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Études Ricœuriennes / Ricœur Studies, Vol 2, No 1 (2011), pp. 12-34 ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58 http://ricoeur.pitt.edu This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0 United States License. This journal is published by the University Library System of the University of Pittsburgh as part of its D-Scribe Digital Publishing Program , and is cosponsored by the University of Pittsburgh Press . Affirmation originaire, attestation, reconnaissance Le cheminement de l’anthropologie philosophique ricœurienne Jean-Luc Amalric Jean-Luc Amalric enseigne à Montpellier, professeur agrégé et docteur en philosophie, il est membre du groupe de recherches C.R.I.S.E.S de l’Université Montpellier III. Abstract Through an analysis of the concepts of originary affirmation, attestation and recognition, this article aims at redefining the meaning and motivations of the reflexive progress that leads Ricœur from Faillible Man to Oneself as Another and to The Course of Recognition. To that purpose, the article first tries to show the profound continuity of the Ricœurian anthropological project, both in its problematics and in method; it then tries to elucidate the central difficulties inherent in the idea of a poetic constitution of the self that lead Ricœur to elaborate anew the key concepts of his hermeneutics of the self. In light of Ricœur’s constant dialogue with Nabert’s philosophy, it finally attempts to show how the concepts of attestation and recognition essentially originate in a closer examination of the notion of originary affirmation, itself extended by a reflection on testimony. Keywords: Originary affirmation, Attestation, Recognition, Testimony, Nabert Résumé A travers une analyse des concepts d’affirmation originaire, d’attestation et de reconnaissance, cet article tente de reconstituer le sens et les motivations du cheminement réflexif qui conduit Ricœur de L’Homme faillible à Soi-même comme un autre et à Parcours de la reconnaissance. Pour ce faire, il s’efforce d’abord de montrer ce qui fait la continuité profonde, de problématique et de méthode, du projet anthropologique ricœurien; afin de dégager ensuite les difficultés centrales liées à l’idée d’une constitution poétique du soi, qui conduisent Ricœur à réélaborer les concepts directeurs de son herméneutique du soi. A la lumière du dialogue constant de Ricœur avec la philosophie de Nabert, il tente enfin de montrer comment les concepts d’attestation et de reconnaissance trouvent, pour l’essentiel, leur genèse dans un approfondissement de la notion d’affirmation originaire, lui-même prolongé par une réflexion sur le témoignage. Mots-clés: Affirmation originaire, Attestation, Reconnaissance, Témoignage, Nabert

Affirmation originaire, attestation et reconnaissance. Le cheminement de l’anthropologie philosophique ricoeurienne. Jean-Luc Amalric 2011

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  • tudes Ricuriennes / Ricur Studies, Vol 2, No 1 (2011), pp. 12-34

    ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58

    http://ricoeur.pitt.edu

    This work is licensed under a Creative Commons Attribution-Noncommercial-No Derivative Works 3.0

    United States License.

    This journal is published by the University Library System of the University of Pittsburgh as part of its

    D-Scribe Digital Publishing Program, and is cosponsored by the University of Pittsburgh Press.

    Affirmation originaire, attestation, reconnaissance Le cheminement de lanthropologie philosophique ricurienne

    Jean-Luc Amalric

    Jean-Luc Amalric enseigne Montpellier, professeur agrg et docteur en philosophie,

    il est membre du groupe de recherches C.R.I.S.E.S de lUniversit Montpellier III.

    Abstract

    Through an analysis of the concepts of originary affirmation, attestation and recognition, this article aims at

    redefining the meaning and motivations of the reflexive progress that leads Ricur from Faillible Man to

    Oneself as Another and to The Course of Recognition. To that purpose, the article first tries to show the

    profound continuity of the Ricurian anthropological project, both in its problematics and in method; it

    then tries to elucidate the central difficulties inherent in the idea of a poetic constitution of the self that lead

    Ricur to elaborate anew the key concepts of his hermeneutics of the self. In light of Ricurs constant

    dialogue with Naberts philosophy, it finally attempts to show how the concepts of attestation and

    recognition essentially originate in a closer examination of the notion of originary affirmation, itself

    extended by a reflection on testimony.

    Keywords: Originary affirmation, Attestation, Recognition, Testimony, Nabert

    Rsum

    A travers une analyse des concepts daffirmation originaire, dattestation et de reconnaissance, cet article

    tente de reconstituer le sens et les motivations du cheminement rflexif qui conduit Ricur de LHomme

    faillible Soi-mme comme un autre et Parcours de la reconnaissance. Pour ce faire, il sefforce dabord de

    montrer ce qui fait la continuit profonde, de problmatique et de mthode, du projet anthropologique

    ricurien; afin de dgager ensuite les difficults centrales lies lide dune constitution potique du soi,

    qui conduisent Ricur rlaborer les concepts directeurs de son hermneutique du soi. A la lumire du

    dialogue constant de Ricur avec la philosophie de Nabert, il tente enfin de montrer comment les concepts

    dattestation et de reconnaissance trouvent, pour lessentiel, leur gense dans un approfondissement de la

    notion daffirmation originaire, lui-mme prolong par une rflexion sur le tmoignage.

    Mots-cls: Affirmation originaire, Attestation, Reconnaissance, Tmoignage, Nabert

  • tudes Ricuriennes / Ricur Studies Vol 2, No 1 (2011) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58 http://ricoeur.pitt.edu

    Affirmation originaire, attestation, reconnaissance Le cheminement de lanthropologie philosophique ricurienne

    Jean-Luc Amalric

    Universit Montpellier III

    " vrai dire, on en aura jamais fini avec la question de lidentit et du soi"1

    Lorsquon considre le massif immense que constitue luvre de Ricur, il ne parat pas

    contestable quil existe au moins trois tats ou trois tapes distinctes de son anthropologie

    philosophique. La premire tape, reprsente par LHomme faillible ouvrage publi en 1960 et

    correspondant au premier volet du tome II de la Philosophie de la volont prend dabord la forme

    dune anthropologie rflexive de la faillibilit, et elle trouve son principal fil conducteur dans la

    notion daffirmation originaire, hrite de Nabert. La seconde tape, reprsente par Soi-mme

    comme un autre - uvre publie en 1990, cest--dire trente ans plus tard renouvelle le projet

    anthropologique de Ricur en dployant une phnomnologie hermneutique du soi dsormais

    centre sur le concept fondamental dattestation. Enfin, la troisime tape, reprsente par la

    publication en 2004 de Parcours de la reconnaissance, trouve dans lexploration mthodique de la

    polysmie rgle du concept de reconnaissance le fil directeur de ce dernier "parcours"

    anthropologique ricurien.2

    Dans le reprage des grandes tapes de llaboration de cette philosophie rflexive du

    soi, on pourrait tre tout dabord tent de souligner la continuit existant entre Soi-mme comme

    un autre et Parcours de la reconnaissance, tout en marquant lcart qui spare ces deux uvres

    tardives de LHomme faillible. Dans la mesure, en effet, o la seconde partie de Parcours de la

    reconnaissance labore un concept synthtique de "reconnaissance-attestation" qui constitue la

    fois une reprise et un approfondissement du sens du concept dattestation expos dans Soi-mme

    comme un autre, il semble que ces deux ouvrages sinscrivent dans lhorizon commun dune

    pense des capacits humaines. linverse, lanthropologie de LHomme faillible serait, quant

    elle, entirement centre sur la question de la faillibilit, puisque sa situation charnire entre la

    phnomnologie de lagir individuel dveloppe dans Le Volontaire et lInvolontaire et

    lhermneutique des mythes et des symboles du mal dveloppe dans La Symbolique du mal,

    consisterait justement mettre au jour la fragilit spcifique de la constitution affective de la

    subjectivit humaine susceptible de rendre compte de la possibilit du mal, en de de

    lvnement absurde et contingent de la faute. On serait pass, en ce sens, dune anthropologie

    centre lorigine sur lexprience du mal et sur la ncessit dtablir une distinction entre

    finitude et culpabilit, une anthropologie centre sur les diffrentes modalits de lexprience

    du "Je peux".

    Or, ce que nous aimerions prcisment montrer ici, cest que ce passage de lhomme

    faillible lhomme capable,3 pour ntre pas contestable, risque cependant de masquer certaines

    continuits dcisives dans le projet anthropologique ricurien - continuits sans lesquelles le sens

    et les motivations du remplacement progressif de la notion initiale daffirmation originaire par les

    concepts successifs et complmentaires dattestation et de reconnaissance ne seraient pas

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    intelligibles. Selon nous, il existe en effet une continuit fondamentale dans le projet

    anthropologique de Ricur qui sexplique avant tout par le fait que cest linspiration de la

    philosophie rflexive de Nabert et de son concept daffirmation originaire qui ont initialement

    donn la philosophie anthropologique dveloppe dans la Philosophie de la volont, la fois son

    assise rflexive, sa mthode et son concept directeur.4 Si les apports de la phnomnologie, de

    lhermneutique et de la philosophie analytique impliqueront lvidence une certaine prise de

    distance avec Nabert dans les uvres ultrieures du philosophe, il nen reste pas moins que, du

    dbut la fin, lhermneutique ricurienne du soi continuera de trouver son fondement et sa

    mthode dans la philosophie rflexive.

    Dans cette perspective, nous essaierons donc de montrer tout dabord ce qui fait la

    continuit profonde, de problmatique et de mthode, du projet anthropologique ricurien; puis

    nous tenterons de mettre en relief les difficults centrales lies lide dune constitution potique

    du soi qui ont conduit le philosophe rlaborer les concepts directeurs de son hermneutique du

    soi; enfin, la lumire du dialogue constant de Ricur avec Nabert, nous nous efforcerons de

    montrer comment les concepts dattestation et de reconnaissance trouvent pour lessentiel leur

    gense dans un approfondissement croissant de la notion daffirmation originaire, lui-mme

    prolong par une rflexion sur la question du tmoignage. Si une analyse dtaille et complte des

    concepts daffirmation originaire, dattestation et de reconnaissance excde le cadre limit de cet

    article, cest, tout le moins, le sens, lorientation et la dynamique de ces trois tapes du

    dveloppement progressif de lanthropologie ricurienne que nous aimerions restituer ici.

