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LES REGUIBATS L'GOUACEM par le général (c.r.) Pierre DENIS membre associé-libre Jeune lieutenant sorti d'école, le présentateur (1) servit de 1948 à 1953 dans les unités sahariennes de l'ouest des Territoires du sud (2). Ce « civilisé » allait surtout vivre avec, comme les Réguibats (3) L'Gouacem, ces grands nomades alors restés au temps d'Abraham. Il fut immédiatement et profondément frappé par le fait que'c'était eux, les démunis théoriquement de tout, qui vivaient heu- reux. Il lui fut d'autant plus aisé de les étudier, de les comprendre et de les aimer. Depuis une dizaine d'années ces mêmes Maures subissent un drame, un quasi génocide, du moins un éthnocide à cause d'intérêts qui ne sont générale- ment pas les leurs. Il a donc semblé opportun à un témoin de relater ce que fut leur vie de grands nomades pendant la période « coloniale », d'autant plus que, moins célè- bres que les Touaregs par exemple, ces derniers « hommes libres » furent alors peu connus. Et pourtant ils le méritaient bien ! Certes cette relative méconnaissance venait de leur simplicité sans légendes, de la sévérité de leur aire de migration sans beaux paysages (de l'oued Draa du sud marocain aux ergs mauritaniens), plus simplement aussi du fait qu'ils n'avaient été « pacifiés » qu'en 1934. Les nomades sont difficiles à comprendre par des non nomades à cause de leur vie et donc de leurs mentalités particulières. Les Arabes sont trop marqués par l'Islam et les Touaregs trop drapés dans leur orgueil. Les Réguibats sont... étaient eux des gens simples à la mentalité proche de celle des Occidentaux. Certes, le Sahara avait fait d'eux, comme des autres nomades du désert, des réalistes, des fatalistes et des « méridionaux », mais ils s'en distinguaient par leur heureuse insouciance, par leur individualisme et par leur histoire. C'est leur 1. Il a soutenu sur ce sujet une thèse de doctorat de 3 e cycle de géographie humaine à l'Université de Nancy II en octobre 1984. 2. Chef de peloton méhariste à la Compagnie de la Saoura (P.C. à Tindouf) de 1949 à 1952 - Chef de pelo- ton à la Compagnie Saharienne Portée de la Zousfana (P.C. à Colomb-Béchar) en 1948 et 1953. 3. Dans un souci de clarté, il est fait mention d'un Réguibat et des Réguibats et non des termes arabes : un Réguibi, des Réguibat. 187

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  • LES REGUIBATS L'GOUACEM par le gnral (c.r.) Pierre D E N I S

    membre associ-libre

    Jeune lieutenant sorti d'cole, le prsentateur (1) servit de 1948 1953 dans les units sahariennes de l'ouest des Territoires du sud (2). Ce civilis allait surtout vivre avec, comme les Rguibats (3) L'Gouacem, ces grands nomades alors rests au temps d'Abraham. Il fut immdiatement et profondment frapp par le fait que'c'tait eux, les dmunis thoriquement de tout, qui vivaient heu-reux. Il lui fut d'autant plus ais de les tudier, de les comprendre et de les aimer.

    Depuis une dizaine d'annes ces mmes Maures subissent un drame, un quasi gnocide, du moins un thnocide cause d'intrts qui ne sont gnrale-ment pas les leurs.

    Il a donc sembl opportun un tmoin de relater ce que fut leur vie de grands nomades pendant la priode coloniale , d'autant plus que, moins cl-bres que les Touaregs par exemple, ces derniers hommes libres furent alors peu connus.

    Et pourtant ils le mritaient bien ! Certes cette relative mconnaissance venait de leur simplicit sans lgendes, de la svrit de leur aire de migration sans beaux paysages (de l'oued Draa du sud marocain aux ergs mauritaniens), plus simplement aussi du fait qu'ils n'avaient t pacifis qu'en 1934.

    Les nomades sont difficiles comprendre par des non nomades cause de leur vie et donc de leurs mentalits particulires. Les Arabes sont trop marqus par l'Islam et les Touaregs trop draps dans leur orgueil. Les Rguibats sont... taient eux des gens simples la mentalit proche de celle des Occidentaux.

