMOS

Préférer la paix est une évidence, voire morale sinon naturelle. Cependant,

naturellement comme moralement, historiquement comme philosophiquement, cette

évidence se veut plus secrète, puisque problématique. La paix intérieure, quant à elle, est un

enjeu essentiel de la paix autour de soi et avec le cosmos. C’est cette dialectique de la paix qui a poussé Derrida à dire qu’on ne peut faire la paix qu’avec un autre que soi, car la paix avec soi-même exige toujours un dédoublement minimal du sujet de la pacification. Par là, la

paix comprend sa propre herméneutique et devient réciproque. Mais, cette réciprocité

apparaît aussi dangereuse, à telle enseigne qu’elle peut être une nouvelle ouverture à d’autres problématiques. De ce fait, la paix ne doit pas être un pur artifice selon Merleau-

Ponty, ni un règne ou triomphe de l’éros, une paix des cimetières selon Kant, une paix

apparente acquise par un simple compromis, une trêve ou alliance par intérêts. Pour lui, la

paix doit être sérieuse et à penser. Donc, s’intéresser à la Paix, c’est à la fois la penser, la concrétiser et la vivre.

1 Emmanuel KANT, Projet de paix perpétuelle, in Œuvres philosophiques, Paris, Gall, 1986, p. 362.

2Ibidem., p. 354.

3 D’ailleurs, si la paix doit être conquise par la raison, cela peut aussi supposer que la nature est guerrière et non pacifique.

Alors le rôle de pacifier est dévolu à la raison, c’est-à-dire que l’on doit passer de la nature naturelle et débordante à la raison ordonnée, ordonnante et ordonnatrice. En d’autres termes, la paix, comme paroxysme de la raisonnabilité et de la réciprocité, fait transcender l’homme à l’humain et à l’humanité.

Page 252: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

251

Dans son sens cosmique, selon Kant, la vraie paix ne peut qu’atteindre le hors-

temps, dépasser l’instant et n’avoir ainsi aucune durée déterminée. Elle est un dépassement de la temporalité, de l’éphémérité et de la spatialité délimitée. C’est pourquoi, chez lui, la perpétuité inhérente à la Paix va de pair avec le cosmo-politisme-confiance1. Ainsi, la paix

n’est plus une donnée, mais une création, une construction, une volonté, un projet. Elle n’existe qu’une fois établie. En principe et par principe, elle exclut tous les rapports de force pour l’instaurer. Surtout, si elle est l’antonyme de la guerre, relationnellement elle est, selon Levinas, l’expression d’une hospitalité ontologique radicale. Dès lors, même si tous les êtres sont différents les uns aux autres, les hôtes doivent rester toujours des non-hostis (des

ennemis potentiels). C’est ainsi que Levinas considère la paix comme la première des qualités humaines, puisqu’elle exprime toute l’hospitalité du visage d’autrui. D’où l’obligation d’agir toujours avec comme finalité le devoir de Paix.

De cette façon, la paix serait « dans son essence, Idée rationnelle d’un tout cosmopolitique (en cela aussi relationnelle) finalité historique, rationalité technique (quant

au comment la faire) pragmatique (ce qui serait une vie pacifiée) et morale (expression

même de deux principes majeurs de la moralité, la réciprocité, et l’homme comme fin en soi) »2. Certes, elle peut se vouloir un consentement mutuel (Rousseau), une volonté

partagée des souverains (Abbé de Saint Pierre), une expression totale d’une légalité, une

catharsis ou purification du naturel agressif. Ainsi, pour Ricœur, il faut constamment poser des gestes qui révèlent la paix comme un horizon possible, et qui transforment le fatalisme

et le désespoir en espérance et en confiance mutuelle, surtout en confiance-en-soi3. Le bien

vivre-ensemble-pacifié est dans ce cas redynamisé et toujours à penser et repenser. Penser

et repenser ce bien vivre-ensemble-pacifié ne conduisent qu’à la découverte des valeurs et de tolérance pour la paix.

III.3. VALEURS ET TOLÉRANCE POUR LA PAIX

Pour fonder une paix profonde et durable, et aider à la transcendance, relevons

deux autres facteurs indispensables. Il s’agit de la confrontation des valeurs et la notion de

tolérance. Ainsi, situons-nous dans la continuation des travaux de philosophes comme John

Rawls et Jürgen Habermas qui parle de cette confrontation et d'une éthique de la discussion.

S’agissant de Rawls, nous gardons deux idées : celle qu'on peut appeler le consensus par

1 E. KANT, Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Trad. Jean-Michel Muglioni.

2 Joël POULAIN, La Paix in L’Agora du 7/1/98.

3 Il faut noter que la confiance-en-soi n’est pas acquise une fois pour toutes. Elle demande à être continuellement

confirmée par l’entretien de liens affectifs. Le processus de reconnaissance intersubjective qui conduit les hommes à s’estimer et à un vivre-ensemble-pacifié, lui aussi, est interminable. Du fait du pluralisme axiologique de nos sociétés et de la variation des rapports d’estime selon les époques (Cf. P. Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Trois études, Paris, Stock, 2004, pp. 295-296), la formation d’un horizon de valeurs communes qui permet aux acteurs de s’estimer doit s’entendre comme un processus dynamique qui ne se clôture jamais. Pour une analyse plus approfondie de l’interprétation que Paul effectue de la théorie de la reconnaissance de Axel Honneth, nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre article : A. Loute, « Philosophie sociale et reconnaissance mutuelle chez Paul », in R. Gély, S. Laoureux et L. Van Eynde, Affectivité, imaginaire, création sociale, Bruxelles, à paraître.

Page 253: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

252

recoupement1 et celle de désaccord raisonnable2. Le but visé reste celui de rappel à la notion

de tolérance que les philosophes des Lumières avaient développée au XVIIIe siècle. Mais lui a

la ferme détermination d’aller plus loin aujourd'hui. Dans ce sens, nous ne devons non seulement tolérer, supporter, endurer, admettre la différence, mais parvenir à repérer et

accepter la vérité qui se trouve en dehors de nous, et pourtant que les autres en ont accès.

Autrement dit, nous devons accepter que notre propre symbolique n'épuise pas toutes les

ressources de symbolisation du fondamental : l’homme reste mystère. Par ailleurs, la confrontation de différents points de vue doit conduire à la

découverte de la vérité. Se faisant, il faut que cette confrontation soit sous-tendue par

l’éthique de la discussion, puisque le but final est la redécouverte, le rétablissement, la

maintenance et l’exercice instantané de la paix. Pour cela, il faut la présence d’au moins d’un fondement religieux et transcendant. Sans ce fondement, le pouvoir purement humain,

égoïste, voire politique, ne peut être qu'auto-fondé, donc toujours mal-fondé et, par

conséquent, source intarissable de mal et conflits.

Par les développements qui précèdent pour étoffer notre modeste contribution à la

Problématique ricœurienne de la mémoire et de la réconciliation pour une paix civile, nous

avons cherché à cerner les sens de la mémoire, de la réconciliation et de la paix. Tout l’enjeu de notre recherche est la reconstruction d’une approche herméneutique des concepts de la mémoire et de la réconciliation pour une paix civile dans les œuvres de Paul Ricœur. Pour ce faire, nous avons tenté de formuler deux hypothèses : Premièrement, il y a un rapport de

réciprocité et de co-détermination entre la mémoire, la réconciliation et la paix.

Deuxièmement, nous supposons par ces concepts la possibilité d’une anthropologie herméneutico-philosophique, référant à la théorie de l’histoire, du vivre-ensemble-pacifié et

de l’agir-ensemble-en-société, une humanité mnémonique3. En supposant que l’homme est

à la fois capable et faillible au fondement de cette anthropologie, nous sommes arrivés à

l’idée que l’homme reste l’acteur agissant indéniable et principal d’une vie de paix profonde et durable en la donnant et la recevant.

En effet, les notions de la mémoire, de la réconciliation et de la paix ont connu, sans

un moindre répit, une recherche abondante. Nous avons choisi certains textes ricœuriens considérés comme importants dans la constitution d’une herméneutique-philosophie

critique des notions à l’ordre de cette étude. Nous sommes allés vers des thématiques

1 Les différentes tendances ou opinions ne doivent pas être étanchées les unes aux autres, mais doivent se recouper et ces

zones de recoupement doivent être récupérées dans le processus de co-fondation d'une nouvelle dynamique. 2 Nous assumons nos visions différentes les unes des autres en vue d'incorporer le différend.

3 C’est dans ce contexte que Blaise Pascal pouvait-il dire que l’humanité peut être considérée maintenant comme un seul

homme qui sans cesse apprend et se souvient. On peut découvrir par-là un processus d’universalisation à l’œuvre autour d’une politique et d’une économie rationnelles, d’un rapprochement des modes de vie qui constituent un progrès correspondant à des aspirations humaines communes au mieux-être, à la dignité et à l’autonomie. Partant, Paul tire bien également la leçon d’une unité rationnelle du genre humain. En effet, le recours à la raison et la possibilité du dialogue, de la communication et de la traduction créent donc un espace commun surplombé par les grandes valeurs éthiques et morales autour de l’idée de la dignité de l’humanité et de l’homme, valeurs qui ont un caractère transcendantal.

Page 254: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

253

considérées interdisciplinaires du fait des concepts analysés dans leur sens

historiographique, des méthodes herméneutique et philosophique même si, d’après Karl Jaspers, « la philosophie ne donne rien, (mais) elle ne peut qu’éveiller, puis elle peut nous aider à nous souvenir, à consolider et à conserver ce qui est déjà en nous »1. Toutefois, la

nouveauté de notre démarche a consisté dans l’esquisse d’une anthropologie herméneutico-

philosophique dans les œuvres ricœuriennes à travers une perspective ouverte par l’analyse de la mémoire, de la réconciliation et de la paix.

BIBLIOGRAPHIE

1. Ouvrage de base

P., Le conflit des interprétations.

---------------- La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

---------------- Soi- même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

--------------- Philosophie de la volonté. I, Le volontaire et l’involontaire, Paris, Aubier

Montaigne, 1950.

--------------- Philosophie de la volonté. II Finitude et culpabilité I. L’homme faillible, Paris,

Aubier Montaigne, 1960,

-------------- L’homme faillible,

-------------- Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie, Labor et Fides, 3è édition,

Genève, 2004

-------------- Parcours de la reconnaissance, Trois études, Paris, Stock, 2004

-------------- Temps et Récit, tome I-III, Paris, Ed. du Seuil, 1975, 1989, 1984.

-------------- La Métaphore vive, Paris, Ed. du Seuil, 1975.

-------------- L’amour et la justice, Tübingen, J.C.B. Mohr (Paul Siebek), 1990.

2. Ouvrage secondaire

ABEL O. (dir), La juste mémoire. Labor et fides, 2006.

ARENDT H., Essai sur la révolution, Ed. Gall. Coll. Les Essais, 1967.

BECKER A., Maurice Halbwachs, un intellectuel en guerres mondiales (1914-1945), Paris,

Agnès Viénot Éditions, 2003

BLOCH M., Apologie pour l’histoire ou métier d’historien. Paris : Armand Colin, 1974.

BOUCHINDHOMME C., Rochlitz R. (dir.), Temps et récit de Paul en débat, Cerf, Paris, 1990.

CHEVALLARD Y. et MERCIER A. (1987) : Sur la formation historique du temps didactique,

publication n° 8 de l’IREM d’Aix-Marseille, Marseille.

CUGNO A., L’Existence du mal, Seuil, Paris, 2002,

DELACROIX C., DOSSE F., GARCIA P. (éd), Paul et les sciences humaines. Éditions La

Découverte, Paris, 2007.

1 Karl JASPERS, Introduction à la philosophie, Paris, Bibliothèque 10/18, 1998, p. 52.

Page 255: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

254

DERRIDA J., De la grammatologie. Paris : Éditions de Minuit, 1967. P. 96-111

DOSSE F., FINKIELKRAUT A., GUILLEBAUD J-C., HOUZIAUX A., La mémoire, pour quoi faire?

Les Éditions de l’Atelier/Les Éditions Ouvrières, Paris, 2006. FIASSE G. (coord), De l’homme faillible à l’homme capable. PUF, 2008.

FINLEY M. I. ,Mythe, mémoire, histoire : les usages du passé, Paris, Flammarion, 1981.

GREISCH J., Paul Ricœur, L’itinéraire du sens, édition Jérôme Million, Grenoble, 2001,

GREISCH J., KEARNEY R. (ed.), Paul Ricœur. Les métamorphoses de la raison herméneutique.

Actes du colloque de Cerisy-la-Salle, Cerf, Paris, 1991.

GUY P., ofm, Paul Ricœur, L'herméneutique du témoignage, in Lectures III, p. 107-139, Seuil,

p. 111.

HALBWACHS M., Les cadres sociaux de la mémoire, Postface de G. Namer, Albin Michel,

Paris, 1925 ; 1994.

----------------------- La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997 (1ère édition PUF, 1950).

----------------------- La topographie légendaire des Évangiles en Terre sainte : étude de mémoire collective, Paris, PUF, 1971.

HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Trad. André Kaan, Préface de Jean Hyppolite,

Paris, Gall. 1940, nouvelle édition, 1995.

JASPERS K., Introduction à la philosophie, Paris, Bibliothèque 10/18, 1998

JEPERPHAGNON L., Le Mal et l’existence, les éditions ouvrières, Paris, 1966.

JERVOLINO D., et la pensée de l’histoire : entre temps et mémoire. Labyrinth, vol. 3, hiver

2001.

---------------------- Paul Ricœur. Une herméneutique de la condition humaine. Ellipses, Paris,

2002.

KANT E., La Religion dans les limites de la simple raison, J. Vrin, Paris, traduit par J. Gibelin, 3è

édition, 1965.

------------- Idée d’une histoire universelle du point de vue cosmopolitique, Trad. Jean-Michel

Muglioni.

LÉVINAS E., Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961.

-------------- Éthique et infini, Dialogue avec Philippe Nemo, Fayard-France Culture, Paris,

1982

LOCKE J., Second Traité du gouvernement civil.

MICHEL J., Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir. Les Éditions du Cerf, Paris, 2006.

MÜLLER B. (dir.), L'histoire entre mémoire et épistémologie. Autour de Paul Ricœur. Payot,

Lausanne, 2005.

NORA P., Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, I – La République, 1984 ; II – La Nation,

3 vol., 1986 ; III – Les France, 3 vol., 1993. NKERAMIHIGO T., L’homme et la transcendance selon P. Ricœur, Paris, Lethielleux, 1984

NIETZSCHE F. ,Considérations inactuelles / Unzeitgemässe Betrachtungen, 2, Paris, Aubier

Montaigne (Collection bilingue), 1964.

PORTOCARRERO M-L., Subjectivité et aliénation chez Paul Ricœur,

ROUSSEAU J.J., Émile, traité sur l’éducation, Larousse, Paris, 1999.

Page 256: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

255

ROUSSO H., Le syndrome de Vichy : 1944-198-, Paris, Seuil, 1987.

ROUSSO H.  et PETIT P., La hantise du passé : entretien avec Philippe Petit, Paris, Textuel,

1998.

STORA B., La gangrène et l’oubli : la mémoire de la guerre d’Algérie, Paris, La Découverte,

1991.

TODOROV T. ,Les abus de la mémoire, Paris, Arléa, 1998. Verlhac M. (coord.), Histoire et

mémoire. Centre Régional de Documentation Pédagogique de l’Académie de Grenoble,

Grenoble, 1998.

VERNEAUX Roger, Problèmes et mystères du mal, P. Téqui, Paris, 1956.

VETO Miklos, Le Mal.Essais et études, L’Harmattan, Paris, 200. VEYNE P., Comment on écrit l’histoire. Paris : Seuil, 1978

3. Revues et Syllabus

BAZIN A. , « L’Institut Georg-Eckert de recherche sur les manuels scolaires, un expert de la

réconciliation », in S. Lefranc (dir.), Après le conflit, la réconciliation ? Actes révisés des journées d’étude organisées par l’Institut des sciences sociales du politique, Paris, Michel

Houdiard, 2006

GAUTHIER A-P., Paul et l’agir responsable. Les figures bibliques du prophète et du témoin,

(Préface de Bruno-Marie Duffé), Lyon, Profac, 2001(recension 21 janvier 2008).

GENSBURGER S. , « La création du titre de Juste parmi les Nations 1953-1963 », in Bulletin du

Centre de recherche français de Jérusalem, n° 15, 2004. GENSBURGER S.ET LAVABRE M.-C. , « Entre “devoir de mémoire” et “abus de mémoire” : la sociologie de la mémoire comme tierce position », in B. Müller, Histoire, mémoire et

épistémologie. À propos de Paul Ricœur, Lausanne, Payot, 2005, p. 76-95.

KANT E., Projet de paix perpétuelle, in Œuvres philosophiques, Paris, Gall, 1986, p. 362.

LOUTE A., « Philosophie sociale et reconnaissance mutuelle chez Paul », in R. Gély, S.

Laoureux et L. Van Eynde, Affectivité, imaginaire, création sociale, Bruxelles, à paraître.

P., La marque du passé in Revue de Métaphysique et de Morale (forthcoming)

----------------- L'herméneutique du témoignage, in Lectures III, p. 107-139, Seuil, //

Page 257: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

256

Page 258: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

257

Droit à la justice et devoir de pardon : la voie étroite de la réparation

Par Shamsidine ADJITA1

La vie en société exige le respect d’un certain nombre de valeurs. Ces valeurs sont encadrées par le droit qui est par excellence une science d’organisation. En effet, le droit est défini

comme « l’ensemble des règles socialement édictées et sanctionnées, qui s’imposent aux

membres de la société. »2 Le droit est donc au service des finalités parmi lesquelles la justice

joue un rôle important.

Que signifie le terme justice ? Le terme « justice » a plusieurs acceptions. Dans un premier

sens, la justice est définie comme « ce qui est idéalement juste, conforme aux exigences de

l’équité et de la raison. En ce sens la justice est tout à la fois un sentiment, une vertu, un idéal, un bienfait (comme la paix), une valeur ». 3 Elle est aussi définie comme « ce qui est

positivement juste : ce à quoi chacun peut légitimement prétendre (en vertu du droit) ; en ce

sens la justice consiste à rendre à chacun le sien. »4 Elle peut également être définie comme

« la fonction juridictionnelle. Exemple : rendre justice ».5C’est cette dernière fonction de la

justice qui nous interpelle dans le cadre de cette étude.

Quid du terme « devoir » ? Que signifie-t-il ? Ce terme peut être défini comme « l’obligation soit, dans un sens vague (pour désigner tout ce qu’une personne doit ou ne doit pas faire), soit dans un sens technique précis (rapport de droit. Exemple : réparation à la charge du

responsable d’un dommage). »6 Il désigne aussi « 7certaines règles de conduite d’origine légale et de caractère permanent (qui se trouvent avoir aussi une coloration morale) :

devoirs du mariage, devoirs de famille. » Dans un sens voisin, il désigne des obligations

préétablies que la loi impose, non envers une personne déterminée, mais d’une manière générale, à une personne en raison de ses fonctions ou de sa profession, (devoir d’état), soit à tout homme envers ses semblables : devoir de ne pas s’enrichir injustement au détriment d’autrui, de respecter la propriété, etc. »8

1 Shamsidine ADJITA est Maître de conférences en droit privé. Il est enseignant chercheur à l’université de

Lomé 2 Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, éd. 2003, .

3 G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, éd. 2003, p. 510

4Idib.

5Ibid.

6Idid., p. 297.

7 Ibid.

8 Ibid.

Page 259: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

258

Le terme « pardon », d’après le Petit Larousse, s’entend de l’action de pardonner, rémission d’une faute, d’une offense ». Quant au terme réparation, il s’entend dans le langage juridique, de l’indemnisation, du dédommagement d’un préjudice par la personne qui en est responsable civilement ou pénalement.1

Comme on peut le constater, ces différentes approches des termes du thème, objet de la

présente étude mettent en évidence une logique toute simple : la prise en compte de l’être par le droit. L’homme a des droits subjectifs que le droit objectif définit, organise et encadre. Leur violation par autrui entraine une réaction du droit par la sanction appropriée.

Or la sanction n’intervient pas toute seule. Elle est le résultat d’un processus entretenu dans un cadre donné qu’on appelle justice. Comme on peut le constater, le fait de faire valoir ses prétentions en justice est un droit. C’est un doit qu’on peut faire valoir en cas de violation d’un droit subjectif reconnu par le droit objectif. Le droit à la justice est un droit dont

l’exercice permet de faire triompher la cause des autres droits subjectifs. A ce titre il a un

double caractère : c’est à la fois un droit naturel et un droit fondamental reconnu par la constitution et par les instruments juridiques internationaux.

Quant au devoir de pardon, il doit s’analyser comme étant une obligation humaine

inhérente à la vie en société, une contrainte morale que la foi humaine incite l’être à mettre en œuvre pour éviter d’être prisonnier d’un passé qui le hante et qui l’empêche de voir l’avenir de façon positive. Mais pour qu’il y ait pardon, il faut que la justice s’exprime, permette à l’être humain de faire entendre sa cause devant les juridictions spécialement conçues à cet effet. Et qui dit tribunaux, dit jugement des personnes coupables des

violations massives des droits humains et dont les victimes continuent de souffrir.

L’expression de l’Etat de droit passe cet exercice difficile mais utile pour une paix sociale durable. La garantie de l’exercice du droit à ce que sa cause soit entendue devant une juridiction compétente, doit être assurée par l’Etat, en l’occurrence les autorités chargées de la gestion de l’affaire publique. Chargé de faire respecter le droit sur son territoire, l’Etat doit garantir la poursuite, le jugement et la sanction de toute personne qui porte atteinte aux

droits fondamentaux des citoyens.

Il pèse donc sur les autorités politiques une obligation constitutionnelle de rendre la justice

au profit des victimes des violations des droits humains (I). Ce qui implique l’organisation d’une procédure judiciaire dans le respect des principes qui gouvernent le procès aussi bien

pénal que civil. La demande de pardon ne peut intervenir qu’après cette ultime étape (II) qui constitue un préalable indispensable.

1 Ibid. 772.

Page 260: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

259

I. L’OBLIGATION DE RENDRE LA JUSTICE

A qui incombe cette obligation ? L’obligation de juger les responsables des violations des droits humains incombe à l’Etat qui seul a le droit de sanctionner une personne en cas de violations desdits droits. Elle se justifie par l’interdiction de la vengeance privée. Elle se justifie aussi par le fait que seul l’Etat a créé des institutions à cet effet afin de préserver la société contre les délinquants susceptibles de causer des troubles à l’ordre public. Or l’administration de la justice passe nécessairement par l’organisation d’un procès. Et qui dit

procès, dit jugement (A), lequel doit déboucher inévitablement sur la sanction des coupables

(B) dès lors que leur culpabilité est établie.

A. Le jugement des responsables des atteintes aux droits humains

Deux idées seront examinées sous cette rubrique : l’acte de juger, d’une part, et comment

juger le mal, d’autre part.

1. L’acte de juger

Le terme « jugement » vient du verbe « juger ». Que signifie le verbe « juger ». Pour mieux

comprendre ce verbe dans le sens qui nous intéresse ici, il faut partir de ses deux finalités :

une finalité courte et une finalité longue. Dans sa première finalité, juger signifie trancher,

en vue de mettre un terme à l’incertitude. Dans la deuxième finalité, c’est-à-dire la longue, le

terme « juger » a un sens plus dissimulé et orienté vers un but précis, à savoir la contribution

du jugement à la paix publique. C’est le parcours de la finalité courte à la finalité longue qu’il faut effectuer.

Juger, disons-nous d’abord, c’est trancher ; cette première finalité laisse l’acte de juger, au

sens judiciaire du mot, à savoir statuer en qualité de juge, dans le prolongement du sens non

technique, non judiciaire de l’acte de juger, dont il faut rappeler rapidement les composantes et les critères. Au sens usuel du mot, le terme juger recouvre une gamme de

significations majeures qu’on peut classer selon ce qu’on peut appeler volontiers un ordre

de densité croissante. D’abord, au sens faible, juger c’est opiner ; une opinion est exprimée,

portant sur quelque chose. En un sens un peu plus fort, juger c’est estimer ; un élément

hiérarchique est ainsi introduit, exprimant préférence, appréciation, approbation. Un

troisième degré de force exprime la rencontre entre la côté subjectif et le côté objectif du

jugement ; côté objectif : quelqu’un tient une proposition pour vraie, bonne, juste, légale ;

côté subjectif : il y adhère.

Enfin, à un niveau plus profond qui est celui où se tient Descartes dans la Quatrième

Méditation, le jugement procède de la conjonction de l’entendement et de la volonté :

l’entendement qui considère le vrai et le faux – la volonté qui décide. C’est ici que réside le sens fort du mot juger : non seulement opiner, estimer, tenir pour vrai, amis en dernier

ressort prendre position. C’est de ce sens usuel qu’il faut partir pour rejoindre le sens

Page 261: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

260

proprement judiciaire de l’acte de juger.

Au sens judiciaire, en effet, le jugement intervient dans la pratique sociale, au niveau de cet

échange de discours que Jürgen Habermas rattache à l’activité communicationnelle, à la faveur du phénomène central de cette pratique sociale que constitue le procès. C’est dans le cadre du procès que l’acte de juger récapitule toutes les significations usuelles : opiner,

estimer, tenir pour vrai ou juste, enfin prendre position.

La question se pose alors de savoir sous quelles conditions l’acte de juger sous sa forme judiciaire peut être dit autorisé ou compétent. Un auteur a dans son article « Le juste entre

le légal et le bon », cité quatre conditions pour un procès acceptable :

1. – l’existence de lois écrites ;

2. – la présence d’un cadre institutionnel : tribunaux, cours de justice, etc. ;

3. – l’intervention de personnes qualifiées, compétentes, indépendantes, que l’on dit « chargées de juger » ;

4. – enfin un cours d’action constitué par le procès, évoqué un peu plus haut, dont le

prononcé du jugement constitue le point terminal.1

A ces quatre conditions évidentes et qui existent dans tous les Etats du monde, qu’ils soient démocratiques ou non, pauvres ou riches, il faut ajouter une cinquième propre à

nos Etats : c’est « la volonté politique de juger » sans laquelle les quatre autres

conditions précitées ne serviront à rien.

Dans les limites strictes du procès, l’acte de juger apparaît comme la phase terminale d’un drame à plusieurs personnages : les parties ou leurs représentants, le ministère public, le

juge du siège, le jury populaire, etc. En outre, cet acte terminal apparaît comme la clôture

d’un processus aléatoire ; à cet égard, il en est ici comme de la conduite d’une partie d’échecs ; les règles du jeu sont connues, amis on ignore chaque fois comment chaque partie

d’échecs est à la règle : dans les deux cas, il faut aller jusqu’au terme pour connaître la conclusion. C’est ainsi que l’arrêt met fin à une délibération virtuellement indéfinie. L’acte

de juger, en suspendant l’aléa du procès, exprime la force du droit ; bien plus, il dit le droit

dans une situation singulière.

C’est par le double rapport que l’acte de juger entretient avec la loi qu’il exprime la force du droit. D’un côté, en effet, il paraît simplement appliquer la loi à un cas ; c’est ce que Kant appelait jugement « déterminant ». Mais il consiste aussi dans une interprétation de la loi,

dans la mesure où aucun cas n’est simplement l’exemplification d’une règle ; restant dans le

langage kantien, on peut dire que l’acte de juger relève du jugement « réfléchissant », celui-

ci consistant à chercher une règle pour un cas nouveau. Sous cette seconde acception, l’arrêt de justice ne se borne pas à mettre un terme à un procès ; il ouvre la carrière à tout un cours

de jurisprudence dans la mesure où il crée un précédent. L’aspect suspensif de l’acte de

Page 262: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

261

juger au terme d’un cours délibératif n’épuise donc pas le sens de cet acte. Il prépare l’avenir de la société en se servant du précédent. Et ce précédent, c’est le sort réservé aux délinquants ou aux contrevenants de l’ordre établi. Etant dans une logique pénale, tout ce processus de construction d’un précédent intimidateur se justifie et participe de l’édification d’une société meilleure respectueuse des droits des uns et des autres dans un

environnement sécurisé par la justice.

En effet, le procès par lequel la justice se manifeste, n’est que la forme codifiée d’un phénomène plus large, à savoir le conflit. Il importe donc de replacer le procès, avec ses

procédures précises, sur l’arrière-plan d’un phénomène social plus considérable, inhérent au fonctionnement de la société civile et situé à l’origine de la discussion publique. Derrière le procès, il y a le conflit, le différend, la querelle, le litige ; et à l’arrière-plan du conflit il y a la

violence. La place de la justice se trouve ainsi marquée en creux, comme faisant partie de

l’ensemble des alternatives qu’une société oppose à la violence et qui toutes à la fois définissent un Etat de droit.

Or qui dit Etat de droit, dit manifestation de la justice contre toute forme de violence ayant

porté atteinte aux droits des victimes. Et par violence sous toutes ses formes, il faut

entendre l’agression, même élargie au-delà de l’agression physique – coups, blessures,

mort, entrave à la liberté, séquestration, etc. ;- la torture, le viol, la vengeance, autrement

dit la prétention de l’individu à se faire justice à lui-même.

Au fond la justice s’oppose non seulement à la violence tout court, ainsi qu’à la violence dissimulée et à toutes les violences subtiles auxquelles il vient d’être fait allusion, amis aussi à cette simulation de la justice que constitue la vengeance, l’acte de se rendre justice à soi-

même. L’Etat ayant confisqué le pouvoir de juger afin de garantir la paix sociale, il pèse sur

lui une obligation essentielle : celle de sanctionner les torts causés aux uns par les autres non

seulement en organisant le procès des délinquants mais aussi en condamnant les coupables

afin de rétablir le ou les équilibres rompus par l’infraction.

2. Comment juger le Mal ?

Juger, c’est rétablir le droit et les normes. C’est aussi enrayer la logique de la violence. La justice est donc un préalable indispensable à toute normalisation des problèmes sociaux nés

des situations conflictuelles dramatiques. C’est une condition sine qua non pour une paix

durable et pour toute perspective de réconciliation. En l’absence de justice, le passé reste insurmontable et lourd à gérer.

Par rapport à cette logique juridique, il convient de distinguer deux situations : selon qu’on est en face les crimes de masse ou les crimes individuels. Juger des crimes de masse commis

par un pouvoir, en exécution d’une politique, avec la complicité d’un droit délinquant et la

Page 263: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

262

collaboration d’une bonne part de la société est une affaire bien complexe. Face à ce type de

violences de système, la justice est appelée à satisfaire des attentes démesurées. Elle est

supposée reconnaître les victimes, honorer la mémoire, rétablir le droit et les normes,

empêcher la répétition et réconcilier. Or la seule finalité de l’acte de la justice est de juger.

Mais comment juger le mal radical, évaluer la sanction, rendre commensurables des choses

qui ne le sont pas ? Comment rendre justice à chaque victime lorsque le crime est de masse

? Comment ramener un crime généralisé à une action particulière et rendre compte de la

criminalité d’un régime et de son idéologie alors que la justice pénale est appelée à individualiser les responsabilités ? Comment les faits établis par le procès contribueront-ils,

de par leur valeur symbolique, à la reconnaissance de toute une politique criminelle alors

qu’ils ne peuvent en droit être imputables qu’à l’accusé ? La justice rétributive est inapte à

résoudre toutes ces questions. D’où son incapacité à enrayer, à elle seule, la logique de la violence mimétique ou répétitive dans le contexte des crimes de masse. Mais elle peut,

néanmoins, contribuer à établir une partie des faits, à identifier une partie des coupables et

leurs victimes. Le procès fait avancer dans la connaissance même s’il ne dit pas tout.

L’exemple du Cambodge est à cet effet révélateur de cette situation.

Cette gymnastique du juge est facile lorsque les présumés coupables sont connus et courent

les rues. Dans ce cas précis, le seul obstacle reste la volonté de juger. Le procès pénal reste le

seul instrument efficace contre cette grande injustice qu’est l’impunité. Or l’impunité, que l’instauration de l’extrême violence a érigée en règle, est la condition préalable des pratiques de cruauté et ne peut, par conséquent, être en aucun cas la réponse aux violences

quelle que soient leur nature.

Combattre l’impunité ne se résume pas seulement à punir les coupables, mais consiste tout autant à signifier clairement à l’ensemble de la société que cette violence extrême a procédé d’une inversion des normes et que les normes sont désormais rétablies. C’est pour toutes ces raisons que l’acte judiciaire est l’une des étapes indispensables de la gestion de sortie des conflits, des situations de crises notoires qui minent la vie normale entre les hommes

d’un même pays que le passé ne cesse de hanter.

D’où le consensus, au début des années 1990, pour créer des juridictions temporaires, comme les tribunaux pénaux internationaux ad hoc pour l’ex-Yougoslavie et le Rwanda, ou

les tribunaux mixtes en Sierra Leone, au Cambodge, au Timor-Oriental et ailleurs, destinées à

se substituer aux justices nationales défaillantes.

Ce mouvement a encouragé la création d’une Cour pénale internationale permanente, la CPI, entrée en fonction le 1er juillet 2002 et dont les statuts prévoient une complémentarité

entre elle et les juridictions nationales.

Page 264: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

263

B. LA SANCTION DES COUPABLES

La sanction pénale

Le but du jugement est d’aboutir à une sanction. La sanction elle-même ne prend sens de

pénalité que parce qu’elle clôt et tranche le procès. On peut donc caractériser le procès

comme l’événement qui consiste à établir une juste distance entre le forfait qui déclenche la colère privée et publique, et la punition infligée par l’institution judiciaire. Quant à la

sanction, on peut la qualifier comme la sentence de l’acte terminal du procès. La punition a certes revêtu son caractère pénal, au terme de la cérémonie de langage où s’est consommée la rupture avec la vengeance et où la violence a basculé dans la parole. Mais à qui est-elle

appliquée ? Quels en sont les destinataires ? C’est la réponse à cette question qui donne un sens à la sentence en tant que sanction pénale.

Tout d’abord c’est à la loi qu’est due en premier lieu la sanction ; non pas certes due à la loi

plutôt qu’à la victime, mais due à la victime parce que due à la loi. Kant et Hegel se rejoignent sur ce point dans l’idée que la sanction rétablit le droit.

La loi exprime le corps des conventions morales qui assurent le consensus minimal du corps

politique, consensus résumé dans l’idée d’ordre. Au regard de cet ordre, toute infraction est une atteinte à la loi, un trouble de l’ordre. On peut donner de cette idée une version

religieuse, selon que l’on rattache la loi à un ordre immuable, garanti par des instances divines ; mais une version profane s’est peu à peu substituée à l’idée d’offense à Dieu et a pris la forme de l’idée laïcisée d’un ordre social perturbée, d’une paix publique menacée. Dans l’une et l’autre versions de la transgression, la punition a pour première fonction de réparer un trouble public, bref de rétablir l’ordre. Hegel donne à ce processus la forme dialectique de la négation d’une négation : au désordre qui nie l’ordre répond la négation du désordre qui rétablit l’ordre1.

En quel sens la sanction peut être dite due à la victime. La réponse paraît aller de soi : n’est-

ce-pas à la personne de chair et de sang, plus qu’à la loi abstraite, que réparation est due ? Il

reste toutefois à dire en quoi cette réparation se distingue encore de la vengeance. Ne faut-il

pas passer par un point de doute, suggéré par la remarque désabusée du sage méditant sur

la validité douteuse des punitions : celle-ci n’ajoutent-elles pas, dans le bilan cosmique des

biens et des maux, souffrances à une souffrance ? Punir, n’est-ce-pas pour l’essentiel, et d’une manière ou d’une ’autre, faire souffrir ? Et que dire des punitions qui ne sont

aucunement des réparations au sens de restauration dans l’état antérieur, comme c’est le cas manifestement des meurtres et des offenses les plus graves ?La punition rétablit peut-

être l’ordre ; elle ne rend pas la vie.

1 Hegel, Principe de la philosophie du droit.

Page 265: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

264

Ces remarques désabusées invitent à mettre l’accent principal sur la signification morale de

la sanction. En effet, la victime est reconnue publiquement comme être offensé et humilié,

c'est-à-dire exclu du régime de réciprocité par ce qui fait du crime l’instauration d’une injuste distance. Cette reconnaissance publique n’est pas rien : la société déclare le plaignant

comme victime en déclarant l’accusé comme coupable. Mais la reconnaissance peut suivre un parcours plus intime, touchant à l’estime de soi. On peut dire ici que quelque chose est restauré, sous des noms aussi divers que l’honneur, la bonne réputation, le respect de soi et, il faut insister sur le terme, l’estime de soi, c'est-à-dire la dignité attachée à la qualité morale

de la personne humaine.

Peut-être est-il permis de faire un pas de plus et de suggérer que cette reconnaissance

intime, touchant à l’estime de soi, est susceptible de contribuer au travail de deuil par lequel l’âme blessée se réconcilie avec elle-même, en intériorisant la figure de l’objet aimé perdu. Ce serait là une application quelque peu inattendue du fameux mot de l’Apôtre : « la vérité

vous affranchira ». Inutile d’ajouter que, dans les grands procès auxquels les désastres du siècle ont donné lieu, ce travail de deuil n’est pas seulement offert aux victimes, s’il en existe encore, mais à leurs descendants, parents et alliés, dont la douleur mérite d’être honorée.

Dans ce travail de deuil, prolongeant la reconnaissance publique de l’offensé, il est possible de reconnaître une version morale et non plus seulement esthétique de la catharsis offerte,

selon Aristote, par le spectacle tragique. Se pose encore la question de savoir si par la

sanction, quelque chose n’est pas dû à l’opinion publique. La réponse doit être positive. L’opinion publique est d’abord le véhicule, ensuite l’amplificateur, enfin le porte-voix du

désir de vengeance. On ne saurait donc trop insister sur l’effet de publicité, au sens de rendre public, donné entre autres par les médias à la cérémonie du procès et à la

promulgation des peines. Cette publicité devrait consister en une éducation à l’équité, en disciplinant l’impur désir vindicatif.

Le premier seuil de cette éducation est constitué par l’indignation, dont on n’a pas encore prononcé le nom, laquelle, mal distinguée de la soif de vengeance, commence déjà de s’en éloigner, dès lors qu’elle s’adresse à la dimension d’injustice du mal commis. En ce sens, l’indignation est déjà mesurée par le sens de la loi et affectée par le trouble public résultant de l’infraction. L’indignation a, en outre, la vertu de relier l’émotion causée par le spectacle de la loi lésée et celle suscité par le spectacle de la personne humiliée. C’est à tous ces titres que l’indignation constitue le sentiment de base à partir duquel l’éducation du public à l’équité a des chances de réussir. Bref, à l’opinion publique aussi quelque chose est dû par la sanction, qu’une certaine catharsis de la vengeance viendrait couronner.

Reste l’ultime question : en quoi et jusqu’à quel point la sanction est-elle due au coupable,

au condamné ? Comme on le sait le prévenu est un acteur, un protagoniste du

débat judiciaire; comment pourrait-il devenir en outre le protagoniste, l’acteur de la sanction ? Ne faudrait-il pas dire, à titre idéal au moins, que la sanction aurait atteint son

Page 266: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

265

but, remplir sa finalité, si la peine était, sinon acceptée, du moins comprise par qui la subit ?

Cette idée-limite, régulatrice, était impliquée par l’idée de reconnaissance : reconnaissance

du plaignant comme victime, reconnaissance de l’accusé comme coupable. Or si la reconnaissance poursuit son trajet dans l’intimité de l’être offensé sous forme de réparation de l’estime de soi, la reconnaissance de soi comme coupable n’est-elle pas le symétrique

attendu de cette reconnaissance par soi de la victime ? C’est là l’idée régulatrice de la

condamnation.

Si en effet la sanction doit avoir un futur, sous les formes que l’on va dire de la réhabilitation et du pardon, ne faut-il pas que, dès le rendu de la sanction, l’accusé se sache reconnu au moins comme être raisonnable, responsable, c'est-à-dire auteur de ses actes ?Hegel poussait

le paradoxe jusqu’à soutenir que la peine de mort, à laquelle seul un être humain peut être soumis, était une façon d’« honorer le coupable en tant qu’être rationnel ». On a, certes, des

raisons plus fortes de refuser la peine de mort – ne serait-ce que l’idée qu’on se fait d’un Etat qui, en limitant sa propre pulsion de vengeance, s’interdit de se comporter lui aussi comme criminel sous la figure du bourreau.

On peut tout de même retenir de l’argument de Hegel que seul un être raisonnable peut

être puni. Tant que la sanction n’a pas été reconnue elle-même pour raisonnable par le

condamné, elle n’a pas atteint ce dernier comme être raisonnable. C’est cet échec de la sanction à achever son parcours dans le cadre du procès qui ouvre la séquence dans laquelle

on va maintenant s’engager : celle du pardon.

II. LE DEVOIR DE PARDON

Deux idées doivent être examinées ici : d’un côté, la distinction entre le pardon et l’ordre juridique (A) et, de l’autre, entre le pardon, la justice et la réconciliation (B).

A. Pardon et ordre juridique

Quel lien peut-on établir entre le pardon et l’ordre juridique ? Il s’agit de deux choses contradictoires, mais peut-être également nécessaires, voire complémentaires. D'un côté,

en effet, le pardon n'appartient pas à l'ordre juridique; il ne relève même pas du plan du

droit. Il faudrait en parler comme Pascal parle de la charité dans le fameux passage sur les «

trois ordres» : ordre des corps, ordre des esprits, ordre de la charité.

Le pardon échappe en effet au droit aussi bien par sa logique que par sa finalité. D'un point

de vue, qu'on peut dire épistémologique, il relève d'une économie du don, en vertu de la

logique de surabondance qui l'articule et qu'il faut bien opposer à la logique d'équivalence

présidant à la justice. A cet égard le pardon est une valeur non seulement supra-juridique

mais supra-éthique. Mais il n'échappe pas moins au droit par sa finalité.

Pour le comprendre, il faut d'abord dire qui peut l'exercer. Absolument parlant, ce ne peut

être que la victime. A cet égard, le pardon n'est jamais dû. Non seulement il ne peut être que

demandé, mais la demande peut être légitimement refusée. Dans cette mesure, le pardon

Page 267: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

266

doit d'abord avoir rencontré l'impardonnable, c'est-à-dire la dette infinie, le tort irréparable.

Cela dit, bien que non dû, il n'est pas sans finalité. Et cette finalité a rapport avec la

mémoire. Son « projet» n'est pas d'effacer la mémoire; ce n'est pas l'oubli; bien au contraire,

son projet, qui est de briser la delle, est incompatible avec celui de briser l'oubli6. Le pardon

est une sorte de guérison de la mémoire, l'achèvement de son deuil; délivrée du poids de la

delle, la mémoire est libérée pour de grands projets. Le pardon donne un futur à la mémoire.

Il n'est cependant pas interdit de se demander si le pardon n'a pas quelque effet secondaire

sur l'ordre juridique lui-même, dans la mesure où, lui échappant, il le surplombe.

On peut dire deux choses à cet égard.

D'un côté, en tant qu'horizon de la justice, le-pardon constitue un rappel permanent du fait

que la justice est seulement celle des hommes et qu'elle ne saurait s'ériger en jugement

dernier. En outre, ne peut-on tenir pour des retombées du pardon sur la Justice toutes les

manifestations de compassion, de bienveillance, .à l'intérieur même de l'administration de

la justice, comme si la justice, touchée par la grâce, visait dans sa sphère propre à cet

extrême que depuis Aristote on nomme « équité »? De l’autre, on peut suggérer l'idée suivante : ne revient-il pas au pardon d'accompagner la justice dans son effort pour

éradiquer sur le plan symbolique la composante sacrée de la vengeance ?

Ce n'est pas en effet seulement de la vengeance sauvage que la justice cherche à se

dissocier, mais de la vengeance sacrée, en vertu de laquelle le sang appelle le sang, et qui

prétend elle-même au titre de la justice.

Au plan symbolique le plus profond, l’enjeu est celui de la séparation entre Diké, justice des

hommes, et Thémis, ultime et ténébreux refuge de l’équation entre Vengeance et Justice. N’appartient-il pas au pardon d’exercer sur ce sacré malveillant la catharsis qui en fera émerger un sacré bienveillant ? La tragédie grecque, celle de l’Orestie au premier chef, nous a appris que les Erinyes (les Vengeresses et les Euménides (les Bienveillantes) sont les

mêmes. Dans un raccourci fulgurant, Hegel note dans les principes de la philosophie du

droit : Les Euménides dorment, mais le crime les réveille.

B. Pardon, justice et réconciliation

Le pardon peut-il agir en complémentarité de la justice pour l’aider dans sa finalité longue, de sorte que ses jugements contribuent à mettre un terme aux effets de la violence de

masse et à permettre la pacification des différends ? Le pardon peut-il être un succédané de

justice lorsque la justice est défaillante ou absente ? Que vient faire l’octroi du pardon individuel dans un processus collectif de réconciliation ? Pour comprendre comment le

pardon peut contribuer à réconcilier les enfants d’un même pays (2), il faut cerner les contours de la réconciliation(1).

1. L’ingénierie de la réconciliation

La réconciliation n’est ni le fruit de la paix, ni celui de la justice, ni de leur addition. Elle n’est

Page 268: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

267

pas non plus le fruit du pardon, sauf à la considérer dans sa dimension singulière, la

réconciliation entre le pardonné et le pardonnant, alors qu’il s’agit ici de la réconciliation de sociétés entières.1La réconciliation est avant tout un idéal. Son but est de redonner une

place à tous, aux victimes qui n’en avaient plus et aux bourreaux qui l’ont perdue en basculant dans l’inhumanité absolue, et à leur groupe respectif.2

Les concepts de réconciliation qui, depuis les années 1990, fleurissent un peu partout dans

le monde, partent tous du postulat que la paix ou la chute d’un régime criminel met fin aux massacres et donc aux injustices infligées jusqu’ici aux victimes. Leur principale préoccupation est donc de faire la lumière sur les violences de système et de rétablir la

dignité des victimes par la reconnaissance publique des torts subis, tout en offrant à ceux qui

les ont commis une occasion de reconnaître leur faute : reléguer le passé au passé tout en

conservant la mémoire.

2. Le pardon au service de la réconciliation

Le pardon a, sans nul doute, quelque chose à voir avec la justice puisque, loin de signifier

l’oubli, il suppose un travail de formulation du tort. Ce travail est cependant à la charge non pas du juge mais de l’intéressé lui-même qui se reconnaît comptable de son action négative

et des conséquences pour la victime. Il est restaurateur de lien social, à l’instar de la justice. Le pardon a aussi ceci de commun avec la justice qu’il tente d’interrompre l’action, d’y mettre un terme pour qu’elle n’appartienne plus au présent mais au passé. Il n’est néanmoins pas rétributif puisqu’il ne fait pas payer la dette mais la brise. Le pardon équivaut à croire en l’autre, malgré ses actions, donc à croire en la part d’humanité dans l’homme, même le plus abject.

La justice, quant à elle, ne s’occupe pas de l’humanité du criminel mais de ses droits pour rendre une justice équitable. Elle mesure la faute à la lumière de l’infraction d’une règle et du tort fait à autrui. Au moment du procès, elle réduit donc l’auteur de la faute à l’action négative qu’il a commise afin d’énoncer la peine par laquelle il pourra se racheter et réintégrer la société dans la pleine jouissance de ses droits, non pas parce qu’il aura montré son humanité, mais parce qu’il aura payé sa dette.

La justice n’a pas besoin, comme le pardon, que l’auteur reconnaisse sa faute puisqu’elle se chargera de l’établir. Et si le pardon pouvait remplacer la justice, il serait générateur d’impunité et d’injustice puisque le pardon ne prononce pas de sanction. Justice et pardon

ne fonctionnent donc pas sur le même mode. La justice ne brise pas non plus le déni :

nombre d’accusés des crimes les plus atroces sortent de prison sans reconnaître ou sans renier leurs actes. Les uns se déclarent innocents, les autres les légitiment.

1 Florence Hartmann, Juger et pardonner des violences d’État : deux pratiques opposées ou complémentaires ?,Éd. Flammarion, 2007, p. 68.. 2?Florence Hartmann, op. cit. , p. 68.

Page 269: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

268

Le pardon met fin au déni du pardonné. Le pardon délie donc le sujet de son acte alors que

la justice n’a d’autre pouvoir que de l’y encourager. Par ce déliement, le pardon met un terme à la haine entre le pardonné et le pardonnant, tandis que la justice ne peut aspirer à

désamorcer la dynamique de la haine que sur le long terme. Mais cette aspiration concerne

plus qu’un individu, dans l’idéal la société tout entière. Le pardon, contrairement à la justice, ne cherche pas à trancher définitivement sur le fond. Il suppose un compromis qui rompt

avec la reconduction interminable de deux narrations opposées des événements passés. On

dit qu’« il faut que justice passe » pour que « le passé passe ». Le pardon n’aurait-il donc

aucune place dans le processus ? Se réconcilier n’est pas nécessairement pardonner. La

réconciliation est à la fois individuelle et collective, dans l’interpersonnel de la victime et du bourreau mais aussi de la société qui a confronté le passé violent et reconstruit la confiance

autour d’une mémoire collective.