    La continuit du projet anthropologique ricurien: cogito bris, mdiation imaginative et

    mthode rflexive

    Il nous semble quon peut interprter lensemble de la progression de la Philosophie de la

    volont, depuis Le Volontaire et lInvolontaire jusqu La Symbolique du mal en passant par LHomme

    faillible, comme lapprofondissement et la radicalisation croissante dune mme rflexion sur le

    caractre bris de lexprience humaine. Comme laffirme Ricur dans L Introduction gnrale"

    de louvrage, en utilisant une formule quil ne cessera de reprendre et dexpliciter ultrieurement:

    "Le cogito est intrieurement bris."5 Si les deux premires uvres de la Philosophie de la volont,

    savoir: Le Volontaire et lInvolontaire et LHomme faillible, sefforcent dabord de montrer en quoi

    cette dchirure de notre exprience senracine dans notre finitude, la troisime tape, reprsente

    par La Symbolique du mal, consiste ensuite oprer un passage de la finitude la culpabilit dans

    le but de nous donner comprendre lexprience du mal comme une radicalisation tragique de

    cette mme brisure du cogito. Dans cette progression, lanthropologie philosophique de LHomme

    faillible reprsente une tape charnire car, dun ct, elle rcapitule et prolonge les principaux

    acquis dune description phnomnologique des relations entre volontaire et involontaire qui

    sest faite sous "lpoch de la faute et de la Transcendance," et de lautre, elle prpare et annonce

    une hermneutique des symboles et des mythes du mal, seule mme de nous donner accs

    une certaine comprhension de la volont mauvaise dans son caractre la fois contingent,

    absurde et tragique. En amont de cette synthse anthropologique, ce que montre tout dabord la

    phnomnologie de lexprience volontaire dveloppe dans Le Volontaire et lInvolontaire, cest

    que notre exprience est intrieurement brise parce que le cogito est toujours aux prises avec une

    altrit irrductible qui est celle du corps propre, du dsir et de la vie. Sil est vrai que le cogito se pose

    et sapprhende dabord dans une position de soi par soi par laquelle il sarrache lattitude

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    naturelle, la dcouverte de la dpendance du volontaire lgard dun involontaire qui le prcde

    et le dynamise conduit la mise au jour dune relation primordiale au corps propre qui vient

    mettre en chec la prtention du cogito lautoposition pure ou lautonomie radicale. Comme

    lcrit Ricur: "Lextension du cogito au corps propre exige en ralit plus quun changement de

    mthode : le moi plus radicalement doit renoncer une prtention secrtement cache en toute

    conscience, abandonner son vu dautoposition, pour accueillir une spontanit nourricire et

    comme une inspiration qui rompt le cercle strile que le soi forme avec lui-mme."6 Parce quelle

    reoit du corps propre ses motifs, ses pouvoirs ainsi que la ncessit de sa condition, la volont

    reste tributaire dune passivit et dune altrit fondamentales et elle ne cesse de vivre cette

    dpendance sous la forme dun conflit blessant.

    Partant de ce constat phnomnologique de la dchirure de lexprience humaine, tout

    leffort de lesquisse danthropologie philosophique dveloppe dans LHomme faillible consiste

    ds lors rendre compte rflexivement de cette brisure du cogito partir de lide directrice dune

    disproportion constitutive de lhomme. En parcourant ces trois tapes principales que sont: la

    "synthse transcendantale," la "synthse pratique" et la "fragilit affective," le but de Ricur est en

    effet de montrer que si lexprience humaine est brise, cest parce quelle est lexprience dune

    tension vivante entre un ple dinfinitude et un ple de finitude: mdiation fragile, lhomme est la

    fois infinitude du discours et perspective finie, infinitude du bonheur et finitude du caractre,

    ouverture du sentiment la totalit et fermeture de ltre affect. Ce qui fait alors tout loriginalit

    de la conclusion de LHomme faillible, cest quelle propose une exgse rflexive de ce sentiment de

    non-concidence de soi soi qui constitue la traduction affective de notre condition brise. Pour

    Ricur, qui sinspire ici directement des Elments pour une thique de Jean Nabert, le sentiment

    fondamental de discord originaire qui caractrise le soi humain nest pas dabord porter au

    compte de la dmesure passionnelle de lhomme, mais il est au contraire ce qui tmoigne en

    lhomme de la prsence dun acte dexister, dune affirmation originaire qui dpasse toute

    exprience. Lintrt de la notion nabertienne daffirmation originaire que Ricur reprend donc

    son compte pour la placer au cur de son anthropologie, cest quelle permet par l mme de

    mettre au jour une seconde forme daltrit au sein de lexprience humaine: cette altrit nest plus

    celle du corps propre, du dsir ou de la vie, mais elle correspond laltrit de notre acte dexister

    lgard des signes et des uvres dans lesquels il sobjective. Comme le montre en effet cette

    nouvelle lecture du sens de la disproportion humaine, si lexistence humaine se dcouvre avant

    tout comme une existence brise, cest parce quelle est constitue par une double relation: entre

    une affirmation originaire qui linstitue et passe sa conscience et un dfaut dtre qui satteste

    aussi bien dans les expriences de linvolontaire absolu que dans lexprience ngative de la

    faute. Lexprience humaine peut ainsi tre interprte comme la diffrence sans cesse

    renaissante entre un acte originaire qui nous constitue et les signes, les valeurs et les uvres dans

    lesquels cet acte sinvestit. Laffirmation originaire est cette puissance daffirmation qui dynamise

    notre savoir, notre agir et notre sentir en nous ouvrant linfini : mme si elle nest jamais

    accessible directement et si elle ne se donne jamais dans une intuition intellectuelle, elle fournit

    nanmoins lhomme lhorizon dune possible unification de son exprience. Au-del de la

    brisure du cogito, ce qui anime en ce sens lensemble de la Philosophie de la volont, cest une

    tentative pour ressaisir lexprience vive de lunit de lhomme travers la reconqute de

    laffirmation originaire de la subjectivit incarne; en dautres termes, cest la qute dun "cogito

    intgral" par del la brisure du volontaire et de linvolontaire, de lacte et de ltre, mais aussi par

    del la dchirure blessante de lexprience du mal.

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    Dans cette premire esquisse danthropologie philosophique centre sur lide dune

    affirmation originaire constitutive de ltre-homme, il nous semble ds lors que lon peut dgager

    au moins trois acquis essentiels qui ne seront pas remis en question dans Soi-mme comme un autre

    et dans Parcours de la reconnaissance.

    1) Le premier de ces acquis, cest que, en raison mme de la dchirure et de la

    disproportion qui le constituent, lhomme est un tre dont tout ltre consiste faire mdiation.

    Que ce soit sur le plan thorique de la connaissance dobjet, sur le plan pratique de laction ou sur

    le plan affectif, lhomme est ce dsir dtre qui ne parvient jamais sgaler leffort dexister qui

    le constitue, car il est la mdiation sans cesse renouvele entre la finitude de son tat dexister et

    linfinitude de son acte dexister. Le soi concret qui se trouve ainsi mis au jour dans les analyses

    de LHomme faillible est donc un soi relationnel7 qui doit tre radicalement distingu de tout moi

    substantiel comme de tout ego dont lautoposition absolue serait rige en instance fondatrice du

    vrai. Pour le dire plus prcisment: le soi est cette relation tensionnelle entre "bios" et "logos" dont

    le devenir perptuel implique une dialectique incessante entre ltre et lacte.

    2) Ce qui constitue alors le deuxime acquis tout fait dcisif de cette premire esquisse

    de lanthropologie philosophique ricurienne, cest quelle ne se contente pas de dfinir lhomme

    comme un tre de mdiation: elle montre en outre que cette mdiation toujours imparfaite et

    toujours inacheve en quoi consiste lexistence humaine est fondamentalement porte par une

    certaine activit de limagination. ce titre, lapport essentiel des analyses de LHomme faillible, cest

    quen dcrivant rflexivement la gense de ltre-homme comme mixte de fini et dinfini, elles

    mettent au jour la fois au plan du connatre, de lagir et du sentir - une certaine productivit

    de limagination capable de porter et de dynamiser tous les procs de mdiation par lesquels

    advient une subjectivit concrte. Si au plan thorique et pratique cette imagination na pas de

    "pour soi" et sabsorbe tout entire dans le vis--vis de lobjet et de lidal de la personne humaine

    quelle permet la fois de poser et de penser, elle sintriorise et vient en quelque sorte se

    rfracter dans ce lieu affectif indfini que constitue le cur ou le "thumos", mi-chemin entre le

    dsir vital et lamour intellectuel. Ds LHomme faillible et sa thorisation du "cur" et des

    sentiments "thymiques" de lhomme, Ricur met ainsi en relief lexistence dun "noyau mythico-

    potique"8 de la subjectivit humaine, en dvoilant la prsence dune sorte de rflexion originaire

    du soi sur ses actes qui se meut dans llment de limaginaire symbolique et mythique et opre

    dj la faon dune interprtation spontane de soi.

    3) Dans cette perspective, le troisime et dernier acquis fondamental de lanthropologie

    de LHomme faillible, cest de montrer enfin que lenvers de cette puissance imaginative de

    mdiation constitutive de la subjectivit humaine, cest sa fragilit mme. Si lhomme peut tre

    qualifi de faillible, cest prcisment parce quil est une mdiation fragile: la puissance imaginative

    qui uvre mdiatiser la formation du soi concret est indissociablement une faille imaginative

    dans laquelle se lit la possibilit de la faute et de lillusion.

    Le cogito est bris; la subjectivit humaine nadvient qu travers la mdiatisation de cette

    disproportion du fini et de linfini quexprime son discord originaire; cette mdiatisation elle-

    mme est tout entire porte par la puissance productive de limagination qui, si elle est seule

    mme de confrer une certaine unit la subjectivit humaine fait cependant la fragilit et la

    faillibilit du soi: on peut considrer que cet enchanement de thses qui structure la premire

    esquisse anthropologique de Ricur ne sera pas fondamentalement remis en question dans Soi-

    mme comme un autre et dans Parcours de la reconnaissance.

