449
Sous la direction de Jean Benoist Médecin et anthropologue Laboratoire d’Écologie humaine, Université d’Aix-Marseille III, (1996) SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le plural médical. Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, b professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pédagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Trem professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèqu Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Benoist Plural is Me

Embed Size (px)

Citation preview

Sous la direction de

Jean BenoistMdecin et anthropologue Laboratoire dcologie humaine, Universit dAix-Marseille III, France.

(1996)

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical.Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996)

2

Politique d'utilisation de la bibliothque des ClassiquesToute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, mme avec la mention de leur provenance, sans lautorisation formelle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf., .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classiques des sciences sociales, un organisme but non lucratif compos exclusivement de bnvoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est galement strictement interdite. L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisateurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Prsident-directeur gnral, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996)

3

Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :

Jean Benoist, anthropologue SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical. Paris : Les ditions Karthala, 1996, 520 pp. Collection : Mdecines du monde. [Autorisation formelle accorde le 20 dcembre 2008 par M. Benoist et la maison ddition KARTHALA de Paris de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.] Courriel : [email protected] [email protected] URL: http://www.karthala.com/index.php Polices de caractres utilise : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 19 janvier 2009 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996)

4

Sous la direction de

Jean BenoistMdecin et anthropologue Laboratoire dcologie humaine, Universit dAix-Marseille III, France.

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical.

Paris : Les ditions Karthala, 1996, 520 pp. Collection : Mdecines du monde.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996)

5

Nous voulons remercier la direction de la maison dditions parisienne, KARTHALA, de nous avoir donn son autorisation, conjointement avec celle de lauteur, M. Jean Benoist, de diffuser le texte intgral de ce livre, Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical, dans Les Classiques des sciences sociales. Merci de votre confiance en nous et longue vie aux ditions Karthala.

Courriels :

Jean Benoist : ditions Karthala :

[email protected] [email protected]

URL : http://www.karthala.com/index.php Merci, Jean-Marie Tremblay, sociologue. Fondateur et PDG, Les Classiques des sciences sociales. 19 janvier 2009.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996)

6

Table des matiresRemerciements Index thmatique Index des noms Jean Benoist. Introduction : Singularits du pluriel ? Premire partie Rencontres de socits Bernard Taverne. Chapitre I. La construction sociale de l'efficacit thrapeutique, l'exemple guyanais. Jean Chapuis. Chapitre II. L'identit dans le prisme de la maladie et des soins. Odina Sturzenegger. Chapitre III. L'indien comme thrapeute crole. Jean Benoist. Chapitre IV. Carrefours de cultes et de soins l'le Maurice. Patrice Cohen. Chapitre V. Manger le pluriel l'le de la Runion. Deuxime partie Prsence du religieux Armelle Jacquemot. Chapitre VI. L'umbanda et ses malades dans le champ mdical brsilien. Saadia Radi. Chapitre VII. Les maux entre Dieu, les gnies et les hommes. Evelyne Micollier. Chapitre VIII. Entre science et religion, entre modernit et tradition: le discours pluriel des pratiquants du gigong. Stephen C. Headley. Chapitre IX. Notes sur les types de soignants Java.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996)

7

Troisime partie Frontires de la biomdecine Alice Desclaux. Chapitre X. De la mre responsable et coupable de la maladie de son enfant. Anne Bargs. Chapitre XI. Entre conformismes et changements : le monde de la lpre au Mali. Pascal Cathbras. Chapitre XII. Le recours aux mdecines parallles observ depuis l'hpital : banalisation et pragmatisme. Nicole Vernazza-Licht. Chapitre XIII. Face au sida, les recours parallles... Quatrime partie Choisir ou concilier Alain Epelboin. Chapitre XV. Possession par des djinns en rgion parisienne. Frdric Bourdier. Chapitre XVI. Rencontres thrapeutiques dans l'Inde mridionale ou l'art d'laborer une mdecine masala dans les stratgies de soins. Yves Lemaitre. Chapitre XVII. Mdecines en contact Tahiti. Jean Benoist. Conclusion : Prendre soins

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996)

8

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical.

REMERCIEMENTS

Retour la table des matires

Les travaux du programme Pluralisme mdical du laboratoire d'cologie humaine et d'anthropologie de l'Universit d'Aix-Marseille ont reu l'appui de nombreux organismes d'aide la recherche, que nous tenons remercier : ANRS (Agence nationale de recherche sur le sida), AUPELF (Association des universits partiellement ou entirement de langue franaise), CNRS (GDR Ocan Indien), ministre des DOM-TOM (Programme CORDET), CONICET (Consejo Nacional de Investigaciones Cientificas y tcnicas, Argentine), Wenner-Gren Foundation, ministre de la recherche et de la technologie (Programme d'allocations de recherche). Quelques chercheurs de l'ORSTOM (J.-F. Werner) et du CNRS (A. Epelboin, Y. Lemaitre, S. Headley) ont bien voulu enrichir de leurs travaux les rsultats de ce programme.

Cet ouvrage a t ralis avec le concours d'AMADES (Anthropologie mdicale applique au dveloppement et la sant), 14, rue Dauvill, 31000 Toulouse.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996)

9

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical.

INDEX THMATIQUE

Retour la table des matires

Accessibilit; accessibilit culturelle; accessibilit conomique. accouchement. accoucheuses; da; matrones; sage-femme. cordon ombilical; section du cordon; placenta. grossesse; avortement. nourrissons; sevrage; fontanelle. strilit. Afrique. Afrique du Sud. Burkina-Faso; Ouagadougou; Bobo Dioulasso. Cte-d'Ivoire; Abidjan. gypte. Gambie. Mali; Bamako; Macina; Mande; Sgou. Maroc; Khnifra. Rwanda. Sngal; Dakar; Pikine. alimentation; alimentation de l'enfant; aliments dconseills; choix alimentaires; cuisine indienne; dittique; pices; nourriture;

nutrition macro-biotique; rasam; rgime alimentaire. amulette; amulette coranique. anctres. animaux; animaux sacrificiels. Antilles; Martinique. apprentissage. Arabie saoudite; la Mecque; Mdine. Argentine; Chaco; Formosa; Las Lomitas; Salta. assistante sociale. astrologie; astrologues. Auto-mdication. Baraka. Brsil; Blem. Caste. chamanisme. chant; chant magique. charlatans. Chine. Chinois. choix thrapeutiques. comits de sant. complmentarit des mdecines. Coran.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 10

cornes; cornes d'antilope; cornes de mouton ou de chvre. corps; quilibre du corps; conception du corps. cosmogonie indienne. cosmos. Croles. crolit, crolisation. cultes thrapeutiques. Destin. dharma. dieux et esprits; esprits de gurison; esprits des morts. Christ. dieux et esprits de l'Inde: Ayianar, gramadevatas, Kala; Krishna; Mariamman; muni; jadamuni; pey; peypisasu; Siva; Visnu. djinn; diables; jin; jina; jinata. joloks. Saint-Esprit; Satan. divination; devin; devin-gurisseur; gomancies; kodagu. Dominicains. Efficacit; valuation. lments explicatifs. nergies; nergie vitale. ensorceleurs. pidmies. tiologie; agents infectieux; agents physiques; agissements malfaisants; tiologie des maladies infantiles; chaud/froid; consommation de hyne, de camelon; consommation de lait ; djinn; impuret; mauvais destin; mauvaise circulation du sang; mauvaise alimentation; mauvais oeil; mauvais sort; morsure de moustiques; vol de l'me; ruptures d'interdits; souillures; thorie humorale; ver.

Europens. valuation de la gravit. vanglisation. exorcisme. Formules; formules magiques; formules islamiques. Grande-Bretagne; usagers des mdecines parallles. groupes ethniques; communalisme; communication interethnique; barrires ethniques. Amrindiens; Arawak; Emerillon; Galibi; Matacos; Palikur; Pilagas; Wajampi; Wajana. Bambara. Dogon. Franco-Mauriciens. Gourmantch. Hatiens. Hmong. Lobi. Malbar. Malgaches. Malink. Malgaches. M'ohi. Mossi. Noirs Marrons; Boni; Saramaka. Samo. Sonink. Syro-libanais. Tamouls. Guyana. Guyane; Cayenne; Kourou; Maripasoula; Maroni; Oyapok. Homopathie. hpital; quipe soignante hospitalire; clinique prive. hygine. Ile Maurice; Mauriciens. impuret. incantations.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 11

Inde; indianit; Indiens. Gujerat. Inde du sud; Andhra Pradesh; Karnataka; Krala; Tamil Nadu; Bangalore; Coimbatore; Madura; Nilghiris. Indonsie, Bali; Java; Indonsiens; Surakarta. initiation. interdits; interdits alimentaires. invocations. itinraires diagnostiques et thrapeutiques. Japonais. Karma. Liban; Libanais. lieux de culte : temples; temples hindous; terreiro; tombe de saints musulman. logiques sociales; logiques de recours; logiques de soin. Madagascar. matre; matre coranique. maladies. abcs. accidents. albuminurie. alcoolisme. allergies. amaigrissement. angines. anthrax. arthrites. asthme. bless. blessure. calcul rnaux. cancer. cholra. coma. convulsions. dermatose. diabte; coma diabtique.

diarrhe; diarrhe de l'enfant. douleurs d'estomac. dysenterie. empoisonnement. entorse. pilepsie. ruption cutane. fivre; fivre jaune. filariose. fractures. grippe; grippe espagnole. hmorragies. hpatite. herps. impuissance. infarctus. insuffisances respiratoires. lpre; banaba; kuna. mningite. mtrorragies. paludisme. maladies psychiatriques: folie; hallucinations; troubles du comportement. maladies tropicales. maladies vnriennes. malnutrition; kwashiorkor; marasme. morsure de serpent. oedme. otite. paralysie. plaies; plaies abdominales; plaies dans la bouche; plaie de l'anus. pathologies hrditaires; piqre de raie; pneumocystose; rhumes. sibbiru. sida. syndrome de Lyell. soj. syphilis. varicelle. vomissements. toux.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 12

toxoplasmose; toxoplasmose crbrale. tuberculose. typhode. ulcre. utu'a. variole. maladie du mdecin. maladie surnaturelle. maladie-frontire. maladies de Dieu. maladies des Blancs. maladies matrielles. maladies opportunistes. maladies spirituelles. mana. mantras. Marseille. masala. mdecines. mdecine chinoise. mdecine islamique. mdecine indienne: ayurveda; siddha. mdecine javanaise. mdecine coloniale. mdecine crole. mdecine tahitienne. mdecine moderne. mdecine traditionnelle. mdecines parallles. mdicaments et produits utiliss des fins thrapeutiques; effets secondaires; mdicaments europens; mdicaments tahitiens. alcool. amphtamines. antibiotiques. atropine. baumes. bougies vierges. cortisone. eau distille. gingembre.

homopathiques: granules; lactose; teintures-mres. huile de ricin. karit (graisse de). mercure. mtaux. minraux. paracetamol. placebo. polyvitamines. pommade. thymus. vitamines. mditation. mdiumni. mdiums. mtissage. modle explicatif de la maladie. modernit. mort; mort subite; mort violente. mosque. musique; sons; usage des sons; musiciens. Nosologie; nosologie populaire. Nouvelle-Zlande. Observance. offrandes. Paquets de magie; pays. Paraguay. parfum. pathocnose. pdiatrie. perception de la maladie. pre Laval. pres et mres de saint umbandistes. pharmacie; pharmacie familiale; pharmacien; prparations pharmaceutiques. pharmacope; pharmacope chinoise et europenne; pharmacope tahitienne; plantes mdicinales;

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 13

prparations base de plantes; quinquliba. Philippines. plantations; plantation sucrire; socit de plantation. pluralisme mdical; pluralisme mdical chinois. pluralisme thrapeutique; par les mdecins. Polynsiens. possession; danseurs possds. prtres catholiques; pasteurs. prvention. prire. purification; purification par le thtre d'ombre. Qigong.