Le pardon est personnel : ce sur quoi le pardonné et le pardonnant se sont entendus

n’engage qu’eux. Le pardon réconcilie les protagonistes de cet échange et eux seuls. Il ne participe à la réconciliation des sociétés ayant connu la violence de masse que dans la limite

où il prouve qu’une victime peut pardonner à son bourreau en dépit de la gravité des crimes. Est-ce que l’avenir est pour autant impossible sans pardon, comme le proclamait Desmond Tutu ? Le pardon est sans conteste exceptionnel, non seulement parce que les crimes contre

l’humanité et les génocides sont insolvables, irréparables, inexpiables et impardonnables, mais parce que ce type de crimes défie l’humanité de la future victime ou plutôt la lui nie.Or,

le pardon suppose, à l’inverse, que la victime trouve de l’humanité chez celui qui l’a déshumanisée et a fait preuve à son encontre d’inhumanité. La question n’est donc pas de rétablir un lien, un échange entre des ennemis, ni de simplement désamorcer la haine, le ressentiment, le désir de vengeance qui les opposent

comme le proposent de manière souvent réductrice les politiques transitionnelles. Elle ne se

réduit pas non plus à un élan de « sagesse pratique » qui pousserait les protagonistes à

tenter d’exprimer le tort subi et le tort commis tout en acceptant de construire « dans le différend irrémédiable entre les deux narrations ou les deux argumentations, une sorte de

compromis qui rompt avec la reconduction interminable de deux versions séparées », selon

la brillante formule d’Olivier Abel qui semble, cependant, mieux définir ici la réconciliation que le pardon1. La question est beaucoup plus complexe en raison du déséquilibre infini qui

a présidé à la tragique rencontre de la victime et du bourreau et de l’impossible équivalence entre ces deux protagonistes de l’histoire qui en résulte. Le refus du pardon a sans conteste une dimension rationnelle, sa propre sagesse aussi puisqu’il illustre le refus de la victime, non pas d’être autre qu’elle-même comme le suggérait Hegel, mais d’être l’autre, c’est-à-

dire interchangeable avec le pardonné dans le cadre de l’échange rétabli par lequel tous

deux réintègrent, au même rang, la communauté des humains.

1Lire Olivier Abel, Le pardon. Briser la dette et l’oubli, Paris, Autrement, 1991 ; et également « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », in Esprit, juillet 1993.

Page 270: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

269

Cette interchangeabilité, que le pardon produirait selon ses détracteurs, est habituellement

attribuée à l’absence de pardon, censée favoriser chez les victimes des réponses mimétiques à de précédentes violences de masse. Cette attribution part cependant de la prémisse

erronée que le pardon serait le seul moyen véritablement efficace de surmonter le différend

irrémédiable et donc la répétition des crimes. Sans compter qu’en l’absence, une fois de plus, de statistiques, il est impossible de déterminer si cette récurrence des violences inouïes

est plus souvent induite par la compulsion de la réponse mimétique des victimes ou de leur

descendance ou bien par la compulsion de répétition des bourreaux et de leurs enfants.

Le refus du pardon n’est pas un renoncement à rechercher la part d’humanité chez l’autre, mais un refus d’accorder sa confiance à celui qui a dévoilé sa part d’inhumanité. Les survivants du Cambodge, du Rwanda et de Bosnie affichent ce refus, sans doute exacerbé

dans les conflits dit de voisinage, où la question de la confiance est d’autant plus douloureuse. Il s’explique non seulement par la peur que cela ne recommence parce que l’idéologie qui a présidé aux crimes n’est pas morte (Bosnie, Rwanda), mais aussi par l’absence d’indignation des bourreaux, par leur refus de reconnaître qu’il y eu faute ou d’avouer leur participation, comme en témoigne le cinéaste cambodgien Rithy Panh qui, à titre personnel, exclut à jamais le pardon.

Le pardon est-il indispensable à la réconciliation ? Ne confond-on pas trop souvent le pardon

et la réconciliation justement parce qu’ils consistent en une démarche similaire mais s’exercent à des niveaux différents ? La réconciliation ne serait-elle pas justement ce

qu’Olivier Abel définissait comme le pardon, une réconciliation qui aspire à rendre

compatible les deux narrations et les deux intérêts opposés afin de reconstruire un climat de

confiance mutuelle, d’apaiser le différend et de restaurer une coexistence pacifique ? Et le pardon, libéré ou non de toute référence religieuse, une autre manière pour la victime de

retrouver la confiance dans le monde dont elle a été dépossédée en devenant victime ?

Démarche intime et interpersonnelle, le pardon consisterait alors à agir individuellement et

de manière entièrement autonome, au niveau micro-sociétal, en recherchant la part

d’humanité chez celui qui fait l’effort de reconnaître une partie des torts commis et des torts subis.

Et pour ceux qui ont refusé le pardon, la réconciliation équivaudrait à rechercher cette part

d’humanité non pas chez leurs bourreaux, mais à l’échelle du groupe ou de la société qui leur a infligé ces souffrances injustifiables, avant de pouvoir envisager des relations de

confiance.

Le pardon permet, certes, de mettre un terme au ressentiment, à la rancœur, voire à la haine, qui habite les victimes de ces violences, mais seulement s’il est conforme à sa nature, c’est-à-dire individuel, intime et imprévisible. L’octroi du pardon ne peut être exigé ni décrété au nom des victimes, qui seules peuvent l’accorder individuellement. C’est pour cela que l’octroi collectif, contrairement à la demande collective de pardon, n’a aucune place dans le champ politique.

Page 271: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

270

Page 272: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

271

Page 273: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

272

Page 274: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

273

Pourquoi je suis ricœurien ?

Par Dieudonné MUNZANGALA-MUNZIEWU1

S'il est un philosophe européen contemporain dont la pensée coïncide avec la nécessité

historique, pour les sociétés africaines actuelles, de se démocratiser, c'est bien Paul Ricœur.

Penseur certes enchâssé dans la matrice européenne par la langue et l'histoire, entre autres,

mais qui n'ignore guère que ces dimensions font sens à la fois pour lui et pour les autres, en

Occident comme ailleurs, notamment en Afrique. D'où l'idée d'interrelation, entendue

comme ouverture de l'identité à l'altérité, comme interprétation de la diversité humaine,

comme herméneutique de la fraternité et, donc, comme éventualité de l'amitié qui

rassemble par-delà les différences, au sens aristotélicien du symphilosophein2. Où l'on voit

que, partant de Ricœur, la conflictualité politique en Afrique ne saurait être dirimante ou

irrémédiablement violente, car la démocratie n'en est qu'à ses balbutiements. De plus, le

pluralisme inhérent au système démocratique présuppose cette conflictualité. D'où

l'exigence de pacifier l'espace politique par des pratiques institutionnelles plus équitables,

qui, à terme, sont censées raffermir les fondements de l'Etat de droit.

C'est ici qu'intervient l'histoire. En effet, dans la praxis de la recherche des solutions

aux conflits qui minent encore certaines parties de l'Afrique, il s'agit de (re)construire le

vivre-ensemble par une (re)lecture consensuelle de la mémoire collective, par une

(ré)écriture de l'histoire commune. Dit autrement : comment rester nous-mêmes en dépit

du temps qui s'écoule et nous change ? Que garder de notre passé qui ne puisse entraver

l'horizon d'un avenir partagé ? L'important, suggère Ricœur, c'est la mémoire en tant

qu'intention de faire sens ensemble. Or, une telle perspective n'est réalisable que dans la

mesure où cette (ré)écriture de l'histoire est exempte de manipulations politiques ou

idéologiques (racisme, ethnocentrisme...), c'est-à-dire à l'abri des « abus de la mémoire » ou

des « empêchements » de celle-ci, dans un esprit consensuel. Du point de vue de cette

postulation du « bon usage de la mémoire », je suis ricoeurien.

Mais la mémoire, c'est aussi la responsabilité, voire la culpabilité. Ici aussi, la leçon de

Ricœur est magistrale et inspirante pour le vivre-ensemble démocratique auquel aspirent les

peuples d'Afrique. Ainsi, pour qu'il y ait véritablement coexistence dialogique entre

victime(s) et bourreau(x), par exemple à l'issue d'un conflit, un travail de mémoire est

indispensable, celui-ci s'astreignant au langage de vérité, ce, sans perdre de vue l'idéal de 1 Dieudonné MUNZANGALA-MUNZIEWU, est philosophe et enseigneur chercheur à l’Université de Libreville,

Gabon 2Aristote, Ethique de Nicomaque, IX, 12, trad. J. Voilquin, Paris, GF-Flammarion, 1992, p. 287 : « L'amitié est une

sorte d'association. Les dispositions qu'on entretient à l'égard de soi-même, on les montre à l'égard de l'ami. Or, en ce qui nous concerne personnellement, la sensation de notre existence est désirable ; elle l'est aussi par rapport à l'ami. Comme elle ne se manifeste en acte que dans la vie commune, tout naturellement les amis y aspirent (…) pour philosopher de compagnie ». Je souligne.

Page 275: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

274

justice comme horizon indépassable de la réconciliation, préalable à la paix civile. Apparaît

alors la notion d'homo capax qui, au fond, et dans le cas d'espèce, renvoie non seulement à

la victime qui est censée (avoir la capacité de) accorder le pardon, mais aussi au coupable,

c'est-à-dire le délinquant, voire le criminel, en ce que celui-ci est également supposé capable

de se repentir, de montrer qu'il mérite le pardon de la victime.

C'est de cette double dimension humaine que l'on déduit la possibilité de libérer la

part de bonté qui est en chacun(e) -victime ou coupable- et, surtout, de réhabiliter

l'humanité qui gît au fond du bourreau, homo nocens. Précisément, cette dernière idée, chez

Ricœur, est solidaire d'une autre, à savoir la contingence du mal. C'est que, pour lui, même

le plus abominable criminel peut être (ré)éduqué à la citoyenneté, ce qui rend absurde, de

fait inutile, la peine de mort comme sanction ultime, étant entendu que « la peine doit

donner un avenir au condamné ». En cela aussi, je suis ricœurien.

1- Ricœurien dans le sens de la postulation du bon usage de la mémoire

« Le passé ne laisse pas seulement des traces inertes, des résidus, mais aussi des énergies

dormantes, des ressources inexplorées qu'on assimilerait plutôt à des promesses non tenues,

lesquelles fondent la mémoire (…). Le caractère dormant des potentialités non déployées est

ce qui permet les ''reprises'', les ''renaissances'', les ''réveils'' par quoi le nouveau s'enchaîne

avec l'ancien ». Paul Ricœur1.

L'idée d'interrelation effleurée plus haut induit un lien étroit entre les notions

d'identité et d'altérité. Chez Ricœur, c'est une sorte d'herméneutique de la fraternité. En

effet, « Qu'est-ce que comprendre ? », telle semble l'interrogation axiale de son

interprétation de la diversité. Il s'agit d'une lecture attentive des textes, d'un regard

méticuleux sur les traditions, d'une réflexion sur leur sens et leur narrativité. Ainsi, en tant

que notion politique, la fraternité s'entend ici métaphoriquement, au sens où les membres

d'une famille se (sou)tiennent. En même temps, cette fraternité allégorique dévoile et

souligne l'impersonnalité du lien politique. Pour le dire en d'autres mots, la force

métaphorique de la fraternité ne vient pas tant du lien de sang que de la dimension politique

du rapport à l'autre. Premièrement, cet(te) autre est un(e) frère/soeur abstrait(e), qui peut

être le/la concitoyen(ne). Cette relation civique suppose des institutions justes et équitables,

au sens rawlsien : « La justice est la première vertu des institutions sociales comme la vérité

est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit une théorie, elle doit

être rejetée ou revisée si elle n'est pas vraie ; de même, si efficaces et bien organisées que

soient des institutions et des lois, elles doivent être réformées ou abolies si elles sont

injustes »2. Secondement, la relation identité/altérité ne se lit pas comme mêmeté, mais

comme isonomie et éventualité de l'amitié transcendant les différences. Mieux, c'est une

forme de sensibilité aux malheurs de l'humanité, et non pas seulement à ceux de son

peuple, de sa famille ou aux siens propres.

1Cf. « Le fondamental et l'historique », in G. Laforest et Ph. de Lara (dir.), Charles Taylor et l'interprétation de

l'identité moderne, Paris, Ed. Cerf, 1998, p. 31. 2John Rawls, Théorie de la justice, trad. C. Audard, Paris, Ed. Seuil, 1987, p. 29.

Page 276: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

275

Mais, posant sous cet angle le lien identité/altérité, c'est-à-dire sur le terrain de

l'identité politique, il est difficile de faire l'économie d'une analyse de la citoyenneté, au sens

de l'appartenance à une histoire commune et, par voie de conséquence, le rapport à la

mémoire collective. L'oubli de l'identité politique peut être source de traumatismes ou, du

moins, à l'origine de querelles dans la (re)lecture de la mémoire collective et la (ré)écriture

de l'histoire commune. Dans cette optique, Ricœur préconise le « bon usage de la

mémoire », c'est-à-dire la clairvoyance quant à ce qu'il désigne comme « les abus de la

mémoire naturelle »1, que ceux-ci soient « des abus, au sens fort du terme, résultant d'une

manipulation concertée de la mémoire et de l'oubli par les détenteurs de pouvoir »2, ou qu'ils

relèvent de ce qu'il appelle une « mémoire abusivement commandée ». En effet, explique

Ricœur, « l'injonction ne prend sens que par rapport à la difficulté ressentie par la

communauté nationale, ou par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de

ces événements d'une manière apaisée »3

Comme on le voit, l'intention de faire sens ensemble par rapport à l'histoire

commune vécue est tributaire de la position sociale ou des intérêts économiques. De ce

point de vue, la mémoire peut être manipulée ou empêchée par ceux qui détiennent le

pouvoir. Ainsi, prenant l'exemple de l'histoire de la France, Jacky Dahomay revient sur la

lecture ''clivante'' de la mémoire collective entre ce qu'il est convenu d'appeler l'Hexagone -

la France métropolitaine- et l'Outre-mer français, particulièrement les Antilles et la Guyane,

en insistant sur le hiatus, pour les habitants des Caraïbes, entre leur identité culturelle et

leur identité politique : « Le malaise subsiste. Comment être antillais et français, voire

européen ? Un tel malaise se manifeste essentiellement : 1/ par un désir de reconnaissance

de l'identité culturelle, et 2/ par une crise grave de la conscience civique. Le premier point est

exprimé surtout par les intellectuels antillo-guyanais. Ce mécontentement trouve sa

légitimité dans la dénonciation du faux universalisme d'un certain républicanisme français.

(…) Le deuxième point caractérisant le malaise antillais se manifeste concrètement de nos

jours par un déficit grave de conscience civique. Tout se passe comme si, chez nous, la loi

n'avait aucune valeur transcendantale (…). La départementalisation, poursuit Jacky

Dahomay, n'a pas mis fin aux pratiques héritées du passé »4.

Combler cette béance de la mémoire collective -l'absence de commémoration de

l'abolition de l'esclavage, intervenue aux Antilles et en Guyane, à l'échelle de toute la France-

, c'est tenter de répondre à une exigence de l'histoire nationale, en termes de

problématique de réconciliation de la France avec son passé colonial, d'une part, et de

politique de (re)construction de l'identité politique, d'autre part. C'est là un enjeu majeur

1Cf. La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Ed. Seuil (2000)/Points-Essais, 2003, p. 82. 2Paul Ricoeur, Ibid., p. 97. Ici, l'auteur parle de « mémoire manipulée ». 3Ibid., p. 105. Ricoeur parle également de « mémoire obligée » ou de « devoir de mémoire [qui] est requis ». 4Cf. « Identité culturelle et identité politique. Le cas antillais », in W. Kymlicka et S. Mesure (dir.), Comprendre

(Les identités culturelles) Revue de philosophie et de sciences sociales, n°1-2000, Paris, PUF, 2000, pp. 116-117. Insistant sur la dimension ricoeurienne de « la mémoire empêchée » par des résistances, que je qualifierais d'hexagonales, Jacky Dahomay, à la page 116 du même article, illustre son propos par « l'abolition de l'esclavage » dont « la commémoration » n'a lieu que « dans les Antilles-Guyane », alors qu'elle aurait dû devenir « une fête nationale au même titre que le 14 juillet ».

Page 277: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

276

aussi bien pour l'Hexagone que pour l'Outre-mer. C'est que, il y a lieu de restaurer en

quelque sorte « l'absent de l'histoire », pour reprendre le très éloquent titre d'un ouvrage de

Michel de Certeau1, pour qui l'histoire serait une « hétérologie »2, en ce qu'elle (devrait)

constitue(r) une quête perpétuelle de ce qui est perdu ou occulté, en l'occurrence en

revisitant les « traces de l'autre » France, c'est-à-dire en commémorant l'abolition de

l'esclavage comme « figure de l'icône » d'un passé douloureux pour tous les Français, mais

heureusement révolu. Aussi, pourrait-on soutenir que le lien entre la mémoire et l'histoire

n'en est que plus évident. Tandis que le souvenir de (l'abolition de) l'esclavage demeure vif

et prend un accent singulier pour les descendants d'esclaves, il est plutôt minimisé, pour ne

pas dire ostensiblement ignoré des descendants des anciens maîtres, fussent-ils Békés ou

Métropolitains. Et l'Ecole de la République, qui est supposée intégrer les grands événements

nationaux dans ses programmes, reste muette à ce sujet, manquant ainsi partiellement à

son devoir de (re)construction de l'identité politique.

1.1- De la mémoire comme lien avec le passé

Le caractère conflictuel de l'espace politique africain, disais-je plus haut, n'est pas

synonyme de violence ; il est inhérent au système démocratique lui-même, surtout lorsque

l'Etat de droit en est encore à ses prémices. Il existe donc une consubstantialité certaine

entre démocratie et conflictualité, cette dernière renvoyant prioritairement au pluralisme

politico-axiologique et accessoirement à la violence que peut générer l'exacerbation des

divergences, par exemple par instrumentalisation des identités (racisme, ethnocentrisme...).

De nombreux conflits qui minent certaines parties de l'Afrique en sont les conséquences plus

ou moins immédiates. Dans ce contexte, initier un processus de réconciliation, à l'issue d'un

(de) conflit(s) ayant opposé ou qui oppose(nt) des groupes ethniques ou politiques au cours

de l'histoire, conduit à une (ré)écriture consensuelle de la mémoire, préalable à une

coexistence apaisée, par rapport à un passé qui, lui, était conflictuel. Toutefois, pour que

cette identité narrative ''pacifique'' advienne, il est nécessaire d'établir un rapport au passé

commun. Comment donc perdurer dans le changement ? Quelle stratégie d'auto-

préservation adoptée dans cette volonté d'intégrer l'espace politique commun, qui ne puisse

empêcher une coexistence pacifique, qui soit porteuse d'un avenir radieux et partagé ?

L'intention de faire sens ensemble ne peut pas faire abstraction d'une cohésion

temporelle de l'identité narrative, telle qu'elle est élaborée par Ricœur3 et expliquée par lui-

même : « On ne peut pas séparer la mémoire du projet et donc du futur. Nous sommes

toujours entre la récapitulation de nous-mêmes, la volonté de faire sens avec tout ce qui nous

est arrivé, et la projection dans des intentions, des expectations, des anticipations, mais aussi

des actes de volonté qui sont toujours des projets, des choses à faire »4. Ainsi, cette volonté

1Cf. L'Absent de l'histoire, Paris, Ed. Mame, 1973. 2Michel de Certeau, op. cit., p. 173. 3Cf. Temps et Récit, 3 vol., Paris, Ed. Seuil, 1983 (vol. 1- L'intrigue et le récit historique), 1984 (vol. 2- La

configuration dans le récit de fiction), 1985 (vol. 3- Le temps raconté). A noter que les trois volumes ont été réédités dans la collection ''Points-Essais'' en 1991.

4Cf. Magazine littéraire(Paul Ricoeur. Morale, histoire, religion:une philosophie de l'existence), n°390,

Page 278: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

277

et cette capacité de se maintenir dans/à travers le temps se cristallisent dans la

commémoration, l'objectif étant d'actualiser -au sens de rendre permanent dans le présent-

le souvenir d'un événement (majeur) et/ou d'un(e) héros (héroïne) ou simplement d'une

personne qui a eu une attitude exemplaire. Le musée historique de l'île de Gorée, au large

de Dakar au Sénégal, perpétue le souvenir de millions d'Africains déportés aux Amériques

lors de la Traite Négrière. De même, certains monuments présentifient le souvenir

d'hommes valeureux. On peut citer l'exemple du monument du capitaine Charles Ntchorere1

à Libreville, vaillant soldat gabonais de l'armée coloniale française, tombé pour l'honneur du

drapeau qu'ils défendait face aux nazis. D'ailleurs, son héroïsme continue d'inspirer des

générations de soldats africains, à l'instar du Prytanée Militaire de Saint Louis, au Sénégal,

qui en a fait son parrain.

Dans les deux cas, il y a comme une transtemporalité permettant de fixer des repères

et de créer un lien entre les générations. En clair, pour la collectivité, la commémoration

remplit une fonction identitaire, par l'adhésion espérée ou réellement suscitée aux valeurs

liées à tel événement ou à tel personnage entrés dans l'histoire commune. Par ailleurs,

l'enjeu politique et non moins symbolique affiché est la réconciliation. En ce sens, la

commémoration de l'abolition de l'esclavage est supposée faire la démonstration que les

descendants des esclaves et ceux des esclavagistes d'hier peuvent s'unir à présent et

envisager un avenir partagé.

Il arrive cependant que l'identité d'un pays soit célébrée aux dépens de la vérité

historique, par occultation de la mémoire d'un groupe au profit d'un autre. Ainsi en est-il de

l'Argentine, où l'automutilation de l'identité afro-américaine a débouché sur de grossières

manipulations idéologiques et racistes de l'histoire nationale ayant consisté à nier

officiellement l'apport des Noirs, voire leur présence, les assimilant souvent à des immigrés

uruguayens. Le tango, genre musical par excellence de l'Argentine et symbole de la culture

de ce pays, est révélateur de cette automutilation, comme le montre, entre autres,

l'ethnomusicologue français Michel Plisson2. Non moins éclairant est le témoignage, pour

ainsi dire de l'intérieur, de Juan Carlos Caceres3, pianiste, chanteur et compositeur argentin,

qui revendique haut et fort l'héritage négro-africain du tango (milonga, candombe, murga).

Le contexte argentin montre à quel point un effort de restauration de la mémoire est

nécessaire par la reconnaissance d'une partie du passé, voilée jusqu'ici, en vue de

rapprocher la minorité noire du reste de la communauté nationale, en continuité avec la

conscience et la mémoire collectives argentines. De ce point de vue, la mémoire peut

remplir une fonction pédagogique, et même éthique.

septembre 2000. Propos recueillis par François Ewald, p. 24.

1Il est né le 15 novembre 1896 à Libreville (Glass). C'était un militaire d'origine gabonaise ayant servi dans l'armée française lors des deux guerres mondiales. Il est mort exécuté par l'ennemi le 7 juin 1940 à Airaines. (Source : www.wikipedia.org)

2Cf. Tango. Du noir au blanc, Arles/Paris, Ed. Actes Sud/Cité de la Musique, 2001. Cette coédition fait qu'un CD accompagne l'essai de Michel Plisson.

3Auteur d'une discographie fournie en tango, on peut citer, entres autres, Tango Negro Trio (Felmay, 2003), Tango que me Hiciste Mal (Felmay, 2006), La Vuelta de Malon (Felmay, 2008), No me Rompes la Bolas (Felmay, 2011).

Page 279: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

278

1.2- De la mémoire comme outil éthico-pédagogique

Faire sens ensemble autour d'un personnage et/ou d'un événement qui ont marqué

l'histoire collective, c'est manifester un sentiment d'appartenance. Cet acte commémoratif

est nécessairement lié à une (prise de) conscience nationale, laquelle présuppose un

contenu consensuel devant être transmis à la postérité, de génération en génération.

Commémorer (cum-memorare), c'est se remémorer avec, donc collectivement, au sens

moderne de célébrer ensemble (entre semblables et égaux en droit et en dignité, entre

concitoyens), le souvenir d'un personnage ou d'un moment ayant marqué la conscience

nationale. Cela revient somme toute à communiquer aux nouvelles générations des valeurs

et des projets, c'est-à-dire non seulement entretenir la communion autour de ces valeurs,

mais aussi entretenir l'espoir qu'il en sera toujours ainsi. C'est la promesse d'un avenir

partagé (pro-messe de quelque chose à venir, qui va advenir ad-venire). Entrent dans cette

rubrique les festivités liées aux indépendances en Afrique, ou à d'autres événements

structurants pour un pays, par exemple la commémoration de la réunification au Cameroun.

Sous cet angle, l'horizon politique de cette démarche est clair : il s'agit de montrer

non seulement que la réconciliation entre anglophones et francophones est possible, mais

aussi que le pacte social et l'unité nationale sont définitivement scellés. Non moins

significative est la dimension éthique de ce type de manifestations publiques, en ce qu'elles

véhiculent des valeurs, des idéaux à transmettre à la jeunesse. La commémoration a donc

valeur d'exemplarité. Ce faisant, il arrive que, dans la ferveur générale, l'on privilégie tel(s)

personnage(s) -élevé(s) au rang de héros de la nation- plutôt que tel(s) autre(s), pourtant

non moins méritant(s). De même, tel moment de l'histoire nationale est rendu saillant plutôt

que tel autre, à la demande des autorités ou suivant le mot d'ordre de groupes de pression.

Ainsi, la visée politique de réconciliation ou de consensus national, noble en tant que telle,

dévie de son sens réel ou initial, pour n'être plus que l'instrument d'une mainmise des uns

sur la mémoire collective, au détriment des autres. Dans cette optique, Tzvetan Todorov

prévient contre ce qu'il appelle un « éloge inconditionnel de la mémoire », au sens où,

précisément, « les enjeux de la mémoire sont trop grands, soutient-il, pour être laissés à

l'enthousiasme ou à la colère »1.

Ainsi, la mémoire n'est pas qu'une affaire de « traces inertes », de « résidus » ou de

passé à contempler ; elle s'inscrit davantage dans la continuité de l'histoire commune. En

tant qu'intention de faire sens ensemble, la mémoire se veut un récit collectif2 qui met en

1Cf. Les Abus de la mémoire, Paris, Ed. Arléa, 1995, pp. 13, 14. 2Sur cette dimension de l'identité narrative, on peut lire notre « Entre romantisme ethnique et modernité

politique : émergence de la subjectivité démocratique en Afrique », in Revue de l'Enseignement et de la

Recherche Philosophiques (Société Béninoise de Philosophie), Porto-Novo, août 2012, pp. 71-91 : « A ce qui

paraît, une logique différentialiste est à l'oeuvre dans l'identité ethnique. Or, celle-ci se veut substantialiste,

en ce qu'elle absolutise la différence. Par exemple, au Gabon, outre le monisme discursif des hagiographies

ethniques ou récits épiques comme le Mumbwanga des Punu (Sud), le Mvet des Ntumu (Nord) ou l'Olende

des Obamba-Teke (Est), dont certains manipulent la littérarité pour en faire des faits historiques, il est des

expressions qui font florès dans l'espace public, en dépit de leur caractère péjoratif. Ces expressions sont

appliquées aux compatriotes qui appartiennent à un groupe ethnique différent de celui du (des) locuteur(s)

qui les emploie(nt). C'est le cas de bilob des Fang, de l'anongoma des Myene ou du moins connu mais tout

Page 280: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

279

exergue des événements déterminants pour le ''vécu national''. A ce titre, elle demande à

être transmise, mais surtout en insistant sur une certaine ''obligatoriété'' morale à maintenir

le lien avec le passé et à en tirer toutes les leçons possibles pour le présent et l'avenir. En ce

sens, les « potentialités non déployées »1 par le passé doivent servir de ''témoin'' pour passer

le relais aux jeunes générations. Autrement dit, le caractère éthico-pédagogique de la

mémoire permet d'éviter les dangers du passé, à l'instar des conflits intercommunautaires

ou des guerres ayant impliqué ou impliquant plusieurs pays. D'où l'exigence d'une mémoire

inclusive, la nécessité d'un regard consensuel sur l'histoire commune. Or, cet aspect à la fois

pédagogique et moral souvent ne tient pas compte de toutes les composantes de l'identité

collective, ainsi que le déplore Léonora Miano, dans le cas de la France : « La France est un

pays qui n'a pas seulement une mémoire blanche, mais aussi des héros noirs, un territoire qui

n'est pas seulement un hexagone. Les programmes d'histoire devraient en tenir compte »2

L'idée sous-tendue ici est que l'''oubli'' officiel des contributions de l'Outre-mer et de

l'Afrique à l'histoire de la France et, par conséquent, à la constitution de son identité

collective procède de l'effacement du souvenir des crimes et des injustices du passé. Cette

absence de (prise de) conscience fait que l'on en minimise le caractère itératif, que l'on en

néglige aujourd'hui les symptômes, ce qui expose possiblement aux désagréments d'hier.

C'est, en un sens, ce que Ricœur nomme « la mémoire obligée », c'est-à-dire « l'injonction

[qui] ne prend sens que par rapport à la difficulté ressentie par la communauté nationale, ou

par des parties blessées du corps politique, à faire mémoire de ces événements d'une

manière apaisée »3. Ce sont là des illustrations d'une (ré)écriture exigeante et rigoureuse de

l'histoire commune : exigeante parce qu'elle ne saurait durablement faire l'économie d'une

réflexion sur les principes de cohésion d'une société qui se diversifie culturellement ;

rigoureuse, par ailleurs, car l'unité du socle républicain n'exclut pas principiellement une

interrogation sur le rapport dialectique entre l'identité collective -la fidélité de la France à

son histoire, à sa matrice européenne- et la capacité de cette dernière à se maintenir en

dépit du temps qui passe et qui pourtant la change. Au demeurant, pour reprendre

l'expression de Ricœur, les « cultures tenues pour exotiques »4 jusqu'ici, donc perçues

comme autres ou hétérogènes et, pour tout dire, étrangères, peuvent aider à changer de

paradigme, du moins en tant que source d'une norme d'universalité républicaine plus

intégratrice. A cet égard, la leçon de Ricœur est d'une actualité frappante.

2- Ricœurien dans le sens de la justice comme exigence de la démocratie

« Le juste nous fait nous conformer aux lois et à l'égalité ; l'injuste nous entraîne dans

l'illégalité et l'inégalité (…). Le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en

aussi méprisant bingowu-ngowu des Punu et apparentés Meri ». (Voir les pages 74-75).

1Paul Ricoeur, « Le fondamental et l'historique », in G. Laforest et Ph. De Lara (dir.), Charles Taylor et

l'interprétation de l'identité moderne, op. cit., p. 31. 2Ecrivaine franco-camerounaise, Prix Fémina 2013. Cf. L'hebdomadaire Jeune Afrique, n°2761, du 8 au 14

décembre 2013, p. 19. 3Cf. La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 105. 4Cf. Soi-même comme un autre, Paris, Ed. Seuil, 1990, p. 336.

Page 281: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

280

totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique (…). La justice ainsi entendue est

une vertu complète, non en soi, mais par rapport à autrui ». Aristote1.

Paul Ricœur a sans doute raison lorsqu'il affirme que la mémoire n'est pas liée

qu'au passé, en ce sens qu'il ne s'agit pas seulement de se remémorer des faits, encore

moins de répéter une expérience -ce qui renverrait à une identité invariable-, mais de

valoriser dans le passé ce qui est utile à notre vivre-ensemble et qui, éventuellement,

garantit un avenir partagé. De ce point de vue, la mémoire a partie liée avec le futur. Il est

question de (se) raconter le passé commun, mais conflictuel, de la meilleure façon, c'est-à-

dire sans invective contre l'autre protagoniste de cette histoire racontée. Autrement dit,

cette identité narrative n'est pas acrimonieuse ; au contraire, elle s'inscrit dans le

changement, entendu qu'il est question d'une identité qui préserve l'autre en lui rendant

justice. En effet, c'est la quintessence même de l'idée ricoeurienne de « devoir de

mémoire », à savoir que le récit que l'on fait des événements passés ne doit pas entraver

l'avenir ou empêcher la réconciliation, mais être un facteur de paix : « [C'est] ce qui donne à

l'idée de justice sa force fédérative tant à l'égard de la visée véritative et de la visée

pragmatique de la mémoire qu'à l'égard du travail de mémoire et du travail de deuil. (…) [Ainsi], parmi toutes les vertus, la vertu de justice est celle qui par excellence et par

constitution est tournée vers autrui. On peut même dire que la justice constitue la

composante d'altérité de toutes les vertus qu'elle arrache au court-circuit entre soi-même et

soi-même. Le devoir de mémoire est le devoir de rendre justice, par le souvenir, à un autre

que soi »2.

L'idée fondamentale est de (se) renouveler, de (re)construire le vivre-ensemble par la

(ré)écriture de la mémoire, tout en se dégageant de l'ornière de la mêmeté -ce qui ne serait

que simple récapitulation- en se projetant dans le futur. Cette transtemporalité de la

mémoire va de pair avec la narrativité de l'identité, donc la variabilité de celle-ci dans le

déroulement de l'histoire, aussi bien à venir que passée. Or, cette capacité de se projeter

dans des « expectations », d'anticiper un avenir commun, ne peut se départir de la volonté

de rendre justice aux victimes. En d'autres termes, il ne s'agit pas d'oblitérer le passé, mais

d'être en capacité de retenir prioritairement ce qu'il a d'instructif pour le présent et l'avenir :

« Le travail de l'historien, comme tout travail sur le passé, explique Todorov, ne consiste

jamais seulement à établir des faits mais aussi à choisir certains d'entre eux comme étant

plus saillants et plus significatifs que d'autres, à les mettre ensuite en relation entre eux ; or

ce travail de sélection et de combinaison est nécessairement orienté par la recherche, non de

la vérité, mais du bien »3. En ce sens, il ne faut pas se laisser aller à l'obsession de la vérité,

c'est-à-dire la mémoire pour la mémoire. L'intérêt de cette dernière est moins dans le récit

brut des faits que dans la compréhension de leur exemplarité, de leur ''moralité'' pour

l'avenir. En l'occurrence, s'astreindre à la vérité est un exercice indispensable, un préalable.

1Cf. Ethique de Nicomaque, V, 1, op. cit., pp. 136-137. Et le Stagirite d'amplifier son propos par un proverbe :

« La justice contient toutes les autres vertus » (p. 137). 2Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 108. 3Cf. Les Abus de la mémoire, op. cit., p. 50.

Page 282: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

281

Mais, cet exercice n'a de sens et d'intérêt pour la société que dans la perspective de la

réconciliation, préalable à la paix civile.

2.1- De la justice comme responsabilité devant l'histoire

Dans un entretienavec François Azouvi et Marc de Launay, Paul Ricœur explique que

« la mémoire a du futur (…) *qu'+il y a une forme d'oubli qui permet aussi le pardon lequel

n'est pas le contraire de l'oubli mais le suppose (…). L'oubli de la dette et non pas l'oubli des

faits. Car il faut garder une trace des faits pour pouvoir entrer dans une thérapie de la

mémoire (…) Le pardon brise (alors) la dette mais non pas l'oubli »1. En effet, dans la

tourmente conflictuelle que connaissent certains pays africains, ou même dans un contexte

postconflictuel, se pose la problématique de la réconciliation, dans l'optique de

(re)construire l'unité nationale, (re)nouer le lien entre les citoyens. C'est une quête du liant

entre les diverses composantes sociales permettant de (re)constituer la totalité. En clair,

(re)penser le politique en partant d'une (ré)écriture de l'histoire commune sans perdre de

vue le nouvel ordre social à établir, la nouvelle identité narrative que l'on veut se donner.

Précisément, à ce niveau, il est important de distinguer soigneusement l'interprétation du

récit collectif, qui ne peut pas faire fi de la véracité des faits, cette dernière relevant de

l'histoire documentaire, d'un côté, et son autre qu'est la littérarité de ces mêmes faits qui,

elle, ressortit de la dimension fictionnelle du récit, de l'autre. C'est cette dernière que

Ricœur qualifie de « poétique », c'est-à-dire « celle des grandes affabulations de

l'autocompréhension d'une nation à travers ses récits fondateurs »2.

Tout l'enjeu, dans une situation de crise ou postconflictuelle, comme c'est le cas dans

nombre de pays africains, est celui de la distorsion de l'identité narrative collective. En

l'occurrence, ce sentiment est accentué dans le cas de communautés victimes d'exactions ou

de répressions, à l'exemple des membres de Bundu dia Kongo, dans la province congolaise

(RDC) du Bas-Congo3. Les violences meurtrières de 2005 au Togo sont également illustratives

de ce dont l'Etat est capable contre son propre peuple, du moins une partie de celui-ci,

lorsqu'il tente de secouer l'ordre établi. Et ce n'est pas le rapport de la Commission Vérité,

Justice et Réconciliation (CVJR) qui apaisera les cœurs ou changera fondamentalement la situation, si l'on en juge par sa réception pour le moins mitigée, aussi bien par l'opinion

publique que par l'élite politique et intellectuelle du pays. L'attitude résignée, voire

l'extrême indulgence des bailleurs étrangers à l'égard du régime en place4 non plus n'aident

1Cf. La Critique et la Conviction, Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1995, pp. 189-191. 2Ibid. 3Cf. Jeune Afrique, n°2768, du 26 janvier au 1er février 2014, p. 26 : « En 2007 et 2008, ils [beaucoup de gens

du Bas-Congo] se révoltent contre l'élection controversée, à Matadi, d'un gouverneur pro-Kabila. Dans la région de Luozi-Manianga, sur la rive droite du fleuve Congo, la répression est sanglante : plusieurs centaines de morts selon l'ONU. Pour la plupart, les victimes sont les adeptes d'un nouveau mouvement mystique, Bundu dia Kongo ».

4Cf. Jeune Afrique, n°2773 du 2 au 8 mars 2014, p. 9 : « Togo/Faure en pôle position. Conforté par le déblocage, en janvier, des aides budgétaires de l'Union européenne et la Banque mondiale, puis, le 20 février, par les déclarations de Flavia Pansieri, Haut-Commissaire adjointe de l'ONU, félicitant le Togo pour ses ''avancées considérables dans le domaine des droits de l'homme'', allant jusqu'à le qualifier d' ''exemple'', Faure Gnassingbé entame dans de bonnes conditions l'année qui le sépare de la présidentielle de mars 2015. Malgré

Page 283: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

282

la société à surmonter véritablement la crise sociopolitique qui la mine depuis la succession

chaotique de Gnassingbé père (Eyadéma) par Gnassingbé fils (Faure), d'abord par un coup

de force institutionnelle appuyé par l'armée en février 2005, puis en avril de la même année

à l'issue d'une élection présidentielle guère plus reluisante.

Mais, à l'évidence, le problème se pose avec davantage d'acuité lorsqu'il s'agit d'un

système politique raciste, à l'instar de l'apartheid en Afrique du Sud. Il n'est que de lire ce

qu'en dit Nelson Mandela : « Etre Africain en Afrique du Sud signifie qu'on est politisé à

l'instant de sa naissance, qu'on le sache ou non. Un enfant africain naît dans un hôpital

réservé aux Africains, il vit dans un quartier réservé aux Africains, et il va dans une école

réservée aux Africains, si toutefois il va à l'école. Quand il grandit, il ne peut occuper qu'un

emploi réservé aux Africains (…) et on peut l'arrêter à n'importe quelle heure du jour ou de la

nuit pour lui donner l'ordre de présenter un pass, et s'il ne peut pas, on le jette en prison. Sa

vie est circonscrite par les lois et les règlements racistes, qui mutilent son développement,

affaiblissent ses possibilités et étouffent sa vie. Telle était, conclut Mandela, la réalité et on

pouvait l'affronter de milliers de façons »1. Au total, espaces politiques répressifs comme en

République Démocratique du Congo ou au Togo, contexte de ségrégation raciale comme en

Afrique du Sud ou, last but not least, situation de génocide comme au Rwanda2, ce sont

autant de terreaux qui favorisent l'éclosion de récits propres aux victimes, selon leur(s)

expérience(s) des violences vécues. Des blessures liées au(x) conflit(s) et qui sont

constitutives d'une mémoire parfois aux antipodes de la version officielle, celle-ci ne

reconnaissant que très inégalement et timidement les tourments de celle-là.

Il arrive même que l'histoire officielle divise au-delà des acteurs nationaux, comme le

montre le cas rwandais, qui suscite parfois des débats passionnés et virulents, à l'exemple de

ce colloque qui « verra se succéder divers intervenants que l'hostilité au régime de Paul

Kagamé a conduits depuis plusieurs années à présenter une réécriture pour le moins

les objections de ses opposants (qui n'ont guère de chance d'être suivis par la communauté internationale), il ne fait guère de doute que le chef de l'Etat sera candidat à sa succession ».

1Cf. Un long chemin vers la liberté (autobiographie), Paris, Ed. Fayard, 1995, p. 105. A quelques nuances près, les Noirs états-

uniens ont connu une situation analogue où les esclavagistes, puis, après l'abolition, l'opinion blanche, ont poussé le grotesque et la caricature en déniant aux Noirs toute identité individuelle, les maintenant ainsi dans l'invisibilité et ''le mépris syncrétique'' (Frantz Fanon). A ce sujet, lire le très évocateur Invisible Man (1952) de Ralph Ellison (Homme invisible, pour qui chantes-tu ?, Paris, Ed. Grasset, 1984) et, dans la même perspective, mais plus récemment, le non moins significatif Beloved (1987) de Toni Morrison (Beloved, Paris, Ed. Christian Bourgois [1989]-10/18, 2002). Dans ce roman, un des personnages est un simple numéro, Number Six (N° Six), ainsi que certains maîtres s'amusaient à (re)nommer leurs esclaves.

2L'écrivain guinéen Tierno Monénembo (Cf. L'aîné des orphelins, Paris, Ed. Seuil [2000]/Points, 2005) en donne une version à

la fois romancée : « Donc l'avion du président fut abattu le 6. En tombant du ciel, il ramena avec lui toute une pluie de mauvais augures. On vit un troupeau de topis traverser le village, des aspics et des caméléons sortir de partout et, en plein jour, une volée de hiboux se percher sur le toit de l'église. Les gourdes de vin de palme se remplirent de sang et des colonnes de fourmis-magnans envahirent les domiciles et les puits » (p. 142) ; et explicative et réaliste : « Le 13 à l'aube, pour la première fois, des Jeep et des camions-bennes remplis de miliciens Interharamwe, drogués et soûls, franchirent le pont de Nyabarongo. Ils firent irruption dans les ruelles de Nyamata sous un déluge de hurlements et de klaxons. Les hommes sautèrent des véhicules pour tirer des rafales en l'air. Ils se roulèrent sur le sol de la cour de l'école en entonnant des chants lugubres qui terrifièrent même le sorcier Funga. (…) -Qu'allons-nous faire aujourd'hui ? Cria leur grand chef. -Nous allons brûler les Tutsis ainsi que leurs amis ! -Pourquoi le ferons-nous ? -Parce que ce sont des cancrelats ! » (pp. 143-144). Concernant la « littérature africaine post-génocidaire », la lecture du livre de Josias Semujanga est tout indiquée (Le génocide, sujet de fiction ? Analyse des récits du massacre des Tutsi dans la littérature africaine, Montréal, Ed. Nota Bene, 2008).

Page 284: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

283

spécieuse de l'histoire du génocide, laquelle tend à renvoyer dos-à-dos les extrémistes hutus

qui l'ont organisé et l'ancienne rébellion tutsie. Parmi eux, l'ancien numéro deux de la mission

de l'ONU au Rwanda, le colonel Luc Marchal, l'ancien commandant de l'opération française

Turquoise, le général Jean-Claude Lafourcade, et d'anciens ''collaborateurs directs de Paul

Kagamé'' devenus opposants en exil »1. Que faut-il en tirer comme enseignement ? C'est

que, la prétention à dire la mémoire d'un peuple, à (ré)écrire l'histoire d'un pays suppose au

moins deux volets. En effet, la partialité et, donc, la perfectibilité des « devoirs de mémoire »

qui mobilisent tant les volontés , exigent, primo, que le travail de mémoire se fasse par le

souvenir des survivants aux « avènements », pour reprendre le mot de Tierno monénembo2,

de quelque côté qu'ils se trouvent, qu'ils soient victimes ou bourreaux ; secundo, que la visée

de connaissance de ce qui est advenu réellement relève uniquement de la compétence des

spécialistes -en l'occurrence les historiens- dont on peut attendre une certaine distance

critique entre les témoignages des uns et des autres, d'une part, et les manipulations

ethnicistes et/ou idéologiques des politiques, d'autre part3.

Dans un premier temps, il faut dire que cette remémoration visant la justice s'est

réalisée devant les gacaca, ces tribunaux traditionnels rwandais chargés d'écouter le récit

des souffrances de toutes les personnes impliquées, ainsi que les témoignages des proches

des disparus et, in fine, de trancher. Ensuite, c'est aux « maîtres artisans des récits...du

passé », pour reprendre la formule de Paul Ricœur, d'entrer en scène. Or, c'est cette

dimension de l'exercice qui pose souvent et encore problème, deux décennies après les

avènements du Rwanda, toute production étant attaquée presque systématiquement par un

camp ou saluée par l'autre, et vice versa. Aussi, eu égard à ce qui précède, peut-on soutenir,

à la suite de Paul Ricœur, l'idée selon laquelle l'histoire est le lieu par excellence où

l'humanité affirme son unité. Mais, concomitamment, il faut préciser que cette posture de

communication des consciences demande du courage, confrontée qu'elle est aux multiples

différences qui sourdent au cours de l'histoire. Ainsi, que ce soit au sein d'un pays ou du

point de vue des rapports entre Etats ayant eu un passé commun, par exemple dans le cadre

de la colonisation, l'histoire n'est jamais aisée à (ré)écrire, d'autant moins que, tout

manichéisme mis à part, victimes et bourreaux, colonisés et colonisateurs, n'ont pas toujours

la même perception des faits, loin s'en faut. Par conséquent, ils ne sauraient en faire le

même récit, du moins en avoir des lectures similaires des moments saillants. Par ailleurs,

toute narrativité qui s'affranchit, volontairement ou non, des contraintes de vérité et,

surtout, de justice, inéluctablement, tombe au mieux dans la caricature, au pire dans la

1Cf. Jeune Afrique, n°2774, du 9 au 15 mars 2014, p. 9. France-Rwanda/colloque anti-Kagamé intitulé « Le drame rwandais :

la vérité des acteurs », colloque qu'abritera le Sénat français le 1er avril. 2Cf. L'aîné des orphelins, op. cit., pp. 81 et 91 : « M. Van der Poot, il est à la fois blanc, flamand et belge, ce qui fait qu'il

ignore trois fois plus que les autres nos manières de vivre à nous. Pourtant il résidait au Rwanda bien avant les avènements. (…) Mais depuis ces fameux avènements, tout fonctionne à l'envers. Chacun s'évertue à enfreindre les règles ». Souligné dans le texte.

3Paul Ricoeur, « Histoire et rhétorique », in Diogène, n°168, 1994, pp. 24-25 : « C'est d'abord comme héritiers que les

historiens se placent à l'égard du passé avant de se poser en maîtres artisans des récits qu'ils font du passé. Cette notion d'héritage présuppose que, d'une certaine façon, le passé se perpétue dans le présent et ainsi l'affecte. Avant la représentation vient l'être affecté par le passé».

Page 285: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

284

manipulation. S'ensuivent des dénégations du type sarkozyen1 quant à l'histoire de

l'Afrique : des simplifications outrancières, un regard grossier de ses moments marquants et,

donc, une lecture superficielle frappée du sceau de ce qu'Achille Mbembé, réagissant au

''Discours de Dakar'', appelle « l'insolence de l'ignorance »2, toutes choses qui empêchent de

reconnaître les victimes et de leur rendre justice.

2.2- De la justice comme idéal démocratique

Traiter de la mémoire collective d'un peuple, c'est raconter l'histoire de celui-ci en

articulant connaissance -les faits ou la réalité historique- et récit, c'est-à-dire la perception

de ces faits, la manière d'y mettre les mots. Or, pour ne pas en rester à l'écume du discours

et à l'exercice de style sarkozyens, faits d'exhibition et d'admonestation, un distinguo net est

nécessaire entre littérarité (récit ou fiction à partir des faits) et factualité, c'est-à-dire les

faits tels qu'ils se sont déroulés, lesquels sont source de connaissance. Ainsi, un « discours

historique [que] l'on accrédite »3 doit nécessairement se situer entre les deux. D'ailleurs,

Paul Ricœur lui-même emploie le mot « représentance » pour expliquer la différence entre

historicité (réalité des événements) et littérarité (fiction à partir desdits événements), en

insistant sur les deux types de pacte : « Le mot ''représentance'' condense en lui-même

toutes les attentes, toutes les exigences et toutes les apories liées à ce qu'on appelle par

ailleurs l'intention ou l'intentionnalité historienne : elle désigne l'attente attachée à la

connaissance historique des constructions constituant les reconstructions du cours passé des

événements (…) A la différence du pacte entre un auteur et un lecteur de fiction qui repose

sur la double convention de suspendre l'attente de toute description d'un réel

extralinguistique et, en contrepartie, de retenir l'intérêt du lecteur, l'auteur et le lecteur d'un

1Cf. Cours nouveau (Revue africaine trimestrielle de stratégie et de prospective), numéros 1-2, mai-octobre 2008 (Sarkozy, la

controverse de Dakar. Contexte, enjeux et non-dits). 1.1- Discours de M. Nicolas Sarkozy, Président de la République française, le 26 juillet 2007 à Dakar, pp. 75-89. Voir respectivement les pages 76, 77, 78, 80 et 81 : « Il y a eu la traite négrière, il y a eu l'esclavage, les hommes, les femmes, les enfants achetés et vendus comme des marchandises. Et ce crime ne fut pas seulement un crime contre les Africains, ce fut un crime contre l'homme, ce fut un crime contre l'humanité tout entière (…). L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s'est entre-tué en Afrique au moins autant qu'en Europe (…). La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l'Afrique (…). Le drame de l'Afrique, c'est que l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire (…). Dans cet univers où la nature commande tout, l'homme échappe à l'angoisse de l'histoire qui tenaille l'homme moderne, mais l'homme reste immobile au milieu d'un ordre immuable où tout semble écrit d'avance...Le problème de l'Afrique, c'est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de l'éternel retour...Le problème de l'Afrique, c'est qu'elle vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de l'enfance ». Je souligne.

