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Annie Comolli Maître de conférences à L'École Pratique des

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A n n i e Comol l i

Docteur ès Lettres

Maître de conférences à L'École Prat ique des Hautes Études

Couverture

Dessin de l'une des images du film Le Sabbat à l'école

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CINÉMATOGRAPHIE DES APPRENTISSAGES FONDEMENTS ET STRATÉGIES

A N N I E C O M O L L I

Préface de Jean Rouch

Publié avec le concours de l'Université de Paris X - Nanterre

éditions ARGUMENTS

Page 6: Annie Comolli Maître de conférences à L'École Pratique des

ISBN 2-90910913-5 Dépôt légal - 1 édition, mai 1995

© ap 1, rue Gozlin - 75006 Paris

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P R É F A C E

Voilà le deuxième acte de la « chanson de geste du savoir » dont Annie Comolli a entrepris l'aventureux parcours. Comme Claudine de France et Jane Guéronnet, elle a, en ethnographe, commencé à recueillir les documents filmés avant d'en faire la théorie : elle est passée naturellement du graphos au logos.

Annie Comolli avait toutes les conditions nécessaires pour réussir : tout à la fois philosophe, chercheur de terrain, « film-maker », c'est-à-dire opérateur des films qu'elle a réalisés, et, de plus, peut-être par goût familial, elle était cinéphile.

Ces conditions nécessaires étaient-elles suffisantes ? C'est là l'un des points essentiels de notre discipline, qui doit allier la rigueur de la recherche scienti- fique à l'art de la cinématographie. Et cela ne s'apprend pas. Pour une fois, l'initiation se heurte à l'impondérable, à la « grâce ».

Cette « grâce », Annie Comolli l'a acquise film après film, avec cette infi- nie modestie qu'elle sait si bien dispenser au D.E.A. de Cinéma de Paris 1 et de Paris X, comme aux séminaires de l'École Pratique des Hautes Études. Elle l'a acquise en étudiant les apprentissages ménagers profanes tout en les filmant.

Quand elle a été plus assurée de son savoir-faire cinématographique, elle a pris tous les risques, n'hésitant pas à aborder les apprentissages rituels. Cela tout naturellement l'a conduite à enregistrer, année après année, une docu- mentation considérable sur l'initiation des enfants aux rituels domestiques de la religion juive. Ce n'était pas sa confession et elle a su résister au piège de la conversion qui menace beaucoup d'ethnographes : elle a su « croire à la croyance des autres » sans y adhérer. Cette attitude exemplaire lui a permis, en toute confiance réciproque, donc en toute liberté, d'aborder le problème déli- cat, et toujours censuré, de l'éducation religieuse. Et c'est sans doute parce que film après film (Les Pains du sabbat, Le Sabbat des enfants, Le Sabbat à l'école, Vendredi soir 1, 2, etc.), elle a réussi à découvrir les plus subtils mécanismes de ces initiations : gestes, paroles et regards.

« Les gestes du savoir » : il est plusieurs manières de les envisager. Dès 1934, dans une communication intitulée « Les Techniques du corps », Marcel Mauss a démontré que les gestes les plus courants de la vie quotidienne pou- vaient être classés, étudiés, comparés : marcher, courir, bêcher, manger, dor- mir, procréer, naître et mourir. Personnellement je retiendrai nager dont l'évolution a été essentielle dans les années trente avec l'apparition du crawl (« ramper ») parmi les nouvelles techniques de natation (Tarzan, Johnny Weissmuller, n'était pas loin). Quand j'étais en classe de seconde, j'ai subi

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cette initiation : 1000 mètres de « battements de pieds », 1000 mètres « d'attaques de bras » et ensuite 50 ou 100 mètres d'essai de coordination. Au début, j'étais désespéré du résultat : mes mouvements ne pouvaient se co- ordonner, et je respirais à contretemps en « buvant la tasse ». Mais un jour ce fut le miracle : bras, jambes, respiration se raccordaient. Ce moment inoubliable de la sanction a-t-il son homologue dans les différentes initiations étudiées par Annie Comolli ? Oui, dans le sourire de la maman de la petite ménagère, ou dans le plaisir de manger son premier gâteau ; oui, dans l'apprentissage des rites du sabbat, en se découvrant officiants à part entière. Mais Annie Comolli va plus loin en devenant elle-même l'apprentie de sa propre recherche dont elle nous révèle la clé essentielle : la multiplication des esquisses en vidéo qui permettent, comme le peintre qui emploie le fusain qu'il efface d'un coup de chiffon, de recommencer à loisir. Et l'on peut considérer la vidéo comme le fusain de l'apprenti cinéaste.

« Les paroles du savoir » : comme pour la création du monde au début était le verbe. Mais il aura fallu attendre l'invention du cinéma synchrone pour pouvoir enregistrer les images et le son. Dans La Petite Ménagère, on découvre ainsi l'apprentissage d'un langage technique de plus en plus spécialisé (« araser ») ; dans Le Sabbat des enfants, l'apprentissage de la langue rituelle se fait selon les règles anciennes des « religions du livre » : commencer à réciter sans comprendre pour en découvrir le sens vendredi après vendredi.

Annie Comolli me fait l'honneur de citer très largement des films que j'ai consacrés à des rituels de possession. Dans ces films, de très humbles villa- geois sont métamorphosés « à vue » en « chevaux de génies ». Mais le cinéma ne peut montrer que ce qui se voit, donner à entendre que ce qui se dit. Et l'ami Gilbert Rouget nous a révélé que la clé de la transe n'est pas dans le rythme de la danse mais dans la mélodie, c'est-à-dire dans les devises chan- tées (La Musique et la transe). Lors de l'initiation, les prêtres doivent dresser le « cheval » (le danseur) pendant sept jours, mais ils doivent aussi dresser le « cavalier », c'est-à-dire l'esprit invisible qui se manifestera très longuement pendant la cérémonie de clôture. Quel est le profil perdu de cet apprentissage des dieux ? Ces divinités souvent terribles du polythéisme doivent apprendre au fil des jours de nouveaux rôles qui n'étaient pas prévus (l'aventure des Maîtres fous, film rejeté, interdit, et devenant malgré tout classique, est exemplaire).