Saint-Luciens. saints; saints catholiques. sang. sant publique. sectes. sens. soins de sant primaires. songes. sorcellerie; quimbois. sorciers; sorcire; sort. sperme. suicide. Surinam. Surinamiens. syndromes. systme de sant. Tahiti.

qute thrapeutique. Relation mdecin-malade. religions. bouddhisme. christianisme; anglicans; catholicisme; charismatiques; glise adventiste; glise vanglique; glise indienne; glises pentectistes; glise protestante. cultes chinois; confucianisme; taosme. hindouisme; tantrisme. islam. judasme. kardcistes. macumba. mennonites. spiritisme. taosme. tmoins de Jhovah. reprsentations de la maladie. Runion. rituels. Sacrifice. techniques de diagnostic : chographie; endoscopie; pouls; pression de la plante du pied; radiographie; scanner; voyance. techniques de soin; acupuncture; application de charme en papier; bain; chirurgie; injection; massage; manipulations corporelles; mthode Kousmine; mthode Simonton; ostopathie; psychothrapie; pointes de feu; reflexothrapie; rites thrapeutiques; relaxation; soins d'hygine; sucdon; vertbrothrapie; scarification; thrapie umbandiste. Terre-Neuve. thtre d'ombres. types de soignants. acupuncteur. bnisseuse. chaman; pjai. chirurgiens. dsenvouteurs. docteur-feuille. espiritus de sanidad.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 14

fqih. gurisseurs; gurisseurs croles; gurisseurs de djinn; gurisseur-marabout. herboristes; ta'ata r'au. homopathes. infirmires; infirmiers. longanistes. magntiseur. matre-thrapeute. marabout; marabouts mourides. masseur ta'ata taurumi. masseuse. mdecin; mdecins coloniaux; mdecins de marine; mdecins et pharmaciens chinois; mdecin hyginistes; mdecin militaires. psychiatre.

pusari. radiologue. rebouteux. religieuses. soignant-lpreux. sorcire-thrapeute. tahu'a; tahu'a exorciste. thrapeute indien. thrapeute islamique. thrapeutes manuels ruraux. thrapeute umbandiste. tradipraticiens. trsors nationaux. Urbain (anthropologie en milieu). usages sociaux de la maladie. Vaccination.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 15

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical.

INDEX DES NOMS

Retour la table des matires

Ackerknecht I. Adahone T. Amselle J.L. Andoche J. Arliaud M. Arps B. Bachelard G. Barsky A.J. Barthes R. Bastide R. Beals A. R. Benoist J. Bentley M.E. Bibeau G. Blackman W.S. Boericke W. Bonnet D. Boomgaard P. Bossert T. Bouchayer F. Boughali M. Bourdier F. Bourdieu P. Bousquet G.-H. Byam W. Calmont R. Calvo M. Camargo P. Campion E.W. Capron J.

Cartry M. Cathbras P. Chalifoux J.J. Chapuis J. Chrubini B. Cognat A. Conan E. Cook J. Coreil J. Corin E. Cornillot P. Coudreau H. Crapanzano V. Crevaux J. Cros M. De Jaurguiberry H. Defert D. Del Rio C., Descartes R. Desclaux A. Desjeux D. de Souza M.A. Diarra T. Diouf M. Dommergues J.P. Douglas M. Doutt E. Dubois M.C. Duboz P. Dumont L.

Dunn F.L. Durand D. Ekeland I. El-Bokhari. Eliade M. Elvin M. Fainzang S. Fassin D. Favre I. Flick U. Follereau R. Furnham A. Gautiez D. Geertz C. Girdarlall Gleize P. Good B.J. Goody J. Gourevitch M. Gourvil E. Grenand P. Guerrant R.L. Gunson N. Headley S. Heidegger M. Hlary J.P. Hritier F. Hurault J.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 16

Illich I. Imperato P.J. Jaffr Y. Janzen J. Jeambrun P. Jeanne E. Jolivet M.J. Jordaan R.E. Julliard A. Jurg A. Keeler W. Kermorgant J. King R. Kleinman A. Knipschild P. Kurz C. Lafrance N. Lallemand S. Laplantine F. Le Moal G. Leslie C. Lvi-Strauss C. Levy-Brhl L. Licht N. Loux F. Mayer J.F. McAuliffe J.F. Mees G. Merleau-Ponty M. Meyer F. Micollier E. Millogo J. Mollier C. Monod T. Montero P. Montiel E.

Morel M.F. Mouren-Lascaux P. Mull J.D. Nardonne J. Nathan T. Ndione E. Nichter M. O'Connor B. Ortigues M.F et E. Ortiz R. Packard R.M. Panoff M. Par A. Pelto G.H. Pelto P.J. Perrin M. Petitot-Cocorda J. Pietroni P.C. Piulats O. Pollak M. Press I. Quniart A. Rabeyron P.L. Rehse A. Rmond R. Rezkallah N. Richet P. Rivers W. Rodenas P. Rodriguez M. Roe M. Salem G. Sankara M. Schlenzig C. Schorling J.B. Schraub S.

Seidel A. Simms M. Simongiovani J. Sorel F.P.G. Stoner B.P. Sturzenegger O. Sussman L.K. swami Sivananda swami Venkatesananda Taylor C. Tessier S. Thas J.J. Thom R. Thomas K.J. Tissot M. Turner V. Valentin M. Valentine C. Valette A. Van Dam F. Vandermeersch L. Vaugelade J. Verdier Dr. Vuarin R. Weber M. Weck W. Werner J.F. Westermarck E. Wisner B. Wittgenstein L. Yanka B. Yoder S. Young A. Zemplni A.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 17

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical.

INTRODUCTIONSingularits du pluriel ?Par Jean Benoist

Dialectiser la pense, cest augmenter la garantie de crer scientifiquement des phnomnes complets, de rgnrer toutes les variables dgnres ou touffes que la science, comme la pense nave, avait ngliges dans sa premire tude. G. Bachelard, La philosophie du non, p. 17

Retour la table des matires

Si cette phrase de Bachelard ouvre ce volume, cest en raison de sa pleine harmonie avec la trame de ce quil expose. Nous visons ici, travers la multiplication des angles de vue, rgnrer des variables touffes qui participent au jeu complexe qui se droule autour de la maladie, des soins et des demandes quelle suscite et des mille faons quont les socits de lui rpondre. Mais la pense en ce domaine doit procder partir de faits, approchs daussi prs que le permettent les mthodes de la recherche, les affinits des chercheurs, et les mouvements du rel. Il sagit donc ici de relever comment, dans des socits trs diverses, se construisent les rapports la maladie et aux soins, et de suivre la faon dont cohabitent souvent des pratiques diffrentes. Mais le pluriel quvoque le titre du livre va plus loin ; il est lui-mme porteur de sens multiples : pluriel des conduites, pluriel des thrapeutes, pluriel des tiologies, mais aussi pluriel des concepts. Les points de vue univoques voient avant tout dans ces pluriels une confusion, quils opposent des situations nettes o le dessin de la maladie, de son tiologie et de son traitement est fait dun trait unique. Les

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 18

anthropologues ont depuis longtemps constat que les oppositions ne sont pas aussi tranches, et quici comme ailleurs les tracs sont multiples et les contradictions bien assumes. Nous avons donc choisi dlibrment dobserver des situations o le pluriel prend forme, dune faon qui varie dailleurs dun site un autre. Nous avons beaucoup attach de prix des observations soignes, de longue dure, qui permettent daccder au ct dombre des choses, sans le nier ni le privilgier, car cest de ce ct-l que souvent se concilient les inconciliables. Lobservation de lanthropologue est dautant plus difficile quelle ne peut pas se concentrer comme celle du naturaliste sur un objet directement cernable. Elle ressemble plutt celle du chat, apparemment somnolent mais attentif tout, et qui sait reconnatre des signes dans les plus subtils frmissements de ce qui lentoure. Aussi ce livre est-il dabord issu de terrains divers, qui ont t pour chacun de ceux qui les prsentent non seulement une dmarche intellectuelle mais aussi une tranche de leur vie. Ltude des dimensions sociales et culturelles de la maladie croise et recroise une frontire imprcise qui se rvle finalement son objet ultime : frontire entre la sollicitation dun sens au monde par des vivants qui se savent fragiles, la qute de soins par des malades inquiets ou douloureux, et les institutions qui, telles des coquilles enveloppant des corps trop vulnrables, viennent senrouler autour des demandes les plus intimes, les ajuster en un chur o chacun saisit quil nest pas seul, mais quon le prend en main pour le conduire vers une rponse. Il nest toutefois aucune observation intelligible sans concepts. Sil nest de bonne thorie sans observation, il nest pas de bonne observation sans rflexion sur elle-mme, condition de ne pas cder aux modes et aux facilits du dconstructivisme qui est souvent une fuite, un abri douillet dans des colloques et des congrs, plus confortables que la confrontation au terrain. Depuis que lanthropologie a rencontr sur son chemin la maladie, la douleur et le malheur, elle na cess de forger des concepts et de diversifier les angles dapproche. Certains sont plus fconds que dautres, et mme sils ne font pas consensus, ils sont accepts par la plupart de ceux qui travaillent sur ces questions. On les rencontrera au long de ces pages, o ils servent conduire des faits leur interprtation, et par-del, esprons-le, dceler une certaine cohrence, en gnral enfouie sous la diversit des apparences. Suivre au cas par cas les pratiques diagnostiques et thrapeutiques fait dfiler un chapelet htrogne de