2Cf. Cours nouveau, op. cit., pp. 90-97. Voir 1.2- La réaction de Achille Mbembé, Ex-Secrétaire Exécutif du CODESRIA,

Professeur d'Histoire et de Science politique, Université du Witwatersrand, Johannesbourg, RSA. Lire pp. 92-93 : « ...notre nouvel ami ne s'adresse pas à nous comme dans un rapport de face-à-face où nous compterions comme interlocuteurs. En fait, il ne regarde ni ne voit notre visage. Chez lui, ''l'homme noir'' est un être abstrait, doté d'une ''âme'' certes, mais sans visage, puisque plongé dans les ténèbres de l'innommé. Quand il prétend dialoguer avec nous, ce n'est pas dans le cadre d'un rapport moral d'égalité et, par conséquent, de justice. C'est dans le registre de la volonté de puissance, un je-ne -sais-quoi de narcissique et d'autant plus triomphaliste qu'il est marqué du sceau de l'ignorance volontaire et assumée. (…) Des roitelets nègres ont en effet pris part à la Traite des esclaves, comme aujourd'hui le cartel des satrapes -dont la plupart bénéficient du soutien actif de la France- qui pareticipent à la destruction de leurs propres peuples. Mais que dire donc de la collaboration française sous l'occupation nazie ? Que dire du régime de Vichy dont la chute eût impossible sans la contribution décisive des gens d'origine africaine (…), mais dont on copie et reproduit aujourd'hui les méthodes de classification et de discrimination des personnes par le biais du ministère de l'identité et de l'immigration ?». Je souligne.

3Roger Chartier, « L'histoire entre récit et connaissance », in Au bord de la falaise. L'histoire entre certitude et inquiétude,

Paris, Ed. Albin Michel, 1998, p. 93.

Page 286: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

285

texte historique conviennent qu'il sera traité de situations, d'événements, d'enchaînements,

de personnages qui ont réellement existé auparavant, c'est-à-dire avant que récit en soit fait,

l'intérêt ou le plaisir de lecture venant comme par surcroît »1. La notion ricoeurienne de

représentance recouvre le deuxième pacte, celui entre « l'auteur et le lecteur d'un texte

historique ».

Aussi, dans un contexte de crise ou postconflictuel, n'est-ce pas précisément brouiller la

problématique de réconciliation entre les protagonistes d'hier, fussent-ils des nations

anciennement ou récemment belligérantes, ou des concitoyens désormais engagés dans une

politique de reconstruction nationale, si la mémoire des uns fait l'objet d'une ''réduction

fictionnelle'' par les autres, en lieu et place d'un traitement historique? La réconciliation

nationale ne serait-elle pas utopique et, pour ainsi dire, fictionnelle si elle ne passe pas

préalablement par la case vérité, c'est-à-dire la discussion sur les faits devant ou pouvant

conduire à la reconnaissance du tort causé aux victimes et subséquemment au pardon ? En

réalité, une véritable paix civile, en tant qu'elle est corrélée à un processus démocratique,

est inenvisageable sans justice transitionnelle. D'où l'émergence, dans nombre de pays

africains, de commissions chargées de conduire les concitoyens à la réconciliation,

consécutivement à une crise ou à des conflits ayant ébranlé le vivre-ensemble. En effet, dans

cette perspective de reconstruction nationale et, par conséquent, de (ré)écriture de la

mémoire collective, une place essentielle est accordée à l'histoire (la vérité des faits), à la

justice (reconnaissance de victimes) et au pardon que ces dernières accordent à leurs

bourreaux, après que ceux-ci eurent reconnu et regretté le tort causé aux victimes.

Dès lors, le respect de la mémoire de l'autre débouche sur une mise en tension de

l'oubli (non pas des faits, mais de la dette) et du pardon, constitutif d'un avenir meilleur

partagé. Dans cette optique, s'adressant tour à tour à la majorité noire et à la minorité

blanche de son pays, Nelson Mandela déclare : « Je disais à nos partisans :''Ne vous

imaginez pas que le lendemain de l'élection vous allez conduire une Mercedes ou nager dans

votre piscine. La vie ne va pas changer de façon spectaculaire, mais notre amour-propre sera

plus grand et vous serez devenus des citoyens dans votre pays. (…) Je leur disais, poursuit

Mandela, si vous voulez continuer à vivre dans la pauvreté sans vêtements ni nourriture,

alors allez boire dans les shebeens. Mais si vous voulez vivre mieux, vous devez travailler dur.

(…) Je disais aux publics blancs que nous avions besoin d'eux et que nous ne voulions pas qu'ils quittent le pays. Ils étaient sud-africains exactement comme nous et ce pays était aussi

le leur. Je ne mâchais pas mes mots sur les horreurs de l'apartheid, mais je répétais sans

cesse que nous devions oublier le passé et nous concentrer sur la construction d'un avenir

meilleur pour tous »2. Et l'exemplarité du cas sud-africain irradie le monde dans la mesure où

il montre qu'une volonté commune -par le biais d'une commission sincère et équitable- peut

triompher du système sociopolitique et économique le plus hideux et inique que l'humanité

contemporaine ait connu.

1Cf. La mémoire, l'histoire, l'oubli, op. cit., p. 359. 2Cf. Un long chemin vers la liberté, op. cit., p. 634. Souligné dans le texte.

Page 287: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

286

De même, « les avènements » de 1994 au Rwanda, ainsi qu'un écrivain guinéen1

désigne métaphoriquement les massacres ayant conduit au génocide des Tutsis dans ce

pays, illustrent l'idée qu'une détermination à continuer de partager le même espace

politique, donc à se (conce)voir comme juridiquement identiques, c'est-à-dire également

libres devant la loi (isonomia) en dépit des différences peut surmonter les pires horreurs et

aider à la (re)construction de l'édifice national. L'institution des gacaca comme leviers d'un

processus de justice transitionnelle, où les victimes et/ou leurs proches, ainsi que les

bourreaux supposés, viennent témoigner en toute liberté et égalité (isegoria), traduit l'idée

qu'une (ré)éducation à la citoyenneté est possible. Mais cela suppose que l'autre pan du

dispositif politico-juridique, à savoir les droits et libertés des citoyens, en un mot l'exercice

du pouvoir (kratos) par le peuple (demos), voie le jour et que ces principes servent de

boussole à la cité (polis), qui se veut désormais affranchi des démons de la dictature et, ipso

facto, tourné vers la démocratie.

En réalité, ce processus, en tant qu'il vise à repenser le politique, se veut une

invitation à la tolérance et au pardon. A cet égard, bien que l'analyse lockienne de la

tolérance soit circonscrite à la dimension religieuse2, d'une part, et tributaire du contexte

politique de l'époque, marqué du sceau de la diversité des sectes chrétiennes et de leur

intolérance mutuelle3, d'autre part, il reste qu'elle fonde philosophiquement l'idée de

tolérance en tant qu'elle signifie acceptation des différences. D'ailleurs, ce ne serait pas

exagérer que de soutenir que la tolérance religieuse, lato sensu, est principiellement liée à

une autre idée, celle de la laïcité : « Ce n'est pas la diversité des opinions qu'on ne saurait

éviter, mais le refus de la tolérance qu'on pourrait accorder, qui été la source de toutes les

guerres et de tous les démêlés qu'il y a eu parmi les chrétiens, sur le fait de la religion. Les

chefs et les conducteurs de l'Eglise, remplis d'avarice et d'un désir insatiable de domination,

se prévalant de l'ambition des souverains et de la superstition crédule des peuples

inconstants, les ont animés et soulevés contre ceux qui n'adoptaient pas leurs opinions (…) ;

et c'est ainsi qu'ils ont mêlé et confondu deux choses tout-à-fait différentes, l'Eglise et

l'Etat »4. Au fond, la tolérance s'entend ici dans son rapport au pluralisme axiologique,

l'enjeu politique étant, a contrario, que le monolithisme des valeurs conduit nolens volens à

un certain pessimisme quant à la possibilité de ''co-humanisation'' par-delà la diversité et,

inexorablement, à l'intolérance.

1Tierno Monénembo, L'aîné des orphelins, op. cit., p. 157 : « Y a toujours de la vie qui reste, même quand le

diable est passé ! ». 2John Locke, Lettre sur la tolérance, Paris-Genève, Ed. Slatkine/Fleuron, 1995, p. 30 : « La tolérance en f veur de ceux qui

diffèrent des autres en matière de religion, est si conforme à l'évangile de Jésus-Christ, et au sens commun de tous les hommes, qu'on peut regarder comme une chose monstrueuse, qu'il y ait des gens assez aveugles, pour n'en voir pas la nécessité et l'avantage, au milieu de tant de lumière qui les environne ».

3Idem, pp. 23-24 : « Les uns ont beau se vanter de l'antiquité de leurs charges et de leurs titres, ou de la pompe de leur

culte extérieur ; les autres, de la réformation de leur discipline, et tous en général, de l'orthodoxie de leur foi (car chacun se croit orthodoxe) ; tout cela dis-je, et mille autres avantages de cette nature, sont plutôt des preuves de l'envie que les hommes ont de dominer les uns sur les autres, que les marques de l'Eglise de Jésus-Christ. Quelques justes prétentions que l'on ait à toutes ces prérogatives, si l'on manque de charité, de douceur et de bienveillance pour tout le genre humain en général, même pour ceux qui ne sont pas chrétiens, à coup sûr, conclut Locke, l'on est fort éloigné d'être chrétien soi-même ». Je souligne.

4John Locke, Lettre sur la tolérance, op. cit, p. 103.

Page 288: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

287

Quant à la notion de pardon, elle est en quelque sorte l'ingrédient indispensable à la

coexistence pacifique, celui qui contribue à l'avènement, si ce n'est au retour d'une

universalité qui n'efface guère les différenciations au sein d'une subjectivité juridique qui

s'assume comme telle. En clair, c'est le signe d'un courage qui n'est pas propre à une

communauté donnée, mais celui d'une volonté de vivre ensemble malgré les oppositions et

les heurts du passé. Qu'est-ce en effet que pardonner ? Ce à quoi Le Petit Robert (sous la

direction de Josette Rey-Debove et Alain Rey) répond : « [C'est l'action de] tenir (une

offense) pour non avenue, [de] ne pas en garder de ressentiment, [de] renoncer à en tirer

vengeance ». Accorder son pardon, c'est donc faire preuve de grandeur d'âme, de

magnanimité, au sens aristotélicien de megalopsuchia : « La magnanimité -et le nom même,

à ce qu'il semble, l'indique- se montre dans les grandes choses...le magnanime est celui qui se

juge en état d'accomplir de grandes actions et qui l'est en effet. (…) Il n'a pas de rancune, car son caractère ne le porte pas à charger sa mémoire, principalement s'il s'agit de mauvais

procédés à son égard ; bien au contraire, il tient ceux-ci pour négligeables »1. Et l'on

comprend dès lors que, certes cette disposition n'est point à la portée de tous, chacun(e) est

néanmoins invité(e) à prendre ses responsabilités dans l'oeuvre de (re)construction

nationale, en faisant en sorte que, par le pardon, le vivre-ensemble (re)devienne possible et

que la citoyenneté, par la vivification de ses principes (liberté, égalité, solidarité, justice...)

fasse mémoire d'elle-même au sein de la cité et permette à cette dernière, dans son

entièreté, d'entretenir l'espérance d'un avenir meilleur.

Comme indiqué en début de ce texte, dans une situation de crise ou

postconflictuelle, les questions de mémoire et d'histoire s'imbriquent et appellent à un

traitement conjoint, dans une même problématique, à savoir celle de la réconciliation

préalable à la (re)construction de l'édifice national. S'y posent donc des problèmes tels que

la responsabilité, voire la culpabilité, des uns et des autres dans les déchirures advenues

dans le tissu social, en conséquence de quoi s'amorce une réflexion quant aux modalités de

réparation de celui-ci. Sous cet angle, la leçon de Paul Ricœur peut éclairer les Africains en

quête de vivre-ensemble démocratique. En effet, l'idéal de justice doit guider les discussions

sur la la démocratie comme dialogue méthodique dont le dénouement attendu est la

réconciliation des parties en conflit ou qui l'ont été, lequel dénouement a lui-même la paix

civile en ligne de mire : « La finalité courte de cet acte [l'acte de juger] est de trancher un

conflit -c'est-à-dire de mettre fin à l'incertitude-, sa finalité longue est de contribuer à la paix

sociale, c'est-à-dire finalement à la consolidation de la société comme entreprise de

coopération, à la faveur d'épreuves d'acceptabilité qui excèdent l'enceinte du tribunal et

mettent en jeu l'auditoire universel (…) La paix n'est-elle pas aussi l'horizon ultime du

politique pensé comme cosmo-politique ? Et l'injustice, donc finalement la violence, n'est-elle

pas aussi la situation initiale que le droit cherche à transcender... »2. Ce processus a pour

1Aristote, Ethique de Nicomaque, IV, 3, op. cit., pp. 116 et 120.

2Paul Ricoeur, Le juste, Paris, Ed. Esprit/Philosophie, 1995, pp. 10-11 (Avant-propos). Pour le détail, se reporter aux pages

185 à 192 (''L'acte de juger'').

Page 289: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

288

objectif principal le rétablissement de l'équilibre de la société, rompu lors de violences que

cette dernière a connues en son sein.

La mémoire, en ce sens, se situe en amont du déploiement de la (ré)écriture de

l'histoire commune conduisant au pardon et à la réconciliation. Y interviennent trois types

d'interventions : celles du citoyen, de l'historien et du juge. Autant le témoignage du citoyen

lambda peut aider à éclairer le travail des deux autres acteurs -l'historien et le juge-, comme

j'ai tenté de le montrer dans le cas des gacaca au Rwanda, autant l'historien, ainsi que je l'ai

évoqué plus haut, se fait le devoir d'établir les faits, de traiter les événements dans leur

contexte, par une mise à distance critique de ceux-ci. Cela lui permet de n'en sélectionner

que ceux qui lui paraissent significatifs et porteurs d'avenir. De ce point de vue, l'historien

fait œuvre d'équité. En effet, plus que la vérité brute et, si j'ose dire, la vérité pour la vérité,

il établit la vérité historique dans un esprit de justice1. Parlant justement de justice, le travail

du juge, quant à lui, consiste à établir les responsabilités : « L'institution s'incarne dans le

personnage du juge, qui, placé en tiers entre les parties du procès, fait figure du tiers au

second degré ; il est l'opérateur de la juste distance que le procès institue entre les parties. Le

juge, il est vrai, n'est pas le seul à revêtir cette fonction de tiers au second degré. (…) Mais c'est seulement dans la figure du juge que la justice se fait reconnaître comme ''première

vertu des institutions sociales'' »2. Si par le recul qu'il a par rapport aux faits, l'historien peut

(se permettre de) critiquer objectivement, du moins telle est sa prétention, le juge cherche

la « juste distance » et l' « impartialité » devant lui permettre de s'élever au-dessus des

parties -le plaignant et l'accusé-, de sorte qu'il court-circuite, explique Ricœur, « le désir de

vengeance, c'est -à-dire la prétention de se faire justice à soi-même, quitte à ajouter la

violence à la violence, la souffrance à la souffrance », l'enjeu du procès étant de désamorcer

la tension (entre les parties) par « la mise à distance des protagonistes, dont l'établissement

d'un écart entre le crime et le châtiment est le seul symbole en droit pénal »3.

C'est ici qu'apparaît la notion d'homo capax qui, au fond, et dans le cas d'espèce,

traduit une double réalité. Il s'agit aussi bien du plaignant qui se dit victime et qui est censé

(être capable de) accorder le pardon, que de l'accusé potentiellement coupable de

délinquance ou de crime ; par sa capacité de se repentir, il montre à la victime qu'il mérite

son pardon, lequel « n'est jamais dû », mais simplement « demandé », étant entendu que

cette « demande peut être légitimement refusée »4 par la victime. C'est de cette double

dimension humaine que l'on déduit la possibilité de libérer le fond de bonté qui est en

chacun (plaignant/victime et accusé/coupable), et qui, par ailleurs, permet de réhabiliter la

part d'humanité qui gît au fond du bourreau, même le plus ignoble. En filigrane, la

thématique de la réconciliation, donc de la recherche de la paix, fait diptyque avec celle du

pardon, car c'est le pardon qui détruit les germes de la guerre, qui annihile toute velléité de

1Tzvetan Todorov, Les Abus de la mémoire, op. cit., p. 50 : « Le travail de l'historien, comme tout travail sur le passé ne

consiste jamais seulement à établir les faits, mais aussi à choisir certains d'entre eux (…) *Il+ est orienté par la recherche non de la vérité, mais du bien ».

2Paul Ricoeur, Le juste, op. cit., p. 15.

3Idem, p. 12.

4Idem, p. 207.

Page 290: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

289

reprise de conflits ou de violences. Thomas Hobbes, pour qui cette problématique repose

sur la loi naturelle, soutient cette idée avec force : « La cinquième loi de nature est qu'il faut

pardonner les fautes passées à celui qui s'en repent et qui en demande pardon, en prenant

toutefois des assurances pour l'avenir. Le pardon du passé, ou la rémission de l'offense, n'est

autre chose que la paix qu'on accorde à celui qui la demande, plein de repentir d'une action

par laquelle il provoquait la guerre. Mais la paix qu'on accorde à une personne qui ne se

repent point, c'est-à-dire qui conserve un cœur ennemi, ou qui ne donne point des assurances pour l'avenir, n'est pas tant une paix, qu'un effet honteux de la crainte : et par conséquent, ce

n'est pas la nature qui nous l'ordonne »1.

Postlude

Tout compte fait,en Afrique comme ailleurs, il n'y a point de politique de

réconciliation qui vaille sans pardon, véritable fondement de la paix civile. Cette

problématique, en effet, comprend la question de la contingence du mal, en ce sens que

« pour l'action, le mal est avant tout ce qui ne devrait pas être, mais doit être combattu »2, ce

qui n'exclut guère la responsabilité, voire la culpabilité de son auteur. Ainsi, un problème

tangent se pose à ce niveau ; c'est celui de la capacité de la société à (ré)éduquer à la

citoyenneté ceux/celles qui, par leur(s) action(s), s'en sont écarté(e)s. Vue sous cet angle, la

peine de mort devient, même pour le plus abominable criminel, absurde et inutile3. Cette

tendance à la réinsertion sociale, à une nouvelle socialisation, laisse supposer que chacun(e),

dans son pays, soit un(e) citoyen(ne), c'est-à-dire un(e) porteur(se) aussi bien de devoirs que

de droits et libertés. C'est le lieu de rappeler que, en démocratie, le sujet de droit est une

personne libre et égale aux autres, aussi bien celles qui partagent sa condition politique -ses

concitoyens- que toutes les autres qui composent l'humanité4. Au fond, c'est ce

déontologisme kantien qui fonde la définition -certes initialement libérale, mais qui est

devenue la norme éthico-juridique de la politique- de la personne humaine, rendant par là

même sa dignité inviolable5.

Du coup, ce n'est pas étonnant que, dans une situation de crise ou postconflictuelle,

affleurent des exigences d'une justice parfaite, en l'occurrence qu'une commission comme la

CVJR (Commission Vérité Justice et Réconciliation) togolaise soit irréprochable sur la

1Cf. Du citoyen (De cive) ou les fondements de la politique, III, 10, Paris, GF-Flammarion, 1982, pp. 118-119. Souligné dans le

texte. 2Paul Ricoeur, « Le mal:un défi à la philosophie et à la théologie », in Lectures III. Aux frontières de la philosophie, Paris, Ed.

Seuil, 1994. Les volumes 1 et 2 ont été publiés bien avant : (lectures I. Autour du politique, Paris, Ed. Seuil, 1991) et (Lectures II. La contrée des philosophes, Paris, Ed. Seuil, 1992).

3Thomas Hobbes, Du citoyen, III, 11, op. cit., p. 119 : « La sixième loi de nature est qu'en la vengeance ou imposition des

peines il ne faut pas regarder au mal passé, mais au bien à venir. C'est-à-dire, qu'il n'est permis d'imposer quelque peine, à autre dessein qu'à celui de corriger le coupable, ou de rendre meilleurs ceux à qui le supplice servira d'exemple ». Souligné dans le texte.

4Cf. Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (Nations Unies, 10 décembre 1948, résolution 217 [III] A), article

premier : »Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité ».

5John Rawls, Théorie de la justice, op. cit., pp. 29-30 : « Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui,

même au nom du bien-être de l'ensemble de la société, ne peut être transgressée. (…) C'est pourquoi, dans une société juste, l'égalité des droits civiques et des libertés pour tous est considérée comme définitive ; les droits garantis par la justice ne sont pas sujets à un marchandage politique ni aux calculs des intérêts sociaux ».

Page 291: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

290

procédure et particulièrement équitable dans ses décisions. Or, cette cristallisation des

attentions de la société ne préserve pas d'une vérité judiciaire contestable et contestée,

d'autant qu'il ne s'agit pas d'une justice divine. En effet, quoiqu'elle soit professionnelle, la

justice n'échappe pas à la faillibilité de la condition humaine de ses acteurs, y compris dans

les vieilles démocraties, à l'instar de la triste et célèbre « affaire d'Outreau »1 en France. Où

l'on voit que la justice, qu'elle soit le fait d'une commission créée à des fins de réconciliation

nationale ou qu'elle soit rendue par des professionnels au sein des tribunaux, n'est jamais

une révélation divine, telle une épiphanie, mais une œuvre humaine, donc susceptible de jugements erronés et/ou de manipulations. D'où l'insistance ricoeurienne sur le « vœu d'impartialité [qui] est attaché »2 à certaines fonctions, comme celles de juge et d'historien,

pour parvenir à des résultats équitables : nec studio, nec ira dit une maxime latine, que l'on

pourrait rendre par ni faveur ni colère. Autrement dit, lorsque l'on est appelé à jouer un rôle

de tiers -historien, juge, citoyen lambda devant témoigner devant un tribunal ou siéger

comme juré dans une commission-, l'on est tenu d'être aux antipodes d la complaisance et

de l'esprit de vengeance.

En définitive, résister au mal suppose que l'on ne s'abandonne point à l'expliquer,

encore moins à le justifier. En revanche, il faut le combattre par une attitude digne et une

conduite exemplaire. C'est ainsi que l'on pourrait entendre les accents kantiens qui, à ce

niveau, jalonnent le discours ricoeurien : « Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu

peux vouloir en même temps que ne soit pas ce qui ne devrait pas être, à savoir le mal »3.

D'ailleurs, plus loin, Ricœur analyse la relation dialectique entre « soi-même » et l'« autre »

en termes d'altérité et d'hétérogénéité, assumant par là même sa postulation de

l'universalité de la morale humaine, par-delà la diversité culturelle, y compris, à l'évidence,

des « cultures tenues pour exotiques »4, en l'occurrence les cultures africaines. Donc, c'est

une opération de (re)fondation, un acte de (re)création d'un (nouvel) univers de sens, qui

soit consensuel pour les membres d'une nation, voire pour les nations, que celui de se

réconcilier. Voilà pourquoi je suis ricœurien.

1Denis Salas, « L'affaire d'Outreau ou le miroir d'une époque », in Le Débat, n°143, Paris, janvier-février 2007, p. 32 : « Le

réseau pédophile a pris la place du complot satanique dans le rôle de l'ennemi invisible. Le cycle parcouru par les deux affaires est le même : dénonciation, condamnation, repentance. On y retrouve des enfants doublement victimes d'un environnement violent et de questions suggestives des adultes. Et surtout, dans les deux cas, des expertises savantes et des peurs collectives s'épaulent pour produire un effet de croyance dévastateur ». L'auteur compare cette affaire à celle des sorcières de Salem en 1692, aux Etats-Unis d'Amérique.

2Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire et l'oubli, op. cit., p. 413 : « Une comparaison entre la tâche de l'historien

et celle du juge est sans doute attendue. (…) La raison en est que les rôles respectifs de l'historien et du juge, désignés par leur intention de vérité et de justice, les invitent à occuper la position du tiers au regard des places occupées dans l'espace public par les protagonistes de l'action sociale. Or un vœu d'impartialité est attaché à cette position du tiers ».

3Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, op. cit., p. 254.

4Idem, p. 336.

Page 292: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

291

Bibliographie

1-Ricœur Paul, La mémoire, l'histoire, l'oubli, Paris, Ed. Seuil (2000)/ Points-essais, 2003. 2-Ricœur Paul, Temps et récit (3vol.), Paris, Ed. Seuil, 1983, 1984, 1985. 3-Ricœur Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Ed. Seuil, 1990. 4-Ricœur Paul, La Critique et la Conviction, Paris, Ed. Calmann-Lévy, 1995. 5-Ricœur Paul, Le juste, Paris, Ed. Esprit, 1995. 6-Ricœur Paul, Lectures (3vol.), Paris, Ed. Seuil, 1991, 1992, 1994. 7-Aristote, Ethique de Nicomaque, Paris, GF-Flammarion, 1992. 8-Certeau (de) Michel, L'Absent de l'histoire, Paris, Ed. Mame, 1973. 9-Chartier Roger, Au bord de la falaise, Paris, Ed. Albin Michel, 1998. 10-Hobbes Thomas, Du citoyen (De cive), Paris, GF-Flammarion, 1982. 11-Laforest G. et Lara (de) Ph. (dir.), Charles Taylor et l'interprétation de l'identité moderne, Paris, Ed. Cerf, 1998. 12-Locke John, Lettre sur la tolérance, Paris-Genève, Ed. Slatkine-Fleuron, 1995. 13-Mandela Nelson, Un long chemin vers la liberté, Paris, Ed. Fayard, 1995. 14-Monénembo Tierno, L'aîné des orphelins, Ed. Seuil (2000)/ Points, 2005. 15-Plisson Michel, Tango. Du noir au blanc, Arles-Paris, Ed. Actes Sud-Cité de la Musique, 2001. 16-Rawls John, Théorie de la justice, Paris, Ed. Seuil, 1987. 17-Todorov Tzvetan, Les Abus de la mémoire, Paris, Ed. Arléa, 1995.

Page 293: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

292

Page 294: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

293

Repenser l’économie marchande : Paul et la logique de l’économie du don

ParCharles-Grégoire Dotsè ALOSSE1

La dialectique platonicienne et la praxis marxienne entre autres nous enseignent que

la philosophie n’a pas vocation à rester théorique ; elle se doit d’être également pratique, c'est-à-dire de se préoccuper des problèmes contemporains. En s’inscivant dans cette logique, le philosophe Paul Ricœur2 nous a montré qu’elle devait s’inscrire dans la vie de la

cité. C’est pourquoi nous nous proposons de soumettre l’économie qui est une activité majeure de la société aux canons de la réflexion philosophique. Mettre de la philosophie

dans l’économie, c’est poser la question du fondement de l’économie et de ses fins. À

travers son dernier livre Parcours de la reconnaissance3, Paul souligne en quoi la rétribution

ne peut se passer de la reconnaissance, notamment celle de l'économie du don. L’homme n’a pas seulement besoin d’être rémunérer, mais il a aussi besoin d’être dans le don dont la valence se révèle dans le désintérêt. Cela conduit à développer le sens de la justice, ce sens

qui précède toujours, même s’il ne saurait bien évidemment s’y substituer, toute élaboration théorique4. Comment articuler le rapport entre éthique et économie?

Le monde d’aujourd’hui est lié à un système économique qui est l’économie du marché dont l’objectif déclaré est la recherche du profit. L’homo œconomicus veut profiter au maximum dans ses échanges économiques. Or profiter, c’est rechercher un avantage comparatif, un intérêt. Donner, au contraire, c’est offrir gratuitement parce que dans le don, on n’attend pas de retour. Toutefois, le don ne peut non plus épuiser toutes les ententes économiques des hommes dans un monde globalisé. Ce qu’il faut, c’est de trouver une issue à l’impossibilité de se passer de la marchandise et la nécessité de donner. La question que nous posons est de savoir si l’économie du don peut se substituer à l’économie marchande ou si elle la complète. Autrement dit, la question est de savoir si, par-delà le système

économique du marché, l’éconmie du don n’illustre pas une certaine conception notamment éthique des relations économiques entre les hommes au point qu’il faille situer sa place dans l’échange. Mieux encore, le don est-il une forme d’échange?

L’existence d’un lien indissoluble entre analyse économique et réflexion éthique peut être démontrée de plusieurs manières. De l’exploration de la double origine « mécanique »

et éthique de la pensée économique5 au simple constat du foisonnement de travaux

consacrés à l’économie normative, les issues ne manquent pas pour prouver que la théorie

1Charles-Grégoire ALOSSE est Docteur en philosophie. Il est Enseignant-chercheur à l’Université de Kara (Togo)

2 Paul (1913-2005) est le principal représentant français des disciplines herméneutiques qui tentent

d’interpréter et de déchiffrer tous les signes de l’homme. 3 Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004. 4 Paul Ricœur, Le juste, Paris, Esprit, 1995, p. 11.

5 Voir Amartya Sen, Éthique et économie, Paris, PUF, coll. « Philosophie morale », 1993, pp. 6-10.

Page 295: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

294

économique ne saurait se concevoir hors de toute relation avec la philosophie morale. Notre

hypothèse est que la conception de l’économie du don est une invitation à une éthique de l’économie marchande pour que et la marchandise et le don puissent coexister dans une dynamique qui humanise les rapports économiques entre les hommes. Nous procéderons en

trois étapes. La première est consacrée à l’économie marchande, la seconde à l’économie du don et la troisième à la médiation du marché et du don : pour une éthique économique de la

reconnaissance.

1. L’économie marchande

L’économie marchande ou l’économie de marché est un système dans lequel les

agents économiques (entreprises, individus) ont la liberté de vendre et d'acheter des biens,

des services et des capitaux. Chacun agit alors en fonction de ses intérêts ; le profit,

considéré positivement, y figure comme la récompense du risque. Lorsqu'il fonctionne

bien, le marché peut être comparé à un calculateur géant qui oriente les

comportements de manière performante et coordonne l'action de millions d'agents

grâce au mécanisme des prix.

Le libéralisme économique qui découle de l’application en économie des principes philosophiques et politiques libéraux, estime que les libertés économiques (libre-échange,

liberté d'entreprendre, libre-choix de consommation, de travail, etc.) sont nécessaires en

matière économique et que l’intervention de l’État doit y être aussi limitée que possible. En cherchant à faire du marché un facteur d’émancipation, l’idéal libéral vise également à s’interroger sur les solidarités capables de donner un sens à la liberté de chacun. De ce point de vue, le libéralisme s’oppose au socialisme, aussi bien dans ses buts assignés à l’activité économique et à la vie sociale que dans sa philosophie de l’homme et de la liberté1.

Le libéralisme économique « classique » s’est constitué en théorie, aux XVIIe et XVIIIe

siècles, sous l’influence des philosophes du siècle des Lumières anglaises (Locke, Hume ou Smith) et françaises (Turgot, Condillac ou Montesquieu) entre autres.L'École néoclassique

naît de la « révolution marginaliste »2 dans les années 1870. Elle forme avec le

keynésianisme l'essentiel de l'économie « orthodoxe » qui domine l'enseignement et la

pratique de la discipline économique depuis le début du XXe siècle. Aujourd’hui, les idéaux du libéralisme économique sont portés par le néolibéralisme.

À la base du fonctionnement d'une économie de marché, il y a un ensemble de

prix. Car, comme l'a souligné Hayek3, les prix sont un moyen efficace pour faire

circuler les informations. Un prix représente en effet une synthèse des informations

liées aux cas disponibles sur un bien. Toutes les caractéristiques de ce bien sont 1 Voir Ludwig von Mises, Le Socialisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987. La première partie de l’ouvrage, intitulée « Libéralisme et socialisme », considère les deux mouvements comme radicalement antithétiques. Ce diagnostic est confirmé par Friedrich August von Hayek en 1943 dans La Route de la servitude (Paris, PUF, 1985), et en 1985 dans La Présomption fatale. Les Erreurs du socialisme (Paris, PUF, 1993). Voir aussi Raymond Aron, Essai sur les Libertés, Paris, Hachette, 1998. 2 Le terme « marginalisme » vient du fait que cette École a été la première à utiliser l' « utilité marginale »

comme déterminant de la valeur des biens et le « calcul différentiel » comme instrument principal de raisonnement. Cette École s'est constituée à partir des travaux de Jevons, Menger et surtout Walras. 3 Voir Friedrich August von Hayek, Prix et production, Paris, Calmann-Lévy, 1975.

Page 296: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

295

résumées en un seul nombre : son prix, qui évolue en fonction des nouvelles

informations disponibles sur le bien considéré. Un prix n'est pas une donnée

objective. Il reflète bien sûr les coûts de production de l'entreprise, mais aussi la

valeur accordée aux produits concurrents et les goûts des consommateurs.

Le marché est traditionnellement défini comme le lieu réel ou abstrait de rencontre

des offres et des demandes d'un bien ou d'un service. Il permet l’échange spontané de l’information. Dans ce jeu dialectique de l’offre et de la demande ou, comme le dit Hayek, dans cet « ordrede marché ou catallaxie »1 les acteurs n’ont pas une connaissance globale des processus économiques, mais l’échange d’information permet une adaptation spontanée des objectifs des uns et des autres et une série d’ajustements bénéfiques.

L'économie de marché désigne ainsi un système économique où les décisions de

produire, d'échanger et d'allouer des biens et services rares sont déterminées

majoritairement à l'aide d'informations résultant de la confrontation de l'offre et de la

demande établie par le libre jeu du marché. Cette confrontation détermine les informations

de prix, mais aussi de qualité et de disponibilité. Au cœur de l'économie de marché, le mécanisme de l'offre et de la demande concourt à la découverte et à l'établissement des

prix. Ce mécanisme opère par arbitrage pour un horizon donné et pour une qualité donnée

entre des valeurs représentatives du bien ou du service concerné : d'une part la valeur de

son coût intrinsèque (prix de revient), mais aussi d'autre part sa valeur d'échange (prix

relatif, c'est-à-dire le prix d'un produit ou d'un service par rapport à d’autres). La dynamique de l'économie de marché fait intervenir également d'autres facteurs

comme la concurrence et l'aptitude à la survie des acteurs dans l'activité économique. Cette

dynamique propre au marché représente un facteur très positif pour la diffusion de

la croissance économique et l'extension géographique des échanges dans un espace plus

large, au-delà des frontières politiques des États.Roger Guesnerie le dit si bien : « À l'aune de

l'esquisse qui est faite ici d'une économie de marché - des marchés appuyés sur la monnaie et

le droit -, nombre d'économies historiquement datées ont droit au label d'économies de

marché »2. Pour Fernand Braudel, les régimes de production/répartition des biens et

services ont évolué selon trois formes historiques successives3 :celle de la vie matérielle

primitive où le processus d'auto-suffisance et d'auto-consommation se déroule de manière

très locale, à l'échelle de l'individu, de la famille ou de petits groupes ; celle de l'économie de

marché, telle qu'elle découle des échanges rendus nécessaires par une plus grande

spécialisation et une plus large division du travail : chacun produit une catégorie spécifique

de bien et doit fatalement échanger avec les autres pour se procurer les biens qu'il ne

produit plus et ainsi satisfaire l'ensemble de ses besoins ; celle du capitalisme , amorcée par

les entreprises de « commerce ou de négoce au long cours » et qui se financiarise

inéluctablement pour engendrer un système où l'échange commercial n'est plus que le

support ou le prétexte de gains financiers. 1 Friedrich August von Hayek, Droit, législation et liberté, vol. II, « Le mirage de la justice sociale », Paris, PUF, 1981, p. 129. 2Roger Guesnerie, L'économie de marché, Paris, Le pommier, 2006, p. 25.

3Fernand Braudel, La Dynamique du Capitalisme, Paris, Éditions Arthaud, 1985.

Page 297: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

296

Sans rentrer ici dans les détails de la régulation sociale par le marché, il est assez

évident que dans son fonctionnement concret, le marché ne remplit qu’imparfaitement son rôle de régulation parce que sur de nombreux marchés, la concurrence est imparfaite. La

concurrence reste la base de l’économie de marché et à ce titre l’un des piliers du capitalisme libéral. Maisils’agit de plus en plus d’une concurrence monopolistique : les

producteurs mettent en œuvre une stratégie de différenciation de leurs produits pour bénéficier d’une position commerciale ressemblant au monopole. Le marché peut d’autre part engendrer des déséquilibres économiques, sociaux et environnementaux de grandes

ampleurs. Si l’on s’en tient aux déséquilibers sociaux, les inégalités qu’ils engendrent sont légion. C’est en cela que la logique de l’économie du don qui découle de l’éthique ricœurienne se révèle être une alternative pour remédier aux exclusions sociales opérées

par l’économie marchande.

2. L’économie du don

L'économie du don est une forme d’économie sociale qui désigne les groupements de personnes (et non de capitaux) jouant un rôle économique. Elle se définit avant tout par ses

statuts : les coopératives de toutes natures, les mutuelles, la plupart des associations

gestionnaires, et les fondations. Cette forme d’économie tend à répondre à un contexte mondial marqué par le désengagement progressif de l'État et la montée de l'individualisme.

Toutefois, cette économie solidaire doit être pour autant distinguée des formes d'économie

d'insertion quand elles tendent à n'être qu'une transition vers le marchand et de l'économie

informelle qui n'assure que la survie des acteurs.

L'économie du don est le support profond de l'échange entre les individus. Elle fonde

les bases de l’activité sociale et contribue à la production de normes sociales.

Marcel Mauss, le fondateur de l’ethnologie française, la découvre à l’origine des sociétés premières. Dans son Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés

archaïques1, le don repose sur la triple obligation de « donner, recevoir, et rendre ». Le don

fonctionne grâce au pouvoir quasi spirituel qui est propre à l'objet donné. Sans la croyance

en cette force par les donataires, le don n'existe pas ou ne peut-être perçu comme tel par

ceux qui le reçoivent. L'échange peut consister en un « pseudo-don », un « don pour

recevoir » : le donateur donne pour gagner ultérieurement, dans le cadre d'une offre

supposant une obligation de contrepartie immédiate ou différée sous la forme de dette ou

de prestation ou un « vrai don », « don pour donner » un don sans contrepartie exigée ou

attendue explicitement par le donateur.

Mauss voit dans le don une modalité particulière de circulation des richesses dans les

sociétés traditionnelles. L'étude faite du potlach, pratiqué par les Indiens du Canada et du

Nord des États-Unis illustre cette conception. Cette pratique peut coexister dans ces sociétés

avec d'autres formes d'échanges, réalisés sous forme de troc ou même avec l’échange monétaire. Cette forme d'échange existe également dans de nombreuses autres parties du

1Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques, Paris, PUF, 2007.

Page 298: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

297

monde. Dans le cadre de relations sociales où se produisent « dons » auxquels peuvent

répondre des « contre-dons », se joue non seulement la problématique des relations entre

individus, mais aussi celle du statut social dans la tribu et entre tribus.

L'économie du don est particulièrement mise en avant dans le christianisme et dans

beaucoup d'autres religions. L'Ancien Testament contient de nombreux jugements et

prescriptions économiques. Il ordonne l'absence de propriété perpétuelle sur la terre et

instaure une redistribution périodique. Il interdit les prêts à intérêt et hiérarchise selon leur

honneur les activités économiques, faisant de l'agriculture la première et du commerce la

dernière. Le Nouveau Testament encourage l'homme à mettre en valeur ses talents

(parabole des talents), en faisant fructifier des placements. Si l'homme travaille la terre, c'est

un moyen de mettre en valeur ses talents en agriculture, et de même dans tous les

domaines de l'activité humaine, dans l'industrie et le commerce par exemple1. Mais le

Nouveau Testament prévient aussi contre les tentations matérielles liées à l'accumulation et

à l'utilisation superflue des richesses. Il insiste sur une répartition équitable des biens en

témoigne la vie de Lazare. Dans la religion islamique, l’aumône est un des piliers majeurs. Dans les sociétés modernes, le don est très évoqué surtout indirectement par les

humanistes. Ce type d'économie subsiste majoritairement au sein des familles ou entre

amis, entre voisins ou les échanges de biens et de services ne sont pas comptabilisés dans

le Produit national brut.Au-delà du cercle étroit des proches, le réseau d'échanges

réciproques de savoirs, le système d'échanges locaux s'inscrivent clairement dans cette

culture du don et du contre-don qui a à la fois un rôle économique d’échange de biens ou de services, mais aussi de développement du lien social.L'éthique médicale par exemple postule

que le corps humain ne peut être une marchandise comme une autre. Les banques du sang

et autres banques d'organes humains fonctionnent grâce au don. Les donateurs ne reçoivent

aucune garantie de réciprocité, sauf une compensation pour leur récupération. Les tenants

de cette économie axée sur l'échange non monétaire et du don la considèrent comme la

forme sociale idéale des échanges, apte notamment à « éliminer » la pauvreté. Ce

mouvement serait particulièrement opportun comme le confirme l'essor parfois massif

d'économie du don ou du développement de formes d'échanges en réponse aux périodes de

crise économique et de faillite des États par l’émergence de circuits courts, le regain des

économies parallèles, entre autres. Que signifie le don dans un monde qui marchande tout

et qui voit dans la gratuité une absence de valeur ? Pourtant, sans attendre de contrepartie,

le don appelle le don, et la relation se crée, les liens étant alors plus forts que les biens : le

don détermine le lien social, y compris dans les échanges marchands, et constitue une

condition de possibilité de l’expérience humaine. À la différence des libéraux de son époque, Paul ne considère pas les régimes dits

communistes comme le mal absolu qu’il faut combattre. Si le philosophe conserve des « sympathies » pour les expériences soviétiques et chinoises, cela tient à leurs performances

économiques, à leur gestion rationnelle et égalitaire des échanges et des ressources. Aussi

remet-il peu en cause la dimension socialiste de l’économie des régimes dits communistes ;

1Voir Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme,Paris, Gallimard, 2004.

Page 299: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

298

ses réserves sérieuses portent en revanche sur la sphère proprement politique (domination,

violence, bureaucratisation, etc.). Ainsi, au milieu des années 1950, le programme politique

du philosophe vise à réformer politiquement les régimes dits communistes sur la base des

principes du libéralisme politique tout en conservant une économie socialiste, ouvrant ainsi

la voie à un socialisme à visage humain1. Réciproquement, en appelle à une réforme des

régimes dits libéraux et capitalistes sur la base des principes de l’économie socialiste, ouvrant la voie à une scission entre libéralisme politique et libéralisme économique.

Dans son Parcours de la reconnaissance, estime que la logique du pardon relève de

l’économie du don, en vertu de la logique de surabondance qui l’articule et qu’il faut bien opposer à la logique d’équivalence présidant à la justice2. Mais il importe de rappeler que le

pardon n’abolit pas la justice. Ainsi, dans son article « La Règle d’Or en question »3, définit la

perspective de l’économie du don, sur laquelle la religion vise à placer toute expérience, y compris l’expérience morale parce qu’elle s’exprime dans un réseau symbolique. souligne

que la bonté ressortant de l’économie du don s’attache à l’être créé en tant que tel ; il est

donc présent avant toute détermination proprement morale. La Règle d’or (« ne pas faire à

autrui ce que l’on ne voudrait pas que l’on nous fasse ») peut être considérée comme étant

la maxime qui préside à la justice.

Il reste cependant que cette Règle, gouvernée par une logique de réciprocité et

d’équivalence, joue la fonction d’un présupposé incontournable pour toute justification imparfaitement procédurale des normes de l’agir humain. Véritable mot de passe de l’ensemble de la philosophie normative de Paul Ricœur, qui traverse ses méditations sur la morale, le politique, la justice et le droit, la Règle d’or a bien un statut de croisement éthique et transculturel dont le fondement aspire à l’universalité. Dans la mesure où, toutefois, la

Règle d’or pourrait se pervertir dans un calcul de type utilitariste, d’échanges d’intérêts bien compris, cherche à l’infléchir par une logique du don, de l’amour ou de la surabondance (« donner à autrui sans rien attendre en retour »4).

Mais quel sens nouveau pourrait revêtir la Règle d’or, se demande Ricœur, si on replaçait sa fondation dans la perspective de l’économie du don et non dans l’autonomie de la liberté, selon Kant5. Kant, on le sait, analyse le contexte de la Règle d’or dominé par le

commandement d’aimer ses ennemis, qui est lui-même un commandement supra-éthique.

Or ce commandement paraît effectivement très proche de l’économie du don. Il se tient au point où le don engendre l’obligation. Ce commandement nouveau relève de la logique de la

surabondance qui s’oppose comme deux pôles opposés à la logique d’équivalence de la justice qui gouverne la morale quotidienne6.

1 Voir Johan Michel, Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir humain, Paris, Le Cerf, coll. « passages », 2006, pp. 358-363. 2Paul Ricœur, Le Juste 1, Paris, Esprit.1995, p. 206. 3Voir Paul Ricœur, Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Éditions du Seuil, 1994, pp. 273-279.

4 Paul Ricoeur, Amour et Justice, Tübingen, JCB Mohr, Paul Siebeck, 1990, p. 62.

5Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, PUF, 2004.

6Paul Ricœur, Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, op. cit., p. 277.

Page 300: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

299

Pour Ricœur, détaché de la Règle d’or, le commandement d’aimer ses ennemis n’est pas éthique, mais supra-éthique, comme toute l’économie du don auquel il appartient. Pour ne pas virer au non-moral, il doit réinterpréter la Règle d’or et ce faisant, être aussi réinterprété par elle. Mais ce travail de réinterprétation mutuelle est aussi un travail

pratique parce que « les applications de cette dialectique dans la vie quotidienne, au plan

individuel, au plan juridique, au plan social et politique, sont innombrables et parfaitement

praticables »1. La Règle d’or est placée de façon concrète au cœur d’un conflit incessant

entre l’intérêt et le sacrifice de soi-même. La même règle peut pencher dans un sens ou dans

l’autre. Selon l’interprétation pratique qui peut en découler, on peut s’en servir pour établir une dialectique entre le marchand et le don.

3. La médiation du marché et du don : la reconnaissance

La médiation du marché et du don répond, dans la logique de Ricœur, à une éthique

économique de la reconnaissance et constitue l’apport moral de celui-ci dans le champ de

l’économie. On sait à travers la lecture du Parcours de la reconnaissance que Paul Ricœur, reçoit la théorie de la reconnaissance de Hegel2. On doit à Hegel en effet, non seulement la

fameuse dialectique du maître et de l’esclave, mais aussi le thème de la « reconnaissance

mutuelle » posé contre la philosophie de Hobbes3 selon qui, il existe une rivalité naturelle

entre les hommes. C’est à Axel Honneth4 que l’on doit cette réhabilitation avec son ouvrage la Lutte pour la reconnaissance.

Hegel a ainsi fait entrer la reconnaissance dans la politique. La « lutte pour la

reconnaissance »est une réactualisation de Hegel par Honneth ; le « parcours de la

reconnaissance » de en est une réhabilitation. Pour Ricœur, l’estime sociale et la reconnaissance mutuelle ne relève pas du droit, mais plutôt de la morale : « L’éloge de la réciprocité, sous la figure plus intime de la mutualité, risque de reposer sur l’oubli de l’indépassable différence qui fait que l’un n’est pas l’autre »5.

Le défi de Hobbes est la méconnaissance dans l’état de nature. L’origine en ait

pointée : « On connait par leur nom les trois passions primitives qui ensemble caractérisent

l’état de nature comme ‘’guerre de tous contre tous’’ »6 : ce sont la compétition, la défiance

et la gloire. La méconnaissance se sait déni de la reconnaissance et l’orgueil constitue la base de cette méconnaissance spécifique : « Que chacun reconnaisse l’autre comme son égal par nature. Le manquement à ce précepte est l’orgueil »7.

L’alternative à l’idée de lutte dans le procès de reconnaissance mutuelle est à chercher dans les expériences pacifiées de reconnaissance mutuelle, reposant sur des

médiations symboliques soustraites tant à l’ordre juridique qu’à celui des échanges

1ibid., p. 279.

2 Hegel, Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1993. 3 Thomas Hobbes, Le Léviathan, Paris, Sirey, 1971.

4 Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance,Paris, Cerf, 2000.

5Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, op. cit.,p. 242. 6idem., p. 260.

7ibid., p. 266.

Page 301: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

300

marchands. La lutte ne se résume pas aux violences et aux vengeances qui surgissent. Le

basculement du cercle vicieux de la réciprocité en son cercle vertueux passe par le

renoncement à rendre violence pour violence. La lutte visera alors le don et contre-don à

parler comme Mauss qui met fin à la rivalité. Et « pas de don possible sans prendre les

devants »1.

L’essentiel des analyses de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote sur l’amitié porte sur les conditions les plus propices à la reconnaissance mutuelle. Quand un individu peut-il se tenir

pour reconnu ? La demande de reconnaissance ne risque-t-elle pas d’être interminable ?

C’est dans l’échange des dons que la reconnaissance mutuelle apparait2. Dans une

société marchande, où l'économie repose sur l'échange, pourquoi serait-il judicieux

de donner?