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    Dans la mesure o elle prtend caractriser le positionnement stable et dfinitif de

    Ricur lgard de la question du sujet, on peut en effet estimer que non seulement la "Prface"

    de Soi-mme comme un autre sinscrit sans ambigut dans la continuit de LHomme faillible, mais

    quelle dfinit en outre un certain cadre anthropologique qui sera encore celui de Parcours de la

    reconnaissance.9 En situant son hermneutique du soi mi-chemin entre lapologie dun cogito

    autopos et la destitution dun cogito bris, Ricur adopte en effet une position synthtique qui

    fait la fois rfrence ce qui a constitu le point de dpart de sa rflexion savoir :

    lexprience de la brisure du cogito et ce qui a caractris le mouvement mme de dploiement

    de son anthropologie depuis LHomme faillible jusqu Temps et rcit et Du Texte laction

    savoir: la tentative de penser les conditions de possibilit dune certaine unit et dune certaine

    identit du soi humain, mme cette brisure. Tout en inscrivant son projet anthropologique dans

    la tradition philosophique, cest--dire en situant sa dmarche dans lentre-deux de ces deux

    figures extrmes du cogito et de lanti-cogito que reprsentent Descartes et Nietzsche, Ricur

    annonce en mme temps une nouvelle squence dans le dveloppement de son uvre

    philosophique marque par le dpassement de la querelle du cogito et le cong donn aux

    philosophies du sujet entendues comme philosophies centres sur lide dun sujet formul en

    premire personne (que cet ego cogito se dfinisse comme moi empirique ou comme sujet

    transcendantal). Tandis quune partie des uvres antrieures de Ricur en particulier De

    lInterprtation et Le Conflit des interprtations - tait effectivement consacre une discussion avec

    les diffrentes dconstructions des illusions du sujet, que celles-ci manent de la psychanalyse,

    du structuralisme ou de la dconstruction heideggrienne de la mtaphysique, on peut donc

    considrer que Soi-mme comme un autre et Parcours de la reconnaissance sinscrivent dans une

    nouvelle phase de la rflexion philosophique ricurienne qui est prcisment une phase

    constructive de remembrement de la philosophie du soi.

    Mais au-del de cette continuit de thse et de problmatique, ce qui nous frappe tout

    autant, cest la continuit de la mthode ricurienne. Si Ricur a souvent caractris sa propre

    philosophie comme une pense situe la confluence de la phnomnologie, de lhermneutique

    et de la philosophie rflexive franaise, il nest pas exagr de dire que cest cette mme

    philosophie rflexive qui, sous linfluence de Nabert, a donn sa vritable assise lanthropologie

    philosophique ricurienne. Ce qui confre en effet cette entreprise anthropologique son

    caractre spcifiquement rflexif de LHomme faillible Soi-mme comme un autre et Parcours de la

    reconnaissance -, cest quelle se dfinit, dans sa tche principale, comme un travail de

    rappropriation rflexive de notre effort dexister. Dans la mesure cependant o Ricur, comme

    Nabert, rcuse lide dune intuition intellectuelle de lagir originaire qui nous constitue, il ne

    conoit jamais cette rappropriation rflexive comme un procs intuitif. La leon fondamentale

    que Ricur reoit au contraire de la philosophie nabertienne, cest que la rflexion philosophique

    nest pas intuition mais interprtation. Si lanthropologie ricurienne prend donc ds le dpart

    une forme la fois rflexive et hermneutique, cest prcisment parce que la tche quelle

    sassigne savoir, celle dune rappropriation de notre acte dexister requiert titre

    primordial une interprtation des signes, des symboles et des actions dans lesquels cet acte

    dexister sest objectiv. On peut dire en ce sens que tous les dveloppements de lanthropologie

    philosophique ricurienne dcoulent de cette conception fondamentale des rapports entre lacte

    et les signes dans lesquels il sinvestit, et quils obissent pour cette raison une mme mthode

    rflexive.10 Dans LHomme faillible, Soi-mme comme un autre et Parcours de la reconnaissance, cest une

    mme mthode de dtour par lobjectivation que pratique Ricur, afin de garantir une

    distinction irrductible entre le moi immdiat et le soi rflexif. linverse de la revendication

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    dimmdiatet du cogito, lanthropologie ricurienne revendique depuis ses dbuts un "style

    indirect,"11 un dtour de la rflexion par lobjectivation et lanalyse, qui est "le prix payer pour

    une hermneutique caractrise par le statut indirect de la position du soi."12 Si LHomme faillible

    partait dune analyse rflexive de style transcendantal partir de la chose devant moi, pour

    passer ensuite une analyse de la personne conue comme idal du moi et aboutir enfin une

    exploration de la fragilit affective dans laquelle se donne lire la subjectivit concrte; de mme,

    dans Soi-mme comme un autre, la question centrale de lhermneutique ricurienne du soi

    savoir, la question: qui suis-je? nest pas aborde directement, mais elle requiert elle-mme un

    long dtour par la philosophie analytique (quil sagisse de la smantique, de la pragmatique ou

    encore de la philosophie de laction). Ce nest qu partir de la cinquime tude que la question

    de lidentit personnelle et narrative se trouve aborde et quil devient alors possible de dployer

    les implications thiques, morales et ontologiques dune rappropriation philosophique du soi.

    Dans Parcours de la reconnaissance, enfin, cest sans conteste ce mme mouvement du plus abstrait

    au plus concret qui gouverne la mthode ricurienne, puisquon passe de la reconnaissance-

    identification la reconnaissance de soi et de la reconnaissance de soi la reconnaissance

    mutuelle. Si dans ce dernier ouvrage, Ricur reconnat explicitement sa dette lgard de

    Nabert,13 il est toutefois remarquable que le style rflexif de louvrage prenne un tour nettement

    moins systmatique que dans les uvres prcdentes. Alors que la "Prface" de Soi-mme comme

    un autre, la diffrence de la dmarche plus synthtique de LHomme faillible, reconnaissait dj le

    caractre fragmentaire de lhermneutique du soi et prtendait se situer mi-distance de la

    simplicit rflexive et du "vertige de la dissociation du soi poursuivie avec acharnement par la

    dconstruction nietzschenne,"14 Parcours de la reconnaissance ira encore plus loin dans

    lacceptation de la contingence du questionnement philosophique, en prenant comme point de

    dpart une analyse de la polysmie rgle de la reconnaissance au plan lexical pour dployer

    ensuite un "parcours" rflexif susceptible de dployer une polysmie rgle des principales

    occurrences du terme "reconnaissance" dans le discours philosophique.

    Les limites de la mdiation imaginative: vers une constitution potico-pratique du soi

    Cest dans le cadre de cette continuit forte, de problmatique et de mthode, que nous

    aimerions maintenant tenter de penser ce qui fait la nouveaut et lapport spcifique des concepts

    dattestation et de reconnaissance par rapport lide daffirmation originaire qui structure

    initialement lanthropologie philosophique ricurienne. Dans la mesure o les concepts

    dattestation et de reconnaissance tmoignent en effet de deux rformes successives de cette

    hermneutique du soi, il nous faut donc tout dabord essayer de comprendre quelles sont les

    difficults auxquelles sest heurt le projet anthropologique ricurien et qui ont motiv la refonte

    de ses concepts directeurs.

    Dans cette perspective, il nous semble que la difficult centrale sur laquelle vient buter

    lanthropologie rflexive de LHomme faillible, cest quelle dbouche comme on la vu sur une

    thorie du cur humain en tant que mdiation affective de la disproportion humaine, qui dcouvre

    dans un mme geste: le lieu affectif de la faillibilit humaine cest--dire, la possibilit de

    lalination passionnelle et du mal et le lieu affectif dune constitution mythico-potique de la

    subjectivit humaine. Pour le dire autrement, le prix payer du renoncement philosophique

    ricurien lide dune autoposition absolue du moi et de la mise au jour corrlative dun soi

    relationnel et mdiateur, cest la dcouverte dune puissance productive de limagination dont le

  • Jean-Luc Amalric

    tudes Ricuriennes / Ricur Studies Vol 2, No 1 (2011) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58 http://ricoeur.pitt.edu

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    statut est fondamentalement ambigu car elle est capable de construire le soi comme de le

    dconstruire. Pour Ricur, en effet, si la subjectivit humaine ne peut se poser et se saisir dans

    une intuition intellectuelle de lagir originaire qui la constitue, cela signifie que la constitution du

    soi nest jamais une ralit donne, mais quelle est une tche toujours expose au pril de la

    dissmination dans le multiple et au risque de lillusion fictionnelle. Comme latteste avec force la

    dconstruction nietzschenne du cogito voque dans la "Prface" de Soi-mme comme un autre, la

    mise au jour dune puissance imaginative uvrant toujours dj en de de la subjectivit

    humaine fait peser un doute redoutable sur la possibilit mme de la constitution de cette soi-

    disant subjectivit. Il nous semble, en ce sens, que cest prcisment la prise de conscience de cette

    difficult centrale qui conduit Ricur partir de LEssai sur Freud et du Conflit des interprtations

    substituer progressivement une problmatique de lillusion la problmatique de la culpabilit

    qui gouvernait lensemble de la Philosophie de la volont. Dun soi menac dun dchirement sans

    recours en raison de lexprience tragique de la faute, on est ainsi pass un soi constamment

    expos au soupon et menac de dissolution, en raison des diffrentes illusions dont il est

    victime.

    travers cette grille de lecture, on peut ds lors interprter la priode intermdiaire entre

    LHomme faillible et Soi-mme comme un autre comme une priode durant laquelle Ricur ne cesse

    de mettre son projet danthropologie philosophique lpreuve de la dconstruction des illusions

    du sujet,15 tout en explorant conjointement dabord dans La Symbolique du mal, puis dans ces

    deux uvres jumelles que sont La Mtaphore vive et Temps et rcit les potentialits cratrices de

    limagination langagire16 susceptibles dtre ensuite rintgres dans le cadre anthropologique

    dune hermneutique du soi. Comme le souligne le philosophe dans une formule qui rsume

    admirablement le double front de ses recherches durant cette priode: "La dconstruction des

    illusions du sujet est seulement laspect ngatif de ce quil faut bien appeler limagination."17 Or, il

    nous semble prcisment que la mise au jour de cette corrlation dcisive entre dconstruction des

    illusions du sujet et imagination projette un clairage nouveau sur les deux tapes ultimes de

    lanthropologie ricurienne. Si Soi-mme comme un autre hrite de la problmatique du soupon et

    si cette problmatique se prolonge et se transforme dans la question de la mconnaissance qui

    accompagne chaque tape de Parcours de la reconnaissance, on peut en effet tenter de lire les

    concepts dattestation et de reconnaissance comme les deux rpliques labores par Ricur pour

    relever les dfis du soupon et de la mconnaissance qui menacent la possibilit mme de la

    constitution dune certaine identit du soi. Dans cette perspective, ce qui fait alors la nouveaut

    des concepts dattestation et de reconnaissance, cest que, tout en lgitimant lide dune

    constitution potique du soi, ils viennent en mme temps poser une limite proprement pratique

    cette constitution potique afin de lui confrer une forme de vrit pratique. Pour le dire en un

    mot, les concepts dattestation et de reconnaissance reprsentent selon nous deux efforts

    successifs de Ricur pour articuler une philosophie de limagination18 dj largement esquisse dans

    les ouvrages prcdents avec une philosophie du tmoignage inspire de Nabert et capable de poser

    la question de la vrit dune hermneutique du soi. On peut considrer en ce sens les deux

    dernires tapes du projet anthropologique ricurien comme une tentative pour penser une

    articulation du potique et du pratique susceptible de nous conduire lide dune constitution

    potico-pratique du soi dans lhorizon dune ontologie de lacte et de la puissance.

    nos yeux, cest prcisment la conqute progressive de cette ide dune affirmation

    potico-pratique du soi qui explique un certain tournant de lanthropologie ricurienne partir de

    Soi-mme comme un autre et de Parcours de la reconnaissance. Ce tournant, cest dune part celui de

  • Affirmation originaire, attestation, reconnaissance

    tudes Ricuriennes / Ricur Studies Vol 2, No 1 (2011) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58 http://ricoeur.pitt.edu

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    la question de lidentit, qui vient se substituer la question de lunit de la subjectivit humaine

    au-del de la brisure du cogito, et cest, dautre part, le "tournant de lintersubjectivit,"19 marqu

    par la dcision ricurienne daccorder une place croissante la relation autrui au sein de son

    anthropologie philosophique.