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 19

conduites. Le pige dune explication immdiate guette alors. On cherche mettre en vidence la rgularit ditinraires diagnostiques et thrapeutiques (dans la succession des choix entre mdicaments, soignants, doctrines, croyances), et on finit par trouver un ordre significatif dans la squence des tapes de la cure. Puis on dduit de cet ordre la logique des choix : cohrence entre les tapes de litinraire et lvolution de la demande, gradation dans la hirarchie des angoisses et donc des pouvoirs thrapeutiques auxquels le malade sadresse. Beaucoup dtudes ditinraires thrapeutiques se limitent cette opration, qui, sans tre illgitime, est bien souvent rductrice lextrme. Nous avons choisi au contraire dviter de construire tout prix des rgles l o priment souvent des ttonnements, qui ne font sens que si chaque station ou arrt est situ dans un processus plus vaste dont la logique ne peut tre reconstitue qua posteriori travers les tudes de cas et dans la mesure du possible dans lobservation des pratiques des acteurs impliqus (Bibeau et coll. 1995 : 9). Mais le dfi lanc par la multiplicit des choix, des conduites, des traitements adopts simultanment ou en srie par un mme individu ne peut tre relev par une approche centre sur le sujet, strictement individuelle, interactionniste, et qui ne retienne que la stratgie des choix afin accder leur logique. Une hermneutique des itinraires conduit une interprtation cognitive qui nglige lincorporation des conduites de soin dans le social. Car le pluralisme mdical est largement le rsultat de rapports sociaux qui transcendent les conduites individuelles. Ils exercent des pressions sur les choix ; ils orientent, favorisent ou pnalisent les dcisions. Ce serait un grave aveuglement que de ne laisser quune part congrue au social, alors quil est englobant et inclusif, et cest travers lui que lon accde au sens du dsordre des comportements. Cela navait pas chapp lauteur de lune des tudes les plus significatives du pluralisme : Les systmes mdicaux sont sociaux et culturels. Par contraste avec les systmes de sant, leurs frontires ne sont pas celles des populations biologiques, des espces et des rseaux cologiques, mais celles de lorganisation politique et de lchange culturel (Janzen 1995 : 12). On vrifiera effectivement dans ce livre que lobservation des pratiques de diagnostic et de soin est une entre particulirement favorable au dcryptage des hritages de lhistoire et des structures comme des tensions de la socit. *

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 20

Un autre pige guette ceux qui saventurent dans la zone incertaine des itinraires thrapeutiques. Lobservation en ce domaine est difficile, et il est assez rare que lon puisse accompagner le malade au long de sa qute. Le questionner, alors ? La prudence simpose en ce domaine, car les rponses, mme les plus sincres, mettent en relief des choix-types, conformes des modles que linterlocuteur explicite en tenant compte la fois de ce que sa culture lui a appris juger bon et de ce quil pense de lattente de son interlocuteur. Mais la comparaison avec lobservation montre combien est grand le hiatus entre le discours sur les choix et la pratique relle des itinraires de soin. Car les dcisions concrtes tiennent pour beaucoup des interfrences, elles-mmes changeantes, des situations momentanes dont la complexit nous chappe souvent, car beaucoup dautres enjeux sont en cause dans la diversit des recours. Plus prcisment, tout essai de systmatiser les itinraires thrapeutiques nous place devant lvidence que si les comportements ont une certaine rgularit lors des dbuts dune maladie bnigne, ils la suivent dautant moins que ltat morbide est grave aux yeux du malade ou de son entourage familial immdiat. Lorsque, la suite des premiers soins, la maladie persiste, quelle saggrave ou non, lventail des comportements souvre de telle faon que la possibilit de systmatiser des itinraires devient tout fait illusoire (Sturzenegger 1992 : 172). Dune faon gnrale, cette conclusion simpose ds que lon sattache plus aux comportements quaux discours. Lordre logique cde la place une suite de comportements orients par les interfrences de plusieurs champs du social avec celui de la maladie. partir de lexamen de beaucoup ditinraires thrapeutiques, Didier Fassin lavait soulign en remarquant que le cheminement du malade la recherche dun diagnostic et dun traitement apparat donc comme la rsultante de logiques multiples, de causes structurelles (systme de reprsentation de la maladie, place du sujet dans la socit) et de causes conjoncturelles (modification de la situation financire, conseil dun voisin) qui rend vaine toute tentative de formalisation stricte. [...] Do la ncessit de resituer la squence vnementielle du recours aux soins par rapport la complexit des facteurs sociaux quelle implique (1992 : 118). Ce volume permet datteindre des conclusions analogues, surtout lorsque, dpassant les faits propres une socit donne, on trace un large panorama des situations o les itinraires cheminent entre des thrapies qui voisinent ou sentrelacent.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 21

Mais alors, pourquoi tudier ce qui semble si fluide ? Cette question ne concerne que la mauvaise piste o on sengagerait si on ninterrogeait que les logiques individuelles ou culturelles qui mettent le pluralisme en uvre. Il faut un regard la fois plus modeste, qui saccorde beaucoup de temps pour tablir les faits et leur cadre, et plus ambitieux, qui tienne compte de la faon dont sagencent les quilibres sociaux qui, en dfinitive, rendent disponibles les choix, canalisent les orientations et pnalisent ventuellement les carts. Demble, nous viterons un point de vue qui prvaut souvent, bien quil reste en gnral inexprim : ltonnement devant la pluralit des usages simultans de soins apparemment contradictoires. Les observations, et celles que multiplie ce livre vont dans ce sens, nous enseignent que, pour peu quon y prte attention, cest cette pluralit qui est la norme, en termes de frquence, de gnralit des pratiques. Sen tonner relve dune rfrence spcifique, celle que les sciences biologiques ont fournie la mdecine et qui trace sans aucune zone de transition une nette ligne de partage entre la lumire de la science et les tnbres de lignorance. Contraste qui fonde et exprime la conception biologique et naturaliste de la maladie. Cette conception nest pas la plus courante travers le monde et, mme dans les socits o la mdecine issue de la biologie exprimentale a ses plus solides assises, elle laisse lcart la vaste zone du vcu, du sens social et culturel du mal qui est la source permanente de sollicitations daide et dexplication. Peut-on en occulter absolument lexistence et refuser de rpondre ? Ou bien ne voit-on pas l se profiler lune des constantes du pluralisme : il nest possible de rpondre lentiret du champ de la demande que par lune ou lautre de deux voies. Lune est suivie par des thaumaturges auxquels on attribue une puissance capable de faire face toutes les situations, tous les malheurs ; lautre concde chaque intervenant sa part de comptence, et laisse une place son relais par un autre lorsquil atteint ses limites. En mdecine, la technicit croissante a entran le reflux du mdecin hors des zones quil contrle mal. Il a ainsi dsert de vastes parts du champ des douleurs et des angoisses humaines quil acceptait autrefois de couvrir ; plus encore, les mdecins spcialistes tendent se cantonner strictement leur secteur. Mais les demandes persistent, et le pluralisme, loin de sestomper avec la modernit, y puise une force plus grande : indpendamment de tout jugement que lon pourrait porter sur les formes de son efficacit, il rpond. Rponse la diversit des demandes, des qutes

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 22

dexplication, des recherches dune action capable de participer quelque peu au dtournement de la fatalit. Question de fond pour le mdecin, qui ne peut se contenter dvaluer souverainement les conduites de soin diffrentes des siennes en quelques propos tenus laveuglette, questions pour lanthropologue qui peroit dans les choix thrapeutiques et les explications tiologiques lentrelacs de tous les niveaux de la vie de lhomme, de la psychologie la plus individuelle et la plus intime aux forces conomiques et politiques les plus loignes apparemment du thme de la sant. * La diversit des socits envisages dans ce livre, disperses sur tous les continents, permet un inventaire particulirement riche de faits trs varis, tout en les tenant enracins dans la ralit sociale et culturelle locale. Il ny a pas ici de comparatisme fragment par fragment partir dexemples puiss dans quelque base de donnes, mais une mise en parallle, autant que faire se peut, des faons et des raisons multiples de soigner au pluriel . Que ce soit en Chine continentale, au Mali ou lle Maurice, ltude de la pluralit mdicale donne accs de larges pans de la vie sociale. Il apparat alors que la source des logiques mises en uvre lors de la qute de soins ou de la recherche dexplication au mal se situe bien au-del du champ du mdical : le primum movens du choix mdical rside hors du mdical... En effet, par-del laventure individuelle, cest la structure dun systme social et un univers de pense et de connaissance quaccde ainsi lobservation. Le pluralisme nest cependant pas quun rsultat, il est lui-mme constructeur dune part du social, ainsi que Charles Leslie lavait constat voil dj longtemps : tous les systmes mdicaux actuels intgrent des traditions et des formes de pratiques divers dans des organisations sociales complexes (1978 : 65), et cest ces organisations que la recherche aussi se rfre. Lattention que nous faisons porter ici sur les socits croles, issues de mtissages multiples sinscrit dans cette ligne. Mais il est un niveau dobservation trop nglig, cest celui auquel se placent divers individus qui occupent une position stratgique dans la dispensation des soins et dans lorientation des thrapeutiques. Leur rle est souvent masqu par les modles plus ambitieux, qui omettent de tenir compte des humbles moments dont se fait lhistoire. Et si le cadre quest le pluralisme est fcond, il peut aussi conduire des impasses, car nous sommes si souvent blouis par la