Le véritable don est sans réciprocité et est motivé seulement par le désir de rendre

heureux, ou de secourir des personnes3. Cette forme de don peut constituer une alternative

à l'échange monétaire : il rend moins solitaire son bénéficiaire, comme son donateur. Dans

nos sociétés où le lien social n'est plus toujours au rendez-vous, le don a pour lui seul une

immense utopie. Dans l'économie du don, chaque chose est un être. Cependant, le don ne

joue guère un rôle économique déterminant. Comment développer le don et en faire un

véritable instrument économique ?

La modernité ne serait pas seulement le lieu du marché, de l'intérêt, mais également

celui du don le plus inconditionnel : le lieu du « don pur et parfait » et non seulement de la

« concurrence pure et parfaite » comme le prônent les économistes néoclassiques. Mais, n'y

a t-il pas là aussi un point de départ pour penser la société moderne autrement que dans

une matrice économique ? Donner, c'est vivre l'expérience d'une appartenance

communautaire qui, loin de limiter la personnalité de chacun, au contraire l'amplifie.

Contrairement à une certaine approche individualiste, l'expérience de la solidarité

communautaire n'est pas nécessairement contradictoire avec l'affirmation de l'identité, mais

elle peut au contraire la développer. Le don serait une expérience sociale fondamentale, en

ce sens qu'avec le don, nous expérimentons les fondements de la société, de ce qui nous

rattache à elle au-delà des règles cristallisées et institutionnalisées. Cette expérience

pourrait amenuiser la tension entre l'individu et la société, entre la liberté et l'obligation.

« Donner pour recevoir » est la logique de l’économie marchande qui imprime une

intention particulière à l’échange. Cette intention n’est rien d’autre que celle de l’ego qui cherche seulement à tirer profit dans l’échange. Dans le monde d’aujourd’hui, cette acception de l’échange est très commune ; elle se rencontre partout, de la sphère familiale à

la sphère sociale. La rétribution se rencontre sur le fond des revendications sociales. Le don

1ibid, p. 357.

2ibid, p. 377.

3 Dans son ouvrage Tirer bénéfice du don pour soi, pour la société, pour l'économie, (Paris, Editions FYP, 2013), Jean-Michel Cornu, voulait ériger le don en véritable outil économique : le seul don qui vaille, pour lui, est le don « désintéressé », celui qui n'attend pas de contrepartie de la part de la personne à qui l'on a donné. Il ne s’agit pas du mécanisme du don contre-don cher à Marcel Mauss : celui-là n'est qu'une forme d'échange décalé dans le temps et où les valeurs monétaires ne s'équilibrent pas nécessairement.

Page 302: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

301

n’est alors que la moitié d’un échange, moitié qui n’existerait pas sans sa contrepartie. Le don appelant alors une contrepartie, ce que Marcel Mauss appelle le « contre-don »,

puisque pour lui, en effet, le don crée une obligation pour chacun des partenaires,

l’obligation de recevoir, mais aussi l’obligation de rendre. L’échange marchand fonctionne à la manière d’un contrat légal, explicite, ce qui implique les prestations mutuelles entre

vendeur et acheteur. Dans la logique de l’économie de marché, le don implique un contrat

moral, implicite, dont la dette implique un service en retour. Celui qui accepte le don,

accepte donc un engagement. En ce sens, le don fait bel et bien partie de l’échange et des règles économiques. Aussi, on peut tirer de l’analyse des formes du don, l’idée que la réciprocité est un a priori fondamental de toute relation humaine, autant dans l’échange marchand que dans le don. Où est alors la différence entre l’échange marchand et le don ?

D’un côté, on peut observer que la principale caractéristique de l’échange marchand, c’est son caractère objectif. Il en reste à la passation objective. À l’inverse, dans le don, non

seulement la relation est plus subjective, mais le don crée davantage une obligation

mutuelle qui maintient durablement la relation. Dans une transaction marchande, parce que

la transaction est objective, les partenaires n’ont pas à s’occuper des intentions de l’un et de l’autre ; seuls comptent les éléments mesurables de la transaction. Dans le don, l’intention subsiste comme un lien invisible qui attache les deux personnes entre elles. Le don laisse

derrière lui une relation privilégiée entre deux personnes, voire entre une personne et une

communauté. Il établie une situation de reconnaissance mutuelle.

La dette corrélative au don se différencie donc de la dette marchande. La dette

marchande, est une dette qui symbolise une méfiance. La dette du don est une dette qui

symbolise une confiance. Le don fait bel et bien partie de l’échange ; il favorise l’échange, mais dans un esprit opposé à l’esprit du commerce. Dans sa logique, le don est avant tout

fondé sur des valeurs immatérielles telles que le prestige, la popularité, la loyauté ou

l’amitié. Il crée des valeurs de lien, tandis que l’échange marchand ne crée que des valeurs utilitaires. C’est ce qui ressort de l’interprétation de Mauss du don et du contre-don des

polynésiens comme produisant ce qu’ils appellent le mana, c'est-à-dire de la valeur

spirituelle. Car, plus on donne, plus on est grand.

Seulement, le problème est qu’aujourd’hui, nous fonctionnons sur l’échange des valeurs matérielles. Si les hommes acceptent de vivre en société, malgré les exigences de

l’ego, c’est avant tout pour des raisons utilitaires. Dans un système économique strictement marchand, fondé sur la valeur-capital, nous sommes par avance conditionnés à nous

représenter l’échange comme un échange marchand. En poursuivant de manière

systématique la recherche de leurs satisfactions privées, les hommes ont inventé, ce qui

s’avère être la forme la plus efficace de l’échange, l’échange marchand. Celui-ci s’est implanté dans le système sociétal par la division du travail1, de sorte que, dans le monde

moderne, l’échange marchand ne laisse plus vraiment de place à la relation du don. D’ailleurs, ni la réciprocité morale ni les valeurs immatérielles n’y jouent un rôle vraiment significatif, car ce qui en détermine la logique, c’est d’abord le profit. 1Voir Adam Smith, La richesse des nations, Paris, Garnier-Flammarion, 1991.

Page 303: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

302

« Donner pour donner » est la logique de l’économie du don. Le don n’a de sens que s’il est désintéressé. L'échange marchand ne voit dans l’échange qu’une prestation dont la

motivation doit pouvoir se quantifier en espèces. Or vivre, c’est aussi vivre dans le don en relation avec les autres ; c’est constamment échanger et communier. Cela signifie que la vie elle-même est un échange ; elle se communique et s'accroît d'elle-même quand précisément

l'échange est porté par le don. De même, donner n’est pas prêter. Le prêt peut-être

marchand. Dans une situation de sous-développement, les pays du Sud reçoivent des pays

du Nord des prêts. Il peut aussi être non marchand : ces pays du Nord prêtent leur expertise

au pays du Sud en cas de catastrophe, par exemple. Le prêt, comme le don, est inscrit dans

la relation humaine de réciprocité. Cependant, il suppose fondamentalement comme sujet la

conscience de l’ego et son sens de l’appartenance à l’humanité. Le don n’est pas seulement un devoir « moral ». Il se situe dans le rapport de soi à soi et de soi à l’autre, c'est-à-dire dans

les relations sociétales. Le don véritable découle de l’amour. Il convient de reconstruire

notre système économique et le mettre en adéquation avec l’humanité et cesser de penser l’économie comme une sphère à part et surtout comme une sphère objective qui aurait une réalité en dehors de la conscience. Toute initiative économique doit renouer avec ce sens

intime de l’échange, celui de la reconnaissance mutuelle.

L'économie marchande correspond à l'économie dans laquelle la distribution des

biens et des services est confiée prioritairement au marché et où les combinaisons se

réalisent au profit du comportement économique du marché. L’économie du don correspond à l’économie dans laquelle la distribution des biens et services est confiée prioritairement à la communauté. Si on dit de l'économie de marché qu'elle est créatrice

d'inégalités et qu'elle est excluante dans la mesure où elle n'a d'intérêt que pour les

consommateurs solvables, on peut penser à un autre ajustement qui a pour souci la

mutualité entre les hommes dans l’ébauche d’une éthique économique ricœurienne, celle de l’économie du don. Nous devons ainsi repenser entièrement l'échange pour reconstruire

une économie digne de l'humain. Il n’y a pas à opposer le don et l’échange, c'est-à-dire

mettre d’un côté l’échange, pour le ranger dans la catégorie de l’« économique », et de

l’autre, le don, pour le ranger dans la catégorie de l’« éthique », car l’un et l’autre ne prennent du sens que dans les relations sociales. Cette approche dialectique permet de

mettre en évidence la diversité des principes économiques qui ne sont pas réductibles au

marché, mais aussi à l’administration domestique et à la richesse des communautés et des nations. Le problème de la justice sociale et sa relation avec le contexte du libéralisme

économique et des inégalités sociales se retrouve poser. Le libéralisme, doctrine dominante

des démocraties modernes, n’est alors viable en tant que principe de régulation sociale, que si chacun à une claire conscience des exigences morales qu’il implique et des exigences sociales qui y sont liées, c’est-à-dire l’éthique individuelle et l’éthique sociale. Car, dans une société laïcisé, les discours sur le « moins d’État » ne sont alors viables qu’en insistant, en contrepartie sur le « plus d’éthique ».

Page 304: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

303

Bibliographie

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, Paris, Vrin, 1990.

ARON Raymond, Essai sur les Libertés, Paris, Hachette, 1998.

BRAUDEL Fernand, La dynamique du capitalisme, Paris, Arthaud, 1985.

CORNU Jean-Michel, Tirer bénéfice du don pour soi, pour la société, pour l'économie, Éditions

FYP, 2013.

GUESNERIE Roger, L'économie de marché, Paris, Le pommier, 2006.

HAYEK Friedrich August, Prix et production, Traduction de Tradecom, Paris, Calmann-Lévy,

1975.

- Droit, législation et liberté, vol. II, « Le mirage de la justice sociale », Paris, PUF, 1981.

- La Route de la servitude de Friedrich August von Hayek, Paris, PUF, 1985.

- La Présomption fatale. Les Erreurs du socialisme, Paris, PUF, 1993.

HEGEL, Phénoménologie de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1993.

HOBBES Thomas, Le Léviathan, Paris, Sirey, 1971.

HONNETH Axel, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.

KANT Emmanuel, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, PUF, 2004.

MAUSS Marcel, Essai sur le don. Forme et raison de l'échange dans les sociétés archaïques,

Paris, PUF, 2007.

MICHEL Johan, Paul Ricœur. Une philosophie de l’agir humain, Paris, Le Cerf, coll.

« passages », 2006.

MISES Ludwig, Le Socialisme, Paris, Calmann-Lévy, 1987.

Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Le Seuil, 1990.

- Amour et Justice, Tübingen, JCB Mohr, Paul Siebeck, 1990.

- Lectures 3. Aux frontières de la philosophie, Paris, Éditions du Seuil, 1994.

- Le Juste, Paris, Esprit, 1995.

- L’idéologie et l’Utopie, Paris, Le Seuil, 1997.

- Le Juste 2, Paris, Esprit, 2001.

- Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004.

SEN Amartya, Éthique et économie, Paris, PUF, coll. « Philosophie morale », 1993.

SMITH Adam, La richesse des nations, Paris, Garnier-Flammarion, 1991.

TESTART Alain, Critique du don, étude sur la circulation non marchande, Paris, Éditions

Syllepse, coll. « Matériologique », 2009.

WEBER Max, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 2004.

Page 305: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

304

Page 306: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

305

Ricœur, démocratie et éducation politique du peuple

Par Gérard Boèvi LAWSON1

Dans un contexte de crises, de reconstruction et de démocratisation, s’interroger sur l’œuvre de qui vécut des situations de crises et fut préoccupé du rôle du peuple, amène aussi à réfléchir sur la prise de conscience politique des citoyens. La responsabilité du sujet

vivant selon les institutions présuppose l’éducation. Selon Ricœur, ces «institutions» désignent «les formes d’existence sociales dans lesquelles les rapports entre les hommes sont réglés de façons normatives» et représentent la statique des sociétés dont le système

juridique en est l’expression. Elles désignent sous l’angle de la dynamique sociale, «le politique» ou «l’exercice de la décision et de la force au niveau de la communauté»2.

Et toute institution politique a son système propre. Aujourd’hui, les institutions sociales en Afrique sont des systèmes à l’échelle nationale étendue aux dépens des systèmes à taille clanique ou tribale qui ne conviennent plus aux réalités nationales. Le nouveau

système démocratique exige une réforme et un apprentissage, tout comme son

fonctionnement et la paix sociale requièrent non seulement l’éducation du citoyen vertueux dans la cité parfaite comme le conçoit Aristote3, mais surtout l’éducation politique. Cette

éducation, qui est chère à Condorcet et à Kant en termes d’instruction publique, à Proudhon

et à Mounier qui utilisent le terme de démopédie, à Njoh-Mouelle en termes de mission de

l’Etat-pédagogue, a, d’après Hannah Arendt, «une fâcheuse résonnance en politique», car

elle est le meilleur opium pour détourner le peuple des activités politiques4.

Et si la démocratie moderne ne peut se construire sans l’éducation, comment peut-

on la pratiquer dans le contexte où les modes d’élection des gouvernants au suffrage

universel et de la participation des gouvernés sont différents des traditionnels en Afrique? Si

Kant trouve effectif le rôle des «professeurs de droit libres» ou des philosophes qui

critiquent l’Etat et éclairent le peuple5, quelle est la contribution de qui insiste sur cette

éducation et n’exclut pas la religion? Quelles sont alors les limites de la juridisation et de la politisation? Et quelle est la place de l’éthique et du théologico-politique dans l’éducation politique en vue de la reconstruction?

Démocratie en Afrique: de la tradition à la modernité et la nécessité de l’éducation.

1 Gérard Boèvi LAWSON est docteur en philosophie. Il est prêtre togolais en mission en Allemagne

2P. Ricœur, «Tâches de l’éducateur politique» in Esprit 33/7-8, 1965, 78-93; Lecture 1. Autour du politique, Ed. Seuil, Paris, 1991, p. 244. 3Cf. Aristote ,La Politique, V, 2, §3. 4H. Arendt, La crise des cultures, Ed. Gallimard, Paris, 2009, p. 228. 5Cf. E. Kant, Opuscules sur l’histoire, Ed. Flammarion, Paris, 1990, p. 216.

Page 307: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

306

Anthropologie politique de la démocratie.

Parmi les réalités aussi anciennes que l’organisation sociale chez l’Homo politicus,

nous retrouvons les rois et les chefs. Ces derniers qui ont des pouvoirs particuliers,

symboliques, magiques voire religieux, sociaux, ont aussi en Afrique la responsabilité non

seulement du bien des sujets, mais surtout de la cohésion sociale et de l’intégrité de leur

peuple. En général, la royauté est à la fois héréditaire et déterminée par le conseil des sages

ou des nobles qui choisissent le roi selon les règles établies, voire la constitution qui assure

un régime démocratique de pouvoirs équilibrés d’après Cheikh Anta Diop1. Le choix passe

souvent par de tractations afin de trouver le profil indiqué dont la capacité permet de

gouverner, de régner et de se comporter dignement. La participation à l’administration se fait à travers le conseil royal, les collaborateurs comme les anciens, les différents ministres,

les chefs de localités ou de quartiers, le chef de jeunes, la «reine-mère», le chef de guerre,

etc.

Une ramification administrative continue jusqu’au aux chefs de familles et aux membres de chaque famille tout comme aux classes d’âges. Cette implication s’observe aussi à travers le système de l’arbre à palabre où le peuple discute et propose des décisions, des peines, etc2.

L'historien Robert Cornevin apprécie ce niveau démocratique chez certains peuples

d'Afrique dont le Togo: «Les différents peuples appartenant au rameau évhé, qui font tous

état de l'émigration de Nuatja, ont tous une structure étatique d'allure démocratique. (...)

Aux collectivités évhé, il faut assimiler les Mina dont la structure démocratique est tellement

remarquable qu'elle avait frappé les premiers navigateurs qui avaient transcrit «République

Mina» sur les cartes du milieu du XIX e siècle»3. Un tel constat en Afrique conduisit Meyer

Fortes et Edward E. Evans Pritchard à généraliser en 1940, comme leurs détracteurs ont

prétendu par la suite, la thèse selon laquelle «la structure d’un état africain implique que les rois et chefs gouvernent par consensus»4. La «démocratie à l’africaine» devient «une autre parmi les autres», pour paraphraser Paul caractérisant l’être culturel occidental de «un autre parmi les autres»5.

Les nouveaux Etat-nations et la démocratie de type moderne européen.

De toute façon, on ne peut douter du rôle traditionnel et de la pertinence continue,

dans l’héritage politique africain, de la participation et du fait de rendre des comptes, selon Amartya Sen. L’on ne peut négliger cette anthropologie politique de la démocratie et penser que le combat pour la démocratie en Afrique n’est qu’une simple tentative d’importer «l’idée occidentale» de la démocratie6. Cependant, comme le remarque Harris Memel-Fotê,

la différence réside dans la dimension de l’administration et des modes de choix du dirigeant

1Cf. C. A. Diop, L’Afrique Noire précoloniale, Présence Africaine, Paris, 2008, pp. 51-86. 2Cf. D. Westermann, La vie sociale des Guin d’Aného et de Glidji (Sud-Togo), Presses de l’UL, Lomé, 2012, pp. 307-443; Cf. La

Fondation Atef Omaïs, La Royauté en Côte d’Ivoire, suivi de Les petits métiers féminins à Abidjan, Ed. Sepia, Abidjan, 2013.

3R. Cornevin, Le Togo, Nation-Pilote, Ed. Nouvelles Editions Latines, Paris, 1963, pp. 41. 42.

4M. Fortes et E. E. E. Pritchard, African Political Systems, Oxford University Press, New-York, 1940, p. 12.

5P. Ricœur, Histoire et Vérité, Ed. Seuil, Paris, 2001, p. 330.

6A. Sen, La démocratie des autres, Ed. Rivages Poche, Paris, 2006, p. 17.

Page 308: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

307

de l’Etat-nation issu de la modernité mondiale, imposée par la colonisation européenne et

l’économie capitaliste. La modernité veut établir les institutions formelles de la démocratie ouverte, fondée sur la liberté individuelle et ouvrir les voies de la société contractuelle, de la

démocratie réelle avec une élection à suffrage universel qui ouvre sur l’alternance politique. Mais, dans la société à hiérarchie donnée dans le système traditionnel comme naturelle et

sacrée au sens de communauté de descendance ou communauté culturelle, la démocratie

apparaît comme système partial, limité et limitant qui justifie l’esclavage. La notion du peuple est limitative comme dans la démocratie athénienne du Vème siècle avant Jésus-

Christ: les femmes, les jeunes et les esclaves sont exclus, la gérontocratie s’impose et la

richesse individuelle comme liberté d’opinion ou décision du peuple est perçue comme un risque. La participation réelle gravite autour de la chefferie héréditaire où le pouvoir

demeure tout de même hérité et non élu1. Or la participation avec l’alternance et la

discussion, sans exclusion des personnes, ne donnent-elles pas orientation et impulsion à

l’Etat, devenant ainsi une nécessité vitale et une base de la démocratie moderne?2

Avec la nation composée de plusieurs peuples ou ethnies, la participation

institutionnalisée du peuple à la vie publique dans la modernité passe par la prise de part de

l’assemblée, à la parole, à la décision, à l’exécution de la décision et au contrôle. C’est pourquoi, si les dirigeants doivent être élus aux pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire à

cause de leurs compétences pour gouverner, les citoyens doivent acquérir les compétences

de gouvernés, selon l’expression de Mounier. Celles-ci constituent la prise de position sur les

préoccupations de l'Etat, la défense contre la lourdeur des pouvoirs et la collaboration aux

organismes communautaires à travers l'équilibre des pouvoirs gouvernants: car la

démocratie est aussi «le contrôle continu et efficace que les gouvernés exercent sur les

gouvernants, l’effort perpétuel des gouvernés contre les abus du pouvoir»3. Aussi, le citoyen

est défini, selon Paul Ricœur, comme l’habitant d’un pays, «admis à la juridiction et à la délibération». Il est caractérisé par l’attribut du pouvoir, «car c’est par la participation à la puissance publique» qu’il est défini4. C’est ainsi que la volonté du peuple s’exprime réellement. Le peuple légal, c’est-à-dire le peuple qui s’exprime, doit refléter adéquatement le peuple réel. Mais perçoit le problème de la démocratie: comment éduquer à l’adhésion

critique des citoyens qui ne peuvent pas participer au politique comme structure de la

réalité humaine comprenant aussi les registres moral et religieux?5

Nécessité de l’éducation politique.

1Cf. H. Memel-Fotê, «Des ancêtres fondateurs aux Pères de la nation: Introduction à une anthropologie de la démocratie»

in Cahiers d'études africaines, 123 (3/1991), pp. 263-285. Remarquons que Memel-Fotê n’a pas souligné l’alternance politique qui est une mesure non négligeable en démocratie politique. 2Cf. P. Ricœur, Histoire et Vérité, pp. 320-321. 3E. Mounier, «Révolution personnaliste et communautaire» in O.C. I, pp. 346. 624; Cf. «Les certitudes difficiles» in OC. IV, p. 59. 4P. Ricœur, Histoire et Vérité, p. 298. 5Cf. P. Ricœur, La critique et la conviction, Ed. Pluriel, Paris, 2011, pp. 156-157.

Page 309: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

308

Pour le devenir, le citoyen doit se former à la triple capacité politique: 1) avoir la

conscience de lui-même comme classe, de son droit, de sa force et les affirmer; 2) dégager

et affirmer son idée, celle qui lui donne un sens, une mission, des buts; 3) savoir en déduire

les conclusions pratiques de tactique, de réalisations à venir, etc. Cette capacité politique

nourrit les compétences de gouverné qui favorisent une démocratie participative, un

complément nécessaire à la démocratie représentative issue des élections. Amartya Sen

reformule cette capacité en trois modes interdépendants: l'importance intrinsèque de la

participation politique et de la liberté dans l'existence humaine; ensuite l'importance

instrumentale d'incitations politiques faisant en sorte que les gouvernements soient

responsables, écoutent le peuple et rendent des comptes; enfin le rôle constructif de la

démocratie dans la formation des valeurs et la compréhension des besoins et des priorités,

la connaissance des droits et des devoirs. La démocratie, ainsi perçue enrichit à la fois le

citoyen et l’Etat1.

En Afrique, cette formation permet aussi de passer du cadre du clan et de la tribu-

sans pour autant le supprimer à cause de la racine culturelle anthropologique et de la

richesse transculturelle- à la réalité de nation inter-tribale. Elle favorise la compréhension du

vivre ensemble, le respect des droits et devoirs des citoyens et de l’Etat dont le non-respect

ou la non-effectivité est cause de crise ou de conflit en Afrique où les droits de l’homme sont négligés et des Etats en désagrégation. Cette éducation situe la responsabilité de chacun et

favorise la paix. Elle permet le passage «de la médiocrité à l’excellence», selon les termes de

Ebénézer Njoh-Mouelle2, et l’acquisition de la capacité politique. Elle favorise l’avènement du «peuple souverain» où, vivant sous le même ciel, les citoyens sont soumis aux mêmes

lois et s’acquittent des fonctions différentes à une égale nécessité. Néanmoins, elle peut servir de canal pour imposer une idéologie ou endoctriner, voire falsifier pour mieux garantir

les intérêts personnels. Qui peut alors exercer l’éducation politique?

L’efficacité de l’éducateur politique et l’importance de l’action religieuse.

La vigilance politique.

D’abord, cet apprentissage ne doit pas être interprété dans le sens de l’attentisme, qui fait le lit des dictateurs africains qui justifient la non-maturité politique de leur peuple

pour la démocratie, alors que Kant insiste que c’est par la liberté que l’on mûrit3. C’est bien l’éducation à la liberté par l’expérience de la liberté. Outre cela, Hannah Arendt, compte tenu de l’expérience de l’éducation mise au service de la propagande nazie, objecte: «L’éducation ne peut jouer aucun rôle en politique, car en politique c’est toujours à ceux qui sont déjà éduqués que l’on a affaire. Quiconque se propose d’éduquer les adultes se propose en fait de jouer les tuteurs et les détourner de toute activité politique. Puisqu’on ne 1Cf. E. Mounier, «Anarchie et personnalisme» in O.C. I, p. 686; Cf. Proudhon, Ibidem, pp. 56 et ss; Cf. A. Sen, Ibidem, pp. 70-74 2Cf. E. Njoh-Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, p. 65. 3Cf. E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Ed. Vrin, Paris, 2004, p. 290.

Page 310: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

309

peut éduquer les adultes, le mot éducationa une fâcheuse résonnance en politique; on

prétend éduquer alors qu’en fait on ne veut que contraindre sans employer la force»1. est

conscient du danger que représente l’éducation politique, notamment celle du tyran ou du «pouvoir sans loi et sans consentement de la part des sujets». Partant de la philosophie

socratique et platonicienne du «Gorgias», il attire l’attention sur l’éducation civique et politique donnée par tout parti unique ou tout parti au pouvoir, voire un régime en

conquête du pouvoir par pur intérêt: «Tyrannie et sophistique forment un couple

monstrueux».

Soulignant la manipulation des consciences par la politique, il met en relief un aspect

du mal politique que Platon découvre en liant la politique et la non-vérité: il s’agit de la «flatterie», qui est l’art d’extorquer la persuasion par d’autres moyens que la vérité. Pour Ricœur, «cela va très loin, s’il est vrai que la parole est le milieu, l’élément de l’humanité, le logos qui rend l’homme semblable et fonde la communication; le mensonge, la flatterie, la non-vérité, maux politiques par excellence, ruinent ainsi l’homme à son origine qui est parole, discours, raison». Cet orgueil de la puissance et la non-vérité qui sont des maux liés à

l’essence de la politique se trouvent également chez le Prince de Machiavel, à la fois,

psychologue et stratège en lion et renard, tout comme l’Etat est représenté, selon Marx et Lénine, comme une «conscience mensongère» où le mal politique est réduit au mal

économique. Le mal politique est ici la folie des grandeurs, la folie de ce qui est grand,

grandeur et culpabilité du pouvoir. Cette réflexion, d’après Ricœur, conduit à la vigilance

politique notamment ce qui concerne l’éducation politique2. Comment cette éducation

pourrait-elle contribuer efficacement à la vie heureuse, paisible et épanouie des citoyens?

Vertus et tâches de l’éducateur politique. commence par dresser le profil. Il va au-delà de l’autonomie politique vis-à-vis de

l’Etat exigée par Kant pour réclamer non seulement la probité intellectuelle et morale mais aussi l’engagement de l’éducateur politique. Celui-ci doit exercer avec honnêteté l’action efficace de l’éducation politique. Il est dans la catégorie de «ceux qui se sentent responsables, par une action de pensée, de parole et d’écriture, de la transformation, de

l’évolution, de la révolution de leur pays»3. Il s’agit des personnes qui ont au niveau de responsabilité et que l’on trouve aussi dans les syndicats, dans les partis, dans les sociétés de pensées et dans les Eglises ou des religions pourrait-on dire. associe ainsi les communautés

religieuses à la société civile et souligne le rôle de la religion4. Ces éducateurs sont donc,

1H. Arendt, La crise de la culture, Ed. Gallimard, Paris, 2009, p. 228. 2Cf. P. Ricœur, Histoire et Vérité, pp.305-311. 3P. Ricœur, Lecture 1. Autour du politique, Ed. Seuil, Paris, 1991, p. 241. Kant préconise la liberté de l’éducateur politique, qu’il appelle «professeurs de droit libres» par rapport à l’Etat (Cf. E. Kant, Opuscule sur

l’histoire, Ed. Flammarion, Paris, 1990, p. 216). 4Cf. P. Ricœur, La critique et la conviction, Ed. Fayard/Pluriel, Paris, 2011, pp. 156 et 197. Dans la même perspective, Marcel Gauchet définit l’action de la société civile comme la réponse à une question du bien commun à laquelle la politique ne parvient à pourvoir d’une solution intrinsèquement consistante. Cette participation efficace à la vie démocratique est favorisée par l’autonomisation et le devoir de contribution de

Page 311: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

310

selon la vision ricœurienne, des citoyens qui ne visent pas leurs intérêts ou pouvoirs personnels mais se préoccupent du bien des personnes et de l’Etat en quittant le terrain des rivalités morbides et diviseuses pour rassembler tout en sauvant chaque personne. Il

apprécie ici au passage les concepts de «révolution personnaliste et communautaire»

d’Emmanuel Mounier qui suggère d’éviter le péril totalitaire et les illusions individualistes.

L’éducateur politique est celui qui s’engage pour l’homme et l’humanité. Honnêteté et impartialité sont donc les bases de l’engagement qui est à trois types d’interventions ou lignes d’efficacité. Aussi, les tâches de l’éducateur politique, selon Ricœur, ne se réduisent pas à l’éveil des principes moraux et politique comme idéal ou purement intellectuels mais au plan concret.

Il s’agit des trois niveaux de l’efficacité: celui de l’outillage ou de tout ce qui peut être

considéré comme accumulation d’un acquis (conservé auquel s’applique l’innovation), celui des institutions ou des formes d’existence sociale et du politique (exercice de la décision et de la force) et celui des valeurs (valeurs dans une communauté ou valorisations concrètes,

substance de la vie d’un peuple)1. Aussi l’éducateur politique a-t-il d’abord pour rôle de préparer les hommes à la responsabilité de décision collective en faisant à la fois apparaître

la signification éthique de tout choix en apparence purement économique et lutter pour

l’édification de la démocratie économique pour que le choix collectif soit le choix de chacun.

Convaincu que la santé d’une collectivité repose sur la justesse des rapports entre la «morale de conviction» (portée par les sociétés de pensée, de culture et par les

communautés confessantes) et la «morale de responsabilité» (morale de la force, de la

violence réglée, de la culpabilité calculée), se référant à Max Weber dans «La Politique

comme métier», affirme que l’autre tâche de l’éducation est de préciser les rapports entre l’éthique et la politique.

En effet, elle maintient la tension vivante entre les deux morales, en évitant de

réduire la première à la seconde au risque de tomber dans le réalisme politique, dans le

machiavélisme en confondant les moyens aux fins. Et si la première prétend une sorte

d’action directe, on tombe dans le moralisme ou le cléricalisme: «la morale de conviction ne peut agir qu’indirectement, par la pression constante qu’elle exerce sur la morale de responsabilité et de puissance». L’éducateur ne se situe pas au niveau de la dernière liée au possible et au raisonnable, mais à ce qu’on peut appeler le «souhaitable humain» et l’«optimum éthique». Enfin, la tâche majeure de l’éducation politique est d’intégrer la civilisation technique universelle à la personnalité culturelle ou singularité historique de

chaque groupe humain. Il s’agit d’exercer une sorte d’arbitrage permanent entre l’universalisme technique et la personnalité au plan éthico-politique. Ceci fait appel à toutes

les valeurs qui peuvent survivre au passé ou susceptible de faire de la «réinterprétation»

chacun au débat collectif en vue de la coexistence. Par conséquent, elle conduit à l'effacement du primat de la politique comme activité autour du pouvoir (Cf. M. Gauchet, La religion dans la démocratie, Ed. Gallimard, Paris, 1998, pp. 106-110). 1Cf. P. Ricœur, Ibidem, pp. 242-250.

Page 312: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

311

pour éviter le nivellement imposé par la société de consommation. Bref, elles se résument

en: la lutte pour la démocratie économique, l’offre d’un projet pour l’ensemble des hommes et pour la personne singulière et la réinterprétation du passé traditionnel, face à la montée

de la société de consommation.

L’action religieuse. Au dernier niveau, l’on constate que ne peuvent survivre que les spiritualités qui

rendent compte de la responsabilité de l’homme, celles qui donnent un sens à l’existence matérielle, au monde technique et à l’histoire. Alors devront succomber les spiritualités d’évasion, les spiritualités dualistes. C’est ici qu’intervient le rôle du christianisme ou de toute religion qui doit aller jusqu’au bout pour départager ses deux orientations: celle qui était un platonisme pour le peuple selon Nietzsche et celle qui porte la religion vers

l’histoire, l’incarnation et la réalisation de la fraternité entre les hommes. Telle devrait être, selon Ricœur, «l’incidence théosociale» que l’on retrouve dans le prophétisme, l’incidence de la religion sur les hommes dans la communauté. Réfutant la servitude, l’abolitionniste

ghanéen Ottobah Cugoano (1750-1801) et le philosophe marocain Mohamed Aziz Lahbabi

(1924-1993), concluaient déjà à l’égalité, la responsabilité, la solidarité, la libération et la paix1. Si la démocratie est la condition de la paix, selon Kant, quelle démocratie, s’interroge Engelbert Mveng, pourra changer le cœur de l’homme, lieu de la violence et où la paix est violée?

N’oublions pas que la conquête de la paix et la recherche de la justice doivent être une tâche primordiale pour toutes les religions et cet idéal de la paix doit mobiliser toutes

les forces spirituelles de l’humanité. D’ailleurs la religion perd sa crédibilité si elle utilise l’intolérance et le sectarisme pour semer la terreur, la violence idéologique pour anéantir l’identité de l’homme historique ou si elle est la force d’oppression et non de libération, instrument de domination et non d’émancipation, exploitation de la misère des uns par et pour l’opulence des autres2. Cette forme autoritaire d’association du religieux politique que

plusieurs Etats essayent de dépasser est le théologico-politique. Néanmoins, si la religion est

inscrite dans la cité, l’on peut se demander au plan philosophique, comment la religion se met-elle au service de la démocratie et de la paix. tente de nous faire découvrir un nouveau

champ du théologico-politique. Pourquoi fait-il recours à ce champ et quel est son impact

dans l’éducation politique en démocratie?

Limites de la politisation, de la juridisation et contribution du théologico-politique en

démocratie.

Les limites de la juridisation et de la politisation.

1Cf. P. Ricœur, Ibidem, p. 257; Cf. P. Ricœur, Lecture 3. Aux frontières de la philosophie, Ed. Seuil, Paris, 1994, p. 155; Cf. O. Cugoano, La traite et l’esclavage des Nègres, Ed. Zones, Paris, 2009, p. 44; Cf. M. A. Lahbabi, Le

personnalisme musulman, Ed. PUF, Paris, 1964, pp. 53-59 et 104. 2Cf. E. Mveng, L’Afrique dans l’Eglise. Parole d’un croyant, Ed. Harmattan, Paris, 1985, p. 164.

Page 313: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

312

Le problème épineux de la démocratie en général, en particulier sur le continent

africain est celui du processus électoral. Exploitant la démocratie comme pouvoir de

majorité, les politiques achètent les consciences, manipulent les chiffres issus des urnes et

commettent des hold-up électoraux pour avoir la majorité chiffrée. Parfois la fraude est

structurelle: le code et le découpage électoraux taillés sur mesure. L’on brandit la loi, pourtant la manipulation juridique persiste à travers le charcutage constitutionnel ou

toilettage de la constitution. Les lois sont élaborée pour empêcher l’adversaire ou pour se maintenir, et ce sans référence à une légitimité. Cette forme de juridisation maintient non

seulement les pays dans le statu quo mais surtout les plonge dans les crises ou conflits.

Outre le pur contentement aux formalismes juridiques, les pléthores d’accords politiques successifs dans les pays de crise et de conflit sont des expressions de domination

de partis pris et de manque de sincérité. Quand ils ne sont pas instrumentalisés, ces accords

sont purement et simplement ignorés et les partis se remettent à rechercher d’autres accords et d’autres lois, sachant que les médiateurs ne sont loin d’être neutres. Tout cela éloigne l’alternance politique l’expression ultime de la démocratie et compromet la paix au lieu de la construire. a vécu la Seconde Guerre, connu la captivité, la crise socio-politique de

1968 et il a fortement fait l’expérience de la vie communautaire et de la condition humaine. Outre l’éducation civique et politique, les réformes institutionnelles politiques et juridiques qui sont sans doute incontournables, il y a au niveau des mentalités dont dépend l’agir, certaines attitudes humaines et sociales qui ne peuvent s’acquérir qu’au moyen d’un processus d’apprentissage où le droit et la politique n’ont pas le dernier mot. Il comprend que les dispositions juridiques et stratégies politiques sont insuffisantes pour concrétiser le

dialogue, l’harmonie et la paix sociaux. Il en appelle au théologico-politique. Mais de quel

théologico-politique d’agit-il?

L’importance du champ théologico-politique.

Les démocraties sont héritières des régimes de structure hiérarchique, dits

théologico-politiques, dont le seul schéma est l’axe vertical de l’autorité, elle-même

dépendante de l’autorité divine. Ce théologico-politique classique ou autoritaire ou encore

théocratique est révolu. Mais tout n’a pas perdu son sens: «s’il en demeure quelque chose, c’est du côté du vouloir vivre ensemble qu’il faut chercher et non plus du côté de la structure verticale (domination-subordination)», écrit Ricœur. Il s’agit plus précisément de la

«pratique de la fraternité» à travers les institutions justes. De tradition judéo-chrétienne,

trouve «dans la notion du peuple de Dieu et sa composante de parfaite réciprocité ecclésiale,

de ressources pour penser un modèle politique»1. Il souligne une politique multiculturelle (la

tolérance de Cyrus), la mémoire (mort et résurrection du peuple à travers le retour de l’exil et surtout la réconciliation de deux traditions) et l’amour (pratique de la fraternité, tu aimeras ton prochain comme toi-même, la personne comme fin en elle-même). Voici

comment la philosophie peut apprendre de la religion. C’est l’exemple que souligne Jürgen 1P. Ricœur, La critique et la conviction, pp. 162-163.

Page 314: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

313

Habermas: la traduction des concepts bibliques «par-delà les frontières d’une communauté religieuse» transmis au public universel de ceux qui croient autrement et des incroyants1.

C’est justement à partir de la substance pré-juridique et des fondements pré-politiques de

l’Etat de droit démocratique, que pense que les religions ont un rôle à jouer dans la formation de l’opinion et de la volonté des citoyens.Nous partons des trois ressources énumérées ci-dessus: l’amour, la politique multiculturelle et la mémoire comme le nouveau champ du théologico-politique, qui vaut tant pour les pays d’Etat de droit démocratique que

pour les pays en crise ou en conflit en quête du processus de démocratisation. Scrutant les

Ecritures, part de ce que Kuakuvi désigne «le nec plus ultra de l’essence de la religion judéo-

chrétienne»2, c’est-à-dire l’agapè ou amour chrétien chez le philosophe américain Gene

Outka3. Il qualifie l’amour de discours de louange dans laquelle l’aimant se réjouit à la vue de l’aimé. Ce discours se présente sous forme impérative au sens d’obligation, «diliges» (tu

aimeras), qui contient les conditions de sa propre obéissance par la tendresse de sa

supplication pressante: «Aime-moi» que l’amant (Dieu) adresse à l’aimé (l’homme). Cet appel pressant lui confère son dynamisme et le rend capable de mobiliser tous les affects de

joie ou de douleur en se plaçant dans l’économie du don et en faisant appel à la justice et au

jugement moral: redonner un «lieu politique» à l'amour et à la gratuité4. Cette vie d’amour conduit à réduire l’égoïsme, à modérer l’appétit de l’intérêt trop personnel qui activent les violences et compromettent la reconnaissance mutuelle dans une communauté politique

sans discrimination.

Le lieu politique, plus que l’altérité exprime aussi interculturalité qui exclut la tyrannie de la culture homogénéisante et la discrimination à l’égard des minorités. Au-delà

du droit de chaque peuple ou de communauté ethnique, chaque culture apprend de l’autre. Ce n’est pas la reprise du schéma unanimiste du Consciencisme de Kwame Nkrumah,

souligné par Paulin Hountondji5, mais une réconciliation entre plusieurs cultures autonomes

en dialogue permanent dans un Etat-nation qui se transforme à travers «la mort et la

résurrection» du peuple. Cette interculturalité est intégratrice. Mais le rassemblement se

réalise davantage et se prolonge autour de la mémoire. Il s’agit de la mémoire «anamnesis»

qui est de l’ordre de la quête, du rappel, une attitude humaine qui établit un lien avec le

passé pour le comprendre afin de construire le présent et l’avenir. Elle donne l’occasion d’un nouveau départ. La juste mémoire ne serait donc pas la capacité à commémorer ou à oublier

mais plutôt la capacité à avouer et à pardonner. Le pardon forme ainsi «l’eschatologie de la mémoire» qui rend seule possible «une mémoire heureuse et apaisée». Il ressoude la nation.

1Cf. J. Habermas, Entre naturalisme et religion, Ed. Gallimard, Paris, 2008, p. 165. 2K. M. Kuakuvi, Les racines du mal nègre, Ed. Haho, Lomé, 1985, p. 64.

3L’amour revient aux conclusions de Outka: «Un égard égal (equal regard), c’est-à-dire un égard pour le prochain qui est fondamentalement indépendant et inaltérable», - «le sacrifice de soi (self-sacrifice), c’est-à-dire le trait en vertu duquel l’agapê ne fait pas de concession à l’intérêt», - enfin «la mutualité (mutuality), caractéristique des actions qui établissent ou exalte un échange de quelque sorte entre les parties développant ainsi un sens de communauté et peut-être de l’amitié» (Cf. (Agape: An Ethical Analysis, Yale University Press, New Haven, 1972). Ces principes d’amour ne sont pas sans incohérences conceptuelles au plan éthique. La cohérence et l’adaptation font appel ici au jugement et invite à la justice. 4Cf. P. Ricœur, Amour et justice, Ed. Points, Paris, 2008, pp. 15-42. 5Cf. P. Hountondji, Sur la philosophie africaine, Ed. Maspero, Paris, 1976, pp. 204-214.

Page 315: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

314

Dans plusieurs pays, l’abîme de la culpabilité des uns et la peur de la récidive des criminels des autres deviennent un blocage de la mémoire juste, du processus de démocratie et de la

paix1. Mais si la démarche est faite dans le don de soi, la justice et la vérité, une ère nouvelle

commence et la spirale du lex talionis ou de la loi de vengeance, qui fait le lit de la violence

ou la destruction de l’Etat, s’estompe comme dans le cas de l’Afrique du Sud jusqu’à ce jour. Pour Ricœur, le pardon «relève de la poétique de l’existence, dont le religieux constitue la

culmination. En outre, en vertu même de sa générosité, cette poétique de l’existence dépense ses effets dans la région du politique»2. Ces apports de la religion au politique sont

donc de propriétés de compréhension dont les religions ne sont pas le monopole, même si

elles en constituent le modèle et l’échantillon le plus répandu3.

Impact de ce théologico-politique dans l’éducation en démocratie. Dans le but de construire l’Etat de droit de démocratie et proposer la solution aux

crises et conflits, l’éducation prépare à l’avenir. Hannah Arendt la définit comme «le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité et, de plus, le

sauver de cette ruine qui serait inévitable sans ce renouvellement et sans cette arrivée de

jeunes et de nouveaux venus. C'est également avec l'éducation que nous décidons si nous

aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-

mêmes, ni leur enlever leur chance d'entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose

que nous n'avions pas prévu, mais les préparer d'avance à la tâche de renouveler un monde

commun»4. Il ne s’agit pas seulement de traduire les concepts religieux en un langage universel à la portée de tous, ni que la démocratie s’approprie uniquement des religions au titre de leur capacité de proposer une compréhension globale de la destinée de l’homme, mais surtout, du côté des croyants, de vivre concrètement cet engagement comme message

à tous: dire, c’est faire. De la religion judéo-chrétienne, c’est le témoignage du dialogue et de la communion, l’honnêteté et le service dans la politique, la liberté intérieure des personnes et la liberté des médias publics, le sens du sacrifice et de l’austérité, la solidarité et le partage. C’est par ce canal que ce nouveau champ théologico-politique puisse contribuer à la

vie de la cité.

En Afrique, outre ces concepts ci-dessus, il existe des concepts d’origines religieuses pour exprimer la vie relationnelle tels que mutima (=la vie du cœur:foyer d’amour ou principe de loyauté, d’accueil et d’unité de la personne) chez les Banya-Rwanda, en lien avec

Immana (Dieu unique créateur, source de perfection, de sagesse et d’amour), pour fonder

les droits de l’homme comme la sacralité de la vie (agbe en eνe etgbεen fon) de l’homme (agbetᴐ en eνe et gbεtᴐ en fon= l’être-vie) en lien avec Agbedotᴐ ou Gbεdotᴐ, l’auteur de la

1Cf. P. Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Ed. Seuil, Paris, 2000, pp. 593-655. 2P. Ricœur, «Le pardon peut-il guérir?» in Esprit, mars 1995, pp. 81-82. 3Cf. M. Gauchet, Ibidem, p. 145.

4 H. Arendt, La crise de la culture, pp. 251-152.

Page 316: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

315

vie, Dieu1. Plusieurs attributs royaux sont aussi du ressort politico-religieux interne comme

ceux de l’aire culturelle adja-Tado et akan2, qui montrent d’une part que le roi n’est pas au-

dessus de son peuple, mais est à son service et pour lequel il a devoir ultime de se sacrifier,

et de l’autre la loyauté de chaque citoyen. L’on peut faire recours aussi aux vertus dont l’apprentissage s’effectue dans les camps des rites socio-religieux d’initiation. Ce sont des éléments dont la revisitation peut encore inspirer les dirigeants politiques et les peuples en

démocratie. Néanmoins dans «Le loup dans la bergerie» Joan Stavo-Debauge s’inquiète: n’y a-t-il pas une surinterprétation sur-religieuse pour réinvestir l’espace public avec les armes de l’idéologie théologico-politique mise en valeur par des fondamentalismes religiosico-

politiques? Ensuite peut-on éduquer concrètement à l’amour qui est le centre de ce nouveau champ et comment contribuer à la reconstruction d’un Etat en crise alors que cette éducation est un processus lent ou parfois aléatoire?

Vers plus de vigilance et de persévérance.

La remise en question des positions habermassiennes sur la contribution de la

religion à la politique invite à la vigilance en quatre points d’après Stavo-Debauge vaut aussi

pour Ricœur: - la vraie foi n’est pas seulement doctrine ou contenu de la foi, elle est source d’énergie: cette source d’énergie ne vaudrait que pour qui a la vraie foi et sans cela la foi sera lettre morte et sans force performative, ainsi laïciser la doctrine de la foi, c’est la vider; - si la communauté ne trouve aucune traduction séculière, elle peut se renforcer dans le

monolinguisme comme indicateur du fondamentalisme susceptible de mettre en danger la

communauté politique; - on assiste à l’exploitation politique de la déférence publique aux raisons «religieuses» où un apport vire à l’utilitarisme; - c’est enfin donner l’impression aux fondamentalistes qu’ils ont une portée intégrale à leur foi dans la société et on fait ainsi entrer aisément le loup dans la bergerie3. Néanmoins, n’ignore pas ces dangers. Vu l’origine de l’autorité, il écrit que le politique n’est pas définitivement quitte de toute référence au théologique. Le fantôme du théologique continue de rôder autour du politique. Cela

nécessite un dialogue constructif, tout en prenant soin de dissocier «la sphère politique de la

sphère religieuse, non pour refouler cette dernière dans le privé mais dans un public non

doté de puissance, de position institutionnelle». C’est ici que l’économie du don qui distingue l’amour comme logique de surabondance de la logique de l’équivalence (de

réciprocité), la justice, donne la capacité de s’élever au-dessus des interprétations perverses

du droit et des accords politiques. Puis, sans pour autant sur-interpréter la sphère religieuse,

souligne que le pardon, le don-de soi, n’a de place que dans la dimension théologique de l’existence. Le pardon relève de la «poétique de l’existence dont le point le religieux

1Cf. D. Nothomb, Un humanisme africain. Valeurs et pierres d’attente, Ed. Lumen Vitae, Bruxelles, 1965, p. 21 et ss; Cf. J.

Agossou, Ggbεtᴐ et Gbεdotᴐ. L’homme et le Dieu Créateur selon les Sud-Dahoméens, Ed. Beauchesnes, Paris, 1971, p. 142 et ss. 2Cf. S. Gakpe, «Conception et éthique africaine de l'autorité» in Revue de l’Institut de l'Afrique de l'Ouest, n° 13, Abidjan,

1996, p. 11-44. Les Eve sont un peuple au Sud du Golfe du Bénin (Ghana, Togo, Benin) et les Fon au Sud au Bénin et au Togo. 3Cf. J. Stavo-Debauge, Le loup dans la bergerie, Ed. Labor et Fides, Genève, 2012, pp. 99-162.

Page 317: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

316

constitue la culmination»1. En vertu de la générosité, cette poétique dépense ses effets dans

la région politique et représente un atout pour la réconciliation et la construction de l’Etat de droit2.

Eduquer à l’amour, ce n’est pas évident, mais du moins indirectement. Sinon est-il

possible d’éduquer à l’amour sans aimer au préalable? C’est la semence, le moyen de l’impact à travers ce que j’appelle toujours une pédagogie de l’espérance, une école

d’espérance. Dans un contexte où l’Afrique ne gagnerait en rien dans un mimétisme institutionnel sans lien avec ses réalités, l’espérance implique un acte de foi et une entière disponibilité à anticiper l’avenir dans le présent. Elle permet ici de viser et de mobiliser tous les efforts dans l’engagement en vue de la démocratie et de la résolution de crises. Elle «implique un acte de foi métaphysique dans la qualité et la signification du temps, et par lui,

un désarmement intérieur, un abandon apaisant et actif»3. Aussi, l’espérance ne peut calculer, ni économiser, ni ménager ses pas, mais adhère à l’intention totale de l’avenir. En

elle, l’on ne peut se laisser distraire des Léviathans coloniaux et postcoloniaux internes et externes qui savent se jouer des identités ethno-culturelles. Elle forge une fidélité qui

«s’éprouve dans le feu de l’engagement et de l’action», nous dira Njoh-Mouelle4. Une telle

fidélité ne peut manquer à l’ontologie de l’agir de l’homme faillible qui peut devenir ainsi

l’homo capax, l’homme capable, créateur d’un monde nouveau5.