    Affirmation originaire, attestation, reconnaissance: la croise du dialogue avec Nabert et de la

    question du tmoignage

    Si ces deux tournants lis la mise au jour de la constitution potico-pratique dun soi

    agissant et souffrant ne nous paraissent pas remettre en cause la continuit de problmatique et de

    mthode de lanthropologie ricurienne, nous voudrions maintenant, pour parachever notre

    rflexion, esquisser les grandes lignes dune gense des concepts dattestation et de

    reconnaissance dans leur relation au concept plus ancien daffirmation originaire et la lumire

    du dialogue constant de Ricur avec la philosophie de Nabert.

    Le problme de laffirmation originaire

    Dans cette perspective, il est dabord frappant de noter que cest seulement dans la

    "Conclusion" de LHomme faillible cest--dire dans une sorte de dduction transcendantale des

    catgories philosophiques susceptibles de rendre compte de la limitation humaine et du statut de

    mdiation fragile de ltre-homme quapparat la notion pourtant centrale daffirmation

    originaire. Quil sagisse du verbe infini, de lide de bonheur en tant que totalit pratique ou du

    bonheur "sensible au cur" (cest--dire de cet infini de notre aspiration spirituelle bien exprim

    par lEros platonicien), laffirmation originaire caractrise, selon Ricur, ce ple dinfinitude

    partir duquel une subjectivit humaine est susceptible dadvenir. Cette polarit originaire qui

    nous ouvre linfini ne devient cependant une subjectivit concrte qu travers une "ngation

    existentielle" qui prend, dans lordre thorique, le nom de perspective, dans lordre pratique, le

    nom de caractre et dans lordre affectif, celui de sentiment vital. Pour Ricur, cest seulement

    partir de ce mixte de finitude et dinfinitude que peut se comprendre le sentiment fondamental

    de non-concidence de soi soi qui caractrise en propre la subjectivit humaine.

    Au vu de ce qui prcde, si on peut ds lors considrer que le concept daffirmation

    originaire confre indiscutablement la dduction finale de LHomme faillible sa cohrence, son

    ple dunification des diffrentes fonctions de la subjectivit, ainsi que son assise rflexive, le

    problme est que la conclusion de louvrage ne donne aucune prcision sur le statut de ce concept

    et sur les conditions rflexives de sa mise au jour. Si, en accord avec Nabert, Ricur considre que

    laffirmation originaire ne peut tre conue comme un principe mtaphysique distinct du moi et

    susceptible dtre connu spculativement avant dtre mis en relation avec la conscience, en

    revanche, il ne nous montre pas explicitement comment la rflexion philosophique peut, dans

    une dmarche thique de rappropriation de notre effort dexister, accder cette affirmation

    originaire. Dans la mesure o LHomme faillible est une uvre qui est directement ddie Nabert

    et dans la mesure aussi o l"Avant propos" de louvrage fait tat de la dette de Ricur lgard

    de la notion daffirmation originaire labore dans les Elments pour une thique, puis reprise et

    approfondie dans lEssai sur le mal, il ne fait pas de doute ici que Ricur sest bien propos une

    certaine rappropriation du concept nabertien. Mais alors que, dans les Elments pour une thique,

    cest partir dune analyse rflexive sur les expriences ngatives de lchec, de la solitude et de

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    la faute que Nabert tait conduit mettre au jour, au cur mme de ces expriences de non-tre,

    une affirmation originaire et absolue, au principe mme de notre subjectivit; dans LHomme

    faillible, tout se passe comme si Ricur considrait la conqute rflexive de la notion daffirmation

    originaire comme un acquis susceptible dtre repris dans le cadre de sa propre anthropologie et

    quil se contentait, pour cette raison, dinsrer directement ce concept daffirmation originaire

    dans la dduction synthtique qui conclut son ouvrage.20

    Quelles que soient les difficults qui entourent linterprtation de cette dette de Ricur

    lgard de Nabert, il reste que sa premire esquisse danthropologie philosophique trouve

    incontestablement son centre de gravit dans un concept daffirmation originaire directement

    inspir de Nabert. Or, il est inexact de considrer que la notion daffirmation originaire

    fonctionnerait en quelque sorte comme une solution par rapport aux problmes soulevs par

    lanthropologie de la disproportion dveloppe dans LHomme faillible. En hritant de ce concept

    daffirmation originaire, il semble au contraire que Ricur ait hrit dun problme double. Le

    premier problme concerne dabord les limites du pouvoir dunification de laffirmation

    originaire : si cette dernire parat en effet en mesure dunifier les trois fonctions principales de la

    subjectivit humaine savoir, le connatre, lagir et le sentir - elle ne rend pourtant possible

    quune unit encore abstraite21 car le plan du "thumos" ou de la subjectivit concrte reste encore

    livr la multiplicit et la dissmination. En ce sens, cest prcisment parce que, dans LHomme

    faillible, la notion daffirmation originaire ne permet pas de penser jusquau bout lunit concrte

    du soi humain, quelle appelle un questionnement sur lidentit du soi qui deviendra justement le

    problme central de lanthropologie ricurienne partir de Soi-mme comme un autre. A ce titre,

    ni le concept dattestation ni le concept de reconnaissance ne sont intelligibles si lon ne se rfre

    pas cet axe fondamental des deux dernires tapes de lanthropologie ricurienne que

    constitue la question de lidentit du soi.

    Mais au-del de ce problme de lidentit, la notion daffirmation originaire soulve

    galement un second problme que Ricur hrite directement de Nabert. Sil ne fait pas de

    doute, en effet, que lauteur des Elments pour une thique cherche surmonter une certaine dualit

    de la rflexion et de lexprience dans lunit du concept daffirmation originaire, il nest toutefois

    pas certain que laffirmation originaire chappe au final toute forme de dualit. En dautres

    termes, il se pourrait bien quelle laisse subsister son tour une sorte de ddoublement entre la

    certitude la fois irrelle et absolue quelle constitue et laction dans laquelle elle est cense

    sobjectiver.22 Comme le souligne Nabert lui-mme dans un passage dcisif des Elments pour une

    thique,23 la notion daffirmation originaire se prsente indissociablement comme une certitude

    suprme conquise par la rflexion et comme un appel vrifier dans le monde et par laction la

    puissance de ce jugement thtique qui la constitue. Parce que laffirmation originaire ne saurait en

    effet se rduire une pure certitude intrieure, elle ne peut elle-mme se maintenir que si elle

    sefforce constamment de sprouver ou de se "vrifier" dans laction. Il apparat en ce sens que la

    notion daffirmation originaire soulve la fois un problme dexpression et un problme de

    vrification; et on peut considrer que ce sont prcisment ces deux problmes que Ricur ne

    cessera dapprofondir tout au long de sa rflexion philosophique, quitte abandonner finalement

    le concept daffirmation originaire. Pour le dire autrement, il nous semble donc que les concepts

    dattestation et de reconnaissance sont directement ns dun questionnement sur ces difficults

    inhrentes au concept nabertien daffirmation originaire. Si, dans le chapitre des Elments pour

    une thique quil consacrait "La promotion des valeurs"24, Nabert insistait dj sur la fonction

    dcisive de limagination dans ce passage incessant de lacte au signe que reprsente la

  • Affirmation originaire, attestation, reconnaissance

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    symbolisation de laffirmation originaire qui nous constitue, il est clair que toute la philosophie

    de limagination de Ricur, en tant quelle sefforce de penser une constitution potique du soi,

    sinscrit trs prcisment dans le cadre de cette "philosophie de lexpression." Mais, en accordant

    une place croissante cette constitution mythico-potique du soi, Ricur ne fera en fait

    quaccentuer et dramatiser davantage le problme, dj soulev par Nabert, de la possibilit

    constante dune occultation de lacte dans le signe. Du mme coup, cest la problmatique de la

    vrification qui sest ainsi trouve place au cur de lanthropologie ricurienne. On peut en effet

    considrer que lide nabertienne dune "vrification" de laffirmation originaire prfigure

    lvidence les concepts dattestation et de reconnaissance, car elle pointe dj la ncessit de

    dpasser une simple interprtation des signes dans lesquels sobjective notre acte dexister,

    travers lexigence thique dun dpassement de linterprtation dans laction.

