AM n° 61 Heuillon copie

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Heuillon Joel, baroque

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  • Jol Heuillon (*)

    Vers une musique spectaculaire dans lItalie du premier baroque

    LHistoire de lart nous a habitu penser en priodes stylistiques se succdant, alors que tout

    montre dans la ralit observe que les styles naissent, vivent et meurent avec des inscriptions tem-porelles varies, des moments dacclration et de rupture (volont socitale ou action du pouvoir ) de stabilisation, de dlitement (puisement) ou de modifications plus ou moins radicales. Le rayonne-ment de ces styles1 a accentu le problme, on constate alors plutt un mode dvolution par tuilage. Ces styles se sont dploys, au-del de leurs chronotopes2 dorigine, avec les amnagements apports dans les chronotopes daccueil (variations de doxa), un rythme qui tonne : Caravage est mort en 1610 alors que la plus grande partie de lEurope peignait encore selon les critres du manirisme, lopra ne sest impos Paris, quun sicle aprs Florence

    Nous utiliserons ici les catgories savantes en usage alors, dont celles de la rhtorique, socle

    de la formation des lites, qui constituait le code dlaboration de tous les possibles discours. Tout dis-cours est un projet de modification de son destinataire. On doit considrer une rgle implicite de la rhtorique : pour tre efficace, un discours doit permettre son destinataire de lentendre et de le rece-voir. La modification projete ne peut alors pas tre radicale, car elle remettrait en cause la plus grande partie de ce qui constitue ce destinataire (au risque de provoquer son refus), elle doit rester diges-tible , pour que, par le travail de lloquence dploye, elle opre son effet et puisse sarticuler avec la doxa qui rgit dj le destinataire3.

    Le passage dune criture polyphonique une criture monodique majoritaire (la polyphonie

    sera confine dans quelques genres religieux), connatra une gestation dun demi-sicle (avec une ac-clration lors des vingt dernires annes du XVIe sicle), une irruption remarque lors des ftes nup-tiales de diverses familles princires au dbut du XVIIe sicle4, et une longue priode dexpansion jus-que dans les annes 40 du XVIIe sicle. Sil sagit dune rvolution concernant les nouvelles possibili-ts langagires et formelles, la question se pose au sujet du temps utilis : un sicle defforts conver-gents, soutenus par les plus hautes autorits5 pour tablir irrversiblement cette nouvelle pratique, en un temps o les exprimentations, sans lendemain, ont foisonn (sous lgide de Princes qui accrois-saient leur gloire des innovations artistiques). I. CONTEXTES

    Au Kaos (indtermination et dsordre), le dmiurge (Dieu) a fait succder le Kosmos (ordre et

    beaut), o chacun trouve sa place, o cohabitent les contraires dans lharmonie, o la beaut signe la perfection de lentreprise divine. Dans le systme en cours au XVIe sicle (qui changera progressive-ment au cours du XVIIe sicle), hrit de lastronome alexandrin Ptolme (IIe sicle aprs J.-C.), la terre tait le centre de rotation dun univers constitu des orbes de la lune, de Mercure, de Vnus, du Soleil, de Mars, de Jupiter, de Saturne et dune sphre des fixes (toiles immobiles). Dans le mon-de sublunaire, coexistaient la terre, leau, lair et le feu (matire imparfaite), dans un ternel processus de gnration et de corruption. Dans le monde supralunaire rgnaient les corps clestes, immuables, sur leurs orbes parfaits. Aprs les toiles, selon Denys lAropagite (Ve sicle), venait la Cour cleste, compose de neuf churs danges6. Cet univers fini tait englob par Dieu (infini) pour clore lensemble de ce systme, nomm Macrocosme (Grand Univers), en regard du Microcosme, lhomme (matire imparfaite + me parfaite), jouissant dune relation privilgie avec Dieu.

    Depuis Aristote, nous savons que le discours pidictique7 est celui qui agit sur le prsent :

    cest par exemple dans lantiquit le discours logieux et triomphal fait lathlte vainqueur aux jeux, clbr alors comme un digne reprsentant de sa ville, dont il incarnait parfaitement les vertus singu-lires... Lobjectif tait bien plus de lgitimer et renforcer la doxa en cours dans cette ville, que de fter tel ou tel, qui ntait l quune occasion favorable (Kairos) pour le faire. Dans les priodes tyranniques de notre histoire, o la rhtorique, confisque, constitue linstrument des puissants, les discours artisti-ques deviennent des discours pidictiques, au service du Prince ou de lglise. Les crateurs accep-

  • taient facilement dtre les vecteurs efficaces du propos princier, car en change dune sujtion sans failles, on leur accordait une trs grande libert langagire et formelle. Lorenzo Giacomini8, acadmi-cien florentin : [...] la fin du pote tragique est de composer une tragdie selon les prceptes de lart, que lon puisse, ainsi que tout autre pome, utiliser des fins diverses, dont la considration, pour ce qui en concerne les raisons, appartient au politique, qui constitue la cit ou bien la gouverne [...] La considration [de ces fins] outrepasse les limites de lart potique et relve dune science suprieure, savoir la politique, laquelle sexerce sur tous les arts. 1.1. Le Prince

