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11/02/13 Aperçues (1) blogs.mediapart.fr/blog/georges-didi-huberman/191112/apercues-1 1/5 Aperçues Georges Didi-Huberman 0 contact 0 édition 3 billets 0 article d'édition 0 commentaire Philosophe, historien de l'art (EHESS, Paris). Une quarantaine d'ouvrages sur l'histoire et la théorie des images, plusieurs expositions. Recomendar 124 6 Réactions alerter Partager @Envoyer Imprimer Augmenter Réduire THÉMATIQUES DU BLOG Abraham Bloemaert . Edouard Manet . Hal Foster . Maurice Merleau-Ponty . Pier Paolo Pasolini . Rocio Marquez . Walter Benjamin . claude lévi-strauss . couleur . regard Aperçues Aperçues (1) 19 novembre 2012 Par Georges Didi- Huberman CHRONIQUES ANACHRONIQUES Chroniques paradoxales. Parce que je ne veux pas frayer avec la « chronique » au sens d’un re historiques classés selon leur succession dans le temps, ou même au sens d’un recueil d’op monde historique, social et politique, qui nous entoure. Je cherche encore moins à « défrayer la Rien de sensationnel, je vous l’assure. Justement parce que tout, ici, procède de simple sensations : mes « aperçues » relèvent peut-être de ces « petites sensations » dont parlait Leib et qui se situent à la limite du non-savoir (qui surgit malgré nous, nous convoque cependant, par perturbe) et de la pensée (quand elle cherche à ne pas laisser le non-savoir dans les pou mémoire). Ce ne sont que des traces sensorielles ayant fait leur chemin dans la pensée, dan quelques témoignages choisis de la façon dont me touchent – font lever en moi une émotion, pou fasse lever une question, l’émotion livrée à elle-même demeurant impuissante – certaines imag choses, certains événements, certaines lectures, certaines personnes. Chroniques, peut-être, elles surgissent, comme bribes à interroger, lambeaux problématiques, de mon « actualité ». Mais qu’est-ce que l’actualité d’un chercheur, d’un historien, d’un anthropologue, d’un philo archéologue ? Qu’est-ce que l’actualité d’un geste, d’un mythe, d’une idée, d’une image, d’u tesson de bouteille exhumé de la terre ? C’est l’actualité inactuelle d’un vestige – une simple tr d’écorce, quelques écailles tombées des ailes d’un papillon – aperçu dans l’instant, surgi tout porteur d’autres temporalités que celles de son seul présent. Tout à l’heure j’ai éternué et tu m’as souhaits ». Mon éternuement fut un pur événement de mon présent climatique et corporel : c’est commence de m’enrhumer. Mais « À tes souhaits » est une chose très ancienne, un fossile de formule qui survit mordicus à une croyance que nous n’avons plus depuis longtemps, celle par e éternuant on risquerait de cracher, donc de perdre, son âme, ce qui nécessite, on le compren magique qui en conjurera les effets. Comme les mythes et les rites, comme les gestes aussi, les images – même « d’actualité » – sont porteuses d’une mémoire et d’un désir conjugués. Cela veut dire que leur présent est traversé de un sens, de futur dans un autre sens. Cela veut dire que leur présent est un nœud de tensions complexe, dialectique, faite de temporalités hétérogènes s’associant par rimes ou se con antithèses, pour donner lieu à ce qu’on pourrait appeler des montages anachroniques agencés récits linéaires, mais en constellations de notre pensée sensible. Il faudrait savoir regarder compris l’histoire politique – avec la finesse dont Marcel Proust fit preuve à l’égard de sa propre la « chronique » des minuscules faits et gestes de son personnage-narrateur. Il existe un lien direct entre la complexité – psychique – de la Recherche du temps perdu et la révolutionnaire – matérialiste – exprimée par Walter Benjamin, qui fut le traducteur de Prou Thèses sur le concept d’histoire. Et ce lien passe par le montage (un mot aimé par Benjamin) au l’anachronisme (un mot aimé par Proust). « L’historicisme se contente d’établir un lien causal moments de l’histoire. Mais aucune réalité de fait ne devient, par sa simple qualité de ca historique. Elle devient telle, à titre posthume, sous l’action d’événements qui peuvent être sépar des millénaires. L’historien qui part de là cesse d’égrener la suite des événements comme un saisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure. » (Walter Benjamin, « d’histoire » [1940], trad. M. de Gandillac revue par P. Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 442-443.) QUI APERÇOIT DÉSIRE, EST BLESSÉ Hypothèses de travail. Voir serait utiliser nos yeux pour savoir quelque chose du réel. Reg impliquer notre voir dans l’économie du désir. Apercevoir serait saisir au vol, dans le réel, quelq a rencontré – est venu soutenir soudain, ou contredire soudain – notre désir. Tout est, en réalité, bien plus retors. En premier lieu à cause de ceci : nous avons deux yeux et non pas un seu enfant, des heures à regarder mon environnement immédiat en expérimentant, c’est-à-dire en yeux, sur les abîmes perceptuels qui séparent, dans certaines conditions, la vision binoculaire d Rechercher : CONNEXION UTILISATEUR ok Mot de passe oublié ? Lun. 11 Fév