« Les regards du savoir » : dans les studios, on utilise, après certaines prises de vue délicates, une expression technique singulière : « le regard est-il raccord ? ». Car dans cet art du trompe-l'œil qu'est la cinématographie (trompe-espace, trompe-temps), le regard est le fil d'Ariane de la continuité d'un parcours périlleux : c'est par le regard que pendant trente ans s'est déve- loppé l'art cinématographique le plus subtil, le plus achevé : celui du cinéma muet. Et dans le travail d'Annie Comolli, les photogrammes, admirablement dessinés, restituent, image après image, les « regards raccords » qui empêchent des enfants un peu perdus, et nous-mêmes, de nous perdre.

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Je voudrais souligner de plus tout le courage qu'a eu Annie Comolli de confronter dans cette recherche films ethnographiques, films documentaires et films de fiction, car, si l'éthique est différente ici et là, les techniques d'exposé et de réalisation sont bien les mêmes. Et je la remercie tout particulièrement d'avoir comparé les films de John Ford ou d'Alfred Hitchcock avec les premières esquisses des étudiants du D.E.A. de Cinéma.

C'est dire que la longue quête d'Annie Comolli ne saurait se clore par la publication de cet ouvrage essentiel. Elle envisage, par exemple, d'élargir l'ob- servation des apprentissages religieux à d'autres « religions du livre » ou des religions de la tradition orale ; de réaliser des films de montage réunissant sur le même écran des séquences alternées d'apprentissages et d'activités maîtri- sées ; et pourquoi pas d'étudier l'apprentissage, sinon d'un savoir, du moins d'une question.

À suivre ... Jean ROUCH

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I N T R O D U C T I O N

Un apprenti, qui tout au long de sa vie chercherait à transmettre le fruit de ses expériences, telle est l'une des définitions que l'on pourrait proposer de l'être humain. Aussi ne faut-il pas s'étonner que la transmission du savoir d'un homme à un autre, d'une génération à une autre, et son corollaire, l'acquisition du savoir, aient, depuis toujours, retenu l'attention des savants, des artistes ou des simples amateurs. Philosophes et écrivains, historiens, psychologues et spécialistes des sciences de l'éducation, sociologues et ethnologues ont, cha- cun dans leur domaine, contribué à éclairer cet aspect si important de la vie des individus, comme des sociétés. Quelle part peut prendre à ce travail de découverte un anthropologue-cinéaste, dont la particularité est d'utiliser le film comme moyen de recherche ? Telle est la question que nous nous sommes posée lorsque nous avons entrepris d'étudier, par la réalisation et l'analyse de films, la façon dont le savoir se transmet et s'acquiert. Pour y répondre, nous avons effectué un long détour.

Formée simultanément à l'anthropologie et au cinéma, nous avons, dès les premières années, tenté de pratiquer la première en utilisant le second comme principal moyen d'investigation. Aussi avons-nous cherché à étudier des situa- tions sociales qui semblaient se prêter tout particulièrement à une enquête menée avec et sur le film. Les situations fondées sur le double mouvement de la transmission et de l'acquisition répondent à cette exigence, car, outre leur intérêt anthropologique, elles possèdent de nombreux aspects directement sai- sissables par le film. Nous les désignons par le terme d'apprentissages, que nous prenons dans un sens large. Nous l'appliquons, en effet, aux situations qui ponctuent la vie de l'homme en société, et qui, pour une part non négligeable, façonnent les individus, les groupes, les sociétés elles-mêmes, tout en étant façonnées par eux. C'est cette formation de l'homme par l'homme dont nous avons tenté de découvrir les modes.

Utilisant le film comme principal moyen d'investigation, ce sont aux aspects des apprentissages les plus accessibles à la description visuelle et sonore que nous nous sommes attachée : gestes et postures, regards et paroles de l'acquisition et de la transmission. Ainsi avons-nous mis au premier plan de notre recherche les caractères sensibles des apprentissages, ceux que le film appréhende directement. En choisissant le film comme outil de découverte, nous avons privilégié, de la même façon, l'étude d'apprentissages portant sur des contenus eux-mêmes accessibles à l'image animée sonore. Nos enregistre- ments et nos analyses concernent donc l'apprentissage d'activités matérielles, de pratiques corporelles, de gestes rituels, autrement dit de techniques à dominante, soit matérielle, soit corporelle, soit rituelle, selon la terminologie

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employée par Claudine de France, dans Cinéma et anthropologie (1982), pour qualifier ce continuum tridimensionnel d'actions qu'observe l'anthropologue- cinéaste. Nous avons, en revanche, laissé de côté les aspects des apprentissages que le film ne peut saisir avec une relative aisance, par exemple les processus mentaux assurant l'assimilation et l'innovation. En un mot, nous avons tenté d'étudier les aspects des apprentissages qui se prêtent le mieux à une enquête filmique.

Bien que nos films soient uniquement consacrés à des apprentissages se développant dans la société française, nous avons souhaité donner à notre étude un caractère général. Pour y parvenir, nous avons analysé nos propres documents, mais également des films réalisés par d'autres anthropologues- cinéastes sur des apprentissages observés dans des sociétés très différentes les unes des a u t r e s Aussi mêlons-nous constamment, dans nos exemples, des apprentissages se déroulant dans des sociétés ou des groupes souvent culturel- lement éloignés les uns des autres ; des apprentissages portant sur des conte- nus très divers. Une telle mise à plat peut gêner ou choquer. De nombreux chercheurs seraient, en effet, enclins à penser qu'il n'existe rien de commun entre une initiation religieuse observée dans une société de tradition orale et l'acquisition de gestes de la toilette filmée dans la société française urbaine. Nous essayerons de montrer que, certains caractères constitutifs leur étant communs, ces phénomènes relèvent tous deux des apprentissages, et, à ce titre, se prêtent à une même étude.