1P. Ricœur, «Le pardon peut-il guérir?» in Esprit, mars 1995, pp. 81-82. 2Il est aussi pour Hannah Arendt la faculté miraculeuse qui donne naissance aux hommes nouveaux dans la cité(Cf. H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Ed. Calmann-Lévy, Paris, 2007, p. 314). 3E. Mounier, Traité du caractère, Ed. Seuil, Paris, 1961, p. 314. 4E. Njoh-Mouelle, «Philosophie personnaliste et l’engagement politique du philosophe», p. 4. 5Cf. J. Greisch, Paul Ricœur, l’itinérance du sens, Ed. J. Millon, Grenoble, 2001, p. 335.l’homme faillible, et

nous verrons que c’est étrangement synonyme d’une anthropologie de l’homme capable. La vulnérabilité ouvre des possibles que la perfection ignore : c’est quand je suis faible que je suis fort (2 Co 1210)une anthropologie de l’homble, et nous verrons que c’est étrangement synonyme d’une anthropologie de l’homme capable. La vulnérabilité ouvre des possibles que la perfection ignore : c’est quand je suis faible que je suis fort (2 Co 1210)

Page 318: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

317

Ricœur entre la tour de Babel et la pentecôte :

Penser la paix Ricœur entre la tour de Babel et la

pentecôte : penser la paix Par Kokou Benjamin AKOTIA1

Penser, c’est penser la Paix. Cette contribution veut découvrir les sources de la pensée ricœurienne et rechercher les sources possibles d’une pensée africaine. Elle part de

« l’intérêt de Paul pour l’hospitalité et pour la paix universelle »2 ; sûre que « la formule

élémentaire du courage de vivre »3 a ses racines dans la culture et dans la religion mais que

« les racines de ce courage ne sont pas propres à une culture ou à une religion

particulière »4, elle se propose d’interroger les deux traditions bibliques, la tradition juive et la tradition chrétienne, au regard desquelles elle scrutera la tradition culturelle et religieuse

africaine. L’approche choisie est anthropologique et non théologique. L’analyse des discours sacrés permettra de mettre en lumière, la formule du vivre ensemble et de la construction

de la paix mises au point dans chacune des trois traditions. L’enjeu est de montrer qu’il existe un art spécifiquement africain de penser la paix.

Aux racines du penser

La pensée puise toujours dans l’humus de l’humain, que constituent les histoires sacrées. Nous allons à la découverte de celles qui ont nourri la pensée de et de celles qui peuvent

alimenter une pensée africaine.

Les histoires sacrées des rives de la Méditerranée

La pensée de plonge ses racines lointaines dans l’héritage biblique qui partage avec toutes les traditions des peuples autour de la Méditerranée un terreau commun. Ces traditions

participent d’une construction de modèles sociaux de la Paix, fruits de leur vision du monde.

Les briques qui montent au ciel et le feu qui descend sur terre

L’Ancien Testament (Genèse 11, 1-9) raconte comment les hommes ont eu le dessein de se

rassembler et de construire une tour à Babel pour ne pas être dispersés sur la terre. Ce

projet a été contrarié par Dieu qui est descendu confondre les langues des bâtisseurs. Ne

pouvant plus communiquer entre eux, les hommes abandonnèrent l’entreprise et se dispersèrent. Sur l’autre versant, le Nouveau Testament (Actes, 2, 1-13) raconte comment le

1Benjamin AKOTIA, est Docteur en anthropologie et en théologie/Bible. Il est Enseignant-chercheur à

l’Université Catholique de l’Afrique de l’Ouest, Abidjan (UCAO). Il est prêtre. 2 Cf. Argumentaire du colloque.

3 Cf. Argumentaire du colloque.

4 Cf. Argumentaire du colloque.

Page 319: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

318

jour de la Pentecôte des gens de tous les peuples de la terre rassemblés à Jérusalem ont

entendu parler les Apôtres chacun dans sa langue.

Les deux récits sont l’un face à l’autre dans un rapport qu’il faut discerner. Les briques qui montent avaient été suspendues par une descente divine à Babel ; le feu divin qui descend à

la Pentecôte semble visiblement restaurer et achever le projet initié par Babel. Le récit de la

Pentecôte n’ignore pas celui de Babel, il veut clairement lui répondre, il se présente comme

son accomplissement. Tout se passe comme si ce qui a été perdu à Babel est maintenant

retrouvé : les peuples formaient une unité, ils ont été dispersés ; maintenant ils sont de

nouveau rassemblés dans l’unité. En réalité, les deux récits sacrés mettent en scène la

question de l’unité et de la diversité. Ce qui les différencie, c’est leur appréciation du statut jugé le meilleur : pour Babel, la diversité est meilleure que l’unité ; pour Pentecôte, l’unité est meilleure que la diversité. L’action divine est le critère axiologique : Dieu fait passer de

l’unité à la diversité selon Babel, alors qu’il fait passer de la diversité à l’unité selon Pentecôte. Babel tient la diversité pour l’ordre, Pentecôte tient l’unité pour l’harmonie. Nous sommes en réalité, en présence de deux traditions qui sont les deux faces d’une même médaille. Pour Babel, au commencement était l’unité, à la fin il y aura la diversité pleine et complète. Pour Pentecôte, au commencement était la diversité, à la fin, il y aura l’unité

pleine et accomplie. L’essentiel est de savoir si l’on travaille pour la réalisation de l’unité ou pour l’actualisation de la diversité. En clair, c’est l’une face à l’autre que Babel et Pentecôte dessinent l’histoire comme une marche entre l’unité et la diversité. L’histoire est l’unité ou la diversité en voie d’accomplissement. Cette double tradition marque les peuples méditerranéens. La tradition juive est

constructrice de la diversité. Les autres traditions méditerranéennes portées les Egyptiens,

les Grecs, les Romains, les Arabes, et leurs héritiers modernes promeuvent l’unité. L’unité est toujours inaccomplie parce qu’elle porte en son sein l’irréductible diversité. Chaque fois que l’on voudra la réaliser, on cherchera à anéantir la source de la construction de la

diversité. Les universalismes et les totalitarismes inspirés de Pentecôte trouveront toujours

sur leur chemin l’irréductible Babel, qui les freine pour que l’histoire dure. Babel, Pentecôte et Caverne

Les traditions de Babel et de Pentecôte ne se suivent pas de façon chronologique comme

cela parait dans le récit biblique. Les deux traditions sont présentes l’une face à l’autre. Le récit de Babel est déjà une réaction juive à la manie d’unité qui anime ses voisins. Les hégémonies expansionnistes, égyptiennes et babyloniennes, trouvent dans le récit de Babel

une doctrine opposée. Le mythe grec de la caverne est une autre version de cette doctrine

méditerranéenne séculaire contre laquelle le récit de Babel s’élève. Le passage de l’intérieur de la caverne à l’extérieur reproduit le passage de la diversité à l’unité. En effet, l’intérieur de la caverne constitue le particularisme tandis que hors de la caverne, se réalise

l’universalisme. Le mythe de la caverne comme Pentecôte désigne l’unité comme point final

du processus de l’histoire ; tous les deux portent la même doctrine du rassemblement de l’humanité en une fraternité universelle. C’est donc la question de l’unité et de la diversité, ou mieux du particularisme et de l’universalisme que les trois histoires sacrées, Babel,

Page 320: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

319

Pentecôte et Caverne1 posent. Ce qui est important, au-delà du sens de la marche que

chacune indique, c’est la mise en forme de l’histoire comme une coprésence constitutive de l’unité et de la diversité. Dans leur opposition, les deux doctrines, celle de Babel d’une part et celle de Pentecôte et de Caverne de l’autre, maintiennent l’histoire en équilibre. L’unité est ainsi le terme que l’histoire n’atteindra jamais et la diversité absolue est l’autre terme qui ne sera jamais rejoint. Ces deux asymptotes de la courbe de l’histoire humaine structurent la pensée des peuples qui racontent cette double histoire.

La construction de la paix : la dispersion ou le rassemblement

L’histoire se trouve ainsi ballotée entre deux extrémités. La construction de la paix se trouve

sur la trajectoire tracée par l’histoire sacrée. Babel raconte comment les frères sont devenus des étrangers : il y a paix lorsque les hommes sont bien distingués les uns des autres ;

lorsque chaque peuple conserve son identité. Selon le dicton : ‘’Eloignons nos tentes pour rapprocher nos cœurs’’. Selon Pentecôte, ce sont des étrangers qui sont devenus des frères : il y a paix lorsque chacun renonce à son identité d’origine en vue de construire une fraternité universelle. Il y a la paix lorsque l’étranger a la possibilité de devenir un frère, lorsqu’il n’y a plus de frontières. Il ne faut surtout pas confondre le projet de paix dessiné par les histoires sacrées et la paix

dans l’espace et dans le temps. La paix ici et maintenant n’est ni celle de l’origine ni celle de la fin ; elle est celle qui tient en équilibre le désir de l’unité et le désir de la diversité. La paix des universalismes et la paix des totalitarismes sont les fruits de la volonté de prendre le

temps pour la fin des temps. L’histoire est en marche vers la fin mais la fin des temps n’est jamais dans le temps. Lorsqu’on hâte la fin, on fait toujours violence aux hommes et à leurs temps. La paix historique n’est ni dans l’unité absolue ni dans la diversité intégrale. Le projet

de rassemblement de tous les hommes pour réaliser la paix universelle n’est pas l’unique ;

déjà la seule Méditerranée est le berceau de deux projets concurrents. Les peuples d’Afrique ont leurs projets de paix portés par leurs histoires sacrées.

Les histoires sacrées d’Afrique Noire Les peuples d’Afrique Noire racontent leurs périples migratoires ; au-delà des intérêts

historiques des informations que ces récits peuvent contenir, ils dessinent, surtout, une

vision du monde et un modèle social de la Paix.

Les ancêtres qui viennent d’ailleurs Les peuples d’Afrique Noire racontent leurs migrations. Ces histoires sacrées désignent un lieu de départ et un lieu d’arrivée ; plus exactement, elles désignent le peuple d’où on est issu et le peuple auprès duquel on est venu. Les histoires des migrations font de l’Afrique une mosaïque singulière. Babel raconte comment la diversité est fille de l’unité, tandis que Pentecôte raconte comment l’unité est fille de la diversité. Les migrations africaines

racontent comment le réel est une symphonie. En effet, à l’origine, il y a deux peuples séparés ; à la fin ils sont ensemble mais ils forment toujours deux peuples distincts. Ce que

1 Je désigne désormais le récit de Babel par Babel, le récit de la Pentecôte par Pentecôte et le mythe de la

caverne par Caverne. Je désignerai plus tard les histoires des migrations africaines par Migrations.

Page 321: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

320

les histoires sacrées africaines dessinent, c’est la cohabitation des peuples. Il ne s’agit ni d’une simple unité ni d’une simple diversité, il s’agit d’une hospitalité. Les récits disent comment un peuple a été accueilli par un autre, comment un peuple qui était seul se

retrouve avec un autre. Les uns racontent comment ils ont accueilli et les autres comment ils

ont été accueillis. On a ainsi des paires de traditions, celle des chefs de terre et celle de leurs

hôtes.

La construction de la paix : l’un auprès de l’autre La paire de traditions des chefs de terre et de leurs hôtes maintient elle aussi, comme Babel

et Pentecôte, l’histoire en équilibre dans la mesure où elle dessine le présent comme la coprésence des uns et des autres. Il y a la paix ici lorsque les uns acceptent d’être les hôtes des autres, et lorsque les uns acceptent d’accueillir les autres. L’étranger reste étranger. Il y a la paix lorsque chacun reste ce qu’il est. ‘’Un séjour dans l’eau ne transforme pas un tronc d’arbre en crocodile’’, selon l’adage. On peut remarquer que les conflits africains prennent

toujours la forme d’un déficit d’hospitalité : la paix s’envole lorsque l’étranger fait comme s’il n’est pas étranger ou encore lorsque le chef de terre refuse d’accueillir. La paix se présente comme la coprésence dans le même espace des uns et des autres. Babel et Pentecôte

forment une paire d’histoires sacrées, les Migrations africaines sont constituées elles aussi de récits pairs. Cette configuration dessine la paix historique comme une paix qui n’est pas celle projetée par une seule histoire sacrée. Une histoire sacrée ne donne pas seulement

naissance à un projet de paix, elle façonne aussi une rationalité, elle est un marqueur de la

pensée de ses usagers. Penser, c’est penser la Paix, et cet acte nous précède, nous y sommes accueillis en même temps que la vie, la langue ; c’est notre communauté qui nous fait héritiers.

Penser la paix au pluriel

La pensée ne surgit jamais du néant, elle jaillit toujours d’une source qui la précède. Nous voulons voir ici dans quelle mesure la pensée de s’inscrit dans la tradition de penser tracée

par Pentecôte et Babel. Nous indiquerons par la suite comment les histoires sacrées

africaines sont en mesure de donner lieu, elles aussi, à une tradition de penser.

et sa tradition de penser

Il appartient aux philosophes de passer au crible de Pentecôte et de Babel le déploiement de

la pensée de Ricœur, ce que je fais ici est une manœuvre d’argumentation. Je souhaite juste montrer que les questions que se pose trahissent son inscription dans une dynamique

donnée, en l’occurrence, celle de Pentecôte. Dans son œuvre, notamment ; Temps et récit et

dans Soi-même comme un autre, s’est largement occupé de la question du temps et aussi celle de l’altérité. Mais avant, il pose la question phénoménologique de départ, celle du ‘quoi ?’ au lieu de celle du ‘qui ?’. Derrière ces questions, il y a le refus de prendre l’objet avec son sujet.

L’absence du sujet Au début de La mémoire, l’histoire, l’oubli, se retient de rechercher l’auteur de la mémoire, il

Page 322: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

321

préfère rechercher le contenu de la mémoire. Cette réticence est symptomatique.

« De quoi y a-t-il souvenir ? De qui est la mémoire ? ….. On a tenu néanmoins à poser la question du ‘quoi ?’ avant la question du ‘qui ?’ en dépit de la tradition philosophique qui a tendu à faire prévaloir le côté

égologique de l’expérience mnémonique. Le primat longtemps donné à la question ‘qui ?’ a eu pour effet négatif de conduire l’analyse des phénomènes mnémoniques dans l’impasse, dès lors qu’il a fallu prendre en compte la notion de mémoire collective. Si l’on dit trop vite que le sujet de la mémoire est le moi à la première personne du singulier, la notion de

mémoire collective ne peut que faire figure de concept analogique, voire de

corps étranger dans la phénoménologie de la mémoire. Si l’on veut éviter

de se laisser enfermer dans une inutile aporie, alors, il faut tenir en suspens

la question de l’attribution à quelqu’un – et donc à toutes les personnes

grammaticales – l’acte de se souvenir, et commencer par la question ‘quoi ?’. En bonne doctrine phénoménologique, la question égologique –

quoi que signifie ego – doit venir après la question intentionnelle, laquelle

est impérativement celle de la corrélation entre acte ‘noèse’ et corrélat visé ‘noème’.»1

reconnait l’étrangeté de cet évitement. De qui est la mémoire ? Le rêve qui consiste à penser

qu’il est possible de saisir le phénomène en lui-même indépendamment du sujet affleure ici

de façon paradigmatique. C’est cette même question du sujet qui est posée lorsque interroge le rapport entre l’imagination et la mémoire. « Le problème posé par

l’enchevêtrement entre la mémoire et l’imagination est aussi vielle que la philosophie occidentale. »2C’est un problème pour la philosophie occidentale qui, de façon axiomatique, prétend à l’objectivité en se figurant les événements comme pouvant exister pour un sujet,

différé du sens qu’il a pour lui. trouve lui-même la source de cette réticence sur la question

du ‘qui ?’. « L’occultation de la question ‘qui ?’ est à attribuer, à mon avis, à l’orientation que la philosophie analytique a imposée au traitement de la question quoi ? en la maintenant en

relation exclusive avec la question ‘pourquoi ?’. »3 Que ce soit la philosophie analytique ou la

phénoménologie, le fait est là que le ‘qui ?’ fait problème. La marque de Pentecôte est la privation de l’identité d’origine qui permet d’accéder à l’universel. Refuser de poser la question du qui permet de traiter la mémoire comme un absolu, un universel, du moment qu’il est privé de ce qui lui donne l’identité. Cette suspension de la question du ‘qui ?’ n’est pas un hasard, elle est la marque de la perte de l’ancrage d’origine comme la Caverne et Pentecôte le réalisent. Le ‘qui ?’ évitable est un ‘qui ?’ rendu inconsistant. En séparant le ‘qui ?’ du ‘quoi ?’ le ‘qui ?’ lui-aussi devient universel

1 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 3.

2 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 3.

3 Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 78.

Page 323: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

322

puisqu’il perd sa mémoire qui le rendait singulier. Or, l’homme en tant qu’homme n’existe pas dans la nature ; ce qui existe, c’est cet homme-ci et cet homme-là. « L’abstraction consiste en l’annulation de la différence entre plusieurs réels. Elle met fin à la distinction

entre les êtres, elle les réduit en un et elle se fait leur unique représentant. »1

L’inconsistance du ‘qui ?’ est la source de sa toute-puissance sur le réel. Si vous mettez des

poules et des pintades ensemble, vous aurez du mal à exprimer leur somme. Il vous suffit de

les compter comme des volailles ; sans visage désormais, elles deviennent des numéros.

L’opération a consisté à faire ce que Pentecôte et Caverne ont accompli : sortir chacun de

son groupe et les mettre ensemble, en mettant sous silence leur différence naturelle de

départ. La conclusion à laquelle parvient à la fin de son ouvrage Soi-même comme un autre

est très significative, elle illustre bien cette marque de la philosophie.

« Peut-être le philosophe en tant que philosophe, doit-il avouer qu’il ne sait pas et ne peut pas dire si cet Autre, source de l’injonction, est un autrui que je puisse envisager ou qui puisse me dévisager, ou mes ancêtres dont il n’y a point de représentation, tant ma dette à leur égard est constitutive de

moi-même, ou Dieu – Dieu vivant, Dieu absent – ou une place vide. Sur

cette aporie de l’Autre, le discours philosophique s’arrête. »2

Il ne s’agit pas d’un refus mais d’une frontière infranchissable. Or, ce qui définit la frontière,

c’est le mythe. Et le mythe qui prescrit ici l’infranchissable est reconnaissable, il s’agit de Pentecôte et Caverne et d’autres encore qui marquent la pensée occidentale. La philosophie s’interdit de donner un visage aux êtres, elle choisit de les conserver dans leur candeur

limpide, incolore et inodore. L’ancêtre, le Dieu, le Vide, etc. ne sont que la représentation du groupe dont l’individu est membre. C’est dire que le philosophe part du pari qu’il ne traite que de l’homme en tant qu’homme. Il n’y a aurait de philosophie que sous le régime de Pentecôte et de Caverne ou alors, il y a une autre manière de faire la philosophie, en

saisissant l’homme comme membre d’une communauté. L’absence de la communauté Nous analysons maintenant la pensée de en l’observant dans son traitement du temps et de l’altérité. Le temps, tel qu’il est perçu et les questions qu’il suscite chez est le temps inconsistant du ‘qui ?’ inconsistant. fait une critique de Halbwachs qui mérite attention :

« Mais Halbwachs ne franchit-il pas ici la ligne invisible, celle qui sépare la

thèse ‘on ne se souvient jamais seul’ de la thèse ‘nous ne sommes pas un sujet authentique d’attribution de souvenir’ ? L’acte même de ‘se replacer’ dans un groupe et de se ‘déplacer’ de groupe en groupe, et plus généralement d’adopter le ‘point de vue’ du groupe, ne suppose-t-il pas

1 A paraitre : Benjamin AKOTIA,« Avons-nous besoin d’une éthique universelle pour vivre ensemble sur la

terre ? », Actes du colloque tenu à l’UCAO/UUA en 2012. 2 Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p.409.

Page 324: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

323

une spontanéité capable de faire suite avec elle-même ? Sinon, la société

serait sans acteurs sociaux. »1

Cette critique de Halbwachs pose la question sans issue de l’attribution de la mémoire à un individu ou à son groupe. Elle met en évidence l’impasse dans laquelle la philosophie arrive ;

y voit sa frontière. Ce que Halbwachs risque ainsi de franchir est la considération de la

mémoire au-delà d’un homme en tant qu’homme pour la saisir comme une mémoire d’un homme membre d’une communauté. Ce duel entre Halbwachs et n’est que la manifestation de ce qui caractérise la pensée occidentale : le duel entre Babel et Pentecôte. ne peut pas

ignorer que l’histoire est une science de l’Etat comme la géographie et la statistique. C’est une illusion que de croire que les individus sont sujets de l’histoire. Leurs souvenirs ne sont que des pièces à verser au grenier de l’histoire à laquelle ils participent comme citoyens. Ce

que l’école des annales de Strasbourg a accompli est une démarche qui pousse l’individualisation à son point le plus éloigné. Or, ce que l’individu vit n’a de sens que parce qu’il fait partie d’une communauté. Les événements en eux-mêmes ne sont pas loin du non-

sens. Ce qu’un fou vit sera toujours un non-sens parce qu’il ne saurait le verser au patrimoine d’une communauté. On le voit, la préoccupation de l’adéquation entre l’événement et la mémoire fait problème ici à cause des prétentions de la philosophie de

saisir le fait en lui-même. Or, seule une personne peut saisir un fait et il le saisit toujours en

tant que membre de sa communauté.

l’avoue presque lorsqu’il admet que le réel est une chose représentée. « Une problématique

commune court en effet à travers la phénoménologie de la mémoire, l’épistémologie de l’histoire, l’herméneutique de la condition historique : celle de la représentation du passé. »2

Le passé n’existe que comme représenté. Or, seule une communauté peut être auteur d’une représentation, tout comme d’une langue. L’individu ne saurait être l’auteur d’une représentation pas plus qu’il ne saurait être l’auteur d’une langue. L’individu parle la langue d’une communauté mais il ne saurait en être l’auteur. Ricœur3 traite longuement de la

question de la représentation dans Temps et récit. « La question la plus grave que puisse

poser ce livre est de savoir jusqu’à quel point une réflexion philosophique sur la narrativité et le temps peut aider à penser ensemble l’éternité et la mort. »4 L’énigme est simple : « les

hommes sont comme les feuilles dont l’arbre est leur communauté ; ils passent à chaque 1 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 149.

2 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, Avertissement p. II.

3 « Je voudrais revenir, pour finir, sur la question de la mimésis, second centre de mon intérêt dans la lecture

de la Poétique. Elle ne me paraît pas réglée par la mise en équivalence des expressions : ‘imitation (ou représentation) d’action’ et ‘agencement des faits’. Ce n’est pas qu’il y ait quoi que ce soit à retrancher à cette équation. Il n’est pas douteux que le sens prévalant de la mimésis est celui-là même qui est distingué par son rapprochement avec le muthos : si nous continuons de traduire mimésis par imitation, il faut entendre tout le contraire du décalque d’un réel préexistant et parler d’imitation créatrice. Et si noustraduisons mimésis par représentation, il ne faut pas entendre par ce mot quelque redoublement de présence, comme on pourrait encore l’attendre de la mimésis platonicienne, mais la coupure qui ouvre l’espace de fiction. L’artisan des mots ne produit pas des choses, mais seulement des quasi-choses, il invente du ‘comme-si’. En ce sens, le terme aristotélicien de mimésis est l’emblème de ce décrochage qui, pour employer un vocabulaire qui est aujourd’hui le nôtre, instaure la littéralité de l’œuvre littéraire. » Paul RICŒUR, Temps et récit, T.1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p 93. 4 Paul RICOEUR, Temps et récit, T.1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983, p. 162.

Page 325: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

324

saison et leur seul rôle noble et ingrat est de faire perdurer l’arbre au-delà des saisons »1. Ce

que les membres vivent de fugace devient, grâce à la représentation, éternel pour la

communauté. La philosophie qui s’interdit de fouler le seuil de la communauté, se murant dans l’individu, se prive de cette vision qu’elle met elle-même hors de portée. Cette aporie

de l’éternité et de la mort n’est qu’une autre manière d’opposer Babel et Pentecôte2.

Penser le temps force à reconnaitre la consistance de l’homme comme membre d’une communauté. L’oubli et la mémoire deviennent une véritable représentation du temps lorsqu’ils sont perçus comme des propriétés des communautés. Quand l’oubli et la mémoire vont se rejoindre et se fondre, ce sera le plérome de l’histoire. est sur le point de reconnaitre la possibilité de la pluralité de l’histoire lorsqu’il recompose le duel entre l’individuel et le collectif en décomposant le collectif en proches et en autres. « Ce n’est donc pas avec la seule hypothèse de la polarité entre la mémoire individuelle et la mémoire

collective qu’il faut entrer dans le champ de l’histoire, mais avec celle d’une triple attribution de la mémoire : à soi, aux proches, aux autres. »3 En effet, la différence entre les proches et

les autres laissent entrevoir la possibilité de penser les autres comme hors de portée en

opposition aux proches. Qui est l’autre et qui est le proche ?

« Entre les deux pôles de la mémoire individuelle et de la mémoire

collective, n’existe-t-il pas un plan intermédiaire de référence où s’opèrent concrètement les échanges entre la mémoire vive des personnes

individuelles et la mémoire publique des communautés auxquelles nous

appartenons ? Ce plan est celui de la relation aux proches, à qui nous

sommes en droit d’attribuer une mémoire d’un genre distinct. Les proches, ces gens qui comptent pour nous et pour qui nous comptons sont situés sur

une gamme de variation des distances dans le rapport entre le soi et les

autres. Variation de distance, mais aussi variation dans les modalités

d’actives et passives des jeux de distanciation et de rapprochement qui font de la proximité un rapport dynamique sans cesse en mouvement : se rendre

proche, se sentir proche. »4

Ce mi-chemin, au lieu de poser la question de l’intérieur et de l’extérieur, pose celle du proche et du lointain5. Or, en réalité, le proche, c’est celui qui est à l’intérieur avec moi, et le

lointain, c’est celui qui se retrouve dehors. Les questions que se pose concernant l’altérité le plantent dans la tradition philosophique, sans distraction ni détour aucun. Sa distinction de

l’idem et de l’ipse ne donne pas de visage au sujet humain.

1 Je cite ici une pensée du vieux sage akebu Apiedou.

2 L’homme en tant qu’homme de Pentecôte semble éternel parce qu’il est abstrait mais il est mort parce qu’il

n’existe pas dans la nature. L’homme réel de Babel, lui, se sait mortel mais son immortalité est conservée par sa communauté qui perdure au-delà de lui. 3 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p.163.

4 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 161.

5 poursuit : « Ce que j’attends de mes proches, c’est qu’ils approuvent ce que j’atteste : que je puis parler, agir,

raconter, m’imputer à moi-même la responsabilité de mes actions. » Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 162.

Page 326: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

325

« Le problème de l’identité personnelle constitue à mes yeux le lieu privilégié de la confrontation entre les deux usages majeurs du concept

d’identité que j’ai maintes fois évoqués sans jamais les thématiser véritablement. Je rappelle les termes de la confrontation : d’un côté l’identité comme mêmeté (latin idem), de l’autre l’identité comme ipséité (latin ipse). L’ipséité, ai-je maintes fois affirmé, n’est pas la mêmeté. Et c’est parce que cette distinction majeure est méconnue que les solutions apportées au problème de l’identité personnelle ignorant la dimension narrative échouent. Si cette différence est si essentielle, pourquoi,

demandera-t-on, ne l’avoir pas traité thématiquement plus tôt, alors que son fantôme n’a cessé de hanter les analyses antérieures ? Pour la raison

précise qu’elle n’est élevée au rang problématique que lorsque passent au premier plan ses implications temporelles. C’est avec la question de la permanence dans le temps que la confrontation entre nos deux versions de

l’identité fait pour la première fois véritablement problème. »1

En quoi consiste au final la distinction entre la mêmeté et l’ipséité selon ? Le même renvoie au ‘je’ tandis que l’ipse renvoie au ‘soi’. C’est la présence de l’autre qui fait de l’idem un ipse. On peut se rendre à l’évidence qu’en fait, l’idem n’est qu’une abstraction ; car dans la

réalité, aucun être n’est seul, et la mêmeté n’est telle qu’en face d’une altérité. Cette distinction est donc très intéressante, mais elle ne vient que pour donner à l’idem ce dont on

l’a privé, en l’isolant de son milieu naturel. L’ipse n’existe qu’à Pentecôte, à Babel il n’y a que l’ipse. C’est seulement hors de la caverne que l’on pense l’idem, dans la caverne, il n’y a que l’ipse. On peut soupçonner que le léger dépassement que amorce lui vient de la

persévérance de Babel ; mais il reste fidèle à l’espace unique de l’universel. En effet, lorsqu’il traite du conflit, les acteurs sont placés dans un même environnement. Son analyse de la

démocratie est très intéressante à ce sujet.

« La démocratie selon Claude Lefort, nait d’une révolution au sein du symbolisme le plus fondamental d’où procède les formes de société ; c’est le régime qui accepte ses contradictions au point d’institutionnaliser le conflit. Cette ‘indétermination dernière’ ne saurait constituer le dernier mot : car les hommes ont des raisons de préférer au totalitarisme un

régime aussi incertain du fondement de sa légitimité. Ces raisons sont

celles même qui sont constitutives du vouloir vivre ensemble et dont une

des manières de prendre conscience est la projection de la fiction d’un contrat social anhistorique. Ces raisons mêlent la prétention de

l’universalité et des contingences historiques dans ce que Rawls appelle ‘over-lapping consensus’. »2

1 Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 140.

2 Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 304.

Page 327: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

326

La démocratie institutionnalise le conflit dans la mesure où son terme est suspendu. Le vivre

ensemble est voulu par qui ? Une fois encore la question malaisée du qui. Le vivre ensemble

demande-t-il des communautés ou bien exige-t-il une communauté unique ? Ce qui

caractérise la démocratie, c’est son aversion des communautés naturelles. Elle ne tolère que des communautés intermédiaires qu’elle gère comme des sous-groupes du groupe unique,

seul légitime. Le conflit se présente dès lors comme l’antagonisme entre les membres ainsi

mis ensemble. La démocratie partage avec le totalitarisme la volonté de gérer la totalité, de

constituer un tout, une communauté unique, avec la seule différence qu’elle assume le fait que cette unité n’est pas naturelle. Une république dont les contours seraient naturels serait

totalitaire. Pour réaliser la démocratie, il faut d’abord faire perdre aux citoyens toute consistance. Ce sont des hommes en tant qu’hommes qui sont citoyens dans une démocratie, et non des Bété, des Baoulé, des Ewé, des Kabyè, qui sont des hommes

consistants, des hommes en tant que membres d’une communauté naturelle.

« La possibilité d’un conflit surgit toutefois dès lors que l’altérité des personnes, inhérente à l’idée même de la pluralité humaine, s’avère être, dans certaines circonstances remarquables, incoordonnables avec

l’universalité des règles qui sous-tendent l’idée d’humanité ; le respect tend

alors à se scinder en respect de la loi et respect des personnes. »1

Dans la réalité, la règle n’est autre que la force dont dispose un groupe pour tenir ensemble

ses membres afin de perdurer comme groupe. Or, on a ici l’impression que l’idée d’humanité a su produire des lois universelles. L’idée d’humanité n’est possible qu’en isolant chaque homme de sa communauté, et une règle universelle est une règle privée de sa communauté.

L’altérité des personnes évoquée ici pose d’emblée la question de l’espace où se passe l’interaction. Cet espace se présente comme l’espace humain total, l’espace privée de sa communauté. On retrouve là l’espace construit par la Pentecôte, cet espace unifié, théâtre désormais de toute interaction humaine. « Maintenant que dire de plus concernant

l’altérité de cet Autre ? *…+ cet Autre n’est-il pas d’une manière ou d’une autre, autrui ? »2

Autrui résonne dans ce propos comme opposé à sa notion de proche. En clair, l’autre peut-il

être un proche, n’est-il pas naturellement un lointain ? est persécuté par l’ombre de Babel. Cela est encore plus perceptible lorsqu’il cherche à se positionner3 par rapport à Freud,

1 Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 305.

2 Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 406.

3 « Ce qui vient d’être dit du surmoi freudien, en tant que parole des ancêtres résonnant dans ma tête,

constitue une bonne préface pour les remarques sur lesquelles je terminerai cette méditation consacrée à l’altérité de la conscience. Je les réserverai à la réduction, qui me parait résulter de l’ensemble de l’œuvre d’E. Lévinas, de l’altérité de la conscience à l’altérité d’autrui. A la réduction, caractéristique de la philosophie de M. Heidegger, de l’être en dette à l’étrang(èr)eté liée à la facticité de l’être dans le monde. E. Lévinas oppose une réduction symétrique de l’altérité de la conscience à l’extériorité d’autrui manifestée dans son visage. En ce sens, il n’y a pas chez E Lévinas une autre modalité d’altérité que cette extériorité. Le modèle de toute altérité, c’est autrui. A l’alternative : soit l’étrang(èr)eté selon Heidegger, soit l’extériorité selon Lévinas, j’opposerai avec obstination le caractère original et originaire de ce qui m’apparait constituer la troisième modalité d’altérité, à savoir l’être-enjoint en tant que structure de l’ipséité. » Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 408. L’étrang(èr)eté, l’extériorité comme l’ipséité ne sont que des tentatives ratées de la

Page 328: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

327

Lévinas et Heidegger. Le débat ici convoqué n’est que le symptôme d’un manque. Tout ceci est le fruit du fait que la philosophie s’obstine à ne pas sortir de l’humanité commune pour saisir les communautés de vie des humains. La réalité, c’est que dans l’histoire Pentecôte n’est pas encore réalisée, et il n’y a pas l’homme en tant qu’homme. Je n’ai pas encore fait de l’autre un autre moi-même, il reste en dehors de moi. Son altérité n’est pas comme je la voudrais accidentelle, son altérité n’est pas une simple réalisation concrète de notre

humanité commune, son altérité est plus consistante qu’il ne parait, il est plus qu’un lointain, il est autrui dans la mesure où sa communauté n’est pas la mienne et mon humanité ne suffit pas pour que je partage sa communauté avec lui. Là où franchit les

frontières dressées par la philosophie, qu’il respecte jusqu’au bout, c’est lorsque le sujet touche à la judéité. Là, son discours quitte Pentecôte pour se retrouver à Babel. En effet, il

cesse de considérer l’homme en tant qu’homme et commence à le traiter en raison de cette identité communautaire que la philosophie a du mal à reconnaitre.

« Considéré dans son projet avoué, l’amnistie a pour finalité la réconciliation entre citoyens ennemis, la paix civique *…+ Restant à la

surface des choses, il faut saluer l’ambition affichée du décret et du serment athénien. La guerre est finie, est-il proclamé solennellement : les

combats présents, dont parle la tragédie, deviennent le passé à ne pas

rappeler. La prose du politique prend la relève. Un imaginaire civique est

mis en place où l’amitié et même le lien entre frères sont promus au rang de fondation, en dépit des meurtres familiaux ; l’arbitrage est placé au-

dessus de la justice procédurière qui entretient les conflits sous prétexte de

les trancher ; plus radicalement, la démocratie veut oublier qu’elle est puissance : elle veut être oubli même de la victoire, dans la bienveillance

partagée ; on préférera désormais le terme politeia, signifiant ordre

constitutionnel, à démocratie, qui porte la trace de la puissance, du kratos.

Bref, on renforcera la politique sur l’oubli de la sédition. On mesurera plus tard le prix que devra payer l’entreprise de ne pas oublier d’oublier. »1

La logique démocratique veut que les citoyens soient des humains tout court. Et en tant que

tels, ce qui est demandé dans l’armistice n’a rien d’extraordinaire. Le paradoxe que note n’est perceptible que pour celui qui voit la communauté démocratique comme une mosaïque de communautés au lieu de la voir comme un espace unifié2. L’impossible amnésie pour certains dans l’espace commun que note est le signe qu’il existe au cœur de cette récupération de la suggestion de Babel. Avec l’ipséité, ne résout pas l’énigme de l’altérité qui reste incomplet tant que Pentecôte dictera la règle unique. 1 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 586.

2 Si dans la France nouvelle, il n’y a plus de distinction entre un Juif et un non Juif, ce doute n’est pas

admissible. Si tous les Français n’étaient désormais que français tout court, ce doute n’a pas de sens. C’est parce que dans la France nouvelle, les souvenirs ne sont pas et ne seront pas les mêmes que l’armistice n’est pas possible. En effet, elle demande à certains une amnésie impossible. Oublier, c’est cesser d’être Juif. La démocratie ne supporte pas des comportements identitaires, des réclamations communautaires. Pentecôte ne supporte pas que l’on se réclame encore de son statut de grec ou de crétois ; dans l’espace unifié, on est tout simplement humain.

Page 329: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

328

communauté une communauté irréductible1. Oublier, c’est cesser d’être Juif. Babel est un boulet pour Pentecôte, il le rattrape toujours quel que soit son élan. La Pentecôte sera pour

la fin, pour l’heure Babel n’est pas terminée. « En côtoyant ainsi l’amnésie, l’amnistie place le rapport au passé hors du champ où la problématique du pardon trouverait avec le

dissensus, sa juste place. »2 Ceux qui forment une communauté partagent la même

mémoire. Cette mémoire est même un héritage qu’ils se transmettent de génération en génération. « C’est nous, qui, équipés par la méthode historico-critique, nous demandons si

tel récit (biblique) constitue un recueil véritable d’événements historiques. »3 Dans la réalité,

lorsqu’un événement est célébré, il cesse d’être un simple fait qui s’est produit, il devient ce par quoi la communauté se définit. La fabrication d’une mémoire commune n’est pas de

l’ordre de la constitution de la vérité des faits, mais de la fondation de communauté de vie. L’incapacité pour les uns d’oublier les inscrit d’emblée dans une autre communauté. De ce point de vue, l’armistice n’est possible que pour une société d’individus. La persistance de la

communauté juive au-delà de la guerre relativise et rend malaisée toute forme de mise en

place de l’oubli, dans la mesure où tout le monde ne peut pas oublier. Ceux qui sont exterminés ne le sont pas parce qu’ils sont des hommes, ils le sont parce qu’ils sont membres d’une communauté. Ce que les uns veulent oublier pour continuer d’exister, est exactement ce dont les autres veulent faire mémoire pour continuer d’exister. L’amnésie qui côtoie l’armistice n’est pas un simple dissensus né de l’exigence de vérité, cela révèle simplement l’existence d’une communauté irréductible, à qui on ne peut pas prescrire l’oubli. Le lointain, c’est celui que l’individu place hors de son cadre social. La mémoire ne se constitue que dans ce cadre spécifique des proches face aux lointains relégués dehors. La

mémoire et l’oubli forment un couple comme soi et autrui. La mémoire est ce que l’on recueille, l’oubli est ce qu’on laisse pour que les autres le recueillent. pense que « L’oubli désigne alors le caractère inaperçu de la persévérance du souvenir, sa

soustraction à la vigilance de la conscience. »4 L’oubli, en fait, ne concerne pas la matérialité des faits perdus. L’oubli concerne déjà l’impossibilité de tout retenir par le simple fait que ce qui est retenu est introduit dans un processus de représentation5. Le souvenir de soi est

1 C’est d’ailleurs là l’enjeu de la shoah. Ce que la solution finale a voulu, c’est mettre fin à cette communauté

qu’on n’arrive pas à assimiler complètement. Après la shoah, elle se repose dans la mesure où cette communauté existe grâce à son souvenir, alors qu’on lui demande d’oublier. 2 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 588.

3 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 520.

4 Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 570.

5 Même si l’on avait tout filmé, il y aurait toujours l’oubli ; il est impossible d’adopter tous les points de vue

possibles. Et la somme de tous les points de vue possibles rendrait le fait indéchiffrable et insignifiant. L’oubli est le signe même du fait que la mémoire est un patrimoine de la communauté. Et comme tel, il est sélectionné. Ce qui n’est pas sélectionné par celle-ci le sera par celle-là. Ceux qui ont perdu la guerre ne la racontent pas comme ceux qui l’ont gagnée : les uns oublient ce dont les autres se souviennent. Si l’oubli est l’emblème de la condition humaine, il ne l’est pas à cause de sa vulnérabilité mais à cause de sa dimension communautaire. La pertinence donne le poids à l’événement et le livre à l’oubli ou à la mémoire. En quelle année est mort le plus grand chef de votre peuple ? Cette question sérieuse n’a aucune pertinence chez les uns alors que chez les autres vous risquez la mort si vous doutez de cette date.

Page 330: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

329

l’oubli d’autrui ; on ne peut pas faire l’un sans faire l’autre. L’énigme de Babel et de Pentecôte sont là : s’oublier et se souvenir avec autrui, c’est se mettre ensemble avec autrui.

Se souvenir de soi et oublier autrui, c’est s’éloigner d’autrui. Entre l’éloignement et le rassemblement, le juste milieu n’est pas le prochain mais très exactement l’hôte. La séparation entre le sujet et l’objet est la marque de la pensée qui plonge ses racines dans

Pentecôte et Caverne. La sortie de la caverne comme le rassemblement à Jérusalem

réalisent la séparation entre le sujet et l’objet qui fabrique l’universel, cet être en tant qu’être qui est tel parce que privé de son ancrage. La pensée de est plantée dans cette

tradition de Pentecôte et de la Caverne mais elle a à ses trousses la tradition de Babel qui ne

la quitte jamais. C’est ce que j’ai essayé de montrer. Ce qui peut paraitre comme une critique de la pensée de n’est en fait qu’une démonstration du fait que Babel ne quitte jamais Pentecôte. A la question de la vérité, Babel et Pentecôte sont d’accord qu’à chaque espace, sa mémoire. Il n’est donc pas possible pour un espace de faire cohabiter plus d’un récit d’histoire. Babel en conclut qu’il faut se séparer, Pentecôte persiste pour réduire à l’unité de l’espace et à l’unité de la mémoire. La réponse africaine n’est ni Babel ni Pentecôte mais l’hospitalité. En Afrique, soi et autrui peuvent être dans un même espace et conserver

chacun sa mémoire propre1. La mémoire est plus qu’une question de vérité des faits, elle est le trésor d’une communauté.

Pour une tradition de la pensée africaine

L’absence du sujet et l’absence de la communauté sont les expressions d’une absence plus consistante, celle du territoire. Ce que le mythe de la caverne et la Pentecôte produisent,

c’est la négation de la territorialité. En effet sortir de la caverne, c’est cesser de vivre sur la

terre pour vivre sous le soleil ; les peuples rassemblés à Jérusalem vivent désormais libres de

leur terre d’origine. Ce que le sujet, la communauté et le territoire font, c’est qu’ils marquent de leur empreinte ce qui leur appartient. Or, l’universel n’advient que lorsque tous les marquages tombent. Le signe distinctif des traditions africaines est qu’elles ne supportent pas les dissociations. L’identité est inaliénable : né akposso, on meurt akposso ;

la terre des adélé reste terre adélé même lorsqu’elle est devenue propriété des ewe par vente ou par don. La dissociation impossible s’accompagne de l’hospitalité. L’hospitalité comme la marque d’une tradition de penser africaine

Le modèle africain veut que plusieurs vérités, plusieurs mémoires, plusieurs récits d’une même histoire puissent cohabiter dans un même espace. Si à Babel, plusieurs communautés

sont nées d’un tronc commun, et à Pentecôte plusieurs communautés se sont unies pour former une seule communauté humaine, les migrations africaines font cohabiter un peuple

et son hôte dans un même espace tout en gardant à chacun son identité. Soi-même et autrui

sont ensemble sans raconter la même histoire, sans célébrer la même mémoire, sans

1Le modèle africain est d’ailleurs celui que la diaspora juive adoptera. En cela le paradigme juif n’est pas

simplement l’Exode qui reproduit la structure de Babel, la séparation du groupe unique de départ, mais le paradigme Exode-Exil-Diaspora. L’hospitalité-fusion est refusée à l’exil et l’hospitalité-distinction est acceptée en diaspora. Ce qui permet de comprendre l’exode lui-même non pas comme une distanciation mais comme une distinction. Il ne suffit pas d’être sur sa terre à soi, il faut juste être soi-même ici ou ailleurs.

Page 331: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

330

professer la même vérité. Plusieurs communautés dans un même espace, voilà la

configuration originale des sociétés africaines. Les migrations africaines offrent un autre

humus et dessinent une autre manière de déployer la pensée. Ce penser est marqué par la

consistance de l’être. Ici, tout homme a un ancêtre qui l’inscrit dans une communauté. La marque du penser africain est l’hospitalité. Ce qui distingue le modèle africain de ses homologues méditerranéens, c’est la gestion de l’espace : selon Babel, chacun est chez soi,

selon Pentecôte tous sont ensemble. Selon les récits de Migrations africaines, autrui est hôte

de soi. L’hospitalité permet à autrui d’exister dans un espace qui n’est pas le sien. Cette disposition structurelle est reproduite dans les échanges matrimoniaux. En effet, dans la

famille juive, l’endogamie fait que l’homme et la femme sont tous les deux juifs. Le juif est avec le Juif. Dans la famille méditerranéenne non-juive, la femme sort de sa famille et

devient membre de la famille de son mari ; les deux vivent désormais dans l’unité. Dans la

famille africaine, la femme est hôte dans la famille de son époux ; elle n’en devient jamais membre.

En Afrique, pour conserver l’un et l’autre dans un même espace, soi et autrui renoncent à mettre ensemble leur mémoire et leur histoires. Chacun se dit en présence de l’autre sans rien dire à l’autre. Les vérités renoncent à la concurrence et à l’élimination. Ce que les uns ont oublié est célébré par les autres sans que les mémoires s’affrontent. Babel demande le souvenir de soi et l’oubli d’autrui ; Pentecôte prescrit aux autres l’oubli de soi au profit de son souvenir ; pour Migration, le souvenir de soi cohabite avec le souvenir d’autrui. Entre le collectif (Pentecôte) et l’individu (Babel), il n’y a pas le proche, il y a l’hôte. La question de

l’espace est réglée ici par l’hospitalité comme une reconnaissance d’autrui comme hôte, partageant le même espace que soi, quoique différent de soi. La vie de plusieurs

communautés dans un même espace met en œuvre une épistémologie singulière.

Hospitalité comme modèle épistémologique

Le modèle épistémologique de Pentecôte et de Caverne est celui de l’unicité de la vérité et l’unification de l’espace pour tous les humains. Comme nous l’avons montré, cette épistémologie impératrice traîne l’irréductible tare de son refus de l’ancrage du réel, ce que

Babel lui rappelle en permanence. Le modèle épistémologique africain se dessine comme le

partage d’un même espace par plusieurs communautés, une cohabitation pacifique de plusieurs vérités. Babel, Pentecôte et Caverne, tout comme les Migrations africaines mettent

en scène un mouvement, un passage d’un état primitif à un état dérivé. Ce passage dessine la dynamique qui accompagne l’acte du connaitre. Connaître consiste à quitter l’ancien pour le nouveau. Pour Babel, il s’agit de quitter l’ancien commun pour le nouveau particulier.

Connaître, c’est quitter le chaos du mélange pour l’harmonie du seul dans son espace à soi. La vérité consiste à se retrouver seul, dans un espace à soi. La vérité a ainsi en face d’elle le chaos du mélange dans l’espace commun à plusieurs. Pour Pentecôte et Caverne, connaitre

consiste à quitter le particulier pour accéder à l’universel. Connaitre, c’est sortir de la multiplicité pour accéder à l’un, au vrai. La vérité est l’unique en face du multiple. Pour les Migrations, connaitre, c’est sortir de chez soi pour demander hospitalité chez autrui, c’est

Page 332: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

331

sortir de soi pour vivre auprès de l’autre. Connaitre, c’est poser sa vérité à côté de celle de l’autre. La vérité a en face d’elle non pas le chaos ou l’erreur mais d’autres vérités.

Que faire avec ce qui n’est pas ma vérité ? Pour Babel, je m’en garde ; pour Pentecôte, j’y mets fin ; pour Migration, je reste avec, je deviens son hôte. Ce rapport structurel à la non-

vérité se retrouve dans l’échange matrimonial : le Juif se garde de la femme non-juive, les

autres méditerranéens l’assimilent, les Africains en font un hôte. L’hospitalité africaine détermine une épistémologie qui est caractérisée par l’accueil mutuel des vérités différentes sans la synthèse dialectique hégélienne ni le principe de non contradiction de Pentecôte, et

sans le monadisme de Babel. En régime d’hospitalité, il est possible de traiter en profane le sacré d’autrui. Il est possible pour soi de se moquer de la doctrine d’autrui, parce qu’on peut se tenir en dehors d’elle comme un profane, et vice versa lorsque les convenances le permettent. La plaisanterie consiste à gérer plusieurs doctrines dans un espace commun.