    Le XVIe sicle se caractrise en Italie par une stabilisation politique, sous la domination de lEspagne. On assiste un resserrement territorial, avec des tats o se mettent en place des dynasties durables. Florence connat ainsi un destin exemplaire : les Mdicis, qui y ont jadis rgn leur tour, y prennent dfinitivement le pouvoir. Le Duc Alexandre (1510-1537) inaugure alors une dynastie, ren-force par son fils Cosme Ier (1519-1574), couronn Grand Duc de Toscane en 1570, qui succderont efficacement Franois Ier (1541-1587) puis son frre Ferdinand Ier (1549-1609). Cest prcisment sous son rgne que la thorie de la monarchie de droit divin fit son apparition dans lidologie politi-que florentine. Entre autres choses, cela signifiait que le souverain et ltat se trouvaient ramens une troite quation9. De ce lien privilgi avec Dieu dcoulaient des devoirs : le Prince tait en ses terres garant de lharmonie que Dieu imprime dans la cration, mais il en retirait dans les faits un pou-voir absolu . Le danger rsidait Florence dans la capacit des grandes familles soulever le peu-ple. Pour celui-ci, les souverains toscans tablirent, ct dune justice implacable, un systme de ter-reur organis par la rumeur (nourrie par un rseau serr dinformateurs au sein de la population) et de rpression (prisons terrifiantes), le tout associ un exercice judicieux de la magnificence et de la lib-ralit10 : distribution abondante de nourriture lors des nombreuses ftes qui ponctuent lanne11 : les entres solennelles , les caccie (sortes de corridas) et surtout le calcio (proto football, dont les rgles nous sont connues par un trait de Giovanni de Bardi !) ; ftes usage cathartique, mais aussi desti-nes renforcer la lgitimit du Prince. Cette partie de la domination tait somme toute la plus simple pour les Mdicis, il leur fallait aussi museler leurs rivaux historiques. 1.2. La Cour

    Loutil de cette mutation russie a t la curialisation. Norbert Elias12, dans ses travaux, a d-

    crit le phnomne la Cour de Louis XIV, mais la rptition gnrale avait eu lieu un sicle avant, Florence, vritable laboratoire exprimental, o lon est pass dune structure aristocratique marchande (Florence tait la banque de lEurope), une Cour Nobiliaire. Les grandes familles, pour sinscrire rgulirement dans laristocratie europenne, ont accept de se dlester de leurs occupations marchan-des (et des revenus affrents), obtenant en contrepartie des titres de noblesse et des terres (trs loin de rapporter les mmes revenus). Cette automutilation les a mis sous la dpendance du souverain, qui les a intgrs dans le rituel hirarchis de la Cour. Dans cette configuration de type Socit de Cour , consubstantielle la construction de ltat Absolutiste, le souverain est dot dun double mo-nopole, la perception de limpt et la matrise de la violence lgitime (justice, police et arme). Ce double monopole a dpossd laristocratie des fondements anciens de sa puissance et la oblige vivre dans la proximit du souverain dispensateur des rentes, pensions et gratifications13. La vie de Cour offrait bien des avantages ses bnficiaires, une vie dotium, de loisirs lvateurs , dans le luxe et la beaut, au contact des plus grands artistes, potes et musiciens du temps ; avec une vie rgle par les divertissements , qui les enfermaient dans la servitude volontaire. Plus concrtement, le Prince, divisant pour rgner , avait conscience de la duplicit qui rsultait dune telle organisation. La Cour tait rgle par une tiquette stricte. Elle procurait une vie de luxe, mais chacun dpendait du bon vouloir du Prince qui accordait ou reprenait sa Grce. Le courtisan y tait seul : il devait, dans une adversit perptuelle, assurer sa place (tenir son rang) tout en cherchant progresser ( parvenir ), et pour cela il devait plaire (sduire, tre agrable, utile voire indispensable) ses su-prieurs et surtout au Prince ; mais il devait galement se mfier de ses pairs (rivaux potentiels) et craindre ses infrieurs qui complotaient pour le supplanter. Il vivait donc dans un monde de passions contradictoires (plaisir et oisivet, mais aussi dsir, convoitise, manipulation, mensonge, inquitude, jalousie, crainte, mpris, haine, etc.) maintenues vives par le sommet pour lisoler et le maintenir en sujtion. Cest ce prix que le Prince parvenait empcher toute coalition. la Cour, ce grand thtre, chacun simulait, pour durer et parvenir, et dissimulait honntement ce quil tait et pensait en son

  • for intrieur. Tout le monde mentait, mais il importait peu, pourvu que, chacun, sa place, remplisse loffice dtermin par le Prince, arborant alors les signes de sujtion attendus.

    La Cour tait une structure perverse, o le Prince civilisateur (Orphe, le Christ), tenait propos au travers des discours artistiques, destins officiellement, au-del du plaisir immdiat, di-fier . La leon tait cependant subliminale , et le plaisir dispens (anesthsiant) restait llment majeur. Il y avait toujours un cahier des charges dtermin par le Prince ; une uvre (fresque, pope) redisait toujours, au-del des lments conjoncturels (mariage princier), le contrat qui relie lhomme Dieu, dans la hirarchie qui les unit et les spare et, ce faisant r-nonait les devoirs dobissance envers Dieu, mais aussi envers le Prince, qui par la thorie absolutis-te stait insr dans cette hirarchie14.