    Les raisons de labandon du concept daffirmation originaire

    Comment expliquer ds lors que Ricur ait finalement choisi dabandonner le concept

    daffirmation originaire pour forger ses propres concepts dattestation et de reconnaissance, alors

    que son projet anthropologique hrite pourtant dune difficult directement lie au statut

    pistmologique et ontologique de laffirmation originaire? Selon nous, cest avant tout le

    positionnement de Ricur lgard de lEssai sur le mal de Nabert ainsi que ses rticences

    conserver un concept de "conscience pure" ou de "moi pur" que la philosophie nabertienne a

    toujours associ son analyse rflexive de la notion daffirmation originaire, qui expliquent son

    abandon progressif du concept daffirmation originaire. Comme il sen est expliqu clairement

    dans un article de 1959 consacr lEssai sur le mal, Ricur a toujours refus cette consquence

    ultime de la rflexion nabertienne sur le mal qui conduit finalement le philosophe mettre

    laltrit et lindividuation des consciences au compte du mal. Parce que Nabert interprte avant tout

    le "commerce des consciences" comme une certaine exprience de lUn ou de la vie unitive des

    consciences, il est en effet amen exclure lide dune pluralit numrique du moi pur et, par

    voie de consquence, identifier la finitude de la pluralit des consciences au mal lui-mme. Ds

    le dbut de son uvre philosophique et sous linfluence de Jaspers, Ricur dfend au contraire

    lide dun caractre indpassable de la pluralit des consciences; et cest pourquoi, contre Nabert, il

    tiendra toujours bien distinguer "la pluralit originaire des vocations personnelles et la jalousie

    qui oppose et isole les consciences."25 Si cette affirmation dune bont originaire de la pluralit des

    consciences, solidaire dune distinction irrductible entre finitude et mal, navait pas encore t

    vraiment thmatise et approfondie dans lanthropologie de LHomme faillible, cest qu lpoque

    de la Philosophie de la volont, Ricur considre cette anthropologie comme une simple "esquisse"

    destine tre complte par une "empirique de la volont serve" - cense dcrire la volont captive

    de la faute dans lhistoire en sappuyant sur un dialogue avec les sciences humaines, le droit et la

    philosophie politique et par une "potique de la volont", dont la vise centrale aurait t le

    dchiffrement potique des expriences de libration et de rgnration de notre volont. Cest

    donc principalement dans le cadre de cette "potique" que Ricur aurait d aborder la question

    de la pluralit humaine et de lintersubjectivit, puisquil prvoyait initialement dachever la

    Philosophie de la volont par une rflexion potique sur lamour et la relation autrui comme

    sources fondamentales de linspiration de notre vouloir. Or, si on peut estimer que les rflexions

    de Ricur sur la psychanalyse et sur le droit remplissent une partie du programme initial de

    l"empirique de la volont serve," en revanche, Ricur ncrira jamais la "potique de la volont"

    telle quelle avait t projete dans l"Introduction gnrale" de la Philosophie de la volont. Dans la

  • Jean-Luc Amalric

    tudes Ricuriennes / Ricur Studies Vol 2, No 1 (2011) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58 http://ricoeur.pitt.edu

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    mesure o cette "potique" en qute dun vouloir rgnr se serait nourrie dune certaine

    rappropriation de lexprience religieuse, on peut considrer que cest la dcision prise par

    Ricur - au sortir de la Philosophie de la volont de sen tenir finalement au suspens agnostique

    dune "philosophie sans labsolu" qui la progressivement conduit renoncer cette "potique"

    inspire de la mtaphysique jaspersienne des chiffres de Transcendance. En ce sens, nous

    pensons quil faut donc interprter le renouvellement de lanthropologie ricurienne la lumire

    de cette suspension de la question de labsolu : il nous semble en effet que cest dans un mme geste

    que Ricur opre une suspension de labsolu dabord entendue comme suspension de lUn, quil

    abandonne la notion nabertienne de moi pur trop lie ses yeux la fois au problme de lUn et

    au concept de conscience -, et que se dcouvre lui la tche de penser nouveau frais une

    hermneutique du soi susceptible de poser conjointement la question de la constitution du soi,

    dans sa prtention la vracit, et la question de la relation autrui comme condition de possibilit

    de cette formation identitaire du soi.

    Du tmoignage lattestation

    Le paradoxe ici, cest que le dialogue de Ricur avec la philosophie de Nabert nest

    jamais rompu: nous pensons en effet que cest grce une mditation approfondie sur la question

    du tmoignage,26 directement inspire de lhermneutique du tmoignage esquisse dans Le Dsir

    de Dieu (cest--dire dans la dernire uvre inacheve de Nabert), que Ricur mettra en uvre

    un travail conceptuel prparatoire qui lui servira en quelque sorte de laboratoire, pour

    llaboration de ses concepts dattestation et de reconnaissance. Or, si, dans son article consacr

    "LHermneutique du tmoignage", Ricur examine effectivement les conditions de possibilit

    dune hermneutique du tmoignage conue comme hermneutique de labsolu puisque,

    comme latteste lide dun "tmoignage absolu de labsolu", le projet de Nabert est bien de

    joindre une exprience de labsolu cette ide de labsolu que constitue la notion daffirmation

    originaire - il reste que les analyses de Soi-mme comme un autre et de Parcours de la reconnaissance

    sen tiendront un plan intersubjectif situ en de de cette problmatique de labsolu, de LUn et

    du divin qui gouverne la dernire philosophie de Nabert.

    Quels sont donc les principaux lments dune philosophie du tmoignage que Ricur

    reprend son compte? Pour tre bref, on pourrait dire que la notion de tmoignage ajoute lide

    dune constitution imaginaire et potique du soi, lide dun engagement la fois pratique et thique.

    Non seulement le tmoignage suppose un engagement pratique qui renvoie de linterprtation

    laction et de la pluralit des actions lhistoire du soi, mais il implique en outre un engagement

    thique, car cest toujours devant les autres que je tmoigne et que je suis prt rpondre

    moralement de mes actes. Or, il nous semble prcisment que lon doit chercher dans ce double

    engagement du tmoignage une double rplique: dune part, ce qui constitue le mauvais infini de

    linterprtation potique de soi, et dautre part, au risque dillusion indfectiblement li lide

    dune constitution imaginative de la subjectivit humaine.27 nos yeux, sans jamais sidentifier

    totalement avec lide de tmoignage,28 la notion dattestation dveloppe dans Soi-mme comme

    un autre a justement pour fonction de recueillir ces deux dimensions pratique et thique du

    tmoignage, de faon les intgrer dsormais la construction identitaire du soi. Dun ct,

    lattestation hrite bien de la dimension pratique du tmoignage puisque, comme le tmoignage,

    elle donne un "coup darrt" au mauvais infini de linterprtation et de la constitution mythico-

    potique du soi.29 Mais dun autre ct, ce coup darrt ne peut jamais faire lobjet dune certitude

  • Affirmation originaire, attestation, reconnaissance

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    thorique ou dune connaissance spculative et cest pourquoi, en tant quil mane dune

    affirmation pratique du soi, il implique, dans son exigence de vracit, un engagement moral

    lgard dautrui. En dautres termes, si lattestation, comme le tmoignage, prtend nous donner

    un accs lexprience vive, ce nest pas parce quelle pourrait faire lobjet dune vrification

    empirique ou dune rappropriation spculative, mais cest quelle constitue la seule rplique

    possible au soupon concernant la possibilit mme dune constitution potique du soi.30 On

    retrouve en ce sens le double statut, pistmique et ontologique, du concept dattestation. Si, dun

    point de vue pistmique, lattestation nest pas une opinion qui correspondrait un degr

    infrieur du savoir mais une croyance non-doxique, une confiance dans nos pouvoirs (pouvoirs

    de dire, de faire, de se reconnatre personnage de rcit et de rpondre de nos actes) qui

    sapparente donc une certitude pratique; dun point de vue ontologique, elle est en mme temps

    anime dune vise ontologique ou dune "vhmence ontologique" qui traverse le phnomne

    du soi. En dautres termes, elle est la certitude pratique que chacun a dexister sur le mode de

    lipsit, cest--dire selon un mode dtre susceptible de trouver son expression adquate dans une

    ontologie de lacte et de la puissance.

    On peut considrer, ce titre, que la question de lidentit narrative concentre tous les

    enjeux anthropologiques de la nouveaut de ce concept ricurien dattestation. Le concept

    didentit narrative, esquiss pour la premire fois dans Temps et rcit et pleinement labor dans

    Soi-mme comme un autre, correspond en effet une reprise et un approfondissement de la

    problmatique du "cur" sur laquelle sachevait LHomme faillible. Si le principal acquis de Temps

    et rcit avait consist mettre au jour la fonction essentielle du pouvoir fictionnel du rcit dans la

    constitution dune identit narrative du soi, lapport de la rlaboration conceptuelle du concept

    didentit narrative dans Soi-mme comme un autre - la lumire de la double dialectique de lidem

    et de lipse et de lipse et de laltrit - consiste justement rattacher dsormais le caractre fictionnel

    du rcit de soi lattestation, de faon confrer lidentit narrative une vritable ancrage

    pratique et ontologique. Pour voquer dabord la premire dialectique de lidem et de lipse,

    lidentit narrative se prsente dans un premier temps comme la mdiation privilgie de ces

    modes de permanence dans le temps constitutives du soi que sont, dune part, la "persistance-

    mmet" du caractre et, dautre part, la "persvrance-ipsit" du maintien de soi dans la

    promesse. Pour Ricur, si cette mdiation dialectique de lidentit-mmet du caractre et de

    lidentit-ipsit de la promesse a bien pour vise lunit narrative de la vie du soi, elle nest

    pourtant capable de produire quun "mixte instable de fabulation et dexprience vive."31 En ce

    sens, mme si la fiction apporte sa contribution irremplaable la mise en forme du maintien de

    soi de la promesse, elle ne suffit pas pour autant rendre compte de la capacit du soi

    promettre. Selon Ricur, en effet, cette capacit excde doublement le pouvoir fictionnel que le

    soi est susceptible de mette en uvre: non seulement elle trouve son origine dans la pluralit

    humaine et non dans le soi isol mais en outre, elle repose fondamentalement sur lexigence

    morale de rpondre de nos actes devant autrui. Aussi bien, ce qui confre en dernire instance sa

    porte ontologique la notion didentit narrative, cest notre capacit tmoigner devant les

    autres de notre ipsit, travers la promesse tenue.