Le terme d'apprentissage et celui de situation d'apprentissage - que nous employons également - pourraient donner lieu à controverse pour une autre raison : ils mettent l'accent sur l'apprenti et son acquisition, au détriment de l'initiateur et de la transmission. Or, comme nous l'avons indiqué, nous nous sommes attachée au mouvement réciproque qui unit acquisition et transmis- sion, nous distinguant par là des psychologues, davantage attentifs aux progrès de l'acquisition individuelle. Notre perspective est celle de l'anthropologue intéressé par la relation sociale qui se tisse entre acquisition et transmission, deux aspects complémentaires d'un même phénomène. De ce point de vue, le terme « apprentissage » n'est pas entièrement satisfaisant. « Initiation » peut sembler plus adéquat, mais il présente d'autres inconvénients, dont le moindre n'est pas l'usage habituel qu'en font les ethnologues en le réservant à certaines formes cérémonielles de transmission, que l'on observe notamment dans les sociétés sans écriture, et qu'ils distinguent nettement des apprentissages quoti- diens. Pour notre part, nous avons simplement tenté de découvrir s'il existait quelques caractères communs à toutes les manifestations sensibles relevant de la formation de l'homme par l'homme. Il convient cependant de noter que nous utilisons le terme « initiation » chaque fois qu'il est indispensable d'insis- ter aussi bien sur l'initiateur que sur l'apprenti, sur la transmission que sur l'acquisition. Aussi parlons-nous des agents de l'initiation pour désigner à la fois l'initiateur et l'apprenti ; des modes d'initiation pour qualifier aussi bien la transmission du savoir que son acquisition ; de relation d'initiation pour nommer les rapports qui s'établissent entre deux agents, transformant l'un en apprenti, l'autre en initiateur.

Le choix initial et, pourrait-on dire primordial, du film comme instrument de la recherche nous a conduite à adopter une perspective spécifique pour

1 Un tel choix n 'aurait pas été possible sans l'aide que nous a constamment apportée le Comité du Film Ethnographique en nous permet tant d'accéder aux films qu'il garde en dépôt.

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étudier les apprentissages. Nous avons, par exemple, accordé beaucoup d'im- portance à la micro-analyse du fonctionnement des apprentissages, autrement dit à l'analyse fine des relations qui s'établissent, dans l'espace et le temps, entre l'apprenti et l'initiateur.

Nous avons également mis l'accent sur la manière dont les hommes vivant en société acquièrent et transmettent leurs savoirs plus que sur le contenu de la formation reçue, que nous avons volontairement e s t o m p é Or un tel estom- page du contenu acquis/transmis ne va pas de soi. À partir du moment où l'on adopte une perspective large, en vertu de laquelle se trouvent embrassés des apprentissages filmés dans des sociétés très différentes les unes des autres, et où l'on se centre sur leur fonctionnement, le contenu même de l'apprentissage ne peut occuper une place prépondérante. Seul importe qu'il se prête facilement à une description par l'image et le son.

Deux idées, étroitement liées l'une à l'autre, ont servi de ferment à notre travail. Selon la première, déjà évoquée, le film constituerait le moyen le plus adéquat pour étudier dans le détail comment l'apprenti acquiert un savoir et l'initiateur le transmet. Selon la seconde, l'utilisation du film comme outil de recherche permettrait de jeter un regard neuf sur la formation de l'homme par l'homme, en contribuant à mettre en valeur certains de ses aspects, estompés par les autres moyens d'investigation.

En entreprenant ce travail, nous avons bénéficié de guides précieux. Il s'agit tout particulièrement des chercheurs qui ont étudié les phénomènes rela- tifs à la transmission et à l'acquisition du savoir dans les sociétés humaines. Ainsi, le célèbre article que Marcel Mauss a consacré, au début des années trente, à la notion de techniques du corps et à la classification de ces tech- niques (« Les Techniques du corps »3) met en évidence ce travail de l'homme sur l'homme grâce auquel les techniques se transmettent et s'acquièrent. L'attention qu'il accorde aux modes de « dressage », son désir de les voir enfin répertoriés et analysés avec finesse, incitent à rechercher comment fonction- nent, dans le détail, ce que nous nommons les modes d'initiation, c'est-à-dire les façons d'acquérir et de transmettre un savoir. Notre intérêt pour ces modes a été constamment stimulé par la lecture du texte de Mauss, de même que notre désir d'utiliser le cinéma pour les décrire et les analyser. Il apparaît clairement, à l'examen des exemples proposés par Mauss, que, pour étudier le corps et le dressage du corps, il est nécessaire de disposer d'un outil d'investi- gation qui appréhende et enregistre les flux, les mouvements, les déroulements temporels. Les modes d'initiation s'enracinent, en effet, dans des comporte- ments corporels fluides et fugaces, que seul le film peut fixer sans les figer.

L'intérêt pour le comportement corporel et son apprentissage se retrouve, à la même époque, chez Gregory Bateson et Margaret Mead qui entreprennent, dès 1936, une remarquable enquête, à base de photographies, d'observations directes et de films, sur l'habitus des Balinais. Ces deux chercheurs ont, parmi les premiers, compris tout le parti que les anthropologues pouvaient tirer des enregistrements photographiques et cinématographiques, techniques nouvelles qui n'avaient pas encore leur place dans l'instrumentation scientifique de l 'anthropologie. Aussi faisons-nous très fréquemment référence aux photographies regroupées dans Balinese Character, A Photographic Analysis

2 D e m ê m e , a u c u n s ty le de f o r m a t i o n s e lon les soc ié t é s n e se d é g a g e de n o t r e t r a v a i l , b i e n q u e nos f i lms p o r t e n t t o u s s u r la socié té f r a n ç a i s e u r b a i n e e t c o n t e m p o r a i n e .