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 23

lumire apporte par nos modles que nous manquons totalement de voir ce qui est masqu par leur ombre (Dunn et Good 1978 : 137). Cest pourquoi je voudrais attirer ici lattention sur des individus que nous rencontrerons et l dans ce livre ; il ne sagit pas des personnes signifiantes les plus videntes, mais de passeurs culturels qui sautent sans prendre garde les frontires entre techniques ou entre thories, et qui laborent au jour le jour les pratiques hybrides. Parmi ceux qui agissent ainsi dans lombre se trouvent certainement les infirmiers. Issus dun milieu dont ils nont pas oubli les modles explicatifs et les conduites, ayant aussi accs la biomdecine, ils sont ncessairement un carrefour. Certains, convaincus de la supriorit technique et culturelle de la biomdecine refusent de sen carter. Mais beaucoup, en devenant le relais entre des mdecins physiquement et socialement trop lointains et la population, vont et viennent entre les diverses sources de connaissance dont ils disposent. Dautres techniciens de sant se trouvent dans une position analogue, mme si leur engagement direct dans les soins est moins marqu. Un exemple en dira plus quune analyse. lInstitut Pasteur de la Martinique, un homme, employ de bureau demeurant dans les environs de Fort-de-France apporte pour examen par mon laboratoire un flacon bouch quil a trouv demi enterr dans son jardin. Il craint que ce ne soit un poison magique, et il veut connatre lavis du laboratoire. Embarrass, je demande au technicien charg dencadrer le laboratoire de microbiologie ce quil en pense. Il reconnat aussitt un quimbois destin attaquer sa victime. Il ouvre le flacon dont sort une odeur forte, puis il le pose brusquement en dclarant : Ces choses l, il ne faut pas les toucher, cest dangereux ! Aprs un instant, il continue : Il est vrai que ce nest pas dirig contre moi, alors je ne risque rien... Mais il vaut mieux prendre des prcautions. Il saisit alors la bouteille dalcool qui sert aux dsinfections lors de manipulations de bactries, et sen arrose copieusement les mains : Cest plus prudent. La cohrence du discours pour celui qui le prononce laisse percer pour celui qui lcoute des sautillements dun type de connaissance un autre, sans quil y ait un effort explicite de mise en continuit. La contigut permet des dplacements, dont la succession construit lunit dune conduite. Mais elle rvle aussi la faon dont les rinterprtations, les assimilations, les identifications puisent dans toutes les expriences immdiates. La demande initiale, celle de lhomme qui apporte un flacon magique un laboratoire danalyse relve dun mme quilibre...

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 24

Les prtres, missionnaires catholiques, pasteurs charismatiques, mais aussi hommes dautres religions venant en Occident, sont eux aussi parmi ces passeurs, constructeurs dun pluralisme qui enveloppe ce qui parat dautres des contradictions. Lexorciste diocsain qui cautionne les croyances aux esprits responsables des maux 1, le missionnaire qui dnonce la prsence de Satan dans les temples vaudou, en se plaant en adversaires au sein dun systme de croyance, en cautionnent en mme temps la vracit. * Ces quelques remarques peuvent prciser la grille de lecture de cet ouvrage, mais il importe dinsister sur le souci de ne jamais voir ici le discours touffer lobservation et lexprience anthropologiques. Aussi a-t-on choisi une organisation assez simple. Le livre souvre sur des rencontres de socits qui ont plac des systmes de soin face face, puis cte cte. La coexistence puis lajustement dapports mdicaux de sources diverses est constitutif de ces socits comme le sont leurs autres interpntrations. Lanthropologie de la maladie, comme celle de la religion ou de la parent y rend compte de ces dynamiques o ajustements et conflits, rinterprtations et crations ne cessent dtre en jeu. Une seconde partie rassemble des tudes o le fait religieux, sans tre exclusif, a une place prpondrante. On apprciera combien cette place peut diffrer dune socit une autre, bien quelle soit toujours en contigut avec celle de la maladie et des soins. Mais ny a-t-il pas dans nos socits un grand aveuglement lorsquelles se refusent percevoir la consubstantialit des faits de mdecine et des faits de religion ? Suscites les unes et les autres par la douleur et par la mort, les conduites de soin et celles de prire sont dune si intime parent quil est tout fait illgitime, et profondment ethnocentrique, de les dissocier comme on le fait trop. La ccit de la mdecine de lOccident ce propos est sans doute lorigine de bien des refus, voire de bien des hostilits, qui laffectent mme au cur de son empire. Nous abordons par la suite des situations o la biomdecine semble avoir le contrle dun territoire des soins, mais o la ralit des comportements montre quil nen est rien. Autour du mdecin, certain de la fidlit de ceux quil soigne, se construit un univers de recours et de pratiques. Linfidlit essentielle de ses1

Un exemple particulirement loquent en est donn par louvrage rcent du R.P. Dijoux, Journal dun exorciste.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 25

malades sancre dans lincompltude de la prise en charge, qui dune certaine faon fait cho laffaiblissement des rapports avec le religieux. Si bien quil a paru opportun de rassembler en fin douvrage certaines situations dquilibre o les pratiques sagencent, en coopration comptitive. On y dcle combien les rencontres entre explications et entre traitements de la maladie sont toujours des changes, et si les anathmes sont souvent proclams haute voie, les compatibilits sont, elles, murmures voix basse, mais mises en uvre au jour le jour... Ce dbat na toutefois pas que des conclusions thoriques. Dans la pratique des soins, les situations interculturelles exigent des dmarches spcifiques, un regard particulier de la part du soignant et des responsables de la sant publique, mme si le niveau oprationnel na pas ncessairement tenir compte de nos analyses les plus fines. Les conduites des acteurs, des demandeurs de soin, sancrent sur ce qui ressort dune croyance pour le mdecin, mais qui est pour eux une perception immdiate, une requte toujours vcue comme conscutive un besoin rel, une maladie relle, adresse un thrapeute toujours conu comme dtenant au moins une part de la rponse. Le filtre culturel du mdecin lui interdit daccepter certains diagnostics, certaines tiologies. Ne serait-ce pas une part essentielle de sa formation que dapprendre percevoir lexistence de ce filtre ? Ne doit-il pas apprendre en contourner les effets quand ils lui occultent le rel des autres ? Dans nos socits mmes, et si on en reste au seul niveau des rencontres et des interfrences de cultures, on se trouve aussi de plain-pied avec ce qui proccupe le clinicien. E. Corin exprime bien cet enjeu quand elle relve que lcoute culturelle permet lmergence de niveaux de signification qui soit seraient vraisemblablement demeurs cachs, soit nauraient pas t entendus ou repris dans la dmarche de thrapie (1987 : 256), et quand elle se demande un peu plus loin : Limportance de la dimension culturelle est-elle rserve une pratique spcifique auprs de groupes ethniques ou culturels nettement distincts du ntre, ou fournit-elle un outil de dcentration essentiel toute pratique clinique ? (1987 : 261). Esprons que ce livre nous conduise saisir comment il se construit dans toute socit un vaste rseau dimaginaire de la maladie, de rponses de prvention, de modes dvitement, ou simplement de soins. La dialectique de la

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 26

nature et de limaginaire est elle-mme constitutive des maladies humaines, qui ne se rsument jamais un tat, un donn biologique. De tous les empirismes qui se sont attaqus au mal, nen est-il pas alors un qui opre sous nos yeux, pour atteindre en ttonnant une solution aux malheurs qui entourent et envahissent lespace de la maladie ? Empirisme qui ne consiste pas trouver par essais et erreurs le bon mdicament, mais bien plus grer en les mettant en systme les multiples rponses au mal que les socits ont engranges. La pluralit est un empirisme, qui permet peut-tre laccs un ventail de ressources largi, mais qui en tout cas laisse une porte ouverte l o toutes sinon seraient fermes, quand mme une ouverture peinte en trompe lil peut jouer un rle indispensable. Soigner au pluriel ? Un constat, certes, mais aussi trs probablement un impratif.

Rfrences bibliographiques

Bibeau G., Corin E., Collignon R. 1995 Prface Janzen 1995. Corin E., Lamarre S., Migneault P., Toussignant M. (sous la direction de) 1987 Regards anthropologiques en psychiatrie, Montral, Ed. du Girame. Dijoux R.P.F. 1995 Journal dun exorciste, St Andr-de-la-Runion, Ocan Editions. Dunn F.L., Good B.J. 1978 Priorities for Research to Advance the Comparative study of Medical systems, Soc. Sc. Med. 12 (2B) : 135-138. Fassin D. 1992 Pouvoir et maladie en Afrique, Paris, PUF. Janzen J.M. 1995 La qute de la thrapie au Bas-Zare, Paris, Karthala.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 27

Leslie C. 1978 Introduction au numro spcial Theoretical Foundations for the Comparative Study of Medical Systems , Soc. Sc. Med. 12 (2B) : 6567. Sturzenegger O. 1992 Penser la maladie au Chaco, Thse de doctorat en Anthropologie, Universit dAix-Marseille III

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 28

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical.

Premire partieRencontres des socits

Retour la table des matires

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 29

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical. Premire partie : Rencontre de socits

Chapitre ILa construction sociale de lefficacit thrapeutique, lexemple guyanaisPar Bernard Taverne

Retour la table des matires

Les socits croles, des Antilles ou de locan Indien, ont pour caractristique commune une grande htrognit ethnique de leurs populations. La socit guyanaise ne fait pas exception cette rgle puisquil est possible dy dnombrer une dizaine de groupes ethnoculturels diffrents. Ce rassemblement, dans un mme espace gographique et politique de groupes ethniques aux traditions culturelles parfois trs loignes, a pour consquence la juxtaposition de diffrentes pratiques mdicales, souvent spcifiques de chaque groupe. En cas de maladie, les individus ont thoriquement accs des pratiques mdicales varies qui ne relvent pas uniquement de leur propre tradition. Un espace de choix souvre devant eux, mais laccessibilit chacune des pratiques mdicales est en fait limite par diffrentes contraintes (culturelles, conomiques ou sociales) qui ne sont pas toujours clairement perues par les individus. Lorsque lon cherche prciser quelles sont les motivations qui ont conduit les malades choisir une mdecine donne pour un problme pathologique particulier, des explications telles la proximit gographique, linfluence du voisinage ou de la famille, ou encore le cot des soins, sont trs rarement voqus. Par contre, il est systmatiquement fait rfrence lefficacit de la pratique mdicale choisie, travers un discours logique liant le choix thrapeutique et lefficacit. Toutes les autres contraintes paraissent occultes par une rfrence gnrale lefficacit

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 30

thrapeutique qui seule lgitimerait les choix. Lanalyse des discours mis par des individus originaires de groupes ethniques diffrents, permet de mettre jour les divers classements des mdecines les unes par rapport aux autres. Chaque groupe ethnique proposant sa propre hirarchisation, on obtient ainsi autant de classifications diffrentes que de groupes ethniques. On ne peut manquer de constater que ces classements sont troitement dpendants de la stratification sociale. Dans ces conditions se posent les questions : 1) de savoir ce que les choix thrapeutiques doivent lefficacit technique des diffrentes mdecines ou au contexte social dans lequel ils se ralisent, 2) quels sont les critres majeurs de reconnaissance de lefficacit thrapeutique appliqus aux diffrentes mdecines.