    Dans cette perspective, ce qui fait donc loriginalit de notre pouvoir de nous raconter,

    cest quil nimplique pas seulement une dialectique de ltre et de lacte qui est au fond une

    dialectique de lauto-affection, mais renvoie galement une dialectique de ltre, de lacte et de lautre

    qui est une dialectique daffection et dauto-affection. En dautres termes, lidentit narrative, parce

    quelle se situe la charnire entre description et prescription, comporte une dimension thique et

  • Jean-Luc Amalric

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    intersubjective absolument capitale et implique, outre la dialectique de lidem et de lipse, une

    dialectique complmentaire de lipse et de laltrit. Non seulement, en effet, toute histoire de vie

    est enchevtre dans dautres histoires de vie, mais la thse de Ricur est que, pour au moins

    deux raisons, une attestation de soi isole ne saurait se maintenir et se renouveler sans le secours

    dautrui. La premire raison de cette dpendance lgard dautrui, cest que seule la relation

    lautre permet au soi dactualiser ses pouvoirs, cest--dire de passer de la capacit auto-asserte

    lexercice effectif de cette capacit. La seconde, cest que seule la responsabilit thique lgard des

    autres est finalement susceptible de confrer lipsit sa consistance et sa cohsion. En ce sens, il

    ne fait pas de doute que la rfrence lthique de Levinas joue un rle tout fait dcisif dans

    lanthropologie philosophique de Soi-mme comme un autre: elle confre en effet lattestation

    cette dimension thique et intersubjective sans laquelle la vhmence ontologique de lauto-

    assertion de soi risquerait de se perdre dans les mandres de limaginaire. Sans cette injonction

    thique de lautre et sans ce pouvoir qua le soi de rpondre laccusation par laccusatif: me voici!

    selon une expression chre Levinas - limagination narrative, elle seule, ne saurait jamais

    chapper aux risques dune dissolution du soi. En dautres termes, cest parce que le soi est rendu

    responsable par lattente de lautre, quil est capable dun engagement pratique et moral qui

    reprsente comme un "coup darrt" par rapport au mauvais infini de lerrance des variations

    imaginatives sur le soi. On peut dire en ce sens que ce qui fait la nouveaut incontestable du

    concept dattestation par rapport au concept antrieur daffirmation originaire, cest cette

    dialectique de ltre, de lacte et de lautre quil enveloppe dans ses plis. Parce que, de faon

    dsormais explicite, lacte nest plus identifi lUn, il apparat ds lors que ces trois figures de

    laltrit que distingue la "Dixime Etude" de Soi-mme comme un autre savoir: le corps propre,

    autrui et la conscience, entendue au sens de Gewissen correspondent en fait trois

    modalisations possibles de lacte. Pour tre plus prcis, le corps propre, autrui et la conscience se

    prsentent dsormais comme trois foyers irrductibles de lacte dont lunit ne saurait tre fonde

    dans un Acte pur mais peut seulement tre apprhende travers lide dune "unit analogique de

    lagir humain."32 Si lattestation est bien le type de certitude qui correspond un cogito bris et si

    elle fait signe vers une ontologie de lacte et de la puissance, il nous faut donc en mme temps

    ajouter quelle est une "attestation elle-mme brise, dans la mesure o laltrit jointe lipsit

    ne satteste elle-mme que dans des expriences disparates.

    De lattestation la reconnaissance

    Il nous semble ds lors que la transition entre attestation et reconnaissance nous est donne

    par le concept de capacit qui est certes dj prsent dans Soi-mme comme un autre, mais qui

    simpose surtout dans la reprise rflexive que fait Ricur dans La Mmoire, lhistoire, loubli mais

    aussi plus largement dans diffrents articles33 publis entre 1990 et 2004 - des principaux acquis

    de lanthropologie de lattestation dveloppe dans cet ouvrage. Ce qui fait, en effet, tout lintrt

    du concept de capacit, cest quil prsente un caractre synthtique qui transcende aussi bien

    une opposition rigide entre puissance et acte quune opposition massive entre thique et ontologie.

    Pour Ricur, parler dune phnomnologie hermneutique de lhomme capable, cest parler

    dune anthropologie philosophique centre sur lexprience du Je peux, dans sa dimension la

    fois virtuelle et effective. Le concept de capacit doit donc bien tre interprt comme un concept

    mixte : non seulement parce quil dsigne la fois un pouvoir et lexprience effective de ce

    pouvoir, mais aussi parce quil exprime la fois un pouvoir et une exigence morale lie

    lexercice de ce pouvoir. Si on peut considrer quil sagit dun concept qui implique, comme on

  • Affirmation originaire, attestation, reconnaissance

    tudes Ricuriennes / Ricur Studies Vol 2, No 1 (2011) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58 http://ricoeur.pitt.edu

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    la vu, une certaine dialectique de ltre, de lacte et de lautre, il ne fait pas de doute, en mme

    temps quil fait signe vers une certaine exprience de ltre comme acte qui a toujours prcd la

    prise de conscience de nos pouvoirs.

    Au-del de labandon du concept daffirmation originaire, il nous semble par l mme

    que, dans cette dernire phase de sa rflexion anthropologique qui conduit Parcours de la

    reconnaissance, Ricur poursuit en fait, sa manire, une exgse toujours plus approfondie de la

    notion nabertienne. Si, comme en tmoigne clairement son article de 1989 consacr "Levinas,

    penseur du tmoignage", il tente dsormais, sur les pas de lhermneutique nabertienne du

    tmoignage, de se frayer une voie mdiane, entre lontologie sans thique de Heidegger et lthique

    sans ontologie de Levinas, on peut galement considrer que la mise au jour dun primat de ltre

    comme acte sur nos pouvoirs et nos capacits le conduit directement la racine mme de lide de

    reconnaissance. Car, titre primordial, il semble que la spcificit mme du concept de

    reconnaissance soit de caractriser avant tout un certain rapport ce qui nous prcde ou nous

    dpasse. Or, il est frappant de noter que Nabert caractrisait dj la prise de conscience de

    laffirmation originaire qui nous constitue en des termes trs voisins de celui de reconnaissance.

    Comme il le soulignait nettement dans les Elments pour une thique: "Bien loin, en effet, que le Je

    suis soit position autonome dun sujet, il nest rien de plus que laffirmation absolue saffirmant

    par lacte dune conscience qui devient conscience de soi, dans le moment o elle dcouvre

    quelle nest pas par soi."34 En ce sens, on pourrait dire que le concept de reconnaissance, la

    diffrence du concept dattestation qui quivaut une sorte de position pratique du soi, met

    davantage laccent sur lexprience de la passivit et de laltrit au cur du soi: elle est la marque

    de la passivit dun soi qui, dans le moment mme o il saffirme, dcouvre quil nest pas par soi.

    A ce titre, ce qui fait lapport principal du concept de reconnaissance-attestation qui

    caractrise la reconnaissance de soi dans Parcours de la reconnaissance, cest quil enracine

    lattestation dans une exprience plus originaire de la reconnaissance implicite de nos pouvoirs et

    de notre responsabilit et quil nous donne par l mme comprendre lattestation comme la

    reprise rflexive dune prcomprhension plus originaire du Je peux. En mme temps, la liste des

    capacits humaines sallonge, puisque, aux pouvoirs dj voqus dans lanthropologie de Soi-

    mme comme un autre, viennent sajouter, dune part, le pouvoir de promettre et le pouvoir de se

    souvenir tous deux lis la constitution temporelle du soi -, et dautre part, les capacits

    sociales ou "capabilits" qui font la transition entre la reconnaissance de soi et la reconnaissance

    mutuelle. Si jusqu Soi-mme comme un autre, lessentiel des analyses anthropologiques de Ricur

    avait t consacr aux synthses mergentes, que celles-ci soient dordre thorique, pratique ou

    langagier (comme cest le cas des synthses imaginatives de la mtaphore ou du rcit), il semble

    que lapprofondissement croissant de la question diltheyienne de la "connexion de la vie"

    (Zusammenhang des Lebens) en liaison avec la question de lipsit ait conduit progressivement

    Ricur - surtout partir de La Mmoire, lhistoire, loubli mettre au jour une certaine

    philosophie de ltre-au-monde et des "synthses passives," dans le but de dvoiler le soubassement

    antprdicatif de la constitution potico-pratique du soi. Cest ainsi quau terme de litinraire

    philosophique ricurien la problmatique de la reconnaissance recroise en partie la

    problmatique du consentement linvolontaire absolu et la vie qui avait occup la dernire

    partie du Volontaire et lInvolontaire. Si le mouvement densemble de Parcours de la reconnaissance

    consiste passer de la reconnaissance active de quelque chose et de soi-mme la demande

    dtre reconnu par les autres cest--dire de lusage du verbe "reconnatre" la voix active son

    usage la voix passive - le dploiement interne de chacune des trois parties de louvrage est lui-

  • Jean-Luc Amalric

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    mme anim dun mouvement de dcentrement de la subjectivit en direction des "choses mmes"

    qui tombent sous la reconnaissance. Parce que louvrage tout entier revendique la possibilit de

    rpliquer la premire rvolution copernicienne centre sur la subjectivit par une "seconde

    rvolution copernicienne"35 qui rinsre le cogito dans ltre et dcentre la rflexion en direction des

    "choses mmes et des personnes avec lesquelles le soi est en relation, on peut considrer en ce

    sens que Parcours de la reconnaissance renoue galement, au moins de faon partielle, avec le projet

    dune "potique de la volont" initialement formul dans la Philosophie de la volont.

    Dans cette perspective, ce qui fait, nos yeux, la grande nouveaut du concept ricurien

    de reconnaissance par rapport au concept dattestation, cest quil revendique la possibilit dun

    accs direct lexprience vive qui va au-del dun simple engagement pratique port par une

    vhmence ontologique. Comme en tmoigne le chapitre III de la Premire partie de Parcours de

    la reconnaissance intitul: "Les ruines de la reprsentation", Ricur prend acte du cong donn aux

    philosophies du sujet ainsi que de la sortie corrlative du "cercle magique de la reprsentation"36

    pour sen rfrer dsormais des expriences qui dpassent fondamentalement les activits

    constituantes de la conscience et oprent de faon dcisive un plan antprdicatif.37 Or, ce qui

    est nouveau, dans ces expriences que Ricur met dornavant au centre de son anthropologie,

    cest que, si, dun ct elles procdent bien de nos capacits, dun autre ct, elles nous affectent

    en mme temps comme des vnements qui paraissent dpasser ces capacits elles-mmes. Cest,

    par excellence, le cas de la reconnaissance mmorielle, car elle fonctionne prcisment comme

    une exprience dans laquelle une certaine discrimination de lantrieur et de lirrel se manifeste.

    Dans ce que Ricur appelle significativement "le petit miracle" de la reconnaissance mmorielle se

    dvoile ainsi une capacit distinguer fiction et souvenir, cest--dire une capacit inoue de

    dpartage entre limagination et la mmoire, qui fait signe vers la possibilit dun accs pratique au

    rel, au-del mme de la constitution potique du soi.