    1.3. Lglise

    Lglise tait en crise. Le protestantisme avait remport de grands succs limitant le territoire de lEcclesia Catholicon (assemble universelle). Les travaux de Copernic commenaient miner les soubassements thoriques de lglise, relays par Bruno, Galile (fils), en remettant en cause le syst-me cosmologique ptolmaque. Au-del des pertes dues au protestantisme dans le Nord de lEurope, les Turcs taient aux frontires de lEst, constituant une menace militaire et commerciale. Dans ce moment de faiblesse, elle devait remettre de lordre et reprendre son auditoire en main. Le Concile de Trente (convoqu trois fois entre 1545 et 1563) permettra de rpondre aux protestants, en rformant certains aspects (formation des prtres, catchse, rituel), tout en raffirmant le maintien du latin, de la place centrale du prtre, etc. On tentera galement de lgifrer sur les reprsentations artistiques religieuses, avec une posture dabord rigoriste privilgiant la transmission du sens. On passera vite une politique pragmatique, avec le relais efficace des jsuites, la Contre Rforme, qui, privilgiant les sens, la sensorialit (et donc le plaisir) sur le sens (qui demeurait obscur au plus grand nombre cause du latin raffirm), va donner son impact au dploiement baroque. Il faut connatre Rome pour en ima-giner lefficacit ; on y trouve un rseau serr dglises, de chapelles, doratoires etc. qui laisse imagi-ner qu une heure donne, toute la population pouvait y tre accueillie pour assister un office. Ima-ginons le quotidien dun romain moyen ; dans les rues boueuses coulent les eaux uses chez lui, il fait humide, peu clair (les vitres chres, on utilise des peaux huiles), cest enfum (clairage, chauf-fage, nourriture). On le convie aller rgulirement dans un endroit en marbre, spacieux, o il fait clair, o cela sent bon (encens et parfums ), o lon jouit des uvres des plus grands architectes (Le Bernin, Borromini), o lon admire les peintures des plus grands peintres (Caravage, Lanfranco, Rubens, le Cavalier dArpin), o lon est saisi par les sculptures des plus grands matres (Le Bernin, Maderno), o lon smerveille des plafonds et coupoles en virtuoses trompe lil (Baciccia, Poz-zo), o les plus grands compositeurs uvrent et parfois tiennent les orgues (Frescobaldi, Carissi-mi), et o les plus grands interprtes se produisent. Bref on le convie partager le quotidien des grands comme dans leurs palais, Quil y vienne par conviction ou pour dautres raisons importait peu, il tait l o lglise le souhaitait dans une posture qui tenait lieu de sujtion suffisante.

    Pietro Della Valle15 (circa 1586-1652), gentilhomme romain (voyageur et musicien), dans son De la musique de notre temps qui nest pas infrieure, mais plutt meilleure que celle de lpoque pr-cdente , adress en 1640, Guidiccioni : [...] bref, je vais bien plus volontiers l o lon entend bien chanter [] Si daucuns dsirent ardemment que lon chasse le chant virtuose des glises, moi je le dsire, je le recherche (peut-tre est-ce l mon dfaut, ma sensualit comme on dit, mais quoiquil en soit, je confesse ma faute avec sincrit), et parfois je vais dans des glises o lon chante bien et o je nirais sans doute pas si lon ny chantait pas [...] et je pense raisonnablement que ce qui vaut pour moi peut valoir pour autrui [...]

    II. MUSIQUE

    2.1. Le style franco-flamand

    Au XVIe sicle le style polyphonique franco-flamand, avec une musique essentiellement reli-

    gieuse, tout puissant dans toute lEurope, est incarn en Italie par des Matres de Chapelle du Nord. Ctait une musique reue comme un miroir de la Cration, dans laquelle on simmergeait de manire contemplative. Ce style, polyphonique, tait fond sur un temps tir (sans effets dramatiques), non tlologique, dployant de larges masses sonores (stases), harmonieuses, excutes par des churs (nombre de voix variable), les voix centres autour dun tnor mlodique (souvent emprunt la musi-

  • que populaire) rpt dans toutes les sections de la messe, au service des divers textes qui la consti-tuent. Le souci de ce style ne rsidait pas dans une fusion musico-potique singulire, mais dans une reprsentation sensible de la grandeur de Dieu, par une mtaphore actualise, qui rende prsente, sur le plan sonore, lHarmonie des sphres, au travers de ltagement des voix, la stabilit et la conso-nance. On peut considrer ce tnor qui reprend un timbre connu ( lHomme arm , Faulte dargent ), comme une figure de la rception, qui inclut de manire contemplative lauditeur, dans la trame complexe de lharmonie ralise, et le dsigne donc, par renversement du jeu mtaphorique, comme appartenant bien ce Kosmos, cette parfaite cration divine, o il occupe une place de choix.

    Piero Aron (Toscanello in Musica, 1531), se rfrant la tradition [Platon (Time), Cicron

    (Songe de Scipion), via Boce], dcrit les notions symboliques, qui dcoulant de ce systme cosmolo-gique, permettent de dcrire et de penser la musique.

    La Musica Mundana (Musique des Mondes, Harmonie des Sphres) est lharmonie, qui rsul-te des mouvements des corps clestes, lesquels parfaitement en proportion les uns avec les autres (se-lon la Musica mathematica16) produiraient des sons (perceptibles ou non, selon les auteurs) ; cest m-taphoriquement lHarmonie qui rsulte du Kosmos, o cohabitent les contraires (concordia discors) dans lordre et la beaut. Dans la musique franco-flamande (la Messe), les textes eux-mmes, glorifica-tion de la perfection divine et de sa cration, relvent thmatiquement de la Musica Mundana ; la mu-sique dont on les a habills se trouve alors en parfaite convenance avec le propos.

    La Musica Humana est lharmonie qui [] rsulte de la conjonction de notre me avec no-tre corps [] . Cest l aussi mtaphoriquement celle qui nat de deux lments discordants, lme (divine) et le corps (matire imparfaite), et qui se ralise lorsque lesprit (raison) domine le corps, et jugule les excs commis sous lemprise des passions, ou des drglements du temprament. Cette har-monie est brise lorsque la raison vaincue, lesprit est soumis aux passions. Le corps est alors souve-rain, et place le chrtien en situation de pch, dconnect de Dieu (risquant la perdition17). La thmatique des textes mis en musique dans le madrigale est essentiellement amoureuse, reprsentant non pas un processus pathtique18 dans tout son dploiement (du stimulus la catharsis, comme le fera la Favola in musica), mais le moment de crise, o lamant malmen et rejet se consume et se complait dans ltat de dpendance o le tient lobjet aim. Du point de vue de la thmatique, ces textes lyriques renvoient la Musica Humana, ou plutt une perturbation de celle-ci, un microcosme discordant, et par analogie un macrocosme perturb. La musique de style franco-flamand est-elle alors conve-nante (la mieux mme, la plus efficace) pour reprsenter le propos de tels textes ?