3 C o m m u n i c a t i o n le 17 m a i 1934, p r e m i è r e éd i t i on 1936.

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(1942), aux films Learning to Dance in Bali 4 et Karba's First Years 5 (1936- 1939).

Notre réflexion concernant les apprentissages s'est également appuyée sur les travaux d'Émile Durkheim et d'André Leroi-Gourhan. Dans son ouvrage Éducation et sociologie (1922), Durkheim rappelle à plusieurs reprises le caractère général et permanent de l'éducation. Il écrit par exemple : « L'éduca- tion, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par suite, elles ne reçoivent pas de ces derniers l'influence éducatrice » (p. 69). Les réflexions qu'il émet à propos de « l'influence éducatrice », notamment de ses caractères inconscient et constant, permettent de mieux saisir, à travers des leçons dispersées, ce fil souterrain qui les relie entre elles, et qui les lie aux moments où transmission et acquisition se poursuivent sous une forme plus lâche. Elles incitent le chercheur à considérer que la transmission et l'ac- quisition sont indépendantes de la conscience qu'ont les agents de transmettre ou d'acquérir un savoir, et se développent non seulement pendant les moments reconnus par tous comme leur étant consacrés, mais aussi en dehors de ces moments privilégiés. En parlant de la constance de « l'influence éduca- trice », Durkheim nous a confortée, par ailleurs, dans l'utilisation que nous faisions de la notion d'apprentissage. Il insiste, en effet, sur le caractère général de la formation de l'homme par l'homme et sur la diversité de ses manifestations. Or nous parlons d'apprentissage pour désigner tout moment et toute situation dans lesquels un agent acquiert un savoir, que le contenu de cette acquisition soit large ou restreint, les comportements mis en œuvre pour y parvenir ostensibles ou discrets, variés ou non.

À Leroi-Gourhan nous devons l'intérêt porté aux apprentissages relatifs à des tâches qui, une fois maîtrisées, se présenteront sous la forme de « chaînes opératoires machinales ». On est frappé, en lisant Le Geste et la parole (tome 1, 1964 ; tome 2, 1965), par les phrases que l'auteur consacre à cette empreinte indélébile que constituent les acquisitions de l'enfance. Point n'est besoin d'aller quérir le social, la marque d'appartenance à un groupe, à une société, à une culture, dans le spectaculaire ou l'extraordinaire ; ils sont pré- sents dans le simple et le banal, dans ce qui nous est proche et familier. Les apprentissages quotidiens les plus anodins, les plus courants, nous en appren- nent autant que les apprentissages complexes, qui brassent un grand nombre d'agents et se rapportent à des contenus moins aisés à appréhender par le film.

La lecture des travaux de Jean Piaget nous a également été fort utile. Dans Épistémologie des sciences de l'homme (1970), cet auteur insiste sur le pouvoir heuristique des apprentissages. À propos des tendances les plus générales de la psychologie contemporaine, il rappelle le point de vue génétique selon lequel seule l'étude de la formation des mécanismes possède une valeur explicative. Ainsi la démarche qui consiste à connaître les comportements maîtrisés en s'appuyant sur l'étude de leur acquisition trouve-t-elle un fondement épistémo- logique. Piaget nous a aussi servi de modèle en tant qu'observateur. En analy- sant nos images puis en les décrivant par écrit, nous avons essayé de mettre en

4 Le film décrit l'apprentissage de danses traditionnelles à Bali. 5 Le film suit les diverses étapes de l 'apprentissage d'un enfant balinais, pendant ses

toutes premières années.

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œ u v r e les m ê m e s q u a l i t é s d ' o b s e r v a t i o n q u e ce l l e s q u i t r a n s p a r a i s s e n t à la l e c t u r e d e s t e x t e s q u ' i l a c o n s a c r é s à la f o r m a t i o n d e l ' i n t e l l i g e n c e c h e z l ' e n f a n t

Mais u t i l i s a n t l ' i m a g e a n i m é e p o u r é t u d i e r les a p p r e n t i s s a g e s , n o u s n o u s s o m m e s t o u t n a t u r e l l e m e n t t o u r n é e ve r s les a n t h r o p o l o g u e s - c i n é a s t e s q u i o n t

é g a l e m e n t f i lmé e t a n a l y s é ces p h é n o m è n e s . J e a n R o u c h t o u t d ' a b o r d . Ses f i lms s u r l ' i n i t i a t i on a u x d a n s e s d e s p o s s é d é s e n p a y s s o n g h a y ( N i g e r ) o n t c o n s t a m m e n t n o u r r i e t e n r i c h i n o t r e r é f l ex ion . P r é s e n t a n t d e s t y p e s d ' a p p r e n -

t i s sage q u e n o u s n ' a v o n s f i lmés q u e t a r d i v e m e n t , ils n o u s o n t p e r m i s d ' é l a r g i r le c h a m p d e n o t r e é t u d e . G r â c e n o t a m m e n t à l ' e x a m e n d ' I n i t i a t i o n à l a d a n s e d e s P o s s é d é s ( 1 9 4 8 ) e t d ' H o r e n d i (1972) , n o u s a v o n s p u d ' e m b l é e

a d o p t e r u n e p e r s p e c t i v e large , c o n f o r m e à ce q u e n o u s s o u h a i t i o n s . Sans les f i lms d e J e a n Rouch , n o u s n e l ' a u r i o n s p e u t - ê t r e p a s auss i a i s é m e n t cho i s i e d è s le d é b u t d e la r e c h e r c h e , n o s p r o p r e s e x p é r i e n c e s d e t o u r n a g e p o r t a n t a lo r s