    Certes, le Sahara avait fait d'eux, comme des autres nomades du dsert, des ralistes, des fatalistes et des mridionaux , mais ils s'en distinguaient par leur heureuse insouciance, par leur individualisme et par leur histoire. C'est leur

    1. Il a soutenu sur ce sujet une thse de doctorat de 3 e cycle de gographie humaine l'Universit de Nancy II en octobre 1984.

    2. Chef de peloton mhariste la Compagnie de la Saoura (P .C. Tindouf) de 1949 1952 - Chef de pelo-ton la Compagnie Saharienne Porte de la Zousfana (P .C. Colomb-Bchar) en 1948 et 1953.

    3. Dans un souci de clart, il est fait mention d'un Rguibat et des Rguibats et non des termes arabes : un Rguibi , des Rguibat.

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    gat qui frappa le plus le jeune chef de peloton. Sans besoins, sans complexes, ces nomades vivaient simplement, heureux, sagement, sachant faire la part de l'invitable et goter les frugaux attraits de leur vie. Leur individualisme tait un fait nouveau. Ces derniers hommes libres avaient profit de la paix franaise pour s'gayer dans tout le Sahara occidental la recherche de la pluie et des meilleurs pturages. Les chefs traditionnels, n'ayant plus dfendre leurs cotri-bules, avaient perdu leur autorit. Les quelques tentes d'une famille au sens large ou mme des tentes isoles nomadisaient o bon leur semblait, pratique-ment loin de tout et de tous.

    A ct de cet aspect humain ouvert et sympathique, cette ethnie prsente trois intressantes caractristiques exceptionnelles qui rsument son histoire.

    Ils sont une remarquable et assez rcente exception au processus gnral de la sdentarisation puisque c'est par leur courage et cause de la tyrannie du milieu que ces clercs sdentaires du sud marocain sont devenus des guerriers nomades. L'histoire du Sahara occidental n'est qu'une longue suite de guerres qui a vu le succs puis l'asservissement de races et des tribus successives. L'anctre ponyme des Rguibats, le Cheikh Sid Ahmed Reguibi, aurait t un marabout vnr vers 1440 dans tout le Sahara marocain. Les siens y taient sdentaires. Peu peu, grce leurs qualits, ils battirent leurs voisins du sud, gagnrent le dsert et durent en adopter le mode de vie : le nomadisme.

    Ces clercs devenus guerriers furent les plus grands nomades chameliers du monde. Ils eurent en effet la double chance d'tre leur apoge territoriale en 1907, alors que la paix franaise allait figer les situations de toutes les tribus, et de trouver dans la France une puissance qui respecta le nomadisme. Ne vivant que de leurs dromadaires, parcourant d'normes distances la recherche de maigres pturages, les Rguibats tendirent leur zone de parcours jusqu' ses frontires naturelles du Djouf et du Tanezrout.

    Malheureusement, la fin de 1' re coloniale , des raisons politiques et conomiques, souvent trangres eux-mmes, sont l'origine de leur dramati-que limination actuelle trop oublie. C'est la guerre du Polisario. Alors que la France avait commenc faire voluer lentement ces nomades, donc efficace-ment, une rvolution, un ouragan venu de l'Est s'est abattu sur eux et continue de les broyer dans le moule socialiste qu'ont connu et que connaissent bien d'autres nomades d'Asie Centrale. Ils taient libres et heureux. Ils sont mainte-nant sdentaires ainsi que collectiviss, mobiliss , et conscientiss . La guerre a accentu des annes de scheresse en dcimant le cheptel. Les derniers esclaves ont t librs. De nouvelles indpendances ont ferm les fronti-res et fixent les ressortissants pour pouvoir mieux les contrler. La dcouverte de gisements miniers cre un appel de main-d'uvre. Le grand nomadisme est condamn. Les Rguibats qui subsistent sont regroups dans des centres ou camps.

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    Le gnocide, du moins l'ethnocide de ces hommes libres et heureux, proba-blement les derniers grands nomades, pour des intrts qui ne sont pas les leurs, est un drame trop mconnu, un vritable crime. Ils ne sont pas les seules victi-mes. Partout dans le monde les nomades sont en but une sdentarisation acc-lre impose, et cette sdentariation se solde par la fatale disparition des valeurs humaines particulirement attaches au nomadisme, valeurs dont l'humanit a encore bien besoin. C'est fort dommage et trop mconnu.

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