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Georges Didi-Huberman0 contact0 édition3 billets0 article d'édition0 commentairePhilosophe, historien del'art (EHESS, Paris). Unequarantaine d'ouvragessur l'histoire et la théoriedes images, plusieursexpositions.

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THÉMATIQUES DU BLOG

Abraham Bloemaert . Edouard Manet . Hal

Foster . Maurice Merleau-Ponty .

Pier Paolo Pasolini . Rocio Marquez .

Walter Benjamin . claude lévi-strauss

. couleur . regard

Aperçues

Aperçues (1)19 novembre 2012 Par Georges Didi-Huberman

CHRONIQUES ANACHRONIQUES

Chroniques paradoxales. Parce que je ne veux pas frayer avec la « chronique » au sens d’un recueil de faitshistoriques classés selon leur succession dans le temps, ou même au sens d’un recueil d’opinions sur lemonde historique, social et politique, qui nous entoure. Je cherche encore moins à « défrayer la chronique ».Rien de sensationnel, je vous l’assure. Justement parce que tout, ici, procède de simples récits desensations : mes « aperçues » relèvent peut-être de ces « petites sensations » dont parlait Leibniz autrefois,et qui se situent à la limite du non-savoir (qui surgit malgré nous, nous convoque cependant, parce qu’il nousperturbe) et de la pensée (quand elle cherche à ne pas laisser le non-savoir dans les poubelles de samémoire). Ce ne sont que des traces sensorielles ayant fait leur chemin dans la pensée, dans l’écriture :quelques témoignages choisis de la façon dont me touchent – font lever en moi une émotion, pour peu qu’ellefasse lever une question, l’émotion livrée à elle-même demeurant impuissante – certaines images, certaineschoses, certains événements, certaines lectures, certaines personnes. Chroniques, peut-être, au sens oùelles surgissent, comme bribes à interroger, lambeaux problématiques, de mon « actualité ».

Mais qu’est-ce que l’actualité d’un chercheur, d’un historien, d’un anthropologue, d’un philosophe, d’unarchéologue ? Qu’est-ce que l’actualité d’un geste, d’un mythe, d’une idée, d’une image, d’un mot, d’untesson de bouteille exhumé de la terre ? C’est l’actualité inactuelle d’un vestige – une simple trace, un boutd’écorce, quelques écailles tombées des ailes d’un papillon – aperçu dans l’instant, surgi tout à coup maisporteur d’autres temporalités que celles de son seul présent. Tout à l’heure j’ai éternué et tu m’as dit : « À tessouhaits ». Mon éternuement fut un pur événement de mon présent climatique et corporel : c’est l’automne, jecommence de m’enrhumer. Mais « À tes souhaits » est une chose très ancienne, un fossile de langage : laformule qui survit mordicus à une croyance que nous n’avons plus depuis longtemps, celle par exemple qu’enéternuant on risquerait de cracher, donc de perdre, son âme, ce qui nécessite, on le comprend, la formulemagique qui en conjurera les effets.