s u r d ' a u t r e s t y p e s d ' a p p r e n t i s s a g e . Ses films n o u s o n t é g a l e m e n t fait d é c o u v r i r d e s m i s e s e n s c è n e c i n é m a t o g r a p h i q u e s , p a r f o i s p r o c h e s d e ce l l e s q u e n o u s

u t i l i s ions p o u r d é c r i r e les a p p r e n t i s s a g e s r e n c o n t r é s , pa r fo i s p l u s é l o i g n é e s . Ils o n t d o n c s t i m u l é n o t r e t ravai l c i n é m a t o g r a p h i q u e e n n o u s d o n n a n t la p o s s i b i - lité d e c o n f r o n t e r d i f f é r en t s t y p e s d e m i s e e n s c è n e , d e s t r a t ég i e d ' e n r e g i s t r e - m e n t . Les d o c u m e n t s e n r e g i s t r é s à Bali p a r G r e g o r y B a t e s o n e t M a r g a r e t M e a d o n t r e m p l i la m ê m e f o n c t i o n : o u v r i r d e s p i s t es c o n c e r n a n t les t y p e s d ' a p p r e n -

t i s sage ; p r o p o s e r d e s m i s e s e n s c è n e v i sue l l e s a p t e s à r e n d r e c o m p t e d e s acti- v i tés d e t r a n s m i s s i o n e t d ' a c q u i s i t i o n . Mais ce s o n t les t r a v a u x f i l m i q u e s e t les éc r i t s d e C l a u d i n e d e F r a n c e q u i o n t j o u é le p l u s g r a n d r ô l e d a n s n o t r e r e c h e r c h e . Les f i lms La C h a r p a i g n é ( 1 9 6 9 ) e t L a v e u s e s ( 1 9 7 1 ) , l ' o u v r a g e

C i n é m a e t a n t h r o p o l o g i e , e n t r e a u t r e s , m o n t r e n t q u e l ' a n t h r o p o l o g i e fil- m i q u e e s t u n e v é r i t a b l e d i s c ip l i ne , i n c i t a n t le c h e r c h e u r à d é c o u p e r a u t r e - m e n t les ac t iv i t é s d e l ' h o m m e e n s o c i é t é , à p a r t i r d e s o n p r o p r e é c l a i r a g e . Auss i n o t r e é t u d e s ' e s t - e l l e insc r i t e d a n s le c a d r e d e s r e c h e r c h e s m e n é e s , d e -

p u i s 1971, p a r la F o r m a t i o n d e R e c h e r c h e s C i n é m a t o g r a p h i q u e s (F.R.C.) d e l ' U n i v e r s i t é d e Par i s X - N a n t e r r e , p l a c é e s o u s la d i r e c t i o n d e C l a u d i n e d e F r a n c e . A s s o c i a n t é t r o i t e m e n t r é a l i s a t i o n f i l m i q u e e t r é f l e x i o n t h é o r i q u e , c e s r e c h e r c h e s c o n c e r n e n t la m é t h o d o l o g i e a u d i o v i s u e l l e , la p r a x é o l o g i e e t la s c é n o g r a p h i e , La p r a x é o l o g i e c o m m e la s c é n o g r a p h i e s o n t p r i s e s d a n s u n s e n s large . La p r e m i è r e s e r a p p o r t e à l ' é t u d e g é n é r a l e d e l ' a c t ion . La s e c o n d e , la

s c é n o g r a p h i e , n ' a p a s p o u r u n i q u e o b j e t d ' é t u d e le d é c o r . Elle p e u t , c o m m e l'a m o n t r é X a v i e r d e F r a n c e d a n s É l é m e n t s d e s c é n o g r a p h i e d u c i n é m a (1982) , s ' a p p l i q u e r à t o u t e s les f o r m e s d e m i s e e n s c è n e , e t c ' e s t d e ce t t e m a n i è r e q u e les c h e r c h e u r s d e la F.R.C. la c o n ç o i v e n t .

La Naissance de l'intelligence (1947) ; La Construction du réel chez l 'enfant (1937) ; La Formation du symbole chez l 'enfant (1945).

7 Le film retrace les sept jours de l 'apprentissage de la danse des possédés par une jeune femme.

8 Le film décrit en détail l 'apprentissage de la danse des possédés par plusieurs femmes. 9 Le film retrace la fabrication d'une corbeille en bois de noisetier pa r un vannier

résidant dans u n village du Châtillonnais. 10 Claudine de France décrit les différentes phases de l 'entretien du linge par des

villageoises du Châtillonnais. 11 Anthropologie filmique : notion proposée par Claudine de FRANCE pour désigner la

discipline qui t r a i t e de l 'objet et des méthodes du film e thnograph ique . D a n s « L'Anthropologie filmique : une genèse difficile mais prometteuse » (1994), l 'auteur reprend l 'examen de l'anthropologie filmique conçue comme une discipline à par t entière.

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Si l ' u s a g e d u f i lm c o n d u i t à a p p r é h e n d e r d ' u n e m a n i è r e p a r t i c u l i è r e les a p p r e n t i s s a g e s , d e u x q u e s t i o n s d o i v e n t ê t re e x a m i n é e s s a n s t a r d e r : c o m m e n t

les a p p r e n t i s s a g e s s e p r é s e n t e n t - i l s à l ' a n t h r o p o l o g u e - c i n é a s t e , s u r q u e l s a s p e c t s d e l e u r o r g a n i s a t i o n ce d e r n i e r doit-i l c e n t r e r s o n a t t e n t i o n ? D a n s les

c h a p i t r e s II à VI d e l ' e x p o s é , n o u s é t u d i o n s d o n c , a v e c le d o u b l e r e g a r d d u

r é a l i s a t e u r d e films e t d e l ' ana lys te d e s i m a g e s , les c o m p o s a n t e s d e s a p p r e n t i s - s a g e s ( a g e n t s , m o y e n s , ob je t s ) , les f o r m e s qu ' i l s r e v ê t e n t d a n s l ' e s p a c e e t le t e m p s , les lois a u x q u e l l e s ils o b é i s s e n t . Il s 'agit , e n effet, d e d é g a g e r les é lé - ments et les relations dont le cinéaste doit rendre compte dans ses films, et sur lesquels il peut s'appuyer pour conduire ses descriptions. Il convient, par exemple, de mettre à jour les contraintes relatives au développement spatial et temporel des organisations rencontrées, tout en analysant leurs effets sur la mise en scène filmique.