    La Musica intrumentalis est celle mme, sensible, ralise, que produisent les hommes par des instruments naturels (le chant avant tout) et artificiels (tous ceux dont lhomme sest dot pour faire de la musique), par analogie avec les deux autres. 2.2. Pouvoirs de la musique

    Selon Castiglione : [...] de trs sages philosophes taient davis que le monde est compos

    de musique, que les cieux en se mouvant font une harmonie, que notre me est forme selon cette m-me raison, et que pour cela elle se rveille et pour ainsi dire vivifie ses vertus par le moyen de la musi-que. 19 Depuis le dbut du XVIe sicle, chez les humanistes, puis chez les musiciens, il sagit de (re)trouver et de mettre en uvre une musique qui produise les effets que lon prte celle des anciens (avec comme corollaire un pouvoir certain daction et de manipulation sur lauditoire). La lecture des textes anciens fait rver tout le monde, lide de rcuprer ces effets dans la musique moderne, avec le constat que le style franco-flamand ny parvient pas, mme dans le madrigal (Galilei).

    III. VOLUTIONS

    Dans la Florence de la fin du XVIe sicle, les Noces de Posie avec Musique ont constitu, en contrepoint de laffirmation de la langue toscane comme langue littraire de lItalie, le dernier grand projet auquel sest attel lHumanisme. Aprs une longue priode de fianailles sur les terres du madrigale polyphonique, cest sous le rgne fcond de Rhtorique et Potique que lon scella enfin dignement cette union fructueuse, autour du berceau de la Monodie en Stile Recitativo sopra un Basso Continuo (style rcitatif sur une basse continue) ou Stile Rappresentativo (style reprsentatif20).

    Lon est ainsi pass dun genre de taille rduite, polyphonique, un nouveau procd dcriture, monodique, qui, associ une nouvelle manire de penser laccompagnement, permettait de rivaliser avec le madrigal mais aussi de penser le thtre chant (recitar cantando). On est pass dune

  • musique qui donne voir par le dploiement loquent (madrigal) divers genres qui, continuant dassumer cette fonction, ont aussi permis lmergence dun genre syncrtique (lopra) o le voir sera assum, par la fusion opre avec les beaux-arts (architecture, peinture) et les sciences (perspecti-ve, ingnierie pour les machines) mais aussi par un mode de rception fond sur la meraviglia (supposant, au-del du plaisir et de ltonnement, un foisonnement mental, potique et savant21).

    Philippe Verdelot est considr Florence, dans les annes trente du XVIe sicle, comme le pre du Madrigale. Ce genre apparat au moment o le toscan tait en train dacqurir (par la for-mulation dans les acadmies dune grammaire, dun dictionnaire, dune rhtorique et dune potique) le statut de langue crite de lItalie tout entire, rivalisant avec le latin de Cicron. Le Madrigale, sur de la posie lyrique en toscan, en sera lambassadeur efficace, tout en permettant de rpondre une ncessit nouvelle : doter la Cour naissante dune musique profane plus releve que celle des villanel-le, musiques danser remplissant lespace du style simple (le madrigale, occupera celui du style moyen ; le style, noble et sublime, lui, sincarnera dans la favola in musica, la fin du sicle).

    Le madrigal polyphonique avait gnr (amendant le style contemplatif franco-flamand), un langage expressif certes, mais statique, sattachant la reprsentation efficace, mais micro locale (le mot plus que lensemble), avec un arsenal de procds limit, et dont les principales innovations fu-rent : laffirmation de la thorie de lethos des modes (une part de la transmission pathtique), lusage de la langue vernaculaire (volgar lingua), la migration de la mlodie au superius, et la mise au point de procds rhtoriques expressifs conscients, les hypotyposis qui donnent voir limage sise dans le tex-te, par des procds figuraux (imitations ou fuga, effets de textures, homosyllabismes ou noema, tuila-ges, contrastes, rptitions, variations, amplifications, figures illustratives, dissonances diverses, etc.), runis par Joachim Burmeister (Musica poetica, 1606). Tout cela permettait plus de peindre des tats que de mettre en scne des processus pathtiques dans leur dploiement temporel. Cela enfer-mait le madrigal dans les petits genres, tenant plus du tableau fig, que de la reprsentation dramatique efficace. Le choix des textes y contribuait : lon slectionnait, pour la mise en musique, tout ou partie dun texte ne reprsentant que ltat critique de lamant dsespr (sans contexte, ni action initiale, ni rsolution). Ce fonctionnement, de type pictural, inscrivait le madrigal dans la tradition rhtorique de lhypotyposis, de lekphrasis : il sagissait de dployer par son loquence une image forte de lobjet voqu et cependant absent. Le rcit de Thramne, dans Phdre de Racine, en est un exemple, o lon donne voir par une narration vive (une quasi incarnation du rcit) la mort dHippolyte.