Comme les mythes et les rites, comme les gestes aussi, les images – même « d’actualité » – sont très souventporteuses d’une mémoire et d’un désir conjugués. Cela veut dire que leur présent est traversé de passé dansun sens, de futur dans un autre sens. Cela veut dire que leur présent est un nœud de tensions, une chosecomplexe, dialectique, faite de temporalités hétérogènes s’associant par rimes ou se confrontant parantithèses, pour donner lieu à ce qu’on pourrait appeler des montages anachroniques agencés, non pas enrécits linéaires, mais en constellations de notre pensée sensible. Il faudrait savoir regarder l’histoire – ycompris l’histoire politique – avec la finesse dont Marcel Proust fit preuve à l’égard de sa propre histoire dansla « chronique » des minuscules faits et gestes de son personnage-narrateur.

Il existe un lien direct entre la complexité – psychique – de la Recherche du temps perdu et la conceptionrévolutionnaire – matérialiste – exprimée par Walter Benjamin, qui fut le traducteur de Proust, dans sesThèses sur le concept d’histoire. Et ce lien passe par le montage (un mot aimé par Benjamin) autant que parl’anachronisme (un mot aimé par Proust). « L’historicisme se contente d’établir un lien causal entre diversmoments de l’histoire. Mais aucune réalité de fait ne devient, par sa simple qualité de cause, un faithistorique. Elle devient telle, à titre posthume, sous l’action d’événements qui peuvent être séparés d’elle pardes millénaires. L’historien qui part de là cesse d’égrener la suite des événements comme un chapelet. Ilsaisit la constellation que sa propre époque forme avec telle époque antérieure. » (Walter Benjamin, « Sur le concept

d’histoire » [1940], trad. M. de Gandillac revue par P. Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, p. 442-443.)

QUI APERÇOIT DÉSIRE, EST BLESSÉ

Hypothèses de travail. Voir serait utiliser nos yeux pour savoir quelque chose du réel. Regarderimpliquer notre voir dans l’économie du désir. Apercevoir serait saisir au vol, dans le réel, quelque chose quia rencontré – est venu soutenir soudain, ou contredire soudain – notre désir. Tout est, en réalité, évidemmentbien plus retors. En premier lieu à cause de ceci : nous avons deux yeux et non pas un seul (j’ai passé,enfant, des heures à regarder mon environnement immédiat en expérimentant, c’est-à-dire en clignant desyeux, sur les abîmes perceptuels qui séparent, dans certaines conditions, la vision binoculaire de la vision à

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un seul œil, c’est toute la perspective qui change et même s’effondre, rendant l’espace plus fantastique quejamais). Or de même que nous avons deux yeux, chaque événement visible, si simple soit-il, est fait de deuxchoses, de deux événements au moins (d’où la justesse phénoménologique et psychologique des théorieslucrétiennes sur l’idée que chaque parcelle du monde tient son origine dans le choc de deux corps oucorpuscules au moins). Et de même encore, chaque désir semble bien compliqué, à chaque fois, d’unirréductible conflit. À quoi cela tient-il ? Cela tient au temps, bien sûr, c’est-à-dire au fait qu’on ne regarderien, qu’on ne désire rien dans l’élément idéal du pur présent. Tout ce qu’on regarde, tout ce qu’on désire estcompliqué de temps, impliqué dans les complications – conflits, oublis, rémanences, etc. – du temps.