Mais cette réflexion sur l'objet de l'étude en entraîne une autre, qui porte sur le moyen utilisé pour le cerner. En effet, si la réalisation et l'analyse fil- miques ont l'ambition d'offrir à l'anthropologue les conditions d'un examen particulièrement fouillé des apprentissages, comment filmer ces derniers ? Quelles méthodes d'enquête et quelles mises en scène adopter pour les dé- crire ? Afin de rendre l'outil cinématographique apte à permettre l'analyse approfondie des apprentissages, nous avons procédé par étapes, réservant la première à l'enregistrement d'apprentissages dont les contenus acquis/ transmis nous étaient familiers, la seconde à celui d'apprentissages dont les contenus nous étaient étrangers. Toutefois, les mêmes préoccupations ont marqué ces deux étapes : forger un outil de description et d'analyse, découvrir les aspects sensibles assurant la formation de l'homme par l'homme.

Afin d'élargir le champ de la réflexion, ont été analysés non seulement des films réalisés dans les conditions ordinaires de l'enquête d'anthropologie fil- mique, mais aussi des œuvres de fiction, ainsi que des films à caractère, soit démonstratif, soit expérimental. Grâce à l'analyse de films de fiction, la gamme des apprentissages pris en compte s'est étendue, s'enrichissant d'exemples que les films anthropologiques examinés ne fournissaient pas. La comparaison des mises en scène utilisées, les unes par le cinéaste de fiction, les autres par l'anthropologue-cinéaste, devenait également possible ; grâce à elle, les frontières de la description documentaire, ses contraintes propres, étaient plus aisées à cerner. Quant aux films documentaires à caractère démonstratif ou bien expérimental, leur réalisation est née du désir de sur- monter certaines des difficultés rencontrées au cours des enquêtes d'anthropologie filmique habituelles. Aussi avons-nous tenté de déterminer quel statut pouvait leur être accordé dans une recherche d'anthropologie filmique, quel rôle ils étaient susceptibles d'y jouer. Le premier chapitre de l'ouvrage est en partie consacré à l'examen de ces problèmes.

Si le film anthropologique résulte de la confrontation entre l'activité des personnes filmées et celle du cinéaste, il ne suffit pas, à l'évidence, d'analyser la première. Il convient également d'étudier la seconde. Deux questions se posent alors au chercheur-cinéaste. La description des apprentissages requiert- elle l'usage de stratégies filmiques spécifiques ? Malgré la grande diversité des apprentissages, leur description obéit-elle à des règles communes ? Dans la dernière partie de l'exposé (chapitres VII à IX), nous nous demandons si une cinématographie spécifique des apprentissages est envisageable, et quels en seraient les fondements.

Mais quels apprentissages filmer pour mener à bien l'étude envisagée ? La première option retenue a consisté, ainsi que nous l'avons dit, à filmer

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l'apprentissage de tâches accessibles à la description cinématographique (techniques du corps, pratiques matérielles, gestes rituels). Enregistrer des types d'apprentissage différents, portant sur des tâches variées, nous a égale- ment paru indispensable dans la mesure où nous souhaitions étudier non pas un apprentissage particulier, mais les caractères sensibles de la formation de l'homme par l'homme. Pourraient ainsi être dégagés les caractères communs à tous les apprentissages, de même que les comportements d'acquisition et de transmission utilisés au cours d'une séance précise. Les tournages ne pouvant être massés, en raison de la nécessaire distribution d'un apprentissage sur plu- sieurs séances, nous avons choisi de filmer des apprentissages se développant dans la société française urbaine, principalement en Île de France. La famille et l'école ont servi de cadre à nos observations.

Au cours de la première étape de la recherche (1972-1979), nous avons privilégié l'enregistrement d'apprentissages quotidiens et profanes, en com- mençant par les plus simples, ceux dont la tâche enseignée nous était familière et qui mettaient en présence un seul apprenti et un seul initiateur. Nous avons suivi Jeanne, cinq ans, à laquelle sa mère apprenait à se laver et à s'habiller, ainsi qu'à accomplir différentes tâches ménagères. Progressivement nous avons observé des apprentissages plus complexes en raison du nombre impor- tant d'apprentis qu'ils comportaient et d'un contenu qui ne nous était pas familier. Nous avons, par exemple, filmé l'apprentissage, en milieu scolaire, des techniques du judo et de la musculation.

Nous étant familiarisée avec le contenu de l'apprentissage, nous avons, lors de la seconde étape de la recherche (1980-1989), franchi un pas de plus dans l'inconnu en filmant l'apprentissage de rites religieux ou d'activités à finalité religieuse. La vie domestique juive constituant pour nous un centre d'intérêt ethnographique, nous avons enregistré l'apprentissage, familial et scolaire, des rites domestiques du sabbat et des activités liées à leur préparation. Le profane a cédé la place au religieux de manière à nous permettre de découvrir si des contraintes supplémentaires s'imposaient à l'apprenti et à l'initiateur lorsque la tâche enseignée était de nature religieuse ou comportait une finalité reli- gieuse ; si acquisition et transmission étaient différentes dans la famille et à l'école. C'est ainsi que nous avons suivi Emmanuelle, treize ans, et sa sœur Sarah, deux ans, alors qu'elles s'initiaient, sous la conduite de leur mère, à la préparation des pains sabbatiques et à l'allumage des lumières en l'honneur du sabbat. Illan, deux ans, a été filmé au moment où il assistait aux rites précé- dant le premier repas du sabbat. Enfin, nous avons enregistré pendant plu- sieurs mois, lors de deux années consécutives, les plus jeunes élèves d'une école juive de Paris, auxquels leurs institutrices apprenaient à accomplir le rituel domestique du sabbat.