    Luvre est la hauteur de son projet, si le couple pote-compositeur a su injecter22 dans les signes, au moment de la cration, une nergie suffisante. nergie renvoie deux termes grecs, confon-dus aux XVIe et XVIIe sicle sicles : energeia ( force qui va , en puissance) et enargeia (capacit suggrer, faire surgir des images). La musique, comme elle le fera encore dans le stile rappresentati-vo, jouait dans le madrigale le rle de rvlateur , au sens o on lutilise en photographie, au mo-ment du dveloppement. La vritable fusion musico-potique permet alors aux interprtes responsables in fine qui doivent savoir et pouvoir la relayer (matrise technique et qualits artisti-ques) de dployer efficacement len(e)(a)rgeia que lauditoire, par la natural simpatia , va recevoir puissamment sous la forme de la meraviglia.

    [] Quant aux Italiens, ils observent plusieurs choses dans leurs recits, dont les nostres sont privez, parce quils reprsentent tant quils peuvent les passions & les affections de lame & de lesprit ; par exemple, la cholere, la fureur, le dpit, la rage, les defaillances de cur, & plusieurs autres passions, avec une violence si estrange, que lon jugeroit quasi quils sont touchez des mes-mes affections quils representent en chantant ; au lieu que nos Franois se contentent de flatter loreille, & quils usent dune douceur perpetuelle dans leurs chants ; ce qui en empesche lenergie [] . Marin Mersenne, Harmonie Universelle (Livre Premier de la Voix), 1636. [] il y a encore une autre sorte de Musique, qui nest point du tout en usage en France [...] Ce-la sappelle stile rcitatif. Cette admirable et ravissante Musique ne se fait que les Vendredis de Caresme [] Les voix aprs chantoient une Histoire du Viel Testament [...] Chaque chantre repr-sentoit un personnage de lHistoire et exprimoit parfaitement bien lnergie des paroles [...] An-dr Maugars, Response faite un curieux sur le sentiment de la musique dItalie (Rome, 1639).

    Le madrigal renvoie une autre pratique de limage rpandue au XVIe sicle, lemblme (images denses accompagnes de textes savants) demandant un dchiffrage rception (sur le mo-de de fonctionnement du concetto dans la posie23). Ctaient-l des reprsentations destines des auditoires aussi comptents (par leur ducation similaire) que les artistes eux-mmes, et donc capables de goter en plus les subtilits formelles et langagires.

  • La traduction des traits anciens et le got croissant des Cours italiennes pour les spectacles humanistes (avec thtre et musique), la ncessit de faire comprendre le texte, contriburent impo-ser la pratique excutive de type noema (tous profrent en mme temps), puis exprimenter lexcution dite pseudo-monodique , compromis o lon chantait le superius cependant que les au-tres voix taient donnes dans laccompagnement (ensemble instrumental ou instrument polyphoni-que). Cela rsolvait le problme de la confusion des paroles ( cause des imitations, tuilages etc.), mais cela ne permettait pas la libert agogique et dynamique ncessaire une juste reprsentation des pas-sions, comme la rclamait Nicola Vicentino, Ferrare au milieu du XVIe sicle, en donnant comme modle le rhteur qui acclre ou dclre et use du fort et du doux pour les reprsenter.

    Avec la pratique du madrigal, le texte potique tait devenu central (avant, le texte tait insr dans les structures musicales pr-labores). La forme (respect du vers) et le sens (concetto) du texte taient poss comme premiers.

    MarcAntonio Mazzoni (compositeur) : [...] les notes sont le corps de la musique et les paroles en sont lme, et, de mme que lme pour tre digne de son corps doit tre suivie et imite par lui, ainsi les notes doivent-elles suivre et imiter les paroles. Ddicace du Primo libro de madrigali a quattro voci (1569). Giulio Cesare Monteverdi, Dichiaratione della lettera stampata nel quinto libro de suoi madriga-li , Scherzi musicali (1607) : [...] son intention tait (dans cette sorte de musique) de faire en sorte que loratione soit matresse de lharmonie, et non pas sa servante []

    Au XVIe sicle, la musique avait sa place la Cour, selon diverses fonctions (signaltique des

    mouvements du Prince ; ornementale, de type fond sonore ; destine faire danser, etc.). Dans les sa-lons du Prince, la musique tait prsente, dans un coin, comme lun des lments du train de vie de la Cour. Personne navait envers ces musiques (excutes par des domestiques 24) une posture attenti-ve ou admirative, elle faisait partie de lapparat. propos du madrigal, on sait que les souverains de Mantoue et de Ferrare avaient leur service discret des concerts privs . Celui de Ferrare, le Con-certo delle donne , compos de chanteuses, tait rput pour leur manire nouvelle dexcuter par cur les uvres de Luzzasco Luzzaschi (1545-1607). Les Ducs dEste ne faisaient entendre ce Concerto qu leurs invits choisis. Caccini a dirig un tel concert (musica reservata) Florence, la fin du XVIe sicle, puis Peri a dirig son tour un Concerto di castrati au dbut du XVIIe sicle. Cet usage renvoie la pratique, prive aussi, du Cabinet de curiosits . Sous la forme polyphonique le madrigale connatra ses dernires belles heures avec les uvres de Gesualdo (1566-circa 1613) et surtout, le Livre VIII, de Monteverdi. Della Valle25 : Aujourdhui [] les gens prfrent entendre chanter franchement, par cur et avec des instruments en main, plutt que de voir quatre ou cinq com-parses qui chantent autour dune table, livre en main, ce qui tient trop du scolaire et de ltude.