Grâce à la plaisanterie, ceux qui sont différents resteront toujours différents ; la diversité est

son régime ordinaire. La différence la plus fondamentale entre la tolérance et la plaisanterie,

c’est que la tolérance est un opérateur qui gère les membres du même groupe ; tandis que

la plaisanterie gère les membres de groupes distincts. Tolérer, c’est traiter un frère comme un étranger ; alors que plaisanter, c’est traiter un étranger comme un frère. Je tolère mon frère qui est avec les chrétiens au lieu d’être musulman comme nous, je lui permets d’être chrétien. Je plaisante avec le Moba parce qu’il est avec moi comme s’il était un Tem. L’épistémologie de l’hospitalité est une épistémologie de la plaisanterie. Elle prend la vérité de l’intérieur pour sacrée et celle de l’extérieur pour profane. La vérité scientifique est le fruit du traitement profane des vérités. La méthode scientifique consiste à scruter la vérité

de l’extérieur. Cette dynamique est très significative et peut être considérée comme la marque de l’épistémologie africaine. L’orthodoxie, et le dogmatisme qui accompagne les sciences en régime pentécostal est la marque du sacré qu’elles n’ont jamais perdue. La vérité est profane lorsqu’elle est disponible pour tous, elle est sacrée lorsqu’elle est réservée pour les seuls membres de la communauté. La montagne qui est adorée par les uns, peut

être l’objet de la géologie pour tous. La vérité scientifique, profane, serait alors de l’ordre de l’espace commun tandis que la vérité sacrée serait propre à chaque communauté. L’espace commun n’est pas un espace sans propriétaire ; une philosophie commune n’est pas une philosophie universelle, sans propriétaire.

Ce n’est pas l’existence de la philosophie africaine qui fait problème. Le problème est que la philosophie prétend qu’elle n’a pas besoin de territoire. Donnons-lui un territoire en Afrique.

Ce qui porte la philosophie, c’est l’humus de la Pentecôte, et du mythe de la caverne ; c’est en plongeant les racines de notre pensée, dans notre humus à nous, que nous

contribuerons, avec notre touche spécifique, à la construction du monde ; il n’y a pas que

Babel et Pentecôte. Une philosophie africaine doit être une philosophie consistante et donc

une philosophie territorialisée, une philosophie hospitalière et donc une philosophie de la

plaisanterie. Sa consistance lui viendra de son rapport sérieux à la terre. Elle doit descendre

pour saisir la réalité au lieu de se contenter de son abstraction. L’ontologie africaine sera une ontologie qui se sait tributaire d’une communauté, elle ne prétend pas saisir l’être en tant

Page 333: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

332

qu’être mais l’être tel que cette communauté l’a construit. Une philosophie consistante et territorialisée se doit d’être hospitalière dans la mesure où ce qu’elle saisit n’est jamais la totalité. Ce que la philosophie met au trésor du savoir devient une sagesse, elle n’est pas un unique et un absolu, mais un hôte. Et l’hôte sait qu’il n’est pas seul, il se doit de plaisanter avec les autres pour exister à côté d’eux et soutenir la symphonie de l’être et de l’histoire. Vivre ensemble dans l’Etat -Nation et dans la globalisation

Babel a empêché les Etats-nations européens de dissoudre la présence juive en leur sein

comme Pentecôte le leur prescrit. Les ethnies africaines perdurent après la pacification

coloniale des territoires et 50 ans après la création des Etats-nations. Les Migrations font

perdurer les unes à côté des autres. Pire, les guerres et les crises des Etats sur le continent

portent tous la marque de la résistance de Migration aux multiples assauts de Pentecôte.

Peut-on continuer à gérer les togolais comme des hommes en tant qu’hommes alors qu’ils continuent d’être mina, ewe, kabyè, kotokoli, etc. La création de l’espace unifié qu’est le territoire républicain ne suffit pas pour faire des habitants de cette portion de terre un

peuple homogène. La plaisanterie faisait vivre ensemble les communautés, la tolérance

peut-elle prendre la relève dans son effort de faire croire aux togolais qu’ils ne sont que des citoyens les uns à côté des autres ?

La globalisation veut que la terre entière soit sans frontière, sans propriétaire donc. Un

espace unique pour les humains sans groupe naturel d’appartenance, dixit Pentecôte. Au

lieu de chercher à construire une planète sans frontières, sans extérieur, l’Afrique souhaite et propose la construction d’une planète où les uns abritent les autres. L’hospitalité est une autre manière de rendre la terre disponible pour tous. Au lieu de l’arracher à tous pour qu’elle soit disponible pour tout humain, il suffirait que les uns acceptent d’être les hôtes des autres. C’est ainsi que ce continent a été habité par nos pères.

La construction de la paix commence lorsqu’on prend au sérieux la condition de la vie humaine. Et cette condition tient essentiellement au fait que c’est l’unique terre qui porte tous les humains, et donc que l’homme ne mange pas seul. Il mange toujours pour que vive

sa communauté. La paix et la violence ne sont pas dictées par la raison humaine mais par la

vie humaine qui palpite dans les fibres des communautés. On l’oublie souvent dans les analyses soi-disant scientifiques. Voici la réalité prosaïque : les hommes sont mortels, c’est le groupe humain qui est immortel, le groupe assure l’accès aux biens vitaux (femme, nourriture) à ses membres et ces derniers lui assurent la survie. C’est en gérant cette dictée inflexible des communautés, qui envoient leurs membres à la fête ou à la guerre, que l’on construit la paix. Il ne sert à rien de les occulter. Si Pentecôte et la Caverne ont raison de dire

que lorsqu’on mettra fin aux appartenances aux communautés on instaurera la Paix, ils ont tort de croire que cela est possible dans l’histoire. L’histoire, avouons-le, ne pourra pas se

passer des communautés, il faut alors apprendre aux communautés à vivre en Paix, et

l’hospitalité est la contribution africaine à la construction de cette paix historique.

Dès lors, l’assimilation et la xénophobie sont les virus qui attaquent la paix. Ils ont pour dard

Page 334: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

333

venimeux l’égalité. L’assimilateur cherche à rendre l’autre égal à lui ; il est le xénophobe qui

ne supporte pas que l’autre soit différent de lui. On nous a ordonné d’oublier la couleur de notre peau pour devenir des hommes ; on nous a demandé de nous séparer de nos ethnies

et de nos religions pour devenir des citoyens ; on nous demande d’oublier nos sexes pour devenir je ne sais quoi… Le prix à payer pour l’égalité est inutilement élevé ; puisque

l’unique différence insupportable est toujours là : les uns sont riches et les autres sont

pauvres. Un kotokoli musulman garçon doit-il oublier tout ça lorsqu’il va voter, pour se dire CDPA ; parce qu’il y aurait des différences plus dignes que d’autres. Pour construire la paix en Afrique, les traditions d’emprunt soi-disant universelles ne

sauraient en venir à bout ; il faut que l’humus des Migrations ait son mot à dire. Tout profane plonge ses racines dans un sacré. C’est à tort que nous négligeons nos propres histoires sacrées ou celles des autres. Pour produire la richesse d’être et de penser, l’homme se doit d’habiter sa propre histoire sacrée et de scruter en profane celles des autres. Celui qui n’a pas une vérité sacrée qui le fixe dans l’existence, la vérité scientifique fait de lui un errant. La science est une cours pour tous, mais avoir une case n’est pas de trop.

Bibliographie

Paul RICŒUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000. 689 p.

Paul RICŒUR, Temps et récit, T.1. L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983. 397p.

Paul RICŒUR, Temps et récit, T.2. La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1983.

300p.

Paul RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990. 428p.

A paraitre: Benjamin AKOTIA, «Avons-nous besoin d’une éthique universelle pour vivre ensemble sur la terre ? », Contribution donnée au colloque tenu à l’UCAO/UUA en 2012.

Page 335: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

334

Page 336: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

335

Page 337: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

336

Page 338: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

337

Œuvre d’art et action morale chez Paul Ricœur Par Mounkaïla Abdo Laouali SERKI

1*

Aborder la pensée de Paul sous l’angle et avec les prismes de l’esthétique est loin d’être une sinécure, tant ce philosophe, nonobstant les multiples sentiers dans lesquels s’étaient engagées ses réflexions, ne s’y était pas spécialement appesanti. Son immense œuvre avait plutôt privilégié les problèmes d’interprétation, de langage, d’éthique ou encore d’histoire et de mémoire. L’esthétique n’y avait pas eu toute la place qu’elle mérite.

Ce serait néanmoins se méprendre que de conclure en l’absence de préoccupations esthétiques plus ou moins explicites dans sa monumentale œuvre. Paul est en effet loin d’avoir perdu de vue par exemple un problème philosophique aussi crucial que celui de l’interpénétration de l’éthique et de l’esthétique, bien qu’il ne soit pas opposé à l’idée d’une autonomie de l’une vis-à-vis de l’autre, allant jusqu’à affirmer l’irréductible droit de l’art à se déployer conformément à des normes immanentes.

Aussi, est-ce pour mettre en exergue ce possible entremêlement de l’éthique et de l’esthétique, en nous appesantissant sur les liens réciproques de similitude et de différence

que l’une entretient avec l’autre – aspect pas suffisamment connu de l’œuvre de –, que nous

nous proposons de montrer en quoi l’œuvre d’art peut être une sorte de guide pour l’action, singulièrement pour l’action morale. Dans cet ordre d’idées, nous verrons tout d’abord en quoi distingue fondamentalement l’éthique de la morale, avant d’expliciter les contours du cheminement qui conduit de la philosophie morale à ce qu’on pourrait appeler l’esthétique ricœurienne.

1. Ethique et morale chez Paul Ricœur

La philosophie de Paul procède à une distinction, qui est loin d’être fortuite ou de se ramener à une nuance banale, entre éthique et morale, que l’étymologie ne prédispose pourtant pas à être nettement séparées. Rappelons en effet que le premier terme dérive du

grec et le second du latin. définira l’une par sa visée d’une vie bien remplie au service du souverain bien, l’autre en fonction de la prétention de ses normes à l’universalité et de l’idée de contrainte inhérente aux règles édictées. Cet aspect de sa philosophie morale se présente

dès lors comme une sorte de synthèse de certaines réflexions d’Aristote et de Kant qui diffèrent de par l’angle sous lequel est abordée la question centrale du bonheur. Aussi, dira Ricœur, « on reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée et norme l’opposition

1 SERKI est Maître-assistant en Philosophie. Il est enseignant-chercheur au Département de Philosophie,

Culture et Communication/Université Abdou Moumouni de Niamey (Niger).

Page 339: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

338

entre deux héritages, un héritage aristotélicien, où l’éthique est caractérisée par sa perspective téléologique, et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère

d’obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique. On se propose d’établir sans souci d’orthodoxie aristotélicienne ou kantienne mais non sans une grande attention aux textes fondateurs de ces deux traditions :

1) la primauté de l’éthique sur la morale ; 2) la nécessité pour la visée éthique de passer par

le crible de la norme ; 3) la légitimité d’un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses pratiques ».1

Pour la non-interchangeabilité de l’éthique et de la morale n’est pas fondée sur le seul plan personnel, mais elle se justifie aussi et peut-être surtout du point de vue des

institutions, spécialement des institutions politiques. Il concède cependant l’existence d’un certain arbitraire lexical, dans la mesure où le terme grec ethos et le terme latin mores

concourent à la désignation d’une même réalité, celle qu’on entend aujourd’hui sous le nom de mœurs. On peut noter avec intérêt cette distinction opérée par André Comte-Sponville

pour qui l’ordre moral diffère fondamentalement de l’ordre éthique en ce que la morale est l’ensemble de ce que l’on fait par devoir et l’éthique ce que l’on fait par amour. Là il s’agit d’agir avant tout par volonté, tandis qu’ici l’action se fonde plutôt sur le sentiment.2

En ce qui le concerne, fait de la morale une occurrence particulière mais non moins

nécessaire de l’éthique, la première pouvant valablement être subsumée sous la seconde. A vrai dire, une philosophie morale digne de ce nom ne saurait éluder l’une ou l’autre ; elle ne

saurait donc, sans se renier, passer sous silence ni l’éthique ni la morale. C’est pourquoi plaide pour une approche synthétique, qui ferait prendre en compte le point de vue

déontologique de la morale dans la perspective téléologique de l’éthique : visée téléologique

éthique et norme déontologique morale, si nous pouvons employer ces expressions quelque

peu pléonastiques, se retrouvent donc dans un même combat, celui de l’amélioration du sort de la personne humaine qui, convient-il de le préciser avec Kant aussi, doit être

considérée comme une fin, jamais comme un moyen. n’hésite pas à écrire que, de toute façon, « il faut un mot pour dire, à la suite de Spinoza (qui désigne son œuvre maîtresse par le terme d’Ethique), le parcours entier d’une vie humaine depuis son effort le plus

élémentaire pour persévérer dans l’être jusqu’à l’accomplissement de celui-ci dans ce qu’on peut appeler, selon les convictions des uns et des autres, désir, satisfaction, contentement,

bonheur, béatitude. »3

Si reconnaît certes la justesse de l’expression de « souhait de la vie bonne »

emprunté à Aristote pour qualifier ce haut degré atteint par une vie paisible menée

conformément à la vertu, il ne demeure pas moins que ce sens n’épuise nullement toute la dimension morale de la vie humaine. En effet, écrit à juste titre Ricœur, « nous avons besoin

1 P. RICŒUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, pp. 200-201.

2 Voir A. COMTE -S PONVILLE , Le cap ita l i s me es t - i l m ora l ? : Sur que lque s r id icu les e t ty rann i es de

notre te mps , Pa r i s , A l b in Mic he l , 3è m e

é d i t ion, 20 07 . 3 P. RICŒUR, "Morale, éthique et politique", Pouvoirs, Revue française d’études constitutionnelles et politiques, N°65, avril

1993, p. 5.

Page 340: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

339

aussi d’un autre terme pour désigner le rapport, par la loi ou la norme, au permis et au défendu. Avec la loi ou la norme, se proposent les deux caractères que résume bien le terme

d’obligation. Je propose donc de réserver le terme d’éthique à l’ordre du bien et celui de la

morale à l’ordre de l’obligation. »1

Il ne serait dès lors pas abusif de dire que l’essence de la philosophie morale ricœurienne se situe à la confluence de celles d’Aristote et de Kant. Paul refuse du reste de donner raison à Aristote ou tort à Kant car la visée téléologique de l’éthique aristotélicienne et les exigences déontologiques de la morale kantienne sont à vrai dire complémentaires.

Hervé Barreau soutiendra clairement, non sans raison, que la philosophie morale

ricœurienne procède à une réconciliation de l’éthique et de la morale, de la vision téléologique aristotélicienne et de celle déontologique kantienne, bien qu’à ses yeux elle soit aussi sous-tendue par ce qu’il appelle « une lecture unilatérale d’Aristote » doublée d’une interprétation quelque peu contestable de Kant : « On peut toutefois se demander si est

tout à fait autorisé à faire de la morale kantienne l'expression de l'expérience morale

commune et à en exprimer l'essence dans la première expression de l'impératif

catégorique. »2 Pour Barreau, dans sa philosophie morale, semble donc au fond avoir été

inspiré plus par l’Ethique de Spinoza3 que par l’Ethique à Nicomaque d’Aristote4 ou par la

Critique de la raison pratique de Kant5.

Cette position est aussi défendue par Laurent Jaffro pour qui la complémentarité de

la téléologie de l’éthique aristotélicienne avec la déontologie de la morale kantienne se fonde en fait sur une dichotomie qui n’a pas lieu d’être et ce, pour au moins deux raisons :

« D’une part, le bien pour l’homme dont parle Aristote comporte des dispositions pratiques qui supposent que l’agent sache agir comme il le doit et qu’ainsi son désir soit raisonnable. D’autre part, le souverain bien kantien est visé par une volonté qui tient de la seule loi

morale sa motivation. Certes, kantisme et aristotélisme partent tous deux de l’idée de valeur intrinsèque et rapportent la moralité à la rationalité, mais, loin de se compléter, ces deux

philosophies s’excluent. »6 Mais peut-on légitimement conclure que les philosophies morales

d’Aristote et de Kant sont si radicalement opposées, au point de parler d’exclusion mutuelle entre les deux ?

Nonobstant ces controverses plus ou moins vives suscitées par la philosophie morale

de Ricœur, singulièrement sur la question des liens entre téléologie et déontologie, entre

1Idem. C’est nous qui soulignons.

2 H. BARREAU, "L'éthique de Paul à partir de Soi-même comme un autre", communication présentée lors de la table ronde

organisée le 1er

septembre 2006 par l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue française (ASPLF) sur L’altérité de l’autre, en hommage à Paul Ricœur, http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00108135/en/, p. 7. 3 B. SPINOZA, Ethique, traduction de Charles Appuhn, Paris, Flammarion, 1993.

4ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, traduction par Jules Tricot, Paris, Vrin, 1979.

5 E. KANT, Critique de la raison pratique, traduction de François Picavet et introduction de Ferdinand Alquié,

Paris, P.U.F., collection "Quadrige/Grands Textes", 7ème

édition, 2007. 6 L. JAFFRO, "La conception ricœurienne de la raison pratique. Dialectique ou éclectique ?", Etudes

ricœuriennes/studies, volume 3, N°1, 2012, p. 165.

Page 341: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

340

éthique et morale, on ne saurait nier son apport au renouveau de la réflexion philosophique

sur la place et le devenir de la personne humaine. Cette préoccupation est d’autant plus pertinente que dans les sociétés contemporaines marquées par le triomphe du capitalisme

froid, le souci de l’humain n’est pas la chose du monde la mieux partagée, n’est donc pas forcément le leitmotiv du plus grand nombre : « Le retour à l'éthique est légitimé par

l'apparition de nouveaux champs d'intervention humaine. Nous sommes devenus

responsables de secteurs entiers où nous ne voyions jusqu'alors que la main du hasard : la

préservation de la nature, la biologie humaine et toutes les possibilités d'intervention sur le

code génétique, l'équilibre économique mondial...

Par ailleurs, tous nos comportements traditionnels sont aujourd'hui soumis à la critique des

mœurs. »1

Si la morale a ainsi occupé une place de premier plan dans la philosophie

ricœurienne, il en est tout autrement de l’esthétique avec laquelle elle semble pourtant être liée d’une façon qui est loin d’être anecdotique.

2. De la philosophie morale à l’esthétique ricœurienne

Autant les réflexions de Paul ont fait la part belle aux problèmes d’interprétation, de langage, d’éthique, d’histoire, de mémoire, etc., autant une portion congrue y était dévolue à l’esthétique. Il ne perd d’ailleurs pas de vue cette lacune qui, à bien des égards, rappelle

aussi – n’aurait probablement pas apprécié la comparaison – la place symbolique réservée à

l’esthétique dans les réflexions de Marx. A ce sujet, Senghor dira à juste titre que « l'esthétique est, en effet, avec la métaphysique, l'une des lacunes de la théorie de Marx, la

métaphysique parce que Marx l'a récusée, et l'esthétique parce qu'il n'a pas eu le temps de

la traiter. »2

Il n’y a donc pas véritablement de réflexions esthétiques systématiques – ce qui ne

signifie nullement absence totale – chez Ricœur, comme celui-ci le reconnaît du reste sans

ambages. Dans une interview accordée en 1992, peu après la parution du livre Lectures 1 :

Autour du politique3, à la question de savoir pourquoi il avait à ce point négligé l’esthétique, n’avait pas hésité à répondre : « On ne peut pas tout faire. Je vais beaucoup au musée car je

suis fasciné par la peinture. J'écoute beaucoup de musique. Je place très haut Moïse et

Aaron de Schönberg ; j'y vois le résumé de toutes mes difficultés : Moïse voit Dieu mais ne

voit pas le peuple ; Aaron voit le peuple mais ne voit plus Moïse et fait le veau d'or. »4 Si

Moïse voyait le peuple et Aaron Moïse, le cours de l’histoire aurait sans doute été différent :

Aaron aurait-il alors pu faire le veau d’or ?

On peut cependant noter, dans la philosophie ricœurienne, les rares occurrences où

1 Paul, Entretien avec Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard, sur "Paul ou la confrontation des

héritages", France catholique, N°2338 du 17 janvier 1992. 2 L. S. SENGHOR, Pour une relecture africaine de Marx et d'Engels, Dakar, N.E.A., s.d., p. 27.

3 P. RICŒUR, Lectures 1 : Autour du politique, Paris, Seuil, 1991.

4 P. RICŒUR, Entretien avec Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard, sur "Paul ou la confrontation des héritages", France catholique, N°2338 du 17 janvier 1992. C’est nous qui soulignons.

Page 342: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

341

ces questions y sont abordées, la position qui est en même temps un choix théorique majeur,

en faveur d’une approche esthétique fondée sur l’idée d’autonomie de la sphère de l’art vis-

à-vis des autres sphères. soutient à ce titre que « l'esthétique n'est pas de l'ordre de la

prédication. La musique se tient au seuil de la mystique ; et si l'on se penche sur ce seuil,

tout le monde ressent la distance énorme qui se creuse par rapport à la mondanité, à plus

forte raison par rapport aux valeurs marchandes utilitaires. Il y a ainsi des seuils, et d'abord le

seuil minimal de la rupture avec l'utilitaire. Une chaise posée sur une estrade, du moment

qu'on ne s'assied pas dessus, est une œuvre d'art, une bouteille posée sur une étagère

également. »1

Cette autonomie constitutive de l’œuvre d’art fait qu’une musique ouvertement athée peut susciter en nous un état mystique analogue au religieux ou, à l’inverse, un tableau illustratif d’une scène religieuse nous laisser tout à fait indifférent quant à ce

sentiment. Dans la perspective ricœurienne, il n’y a donc point de relation de déterminisme entre œuvre d’art et sentiment extra-artistique. Cela signifie simplement et de façon plus

globale, qu’on ne saurait à bon droit ravaler l’œuvre d’art à un quelconque rôle extra-

esthétique. En d’autres termes, l’œuvre d’art n’a nullement à être instrumentalisée, puisqu’elle dispose de ses propres réquisits, à telle enseigne que va jusqu’à parler de distanciation ou même de transcendance temporelle pour caractériser cette autonomie

inhérente à la sphère artistique. Celle-ci est investie de possibilités infinies qui se situent au-

delà de ce que le langage par exemple peut exprimer. Aussi, dit-il, en « faisant rupture avec

les valeurs d'utilité et les valeurs marchandes, la transcendance de l'œuvre d'art s'affirme en opposition à cette utilité qui, elle, s'épuise dans l'historique. C'est la capacité de transcender

l'utilitaire immédiat qui caractérise l'œuvre d'art dans cette capacité de réinscription

multiple et indéfinie. »2

Il n’est pas anodin de souligner la proximité de la transcendance temporelle ricœurienne de l’œuvre d’art avec les thèses kantiennes relatives au désintéressement et à la finalité sans fin spécifique du jugement esthétique. La véritable beauté ne peut selon Kant

être soumise aux desiderata d’une quelconque instance extérieure. Aucune injonction ne saurait dès lors être légitime lorsqu’elle prétend s’exercer sur l’œuvre d’art qui, par essence même, est liberté : liberté de l’artiste créateur, liberté du public contemplateur, liberté de l’imagination créatrice. L’existence d’une œuvre d’art suffirait-elle du reste à rendre effectif

l’avènement du plaisir esthétique véritable ? Entre les deux, pourrait-il valablement s’agir d’une relation de cause à effet ? Répondre par l’affirmative reviendrait en quelque sorte à enfermer l’œuvre d’art dans une sorte de carcan réducteur, ce qui aurait pour principal résultat de brider la création artistique.

en est conscient, lui pour qui, en dépit de l’omniprésence de la morale dans sa philosophie, l’esthétique se doit en toute circonstance de garder son autonomie et son "autotélie". Dans cette optique, "l’éthisation" de l’esthétique serait aussi fatale qu’une 1 P. RICŒUR, "Arts, langage et herméneutique esthétique", Entretien avec Jean-Marie Brohm et Magali Uhl,

www.philagora.net/philo-fac/ricoeur.php, p. 3. 2Ibid., p. 2.

Page 343: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

342

esthétisation de l’éthique. Parlant justement du lien de l’éthique et de l’esthétique à l’action, c’est sans ambiguïté qu’il en arrive à la conclusion que concernant les œuvres d’art, force doit rester à l’imagination : « L'éthique a pour fonction d'orienter l'action, tandis que dans

l'esthétique il y a suspension de l'action et donc, du même coup, du permis et du défendu,

de l'obligatoire et du souhaitable. Je crois qu'il faut maintenir la catégorie de l'imagination,

qui est un bon guide. L’imagination est le non-censurable… »1 Et, montrant que l’emploi de catégories comme celle d’impératif serait absurde en esthétique alors que c’est la norme en éthique, se pose en adversaire résolu de cette confusion des genres – en vogue notamment

dans le mouvement postmoderne – selon laquelle toute la vie est assimilable à une

gigantesque œuvre d’art : « Ce qu’il ne faut pas faire, c’est tirer une éthique d’une esthétique,

ce qui est la contrepartie de la libération de l’esthétique par rapport à l’éthique. De ce point de vue-là je dirais avec les Médiévaux qu’il faut maintenir la parfaite autonomie de chacun des grands Transcendantaux : le Juste, le Vrai, le Beau. Et le Beau n’est ni juste ni vrai. D’accord pour que l’Être soit dit par le beau, mais justement il n’est pas dit sur le mode

véritatif, ni sur le mode injonctif. »2

approuve la distinction kantienne du beau et du sublime, celui-ci présentant, de

l’aveu même de l’auteur de la Critique de la faculté de juger, quelque chose de comparable

avec le sentiment moral. Un rapport de similitude transparaît ainsi entre le beau et le bien,

entre l’esthétique et l’éthique : « On a donc quelque raison de supposer à tout le moins une

disposition à la bonne intention morale chez celui que la beauté de la nature intéresse

immédiatement. »3

Il convient de souligner que c’est surtout sur l’expérience du sublime que Kant s’appuie pour expliquer le degré de proximité des expériences esthétique et morale. Au demeurant, le sentiment esthétique auquel le sublime donne lieu est pour le moins ambigu

puisque le plaisir y figure à côté de la peine, la jouissance étant mêlée de crainte, en raison

de la submersion des facultés du sujet contemplateur par l’ampleur des phénomènes en œuvre. Dans la perspective kantienne, s’il n’y avait que peu ou pas de considérations morales

dans l’expérience du sublime, l’aspect relatif à la peine risquerait de prendre le dessus : « En

fait sans développement des Idées éthiques, ce que, préparés par la culture, nous nommons

sublime ne paraîtra qu’effrayant à l’homme inculte. Dans les preuves gigantesques de la

puissance de la nature, en ses destructions, dans la mesure si grande de sa force par rapport

à laquelle les siennes sont anéanties, il verra uniquement les peines, les dangers et la

détresse, dont l’homme serait entouré, s’il se trouvait prisonnier de telles circonstances. »4

Les productions du génie présentent aussi des prolongements éthiques puisque le

génie, naturel selon Kant et en cela semblable à la nature dont il relève précisément, n’a pas de fin spécifique. Elles peuvent ainsi, comme fruits exemplaires de l’imagination productive, 1Ibid., p. 6.

2Idem.C’est nous qui soulignons.

3 E. KANT, Critique de la faculté de juger, traduit de l’allemand par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1984, § 42, p.

133. 4Ibid., § 29, pp. 102-103.

Page 344: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

343

nous élever au-delà de la réalité empirique et se constituer en présentation sensible d’une idée de la raison. En ce qui le concerne, estime également que l’esthétique ne porte pas que sur le beau et, pour cause : « Dans la mesure où toute beauté, en particulier par sa rupture

avec l’utilitaire, nous élève, elle revêt une signification éthique potentielle, ne serait-ce que

parce qu’elle démontre que tout ne rentre pas dans l’ordre marchand. »1 Conférant un sens

tout à fait moral à ce détachement vis-à-vis de l’utilitaire rendu possible par la contemplation des œuvres belles, ajoute, comme dans le sillage de Kant, que « la personne n’est pas un moyen, mais une fin. L’esthétique, en nous libérant de la dictature de l’utilitaire et de l’ordre marchand, opère comme le début d’une conversion à l’autre que l’utilitaire ou même que le plaisant. »2

On perçoit aisément ici que dans la perspective ricœurienne l’éthique peut s’inspirer de la liberté et du détachement inhérents à la simple contemplation des formes esthétiques.

Tout en rejetant catégoriquement l’assujettissement de l’esthétique à l’éthique ou même à la religion, pense plutôt à une sorte d’effet d’entraînement par lequel l’œuvre d’art en vient à

nous faire agir. Il serait à ce titre plus judicieux de parler d’empiètement réciproque entre l’œuvre d’art et l’acte moral, voire entre l’esthétique, l’éthique et la religion qui constituent en quelque sorte le centre et l’horizon de l’activité humaine. Jérôme Cottin explique ainsi

l’importance de la pensée philosophique de Ricœur, sur le plan moral, en plus de son inestimable apport à la théologie : « Elle est fondamentale aussi à ceux qui s’intéressent à l’esthétique, car il *Ricœur+ réhabilite aussi la gratuité du moment esthétique face à toute

raison instrumentale. souligne aussi le dépassement de l’éthique par l’esthétique (qui a le droit d’être a-morale), mais ne la sépare pas non plus de l’éthique, dans la mesure où elle prend sa source dans le langage et le geste humain »3. L’autonomie de l’œuvre d’art est donc un principe cardinal dans l’esthétique et, de façon plus globale, dans la philosophie de Ricœur. Il s’agit avant tout de célébrer la beauté, non seulement en et pour elle-même, mais

aussi en raison de la dimension morale et du désintéressement qui lui sont corrélés.

Néanmoins, ce possible rôle de la beauté dans l’avènement d’une humanité meilleure à travers l’inspiration de l’action morale, ne signifie nullement une quelconque idée de soumission. C’est dire qu’entre éthique et esthétique, la philosophie ricœurienne entrevoit des rapports de complémentarité plutôt que d’emprise de l’une sur l’autre

Dans le sillage de la philosophie morale ricœurienne, profondément influencée par les thèses d’Aristote, de Spinoza et de Kant entres autres, l’éthique et la morale sont loin d’être interchangeables. En effet, se fondant sur les concepts de téléologie et de déontologie,

établit une distinction essentielle entre les deux niveaux de réalité, l’éthique se rapportant à

la visée téléologique comme chez Aristote et la morale relevant plutôt des obligations

déontologiques à l’instar de ce qui transparaît dans la philosophie pratique de Kant. Il faut 1 P. RICŒUR, "Arts, langage et herméneutique esthétique", Op. cit., p. 6.

2Idem.

3 J. COTTIN, "Métaphore et esthétique dans la pensée de Paul Ricœur", communication présentée lors de la rencontre des Facultés de théologie protestante des Universités de Strasbourg et de Heidelberg, 13-14 mai 2011,

http://www.protestantismeetimages.com/Metaphore-et-esthetique-dans-la.html, p. 6.

Page 345: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

344

cependant prendre garde à ne pas perdre de vue qu’à bien des égards, l’approche ricœurienne se présente précisément comme une synthèse critique des héritages aristotéliciens et kantiens.

De la philosophie morale à l’esthétique, il n’y a qu’un pas que n’a pas hésité à franchir non seulement pour affirmer l’irréductibilité de l’une à l’autre, mais aussi pour souligner le risque d’avilissement qu’on ferait courir et à l’une et à l’autre, au cas où on en viendrait à préconiser des rapports de soumission ou d’injonction. Chacune ayant ses propres réquisits, vouloir faire donner à l’une ses règles par l’autre ou par quelque chose d’autre, c’est compromettre gravement l’épanouissement de la personne humaine auquel chacune est susceptible de prendre part à sa manière.

En somme, on peut légitimement dire que la philosophie de est un véritable hymne

au beau et au bien, à l’esthétique et à l’éthique qui, si différentes et autonomes qu’elles puissent être, ne sont pas moins complémentaires dans leurs contributions à l’avènement d’un monde meilleur, où il ferait mieux vivre.

Bibliographie

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, traduction par Jules Tricot, Paris, Vrin, 1979.

BARREAU Hervé, "L'éthique de Paul à partir de Soi-même comme un autre", communication

présentée lors de la table ronde organisée le 1er septembre 2006 par l’Association des Sociétés de Philosophie de Langue française (ASPLF) sur L’altérité de l’autre, en

hommage à Paul Ricœur, http://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00108135/en/.

COMTE-SPONVILLE André, Le capital isme est -i l moral ? : Sur quelques

ridicules et tyrannie de notre temps , Paris, Albin Michel, 3 è m e édition,

2007.

COTTIN Jérôme, "Métaphore et esthétique dans la pensée de Paul Ricœur", communication présentée lors de la rencontre des Facultés de théologie protestante des Universités

de Strasbourg et de Heidelberg, 13-14 mai 2011,

http://www.protestantismeetimages.com/Metaphore-et-esthetique-dans-la.html.

JAFFRO Laurent, "La conception ricœurienne de la raison pratique. Dialectique ou éclectique ?", Etudes ricœuriennes/studies, volume 3, N°1, 2012, pp. 156-171.

KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, traduit de l’allemand par Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1984.

KANT Emmanuel, Critique de la raison pratique, traduction de François Picavet et

introduction de Ferdinand Alquié, Paris, P.U.F., collection "Quadrige/Grands Textes",

7ème édition, 2007.

Paul, Temps et récit, tome 1 : L’intrigue et le récit historique, Paris, Seuil, 1983.

Paul, Temps et récit, tome 2 : La configuration dans le récit de fiction, Paris, Seuil, 1984.

Paul, Temps et récit, tome 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985.

Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.

Paul, Lectures 1 : Autour du politique, Paris, Seuil, 1991.

Paul, Entretien avec Philippe Cournarie, Jean Greisch et Guillaume Tabard, sur "Paul ou la

Page 346: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

345

confrontation des héritages", France catholique, N°2338 du 17 janvier 1992.

Paul, "Morale, éthique et politique", Pouvoirs, Revue française d’études constitutionnelles et politiques, N°65, avril 1993, pp. 5-17.

Paul, "Arts, langage et herméneutique esthétique", Entretien avec Jean-Marie Brohm et

Magali Uhl, www.philagora.net/philo-fac/ricoeur.php, pp. 1-7.

Paul, La métaphore vive, Paris, Seuil, 1997.

Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1998.

Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

Page 347: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

346

Page 348: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

347

Responsabilité rétrospective et responsabilité prospective : Entre intentions et pratiques

PAR NDOUMOU MOUKALA1

La responsabilité : enjeu autour d’un concept

L’essor et l’usage d’un concept est souvent indissociable d’un contexte historique, économique, social, politique, ou culturel dans les lesquels il a émergé. Abordé sur le plan diachronique ou synchronique la responsabilité a été diversement connotée, même si pour l’essentiel les idées qu’elle véhicule, celle du rapport entre sujet et responsabilité par exemple, rencontrent notre actualité. Sur le plan diachronique, les fondements de la responsabilité, ses différentes acceptions, nous sont révélés par un certain nombre de textes de la philosophie antique, médiévale et moderne. A travers Platon, Aristote, Saint Thomas, et Descartes par exemple, on peut sonder les différents sens que la philosophie a attribué à ce concept. Chez Platon c’est le livre X de la République (17d) qui nous rappelle le fondement et la portée de la responsabilité à travers le mythe d’Er et l’idée que nos idées étaient le fruit d’un choix librement opéré, puis oublié, avant notre naissance. Et, si la faute est à celui qui choisit, Platon estime d’un coté qu’un premier choix était à l’origine de nos joies et de nos peines, et que l’idée de responsabilité ne pouvait s’envisager indépendamment d’une « généalogie » des causes. Une généalogie qui doit aboutir à une responsabilité qu’on aurait qualifiée aujourd’hui d’imputative vis-à-vis du nombre d’injustices que l’âme aurait commises. De l’autre, nos vies dépendant des natures « innées » qui pouvaient surgir par un travail de réminiscence, donc pédagogique, en un sens, et nullement juridique, et dont nous étions responsables, mais d’une responsabilité existant indépendamment de nos vies matérielles. Disciple de Platon, Aristote, dans son Ethique à Nicomaque, donne plutôt un fondement juridique au concept de responsabilité. Inspiré par les notions de justice, de droit et d’égalité, le stagirite estime que les déséquilibres provoqués par l’injustice nécessitent l’intervention du droit pour rétablir l’équilibre. Aussi, un déséquilibre causé par un acte délictueux peut être considéré comme un pré-requis au principe de responsabilité, notamment la responsabilité pénale. Il en résulte que la responsabilité du sujet présumé auteur de l’injustice est considéré comme le devoir d’assumer les effets d’une compensation, d’une sanction. Mais il faut aussi rappeler la distinction qu’il opère entre la détermination juridique et la détermination morale de la responsabilité. La première s’appuie sur les comportements répréhensibles du sujet et ne tient pas compte de sa personnalité. Elle est donc fondée sur l’extériorité de l’acte de notre agir. La deuxième, c’est-à-dire la détermination morale de la responsabilité s’appuie sur l’identité propre du sujet incriminé, son être ou sa personnalité. Elle requiert, au sens aristotélicien, l’intention de l’individu et implique la préméditation de l’acte. Dans les deux cas, on peut dire en définitive

1 Ndoumou MOUKALA, philosophe, est enseignant chercheur en philosophie à l’Université Omar Bongo de

Libreville, Gabon

Page 349: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

348

que chez Aristote, les notions de volonté et de libre arbitre sont indissociables d’une détermination juridique ou morale de la responsabilité. Tomas d’Aquin n’a pas été insensible à la conception aristotélicienne de la responsabilité. Mais, bien qu’influencé par la philosophie aristotélicienne, Thomas d’Aquin a le mérite d’approfondir et de réorienter la conception antique de la justice et de la responsabilité suivant la logique des écritures saintes. C’est dans cette optique qu’il repensera la démarcation entre la responsabilité juridique et la responsabilité morale héritée d’Aristote. Ainsi, s’il estime que la loi naturelle renvoie à la responsabilité morale au sens aristotélicien, il renvoie en retour le droit naturel à la responsabilité juridique. Aussi, en s’inscrivant dans un réductionnisme biblique, va-t-il attribuer à la loi naturelle une origine divine. En clair, la morale devient quelque chose de rattachée au sujet, et par son biais, la loi divine. L’homme illuminé par la raison aura ainsi cette capacité de discerner le bien et le mal dans la société. Dans cette nouvelle posture Thomas d’Aquin souligne que la responsabilité juridique ne se limite plus au simple fait délictuel, il faut désormais la relier à la culpabilité morale de l’individu. C’est une posture qui met la personne en face de ses responsabilités, arguant que bien que Dieu soit au fondement de la nature humaine, il ne saurait être la source du mal et de l’injustice. C’est alors l’être humain qui est indexé, compte tenu de sa nature dégradée certains facteurs internes (l’aliénation, la passion, la colère) doivent être considérés comme des causes potentielles de l’acte fautif. Ces trois postures ne sont peut-être pas exhaustifs pour une étude diachronique du concept de responsabilité, mais elles ont le mérite de présenter la conjonction chaque fois renouvelée entre sujet et responsabilité. Conjonction que la philosophie moderne laisse entendre à travers la philosophie morale de Descartes dont la théorie de l’erreur met en exergue la responsabilité de l’homme. Si le terme n’est pas récurent dans l’œuvre de Descartes, l’idée de responsabilité existe pourtant dans sa philosophie morale. Un sujet responsable est pour lui un sujet maître de soi, capable d’un discernement comme le disait déjà Platon. On retrouve déjà cette idée de responsabilité dans une Lettre à la Princesse Elisabeth du 1e septembre 1645 : « nous ne pouvons répondre absolument de nous-mêmes que pendant que nous sommes à nous.» Ce qui laisse entendre d’une part que seul un être rationnel, jouissant de toutes ses facultés, peut être responsable. Ce qui suppose que les animaux et les objets inanimés ne sont pas concernés par la responsabilité. D’autre part, nous sommes, selon l’expression de Descartes, responsables aussi longtemps que « nous sommes à nous-mêmes ». Mieux, manifeste dans Les méditations métaphysiques, cette conjonction de la responsabilité et du sujet permet à Descartes de rappeler que la volonté et le libre arbitre nous ont été donnés par Dieu. Et, si à travers ces deux facteurs, l’être humain entreprend de s’aventurer dans l’obscurité au lieu de se limiter aux normes prescrites par la raison, alors il devra en assumer toutes les conséquences. Autour de la théorie cartésienne de l’erreur, c’est notre responsabilité qui est interpelée. Mais à l’époque de l’auteur du Discours de la méthode la responsabilité avait une autre dimension. Nous étions encore dans un contexte où le rayonnement de l’action humaine avait une faible portée et les nuisances limitées dans l’espace et dans le temps. Une telle responsabilité n’engage pas en définitive l’éthique contemporaine, plutôt marquée par le progrès scientifique et technique que l’œuvre de Paul tente de questionner.

Autour du souci ricœurien de la responsabilité rétrospective et prospective

On peut commencer à souligner que plutôt préoccupé par des questions d’épistémologie

Page 350: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

349

et de philosophie de sciences, nous n’avons pas une fréquentation régulière des textes de Paul Ricœur. Hasard et nécessité, c’est lors d’une recherche bibliographique préparant mon ouvrage sur Le niveau zéro du Gabon vert, que j’accède à trois textes1 en version numérique de l’auteur. Cette lecture accidentelle nous a néanmoins permis de cerner certaines problématiques majeures de sa réflexion et surtout sa faiblesse en vers la pensée de Hans Jonas. Comme chez ce dernier, la question de la responsabilité reste « le point focal2 » des convictions qui régissent une nouvelle éthique. Mais c’est surtout un point focal lié à une préoccupation mondiale, celle de l’environnement. Préoccupation séminale, « le problème de l’environnement », comme il l’appelle, signale le changement qualitatif de l’agir humain. Un tel problème est marqué par les effets induits de notre agir : effet de serre, atteinte à la couche d’ozone, pollution de l’environnement, pluies acides, déforestation, stockage des déchets nucléaires, disparition des espèces, etc. Autant d’éléments pour justifier la demande d’une nouvelle éthique de la responsabilité. Du reste, si l’éthique peut être définie comme une orientation de l’agir humain par les normes, la relation de notre agir avec le monde habitable3 est immédiatement source de questionnement éthique. Ce qui justifie en sus cette demande éthique est que les mutations liées à l’action sur l’environnement sont potentiellement destinées à atteindre toutes les populations, une atteinte qui impacte sur un nombre incalculable de générations. Ce qui devrait justifier une redéfinition du concept de responsabilité. Une telle redéfinition signifie que dans le contexte qui est le nôtre, la responsabilité a été insuffisamment pensée, voire horizontalement analysée. C’est ce qui explique son entrée tardive dans le champ conceptuel technique de la philosophie morale. C’est aussi cette analyse horizontale de la responsabilité qui a amené à une confusion majeure en éthique environnementale : la confusion entre responsabilité et imputabilité. Derrière l’imputabilité il y a l’idée déjà évoquée par la philosophie moderne classique, c’est-à-dire la procédure par laquelle on identifie l’auteur d’une action, son agent. Et, suivant l’expression de Ricœur, c’est une responsabilité qui se décline au passé : on remonte la chaine des changements, un ou plusieurs sujets censés avoir été catalyseurs de bouleversements sont déclarés responsables4. Cette conception de la responsabilité que qualifie de « minimale » a certainement sa pertinence, mais il doute qu’elle ait épuisé tous les problèmes posés par les mutations de l’agir humain à l’âge de la technique. Même si cette « responsabilité-imputation » est si riche d’implications dans le développement durable, au sens où tout agent incriminé doit rendre compte, c’est-à-dire justifier et payer le prix des dommages causés, elle reste néanmoins tournée vers une « action passée5.» En revanche, on parlera d’une conception « maximale » de la responsabilité, notamment à l’âge technologique, dirigée vers un futur lointain. Trait négligé de la philosophie classique, cette nouvelle responsabilité, dite « prospective », dont la perspective est requise pour les mutations de l’agir reste un défi majeur. Elle traduit en quelque sorte l’idée d’une « mission » confiée sous la forme d’une tâche à accomplir selon les règles précises d’une charge que l’on assume. La particularité d’une telle responsabilité est d’avoir donné l’occasion à la philosophie de repréciser et d’élucider un certain nombre de missions

1Postface au temps de la responsabilité, « Morale, éthique et politique » ,et « Le politique et l’écologie ».

2 P., Postface au temps de la responsabilité. 3Ibid.

4 P., « Morale, éthique, politique », Pouvoirs, n° 65, 1993. 5 P., Postface, op. cit.

Page 351: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

350

que laissait déjà entrevoir l’éthique de Hans Jonas. Ce dernier disait1 en effet que nous nous trouvons depuis quelque temps dans une situation réelle qui impose des exigences et des contraintes, mais qui offre également des possibilités qui n’existaient pas autrefois. Dans cette situation inédite, il faut repenser à neuf les obligations éthiques. Il y a, entre autres, une première mission que qualifie de « mission la plus délicate » confiée à un agent qui s’en déclare responsable pour l’avenir, celle de la protection de quelques réalités fragile, périssables dont Jonas évoquait déjà dans Le principe responsabilité. Selon ce dernier en effet, nous sommes responsable du futur lointain de l’humanité qui dépasse le simple fait d’une responsabilité imputative, mais qui présage de la perpétuation de l’histoire humaine, définissant ainsi un nouvel impératif : « Agis de telle sorte qu’existe encore une humanité après toi et aussi longtemps que possible2.» Mieux, il reconnaît à l’éthique jonassienne le mérite d’avoir perçu la « fragilité » d’une humanité future du fait de notre agir sur nous-mêmes (l’homme étant un loup pour l’autre), et sur l’environnement. Pour Ricœur, « si le fragile est en toute circonstance l’objet même de la responsabilité, comme nous l’apprend Hans Jonas dans Le principe responsabilité, le politique est remis, en raison de sa fragilité, à la garde et aux soins des citoyens3.» Pour Jonas, la responsabilité ne signifie en effet rien d’autre si ce n’est que quelque chose vous a été confiée4. Cette chose est évidemment ce qu’il y a de plus fragile, qu’on la nomme l’homme, la vie, l’écosystème, la biosphère ou simplement l’environnement. Cette idée de fragilité a d’ailleurs occupé l’espace de réflexion de Paul Ricœur, si on s’en tient simplement à une conférence donnée au cours d’une rencontre avec l’Association des Etudiants Protestants de Paris, et publiée dans les Cahiers d’éthique sociale et politique en 2003. La seconde mission de cette responsabilité prospective procède d’ailleurs de cette fragilité de l’humanité : si l’homme est selon devenu le périssable par excellence, « la maxime principale de la loi morale devient l’exercice de la mesure, de la retenue, voire de l’abstention » d’agir. Une fois encore, il trouve la trace de cette maxime dans les textes du philosophe allemand. Non seulement Jonas nous aide à justifier la conjonction entre cette nouvelle maxime et la considération du périssable, mais pour avoir érigé la peur en principe éthique, impliquant ainsi une prise en compte des nuisances, dégâts et destructions possible de notre nouvel agir, il dessinait déjà les conditions d’une responsabilité prospective. Selon Ricœur, en introduisant une heuristique de la peur, qui doit être entendue comme un principe de découverte, Jonas nous invitait déjà à avoir une idée prospective de la responsabilité. Dans « L’éthique, le politique, et l’écologie5 » illustre cette idée prospective à travers la prolifération des armes nucléaires dans le tiers-monde. Ainsi, face à cette prolifération, une responsabilité prospective doit nous amener à penser qu’une guerre nucléaire entre deux Etats africains pauvres sans être probable, est possible d’ici une décennie. L’heuristique de la peur consiste justement à être à l’affut des nuisances et des dangers improbables, mais possibles, et surtout de prévoir leur avènement. Il en résulte, dans le sillage de la maxime de Jonas, que la deuxième mission de la responsabilité prospective de est la promotion d’un agir responsable dont les actions incarnent la

1 Jonas H., Ethique de la nature, p. 92. 2 Jonas H., Le principe responsabilité, op. cit. 3 P., « Morale, éthique et politique », Revue française d’études constitutionnelles et politiques, n°65, 1993, http://www.revue-pouvoirs.fr/Morale-ethique-et-politique.html p.17. 4Jonas H., Une éthique de la nature, p.47. 5P.,« L’éthique, le politique, et l’écologie5 »

Page 352: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

351

tempérance. Et, pour reprendre les termes1 de Ricœur, « l’idée de mission confiée fait ainsi le lien entre toutes les échelles d’emploi de l’idée de responsabilité ».

L’actualité de la responsabilité ricœurienne En tant que concept philosophique, la responsabilité reste une notion abstraite. La responsabilité rétrospective ou imputative et la responsabilité prospective ou maximale, parce qu’elles engagent une certaine éthique n’auront de sens que si les normes et les valeurs qui les fondent sont traduites en actes. S’il y a un volet à prendre en considération au cours de ce colloque qui se tient en terre africaine, c’est aussi celui de l’actualité de Ricœur. Comme tout discours philosophique, la redéfinition des catégories de la responsabilité par ce dernier peut paraître spéculative dans nos esprits, mais a posteriori, ces différentes responsabilités n’en sont pas moins des préoccupations éthiques qui, comme le souligne Ricœur, nous interpellent dans des secteurs aussi variées que les sciences de la vie, l’environnement, les échanges économiques, l’entreprise, les média, la politique, etc. Autant des secteurs présents en Afrique. Or, en célébrant la pensée de Paul en Afrique, on ne peut ne pas être tenté de nous interroger sur son actualité, à savoir, si la responsabilité imputative et la responsabilité prospective sous-tendent véritablement notre agir dans ces différents secteurs de développement, ou ne sont-elles en définitive que de simples intentions. Une telle responsabilité traduit-elle- une éthique de conviction ou de responsabilité ? Selon Ricœur, le développement2 en tant qu’il engage notre responsabilité pose un problème d’échelle dans l’espace et dans le temps, il lie, pour reprendre son expression le destin des populations du Nord et du sud, il peut faire pénétrer l’action publique dans une zone à la fois d’efficacité requise et d’incertitude résiduelle. Dans l’optique d’un développement durable cette efficacité n’est requise que lorsque sont mises en pratique les actions qui incarnent une responsabilité rétrospective et une responsabilité prospective. En ce sens, le secteur de l’environnement nous semble être le lieu d’évaluation de notre agir et de mise en évidence de ces principes de responsabilité en Afrique. Si une telle mise en évidence engage notre agir, on ne peut justifier l’actualité de la responsabilité imputative et de la responsabilité prospective en Afrique que lorsqu’elle est lisible dans les actions ou les actes d’une gouvernance environnementale. Or, toute gouvernance environnementale est régie par un cadre juridique et institutionnel censé être en phase avec les principes et les normes d’une éthique environnementale. C’est un lieu commun qu’inspiré par plusieurs conférences internationales sur la crise environnementale, des cadres juridiques et institutionnels ont été crées depuis les années 90 dans l’esprit pour les Etats africains d’assumer leur responsabilité sans cesse prononcées au sujet d’une gestion durable de l’environnement. Aussi chaque Etait s’est-il doté d’un cadre juridique et institutionnel qui a produit dans la plupart des cas, des codes de l’environnement, forestiers, miniers, etc., et des institutions chargées de l’application des normes d’une gestion responsable et durable de l’environnement. Selon3 Emmanuel Agius, depuis la Conférence des Nations Unies sur l’Environnement (Stockholm, 1972), la plupart des pays, quels qu’en

1P., Postface au temps de la responsabilité, op. cit. 2 Ricoeur P., Postface, op. cit. 3 Aguis E., « Ethique de l’environnement : vers une perspective intergénérationnelle », Ethiques de

l’environnement et politique internationale, Paris, Editions UNESCO, 2007, p.110.