Au cours des deux étapes de la recherche, nous avons filmé ce que nous appelons des séances, autrement dit quelques moments d'un ou de plusieurs apprentissages. Nous n'avons jamais enregistré un même apprentissage, par un même apprenti, depuis ses premières manifestations jusqu'à la maîtrise de la tâche entreprise. Un tel projet, quoique passionnant, est impossible à réaliser, sauf à suivre constamment un apprenti pendant des semaines, des mois, voire des années. En effet, des fragments de l'apprentissage d'une tâche - même cérémonielle - pouvant surgir à tout instant de façon imprévisible, le cinéaste n'est jamais assuré d'en filmer toutes les étapes. Aussi est-ce seulement par le biais de ces « prélèvements » que constitue chaque séance que nous avons appréhendé un même apprentissage (cf. chapitre premier). Cependant, nous avons pris la précaution de filmer plusieurs fois le même apprenti s'initiant à

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la même tâche, afin d'être en mesure d'étudier quelques-unes des variantes composant un même apprentissage. Une seule de nos enquêtes transgresse cette règle.

Dégager les principaux éléments d'une cinématographie des apprentis- sages, tel fut notre but. Pour y parvenir, nous nous sommes appuyée sur deux alliances. Établie entre acquisition et transmission, la première caractérise l'objet étudié. D'elle dépend la prise en compte, par le cinéaste, du caractère fondamentalement relationnel de tout apprentissage. Nouée entre réalisation et analyse filmiques, la seconde alliance sous-tend en permanence notre dé- marche. Elle met l'accent sur le fait que le chercheur en anthropologie fil- mique ne saurait, à l'exemple du cinéaste professionnel, se satisfaire du seul tournage ou, à l'exemple de nombreux spécialistes des sciences humaines, du seul examen des images. Il doit utiliser l'un et l'autre, afin de répondre pleinement aux exigences de sa discipline.

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C H A P I T R E P R E M I E R

D É M A R C H E

Près d'un siècle après ses premières utilisations en an thropologie les chercheurs commencent à employer plus largement le film au cours de leurs enquê te s soit comme moyen d'exposition, soit comme moyen d'investiga- tion3. Deux conceptions dominent en effet le cinéma anthropologique. La première considère le film comme une simple illustration, un complément fa- cultatif de la recherche. La seconde voit en lui un véritable instrument de découver te Nos travaux se rattachent à ce second courant. La place centrale qu'occupent les apprentissages dans la vie des sociétés, comme dans celle des individus, justifie leur examen. Toutefois, les étudier en mettant en œuvre une méthode d'enquête fondée sur la réalisation et l'analyse de films ne va pas de soi. Pour de nombreux chercheurs, le film constitue encore une technique d'appoint, un simple complément aux méthodes classiques d'enquête et d'ex- position des résultats. Aussi, avant d'examiner chacune des deux étapes autour desquelles notre recherche s'est organisée, dégagerons-nous les principales options méthodologiques suivies. Nous rappellerons brièvement celles qui ont été exposées en détail dans Les Gestes du savoir (1983), ouvrage déjà consacré à la description filmique des apprentissages. Nous nous attarderons davantage sur les options qui n'ont pas encore été explicitées, en insistant sur ce que nous avons qualifié de séance d'apprentissage, dont nous avons fait l'unité de base de l'étude, ainsi que sur le recours à l'analyse de films de fiction.

Une fois ces choix fondamentaux éclaircis, nous présenterons les raisons pour lesquelles la recherche a été divisée en deux grandes étapes, puis nous dégagerons les lignes de force propres à chacune d'elles. L'étude d'apprentis- sages portant sur des tâches quotidiennes à caractère profane est privilégiée dans la première ; celle d'apprentissages relatifs à des tâches cérémonielles à caractère religieux, dans la seconde. Nous tenterons également de mettre en

1 Dans u n article intitulé « Historique du film ethnographique » (1979, première édition en anglais en 1975), Émilie de B RI GARD retrace notamment les premiers moments de l 'ut i l isat ion du cinéma en anthropologie. J e a n ROUCH, dans son article « Le F i lm ethnographique » (1968), relate les débuts de l'emploi du film en sciences humaines . Il insiste notamment sur le rôle joué par les « prophètes », parmi lesquels Regnault, et les « précurseurs ».

2 Le développement de la vidéo amateur ultra-légère, notamment du camescope, a joué un rôle important dans l'utilisation du film dans le cours de l'enquête.

3 Cf. Claudine de FRANCE, op. cit. 4 La première tendance donne naissance à ce que Claudine de France nomme le film

d'exposition, la seconde à ce qu'elle appelle le film d'exploration. Ibid., pp. 271-356.

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film de fiction ; à la présentation foisonnante du premier, la présentation plus sélective du second ; à l'hyposoulignement du premier, l'hypersoulignement du second. En dépit de ces différences, il apparaît clairement que le cinéaste anthropologue peut, en conservant la perspective cognitive qui lui est propre, s'inspirer de certaines mises en scène employées par le cinéaste de fiction, notamment dans tout ce qui a trait au soulignement. Aussi l'analyse de films de fiction dans le cours d'une recherche d'anthropologie filmique ne constitue-t-elle pas une coquetterie ; elle possède une valeur heuristique certaine.

