Alain de Benoist Homo numericus

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  • 7/21/2019 Alain de Benoist Homo numericus

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    HOMO NUMERICUS

    Aucun rgime politique na autant chang la vie des hommes que les grandes innovations

    technologiques. Quon pense la voiture, lavion, la pilule contraceptive, la tlvision.

    Le principe fondamental de la technique, disait Friedrich Georg Jnger !le fr"re d#rnstJnger$, cest le principe de faisa%ilit. &"s linstant o' quelque chose est techniquement

    possi%le, cette chose sera ralise, quon le veuille ou non. Les hommes politiques, les

    moralistes, les mem%res des comits de ( rfle)ion thique * auront par rapport elle tou+ours

    un temps de retard. Audel du %ien comme du mal, la technique simpose dellem-me,

    transformant le possi%le en ncessaire, et m-me en inlucta%le.

    Au+ourdhui, cest incontesta%lement nternet qui a le plus chang la vie quotidienne de

    centaines de millions dindividus. l n/ avait en lan 0111 que 211 millions de connects

    nternet. Au+ourdhui, leur nom%re dpasse le quart de la population mondiale. ssu

    dArpanet, rseau militaire mis en place par le 3entagone dans les annes 4561, nternet sest

    avr lun des outils de communication dont la pntration a connu la progression la plus

    rapide de lhistoire 7 vingt fois plus vite que le tlphone, di) fois plus que la radio, trois fois

    plus que la tlvision. La grande rupture, dsormais, est celle qui dans le monde oppose les

    ( connects * au) ( nonconnects *.

    La nouvelle technologie a da%ord touch les +eunes, traditionnellement qualifis d( early

    adopters* !utilisateurs de la premi"re heure$. &o' une rupture dusage, sparant les ( digital

    natives * ou ( autochtones du monde numrique *, lintrieur duquel ils sont ns,

    des ( digital immigrants *, venus sur le tard au) nouvelles technologies. 8n foss sest ainsi

    creus entre les gnrations.

    Au d%ut des annes 4551, les premiers internautes smerveillaient de pouvoir accder

    toutes sortes dinformations et de services par le %iais des moteurs de recherches, et de

    pouvoir communiquer instantanment par courriels. ls se sont ensuite mis participer. ls ont

    pu%li leurs photos sur Flic9r ou :napfish. ls ont regard des vidos sur ;ou/:pace,

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    &enis Blivennes !le ( toutlgot de la dmocratie *$, comme il a ses dfenseurs

    inconditionnels, qui soulignent ses avantages vidents 7 information plus diversifie,

    nouvelles li%erts, possi%ilit de)ercer un contrepouvoir, etc.

    La question de savoir dans quelle mesure la rvolution numrique ne participe pas elle

    aussi de la socit de surveillance et de contrCle qui a succd au) anciennes socits delenfermement carcral, reste nanmoins pose. La rfrence omniprsente, cest

    videmment ( @ig @rother *, figure centrale du cl"%re livre de George Br?ell 1984.

    Donstatant que nous sommes au+ourdhui ( soumis un dou%le traEage 7 un traEage ph/sique

    travers la vidosurveillance ou encore la golocalisation, un traEage temporel travers les

    rseau) sociau) et les moteurs de recherche *, Ale) comme acteur principal$ celui de lieu dpanouissement et de crativitpersonnelle !avec >icrosoft comme s/m%ole$. >ais li3ad nest quun simple outil de

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    consultation et de rcration. Avec ialgr le)plosion des %logs, le mod"le dominant sur nternet nest

    pas la cration de contenus, mais la consommation et le visionnage.

    Le ( village glo%al * chant par >arshall >cLuhan sem%le s-tre ainsi transform en un

    grand %aMar plantaire, o' lon vend en ligne toutes sortes de %iens !sur e@a/ et autres

    %outiques en ligne$ et de services !%anques, transports, rencontres amoureuses, etc.$. #t le

    r-ve utopique dun ( nouvel espace pu%lic lectronique, convivial et dmocratique * !:erge

    3roul)$ s-tre fracass sur les ralits marchandes pour devenir un vaste supermarch sous

    surveillance, en m-me temps quune gigantesque salle de +eu) pour adolescents immatures.