Page 353: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

352

soit soient le régime politique ou le niveau ou le niveau de développement économique se sont montrés remarquablement disposés à adopter des nouvelles réglementations sur les problèmes environnementaux. Ces cadres juridiques et institutionnels, ces documents, traités et conventions internationaux affirmaient, dans le cadre d’une gouvernance environnementale, la mise en branle, suivant l’expression d’Agius, du « concept de notre responsabilité morale » en vers les générations actuelles et futures. Mais un certain nombre de paramètres n’autorise pas à évoquer l’hypothèse d’une gouvernance qui fait de la responsabilité rétrospective et de la responsabilité prospective les leviers, les principes d’une gestion rationnelle et durable de l’environnement. Le premier paramètre est relatif à l’inquiétude exprimée par un nombre considérable d’organismes internationaux, des organisations non gouvernementales (ONG), ou des indicateurs environnementaux. Le deuxième paramètre est le contraste entre le cadre juridique et son applicabilité. Sur le premier point, l’inquiétude exprimée sur l’état de l’environnement en Afrique contraste avec un agir inspiré par le principe de responsabilité imputative et prospective. L’évaluation des écosystèmes pour le millénaire (1EM) un programme international conduit entre 2001 et 2005 et réunissant plus de 1500 chercheurs a conclu qu’une majorité d’écosystèmes terrestres et aquatiques de la planète sont dégradés et que l’Afrique dans son ensemble risque de payer les conséquences de cette empreinte écologique. Cette inquiétude de la menace de nos écosystèmes est aussi réitérée par Wangari Maathai, spécialiste de l’environnement et prix Nobel de la paix 2004, qui signalait déjà que 17% des forêts2 de la planète se trouvent en Afrique et près de la moitié de la déforestation de la planète a eu lieu dans notre continent. Et, pour reprendre son expression, « l’Afrique affiche le taux de déforestation le plus élevé du monde, perdant actuellement environ 0,5% de ses forêts chaque année ». Une telle inquiétude est l’antithèse d’une gouvernance qui met la responsabilité imputative et prospective au centre de sa philosophie. Si l’éthique inspire le droit, le doit peut aussi inspirer l’éthique. Et, dans un contexte de crise écologique, un cadre juridique, du fait de son caractère positif, n’en reflète pas moins pour autant la norme éthique. Lacroix rappelle3 fort justement que « vidé de tout contenu éthique afin d’éviter quelque biais moral qui aurait pour conséquence de privilégier certaines valeurs au détriment d’autres, le droit est maintenant sollicité à des fins qui l’obligent à réintroduire l’éthique dans son discours. » Le deuxième paramètre est justement celui d’une politique qui fait fi de l’application des normes juridiques, qui elles-mêmes auraient pu traduire en acte les principes de la responsabilité imputative et prospective qui sous-tendent une gouvernance environnementale. Or, si un cadre juridique est aussi porteur des normes et des vertus d’une gestion rationnelle et durable de l’environnement, beaucoup d’observateurs dénoncent le contraste en Afrique entre les lois formellement établies et l’absence d’application dans le secteur de l’environnement. Habermas nous disait4 déjà que ce qui fait l’originalité et l’efficacité du droit c’est avant tout un système de procédures qui implique une efficacité pratique, cognitive, au plan éthique. Une telle efficacité ne transparaît pourtant pas dans le cadre juridique de la gouvernance environnementale en Afrique.

1E.M http://www.unep.org/maweb/documents/document.447.aspx.pdf 2 Maathai M. W., Un défi pour l’Afrique, Paris, Editions Héloise d’Ormesson, 2010, p.304. 3LACROIX, A., « L’éthique et les limites du droit », dans A. LACROIX, L. LALONDE et G.A. LEGAULT, « Transformation du droit et théories normatives », RDUS, vol. 33, 2002-2003, p. 197-217. 4 Habermas H., De l’éthique de la discussion, Paris, Cerf, 1992.

Page 354: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

353

Notre avant dernier ouvrage1Le niveau zéro du Gabon vert ou le comble d’une inquiétude dont le 4e chapitre est intitulé « une juridiction inquiétante » réitère la faiblesse de nos cadres juridiques. A l’instar des plusieurs pays d’Afrique, notamment ceux de l’Afrique centrale que nous connaissons mieux, au Gabon la juridiction en matière de d’environnement s’est enrichie d’un nombre considérable de dispositions allant du Code de l’environnement (Loi n°16/93) aux Codes forestier (Loi n°16/2001), minier (Loi n°5/2000) et de nombreux décrets d’application. Mais en confrontant ces différentes dispositions à l’état de l’environnement, et compte tenu des indicateurs et des données sur la gestion de l’environnement, on réalise que le droit environnemental gabonais est l’illustration d’une tapisserie de Pénélope où ce qui se fait de jour est défait la nuit. Dans cet ouvrage nous avons essayé d’interroger l’opposition entre le foisonnement des règles relatives à la protection de l’environnement et l’inefficacité des mécanismes de leur mise œuvre. Si on s’en tient au Code de l’environnement par exemple qui dispose en son article 15 qu’« Il est interdit de déposer, de jeter, déverser ou éparpiller des déchets ou résidus solides, liquides ou gazeux, ou tout autre substance susceptibles de polluer le sol en des endroits autres ceux exclusivement prévus à cet effet par les textes en vigueur. » Cette disposition contraste pourtant avec la réalité sur le terrain. Dans les villes industrielles ou dans les grandes villes plusieurs entreprises polluent sans être inquiétées par la loi, déversent les déchets là où elles peuvent. Or sur le plan éthique, une telle disposition devrait est le pendant du principe pollueur payeur et donc la traduction d’une responsabilité imputative qu’on a du mal à faire faire assumer juridiquement à notre agir. De même, certaines dispositions du Code forestier. Prenons simplement l’article 66 relative aux éléments de répression en cas de non application des normes établies : « En cas d’inobservation des règles d’aménagement, notamment par une exploitation intensive entraînant la dégradation de l’environnement et compromettant la régénération naturelle de la forêt, le titulaire du permis est astreint à réaliser des travaux de reboisement et de réhabilitation du site selon les modalités fixées par voie réglementaire2.» Là aussi l’inapplication des dispositions en vigueur est manifeste. A notre connaissance, on ne connaît aucune entreprise forestière réprimandée pour avoir violé cette disposition. Au contraire, plusieurs ONG continuent à dénoncer la façon dont certaines entreprises, notamment d’origine asiatique, brillent par l’inobservation des principes d’aménagement défini par le cadre juridique. Dans la presse nationale, on accusait il y a un mois, une entreprise chinoise d’avoir coupé, sans être inquiété, plus de 600m3 d’espèces de bois protégées dans un parc national. Là encore on fait fi d’un principe éthique, celui de réparation ou d’imputation qui devrait sous-tendre toute gouvernance environnementale. De la même manière, puisqu’aucun aménagement, aucun reboisement n’est réalisé par les entreprises incriminées, on met en mal le principe de la responsabilité prospective prôné par Ricœur. Nous passerons certainement une journée ici si on se permet de rappeler les nombreux cas où le droit n’est pas appliqué. On peut tout de même souligner que le Code minier à travers ses différentes dispositions ne cadre pas avec une gouvernance où la responsabilité imputative et prospective est assumée. Si on s’en tient simplement aux articles 116 et 126 qui définissent le statut de substances et produits radioactifs et rappelle les zones interdites à l’activité minière, on peut réaliser à quel point ce contraste est saisissant. Non seulement l’implantation des zones d’exploitation minières ou industrielles n’a pas tenu compte de ces dispositions, faisant fi du

1 Moukala Ndoumou, Le niveau zéro du Gabon vert ou le comble d’une étude. Quelle éthique de l’environnement ? Sarrebruck, Editions Universitaires Européennes, 2012, p.115. 2Ibid. p.136.

Page 355: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

354

modèle de type polycentrique1 qui dissocie la mine des habitations, mais un tel comportement ne pouvait éviter d’exposer les riverains aux diverses formes de pollution. Aujourd’hui nos deux principales villes minières, Moanda où le manganèse est exploité à ciel ouvert, et Mounana où était tout aussi exploité à ciel ouvert l’uranium il y a quelques années par AREVA, sont le symbole de l’inobservance des principes juridiques et donc d’une gouvernance environnementale insoucieuse des normes éthiques. Si on se limite simplement au Gabon, cette inobservance des principes juridiques peut paraître réductrice, mais au vue des constats et des études menés ce dernier temps, on est tenté de dire que c’est tout le continent qui est impliqué. En ce sens, un rapport2 de la FAO et de l’OIBT sur l’application des lois et la gouvernance dans le secteur forestier n’a épargné aucun pays africain. Ce rapport note au contraire que dans ces pays tropicaux, « un facteur historique de la déforestation est constitué par le non-respect des lois du secteur forestier et par la faible gouvernance vis-à-vis des ressources forestière ; le nombre important d’activités illégales est le symptôme de ces défaillances. » Un rapport qui indexe aussi bien l’Afrique centrale que l’Afrique de l’ouest. Dans tous les pays de l’Afrique centrale, la contrainte principale empêchant la gestion forestière durable (GFD) est constituée par le non-respect des lois forestières à tous les niveaux de la société dû notamment à une absence de coordination entre les trois branches du gouvernement (exécutif, législatif et judiciaire) et un faible engagement politique vis-à-vis de l’application et du non-respect des politiques et de la législation dans le secteur forestier. C’est aussi ce qu’a affirmé récemment Nicolas Hulot, Conseiller de François Hollande après une tournée en Afrique centrale en juin 2013, appelant les autorités du bassin du Congo à respecter le cadre juridique lié à la protection de la biodiversité : « Au Congo, comme partout où je suis passé, dit-il, le cadre juridique pour la protection de la biodiversité existait, mais n’était pas souvent respecté sur le terrain, soit pour des problèmes de gouvernance soit pour des raisons purement sociales. » En Afrique de l’ouest, où ce même rapport fait observer une exploitation illégale des ressources forestières, y compris celles du bois d’œuvre, du bois de chauffe, des plantes médicinales et de la faune. Toute chose qui a occasionné un impact écologique sans précédent et qui est surtout liée3 au fait que « La plupart des pays ont une législation qui règle l’exploitation et le commerce du bois et des PFNL, mais la capacité d’application est faible et la corruption est un obstacle important à la GFD. » Cette situation en Afrique de l’Ouest rencontre en définitive l’intitulé d’un article de Kone, Kouadio, Zadou, et les autres, au sujet des « Bouleversements réguliers des cadres juridique et institutionnel de la gestion des forêts en Côte d’Ivoire : quand il ne suffit pas de légiférer et mettre en place des institutions4 ». Il en résulte que l’échec de la gouvernance environnementale en Côte d’Ivoire, comme dans la plupart des pays d’Afrique, peut être imputé à une insuffisante application des lois, un manque de synergie entre les institutions, et une faiblesse criante des capacités institutionnelles. Dans tous les cas on a affaire à une gouvernance qui

1 Koumba J. P., « Enjeux et perspectives de la réhabilitation de la friche minière de Mounana (Sud-Est du Gabon) », Gabonica, vol.3, n°3, 2009, p.59. 2 FAO et OIBT, Meilleures pratiques pour l’application des lois dans le secteur forestier, 2005. WWW.fao.org/forestry/law 3Ibid.

4 Kone I., Kouadio A.S., et al., « Bouleversements réguliers des cadres juridique et institutionnel de la gestion des forêts en Côte d’Ivoire : quand il ne suffit pas de légiférer et mettre en place des institutions », http://synapse.uqac.ca/wp-content/up.

Page 356: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

355

incarne, suivant l’expression1 d’Afeissa, le paradoxe que le pays qui aura vu se développer une réflexion d’une ampleur sans précédent sur l’éthique de l’environnement soit celui-là même qui se sera distingué, dans le même temps, par l’irresponsabilité de sa politique environnementale, elle-même très étrangement en régression par rapport à la législation environnementale. Sur le plan éthique, l’actualité de peut être justifiée à partir de la dernière partie de l’intitulé de l’article cité ci-dessus : « quand il ne suffit pas de légiférer et mettre en place des institutions.» Cette assertion nous met au cœur de la philosophie ricœurienne au sens où c’est notre agir, et par-dessus tout, notre responsabilité qui est interpellée. L’homme à travers les institutions qu’il crée, et conformément aux normes de bonne gouvernance, sait que le destin de son environnement dépendra des actions qu’il aura menées. Or en éludant les principes d’une responsabilité rétrospective et prospective cette gouvernance menace l’avenir d’un secteur dont la survie dépendra de notre agir. En Afrique l’application de ces principes de responsabilité souffre encore d’un scandale, qui comme le dit Ricœur, nous rappelle l’opposition entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Ce qu’il appelle conviction n’est pas tant l’engagement intime d’une personne pour résoudre un problème pratique ou un engagement inhérent à toute prise de position éthique, mais comme il le souligne, une « invocation idéaliste » des valeurs morales, sans égard pour les conséquences, sans égard plus particulièrement pour celles qui affectent le destin des êtres confiés à notre garde en raison de leur caractère périssable2. La portée de cette éthique de conviction transparaît au niveau des engagements formels, comme on l’a rappelé, mais aussi des engagements politiques de nos acteurs. Il suffit simplement de s’en tenir à la « Déclaration consensuelle africaine pour Rio+20 » où les décideurs du continent s’engagent à la mise en œuvre d’Action 21 et des principes de déclaration de Rio, en particulier le principe de responsabilité. Ils devrait en outre promouvoir la réalisation d’objectifs de développement convenus au plan international, notamment les OMD, en tenant compte du Consensus de Monterrey et des besoins de pays en développement3.» Mais sur le terrain, un tel engagement politique est resté une « simple invocation idéaliste » Au sortir de cet exposé, on peut simplement rappeler que parmi les objectifs à atteindre au cours de ce colloque il y a celui d’une réflexion sur les problèmes de notre temps. Ce qui nous a amené à interroger les rapports entre économie et politique, entre technique et culture, entre responsabilité politique et conviction éthique, entre mémoire et oubli, ou entre pardon et réconciliation, à partir de la pensée de Ricœur. Parce que la question de la responsabilité est toujours actuelle, car engageant tous les secteurs de notre développement, nous avons tenté d’interroger sa portée éthique. Cette interrogation nous paraissait essentielle non seulement pour justifier l’actualité de Ricœur, mais aussi pour décliner la portée de deux principes qui constituent encore un obstacle à un agir responsable et durable en Afrique : les principes de la responsabilité rétrospective et de la responsabilité prospective. Principes qui dans la problématique de la gouvernance environnementale nous amène à repenser la conjonction bien ricœurienne entre responsabilité politique et conviction éthique. En interrogeant la gouvernance environnementale en Afrique nous avons réalisé que l’absence de conviction éthique hypothéquait considérablement une gestion durable et rationnelle de l’environnement. Or, lorsqu’on fait fi des principes

1 Afeissa H.S., Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris, J. VRIN, 2007, p.230. 2 P., Postface, p. 9. 3Déclaration consensuelle africaine pour Rio+20, http://www. Nepad.org./system/files/CO.

Page 357: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

356

éthiques, l’idéal d’un développement quantitatif et qualitative que recommande un nouvel agir sera difficilement atteint. C’est à une véritable révolution éthique qu’appelle la philosophie de Paul Ricœur.

Indication bibliographique

1. Paul : - Amour et justice, Paris, Editions Points, 2008. - Soi-même comme un autre, Paris, Editions du Seuil, 1990. - Temps et récit, Paris, Editions du Seuil, 1983. - « Morale, éthique et politique », Revue française d’études

constitutionnelles et politiques, n°65, 1993, http://www.revue-pouvoirs.fr/Morale-ethique-et-politique.html.

- Postface au temps de la responsabilité, http://www.fondsricoeur.fr/photo/postface%20temps%20responsabilite.pdf

- « L’éthique, le politique, l’écologie ».Entretien avec Paul Ricœur [ Propos recueillis par Edith et Jean Paul Deléage] ».Ecologie politique. Sciences, Culture, Société n°7, 1993. http://www.fondsricoeur.fr/photo/ETHIQUE%20POLITIQUE%20ECOLOGIE.pdf

2. Hans Jonas : - Une éthique pour la nature, Paris, Desclée de Brouwer, 2000.

- Le principe responsabilité, Paris, Cerf, 1990 3. Moukala Ndoumou, Le niveau zéro du Gabon vert ou le comble d’une étude. Quelle

éthique de l’environnement ? Sarrebruck, Editions Universitaires Européennes, 2012. 4. Jean Pamphile Koumba, « Enjeux et perspectives de la réhabilitation de la friche

minière de Mounana (Sud-Est du Gabon) », Gabonica, vol.3, n°3, 2009. 5. Hicham-Stéphane Afeissa, Ethique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Paris,

J. VRIN, 2007. 6. Wangari Maathai, Un défi pour l’Afrique, Paris, Editions Héloise d’Ormesson, 2010. 7. UNESCO, Ethiques de l’environnement et politique internationale, Paris, Editions

UNESCO, 2007. 8. René Simon, Ethique de la responsabilité, Paris, Cerf, 1993. 9. René Descartes, Œuvres et lettres, paris, Gallimard, 1953. 10. Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, J. Vrin, 1990. 11. Platon, La république, Paris, Flammarion, 1990.

Page 358: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

357

De la nécessité physiologique et historique d’oublier. Jonction et disjonction du passé et de l’avenir au

présent : Ricœur en dette de Nietzsche

PAR Roland Rodrigue MOUTOUMBOU NDJOUNGUI1

Parler d’une dette possible de Nietzsche chez Paul au sujet de l’oubli, de la mémoire et du pardon peut paraître discutable au premier abord, lorsqu’on sait que sur ces questions lui-même se referait explicitement à Platon et Aristote (en les mettant face à face à propos de la

mneme et l’anamnesis). Aussi, dans son texte La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli il a procédé à

une visite guidée des penseurs de la mémoire2 et/ou il se revendique de la lignée de ceux

qu’il qualifiait de « maîtres de rigueur.3 » Malgré cette absence de Nietzsche, on ne saurait

déduire que ne l’a pas lu, puisqu’il a, par ailleurs, retraduit le texte des Considérations

inactuelles par Considérations intempestives et présenté, en hommage à Nietzsche, le

nécessaire bonheur de l’oubli pour l’individu et pour l’histoire des hommes. Sur les plans politico-historique et philosophique, le rapport entre mémoire et oubli

présente une ambigüité qui, de nos jours, fait de l’oubli un manque ou une pathologie de la mémoire. C’est pourquoi le devoir de mémoire devient l’une des préoccupations du moment. Pour nombre de philosophes, comme Husserl (qui pense que l’Europe a oublié son eidos) ou Derrida (qui s’emploie à déconstruire la tradition et à rouvrir la mémoire) il y a un oublié qu’il faut retrouver comme chez Platon par la réminiscence. Dans cette tendance, on

note que l’oubli ne s’applicable pas seulement aux faits malheureux, puisque personne ne souhaite revivre un malheur encore moins en avoir un souvenir qui ternirait son présent. Il y

a donc plusieurs oublis : oubli volontaire, oubli pathologique, psychique et historique. On

peut déjà chez Platon constater cette ambigüité de la notion d’oubli. Dans le Phèdre, les

attaques adressées à l’écriture peuvent être interprétées comme une dénonciation du

rapport entre les mnémotechniques et l’oubli. Mais cela ne signifie pas que Platon à une conception négative de l’oubli ; puisque dans La République, le mythe d’Er montre que les

âmes doivent passer par le fleuve du Léthè (fleuve de l’oubli) avant de commencer une autre

vie. On peut voir dans cette transition une forme de voilement de la mémoire qui conduit à

l’ignorance d’une vie antérieure permettant de ne pas être déterminé par celle-ci. Le mythe

d’Er traduit, du point de vue de l’histoire et de la vie, à travers la nécessité d’oublier, la condition préalable à la liberté et à la promesse. A ce discours mythique, Platon ajoutera

1MOUTOUMBOU NDJOUNGUIest philosophe, enseignant –chercheur à l’Université Omar Bongo de Libreville, Gabon

2 parle d’un « parcours des polarités » qui fait référence au Bergson de Matière et mémoire, à Saint Augustin de Confessions, Husserl de Phénoménologie de la conscience intime du temps et à Casey deA Phenomenological

Study. 3 Parmi les plus cités : Michel Foucault, Michel Certeau et Norbert Elias auxquels on peut ajouter Maurice Halbwachs et Marc Bloch.

Page 359: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

358

dans Les Lois, un texte dithyrambique à l’endroit du vin en guise d’éloge de l’oubli. Même si, de façon pratique, ces méthodes d’oublier sont discutables, on retient qu’il est nécessaire pour l’homme d’oublier.

L’exhortation poétique du préambule de Par-delà bien et mal (« Jette à la mer le plus

lourd de toi-même ! *…+ Divin est l’art d’oublier ! » couplée et fécondée par la deuxième

dissertation de La Généalogie de la morale, planteront les germes de la positivité et de la

revalorisation de l’oubli, récusant, par là même, toute une tradition philosophico-politico-

historique basée sur le devoir de mémoire. En rattachant l’oubli et la mémoire comme deux « facultés » aux fonctions psychiques complexes ayant pour statut général commun d’être des modalités de la volonté, Nietzsche finit par comprendre que le devoir de mémoire

constitue l’échec de l’oubli et qu’il faut repenser le vouloir, au sens d’une possibilité de se représenter quelque chose et d’acter cette représentation dans le « temps présent ». L’oubli comme exigence mnésique et pouvoir de surmonter un mal commis ou subi dans le passé

pour s’actualiser esthétiquement dans « l’instant présent » et s’ouvrir aux imprévus d’une nouvelle socialisation (Jonction et disjonction) est le plus sûr moyen de la prise des

engagements possibles qui dépendent de la « promesse » et de la détermination dans un

contrat éthique, moral et politique.

Il s’agit, comme nous le montrerons dans le premier moment de cette réflexion, de sortir du souvenir ou de la conscience historique pour la sauvegarde et la restauration « *…+ de l’ordre psychique, de la tranquillité, de l’étiquette » car en effet,« *…+ sans oubli il ne pourrait y avoir ni bonheur, ni sérénité, ni espoir, ni fierté, ni présent.1 » Cette

conditionnalité, gage d’un équilibre psycho-somatique ou physiologique qui élève l’esprit humain à la « rare liberté » et à la « responsabilité », qui sera le point nodal du deuxième

temps de la réflexion, rapproche Nietzsche et sur la part nécessaire de l’oubli dans l’histoire que Nietzsche décrit et propose à travers le « non-historique » et le « supra-historique »

comme remèdes naturels à la pathologie historicisante et à la décadence liée à l’instinct de vengeance qui gangrènent notre présent et obscurcissent les temps à-venir. Le dernier

moment s’efforcera de démontrer la complémentarité des réflexions nietzschéenne et ricœurienne au sujet de la mémoire, de l’oubli et de l’histoire qui autorise la question de savoir si est en dette de Nietzsche ? Ce qu’on peut qualifier d’héritage ricoeurien de Nietzsche permet, de notre point de vue, d’établir une ouverture vers l’idéal de dialogue, de pardon et de réconciliation.

MEMOIRE - OUBLI ET IDENTITE

La mémoire est une faculté qui nous permet de ressusciter le passé ; et le passé par

le souvenir donne l’existence à l’histoire et détermine notre identité et notre humanité. La conception traditionnelle donne depuis toujours une place et un rôle prépondérants à la

mémoire ; puisque nous nous plaignons des défaillances de celle-ci surtout quand elles

deviennent pathologiques (l’amnésie). Si l’on réussit à parler avec fierté et, plus ou moins,

1 Nietzsche F., La Généalogie de la morale, Deuxième dissertation, § 1, folio essais, 2006, p.60

Page 360: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

359

exactitude de notre civilisation, c’est sans nul doute grâce à la mémoire. Dans l’Antiquité grecque, la mémoire fut sacralisée au point qu’une déesse porta son nom : Mnémosyne.

Cette déesse était le fondement ontologique de toute connaissance et de toute

humanisation ; puisque la socialité, la citoyenneté et l’éthique étaient construites par la récitation permanente de la généalogie des dieux, de l’origine des peuples et des mots :

l’étymologie est liée à la mnesis. La mémoire rajeunit le passé par la recherche généalogique,

les chroniques, etc., pour permettre aux hommes de comprendre les problèmes du genre

humain et d’orienter leurs actions nouvelles. Dans ce sens, J. de Romilly dans son texte Le

trésors des savoirs oubliés, soutient que c’est dans les textes du passé, littéraires ou/et

historiques en général, qu’on se donne les valeurs morales fondamentales pour forger la subjectivité et s’humaniser ; et qu’à force de les fréquenter, nous nous les approprions et en faisons, inconsciemment, une seconde nature. Selon elle, l’appropriation de ces savoirs oubliés permet de se former soi-même et d’enrichir sa vie intérieure :

(...) l'élève n'aura pas seulement rencontré des exemples de

raisonnement. Il n'aura pas fait l'expérience seulement de verdicts,

d'opinions, de propositions : il fera aussi, avec les auteurs ou

personnages du passé, connaissance avec toutes les émotions

possibles ; il aura rencontré tous les bonheurs et tous les malheurs,

toutes les causes d'indignation et d'ingratitude, et toutes les

aventures : cela aura élargi et enrichi son horizon intérieur. Laissons

pour le moment de côté l'enrichissement moral qui, on le devine,

compte beaucoup. On y reviendra. Mais d'ores et déjà il est clair que

cet enrichissement intérieur joue aussi dans la formation de son

esprit. Ce n'est plus le jugement proprement dit qui se forme ici : c'est

la compréhension.1

Cette compréhension pose en même temps la problématique de notre identité. En

effet, chacun de nous pris individuellement et socialement a une biographie, un récit

intérieur dont le sens et la continuité constituent le fondement de notre vie et de notre

personnalité. La mémoire individuelle ou collective, en établissant le lien logique entre les

différents moments de notre existence, représente le noyau éthique et mythique le plus

intime de l’être humain. En suivant cette logique, on peut déduire que la perte de mémoire est aussi la perte du rapport à soi ou la perte de soi-même ; ce qui a permis à J. Locke de

soutenir qu’il n’y a pas d’identité personnelle sans mémoire.2 Dans la conception lockienne,

c’est la conscience et la mémoire qui font la personne. Ayant prospecté les limites de sa thèse d’une existence qui se maintiendrait au-delà de la sphère consciente pour remplacer

l’idée qu’il se faisait de la substance, Locke reste sur le même terrain de la conscience en

montrant que la conscience ne se restreint pas au présent, dans les actions, les sensations et

1J. de Romilly, Le trésor des savoirs oubliés, Le Livre de Poche, éd., 2008, p. 97 2Lire à ce sujet J. Locke dans Essais sur l’entendement humain, Livre II, Chap. XXVII, intitulé ‘’Identité et différence’’.

Page 361: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

360

pensées passées. Car l’identité personnelle s’étend jusqu’au stade où la mémoire est opérationnelle. Mais, à priori la mémoire était déjà supposée dans le concept d’identité personnelle parce qu’on se rapporte à nous-mêmes comme un être « un et même ». Pour

ce, le travail de mémoire remplace la notion de substance ou d’âme, en lieu et place de la conscience pour parler de la personne et de d’identité. Chez J. Locke, ce n’est pas la permanence d’une substance pensante qui fait l’identité du soi, mais la réflexivité de la conscience qui s’arrête à la pensée et la mémoire, et accompagne toutes les pensées. C’est

par cette conscience que nous ne pouvons percevoir sans apercevoir que nous percevons.

C’est du fait que la conscience accompagne nos sensations et perceptions que chacun de nous est à soi-même ce que Locke appelle « soi-même » et peut penser son identité

personnelle. Cette conscience est d’une importance double. D’abord elle permet d’être physiologiquement et consciemment identique à soi-même et, sur un plan moral, elle

permet d’être sans interruption la même personne pour être responsable de ses propres

actes ; puisqu’il serait injuste qu’un homme soit jugé et condamné pour des actes qu’il n’a pas conscience d’avoir commis. C’est pourquoi, comme pour Leibniz : « Un homme qui

perdrait la mémoire de son passé serait un autre homme » et peut être dédouané des actes

commis par le passé, puisque s’il ne se reconnaît plus comme soi, il perd son être-soi ; parce

que « être soi » et « se reconnaître comme soi » signifie in fine la même chose.

Mais à quoi bon le travail de mémoire si certains souvenirs malheureux fragilisent et

torturent notre pensée actuelle et notre identité ? Le passé est-il toujours utile pour être soi-

même ? Pour retrouver son équilibre et son identité personnelle, ne doit-on pas effacer de la

mémoire les souvenirs négatifs, traumatiques et pesants ? Le passé n’est-il pas un esclavage

pour celui qui veut en faire une arme pour le présent et le futur ? Le passé, par son absence,

étant inchangeable, on se demande si le souvenir n’est pas un obstacle au changement, à la liberté et au vivre ensemble ?

L’OUBLI ET LA MEMOIRE COMME FACULTES DE SOCIALISATION CHEZ NIETZSCHE.

Le passé, par le biais de la mémoire, peut devenir un fardeau pour un homme ou un

peuple lorsqu’il est rempli des traces matérielles et psychologiques d’actes négatifs commis ou subis que l’on souhaiterait tenir cachés. Dans ce contexte, la mémoire ne devient-elle pas

l’une des causes du malheur et de la faiblesse des peuples ?

Nietzsche établit deux niveaux de la mémoire et de la faculté d’oublier : la mémoire

du professeur de vertu ou du bon professeur qui enseigne comment bien dormir, c’est-à-dire

comment bien oublier ; car l’incapacité d’oublier ou le souvenir est cause d’insomnie1. Et

l’oubli comme volonté de mort ou d’endormissement traduit la phase négative de l’oubli qui a pour conséquence la réactivité et le ressentiment symptomatique d’une mémoire malade.

1Selon Nietzsche : « […] il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l’être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu’il s’agisse d’un individu, d’un peuple ou d’une civilisation. » Voir Considération inactuelles II, § 1, Gallimard, folio/ essais, Textes et variantes de G. Colli et Montinari, trad., Pierre Rush, 2004, p. 97

Page 362: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

361

Mais cette détermination pose, tout de même, un problème quant à la compréhension du

terme de faculté. En effet, on se rappelle la critique goguenarde que Nietzsche lui-même

adressait au vieux Kant dans Par – delà bien et mal au sujet du terme de faculté qu’il considérait comme une réponse de comédie :

Kant s’enorgueillissait, avant tout, de sa table des catégories.*…+Il était fier d’avoir découvert, dans l’homme, une nouvelle faculté du

jugement synthétique a priori. En admettant qu’il ait fait erreur sur ce point, le développement et la floraison rapide de la philosophie

allemande ne tiennent pas moins à cette fierté et au zèle que tous les

savants plus jeunes mettent à découvrir, si possible, quelque chose

qui les enorgueillît davantage encore, — à découvrir, en tous les cas,

de « nouvelles facultés » ! — Mais réfléchissons, il en est grand

temps ! Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils

possibles ? se demanda Kant. Et que répondit-il en somme ? Au

moyen d’une faculté. Mais il ne se contenta pas, malheureusement,

d’une réponse en trois mots. Il fut prolixe, solennel, il fit étalage de profondeur et d’amphigouri germaniques, au point que l’on oublia la joyeuse niaiserie allemande qu’il y a au fond d’une pareille réponse.1

Mais, l’usage par Nietzsche du concept de faculté peut surprendre et susciter une suspicion. Nietzsche est-il tombé lui-même dans cette niaiserie proprement allemande ?

Qu’est ce qu’une faculté au sens de Nietzsche ? Chez Nietzsche, on peut faire un

rapprochement entre le concept de faculté et celui de force. La faculté est ici un pouvoir,

une force agissante (wirkende kraft) qui permet d’accueillir, de reconnaître et de sélectionner les faits et les représentations psychiques et mnésiques qui interviennent dans

la formation de la personnalité. La faculté au sens nietzschéen devient donc cette force de

ne prendre en compte que les événements glorieux, estimables, utiles pour le présent et

susceptibles de procurer le bonheur et d’oublier les affects et sentiments traumatisants. Cette force, comme le montre la deuxième dissertation des Inactuelles est le critère de

démarcation et de classification typologiques d’existence et d’hommes : 1/ le type capable

d’oublier est du même coup capable de créer, de prévoir et de commander ou gouverner :

c’est le type aristocratique, 2/ le type du ressentiment dont la mémoire est devenue une machine de ramâchage et de rumination du passé ; malade du passé il souffre du manque de

force d’oublier et devient dyspeptique et enfin 3/ le type grégaire caractérisé par sa

prévisibilité, sa régularité et sa sociabilité symptomatique d’une existence d’esclavage et de faiblesse. Ces types diffèrent par le rapport de leur psychologie au passé et aussi par leur

responsabilité individuelle et sociale.

1 Nietzsche F., Par-delà bien et mal, chapitre I, Les préjugés des philosophes, œuvres complètes de F. Nietzsche, trad. Henri Albert, Mercure de France, volume 10, p. 25

Page 363: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

362

On comprend que chez Nietzsche, contrairement à la tradition métaphysique,

notamment chez Descartes1, qui faisait de la mémoire une force active et de l’oubli une vis

inertiae, l’oubli, comme faculté, n’est pas absence de volonté ; et la mémoire est aussi une

forme de la volonté, alors que Descartes en faisait un mécanisme indépendant de la

volonté2. Selon lui, les faits mnésiques sont le résultat des impressions sensibles des choses

extérieures par l’intermédiaire des nerfs sur le cerveau. La réminiscence est donc le lot de l’âme qui doit retrouver l’image de cette chose qui devient un moyen pour retrouver l’image complète de la perception qui constitue le passé. Celui-ci ressurgit en acte imagé dans le

présent et agit positivement ou négativement sur notre conscience et notre physiologie

selon qu’il cause des troubles ou procure du plaisir et/ou selon l’effet causé par cette chose ou action dans le passé. Lié au cerveau, l’oubli, selon une conception organiciste ou

physiologique devient une faiblesse ou une pathologie du cerveau ; Descartes parlait d’une déficience au niveau des « pores du cerveau » qui ne peuvent plus libérer l’image fidèle et complète de la sensation passée. Mais, tout en restant dans une logique physiologiste,

Nietzsche fera plus confiance à la méthode généalogiste qui détermine l’oubli non seulement comme faculté de rejeter le passé mais surtout comme capacité d’anticipation et d’accroissement de puissance et surtout d’accommodation (au sens de Dewey) aux situations inédites.

Du point de vue de la psychanalyse freudienne, le passé est ce dont on doit se

débarrasser pour être heureux et se guérir des névroses. Cette thèse devenue scientifique

était défendue plus tôt par Nietzsche3 qui faisait l’éloge de l’oubli pour vivre pleinement. Pour comprendre cette thèse, il faut cerner le contexte historique et les objectifs de la

seconde Considération inactuelle. Cet ouvrage de Nietzsche part d’un constat : la soif ou

ambition exagérée des Allemands de s’approprier par le savoir toute connaissance historique des périodes et des mœurs des autres peuples et d’eux-mêmes pour dominer le

monde. La connaissance du passé, au-delà de la simple curiosité savante, rendrait fort et

supérieur aux autres races et peuples. Du point de vue allemand, l’histoire est à la fois la science du passé et aussi et surtout la mémoire du passé. Mais le passé n’est toujours pas fait des faits idylliques et positifs ; c’est pourquoi, selon Nietzsche, en tant que discipline,

l’histoire est néfaste et dangereuse pour la vie considérée comme valeur suprême. Le qualificatif de « philosophe de la vie » couvre, chez lui, la critique généralisée adressée aux

idéaux et aux valeurs opposées à la vie auxquelles notre humanité est accrochée et par

lesquelles elle est déterminée. Or, la vie est une force vitale et la volonté de puissance qui

est volonté de vie est, à l’instar du conatus de Spinoza, l’augmentation de la force vitale permettant le dépassement d’un passé encombrant et d’un présent décadent dans le

1 Cf. Tannery Adam, Le traité de l’homme, XI, 178, éd. Alquié, I, 451-452

2 Chez Descartes, la mémoire a une action indirecte en tant que mouvement des ‘’esprits’’ ou « esprits

animaux » lesquels vont chercher les traces que les faits ont laissé dans le cerveau pendant la perception. Le rôle de la mémoire est de fouiller dans les tiroirs du psychisme pour retrouver les traces mnésiques. 3 Nietzsche défendait cette thèse dans la Seconde considération inactuelle, intitulée « Utilité et inconvénients

de la connaissance historique pour la vie. », op.,cit.

Page 364: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

363

présent. La volonté de puissance est synonyme de création, de force créatrice d’un sens nouveau et des formes inédites.

La critique nietzschéenne de la mémoire, du passé et donc du sens historique doit

être comprise dans le contexte de sa philosophie de la vie comme thérapie ou antidote de la

décadence entendue comme pathologie du corps et de la culture et comme réaction

négative à la souffrance.1 Et c’est la mémoire qui est responsable de cette souffrance proprement humaine qui conduit au malheur. C’est pourquoi à travers une comparaison entre l’homme et l’animal, Nietzsche montre l’inutilité et la nocivité de la mémoire au profit de l’oubli :

Observe le troupeau qui paît sous tes yeux : il ne sait ce qu’est hier ni

aujourd’hui, il gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et jour après jour, étroitement

attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l’instant, et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie ni dégoût. C’est là un spectacle éprouvant pour l’homme, qui regarde, lui, l’animal du haut de son humanité, mais envie néanmoins son bonheur – car il ne désire

rien d’autre que cela : vivre comme un animal, sans dégoût ni

souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désire pas comme

l’animal. L’homme demanda peut-être un jour à l’animal : « Pourquoi

ne me parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me

regarder ? » L’animal voulut répondre, et lui dire : « Cela vient de ce

que j’oublie immédiatement ce que je voulais dire » - mais il oublia

aussi cette réponse, et resta muet – et l’homme de s’étonner.2

La référence à l'animal est une illustration par l'absurde de la valeur vitale de l'oubli.

Puisque l’animal ne retient rien et ne vit que dans l'instant, il n'a pas d'autre faculté que celle

d'oublier à mesure qu’il gambade et paît. Cette absence de mémoire fait qu’il vit paisiblement sans souffrir ni de l'excitation du désir ni du spleen de l'ennui encore moins de

la mélancolie. Son bonheur nous enseigne à relativiser la mémoire et la culture de l’histoire, qui est notre sort à nous les hommes ; ce bonheur que le passé ou/et l'anticipation de

l'avenir poursuivent sans relâche et tourmentent à chaque fois que le souvenir surgit. Mais

face à son incapacité d’oublier et faire comme l’animal, l’homme s’étonne encore :

Mais il s’étonne aussi de lui-même, de ne pouvoir apprendre l’oubli et de toujours rester prisonnier du passé : aussi loin, aussi vite qu’il

1 Cette maladie est souvent présentée sous le concept de « nihilisme passif » dont les symptômes sont : la

lassitude, le désespoir, la négation du vouloir-vivre ou résignationisme, la diminution ou la perte des énergies créatrices, le ressentiment (sur ce point, nous reviendrons plus en détails). On peut lire, au sujet de la souffrance de Nietzsche lui-même devant la vie et du nihilisme, les textes d’Ainsi parlait Zarathoustra, Ecce Homo et les Lettres à Peter Gast. 2 Nietzsche F., Considérations inactuelles, II, § 1, op., cit., p.95

Page 365: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

364

coure, sa chaîne court avec lui. C’est un véritable prodige : l’instant, aussi vite arrivé qu’évanoui, aussitôt échappé du néant que rattrapé par lui, revient cependant comme un fantôme troubler la paix d’un instant ultérieur. *…+. Celui-ci dit alors : « Je me souviens », et il envie

l’animal qui oublie immédiatement et voit réellement mourir chaque instant, retombé dans la nuit et le brouillard, à jamais évanoui.

L’animal, en effet, vit de manière non-historique : il se résout

entièrement dans le présent comme un chiffre qui se divise sans

laisser de reste singulier, il ne sait simuler, ne cache rien et,

apparaissant à chaque seconde tel qu’il est, ne peut donc être que sincère. L’homme, en revanche, s’arc-boute contre la charge toujours

plus écrasante du passé, qui le jette à terre ou le couche sur le flanc,

qui entrave sa marche comme un obscur et invisible fardeau. *…+ Mais il s’émeut, comme au souvenir d’un paradis perdu, *…+.1

Cette comparaison, permettant de montrer le malheur des hommes contrairement à

l’animal, lie l’oubli à la mémoire en les posant comme deux facultés ou modalités de la volonté qui donnent une autre compréhension de la conscience et de l’humanisation. A partir du rapport entre ces deux facultés et de leur fonctionnalité, se détermine le devenir

de l’homme en tant qu’être physiologique mais aussi et surtout son engagement en tant que membre d’un espace public ayant un contrat éthique et politique avec l’autre, donc une responsabilité élargie dans la société. L’oubli et la mémoire déterminent, selon la méthode

généalogique, le fonctionnement de la vie psychique et les fondements sociaux de la

structuration de cette vie psychique. En effet, il y a une difficulté à vivre son temps (présent)

et d’autres expériences futures si notre mémoire est chargée ; vivre l’instant recommande l’oubli du passé. Si la subjectivité est noire du passé, l’individualité se trouvera dans le piège de l’indétermination à tisser une alliance avec les autres ; puisque celle-ci passe par un

devoir de mémoire. Ce devoir de mémoire met ainsi la conscience et la volonté dans une

sorte d’aporie ; puisque le travail de la mémoire impose une généalogie sociale d’elle-même

qui rend possible un rapport positif et fécond au présent. Dans le rapport généalogique,

Nietzsche montre que les mécanismes physiologiques et psychiques sont généralement

victimes de la socialisation nihiliste subie par l’homme dans le pâturage du « moutonisme ».

En plus de cette comparaison, Nietzsche soutient que l’oubli, contrairement à la

connaissance historique est le levier (stimulant) de la vie. Pour illustrer cette thèse, il utilise

les métaphores de l’homme inculte et de l’homme passionné. Nietzsche critique le lettré ou celui qui a un savoir sur la culture mais est sans Kultur 2; l’inculte est celui qui profite de la vie sans savoirs historiques monumental et traditionnaliste, il est plein de santé, de « grande

santé » alors que la subtilité du lettré l’enferme dans la recherche des faits historiques et

1Ibid.

2 Nietzsche établit une différence entre Kultur et Bildung. Kultur renvoie à la culture supérieure allemande alors que la bildung représente la nouvelle civilisation imposée aux Allemands sous l’occupation française, donc une pseudo culture.

Page 366: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

365

une postulation imaginaire de l’avenir. Le passionné quant à lui, mû par une volonté de puissance et une ambition personnelle, va opérer un tri dans ses différentes expériences et

sélectionner ce qui est utile à sa passion exclusive en oubliant tout ce qui ne participe pas à

son ambition. Dans cette passion l’oubli devient une faculté de construction de soi et de son projet pour la société. Mais, bien plus, l’oubli permet l’équilibration de l’esprit au sens où la digestion équilibre le corps. Nietzsche, par ce fait, critique les études historiques et la culture

générale comme instruments du devoir de mémoire et comme parasites responsables de la

décadence physiologique et historique de ceux qui n’ont pas le pouvoir d’oublier ; avec pour

symptômes, le ressentiment (comme volonté de vengeance) et la culpabilité. Mais malgré le

constat de dégénérescence généralisée de la culture et de la conscience causée par la

mémoire historique et accentuée par l’enseignement de l’histoire, Nietzsche ne cède pas au fatalisme.

DU « NON-HISTORIQUE » ET « SUPRA-HISTORIQUE » DE NIETZSCHE A LA « MEMOIRE

HEUREUSE » DE RICOEUR

Après avoir montré la négativité de la mémoire et sa nocivité sur la vie, les

paragraphes de la deuxième dissertation qui suivent font la critique de l’histoire en tant que savoir ou science. Le titre de cette dissertation (De l’utilité et des inconvénients de l’histoire)

nous conduit à nous demander en quoi notre rapport à l’histoire est-il nocif ou non à la vie ?

Loin d’une condamnation radicale et abusive de l’histoire, Nietzsche dit : « Et c’est précisément là le principe auquel le lecteur est convié à réfléchir : l’élément historique et l’élément non historique sont également nécessaires à la santé d’un individu, d’un peuple, d’une civilisation.» Il faut, pour bien cerner la critique nietzschéenne de l’histoire, mieux des histoires, mettre en évidence les différentes manières de se rapporter au passé. Il distingue

trois types d’histoires : l’histoire monumentale, l’histoire traditionaliste et l’histoire critique. Succinctement, l’histoire monumentale est la recherche des modèles ou exemplaires dans le

passé pour agir noblement et héroïquement dans le présent et l’histoire traditionaliste est la vénération d’un lieu et d’une époque où l’on vit parce qu’ils sont sensés détenir les critères

sacralisés du passé d’une culture antiquaire ou d’une tradition. Ici, les peuples sont enracinés dans une gloire collective passée qu’ils veulent nostalgiquement exhumer. Dans les types de pratiques historiques « L’homme s’enfouit dans la moisissure, il parvient même,

par la manière traditionaliste, à dégrader de meilleures dispositions, de plus nobles besoins,

et à les rabaisser au niveau d’une curiosité insatiable, ou plutôt d’une passion universelle pour tout ce qui est ancien.1 » Et dans cette passion du passé, l’histoire « *…+ empêche ainsi l’individu d’opter résolument pour le nouveau, elle paralyse ainsi l’homme d’action qui, en tant que tel, offensera et devra toujours offenser quelque piété.2 » C’est pourquoi, Nietzsche préconise un troisième type d’histoire : l’histoire critique qui cherche à dépasser le présent

1 Nietzsche F., Considération inactuelles II, op., cit., p. 112 2Ibid.

Page 367: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

366

morbide en critiquant la tradition. Cette histoire juge objectivement et froidement le passé

en le reconstruisant pour coller à la vie, à l’instant et aux besoins du moment :

On voit ici que l’homme a bien souvent besoin, outre la façon monumentale et traditionaliste d’aborder l’histoire, d’une troisième façon, la façon critique : et ce, encore une fois, au service de la vie. Il

ne peut vivre, s’il n’a pas la force de briser et de dissoudre une partie

de son passé, et s’il ne fait pas de temps à autre usage de cette force :

il lui faut pour cela traîner ce passé en justice, lui faire subir un sévère

interrogatoire et enfin le condamner ; or tout passé vaut d’être condamné – car tout ce qui relève de l’homme a toujours été soumis à la puissance et à la faiblesse humaines.1

Dans cette critique on retiendra que la surestimation du passé dévalorise le présent et

s’oppose à toute idée de progrès puisque la volonté est atrophiée par le poids du passé, de

la mémoire. Or, l’histoire critique établit une démarcation volontariste d’avec le passé pour éviter d’être victime de la maladie historique. Cette maladie qui, selon Nietzsche, touchait le peuple allemand et tous les hommes modernes, avait pour symptômes : 1/ affaiblissement

de la personnalité (§5 de Considérations inactuelles), 2/ l’illusion de posséder la plus haute des vertus (la justice) (fin § 5 et début § 6), 3/ arrêt de la maturation des individus victimes

du savoir historique (§ 6), 4/ croyance à la vieillesse de l’humanité, qui approcherait sa fin (§ 8), 5/ dégoût de soi-même (§ 9). Cette maladie dévitalise en paralysant toutes les forces

vitales : « L’excès d’histoire a entamé la force plastique de la vie, qui ne sait plus utiliser le passé comme nourriture substantielle. »2 Pour éviter ou soigner cette maladie, Nietzsche

propose l’oubli comme antidote à travers l’anhistorique et le supra-historique. Si

l’anhistorique représente l’art et la force d’oublier, il est le remède de la maladie historique

en ceci qu’il proclame la mort du savoir monumental ou culture générale rappelant les faits passés comme agissant dans notre vie présente. Le supra-historique quant à lui est ce qui

nous dirige vers l’espoir, vers la création des formes inédites et sublimes. C’est pourquoi, Nietzsche, loin de rejeter totalement l’histoire monumentale, veut que celle-ci soit utilisée

au profit de la vie pour créer une autre culture forte, analogue de la culture grecque mi-

savante – mi-historique, sous le paradigme de l’art. Et c’est justement ici, pensons-nous, que

est en dette de Nietzsche et sera l’héritier de la nécessité de l’oubli qui peut être prise au sens de ce qu’il nomme « pierres d’attente3 » pour sa théorie sur l’oubli et pardon.