Cette même valeur heuristique de la fiction justifie que l'on puisse parfois réaliser, à côté des films anthropologiques habituels, des documents à carac- tère expérimental. Leur élaboration et leur enregistrement offrent en effet au chercheur l'occasion d'éprouver certaines mises en scène ou méthodes d'en- quête. Or ces tentatives, que l'on peut qualifier la plupart du temps d'épreuves des cas limites, lui permettront d'être plus rigoureux et plus inventif lors des tournages effectués dans les conditions ordinaires d'une enquête d'anthropo- logie filmique. Aussi souhaiterions-nous, à l'avenir, explorer davantage cette voie.

L'un des premiers problèmes que rencontre le chercheur-cinéaste est celui des limites à donner à ses observations, comme à ses enregistrements. Il convient, en effet, de déterminer à partir de quelle unité de base mener l'en- quête. Devant l'impossibilité de filmer chaque étape d'un apprentissage, le cinéaste est conduit, ainsi que nous l'avons montré, à opérer par prélève- ments. Surgit alors la question des bornes imposables à ces prélèvements. Parmi les différentes voies offertes, l'une revêt un intérêt particulier lors d'une première étude de la formation de l'homme par l'homme. Elle consiste à fil- mer l'acquisition et la transmission se développant au cours de l'une des occurrences de la tâche qui en est l'objet. Des limites facilement repérables étant posées, celles de l'accomplissement d'une tâche précise par l'apprenti, l'initiateur ou les deux réunis, il devient plus aisé d'organiser les tournages. Toutefois, la variabilité foncière des apprentissages oblige le cinéaste à filmer plusieurs séances composant un même apprentissage (apprenti et tâche identiques) et plusieurs séances relatives à des apprentissages différents (apprentis et/ou tâches différents). La comparaison de cas différents apparaît comme une condition indispensable pour mener à bien l'analyse fine aussi bien de l'auto-mise en scène des apprentissages que de leur mise en scène filmique. Grâce à ce double choix (unité de base restreinte à la séance d'apprentissage ; enregistrement de séances appartenant, les unes au même apprentissage, les autres à des apprentissages différents), le chercheur-cinéaste est en mesure d'étudier dans le détail la technique de l'apprentissage. Mais, observant des apprentissages, il observe des situations sociales complexes où sont confrontées des fonctions, des actions, des contraintes différentes. De cet ensemble, il ne peut faire l'économie. L'apprentissage montre au cinéaste que s'il estompe ou souligne certains aspects de ce tissu social, il ne peut en aucun cas en isoler un seul. Or, pour limitée qu'elle soit, la séance d'apprentissage comporte déjà tous ces éléments.

La perspective que nous avons adoptée tout au long de cette recherche est, on l'a vu, d'ordre micro-analytique. Dans la mesure où était entreprise une première réflexion sur la cinématographie des apprentissages, un tel choix s'imposait. Il permettait de cerner les apprentissages dans la forme première qu'ils revêtent : une séance fondée sur une occurrence de la tâche, objet de

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l'apprentissage. Toutefois, l'exploration filmique des apprentissages s'ouvre également sur d'autres voies, qu'il serait intéressant d'explorer à l'avenir dans une perspective macro-analytique. Il conviendrait alors de prendre pour base d'étude non une séance d'apprentissage, telle que nous l'avons définie, mais une unité plus large. Une première direction de recherche consisterait à filmer une grande partie des séances composant le même apprentissage. Les rela- tions entre séances pourraient être étudiées en détail. Apparaîtraient égale- ment les stratégies didactiques d'ensemble mises en œuvre par l'initiateur et l'apprenti, de même que les tactiques particulières adoptées par ces deux agents au fur et à mesure du développement de l'apprentissage. Continuités et ruptures seraient ainsi dégagées. Cependant, une telle étude requiert, pour être menée à bien, que s'instaurent des relations privilégiées entre les agents de l'initiation et le cinéaste. Sa réalisation est donc tributaire de la disponibilité des premiers et de leur intérêt pour le projet présenté par le second. Une deuxième direction de recherche consisterait à filmer plusieurs fois le même apprenti pendant une journée entière, de façon à étudier les relations qui s'établissent entre apprentissages et activités maîtrisées, de même qu'entre des apprentissages portant sur des tâches différentes. Même s'il se distingue de ce qui l'entoure, l'apprentissage est influencé par les autres activités qu'accomplit ou auxquelles assiste l'apprenti. Il conviendrait donc de poursuivre l'étude des apprentissages en analysant les relations entre séances différentes, de même qu'entre apprentissage et autres types d'activité, en un mot de tenir compte du contexte.

Le chercheur-cinéaste qui entreprend un double travail de réalisation et d'analyse filmiques est conduit à s'interroger sur le rapport existant entre le contenu de son analyse et celui des films qu'il a réalisés ou simplement étu- diés. Il remarque alors que les films, dans leur contenu, débordent l'analyse qui en a été faite. Notre travail en est un exemple. L'analyse que nous propo- sons porte essentiellement, le lecteur l'aura constaté, sur l'aspect matériel, physique et rituel de la formation de l'homme. Nous avons volontairement mis l'accent sur ce qui, dans l'apprentissage, relève de la tradition orale et s'exprime par le geste. En raison de cette orientation de base, nous avons examiné dans le détail la relation d'initiation, ses apparences, ses mécanismes, son fonctionnement. Ainsi que nous l'avons dit, il était indispensable, dans un premier temps, de découvrir comment fonctionnaient les séances d'apprentissage.

En introduction à ce travail, nous nous demandions quelle contribution l'anthropologue-cinéaste pouvait apporter à l'étude de l'acquisition et de la transmission du savoir dans les sociétés humaines. Il nous semble, aujourd'hui, que sa principale contribution consiste dans l'élaboration d'une cinémato- graphie des apprentissages, c'est-à-dire d'un tronc commun de connaissances utilisables dans toutes les disciplines qui étudient la formation de l'homme par l'homme.