La polyethnicit et le pluralisme mdical guyanaisAvec un peu plus de 120 000 habitants (1992), la population guyanaise se prsente sous laspect dun vritable creuset polyethnique. Les principaux groupes ethniques se rpartissent comme suit :

-

environ 45 000 Croles guyanais, issus du mtissage entre les populations europennes et africaines de la priode de lesclavage ; ils constituent le groupe majoritaire, socialement dominant par leur matrise du pouvoir politique local, 4 000 Amrindiens qui se rpartissent en six groupes : Arawak, Emerillon, Galibi, Palikur, Wayana et Waypi, 6 000 Noirs Marrons ainsi nomms par rfrence leurs anctres, des esclaves africains qui staient enfuis des plantations de lex-Guyane Hollandaise, lactuel Surinam, au cours du XVIIe et XVIIIe sicles. Ils se rpartissent eux aussi en six groupes : Aluku (ou Boni), Kwinti, Matawa, Ndjuka, Paramaka et Saramaka, 1 000 Chinois dont les premiers sont arrivs la fin du XIXe sicle, 1 600 Hmong, rfugis du Sud-Est asiatique dans les annes 1977-1979, 10 000 Surinamiens,

-

-

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 31

-

15 000 Brsiliens, 20 000 Hatiens arrivs entre 1975 et 1985 et quelques autres ressortissants des les Carabes anglophones et francophones, 12 000 Franais mtropolitains , et un miettement ethnique constitu de Libanais, dIndonsiens de Java, de ressortissants du Guyana, etc.

Ce peuplement sest ralis travers diverses vagues migratoires qui ont jalonn lhistoire de la Guyane. Certaines de ces migrations ont t organises et nont concern quun effectif limit de population ; dautres se sont cres spontanment et ont dbord les diffrentes tentatives de contrle et de rgulation mises en place par ladministration ces vingt dernires annes. Il est admis actuellement quenviron la moiti de la population vivant sur le sol guyanais est de nationalit trangre et que prs de 50 % des immigrs sont en situation irrgulire au regard de la lgislation franaise sur limmigration. Selon Jolivet (1982), jusque la fin des annes 1960, les diverses vagues migratoires ont t bien acceptes par la population crole dans le cadre dun processus dassimilation/crolisation des nouveaux arrivants. Mais partir des annes 1970, au moment des afflux importants de migrants Brsiliens, puis dans les annes 1980 avec larrive des Hatiens, une stratgie de repli a merg dans la population crole. Diverses ractions de rejet, accompagnes de discours xnophobes, sont apparues, tenant les trangers le plus souvent les derniers arrivs pour responsables de toutes les difficults que rencontre le dpartement : chmage, habitats insalubres, inscurit, accroissement des dpenses sociales, etc. Cette tension sociale rapparat priodiquement sans atteindre, jusqu prsent, un niveau de crise grave (Calmont 1988, Chrubini 1988). Cette juxtaposition ethnique cre une situation de pluralisme mdical par la coexistence, au sein dune mme unit sociale, de divers recours thrapeutiques rpondant des modles varis dinterprtation de la maladie et de ses causes. Chaque groupe ethnoculturel, ayant ses propres modles dinterprtation de la maladie et du malheur, dispose de ses propres spcialistes pour lutter contre les infortunes de la vie quotidienne, dont la maladie nest bien souvent quune des

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 32

manifestations. ce titre, ne considrer, chez les thrapeutes traditionnels, que les domaines dintervention en rapport avec la maladie serait une erreur. En effet, la plupart dentre eux ne limitent pas leurs actions aux seuls dsordres biologiques, mais peuvent tout aussi bien intervenir dans des domaines rgissant de manire plus gnrale la vie des personnes, comme la recherche dun emploi, les relations amoureuses ou la chance . Isoler le domaine mdical reviendrait morceler de manire artificielle leur espace dintervention et ainsi conduirait en perdre la signification relle. Il est donc possible didentifier en Guyane des recours thrapeutiques relevant des traditions amrindiennes, marronnes, guyanaises, brsiliennes, hatiennes, chinoises, saint-luciennes, et autres. ces diffrentes pratiques mdicales reconnues sur la base de critres ethniques, il faut galement ajouter les structures transethniques constitues par des Eglises de diverses confessions (tmoins de Jhovah, Eglise adventiste) dans lesquelles se ralisent des rituels vise explicitement thrapeutiques, et lensemble du secteur biomdical : en sa qualit de dpartement franais la Guyane dispose dune infrastructure biomdicale particulirement dveloppe.

Propos sur lefficacit des diffrentes pratiques mdicalesLa prsence de diverses pratiques mdicales ne signifie pas pour autant quelles soient toutes situes sur un plan dgalit et utilises, ou plus exactement utilisables, par chacun des habitants de Guyane. Lobservation ditinraires thrapeutiques rvle lexistence de choix, dorientations prfrentielles diffrentes selon les individus, mais le plus souvent communes aux membres dun mme groupe ethnique. Certaines pratiques mdicales sont valorises au dtriment dautres. Les diffrentes pratiques mdicales, y compris la biomdecine, sont lobjet, de la part des membres de chaque groupe de classifications qui les hirarchisent les unes par rapport aux autres sur la base de leur efficacit relative. La lgitimation des choix thrapeutiques a t tudie travers lanalyse dentretiens effectus auprs de membres de diffrents groupes ethniques, parfois loccasion de sances thrapeutiques. Les informations ainsi acquises ont t

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 33

confrontes lobservation des consultations chez des thrapeutes hatiens, brsiliens et saramaka. Un choix de fragments dentretiens, raliss avec des personnes issues de six groupes ethniques (brsilien, chinois, guyanais, hatien, galibi et saramaka), permet dexposer les opinions caractristiques de chacun lgard des diffrentes mdecines. Pendant que son poux se fait soigner par un docteur-feuille hatien, une femme Guyanaise ne cesse de se plaindre de la biomdecine : Jai de la tension, le docteur ma donn du Fludex et de lAldomet 2 mais je ne les prends plus a me donnait des douleurs dans les bras et dans les jambes et puis a mendormait. Maintenant je ne prends plus rien et quand a va pas bien je fais un peu de rgime et je prends des tisanes que me donne une amie. a marche beaucoup mieux que la mdecine des docteurs. Jai une amie dont le mari devait tre hospitalis pour une opration, il avait des calculs dans les reins, lhpital ils voulaient loprer, lui ne voulait pas, sa femme lui a fait boire des tisanes et bien le lendemain il commenait uriner des cailloux et quand il est retourn voir les mdecins ils ont dit que ce ntait plus la peine doprer. Afin de renchrir sur les propos de sa femme, et pour prouver la qualit des mdecines traditionnelles, le mari entreprend alors de raconter lhistoire suivante concernant la mdecine des Saramaka : Les Saramaka, ils sont trs forts pour les os, pour les fractures, chez les Saramaka, il y a un enfant un jour qui samusait avec un fusil, il a pris la dcharge en pleine figure, sur le ct du visage, tout tait cass, et bien le Saramaka, il la guri sans lamener lhpital. Il a mis lenfant dans une case, il y est rest six mois, personne navait le droit dentrer, sauf lui et une jeune fille vierge qui apportait la nourriture et bien au bout des six mois, la mchoire tait totalement rpare et los tait encore plus dur quavant. propos des diffrentes pratiques mdicales populaires un Guyanais g de 35 ans affirme :

2

Fludex (Indipamide) est un diurtique frquemment prescrit lors du traitement de lhypertension artrielle, Aldomet (Alpha-mthyldopa) est un anti-hypertenseur central pouvant entraner entre autres effets indsirables une somnolence.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 34

Les Saint-Luciens cest quand vous avez la bless 3, mais pour les remdes croles, il faut voir les Saramaka, pour les os, mais aussi pour les remdes feuilles. Les Hatiens au niveau des herbes aussi, mais cest le vaudou, cest dj autre chose, cest recul, eux ils viennent avec leur culture, alors il y a ceux qui diront quils sont docteurs en mdecin dherbe, ils vont dire : docteur-zerb. Et puis si tas un problme desprit, je connais des Hatiens qui sont capables de faire venir des esprits, mais a cest un domaine complexe. Je connais un Brsilien que je suis all voir plusieurs fois, lui il est capable de faire les deux la fois, il donne des plantes et il fait venir lesprit, moi je ne connais pas de Guyanais qui font a, des Hatiens oui, mais pas de Guyanais. Je suis all voir une femme une fois, une Dominicaine, cest une dame qui regarde dans le truc de caf, a cest diffrent, il ny a pas de manifestation, il ny a rien, lesprit ne vient pas sur elle, mais elle a la prsence quand mme. Un autre Guyanais pour conclure ses propos rsume sa pense en une seule phrase : Les plus forts, cest les Saramaka, aprs cest les Indiens et aprs cest les Hatiens. Pour un thrapeute Saramaka g denviron 55 ans, demeurant Cayenne : Tous les Hatiens de Guyane sont des mauvais, les bons sont rests en Hati, ceux qui pratiquent ici nutilisent que la magie noire, ils ne savent faire que le mal. Les Brsiliens, je sais quils marchent avec le Saint-Esprit, mais je ne sais rien de plus. Cayenne il y a aussi des Africains, je suis all en voir un une fois, il ma demand 400 francs, une chandelle et une bouteille de whisky, rien que pour savoir si jtais malade. Ensuite, si javais voulu me faire soigner, il fallait payer 3 000 francs plus une caisse de six bouteilles de tafia et une de douze bouteilles de bire, je ny suis pas retourn. Les seuls qui connaissent bien sont les Saramaka et toutes les nations indiennes [les diffrentes ethnies amrindiennes]. La reconnaissance quexprime cet homme Saramaka lgard des Amrindiens est rciproque, un homme galibi affirme : Cayenne si on est malade on va dabord chez le mdecin, mais si a nest pas de son ressort on va chez le chamane. Depuis une dizaine danne il y a des gens qui vont voir des Noirs Rfugis 4 ou des Brsiliens mais pas des Croles. Cayenne il ny a pas dIndiens capables de soigner, il faut aller Awara. Il y a mme des3 4