    Un lment rendait dlicate lexcution publique du madrigal sous la forme de concerts (pour un auditoire attentif), les textes du madrigal faisaient en creux la promotion des passions, ce qui est impensable, car pour un homme du temps et selon les prceptes de lglise, les passions, malgr le plaisir quelles procurent, sont des ennemies , qui mettent notre Salut en pril si lon sy abandonne. Il semble donc difficile den imaginer la performance officielle . Le madrigal monodique sera fond sur le mme type de textes que lancien madrigal polyphonique. Cest peut-tre pour cette raison que trs vite il voluera vers la cantate (Barbara Strozzi, Luigi Rossi), plus dveloppe et permettant la reprsentation dune squence pathtique complte.

    Lors des intermdes de le Pellegrina en 1589, lon avait expriment un certain nombre de

    choses qui tendaient vers une spectacularisation de la musique (effets acoustiques par une disposi-tion sur le plan, diverses hauteurs ; effets de spatialisation avec un cho ; premires monodies de Peri et Caccini ; dcors et costumes, etc.), mais on ne pouvait pas encore parler de thtre en musique.

    Comment penser un thtre qui ne serait, avec le madrigal polyphonique, quune succession, inarticulable, de moments paroxystiques ? Le problme rsidait dans sa reprsentation fige des pas-sions, dans son incapacit musicale et textuelle (fragmentaire) reprsenter le temps processuel path-tique. Il tait disqualifi pour ressusciter la tragdie des Grecs (objets de dbats dans les Acadmies Florentines de la fin du sicle). La monodie allait simposer, et force dexprimentations, et surtout grce aux habitudes dimprovisation qui caractrisaient les musiciens du temps, on allait laborer ce quil manquait : un systme daccompagnement (basso continuo) qui permette au chant de se dployer selon le temps dynamique des passions, de reprsenter efficacement les algorithmes qui les sous-tendent, selon le modle :

  • Stimulus Dploiement pathtique concupiscible26 Complexification en passions irascibles27

    Episodes + plus ou moins complexes Catharsis (fin heureuse)

    Lorenzo Giacomini (Della purgazione nella tragedia, Firenze, 1586) : [] la surcharge de la partie sensitive en vapeurs troubles et impures, et la diminution de la cha-leur interne, nous prparent laffliction et la crainte et nous font paratre paresseux, lents et inutiles, cest pourquoi prolifrent alors la tristesse, la peur et toute lescadre douloureuse. En outre, des objets ennuyeux traversent souvent, et sans que nous ne nous en apercevions, notre ima-gination, o ils oprent un resserrement des parties internes, dont on ressent la dplaisante appli-cation comme un poids sur lme. Et, comme celle-ci demeure fixe sur ses tristes penses et sa triste imagination, une grande quantit desprits slvent vers le haut et se vaporisent dans la tte, principalement dans la partie antrieure qui hberge la fantaisie, et o se produit une certaine agitation et combustion dhumeurs, telle que celles-ci, devenues plus subtiles, plus salines et plus virulentes, excitent et stimulent la facult qui fait sortir les larmes, provoques par la multitude de ces vapeurs (montes la tte et qui se sont condenses ici comme dans un alambic) et dans une certaine mesure par les humeurs du cerveau, presses par les mains de la douleur, laquelle treint tel point les parties internes que, par souci de conformit, elle contracte alors le visage, y produi-sant laspect que lon constate chez qui gote une saveur amre.

    Les dbats autour de la tragdie antique et de ses effets, avec les dbats sur la musique qui permettrait de les mettre en uvre (en partant du postulat que toute la tragdie tait chante chez les Grecs) obligrent penser une autre solution que le pur et simple madrigal. Il fallait une musique qui puisse : permettre la caractrisation du personnage, de manire stable (tout au long de luvre) ; per-mettre ces personnages de reprsenter les actions et les passions quils auront subir ; se chanter par cur ; tre accompagne de tout lapparat scnique (dcor, lumires, machines, costumes).

    Si les Acadmies rflchissaient cette nouvelle tragdie, le dbat sur la musique tait men dans les salons du Comte Giovanni deBardi, qui dans une Camerata informelle runissait (1573 1592), des lettrs, des membres de diverses Acadmies et des musiciens, parmi lesquels Vincenzo Ga-lilei (1520-1591). Toute llite culturelle de Florence et la jeunesse aristocratique taient ainsi asso-cies au renouveau de la musique. On y lisait et commentait les lettres de Girolamo Mei (1419-1594) ; on y exprimentait beaucoup : ainsi Galilei y a-t-il crit deux monodies (perdues) sur des vers de Dan-te.

    Pietro de Bardi : Ayant grand plaisir la musique, mon pre le signor Giovanni, qui en ce temps-l, jouissait de quelque estime en tant que compositeur, tenait toujours auprs de lui les hommes les plus clbres de la ville, rudits en cette profession et, les invitant dans sa maison, il formait quasi une acadmie continue et divertissante [...] lun des buts de cette acadmie tait en redcouvrant la musique ancienne, pour autant quil tait possible dans un domaine si obscur, damliorer la musique moderne et de la relever quelque peu de ltat misrable dans lequel lavait plonge en particulier les Goths [...] . .

    Aprs le dpart-exil de Bardi Rome, cest Jacopo Corsi (1561-1602) qui prit la suite de ce mcnat. Sous sa protection Peri exprimenta le nouveau style sur un livret de Rinuccini (1562-1621), la Dafne (perdu). Corsi offrit la reprsentation de lEuridice, en 1601, la Cour. Aprs sa mort, le nouveau style tait assez bien implant.