Au début de Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss raconte ainsi, avec son habituelle honnêtetéd’observation, que son propre regard de voyageur exotique est toujours compliqué par un conflit : entre unsentiment de la perte dirigé vers le passé (tout ce qu’il sait ne pas voir parce que cela a déjà disparu) et unefatalité de la perte inhérente au présent lui-même (tout ce qu’il sait ne pas voir parce qu’il ne sait le regarder). Sa conclusion est aussi juste que tragique, puisqu’elle apparente l’apercevoir mouvement d’une blessure et d’un désir : « En fin de compte, je suis prisonnier d’une alternative : tantôtvoyageur ancien, confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait – pire encoreinspirait raillerie et dégoût ; tantôt voyageur moderne courant après les vestiges d’une réalité disparue. Surces deux tableaux, je perds, et plus qu’il ne semble : car moi qui gémis devant des ombres, ne suis-je pasimperméable au vrai spectacle qui prend forme en cet instant, mais pour l’observation duquel mon degréd’humanité manque encore du sens requis ? Dans quelques centaines d’années, en ce même lieu, un autrevoyageur, aussi désespéré que moi, pleurera la disparition de ce que j’aurais pu voir et qui m’a échappé.Victime d’une double infirmité, tout ce que j’aperçois me blesse, et je me reproche sans relâche de ne pasregarder assez. » (Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Paris, Librairie Plon, 1955 [éd. 1984], p. 43.)

EXTASES DE PHRASES

Tout à coup, Homère interrompt son récit mouvementé – son grand film de guerre – et nous voilà, pendantcent trente-neuf vers, suspendus – comme dans un fascinant film expérimental – à la description visuelle d’unseul objet brillant, le bouclier d’Achille. Quelque temps plus tard, James Joyce attrape au vol une seulecouleur, le « vert-pituite » qui transite depuis le fond d’un verre d’eau sale jusqu’à la mer d’Irlande en passantpar les « yeux vitreux » d’une mère mourante, et construit son grand récit éclaté d’Ulysse – son grand film demontage – à partir de ce qu’il nomme lui-même l’ineluctable modality of the visible : « Inéluctable modalité duvisible : ça du moins, sinon plus, pensé par mes yeux. Signatures de toutes choses que je suis venu lire ici,frai marin, varech marin, marée montante, ce godillot rouilleux. Vertmorve, argentbleu, rouille : signes colorés.Limites du diaphane. Mais il ajoute : dans les corps. C’est donc qu’il avait conscience d’eux corps avant celled’eux colorés. Comment ? En s’y cognant la tronche, pardi. Tout doux. Chauve qu’il était, et millionnaire,maestro di color che sanno. Limite du diaphane dans. Pourquoi dans ? Diaphane, adiaphane. Si l’on peutpasser les cinq doigts au travers, c’est une grille, sinon une porte. Ferme les yeux et vois (Shut your eyesand see). »

Fermer les yeux pour voir ? Fermer les yeux pour que devant – ou dedans – nos yeux, il n’y ait jamais uneseule image, même mue par la logique de son histoire, mais un million d’images associées, mêlées, se« cognant la tronche » les unes contre les autres. Évidemment, il n’a pas suffi à Joyce lui-même de les yeux pour rendre visible tout cela : il lui a fallu, aussi, ouvrir la langue, je veux dire ouvrir le récit, ouvrir lagrammaire, ouvrir la phrase (ce qui m’étonne toujours, dans Ulysse, c’est que dans cette opérationdouloureuse l’intensité et la joie ne faiblissent jamais, plus Joyce ouvre son écriture et moins la lecture sefatigue). Il se trouve que la description d’un objet visible se dit, en grec, ekphrasis, qui a donné son nom àtoute une tradition, tout un genre littéraire. Dans le « phrasé » historico-épique de l’Iliade, Homère aura doncinséré une « ekphrase » qui sort de l’histoire, qui arrête tout et qui vient se concentrer sur les mille et unmotifs, les nuances et les brillances, les détails et les vertu, d’un seul bouclier. La phrasis désigne le discoursen tant que tel, l’acte d’exprimer quelque chose par la parole ou par l’écrit. Une ekphrasis l’ouverture, la sortie du discours hors de lui-même en vue de décrire quelque chose qui semblait d’abordimpossible à exprimer. L’« ekphrase » ou description serait donc à la phrase ce que l’extase (la sortie hors desoi par un saut dans les motions inconscientes) est à la stase (la stabilité du moi agrippé à ses repèresconscients).