Syndrome douloureux pigastrique dfini selon la nosologie crole, nayant pas de correspondance dans la nosologie biomdicale. Autre appellation des Noirs Marrons.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 35

non-Indiens qui viennent voir le chamane, des Javanais, des Croles, des Mtros, des gens de Cayenne ou du Surinam. Parfois cest lui qui se dplace, quand il faut purifier une maison, il vient Kourou, Cayenne, mme Paramaribo. De son ct un thrapeute Brsilien considre que : Les Saramaka savent beaucoup de choses, pour les os, les jambes casses, avec les Saramaka, il ny a pas besoin de chirurgien, il met des plantes des deux cts de la jambe et il rpare. Je sais quil y a des Chinois qui font a mais je nen ai jamais vu. Cette dernire information na t confirme par aucun des Chinois rencontrs Cayenne. Mais propos de lusage des diffrentes mdecines lun deux, dirigeant dune grande socit commerciale, affirme : Les Chinois nont pas confiance la mdecine franaise et ils ont bien raison, quand on voit ce quils font Quand les gens sont malades ils prfrent aller Blemil y a l-bas une quipe de Japonais qui sont trs forts, ou alors repartir en Extrme-Orient. En Guyane il y a un tat de dlabrement avanc de la mdecine, il nest mme pas possible davoir une interprtation radiographique correcte. Mais la mdecine locale est forte, je connaissais une femme qui avait un cancer du sein, elle tait condamne par les mdecins, elle a totalement guri en suivant le traitement dun Saramaka. Moi je vous dis que la mdecine locale connat des choses que lon pourrait qualifier de miraculeuses. Un autre dirigeant dentreprise chinois confiait : javais un problme dentorse au bras, je suis all voir un Saramaka... Il ma soign en me massant avec des plantes. Enfin, un Hatien affirme : Ici, les Boni, ils sont trs forts parce quils nutilisent pas les feuilles mais les racines, en Hati on utilise les feuilles mais les Boni utilisent la racine. Il y a beaucoup dHatiens qui vont voir les Boni, il y en a un qui habite au fond de la zone Il est fort.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 36

Le classement des diffrentes pratiques mdicalesCes extraits dentretiens rvlent la place centrale de la rfrence lefficacit dans le processus de hirarchisation des diffrentes mdecines. Le thme de lefficacit est trait diffremment selon que les individus jugent soit les mdecines traditionnelles, soit la biomdecine. Deux modalits dvaluation oprent. Seuls les succs des mdecines traditionnelles sont retenus, dautant plus quils paraissent miraculeux comme laffirme lune des personnes interroges. Les exemples cits sont puissamment suggestifs : la reconstruction dun visage dlabr par un coup de feu ou la gurison dun cancer. linverse, les insuffisances et les checs de la biomdecine sont constamment mis en avant, comme sil tait sous-entendu quelle soit astreinte la russite. Les argumentations sont bties de manire inverse, elles tendent la valorisation systmatique des pratiques traditionnelles et la dvalorisation permanente de la biomdecine. Ce processus rvle que ce qui est prsent comme une apprciation portant sur les pratiques elles-mmes partir dexpriences individuelles est en fait prdtermin par une idologie plus gnrale quant la place des diverses mdecines dans la socit. Cette situation est comparable celle qui prvaut en France propos de lopposition entre les mdecines douces et la biomdecine : entend-on souvent des plaintes propos des insuffisances et du manque defficacit des mdecines douces ou des erreurs diagnostiques de leurs thrapeutes, avec des termes identiques ceux employs envers la biomdecine ? Les mdecines des Noirs Marrons et des Amrindiens sont unanimement considres les plus efficaces. Il est remarquable que la dsignation prcise des groupes ethniques nintervienne pas alors quil existe six groupes diffrents dAmrindiens et autant de Noirs Marrons. Ces derniers sont parfois dsigns par les Croles Guyanais ou par les Hatiens sous lappellation Saramaka ou Boni. Il ne sagit cependant pas dune spcification prcise, car en rgle gnrale, ces termes sont employs dans une acception gnrique globale dsignant les Noirs Marrons dans leur ensemble, sans volont de signifier de manire prcise lethnie concerne. Ainsi, lattribution de pouvoir thrapeutique est effectue de manire indistincte, en direction de groupes gnraux, sans chercher prciser quelle est

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 37

celle de leur composante qui serait effectivement la plus comptente. Cette tendance la gnralisation et lamalgame se retrouve dans lappellation mme des pratiques mdicales que donnent les Croles aux mdecines traditionnelles. Pour les remdes croles, il faut voir les Saramaka , affirme un Crole Guyanais, assimilant dans ses propos la mdecine marronne la mdecine crole. Il est procd de mme avec les mdecines hatienne et brsilienne, toutes deux dsignes sous le terme mdecine crole par les Guyanais. Lappellation mdecine crole est progressivement devenue une appellation gnrique dsignant toutes les pratiques de sant traditionnelles, autres que biomdicales.

Croles Guyanais

Hatiens

Brsiliens

Noirs Marrons

Amrindiens

ChinoisFigure 1. Les orientations prfrentielles des recours thrapeutiques parmi six groupes ethniques de Guyane

Les fragments de conversation rapports ci-dessus dsignent les choix thrapeutiques privilgis par chaque groupe ethnique et rvlent galement les orientations qui paraissent ne jamais tre suivies, les choix que lon pourrait considrer impossibles . La figure 1 traduit les principales orientations thrapeutiques des membres de six groupes ethniques. Seuls ont t tracs les choix constats travers ltude ditinraires thrapeutiques, lextrmit des flches indique les thrapeutes. Ces lignes reprsentent des courants prfrentiels, qui ne peuvent tre considrs comme lexpression de rgles absolues.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 38

Les Croles Guyanais, peut-tre cause de leur dsir dappropriation des diffrentes pratiques mdicales traditionnelles, nhsitent pas utiliser les multiples recours disponibles. Par contre, toute une srie ditinraires ne sont a priori pas emprunts : Amrindiens, Noirs Marrons, Brsiliens et Chinois ne consulteraient ni les Croles Guyanais ni les Hatiens. La biomdecine nest pas exclue de ce type de classification mais les jugements son gard sorientent dans deux directions diffrentes selon lappartenance ethnoculturelle des personnes interroges. Dun ct, on relve un discours constitu de critiques parfois acerbes de la part des Croles Guyanais et des Chinois. La comptence des mdecins est remise en cause et lensemble de leur pratique est contest : 1) les diagnostics ne seraient pas fiables : ils ne savent pas interprter les radiographies ; 2) les indications thrapeutiques seraient mal adaptes : ils proposent des traitements lourds tel une opration chirurgicale alors quune simple tisane fait laffaire ; 3) leur incomptence est dfinitivement marque par leurs propres aveux de ne pouvoir soigner des maladies comme le cancer quun Saramaka est capable de gurir. Il ne sagit plus dopinions sur le partage des comptences entre diffrentes pratiques mdicales mais dune relle contestation et de la remise en cause du savoir mdical qui rappelle les critiques dIllich (1975). la diffrence de ce qui a pu se passer en France mtropolitaine cette contestation na pas dbouch sur le recours aux mdecines douces 5 (acupuncture, homopathie, etc.) mais sur une apologie des mdecines populaires locales qui font des miracles . L encore, la position sociale des locuteurs claire le contenu de leurs propos : seuls les Croles Guyanais et les Chinois sengagent dans de telles critiques. Dun autre ct, Amrindiens, Noirs Marrons, Brsiliens et Hatiens ont une position bien diffrente. Ils considrent la mdecine moderne et les mdecins avec un respect non dpourvu dadmiration, qui nest pas sans tenir lcart de statut social. Tous reconnaissent, en lexprimant de manire peine diffrente, que les mdecins ont des comptences certaines mais ils les jugent incapables de diagnostiquer et de traiter certaines maladies (les maladies dues aux esprits ou maladies surnaturelles ), pour la seule raison quils ne savent pas les voir . Cette limitation nest pas prsente en termes dincomptence mais comme la5

En 1988, on comptait Cayenne trois mdecins orientation acupuncture et aucun orientation homopathique sur un effectif total denviron 50 mdecins.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 39

consquence dune coupure irrmdiable dans lunivers des connaissances des diffrents thrapeutes. Certains domaines de la maladie peuvent tre pris en charge par les mdecins, mais dautres incombent exclusivement aux tradipraticiens ; une fois cette sparation reconnue, les comptences de chacun ne sont pas contestes.

La construction sociale de lefficacitLattribution de la plus grande efficacit thrapeutique aux mdecines des Noirs Marrons et des Amrindiens de la part des groupes ethniques socialement dominants pourrait surprendre si lon ny reconnaissait une des expressions du mythe du bon sauvage . Lattitude des Croles Guyanais lgard des Noirs Marrons et des Amrindiens est ambivalente. Les Noirs Marrons sont parfois qualifis par les Guyanais de ng nan bwa (ngres des bois, gens de la fort), expression connote de prjugs pjoratifs, attribuant ces personnes une mentalit primitive et peu dveloppe , qui nest pas exempte dun fort mpris. Les Amrindiens sont galement dconsidrs de la mme manire. Fort maladroitement la presse locale, crite et radiodiffuse, se fait rgulirement lcho des ternels lieux communs affirmant quIndiens et Noirs Marrons ne savent faire autre chose que de vivre sur les allocations familiales et le RMI . La place occupe par ces deux groupes dans la hirarchie sociale dpartementale est comparable celle des Hatiens et des Brsiliens, la diffrence prs du statut dimmigr. Les conditions de vie des habitants du quartier saramaka de Kourou ne sont pas notablement meilleures que celles des Hatiens ou des Brsiliens ; il en est de mme Cayenne, o quelques exceptions prs, ils habitent dans les mmes quartiers insalubres. Les uns comme les autres sont maintenus dans les mmes espaces de marginalisation, conomique, sociale et politique 6. Ils appartiennent au mme sous-proltariat urbain et constituent un volant de main-duvre journalire non dclare que certains employeurs viennent chercher tt le matin par fourgonnettes entires.

6

Mme si la rcente cration dune commune amrindienne est srement lun des premiers pas dune reconnaissance politique dbutante (cf. Grenand P. et F. 1990).