En effet, note le quantum nécessaire de l’oubli dans l’histoire et les études historiennes que Nietzsche critique comme étant une maladie ayant pour remèdes « le non-

historique » et le « supra-historique ». En effet, cette remise en cause nietzschéenne de

1Ibid., p. 113

2Ibid., p. 165

3 Paul Ricœur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Le Seuil, coll. ‘’L’ordre philosophique’’, septembre 2000, p.

353

Page 368: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

367

l’histoire servira pour de matière à la préparation de la dernière partie de son ouvrage

consacré à l’oubli. Mais ne se contente pas seulement de cette thèse de Nietzsche. Il va jusqu’à souligner et dénoncer la contradiction d’ordre logique et matériel d’une pensée historique à prétention totalisante et universelle constituée par une historiographie faite

d’histoires « spéciales » ou singulières et de faits pluriculturels localisés. Aussi, en

distinguant l’histoire comprise comme « ensemble des événements advenus » et l’histoire en tant que « ensemble des rapports sur ces événements », émet des réserves sur le pouvoir

accordé au « présent » dans le jugement critique que les historiens portent sur le passé. Le

jugement de l’historien peut –il être objectif ? L’historien qui vise la vérité des faits peut-il

sans partialité rendre justice à l’histoire, surtout quand il est impliqué lui-même de loin ou

de près ? Souvent associés dans le récit historique, la vérité et la justice doivent être

séparées ; c’est pourquoi distingue le travail du juge qui est de trancher dans le cas d’un procès et celui de l’historien qui doit déduire après un examen critique de la « corporation

historienne. » Les deux jugements ne peuvent pas témoigner de la même manière sur les

mêmes faits. Ainsi donc, le juge ne peut prendre la place de l’historien et la réciproque est également vraie, puisque s’il se contente des témoignages et quelques preuves fournies par les victimes, il court le risque de ne consigner que les points de vue orientés qui ne peuvent

constituer une totalité historique. En reprenant le point de vue de Ernst Nolte sur le drame

du Troisième Reich, va montrer que si on peut envisager la « révision » de cette histoire, cela

ne peut être que par un grossissement de la perspective et du « cadre » narratif de son

approche par l’historien en utilisant une démarche comparatiste qui réduirait la dimension ‘’mythique’’ et particulière conférée à ce génocide. Mais cette révision ne doit pas effacer le « jugement négatif » généralisé et communément partagé qui concerne uniquement ce

génocide précis pour éviter une dissolution de la singularité des crimes nazis1 par excès de

rapprochement et d’analogie avec les aux autres génocides.

Pour assurer la distinction entre la vérité et la justice, propose une troisième voie, au-

delà du juge et de l’historien ou entre les deux : c’est celle du témoignage du citoyen, c’est-

à-dire l’interprétation : « il émerge comme un tiers dans le temps *…+ Il reste l’arbitre ultime.2» Cette interprétation, qui est une seconde réflexion fait office de « limitation

interne à laquelle est soumise la réflexion sur l’histoire » constituée par les composantes de

l’énonciation interprétative comme « versant subjectif corrélatif du versant objectif de la

connaissance historique3 » qui en intervenant « à toutes les phases de l’opération historiographique commande finalement le statut de la vérité en histoire.4 » Ici, fait

rencontrer l’historien et la philosophie, notamment celle de Heidegger de l’être-pour-la-

mort et de l’être-dans-le-temps. La rencontre avec Heidegger permet de voir l’histoire autrement que comme prosopopée ; et l’historien ne sera plus « celui qui fait parler les

1 Ricœur, dans l’énoncé de trois thèses sur la singularité de l’événement, pense que l’historien doit établir les

contours qui définissent la singularité d’un fait historique et son irréductibilité aux autres faits. 2 Paul Ricœur, op., cit., p. 436

3Ibid., p. 442

4Ibid., p. 445

Page 369: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

368

morts » mais celui qui réalise le lien générationnel, la transmission et la médiation des

héritages dans le présent par la « répétition » du vivant ancien et de la présence-absence

heideggérienne. Ce qui signifie que l’historien doit assumer sa « dette », son « fardeau »

avec lucidité pour ne pas tomber dans le piège de la fatalité ou d’un déterminisme de la damnation entretenu par ce que qualifie de déni de légitimité historiographique de la

mémoire qu’on retrouve chez Jacques Le Goff par exemple1. Au sujet du rapport de la

mémoire et de l’histoire, c’est chez Pierre Nora que va puiser sa position à partir de la critique de « l’obsession commémorative.2 » Partant de cette conception plus ou moins

ambivalente, tend vers une réhabilitation de la mémoire comme « matrice » de l’histoire à partir de l’herméneutique : « Ce serait là le cadeau de la modernité à la phénoménologie –

l’herméneutique jetant entre phénomène historique et phénomène mnémonique la passerelle d’une sémiotique des représentations du passé.3 » Mais au-delà de cette citation

ou en deçà, puisque en amont du même texte de La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, après un

contour épistémologique des débats antiquaires sur la ‘’mémoire mémorisante’’, ‘’la mémoire artificielle’’ et les diverses positions des Anciens (notamment Saint Augustin) et des scolastiques médiévaux sur l’ars memoriae, s’est adonné à une typologie des usages et abus

de la « mémoire naturelle » suivie d’une stigmatisation de l’abus terminologique de la notion d’ « abus de mémoire ». On peut voir, en arrière fond, qu’il remet en cause l’abus de mémoire de façon subtile, collé à l’abus d’oubli comme deuxième pan de la réflexion :

L’injonction à se souvenir risque d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de

l’histoire. Je suis pour ma part d’autant plus attentif à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire comme matrice de

l’histoire, dans la mesure où elle reste la gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé. La

tentation est alors grande de transformer ce plaidoyer en une

revendication de la mémoire contre l’histoire. Autant je résisterai le moment venu à la prétention inverse de réduire la mémoire à un

simple objet d’histoire parmi ses ‘’nouveaux objets’’, autant je refuserai de me laisser enrôler par le plaidoyer inverse (…) Il se pourrait même que le devoir de mémoire constitue à la fois le comble

du bon usage et celui de l’abus dans l’exercice de la mémoire.4

1 Soutenir que la mémoire est la source des historiens c’est « s’immerger dans le flot indomptable du temps » :

Cf. Jacques Le Goff, cité par Ricœur, Ibid., p. 503. 2 Pierre Nora, Les lieux de mémoire, III, Les France, traditions, 1993, Paris, Gallimard. Malgré la critique de cette

obsession commémorative, on voit cependant que c’est la notion même de « lieu de mémoire » qui, selon Nora, rend possible « la recomposition du national éclaté » et paradoxalement aussi permet une « tyrannie de la mémoire » corrélative à « l’ère des commémorations » que nous vivons comme événement festif et historiquement identitaire. 3 P., op., cit., p. 508

4Ibid., p. 106

Page 370: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

369

Ce qui semble ressortir comme un plaidoyer dithyrambique de la mémoire par

Ricœur, pose aussi une ambigüité au niveau de notre rapport à la mémoire et à l’histoire ; au

sens où ce qu’il appelle « travail de mémoire » rend légitime le devoir de mémoire, surtout

envers autrui lorsque la dette est prouvée, en même temps que celui-ci doit être investi

envers les victimes. Au même titre que Nietzsche pense le travail de mémoire comme celui

de l’estomac qui, pendant la digestion, sélectionne ce qui est utile à l’organisme et ce qui ne l’est pas, ne soutient pas la totalité des mémoires. Il fait une différence entre la bonne et la mauvaise conscience ou « mémoire blessée » qui, de nos jours, est responsable de tous les

ressentiments et commémorations revendicatives des atrocités des guerres, esclavage, etc.

Dans le cas précis des conflits et donc du mal commis par un tiers, au-delà du refus de

commémoration, il s’agit aussi de rendre effectif un dialogue entre les coupables reconnus et les victimes ; tâche difficile et parfois risquée mais pas impossible lorsque la volonté et le

courage sont couplés. Mais pour y parvenir, exhorte les deux partis à sortir du « cercle de

l’accusation et de la punition.1 » Cet en-dehors permet d’envisager le « pardon » de

l’impardonnable, pour justifier l’injustifiable et supporter l’insupportable afin de rendre « *…+ les partenaires capables de rentrer dans l’échange entre l’aveu et le pardon.2 » Mais,

pour le coupable, il ne suffit pas de se disculper pour échapper à la punition mais d’être honnête avec soi-même par une sorte de catharsis qui ramène à soi, à sa « disposition

primitive au bien », qui libère. Et cette libération ouvre les portes d’une « mémoire

heureuse » fille du mariage entre l’oubli et la mémoire sortis de leur traditionnelle situation de conflit. Oubli et mémoire devenus complémentaires, il faut, le moins possible, organiser

la commémoration des événements historiques traumatiques. Le refus de commémoration

interpelle l’oubli par effacement comme l’estomac qui trie. Chez Nietzsche, l’oubli est à l’esprit (nécessité historique de l’oubli) ce que la digestion est au corps (nécessité physiologique de l’oubli). En tant que processus de sélection, l’oubli est aussi la capacité de conserver les souvenirs et représentations utiles à la vie ; donc il est le fond de la mémoire.

Soulignons pour raison de précision, que dans le texte de la deuxième dissertation, Nietzsche

aussi distingue deux types de mémoires : la mémoire volontaire active requise par la

promesse et la mémoire propre à l’oubli qui fondamentalement est passive. Même dans le processus de formation mnésique le texte différencie la mémoire comme conservation

inconsciente et involontaire mais positive des faits parce qu’utiles à la vie (au sens où cette mémoire élimine et purifie l’esprit des pesanteurs du passé pour le rendre apte à accueillir le futur dans un présent qui passe et donc à-venir) avec la mémoire consciente et volontaire

des représentations utiles à la vie sociale, et avec une troisième mémoire dite pathologique,

symptomatique d’un dysfonctionnement du mécanisme de l’oubli3. Mais quel recette

Nietzsche propose t-il pour pouvoir oublier un souvenir traumatique ? Comment oublier

pour s’ouvrir à des nouvelles temporalités ?

1Ibid., p. 619

2Ibid., p. 626

3Considération inactuellesII, § 8 à 11, op., cit., pp. 142 à 169

Page 371: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

370

Pour rendre raison de cette nécessité d’oublier, Nietzsche utilise une métaphore politique basée sur l’existence aristocratique qui est, selon lui, une oligarchie au sein de laquelle l’oubli joue le rôle de guide en assurant l’homéostasie du processus psychique. Le corps humain est l’analogue de la communauté politique. En effet, les organes et les facultés du corps interagissent comme des acteurs politiques qui établissent des hiérarchies en

fonction du besoin d’équilibre et des attentes du présent. Et dans ce jeu politique, l’oubli est la condition de gouvernance et de sérénité. En rejetant la mémoire archaïsante, l’oubli nietzschéen devient ainsi un « système psychique inconscient homéostatique » qui classe

toute notre vie psychique dans une hiérarchie qui lie les représentations et les affects

corrélés selon l’ouverture au temps créateur considéré comme le critère intrinsèque de classement. L’oubli est la porte ouverte au présent, et le présent rend possible le bonheur et

l’espérance. Le présent devient le lieu de jonction et de disjonction du passé et du futur ;

puisque pour être ouvert au temps nouveau la conscience doit oublier un passé jugé noir

afin de se mettre dans une situation d’attente. Pour Ricœur, interprétant le Livre XI des Confessions de Saint Augustin, « *…+, c’est grâce à une attente présente que les choses futures nous sont présentes comme à venir. Nous en avons une « pré-perception »

(praenuntion) qui nous permet de les « annoncer à l’avance » (praesensio). L’attente est ainsi l’analogue de la mémoire. Elle consiste en une image qui existe déjà, en ce sens qu’elle précède l’événement qui n’est pas encore (nondum) ; mais cette image n’est pas une empreinte laissée par les choses passées, mais un « signe » et une « cause » des choses

futures qui sont ainsi anticipées, pré-perçues, annoncées, prédites, proclamées d’avance (on notera la richesse du vocabulaire ordinaire de l’attente.1 » Le présent est ce qui permet de

postuler un futur meilleur mais à condition d’être libéré du passé par l’oubli et de vivre le présent dans la quiétude, la joie, la fierté, conditions de l’espérance. Car, comme pour Marc – Aurèle : le présent est « la seule chose que l’on possède 2 » et qui nous permet de dire oui

à la vie comme un enfant qui assume tout avec la liberté d’un assentiment créateur. Comme le dit Marc-Augé, dans son livre Les formes de l’oubli 3: « Nous pourrions dire aussi bien que

lorsqu’il s’agit d’oubli, tous les temps sont les temps du présent. » Pour lui : « les trois figures

de l’oubli » que sont « le retour », mis en œuvre par la possession ; le « suspens », soutenu

par les rites d’inversion et le « re-commencement », qui permet de mourir pour renaître par

l’initiation, sont autant de manières de vivre le présent, l’instant et l’attente qui n’auront de saveur que par l’effort de l’oubli. Chez Nietzsche, le présent est aussi ce qui détermine cette

liberté créatrice et donne sens à la vie pour produire une culture supérieure, celle de

l’artiste. Pour lui, la culture n’est pas affaire de connaissance, encore moins de connaissance historique, mais de vie supérieure qu’on retrouve chez les Grecs par le privilège et la suprématie des artistes sur les savants. Les savants sont dans la reproduction du passé alors

que les artistes inventent l’avenir en oubliant le passé morbide. Mais cette critique de

l’histoire et des savoirs historiques nous autorise-t-elle à prôner l’inculture et l’ignorance ? Si

1 P., Temps et récit 1, Coll., Essais, Point, p. 32

2 Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, II, 14, « Les Stoïciens », Paris, Gall., Pléiade, 1962, 1150

3 Marc-Augé, Les formes de l’oubli, ed., Payot et Rivages/Petite bibliothèque, 2001

Page 372: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

371

non, comment en faire un usage positif pour la vie ? Mieux, en rendant vivable le présent

par l’oubli sélectif du passé, Nietzsche ne se contredit – il pas lorsqu’il prend pour modèle la supériorité culturelle hellénique ?

Il convient de préciser que Nietzsche ne condamne pas l’histoire monumentale en

soi ; mais plutôt son utilisation à des fins morales et politiques orientées soit vers l’égoïsme soit vers le ressentiment qui, de nos jours, et particulièrement en Afrique se traduit par des

revendications et des guerres génocidaires. Il s’agit, pour Nietzsche, de faire un bon usage de

l’histoire monumentale. Il distingue l’histoire malade, celle qui propage le ressentiment en le distillant dans les consciences d’une histoire vivante capable d’oublier par un tri nécessaire des histoires. Si le savoir historique rend malade, c’est parce qu’il n’est pas au service de la vie créatrice, du futur et de la capacité de vouloir et de promettre le bonheur pour soi et

pour les autres. Mais il ne faut pas comprendre le bonheur au sens kantien d’idéal de l’imagination impossible à déterminer et à réaliser. Selon lui :

Le problème qui consiste à déterminer d’une façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard

d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal non de la raison

mais de l’imagination ; fondé uniquement sur des principes

empiriques dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer

une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en fait infinie.1

Nietzsche ne s’inscrit pas dans ce registre d’un bonheur métaphysique inscrit dans un futur hypothétique. Il s’agit du bonheur d’être libéré du joug du passé par l’oubli et de s’ouvrir à des nouvelles expériences vitales pour éviter la mélancolie. L’oubli rajeunit et la conscience et le temps et l’histoire : c’est la marque de la « grande santé » de Nietzsche qui

se moque même des événements les plus affligeants et prend tous les risques de recevoir

l’imprévu, l’inattendu, le hasard. Faire preuve de grande santé c’est exercer la « volonté de

puissance » ; et cette dernière est la capacité d’acter une représentation dans le temps présent en se donnant sa mémoire et son histoire. Car, comme le dit Olivier Abel : « *…+ toute mémoire raconte en refoulant des choses qu’elle ne raconte pas ; toute l’histoire est un tri, une sélection, comportant des césures. » Et en citant Ricœur, il poursuit : « c’est à l’endroit de cette coupure, de cette césure, de ce blanc que l’histoire historiographique ne peut pas entièrement combler, que la fiction opère, survient » pour nous ouvrir à un autre

présent qui est, selon les termes de Benjamin, en bon lecteur de Nietzsche, « la mer de

1 Kant E., Fondements de la métaphysique des mœurs, section II, Gesammelte Schoiften, IV, p.418

Page 373: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

372

l’heureux oubli.1 » Loin d’effacer la mémoire, l’oubli nietzschéen et ricœurien peut être interprété en se rapportant à la devise des Lumières : sapere aude ! comme une exhortation

à « faire récit par soi-même » pour se libérer de l’atrocité et du trauma ; faire, ainsi, une

amnistie par une amnésie volontaire qui ouvre la possibilité du pardon et donc de la

grandeur qui caractérise les deux partis (celui de l’aveu et celui du pardon.) C’est dans ce sens que pour Nietzsche « l’histoire est le grand laboratoire d’essais » qui privilégie non pas

les acquis mais les perspectives d’avenir qui ouvrent un nouveau « sens historique2 » jamais

expérimenté et loin du mélancolique regard rétrospectif, mais proche de la puissance

créatrice de la volonté de puissance propre à une humanité supérieure qui sait affronter la

vie dans sa tragique manifestation et lui dire oui avec joie. A la jonction - disjonction du

passé et du futur dans le présent, se superpose la disjonction - jonction de la culpabilité et

de l’aveu et de l’oubli et du pardon dans la mémoire.On peut alors conclure avec Marc-Augé

que « le devoir d’oublier » n’est pas moins nécessaire que « le devoir de mémoire » ; car en

filigrane il faut : «oublier pour rester présent, oublier pour ne pas mourir.3 »

Bibliographie indicative

Textes de Nietzsche :

Œuvres Complètes de Nietzsche et Fragments Posthumes, trad., G. Deleuze et M. de

Gandillac, Paris, Gallimard, 1968-1997, 18 volumes.

F. Nietzsche, Œuvres, 2 volumes, Paris, Robert Laffont, Coll. « Bouquins », 1993.

Considérations inactuelles I et II, Textes et variantes établis par G. Colli et M. Montinari, trad.

Pierre Rusch, Paris, Gallimard, « NRF », 1990.

Humain, trop humain I et II, trad. Robert de Rovini revue par Marc. B. de Launay, Paris,

Gallimard, « NRF », 1988.

Aurore, trad. Julien Hervier, Paris, Gallimard, “NRF“ 1980. Le Gai savoir, trad. Pierre Klossowski, M. de Launay, Paris, Gallimard, « NRF »,1982.

Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard, « NRF », 1971.

Par-delà bien et mal, trad. Cornélius Heim, Isabelle Hildenbrand et Jean Gratien, Paris,

Gallimard, “NRF“ 1971. La généalogie de la morale, Paris, folio essais, 2006

Crépuscule des idoles,Ibid.

La volonté de puissance I et II, trad. G. Bianquis, Paris, Gallimard, 1995.

Ouvrages de Ricœur

Philosophie de la volonté tome 2, Finitude et culpabilité 1, L’Homme faillible, Aubier, 1960

Philosophie de la volonté tome 2, Finitude et culpabilité 2, La symbolique du mal, Aubier,

1960

Temps et récit tome 1, L’intrigue et le récit historique, Coll., Le Seuil, TR1, 1983 1 Abel Olivier, Cf., « Eloge de l’oubli : rupture et répétition » in Esprit n° 8-9 98 2 Nietzsche F., Gai savoir, § 337 3 Marc-Augé, op., cit., p. 119 et 122

Page 374: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

373

Temps et récit tome 2, La configuration du temps dans le récit de fiction, Seuil, 1985

Temps et récit tome 3, Le Temps raconté, Seuil, 1985

La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Paris, Seuil, Coll., « L’ordre philosophique », 2000

Autres ouvrages

Adam et Tannery, Œuvres de Descartes, Le traité de l’homme, XI, 178, éd. Alquié.

Adorno Théodor W., Sur Walter Benjamin, ed., Allia, 1999, 193p

Bergson Henry, Matières et mémoires, Présentation, Denis Forest, GF, Flammarion, 2012

Birault Henri, Généalogie de la morale/ Nietzsche, ed., Présentation et commentaire Jacques

Deschamps, préface de Henri Birault, Paris Nathan, 1994

Page 375: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

374

Page 376: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

375

La métaphore de la violence dans Port-Mélo d’Edem

Par Kossi Souley GBETO1

La question de la référence est un sujet central dans les sciences du langage et en

littérature. Elle permet de mettre en relief l’interaction entre langage, pensée et la réalité. Le problème a été abordé par des philosophes2. Comment les écrivains par le langage arrivent-

ils à décrire, à référer aux réalités sur lesquelles les lecteurs communiquent et se

comprennent?. Les lecteurs et critiques des œuvres de littérature africaine francophone postcoloniale ont été choqués par l’écriture de certains écrivains car le sens dénoté des mots

ne renvoient pas forcément aux connotations attendues. La question de la référence comme

l’explique Searle (1985: 236) est de comprendre comment le langage entre en relation avec le réel. Mais l’interrogation essentielle au centre de toutes les études est formulée par

Michel Charolles comme suit: «Comment est-il possible que le monde étant ce qu’il est, c’est-

à-dire peuplé d’une multitude indéfinie d’êtres et de choses, et nos intérêts personnels étant

ce qu’ils sont, c’est-à-dire constamment changeants et soumis aux aléas du moment, nous

réussissons quand même à nous mettre d’accord avec nos semblables sur ce dont nous souhaiterons les entretenir». (2002:1) .C’est la réflexion fondamentale de cet article que

nous envisageons étudier dans l’acception de Ricœur, mais pas seulement, car la théorie de est pluri et interdisciplinaire. Il n’est pas aisé de définir la notion de référence3 mais

arpenterons cette définition avec celle de Galisson et Coste (1976: 464-465) qui affirment:

«Parfois appelée aussi dénotation, c’est ce qui relie un mot à une chose ou, plusieurs généralement, un signe à son référent, c’est-à-dire à l’objet qu’il représente. La notion de référence semble donc liée à la réalité ou à l’existence (objets) du monde extérieur. Mais

cette notion d’existence concrète, essentielle à la définition de la référence a été élargie au domaine de l’abstrait, si bien que la référence est devenue le rapport qui existe entre un signe et l’objet, ou l’événement, ou l’action ou la qualité auquel ce signe réfère4».

Galisson et Coste (1976:339-340) et Gréimas & Courtés (1979: 226) s’accordent pour définir la métaphore comme désignant une des figures appelée tropes qui modifient le sens

1 Komi Souley GBETO est Maître-Assistant en Lettres Modernes. Il est enseignant-chercheur à l’Université de

Lomé, Togo 2 Les plus grands philosophes comme Platon, Leibniz, Locke, Frege et le problème a suscité une impressionnante étude linguistique. La question du rapport de la langue au monde est posée en philosophie notamment chez Héraclite et chez Platon. Selon la théorie platonicienne de la connaissance, le langage est le reflet fidèle du monde et non une construction de l’esprit.

3 Nous avons consulté une multitude de documents dont Greimas & Courtés1979, Sémiotique :

Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette-Université, 1979: 310.

4 La fin de cette définition avec l’introduction des notions comme «l’événement, ou l’action ou la qualité» prouve que la référence est un mot qui a une acception multiple notamment cognitive.

Page 377: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

376

du mot. Ce terme est employé en sémantique phrastique ou lexicale pour dénommer le

résultat de la substitution. Jakobson assimile la métaphore aux rapports paradigmatiques de

similarité. La référence et la métaphore sont employées dans l’analyse des textes mais posent des problèmes de sémantique cognitive. Cette approche s’intéresse à l’étude du mystère de l’humanité qui consiste à avoir une activité signifiante, c’est-à-dire construire et

communiquer des représentations mentale d’une extrême complexité, avec un nombre restreint d’éléments écrits1 Cet article vise à analyser la métaphore de la violence dans la

praxis de Port-Mélo.

Pour construire la diégèse, la narratologie exige l’interaction entre trois instances à savoir : l’espace, les personnages et le temps. (Greimas). Quant à Ricœur, l’identité de l’œuvre littéraire réside dans l’interaction entre auteur, texte et lecteur. Ces trois instances constituent son modèle de mimesis à savoir une préfiguration, une configuration2 et une

refiguration. L’auteur configure une œuvre à partir d’une précompréhension du monde de l’action et cette œuvre est refigurée par les lecteurs. Ce modèle des trois mimèsis est à la

base de la conception de l’œuvre littéraire développée dans Temps et récit et La métaphore

vive. (1975).Ce que l’œuvre dénote, c’est une métaphore du monde. L’énoncé métaphorique estampille l’interaction entre la référence suspendue et la référence déployée. C’est donc l’énoncé métaphorique qui construit son sens sur celui du sens littéral. Dans La métaphore

vive, Ricœurparle de la référence littérale et métaphorique. La littérature détruit, toute

référence à la réalité quotidienne3. Face aux textes littéraires quelles sont les bonnes

questions que le lecteur devrait se poser. Quelle est l’intention de l’auteur? Qu’est-ce que

texte permet d’ouvrir? Face à ces deux questions répond: «Mais c’est précisément dans la mesure où le discours de la fiction suspend cette fonction référentielle du premier degré qu’il libère une référence au second degré, où le monde est manifesté non comme ensemble d’objets manipulables, mais comme horizons de notre vie (…) comme-être au-

monde4»

Cette citation de montre que l’auteur crée un monde imaginaire qui n’existe que dans l’univers axiologique du livre que les lecteurs et les critiques chercheront à actualiser.

1 L’explicitation du sens d’un texte, d’un mot est une activité complexe d’interprétation qui appelle une démarche pluridisciplinaire: psychanalyse, herméneutique, la pragmatique, l’exégèse etc. 2 Rappelons que la définition de la configuration pour Greimas n’est pas identique à celle de Ricœur.

Pour ce dernier la configuration correspond à la narration en tant que composition unifiée (mise-en-intrigue) des événements racontés. Pour la sémiotique, «les configurations discursives apparaissent comme des sortes de micro-récits ayant une organisation syntaxico-sémantique autonome, et susceptibles de s’intégrer dans des unités discursives plus larges, en y acquérant alors des significations fonctionnelles correspondant au discours d’ensemble» (Greimas & Courtés 1979: 58). 3 La littérature construit un monde fictionnel qui n’est pas du tout la réalité même s’il existe une terrible similitude entre la fiction et la réalité dans certaines œuvres. «C’est ce monde du texte qui intervient dans le monde de l’action pour le configurer à nouveau ou, si l’on ose dire, pour le transfigurer» (Ricœur, 1986: 23) cité par Louis Panier, et la sémiotique: une rencontre «improbable» article publié dans Semiotica 168, 1/4 (2008) 305-324. Consulté le 31/10/2013.

4 Paul Ricœur, Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p.52.

Page 378: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

377

2. La métaphore comme phénomène ordinaire et déviant

Pour bien faire des métaphores, nous dit Aristote1, il faut bien avoir les

ressemblances. La métaphore est un phénomène ordinaire parce que conceptuelle. Le

renversement le plus marquant est celui qu’opère Georges Lakoff et Johnson qui reconnaissent dès les premières lignes de leur ouvrage, l’opinion commune de la métaphore:

«La métaphore est pour la plupart d’entre nous un procédé d’imagination poétique et de l’ornement poétique, elle concerne les usages extraordinaires plutôt qu’ordinaire du langage2». Sur quoi se fonde cette banalisation du phénomène de la métaphore ainsi mise

en avant. Elle prend appui sur un changement radical dans l’éclairage de la métaphore; pour ces auteurs qui tournent le dos aux approches mentalistes3, la métaphore n’est plus conçue seulement comme un phénomène linguistique extérieur que l’on observe à distance, elle prend le statut des lunettes mêmes à travers lesquelles nous percevons les phénomènes du

monde. «La métaphore n’est pas seulement affaire de langage ou question de mots. Ce sont au contraire les processus de la pensée humaine qui sont en grande partie métaphoriques.

Notre système conceptuel ordinaire, qui nous sert à penser et à agir, est de nature

fondamentalement métaphorique4». La métaphore passe ainsi d’un niveau linguistique à un niveau conceptuel: c’est-dire que la métaphore est de nature conceptuelle et les

métaphores linguistiques que nous repérons dans les discours n’en sont que des manifestations.

2.1. La métaphore: phénomène déviant

Nombreuses sont les approches qui démarquent la métaphore de l’énoncé ordinaire

en la considérant comme un phénomène déviant. (Todorov, 1966), parle d’«une anomalie

sémantique»; «une attribution insolite» selon Ricœur, (1975), «une acception déviante»

selon Kléber, (1994). A travers ces multiples conceptions de la métaphore, nous déduisons la

même idée, c’est-à-dire que les énoncés métaphoriques se caractérisent par une «déviance»

qui consiste le plus souvent à mettre en rapport des termes qui ne relèvent pas du même

domaine sémantique. L’écriture devient alors une improvisation brillante, succession de

variations fantaisistes sur un schéma universel. Elle introduit un monde intérieur construit,

personnellement et fortement structurel. La métaphore par les propriétés qu’elle met en jeu peut révéler une vision obsédante et construire un imaginaire5. Ce sont ces exemples que

nous allons relever dans la diégèse de Port-Mélo.

1 Aristote, Poétique, Paris, Les Belles Lettres, 1969. 2 Georges Lakoff & M. Johnson, Métaphors we live by Chicago, The University of Chicago, Press. Trad. (1985), Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Minuit, p.13. 3 Le paradigme mentaliste consiste à considérer le langage comme un instrument au service de l’homme pour communiquer, c’est-à-dire exprimer ce qu’il y a dans sa tête. 4 Ibidem p.16. 5 Joëlle Garde-Tamines et Marie-Claude Hubert, Dictionnaire de critique littéraire, Paris, Armand, Colin, 1995.

Page 379: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

378

4. Interprétation de la métaphore dans Port-Mélo

Selon Paul Ricœur, la lecture est un acte fondamental dans le processus de refiguration. Et pour passer de la configuratation à la refiguration, le monde fictionnel du

texte et le monde réel du lecteur doit faire l’objet d’une confrontation. L’activité d’interprétation consistera à montrer: Comment la métaphore de la fiction met en exergue

un auteur qui tente de convaincre le lecteur pour la recherche d’un degré zéro. A partir de ces quelques exemples, le pouvoir métaphorique permet à l’auteur d’accrocher le lecteur:

«les coulées chaudes de sang sur les poitrines» (p.76), «subir l’assaut des gorilles, couper le bras en longue manches longues ou courtes» (p.31), «la mince culotte de raphia. Un liquide

noir repassait entre ses jambes ouvertes». Ces images pittoresques utilisées sont des

arguments de persuasion que l’auteur emploie pour donner un aspect véridique au texte. Par exemple «subir l’assaut des gorilles» insinue une expression martiale qui consiste à

attaquer de façon vive et violente l’ennemi à travers une artillerie lourde. Dans le roman, il

s’agit des gorilles (le plus grand et le plus fort des singes, sens dénotatif) qui en réalité sont les milices, les gardes du corps d’Orpheus. Ces gorilles usent et abusent de leur force pour violer les femmes et les enfants. Aussi, couper les bras en manche courte et longue est une

métaphore sadique. L’expression signifie tout simplement trancher les bras de quelqu’un au niveau, d’une part, de l’humérus et du radius et du cubitus, d’autre part. Le «liquide noir»

(p.82 est une hyperbole qui traduit les conséquences dramatiques liées au viol collectif

perpétré par Orpheus Bambara, Le Gommeur et les Gorilles sur Mère Cori, la petite Dorina.

4.1. Port-Mélo: une représentation métaphorique de l’image de Lomé

Port-Mélo est un roman qui présente un chapelet de récits bâtit autour du personnage

d’Orpheus, chef de la P.J de la ville de Port-Mélo. Port-Mélo, est un pays qui vit sous la férule

du Gommeur, un dictateur cruel qui maintient son peuple dans l’indigence. Les aventures

scabreuses de Christophe Mélo, de mère Cori de Bambara, de Joséphine vont donner un

tableau sombre de la vie dans le Port. En effet, obligé de vivre avec les moyens de bord à

vaquant à leurs occupations dans les marchés des gares, de la rue en s’accommodant tant

bien que mal à la disparition d’individus dont les corps sont déchiquetés puis retrouvés plus tard non loin du Wharf vétuste et rouillé datant de l’époque allemande. Chaque personnage mène son combat contre la dictature d’Orpheus. Manuel recherché par la police politique

note minutieusement dans un carnet les noms des gommés par le pouvoir. Quant à mère

Cori, elle s’implique dans les manifestations pacifiques qui voient de milliers de manifestants violées par la milice dictatoriale. La représentation spatiale est aussi une métaphore du

Togo. Cette image qui nous semble significative reste celle que Edem peint lorsqu’il assimile Port-Mélo à: «L’image d’un corps de femme, une terre féline couchée sur une carte d’Afrique, les pieds dans l’eau, la tête frôlant le désert sahélien1». Cette référencerenvoie aux contours

géographiques du Togo dont l’écrivain est originaire. Nous visiterons les limites du Togo représentées et qui revoient à des références temporelles.

1 Edem, p.55.

Page 380: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

379

4.2. La dimension temporelle de l’histoire et du récit

La dimension historique donne du sens au roman car le temps du récit est en rapport avec

certains événements attestés de l’histoire du Togo. Le lien entre le temps de l’histoire et le temps de la fiction. En réalité, Edem restitue la chronologie des faits qui se sont déroulés en

janvier 1991 au Togo, une date marquée par une boucherie humaine contre les

manifestants. On assistera à la mort de plusieurs personnes suivie du repêchage des victimes

de la lagune de Bè à Lomé.

Le temps de l’histoire est celui qui correspond au temps de la vraie histoire sur laquelle se focalise la trame du récit. G. Viger définit le temps de l’histoire comme: «Le déroulement des

événements dans leur strict successivité ou simultanéité, tels qu’ils sont accomplis au plan

référentiel1» Quant au temps du récit, il correspond à la façon dont le récit s’organise en fonction des choix de l’auteur, les éléments temporels qui constituent l’histoire. Le temps du récit est un temps composé, instable. Il ne se borne pas à présenter au lecteur une

temporalité strictement liée à la succession des événements qui forment l’intrigue. C’est pourquoi Génette (1972) affirme à juste titre que: «Etudier l’ordre temporel d’un récit, c’est confronter l’ordre de disposition des événements ou segments temporels dans le discours

narratif à l’ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dans l’histoire2» Ainsi dans Port-Mélo, l’ordre de succession des événements de l’histoire est différent de celui du récit. Le temps de l’histoire est bien marqué: il s’agit de la situation soiciopolitique du Togo des années 1990.Mais le temps du récit ne donne aucune indication

de date.

Tableau 2: Temps de l’histoire et de la fiction

Temps de l’historique Temps de la fiction

25 janvier 1993: tous les participants étaient

vêtus de blanc, la tête était ceinte d’un ruban de la même couleur et muni d’une bougie blanche, flamme de l’espoir. Plus de 500000 Togolais répondirent présents.

C’était toute la population de Lomé qui étaient présente. Une manifestation

pacifique pour réclamer la paix. Une grande

première dans l’histoire du Togo qui malheureusement a été étouffée dans le

sang. (www.togo-confidentiel;com. Consulté

le 12 novembre 2013.

«Un après midi tout blanc parce que parce

que nous étions habillés de blanc: chemises

et bandeaux blancs pour les hommes,

corsages et foulards blancs pour les femmes

(…).On affirmera plus tard que la milice s’était planquée dans la fosse aménagée au milieu

du rond-point des tirailleurs. On racontera

aussi des coulées chaudes de sang sur les

poitrines.»

21 mars 1991:les étudiants du campus

«Ce devrait être un meeting d’étudiants.

1 Guillaume Viger, Lire, du texte au sens, Paris, Editions Clé International, 1976, p.86. 2 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp.78-79.

Page 381: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

380

universitaire de Lomé manifestent pour

réclamer la reconnaissance des associations

d’étudiants, la dissolution et l’interdictions d’amicales étudiants à caractère tribal,

l’interdiction formelle du port d’arme et instrument de violence sur le campus, le

respect de l’autonomie universitaire vis-à-vis

du pouvoir politique, l’attribution des bourses d’études universitaire non sur la bases des considérations régionales mais sur

des critères de conditions socio-

économiques, de mérite et de l’âge. Ce mouvement de grève fut sévèrement

réprimé et des étudiants furent arrêtés.

(www.togo-confidentiel;com. Consulté le 12

novembre 2013.

Pacifique. Le front ceint de bandeaux blancs

comme ce prêtre vodou revenu de Saint-

Domingue. Des bourses pour les étudiants,

qu’ils avaient dits. Des bourses et quelques dortoirs. La police du Gommeur est passée.

Elle laisse une trace de mort sur les

étudiants». (19-20)

Ce 11 avril 1991: 28 corps dont deux

femmes enceinte et une, portant un enfant

au dos, furent découverts dans la lagune de

Bè à Lomé. Face à l’indignation totale, le pouvoir vote le 12 avril 1991, une amnistie

générale, à la base de la quelle, certains

Togolais jusque là «persona grata» au Togo

avaient le droit d’y revenir. (www.togo-

confidentiel;com. Consulté le 12 novembre

2013.

«La mer vient de rejeter des corps. Par

centaines, avait-on rapporté, impossible

d’identifier les visages verts et bosselés sur le sable, on racontait qu’on avait vu des femmes enceintes portant un enfant au dos». (p.56)

Port Mélo est une métaphore filée en congruence avec un pan de l’histoire du Togo. L’auteur l’affirme et l’assume dans ces propos: «Nous sommes le produit d’une histoire réelle, et je l’ai bien affiché dans mon roman. La marche des femmes est inspirée d’une histoire qui est bien

réelle1»

4.3. La métaphorisation de la violence dans la diégèse

Les personnages qui ont subi la violence dans la diégèse sont: Mélo, pris à parti par la milice

lors d’une manifestation. Son corps est criblé de stigmates. Quant à Cori, il ne cesse de subir

des violences sexuelles orchestrées par les miliciens. La population, elle, assiste impuissante

à la disparition mystérieuse des hommes et femmes de la côté. Orpheus Bambara alias

«Gommeur». La signifiance étymologique de cette dénomination au plan onomastique est

porteuse de sens. C’est ce personnage qui est, en effet, chargé d’éliminer, d’effacer toute 1 Propos recueillis par Christophe Premat, Salon du Livre de Göteborg, 29 septembre 2010.

Page 382: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

381

personne gênante dans le port. Les miliciens, eux, sont appelés les gorilles. Cette

dénomination connote la sauvagerie, la bestialité, la brutalité. Les gorilles sont prompts à

terroriser la population par leurs actions martiales. Aussi, la violence dans Port-Mélo n’est-elle pas physique. Du coup, elle n’est pas sans conséquence sur la psychologie des personnages. Plusieurs indices permettent de reconnaître les victimes d’agressions physiques. La présence des ecchymoses à des endroits inhabituels, des coupures profondes,

des lacérations, des éraflures visibles et inexpliquées. Les miliciens et les gorilles s’attaquent au faciès de leurs victimes: cheveux arrachés, yeux boursouflés, lèvres fendues et dents

arrachées. Edem peint la violence physique sous la dictature du chef de milice Orpheus

Bambara dit «le Gommeur». Comment et dans quel domaine se manifeste cette violence

insoutenable?

4.3.1. La métaphorisation de la torture des étudiants

Christophe Mélo est un étudiant, qui comme Mallot Bayenda, dans Je soussigné cardiaque,

ne se soumet pas au pouvoir de l’argent. Dans Port-Mélo il ne respecte pas le «langage des

cauris».C’est un personnage intègre et probe, c’est pourquoi après une manifestation populaire, qui a mal tourné, il se retrouve dans le bel immonde d’Orpheus Bambara. Là, il sera poussé aux aveux, c’est-à-dire livré à la P.J., les faiseurs de carnets qui servent à

compter les morts. Une fois arrêté par les milices, il n’échappera pas à la torture. Et c’est sur son visage que la violence a été exercée: «J’ai eu l’œil au beurre noir, la mâchoire en bouillie» (p.120); «un milicien, un gradé, celui-là, arriva en sens inverse et m’envoya ses

godasses dans le ventre». (p.14).En dehors du cas de l’étudiants, la violence touche toutes les couches sociales: «Les gorilles se saisirent au hasard de la petite tête innocente au milieu

de la foule. Ils l’ont soulevé très haut petit corps suspendu sur nos têtes. Ils l’ont soulevé et l’ont laissé retomber sur le sol» (p.31). En somme, la peinture diégétique de la violence est

une métaphore qui renvoie à des réalités tangibles.

En ce qui concerne le compte des morts, c’est l’œuvre de Manuel, personnage recherché par

la P.J. Edem fait de ce personnage, le témoin de tous les morts et de tous les disparus. Il ne

voulait rien rater, consigner les noms des morts pour mémoire. Au départ Manuel avec son

histoire de carnet n’inspirait pas confiance. Mais par son sens du devoir, il parviendra à

donner une touche inoubliable à sa tache à travers sa dextérité à tracer son carnet, les

morts, les disparus du port, victimes de la dictature d’Orpheus:«Un trait pour un mort, un

trait noir pour une femme, un bleu pour bun enfant» (p.67). Cette activité faite dans les

règles de l’art attirera sur Manuel menace et danger de mort.

4.3.2. La métaphorisation de la répression sanglante

La répression sauvage et barbare est le visage de la dictature d’Orpheus Bambara. Toute grève ou manifestation est sévèrement réprimée par la milice. A Port-Mélo une

manifestation, fut-elle pacifique ou non n’y a pas droit de cité. La police du Gommeur est

passée, avec crosses et gourdins. La grève écrite sur le corps» (p.14).En dehors des étudiants,

elle s’attaque aux honnêtes citoyens qui survivent difficilement avec sesmoyens précaires:

Page 383: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

382

«Jour d’émeutes et blanc monde dans la rue Z. Les cireurs réclamaient le droit de déposer

leurs boîtes à outils sur le trottoir de la rue Z (..). Il sortit sa machette et demanda au premier

de la file s’il voulait qu’on lui coupe le bras en longue manches longues ou courtes» (p.31). La

répression atteindre son paroxysme au chapitre 7: «L’encre du viol», toute la population révoltée sera châtiée. Ce fut un vrai carnage aux conséquences inimaginables. «On affirmera

plus tard que la milice s’était planquée dans la fosse aménagée au milieu du rond-point des

tirailleurs. On racontera aussi les coulées chaudes de sang sur les poitrines» (p.76). Toute la

population du Port semble porter des stigmates sur son corps, des marques qu’ils porteront toute la vie tant sur le corps que dans leur psychisme. L’espace du Port ressemble à un cimetière ouvert où les morts jouxtent les rues. D’un seul mort répertorier à la situation initiale, en en dénombre des milliers qui remontent le long de la berge à la situation finale.

Et l’endroit par excellence où les corps sont découverts, c’est la plage, non loin du Wharf

vétuste et rouillé datant de l’époque coloniale. Les personnes qui disparaissent sans aucune raison sont retrouvées à ce lieu. Le régime, sans investigation, avance la raison de suicides

par noyade: «La mer vient de rejeter des corps. Par centaines avait-on rapporté, et déjà ce

qui était remarquable s’étaient les vestiges verts et bosselés couchés sur le sable» (p.56).La

dictature des Gommeurs face à ce crime odieux opte pour le mensonge en déclarant de faux

chiffres et de fausses raisons. Cette facétie est relayée par la radio et la télévision qui sont

des instruments idéologiques aux mains du pouvoir.

4.3.3. La métaphorisation de la violence sexuelle

Dans Port-Mélo, Edem décrit le sadisme des milices d’Orpheus sur les femmes sans défense.

Mère Cori a subi un viol collectif ce qui est un délit répréhensible: «Elle venait de subir

l’assaut des gorilles du Gommeur derrière le bâtiment de la poste. Elle venait de subir un viol collectif» (p.25). Edem par son écriture met en exergue de petits détails comme le cri de

détresse et d’alerte des enfants innocents subissant la loi de la jungle du Port: «Port-mélo le

temps des mille bruits, les cris de la petite Dorine lorsque tous les miliciens d’Orpheus passaient, repassaient entre ses jambes ouvertes» (p.25). Cette attitude des miliciens ira

crescendo lorsqu’au cours d’une manifestation où toute la population est sortie, plusieurs femmes seront violées: «Je reconnus les jeunes filles à la jarre, elles n’avaient pour seule parure que la mince culotte de raphia, un liquide noir coulait de l’intimité offerte aux mouches» (p.82). La métaphore contenue dans cette dernière citation est assez significative.

Elle donne à voir l’image des filles, le buste plongé dans une jarre exposant les parties intimes notamment les fesses et le sexe.

Pour Ricœur, l’œuvre littéraire est un discours et la littérature est une communication. Comme telle, l’œuvre littéraire repose sur les fonctions poétique et référentielle. La fonction poétique renvoie au contenu du roman au sens «hjelmslevien» du terme, avec toutes les

stratégies discursives afférentes qui revoie à la réalité. Lorsqu’Edem écrit son texte, les composantes de sa produuctiont doivent désigner des objets du monde que le lecteur sera

Page 384: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

383

en mesure d’identifier et de faire correspondre au réel. De même, la métaphore dans un

texte instaure une stratégie d’interprétation d’une déviance permettant au lecteur de rendre concret ce qui dans le texte est fictionnel ou abstrait1.Aussi, la métaphore a servi de

prétexte pour explorer les approches théoriques liées au modèle de la mimesis de Ricoeur

qui réunit entre autres théories comme la narratologie, la sémiotique, herméneutique, la

sémiologie, l’esthétique de la réception, la rhétorique liée à la poétique. En effet, le Port est espace2 qui vit sous la férule du Gommeur, bel euphémisme pour

désigner le cruel dictateur ayant droit de vie et de mort sur un peuple, surtout les étudiants,

vivant dans l’indigence tout en s’accommodant tant bien que mal à la disparition des corps

déchiquetés retrouvés plus tard sur la plage non loin d’un Wharf vétuste et rouillé datant de l’époque allemande. Le personnage de Manuel, est recherché par la police parce qu’actualisant un carnet où il note les identités des «gommés du pouvoir». En effet, le

narrateur, à travers le parcours des références aux objets, aux entités, peint un univers

fragmenté et traversé par des plages de violence paroxystique. Les relations entre les entités

sont teintées tantôt de violence sourde, tantôt d’une violence déclarée décrites dans un

style métaphorique qui débouche sur les réalités du Togo.

Bibliographie

Arrivé, Michel et al., (1986) La grammaire aujourd’hui: guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion.

Aristote, (1969), Poétique, Paris, Les Belles Lettres.

Charolles Michel, (2000), La référence et les expressions référentielles en français, Paris,

Ophrys.

Cocula Bernard et Claude Peyroutet, (1978), Didactique de l’expression: de la théorie à la pratique, Paris, Delagrave.

Corblin F., (1987), Indéfini, défini et démonstratif. Construction linguistique de la référence,

Genève, Droz.

Corblin F., (1995), Les formes de reprise dans le discours. Anaphore et chaines de références,

Renne, PUR.

Edem (2006), Port-Mélo, Paris, Gallimard.

Genette Gérard, Figures III, Paris, Seuil, 1972, pp.78-79.

Foucault, Michel, (1966), Les mots et les choses, Paris, Gallimard.

Galisson & Coste, (1976), Dictionnaire de didactique des langues, Paris, Hachette.

Gardes-Tamines Joëlle et Marie-Claude Hubert, (1995), Dictionnaire de critique littéraire,

Paris, Armand, Colin.

Greimas & Courtés, (1979), Sémiotique: Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris,

Hachette-Université tome 1.

1 Michel Arrivé et al.,La grammaire aujourd’hui: guide alphabétique de linguistique française, Paris, Flammarion,1986, p.387. 2 Ce roman, à travers la référence et ses métaphores, l’onomastique invite à voir une représentation du Togo (pays de l’Afrique de l’Ouest) présente une superposition de récits de vie quotidienne des années 1991. (Cf Noël Kodia 2008)

Page 385: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par

384

Grévisse, Maurice, et al., (1986), Le bon usage, Bruxelles, Duculot.

Kleiber, Georges, (1994), «Métaphore et déviance: banalisation ou contrainte hiérarchique»,

dans G., Kleiber, Nominales. Essais de sémantique référentielle, Paris, Armand, Colin.

Lakoff Georges & M. Johnson, (1985), Metaphors we live by Chicago, The university of

Chicago, Press. Trad., Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Minuit.

Levy, Pierre, (1998), Qu’est ce que le virtuel, Paris, La découverte.

Marie-Christine Lala, «La métaphore et le linguiste», Figures de la psychanalyse 1/2005 n°

11, pp.145-161.URLwww.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2005-1-page-145.htm consulté

le 14/10/2013.

Prandi, Michel. (2002), «La métaphore: de la définition à la typologie», in Langue Française

n°134, Nouvelles approches de la métaphore, Paris, Larousse, pp. 18-19.

Ricœur, Paul, (1975), La métaphore vive, Paris, Seuil.

Ricœur, Paul, (1986), Du texte à l’action, Paris Seuil.

Page 386: ACTES DU COLLOQUE - Pro-CEMA...de la réconciliation était à nouveau au cœur du débat public, le rapport de la CVJR venait d’être remis en grande pompe au chef de l’Etat par