    Il nous semble, pour conclure, que cest ce mme rapprochement entre reconnaissance et

    exprience que prsuppose au chapitre V de la Troisime partie de Parcours de la reconnaissance

    intitul: "La lutte pour la reconnaissance et les tats de paix" - la rfrence que fait Ricur ces

    expriences pacifies de reconnaissance mutuelle, capables selon lui de rpliquer lide hglienne

    dune ncessaire conflictualit de la qute de reconnaissance. Ce qui est trs frappant, cest que

    lexprience dune reconnaissance symbolique dans la mutualit du don parat jouer ici, lgard

    du mauvais infini du dsir de reconnaissance, le rle que jouait le tmoignage lgard du mauvais

    infini des variations imaginatives et des interprtations conflictuelles du soi. On pourrait dire, en ce

    sens, que la dernire tape de lanthropologie philosophique ricurienne nous conduit par l

    mme une certaine conception de la reconnaissance mutuelle comme tmoignage mutuel. De

    mme que Jaspers parlait dun "rapport dexistence existence," de mme que Nabert parlait dun

    "rapport dacte acte," le dernier Ricur tente de penser une communication des tmoignages

    capable de porter lattestation de soi. Si, lvidence, la reconnaissance mutuelle apparat

    dsormais comme une condition de possibilit de la reconnaissance-attestation de soi,

    lintersubjectivit nest pas pour autant place en position de fondement absolu. Il faudrait dire

    plutt que, dans ses rflexions toujours en route et jamais acheves sur la question de lidentit et

    de la mdiation humaine, Ricur est en qute dun certain quilibre tensionnel entre ces deux

    figures de laltrit que sont, dune part, la "Hauteur" de la conscience et dautre part,

    l"Extriorit" dautrui.

    Jusquau bout, le soi ricurien reste donc un soi relationnel: mais la relation verticale du

    soi son principe anime par une dialectique de ltre et de lacte est venue progressivement

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    sajouter une relation du soi lautre, elle-mme gouverne par une dialectique de la dissymtrie

    et de la rciprocit constitutive de toute reconnaissance humaine authentique. Si lanthropologie

    ricurienne, en raison de son caractre rflexif, demeure bien dans lorbe dune philosophie du

    jugement, et si lattestation reprsente en ce sens linstance du jugement qui fait face au soupon,

    sa progression au cours du temps tmoigne en revanche dun effort constant pour librer ce

    jugement pratico-thique de lemprise de toute thorie de la connaissance afin de nous donner accs

    la signification profonde de notre exprience morale. Loin que la reconnaissance vienne donc se

    substituer lattestation, elle est plutt ce qui la complte et lenrichit, en enracinant toujours plus

    bas dans le dsir, dans lintersubjectivit et dans la vie laffirmation potico-pratique dun soi en

    qute de vrit.

  • Jean-Luc Amalric

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    1 Paul Ricur, "Emmanuel Levinas, penseur du tmoignage," Lectures 3: Aux frontires de la philosophie

    (Paris: Seuil, 1994), 103.

    2 Lorsque nous distinguons ainsi trois tapes dans lanthropologie ricurienne, nous entendons

    simplement souligner le fait que, dans luvre entire du philosophe, seuls les trois ouvrages que

    nous citons exposent de manire synthtique une vritable anthropologie philosophique. Il va de soi

    que, au-del de ces exposs de caractre plus ou moins systmatique, on peut considrer que toute

    luvre de Ricur reste par ailleurs centre sur la question de lhomme agissant et souffrant.

    3 Cette ide dun passage de "lhomme faillible" "lhomme capable" a donn son titre louvrage collectif

    dirig par Galle Fiasse et prcisment intitul: Paul Ricur: de lhomme faillible lhomme capable

    (Paris: P.U.F, 2008). Si, dans son introduction, Galle Fiasse souligne effectivement ce passage dune

    philosophie du mal et de la faillibilit une philosophie davantage axe sur la thmatique du bonheur

    et de la capacit, il faut en outre signaler quun tel mouvement avait dj t mis en relief dans

    louvrage de Michal Fssel et Olivier Mongin intitul: Paul Ricur, de lhomme coupable lhomme

    capable (ADPF Editions, 2005).

    4 Dans la mesure o notre intention est de montrer ici limportance de linfluence de luvre de Nabert sur

    lanthropologie philosophique de Ricur tout au long des quarante-quatre annes qui sparent

    LHomme faillible de Parcours de la reconnaissance, nous ne pouvons que prendre nos distances avec

    linterprtation dinspiration heideggrienne de luvre de Ricur que propose Bernard Stevens dans

    son ouvrage intitul: LApprentissage des signes: Lecture de Paul Ricur (Dordrecht: Kluwer

    Academic Publischers, 1991). Aussi riche et intressante soit-elle, il nous semble en effet que la

    lecture de Bernard Stevens surestime linfluence de Heidegger sur Ricur, de la mme faon quelle

    sous-estime linfluence de Nabert et de la philosophie rflexive franaise sur lanthropologie

    ricurienne. Or, selon nous, seule cette dernire influence permet de bien comprendre le statut et la

    porte de la mtaphysique de lacte et de la puissance qui sous-tend lhermneutique ricurienne du

    soi.

    5 Paul Ricur, Philosophie de la volont I: Le Volontaire et lInvolontaire (Paris: Aubier, 1950), 17.

    6 Ricur, Philosophie de la volont I, 17.

    7 Nous souscrivons, en ce sens, la thse de Marc Antoine Valle en ce qui concerne la nature

    relationnelle du soi ricurien, mais nos yeux, ce caractre relationnel du soi est dj fortement

    affirm dans lanthropologie de LHomme faillible, dans une perspective qui est prcisment celle de la

    philosophie rflexive franaise. Le soi relationnel que dcrit Ricur tout au long de sa premire

    esquisse anthropologique se trouve en effet sous la double influence du concept nabertien

    daffirmation originaire et de la conception biranienne de la subjectivit comme effort et relation

    originaire de lgot et du terme rsistant. cf. Valle Marc Antoine, "Quelle sorte dtre est le soi? Les

    implications ontologiques dune hermneutique du soi," Etudes ricuriennes/Ricur Studies 1:1

    (2010): 34-44.

    8 Nous reprenons ici une expression que Ricur utilise dans un entretien au journal La Croix en 1971: "Je

    crois, en effet, crit Ricur, que le cur de lexistence humaine nest ni la raison ni plus exactement

    le dsir, mais ce que jai appel trs souvent le noyau mythico-potique. Cest l que lhomme se fait

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    et se cre." Paul Ricur, Entretien avec Paul Ricur: "Jessaye dtre un mdiateur", Propos recueillis

    par Yves de Gentil-Baichis, La Croix (17 novembre 1971): 2. A notre connaissance, cest

    principalement dans Histoire et vrit, uvre contemporaine de la Philosophie de la volont, que

    Ricur utilise cette expression propos des cultures humaines. Pour tre exact, cest alors dun

    "noyau thico-mythique" (296) dont parle le philosophe, lorsquil voque lide dun noyau imaginaire

    thique et mythique qui serait le "noyau crateur" des civilisations.

    9 Nous rejoignons ici pleinement la thse soutenue par Yasuhiko Sugimura dans son article intitul:

    "LHomme, mdiation imparfaite. De LHomme faillible lhermneutique du soi" publi en 1995 dans

    louvrage collectif: Paul Ricur, Lhermneutique lcole de la phnomnologie (Paris: Beauchesne,

    1995) 195-217. Non seulement, en effet, Sugimura y dfend dj lide dune continuit entre

    lanthropologie de LHomme faillible et celle de Soi-mme comme un autre, mais il insiste galement

    sur le caractre central de la notion de mdiation chez Ricur. Mme si cet article ne fait pas

    directement rfrence Nabert, nous pensons enfin que Sugimura fait partie des interprtes de

    Ricur qui sont toujours rests trs sensibles linfluence de la philosophie rflexive franaise sur

    luvre du philosophe.

    10 Si lhermneutique ricurienne hrite dans sa structure rflexive de la philosophie de Nabert, encore

    faut-il prciser quelle sinscrit par l mme dans une tradition rflexive plus spinoziste et fichtenne

    que proprement cartsienne. Elle est spinoziste dans son insistance sur le dsir dtre de lhomme et

    sur la tche thique dune rappropriation de notre effort dexister, comme elle est fichtenne dans

    limportance quelle accorde au jugement thtique et la philosophie de lacte qui laccompagne.

    11 Paul Ricur, Soi-mme comme un autre (Paris: Seuil, 1990), 29.

    12 Ricur, Soi-mme comme un autre, 28.

    13 "A cet gard, crit Ricur, je suis redevable Jean Nabert pour cette attention porte au dtour par le

    ct "objectal" des expriences considres du point de vue des capacits mises en uvre. Le dtour

    par le "quoi" et le "comment", avant le retour au "qui", me parat explicitement requis par le caractre

    rflexif mme du soi, qui, dans le moment dauto-dsignation, se reconnat soi-mme." Paul Ricur,

    Parcours de la reconnaissance (Paris: Stock, 2004), 142.

    14 Ricur, Soi-mme comme un autre, 30.

    15 Il nous semble que cest Domenico Jervolino qui a la mieux cern le sens de cette mise lpreuve de la

    question de la subjectivit, lorsquil caractrise la dmarche de Ricur comme "un extraordinaire

    exercice asctique, dans la ligne de lpoch phnomnologique. Autrement dit, une rduction de la

    subjectivit plutt quune rduction la subjectivit, dans laquelle jaillit le pouvoir fini de dire et

    dagir qui peut encore relever du cogito." Jervolino Domenico, Ricur: Hermneutique et traduction

    (Paris: Ellipses, 2007), 49.

    16 La philosophie de limagination de Ricur est pourtant loin de se rsumer ces dernires uvres. Selon

    nous, en effet, non seulement la phnomnologie du Volontaire et lInvolontaire contient dj une

    thorisation au moins partielle de la fonction de limagination dans lagir humain, mais Ricur

    dveloppera en outre dans LIdologie et lutopie une analyse tout fait dcisive de limaginaire social

  • Jean-Luc Amalric

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    qui viendra prolonger et approfondir ses rflexions antrieures sur les fonctions pratique et potique

    de limagination. Signalons enfin que le philosophe nous livre lui-mme un expos synthtique des

    grandes articulations de sa philosophie de limagination dans un article capital de 1976 intitul:

    "Limagination dans le discours et dans laction: pour une thorie gnrale de limagination" et publi

    dans Du Texte laction (Paris: Seuil, 1986), 213-236.

    17 Paul Ricur, "Hermneutique philosophique et hermneutique biblique," Du Texte laction (Paris:

    Seuil, 1986), 132.

    18 Parmi les interprtes de Ricur, il est noter que Richard Kearney est lun des premiers avoir

    beaucoup insist sur limportance de la question de limagination dans la philosophie ricurienne.