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 40

Dans le mme temps les Guyanais ne refusent pas, dans lambiance actuelle de promotion des cultures traditionnelles comme valeur identitaire, lhonneur de partager leurs origines avec ces rvolts de la premire heure contre le pouvoir des Blancs, que furent Amrindiens et Noirs Marrons. Bien plus, ces deux groupes sont perus dans le cadre dune idologie naturaliste des racines comme les symboles vivants de la rsistance politique originelle et du pouvoir magique ancestral perdu par les Guyanais (Chalifoux 1987). Amrindiens et Noirs Marrons sont considrs comme ayant conserv travers leurs croyances religieuses et leurs pratiques magiques, un savoir suprieur tout autre groupe (Jolivet 1982 : 404). On retrouve frquemment chez les Croles lexpression dun regret douloureux quant au sentiment de la perte des connaissances et des pouvoirs que possdaient les anciens , comme si le fil dune tradition stait rompu. Une vieille femme crole affirme : Les vieux guyanais savaient faire, ils taient forts, mais ils sont tous morts, ceux de maintenant, ils parlent mais il ne font rien . Cette certitude, qui nadmet aucun doute sur lexistence mme de ces connaissances et sur leur nature, est renforce par lide que dautres groupes ethniques ont prserv leurs savoirs. Lidalisation de cet ge dor perdu conduit penser que les individus qui seraient rests les plus proches du pass, les plus fidles leur tradition, ont gard le plus de connaissances. Cest exactement ce quexprime un Crole Guyanais en affirmant : Les Hatiens... cest recul... cest le vaudou . Dans cette perspective, les Hatiens occupent en effet une place de choix. Lidologie primitiviste sexprime ici totalement, elle est lorigine dun processus dinversion symbolique du pouvoir social qui conduit considrer les mdecines marronne, amrindienne et hatienne comme les plus efficaces. Cette inversion symbolique consiste attribuer aux groupes ethnoculturels occupant les chelons les plus bas de la hirarchie sociale, les pouvoirs thrapeutiques les plus levs. La reconnaissance du pouvoir thrapeutique apparat quasi proportionnelle la distance sociale qui spare les individus. Cette distance sociale, largement dpendante de critres conomiques, est gnralement interprte en termes de distance culturelle. Cette dernire lgitime lattribution et la croyance en lexistence de savoirs mystrieux et puissants des thrapeutes considrs : plus lAutre est distant, plus il est redout.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 41

Cette situation nest pas une production spcifique de la socit guyanaise, des faits similaires sont dcrits dans dautres aires croles (le de la Runion et le Maurice : Andoche 1988, Benoist 1980) et se retrouvent de manire gnrale, avec des expressions peine diffrentes, dans la plupart des socits polyethniques. Cette hirarchisation dicte par le groupe socialement dominant nest lobjet daucune remise en cause. Elle est perue par les membres des groupes marginaliss comme une marque de reconnaissance sociale (la seule quils possdent ?) quils rutilisent comme emblme identitaire valorisant. Le bnfice de cette reconnaissance est tout fait ambigu. Celle-ci senracine dans lordre social qui maintient les groupes concerns la marge de la socit, elle est clairement un produit de cette marginalisation. Aussi elle ne saurait servir de faire-valoir une revendication de changement de statut social qui aurait pour premire consquence de la remettre en question. Le principe defficacit thrapeutique mis en avant par la plupart des personnes interroges est le produit dune construction sociale qui permet llaboration dune reprsentation collective de lefficacit des mdecines cites. Cette reprsentation est lobjet dun large consensus dans la population, elle recouvre le champ de la connaissance, dans la mesure o elle est la fois un savoir et une valuation, et celui de laction quelle structure puisquelle oriente les choix thrapeutiques des individus (Laplantine 1989 : 278). Un des caractres particuliers de cette reprsentation de lefficacit tient au support de son laboration. La question de lefficacit thrapeutique, thme majeur de rflexion en anthropologie mdicale, est souvent aborde travers ltude des pratiques de sant : supports matriels ou symboliques, chanes opratoires, techniques, etc. Les diverses composantes des thrapies ont t lobjet dobservations et danalyses gnrant des hypothses dans des domaines aussi varis et tendus que la physiologie et la neuroendocrinologie, la pharmacologie, la psychologie, etc. Et mme si lon prend garde, comme le rappelle Benoist (1986), ne pas sparer dans lanalyse des pratiques thrapeutiques les trois lments que sont les substances, les conduites et les comportements globaux, et si lon sattache comprendre la forme de la relation qui stablit entre le thrapeute et son patient , on nen reste pas moins au niveau des pratiques elles-mmes. Il est encore implicitement suggr que cest travers elles, et elles seules, que slabore la reconnaissance de lefficacit thrapeutique. Il nest pourtant pas question de nier quune certaine valuation empirique des

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 42

pratiques puisse tre effectue par les utilisateurs des mdecines concernes. Les demandes de soins ne relvent pas seulement des discours, elles attendent bien des actes effectifs qui sont ncessairement jugs par les utilisateurs. Il est certain que ces jugements participent la construction de la reprsentation de lefficacit. Cependant, la mise en vidence du processus de construction sociale de la reprsentation de lefficacit, rvle que llaboration de cette reprsentation se constitue en de des pratiques elles-mmes. On serait tent de dire presque indpendamment des pratiques, puisquelle senracine dans la structure sociale ; les critres employs, par exemple la proximit avec la Nature, ne concernent pas les techniques mdicales mais bien le statut social des gens qui les mettent en uvre. La reprsentation de lefficacit prexiste donc bien aux pratiques. Elle dtermine, en lorientant, lapprciation que portent les consultants sur les pratiques auxquelles ils ont recours. Les expriences individuelles ne semblent se constituer que par rapport cette construction pralable. La rfrence aux rsultats des pratiques de soins, que les utilisateurs constituent en preuve de lefficacit, nest quune construction secondaire qui occulte la dtermination sociale des choix thrapeutiques. Alors que les choix thrapeutiques sont penss et prsents par les individus comme des choix raisonns sur la base de critres defficacit, ils apparaissent en fait plus largement dtermins par le contexte social dans lequel ils se ralisent. Reconnatre ce processus oblige tenir compte des rapports sociaux institus au sein dune population avant den interprter les recours thrapeutiques, et souligne combien les choix thrapeutiques sont aussi des rvlateurs privilgis des relations sociales.

Rfrences bibliographiquesAndoche J. 1988 Linterprtation populaire de la maladie et de la gurison lle de la Runion, Sciences Sociales et Sant VI (3-4) : 145-165.

Benoist J.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 43

1980 Les carnets dun gurisseur runionnais, St-Denis, Fondation pour la recherche et le dveloppement dans locan Indien, 124 p. 1986 La question de lefficacit en anthropologie mdicale, in : Mdecines du Monde : Anthropologie et pratiques mdicales, Actes du colloque 27-28 janvier 1986, Paris, Ministre des Affaires sociales et de la Solidarit nationale, pp. 91-98.

Calmont R. 1988 Migration et migrants en Guyane Franaise. Lexemple de la communaut hatienne, Thse de doctorat de troisime cycle, Universit Bordeaux III, 449 p.

Chalifoux J.-J. 1987 La crolit transculturelle en Guyane, communication au colloque sur La Crolit, 15 octobre 1987, Cayenne.

Chrubini B. 1988 Cayenne, ville crole et polyethnique, Karthala et Cenaddom, 261 p.

Grenand P., Grenand F. 1990 Les Amrindiens, des peuples pour la Guyane de demain, Centre ORSTOM de Cayenne, 72 p.

Illich I. 1975 Nmsis Mdicale. Lexpropriation de la sant, Paris, Seuil, 222 p.

Jolivet M.-J. 1982 La question crole. Essai de sociologie sur la Guyane Franaise, Ed. de lORSTOM, coll. mmoires, n 96, 502 p.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 44

Laplantine F. 1989 Anthropologie des systmes de reprsentations de la maladie : de quelques recherches menes en France contemporaine rexamines la lumire dune exprience brsilienne, in : D. Jodelet (ss. la dir.), Les reprsentations sociales, PUF, pp. 277-298.

Taverne B. 1991 Un docteur-feuille Cayenne. Sant, culture et socit chez les immigrs hatiens de Guyane Franaise, Thse Doctorat nouveau rgime en Anthropologie, Aix-Marseille III, xix + 579 p.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 45

SOIGNER AU PLURIEL. Essais sur le pluralisme mdical. Premire partie : Rencontre de socits

Chapitre IILidentit dans le prisme de la maladie et des soins (Guyane).Par Jean Chapuis

Il faut dfinir une civilisation encore plus par [...] ses refus demprunter que par ses emprunts. M. Mauss, Oeuvres, t. 2, p. 564

Retour la table des matires

Cest le fait dentendre les Indiens chez qui je travaille me parler de maladies des Blancs , de mdecine des Blancs ou de fivre des Blancs qui ma incit aborder travers le prisme de la maladie les catgories identit / altrit qui leur semblent pertinentes. Si lon en croit W. Byam le premier chrtien qui jamais tenta de prendre pied en Cayenne, vers le sud de lOrnoque en 1530, fut Pedro dAcosta, un Espagnol, avec deux petites corvettes et 300 hommes (Hurault 1972). Cependant cest un Franais, La Ravardire, qui en effectue en 1604 pour le compte dHenri IV une premire reconnaissance srieuse, inaugurant lhistoire moderne de la Guyane franaise (Mouren-Lascaux 1990). Hurault rsume avec justesse les tentatives dimplantation ultrieures : La plupart des colonies qui suivirent furent le fait dinitiatives prives, et ntaient relies aucun plan coordonn. Elles furent presque toutes dtruites en quelques annes soit du fait

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 46

des Indiens, soit plus vraisemblablement du fait des maladies tropicales dont lpoque on ignorait tout . Ds ses dbuts, la politique franaise lgard des Indiens fut de leur donner toutes facilits pour quils viennent sinstaller du ct franais en dlaissant les territoires portugais ou hollandais. Il fallait se les attacher . Selon un accord tacite initial les Indiens ne dpendaient que du gouverneur, et lon reconnut aux chefs traditionnels, qui servaient dintermdiaires pour les questions indignes, un pouvoir presque indpendant pour rgler les problmes autochtones. On renona, au commencement du XVIIIe sicle, soumettre les Indiens la loi civile franaise. Ctait, comme le remarque Hurault, reconnatre le droit la coutume des tribus, pour tout ce qui se rapporte la condition des personnes et au droit priv . Un extrait des instructions du roi Turgot et Chanvallon (1763-64), alors gouverneur de la Guyane, donne une ide de la place reconnue, et rellement attribue, aux Indiens cette poque dans la rgion, totalement loppos de celle des Noirs, peu nombreux en Guyane, considrs par dfinition comme des esclaves : Sa Majest ordonne expressment que les gouverneurs et intendants ne ngligent aucun moyen pour se rendre les Indiens favorables. Son intention est quils fassent tous leurs efforts pour engager ceux qui seront errants venir stablir sur les terres de sa domination o elle leur assure une libert entire... Il encouragera les mariages entre les colons et les Indiens... En 1766 le ministre prcise : ... a lgard des Indiens, comme ils sont dune origine libre, lorsquils stablissent parmi les Europens, ils ne doivent pas tre traits diffremment queux . La Rvolution ne modifiera pas les choses : en 1791 lassemble coloniale accorde la qualit de citoyen tous les Indiens mais non leurs mtis avec les Noirs. Quoiquil en soit, souvent par des moyens dtourns, un commerce desclaves subsista longtemps, car si les Indiens de la Guyane franaise taient considrs comme libres, on ne sopposait pas ce quils vendent en tant quesclaves leurs semblables capturs sur le territoire portugais, et les Portugais nagissaient pas diffremment vis--vis de la zone franaise. Il ny eut cependant en Guyane jamais plus de quelques dizaines desclaves indiens, daprs Hurault 7.7

Il y aurait lieu de sinterroger sur les diffrences relles de traitement rserv aux Indiens par les diffrentes puissances europennes, et la zone allant du Venezuela au Brsil constituerait un remarquable terrain dtude par la varit des colonisateurs : Espagnols, Anglais, Hollandais, Franais,

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 47

Ainsi la violence ne fut-elle pas toujours au rendez-vous contrairement ce que beaucoup affirment 8, et la structuration des rapports Indiens / Blancs a pu stablir sur dautres bases que la coercition, lalcool, le viol...