    Le livret de la Favola in musica peut scrire, ct du schma tragique dAristote, sous la forme dun macro-algorithme pathtique plus ou moins complexe, avec une grande varit de schmas temporels, de processus dynamiques, que le compositeur va revtir propos et que linterprte va tre invit incarner efficacement, avec jugement et discernement. la basse continue, soumise , crite pour suivre et seconder rhtoriquement le chant, il faut adjoindre lautre grande ide du temps : la Sprezzatura, vritable code dinterprtation qui donne lexcutant les moyens de raliser une juste et efficace interprtation du pome mis en musique. Il sagit dincarner, selon une vraisemblance qui ren-voie lexprience (chez le rcepteur), les passions, les reprsenter comme si on en tait atteint soi-mme (Mersenne). La Sprezzatura est un code (une actio rhtorique et thtrale28) de fabrique du naturel : modification des tempi et des dure relatives des notes, selon la nature et le degr des pas-sions reprsentes, utilisation du piano et du forte, de toutes sortes de modes dattaque, dexclamations (hrites de la rhtorique et du thtre), et de toutes les ressources de timbres, afin de reprsenter de manire adquate, convenante, la passion concerne.

  • De manire plus technique, la monodie pathtique, va trouver sa forme au fil du texte, avec une mlodie ou plutt un profil mlismatique calqu sur la dclamation esthtise que pouvait pro-duire un acteur efficace, selon un temps qui pouse celui dynamique des passions reprsentes, et d-ployant des modulations vocales qui au mieux pouseront la nature de la passion reprsente et son degr. Le tout accompagn par une basse continue, ralise harmoniquement certes, mais aussi rhto-riquement pour seconder, soutenir au mieux les intentions dployes dans le chant.

    Vincenzo Galilei (Dialogo della musica antica & moderna, Firenze, 1581, p. 89) conseille aux compositeurs de considrer, au spectacle des Zanni [] la manire de parler, lusage des tessitu-res, la dynamique, les accents et les gestes, le tempo, les incarnations sociales diverses (du Prince lastucieuse prostitue), leurs manires de communiquer et lures incarnations pathtiques diver-ses. De mme, dans le trait anonyme, qui daterait des annes 20 du XVIIe sicle (Le chorge ou quel-ques observations pour bien porter la scne les compositions dramatiques), on trouve ce conseil : [] pour composer dans ce stile recitativo [] est utile tout dabord, comme en tout autre disci-pline, le gnie naturel ou linstinct que peu possdent ; il peut donc tre dune aide notable, dentendre les vers mmes que lon doit mettre en musique, dclams, auparavant, par quelque acteur valeureux et expressif, car face un beau prototype lesprit sveille retrouver les ides ou formes musicales qui au mieux imiteront les passions et le sens de la posie ; ce style nest rien dautre que limitation module dune parfaite dclamation. Marco da Gagliano (Ddicace de la Dafne, 1608) : [...] lon doit tre averti que les instruments qui doivent accompagner les voix solistes seront situs en un lieu o ils puissent voir le visage des rcitants, afin que sentendant mieux, ils aillent plus unis ; [lon doit] faire en sorte que lharmonie ne soit ni trop, ni trop peu charge, mais telle, quelle puisse guider le chant sans empcher lintelligence des paroles, [lon doit] jouer sans ornements, ayant soin de ne pas rejouer la note du chanteur, mais celles qui le mieux peuvent laider en maintenant lharmonie toujours vivante. Agostino Agazzari [(1578-1640), (De lexcution sur la basse continue, avec tous les instruments, et de leur usage dans le concert), Sienna, 1607] : [...] lorsquil y a des paroles, il convient de les revtir dune harmonie approprie qui en produise ou en exprime la passion [...] le luth, la harpe, le thorbe [...]

    On est pass dune musique pour les yeux, une musique spectaculaire, o le corps mme du chanteur devient, dans le dcor du thtre, le support dune image en acte, [qui est] parfois narrative (on pense ici au rcit de la messagre monteverdienne, qui dit si puissamment, que lon croit voir la mort dEuridice). On aboutit ainsi la fin du sicle une musique loquente, pathtique, qui agit sur le rcepteur, qui le manipule, au service dun commanditaire (le Prince ou lglise), musique crite par des compositeurs conscients de lenjeu esthtique.

    Le madrigale demeurait, fondamentalement inapte remplir les objectifs dclars de repr-sentation (mimesis) des passions en acte, cest--dire de reprsentation du processus pathtique dans son dploiement temporel dynamique. Musique savante profane, il se rclamait clairement dobjectifs issus du Trivium, mais il navait pas, pour les mettre en uvre, renonc la polyphonie, langue de la Musica Mathematica (Quadrivium), se contentant dy apporter des amendements . Malgr le degr dexpressivit atteint par certains compositeurs (Luzzaschi, Marenzio, Gesualdo...) le madrigale poly-phonique constitua une voie de type rformiste dans le projet humaniste dune nouvelle musi-que. Cela ne lui enlve pas ses qualits propres et davoir produit quelques chefs-duvre. Le madri-gale polyphonique fut une tape du projet humaniste, que la monodie florentine allait parachever. (*) Matre de Confrences lUniversit de Paris 8. 1 Dans le cadre de lvolution des arts europens entre le Moyen Age et le dbut du XXe sicle. 2 Chronotope : un groupement humain dans un lieu donn un moment prcis de son histoire ; par exemple Flo-rence 1600, constitue un chronotope diffrent de Florence 2000, ou de Londres 1600. Llment de variation considr ici est appel doxa (ensemble des savoirs, savoir-faire, savoir-tre, valeurs, opinions, croyances, usages et reprsentations communs un chronotope) ; il y a plus de points communs entre Florence et Londres 1600, quentre Florence 1600 et 2000. La doxa volue au fil des changements socitaux. 3 Ainsi peut-on constater linsuccs (lectoral) des discours extrmistes (ractionnaires ou rvolutionnaires) qui ne persuadent que peu de personnes par la raison. Ainsi comprend-on linsuccs dun Van Gogh de son vivant, et qui, une gnration plus tard, rencontrait une doxa qui avait volu au point de le recevoir sans rticences.