    Les ps/chiatres, qui se sont aussi penchs sur le phnom"ne, constatent de leur cCt que les

    %logs, les forums et autres ( %acs sa%le * servent avant tout de dfouloirs au) incultes

    anon/mes, au) o%sds et au) paranoNaques, qui trouvent sur la ais il ne suffit pas de dire que lon peut faire dnternet, comme de tout autre chose, un

    %on et un mauvais usage. l faut encore constater que cet usage transforme lutilisateur. #n

    changeant le monde, le =e% change aussi lhomme qui / ha%ite. 8ne transformation que lon

    na pas encore apprci sa +uste valeur, la fois parce que les mo/ens danal/se font dfaut

    !les vieu) schmas conceptuels sont devenus o%sol"tes$ et par manque de recul !( Ea va trop

    vite *$. ( l n/ a pas de lois de la modernit, disait Jean @audrillard, il n/ a que des traits de

    la modernit *. Quels sont les grands traits de la modernit numrique O #t les caractristiques

    anthropologiques de lHomo numericus O

    La premi"re, cest videmment la destitution de lcrit. Lav"nement dune nouvelle

    culture ne se fait +amais sans douleur. #lle implique le)clusion ou la marginalisation de la

    culture prcdente. &istinguant entre les diffrentes ( mdiasph"res *, gis &e%ra/ a de

    longue date o%serv que nous sommes passs de la ( graphosph"re *, domine par

    limprimerie, la ( vidosph"re *, o' r"gnent les techniques de laudiovisuel. La destitution

    de lcrit, qui va de pair avec la fin de lcriture manuelle, voire de lchange de

    correspondance !on pu%liait nagu"re les lettres des grands crivains, il est pro%a%le quon ne

    pu%liera pas leurs mails$, laisse prvoir que la li%rairie en ligne va supplanter la %i%lioth"que,

    et que le livre lectronique !( e-book*$ va remplacer sa version papier.

    Donsquence linguistique 7 tandis que lorthographe se dlite, la langue qui simpose sur

    nternet est de plus en plus langlais, ou plus e)actement le ( glo%ish *, cestdire langlais

    daroport. l suffit pour sen rendre compte de lire la presse spcialise, o' il nest question

    que de ( touch de search *, de ( user generated content *, de ( mobile devices *, des ( codes

    du roleplay *, de (sandboxes* et de ( networking*, de ( blogrolls*, de (lashmobs* et

    autres ( widgets*.

    >ais cest surtout au profit de limage que lcrit sefface. Georges @ernanos dfinissait la

    modernit comme un ( complot contre la vie intrieure *. Le)plosion des images /

    contri%ue. #lle se)plique parce que limage une ressource facile produire, et quelle ne)ige

    aucun effort pour -tre consomme. Br, le primat de limage sur lcrit, cest la fin dunecertaine faEon de sinformer et de se cultiver, car on ne regarde pas une vido comme on lit un

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    livre. 3lus question, quand on regarde, de sarr-ter un instant pour rflchir. Le r/thme ne

    dpend plus de nous. LPil fonctionne par luim-me, cessant d-tre lau)iliaire du cerveau.

    Bn a%outit ainsi ce que Gilles Lipovets9/ et Jean :erro/ ont appel l( cran total *.

    ous vivons de plus en plus dans un monde dcrans tlvision, pu%licit, vido, nternet,

    clips, crans tactiles, tlphones porta%les , tandis que laddiction lo%+et fait de chaqueutilisateur le terminal de son ordinateur ou le prolongement de sa tlcommande. &ans la rue,

    dans les transports, au %ureau comme au restaurant, tout le monde appuie sur des %outons,

    touche des crans, tapote sur son ordinateur porta%le, son tlphone cellulaire multifonctions,

    son i3od, etc. LHomo numericusa des allures de singe savant. ous sommes dans un monde

    ( o' on ne regarde plus les toiles, mais les crans * !3aul Ririlio$. Le)prience vcue est

    remplace par le virtuel, qui permet de connatre le monde entier sans -tre all nulle part.