Ce que le monde visible propose à notre pensée discursive n’est donc ni le détail décoratif qui arrive juste àpoint pour que soit posée une cerise sur le gâteau du récit littéraire ; ni, à l’opposé, la limite indicible devantlaquelle toute phrase devrait se clore religieusement. Ce que le monde visible propose à l’écriture, c’est unechance de former des « ekphrases », des phrases qui sortent d’elles-mêmes et nous sortent des conventionsoù le discours tend si souvent à se reposer. Bien sûr, « sortir de la phrase » ne va pas sans risques, etPhilippe Hamon a bien eu raison d’introduire son anthologie sur La Description littéraire en signalant la« menace », le caractère éventuellement « retors » ou le danger d’une « dérive » inhérents à toutedescription. Mais de tels risques forment, sans doute, le prix à payer, non seulement pour que des chosesaperçues aient quelque chance de trouver leur place dans la langue, mais encore pour que nos phrases tropentendues aient, symétriquement, quelque chance de trouver leurs propres sorties poétiques. XVIII, vers 478-617, trad. R. Flacelière, Paris, Gallimard, 1955, p. 424-428. James Joyce, Ulysse [1922], trad. dirigée par J. Aubert, Paris,

Gallimard, 2004, p. 52. Philippe Hamon [dir.], La Description littéraire. Anthologie de textes théoriques et critiques, Paris, Macula, 1991, p.

5-12.)

LE TEMPS INSCRIT À MÊME LE SOL

Je descends de l’autobus devant le musée Grévin, sur le boulevard Montmartre. Ici, comme ailleurs,s’applique la règle de toute survivance : les parts maudites de l’histoire apparaissent toujours depuis le bas.C’est que qu’a montré Julius von Schlosser dans son ouvrage sur la longue durée du portrait en cire : la hauteprérogative des souverains – les effigies royales – n’aura finalement survécu, chez nous, que sur lesboulevards du petit peuple parisien. Antoine Benoist aura eu, sans doute, le privilège aristocratique defabriquer les effigies en cire de Louis XIV mais, trois générations plus tard, on moulait les têtes quidégringolaient de la guillotine : aristocrates et criminels dans le même panier, si l’on peut dire. C’est ainsi quel’immémoriale technique de l’imago retrouvait par en bas sa fonction primitive – l’exposition visuelle de la

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publica – par le biais de la fureur des peuples.

Je traverse le boulevard Montmartre : me voici dans le passage des Panoramas, comme chaque lundi lorsqueje me rends rue Vivienne pour donner mon séminaire. Le grand livre inachevé de Walter Benjamin – avec lesphotographies que Germaine Krull lui offrit des passages parisiens – m’aura enseigné à mieux voir le tempsdans cet espace anachronique où les « magasins de nouveautés », comme on disait (la mode boutiques d’aujourd’hui), coexistent avec ce côté « antiquisant » et « collectionneur » des numismates, desfabriquants de tampons ou des échoppes de cartes postales. Il y a bien des gens qui se croisent dans lespassages parisiens, et chacun porte avec soi une temporalité différente : touristes ou affairés, de passage oudu quartier, restaurateurs, marchands d’images, de vêtements, voire de plaisirs (au bout du passage desPanoramas, il y a un « hammam pour hommes » avec un grand plâtre de Dionysos, une porte-miroir et unepublicité qui vante l’ambiance « Rome antique » du lieu).