*

Cest Patris et Mentelle qui, en 1766, effectuant une expdition dans lintrieur du pays, entrrent pour la premire fois en contact avec les Wajana dont on avait entendu parler sans jamais les rencontrer, un sicle et demi aprs que la Guyane fut passe sous drapeau franais... Il ny eut leur gard ni violence ni tentative de persuasion . Les relations, rares, furent cordiales. Mais un fait historique allait modifier ce tableau idyllique et avoir des rpercutions durables et majeures ; les affections pidmiques importes par les Blancs dcimrent les populations autochtones. Moins dun sicle aprs leur dcouverte, les Indiens de la cte et ceux de lOyapok taient presque totalement limins. Quant aux Wajana les plus septentrionaux, la suite du voyage de Leblond (1789), donc vingt ans aprs leur dcouverte , il semble quils taient atteints par des pidmies contractes lors de rapports commerciaux avec les Missions de lOyapok. Si latteinte fut plus tardive, son impact nen fut que retard. Le processus ne devait pas sarrter puisquen 1940 le groupe Wajana de la Guyane franaise ne compte plus que 50 personnes, et lensemble du groupe 550 contre 3 000 en 1760, poque du premier contact. partir des annes cinquante, o une dernire vague pidmique claircit encore la population, la politique de vaccination mit fin ce processus. La Guyane actuelle, dpartement franais de 91 000 km2, est couverte plus de 90 % par la fort primaire, et constitue une vritable mosaque ethnique comme en tmoigne lventail des origines de ses 120 000 habitants (officiels), dont 95 % sont regroups sur la cte : Croles (35 %), Mtropolitains (15 %), Hatiens, Brsiliens, Surinamiens, Chinois, Dominicains, Syro-libanais , du Laos, plusieurs peuples noirs marrons, Indiens (de lInde). et peine 5 % dAmrindiens rpartis en six tribus (Galibi, Palikur, Wajana, Wajampi, Arawak, Portugais. Par exemple : le gnocide a bel et bien t perptr du nord au sud du continent Dujovne Ortiz (1992).

8

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 48

Emerillon) 9. Si une grande partie de la population officielle possde la nationalit franaise, le reste pose dnormes problmes, notamment migratoires, la population relle tant estime plus de 150 000 personnes. Le pouvoir politique crole local ne cache pas son mpris des Indiens et autres populations indignes. Pour la mtropole, dans ce DOM recul et peu dynamique, lactivit conomique stagnante et qui dpend en grande partie delle, seuls les Indiens et la fuse Ariane fascinent et motivent lintrt. Les Wajana sont un peuple de langue karib actuellement dissmin entre le Brsil, la Guyane franaise et le Surinam, ayant assimil au cours de son histoire un certain nombre dautres ethnies. Ils sont rpartis en villages allant de vingt plus de cent personnes le long du Litani et du Maroni pour la partie franaise, chaque couple et ses descendants non maris habitant un carbet particulier. Ils se nourrissent du produit de la pche, de la chasse et de labattis. Il ny a pas de chef, lindpendance tant une des valeurs wajana les plus enracines, mais dans chaque village il existe un reprsentant, valid par le prfet, qui sert dintermdiaire entre ladministration et la population. Lalliance entre cousins croiss bilatraux a quasiment disparu, notamment du fait des nombreux mariages inter-ethniques (mais intra-Indiens). Lalliance actuelle est conue comme libre. La descendance se compte sur les deux lignes, et la rsidence est traditionnellement uxorilocale. La grande crmonie dinitiation, le marake 10 ou plus exactement eputop, na plus eu lieu pour les garons depuis 1988 et elle a peu de chances de reprendre, alors quelle persiste (mais il sagit dune version allge ) pour les filles. La vie sociale est ponctue de nombreuses ftes profanes pendant lesquelles le cachiri, bire de manioc, coule flots. La vente de gibier ou de poisson Maripasoula 11, quelques heures en aval, celle dartisanat par lintermdiaire dassociations coopratives ainsi que des activits9

10 11

Lordre de citation est en rapport avec limportance dmographique (chiffres tirs de Grenand 1990), les Galibis tant les plus nombreux avec un peu plus de 2 000 reprsentants, alors que les Emerillons minoritaires en comptaient 180 en 1990. Galibi et Wajana appartiennent la famille karib, Wajampi et Emerillon la famille linguistique tupi-guarani, Palikur et Arawak la famille arawak. Lalphabet utilis pour les mots vernaculaires est celui des missionnaires du Summer institute of linguistics. Bourg de plus de mille personnes, fond dans les annes 40 par ladministration mtropolitaine et rapidement peupl de Croles, mais actuellement majorit noir marron Boni.

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 49

salaries pisodiques 12 leur apportent les liquidits ncessaires lachat et lentretien de moteurs hors-bord pour leurs pirogues, de fusils, de cartouches et de petits objets devenus indispensables (rcipients en alu, lampes torches...), et des dpenses somptuaires varies (tee-shirt, chaussures, postes radio...). Il existe une cole depuis vingt ans Twenke, depuis moins de dix ans Elahe et Antecume, et depuis trois ans Kayode. La couverture mdicale gratuite, dpendant de la direction dpartementale de laction sanitaire et sociale de la Guyane, est assure par les deux mdecins du centre de sant de Maripasoula, qui montent en tourne mensuelle bord de pirogues, couvrant en deux jours le pays indien , et par deux postes de soins tenus chacun par un mtropolitain rmunr mais sans formation particulire, relis par radio Maripasoula. Contrairement dautres groupes amrindiens qui ont eu souffrir de la colonisation, les Wajana naffichent pas de volont politique commune, restant en-dehors des dbats qui agitent la Guyane moderne. Fait capital, seuls parmi les Indiens de Guyane ils ont refus la nationalit franaise. Ils ne reoivent pas, de ce fait, daides sociales, et lon peut dire quils ne subissent pas dinfluences politiques relles. Peuple itinrant, ils sont en cours de sdentarisation et dexpansion dmographique (ils passent 920, pour lensemble des Wajana, en 1980, et environ un millier aujourdhui). Habitants de la France sur leurs propres terres, ils ne sont pas des Franais sans cependant relever dun statut de rfugis ni dautres rgimes prcis : leur statut juridique est donc particulier. Toutefois il faut noter un mouvement rcent visant lacquisition de la nationalit franaise. Lexemple des Emerillons de Camopi permet cependant de parler dune vritable pathologie de lassistance, connue de tous, mais dont personne ce jour na tenu compte afin dajuster laide.

La conception classique de la maladie et des soins chez les WajanaPour les Wajana, comme pour tous les Indiens dAmrique, lunivers est anim. Ils distinguent globalement un monde visible, pourvu dune reprsentation12

Guides pour les missions botaniques ou gologiques, dfricheurs et boussoliers (ceux qui utilisent la boussole pour dterminer le trajet rectiligne dun layon) pour la prospection minire...

Jean Benoist (dir), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical (1996) 50

dans le Monde-autre. Alors que lhomme est dot de lomole (lme, pour simplifier), chaque espce animale, vgtale et galement le vent, la pluie... possdent un jolok, 13 sorte de principe spirituel de lespce et qui reprsente pour lhomme le principal vecteur de maladie. Ces joloks habitent soit dans le ciel, soit sous la terre (ce sont les plus dangereux), soit sous leau, soit enfin dans la fort. Ils sont disposs en villages, dorment le jour et se promnent la nuit, mangent principalement des champignons (piupiu) et de la chair crue. Ils sont par dfinition mchants, mais une analyse plus fine montre quen ralit ils demeurent pour la plupart neutres, ou plutt ambivalents. Tout dpend de lusage que le pjai (chaman) en fait, car ils rendent rarement malade de leur propre chef. De toute faon leur principale arme pathogne est le jolok ple, sorte de flche desprit , lment matriel (minuscule flche en bambou, caillou, morceau de verre, chenille...) quils projettent violemment dans le corps de leur victime impuissante. En effet le jolok comme le projectile sont invisibles pour le simple mortel, sauf la flche aprs son extraction par le chaman. Sa pntration dtermine la maladie, et plus prcisment une affection douloureuse. Certaines affections possdent en propre leur jolok. Tel est par exemple le cas de keke, polyarthralgie inflammatoire voluant vers lamyotrophie avec rtraction dun membre, infrieur le plus souvent. Une hirarchie complexe rgit les rapports des joloks entre eux, et donc aussi entre les pjai auxquels ils sont associs. En haut de cette chelle on trouve des joloks indpendants, tels les chefs des maladies , qui chappent la sphre dinfluence des chamans. Le Monde-autre comprend, en plus des joloks mais sen rapprochant, les mes des morts ou akuwalimp (elles sont en fait une espce, au mme titre que les joloks ci-dessus dfinis, au sein du genre jolok), qui lon ne rend aucun culte. Elles se manifestent la nuit galement, surtout par des bruits et des frlements rappelant sans hsitation possible un dfunt bien identifi. Parfois on peut les apercevoir furtivement sous lapparence dun fantme limage du mort. Elles rsident prs de la tombe, et aiment revenir se promener sur les lieux de leur vie charnelle. Sans tre mal intentionnes, elles perturbent les vivants qui saccommodent mal de leur prsence : jusqu une priode rcente elles constituaient un des facteurs du dplacement des villages.