  • 4 En termes statistiques, malgr la visibilit et lamplification offerte par des crations dans le cadre des Cours du nord de lItalie, le stile recitativo, monodique [les favole in musica (Euridice, de Jacopo Peri (1561-1633) et Giulio Caccini (circa 1550-1618) en 1601 ; lOrfeo, de Claudio Monteverdi (1567-1643) en 1607 et son Arianna en 1608 ; la Dafne de Marco da Gagliano (1582-1643) en 1609, etc.), mais aussi les monodies de Cour (madrigaux durchkomponiert composs de part en part, suivant la forme du texte ou airs strophiques, danser) sur le modle des Nuove Musiche de Caccini en 1600, qui vont connatre une assez grande floraison (les Varie musiche de Peri en 1609, les Madrigali de Francesco Rasi (1574-1621) en 1610)], va demeurer longtemps minoritaire. 5 Lglise a maintenu le stile antico ; le style monodique va peu peu sintroduire dans les musiques destines aux confrries : les oratorios [La rappresentatione di anima e di corpo dEmilio del Cavaliere (1550-1602), en 1600, Rome], mais aussi dans les musiques spirituelles, en italien, destines la catchse ou ldification. 6 Trois sries : les sraphins, chrubins et trnes, puis, les dominations, vertus et puissances, qui louaient et ado-raient Dieu ; et les principauts, archanges et anges qui, eux, assistaient le cours des astres, des nations et des per-sonnes. 7 Ce discours pidictique formait la triade des possibles discours, avec le judiciaire (traitant du pass) et le politique (futur). 8 De la purgazione de la tragedia, Academia degli Alterati, Firenze (1586). N. B. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont dues la plume de lauteur. 9 BERNER, Samuel, Florentine Society in the Late Sixteenth and Early Seventeenth Centuries , Studies in the Renaissance, num. 18, 1974, p. 204. 10 Vertus princires. 11 Un grand nombre doccasions (ftes religieuses, ftes des saints patrons de la cit, ftes dynastiques) permet-tait toute la ville de se runir et de se sentir comme un corps , avec une place pour chacun (analogie avec le kosmos). La crmonie la plus frquente tait le dfil o, selon la hirarchie de son organisation, la ville dfilait, publiant ses principes structurants. 12 ELIAS, Norbert, La civilisation des murs , 1973, et La dynamique de lOccident , 1975, (trad. fse Pier-re Kamnitzer), Calmann-Lvy, Paris ; et La socit de Cour (trad. franaise Pierre Kamnitzer et Jeanne tor), Flammarion, Paris, 1985 (avec une prface de Roger Chartier). 13 CHARTIER, prface Elias, op. cit. p. XV. 14 Cest lun des modes opratoires de ces discours pidictiques. 15 Texte italien in Solerti, A., Le origini del melodramma, Torino, 1903 (Forni, repr. 1969), p. 176. 16 Les arts libraux comprenaient : le trivium (grammaire, rhtorique et dialectique) et le quadrivium (arithmti-que, gomtrie, astronomie et musique). 17 La proccupation majeure du Chrtien, lors de son sjour terrestre tait de garantir le Salut de son me. 18 Pathtique renvoie aux passions (pathos). 19 Castiglione, Baldassare, Le livre du courtisan [trad. franaise, daprs la version de Gabriel Chappuis, 1580, par A. Pons], Paris, dition Lebovici, 1987, p. 89. 20 On utilisait le terme reprsentation et ses drivs pour traduire ou signifier le terme grec mimsis et ses drivs. 21 Les arts prouvaient quils ntaient pas que des pourvoyeurs de divertissement . Par cette particularit de rception, ils revendiquaient leur lgitimation au nom de ce fonctionnement conjoint (unique dans lexprience humaine) de la passion avec la raison, capable ici de produire du sens, malgr les passions. Cest qui intressait les Princes, cette possibilit de sadresser la raison, qui leur faisait utiliser les arts des fins de propagande, de lgi-timation, etc. 22 Aristote indique dans la Potique que le pote, en phase dinspiration, doit, tirant de sa mmoire des lments stocks, fabriquer une configuration nouvelle, sous la forme dune image si puissante quil croie la voir devant les yeux ; ensuite avec le secours de lart, il donnera une forme aboutie luvre. 23 Concentration smantico-pathtique, sous une forme figure, en fin de pome, qui dchiffre produit leffet potique de sublime, de meraviglia. 24 Les musiciens avaient tous ce statut la Cour, mme les compositeurs. 25 Della Valle, op. cit., p. 171. 26 La plupart des passions restent dans le cadre concupiscible (lat. concupiscere, dsirer) ce sont celles qui rgis-sent les problmes sociaux entre les sujets. Ces passions sont : lamour ou la haine, le dsir ou la fuite, la joie ou la tristesse. Seuls les processus qui mnent la tristesse sont dignes de reprsentations, les autres dcrivent des par-cours pathtiques banals (Orphe aime Eurydice, qui le lui rend, ils se marient et sont heureux). 27 Lespoir, le dsespoir, la colre, laudace, la crainte, la patience (qui reprsente un tat daccalmie) : Orphe aime Eurydice, mais elle meurt brusquement, il sombre dans la colre, le dsespoir, lespoir, laudace, etc. 28 En grec lactio de la rhtorique se dit hypocrisis, ou jeu de lacteur. La rhtorique et le thtre ont en commun cette tekhn qui consiste incarner le propos par la voix, le corps (postures, gestes, mimiques et dplacements).