    La place de plus en plus importante prise par les technologies nouvelles alimente elle

    m-me lide quen fin de compte, la technique a rponse tout. ( Limportance e)traordinaire

    que prend dans notre civilisation la raison instrumentale technologie, gestion, recherche de

    lefficacit , o%serve le sociologue canadien Dharles

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    Ririlio parle de ( glo%alitarisme *$. La temporalit se rduit limmdiat, cestdire la

    culture de linstant 7 ( Les longues dures perdant leur intr-t au profit de linstantanit et de

    limmdiatet, lvnement ressenti instantanment devient prominent *. ais cette pression se nourrit aussi dune orientation vers lavenir. &ans lesnouvelles technologies lidologie du progr"s reste vivante, puisque par dfinition le meilleur

    mod"le est tou+ours celui qui apparatra demain.

    Le sociologue dorigine polonaise S/gmunt @auman a%orde la m-me pro%lmatique en

    parlant de ( liquidit *. Lav"nement de la modernit tardive !dite aussi ( seconde

    modernit * ou ( postmodernit *$, e)pliquetil, a marqu le passage dune phase solide

    une phase liquide ( dans laquelle les formes sociales ne peuvent plus se maintenir

    dura%lement, parce quelles se dcomposent en moins de temps quil ne leur en faut pour -tre

    forges *.

    La socit l"re de la mondialisation est une ( socit liquide *, o' les relations, lesidentits, les appartenances politiques et m-me les catgories de pense deviennent la fois

    pol/morphes, phm"res et +eta%les. Les votes lectorau) o%issent un principe de rotation

    acclre !au fil des annes, on essaie tous les partis$. Les engagements politiques, perdant

    tout caract"re militant ( sacerdotal *, deviennent transitoires. Les luttes sociales sinscrivent

    dans des laps de temps de plus en plus limits. Les liens amoureu) o%issent au m-me

    principe. Le mariage damour tant la principale cause du divorce, mariages et liaisons durent

    de moins en moins longtemps. l / a seulement di) ans, la dure mo/enne dun mariage dans

    les pa/s occidentau) tait de sept ans. #lle nest plus au+ourdhui que de di)huit mois.

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    est la fois de partout et de nulle part.

    Les rseau), qui servent autant connecter qu dconnecter, ont pareillement remplac les

    structures, dont la seule raison d-tre tait dattacher. L"re numrique marque la fois le

    temps de lh/perindividualisme et celui des rseau). >ichel >affesoli a %ien montr que

    nous vivons au+ourdhui lpoque des rseau), des communauts et des ( tri%us *. :ur fondde crise grandissante de l#tatnation !qui nest plus souverain quen mati"re de surveillance

    et de scurit$ et de dcomposition acclre de toutes les institutions ( surplom%antes *, les

    rseau) prolif"rent de mani"re virale, crant des ( nPuds * partout.

    >/:pace a t le premier site permettant au) +eunes de crer en ligne un ( profil * leur

    image et de partager leurs passions avec leurs amis. Les ( rseau) sociau) * nont ensuite

    cess de se dvelopper. Leur succ"s est da%ord d au fait quils constituent autant despace

    privilgis de socialisation virtuelle. &ans !omment le web change le monde, Francis 3isani

    et &ominique 3iotet parlent d( alchimie des multitudes * pour qualifier la faEon dont la ais peuton vraiment parler dmergence dune nouvelle

    forme de socia%ilit O Bui et non. &es rseau) sans fronti"res se forment un peu partout, maisceu) qui leur appartiennent restent en dfinitive seuls derri"re leur cran. Bn ( communique *

    dautant plus quon na rien dire. Bn a des amis partout, mais on ne les a +amais vus.

    &ifficile dans ces conditions de parler de nouveau lien social.

    om%re de sociologues pensent que les ( rseau) sociau) * dnternet ne remdient pas

    la fragmentation sociale, qui rend les gens inaptes former et raliser un pro+et commun, mais

    tend au contraire laggraver. &ominique =olton rappelle que linformation et la

    communication sont rarement s/non/mes. @ernard :tiegler, sociologue et philosophe, montre

    comment les industries culturelles et les technologies numriques, alors m-me quelles

    sem%lent valoriser avant tout la singularit des individus, a%outissent en ralit ce que les

    ( +e * seffacent au profit dun ( on * moutonnier. ( &erri"re la communication plantaire

    ultrarapide, prouesse technique indnia%le, affirme 3aul Ririlio, on voit apparatre des

    risques de conditionnement que tout lappareil de propagande sefforce de camoufler *.

    La notion retenir ici est celle de contreproductivit, qui avait en son temps t thorise

    par van llich.