    Cest le cas de son ouvrage intitul Potique du possible: Phnomnologie hermneutique de la

    figuration (Paris: Beauchesne, 1984) qui dveloppe un constant dialogue avec la philosophie de

    limagination de Ricur, mais aussi de plusieurs articles consacrs cette question. Voir en

    particulier: "Limagination narrative, entre lthique et le potique" publi dans Paul Ricur,

    Lhermneutique lcole de la phnomnologie, (Paris: Beauchesne, 1995), 283-304. Alain

    Thomasset, dans son interprtation densemble de luvre de Ricur, a lui aussi mis en relief la

    fonction centrale de lactivit imaginative dans lanthropologie ricurienne: Paul Ricur, une potique

    de la morale (Louvain: Leuven University Press, 1996); voir galement ce sujet un article

    synthtique du mme auteur intitul: "Limagination dans la pense de Paul Ricur, fonction potique

    du langage et transformation du sujet," Etudes thologiques et religieuses 80 (2005): 525-541. Nous

    ajouterons en outre que, dans la dernire partie de notre ouvrage consacr la question de la

    mtaphore chez Ricur et Derrida, nous avons, pour notre part, esquiss la thse selon laquelle

    lensemble de la philosophie ricurienne paraissait pouvoir se rassembler autour dune thorie

    gnrale de limagination capable de penser la puissance cratrice du langage tout en inventant une

    articulation indite entre le potique et le pratique: Jean-Luc Amalric, Ricur, Derrida: Lenjeu de la

    mtaphore (Paris: P.U.F, 2006), voir en particulier les pages 137 152. Signalons enfin que dans

    lintroduction de lanthologie quil consacre, avec Fabien Lamouche, aux textes de Ricur, Michal

    Fssel suggre lui aussi de considrer limagination comme ce qui confre son unit thmatique la

    philosophie de Ricur, dans la mesure o elle lui semble prcisment constituer le foyer mme vers

    o convergent les diffrentes questions qui traversent luvre du philosophe: Paul Ricur:

    Anthologie, textes choisis et prsents par Michal Fssel et Fabien Lamouche (Paris: Seuil, 2007),

    7-22.

    19 Nous reprenons ici une expression de Johann Michel qui, dans son ouvrage sur la philosophie

    ricurienne de lagir, consacre un chapitre entier ce "tournant de lintersubjectivit." Johann Michel,

    Paul Ricur: Une philosophie de lagir humain (Paris: Cerf, 2006), 73-119. Dans la mesure o nous

    nous efforcerons de montrer dans la suite de cet article que les notions dattestation et de

    reconnaissance impliqueront la substitution progressive dune dialectique de ltre, de lacte et de

    lautre la dialectique de ltre et de lacte qui caractrisait la notion daffirmation originaire, au cur

    de lanthropologie de LHomme faillible, nous ne pouvons que souscrire la thse de Johann Michel

    selon laquelle Soi-mme comme un autre marque un tournant dcisif dans la rflexion

    anthropologique et pistmologique de Ricur. Dsormais, ce sont bien les enjeux la fois pratiques

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    et thiques de la relation lautre qui vont passer au premier plan dans lanthropologie philosophique

    ricurienne.

    20 Dans la mesure o une note de la "Conclusion" de LHomme faillible dans - Paul Ricur, Philosophie de

    la volont II. Finitude et culpabilit. 1. LHomme faillible (Paris: Aubier, 1960), 152 - nous renvoie

    directement un article intitul "Ngativit et affirmation originaire" et publi dans Histoire et vrit

    Paul Ricur, Histoire et vrit (Paris: Seuil, 1964), 336-360 - on peut nanmoins supposer que

    Ricur considre justement cet article dcisif comme lexpos de sa propre conqute rflexive de la

    notion daffirmation originaire.

    21 A ce titre, il faut signaler en outre que, chez Nabert, la rappropriation de laffirmation originaire

    saccompagne dun acte de dpouillement aussi bien thique que spculatif qui ne cessera de se

    radicaliser, et qui, de LEssai sur le mal au Dsir de Dieu, conduit finalement lide dun certain

    effacement ou dune certaine dpossession de soi.

    22 Cest l, en tout cas linterprtation quen fait Ricur, ds 1962, dans la "Prface" quil consacre aux

    Elments pour une thique. Paul Ricur, Lectures 2: La contre des philosophes (Paris, Seuil, 1992),

    225-236.

    23 "Laffirmation absolue qui saffirme au travers de mon affirmation, crit Nabert, produit donc tout

    ensemble une certitude et un appel. Lappel est lanc au moi pour que, dans le monde et dans la

    dure, par le devoir et, sil le faut, par le sacrifice, il vrifie le je suis et en fasse une ralit. La

    certitude, cest lactualit dun rapport que naffectent ni les dfaillances, ni loubli, parce quil est

    immanence au je suis dune affirmation qui passe toute multiplicit autant quelle efface toute

    sparation entre sujets." Jean Nabert, Elments pour une thique (Paris: Aubier, 1962), 69-70.

    24 Nabert, Elments pour une thique, 77-102.

    25 Ricur, "LEssai sur le mal," dans Lectures 2: La contre des philosophes, 248.

    26 Nous nous rfrons ici deux articles tout fait essentiels de Ricur. Le premier, datant de 1972, est

    intitul: "LHermneutique du tmoignage", et il est largement consacr une analyse du Livre III du

    Dsir de Dieu ("Mtaphysique du tmoignage et hermneutique de labsolu"); le second, datant de

    1989, est intitul "Emmanuel Levinas, penseur du tmoignage" et il propose une confrontation entre

    trois approches philosophiques de la question du tmoignage, chez Heidegger, Nabert et Levinas. Voir

    Ricur, Lectures 3: Aux frontires de la philosophie (Paris: Seuil, 1994): "Emmanuel Levinas,

    penseur du tmoignage," 83-105; "LHermneutique du tmoignage," 107-139.

    27 Mme si le prsent article est centr sur lvolution de lanthropologie ricurienne et de ses concepts

    directeurs, il nous semble important de souligner le fait qu nos yeux, une enqute parallle sur

    lvolution de lpistmologie ricurienne conduirait mettre au jour une troite corrlation entre ces

    deux volutions. Pour tre plus prcis, la limitation progressive de la fonction potique assigne

    limagination dans lhermneutique ricurienne du soi et limportance croissante confre la

    fonction pratico-thique du tmoignage ont eu selon nous pour consquence la transformation

    conjointe de lanthropologie et de lpistmologie ricurienne. A nos yeux, cest ce dont tmoigne

    exemplairement lvolution de Ricur dans linterprtation du concept de reprsentance cens

  • Jean-Luc Amalric

    tudes Ricuriennes / Ricur Studies Vol 2, No 1 (2011) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58 http://ricoeur.pitt.edu

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    exprimer selon lui le rapport spcifique de la connaissance historique au pass. De Temps et rcit La

    Mmoire, lhistoire, loubli, on est en effet pass dune reprsentance essentiellement porte par les

    ressources imaginatives de lanalogie une reprsentance dsormais soutenue au premier chef par la

    puissance pratico-thique du tmoignage; ou, pour le dire autrement, on est pass du "comme" de la

    mtaphore "lattestation/protestation" du "comme" du tmoignage. (Sur cette question, voir en

    particulier larticle essentiel de Ricur intitul: "La marque du pass" et publi dans la Revue de

    mtaphysique et de morale, janvier-mars 1998 n1, "Mmoire, histoire," 7-31; ainsi que les pages

    201-208, 302-369 de La Mmoire, lhistoire, loubli).

    28 Nous pensons que la distance entre les deux termes sexplique encore ici par le suspens agnostique de

    la question de labsolu, de lUn et du divin qui marque la philosophie de Ricur au sortir de la

    Philosophie de la volont; car cest dans lexprience religieuse que le sens du concept dattestation

    semble recouper le plus compltement le sens du concept de tmoignage. Or, comme en tmoigne la

    rfrence de Ricur au concept heideggrien dattestation dans Etre et Temps (rfrence que lon

    retrouve aussi bien dans son article de 1989 consacr au tmoignage chez Levinas que dans Soi-

    mme comme un autre), il semble que le philosophe ait justement cherch un concept plus neutre et

    plus originaire afin de servir de soubassement son hermneutique du soi.

    29 "Le tmoignage, crit Ricur, est lanankh stna de linterprtation. Une hermneutique sans

    tmoignage est condamne la rgression infinie, dans un perspectivisme sans commencement ni

    fin". Ricur, "LHermneutique du tmoignage," dans Lectures 3: Aux frontires de la philosophie,

    130.

    30 Comme lcrit Ricur: "On atteste l o on conteste", Ricur, "LHermneutique du tmoignage," dans

    Lectures 3: Aux frontires de la philosophie, 132.

    31 Ricur, Soi-mme comme un autre, 191.

    32 Dans la mesure o la "Dixime Etude" de Soi-mme comme un autre, se rfre en outre pour la

    premire fois lide dun "fond dtre la fois puissant et effectif"(357) sur lequel se dtache

    prcisment lagir humain, la question est cependant ouverte de savoir si ce fond dtre la fois

    puissant et effectif pourrait tre considr, dans une perspective dinspiration spinoziste, comme une

    figure de lUn ou bien, sil nexprime au contraire dans une perspective qui nous semble plus fidle

    aux vises profondes de lhermneutique ricurienne - que la transcendance du monde, en de de la

    transcendance radicale de lUn.

    33 Cest le cas notamment dun article dcisif de 1994 publi initialement dans la Revue de mtaphysique

    et de morale, puis repris en 1995 dans Rflexion faite. Ricur, "De la mtaphysique la morale,"

    dans Rflexion faite (Paris: Esprit, 1995), 83-115.

    34 Nabert, Elments pour une thique, 70.

    35 Ricur emploie cette expression de "seconde rvolution copernicienne" dans la Premire Etude de

    Parcours de la reconnaissance (49), mais elle avait dj t utilise plusieurs reprises dans la

    Philosophie de la volont pour caractriser la ncessaire rforme de la philosophie rflexive requise

    par une "potique de la volont."

  • Affirmation originaire, attestation, reconnaissance

    tudes Ricuriennes / Ricur Studies Vol 2, No 1 (2011) ISSN 2155-1162 (online) DOI 10.5195/errs.2011.58 http://ricoeur.pitt.edu

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    36 Ricur, Parcours de la reconnaissance, 90.

    37 Ce sont alors les voies dune nouvelle philosophie de limagination, implique dans lexplicitation de

    notre tre-au-monde et dans la constitution originaire du temps qui sont esquisses par Ricur.