Le touriste et l’amateur d’art, dans les passages parisiens comme ailleurs dans les rues d’une capitale, sereconnaissent à ce qu’ils regardent presque toujours vers le haut : vitrines, verrières, beautés architecturales.J’ai l’impression que, pour me fondre dans un lieu, pour mieux le voir et l’habiter, il vaut la peine de leregarder aussi, et aussi intensément, vers le bas. L’autre jour j’étais à Istanbul, tout à ma joie d’admirer leprodige des coupoles et celui des marbres taillés en Rorschach – comme les doubles pages d’un grand livre àmystères – sur les parois de Sainte-Sophie. Au bout d’un moment, je me suis aperçu à quel point le sol, luiaussi, racontait la splendeur marmoréenne du lieu, sa mémoire en morceaux éclatés, recollés mais à jamaisdisjoints, selon un travail du matériau qui, si je puis dire, aura tout vu passer depuis des siècles et des siècles,toute une histoire qu’on rêverait de déchiffrer dans l’écriture en labyrinthes de ses cassures.

Ici, passage des Panoramas, c’est un peu la même chose quoique sur une période plus courte : le temps s’yécrit à même le sol, en mosaïques de pas de portes, en effacements de carreaux, en vestiges d’inscriptions,en survivances de motifs inaperçus. Un petit bout du passage des Panoramas peut alors dignementressembler à toute une paroi de Sainte-Sophie, même si le bout d’à côté se trouve englouti sous sa modernechape de béton. Cela va et vient et n’en finira pas. Cela disparaît sans cesse mais survivra par bribes.Comme un leitmotiv souterrain, c’est-à-dire comme un leitfossil : une mémoire du sol que chacun foule auxpieds dans l’oubli d’y penser. (Julius von Schlosser, Histoire du portrait en cire [1911], trad. É. Pommier, Paris, Macula, 1997.

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages [1927-1940], trad. J. Lacoste, Paris, Éditions du Cerf, 1989, p. 65-

125.)

CE JAUNE-CI, LÀ-BAS, ICI

Dublin, si loin de Séville. Ville de peu de jaune. Je tentais hier soir de parler à James Coleman du jaune deSéville, ce jaune encore plus beau que le jaune de Rome. Jaune des enduits sur les murs quand il rime avecle blanc de chaux. Jaune du sable de la Maestranza quand il rime avec le noir du taureau. Comme il est loin,ce jaune. Comme il est difficile à décrire (heureusement, James Coleman est un grand lecteur deWittgenstein, il connaît donc le vertige de cette difficulté). Et puis, ce matin, voici qu’il m’apparaît, ce jaune-ci,pas un autre, dans le tableau de Goya qui se trouve à la National Gallery of Ireland : jaune intense et musical,écrin rythmique au blanc de la soie, de la chair, et au noir du taffetas, de la chevelure et des yeux de cettefemme assise devant moi. Je veux plutôt dire assise hors de toute géographie réelle : quelque part,désormais, entre Séville et Dublin. (Francisco Goya, Doña Antonia Zárate, vers 1805-1806. Dublin, National Gallery of Ireland.)

claude lévi-strauss couleur description Francisco

Goya homère James Joyce regard survivances

Walter Benjamin

LES 3 COMMENTAIRES LES PLUS RECOMMANDÉS

19/11/2012, 17:39 | Par MARIELLE BILLY

Merci.

Espace et durée, trois fois rien parfois, un battement.

11/02/13 Aperçues (1)

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retrouver dans le fil des discussions

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20/11/2012, 10:12 | Par PATRICK RODEL

J'aime que l'"aperçue" ait à voir avec l'éclat et que la petite forme permette bien mieux que de longs discours d'ensaisir le miroitement.

Et je me réjouis que ce soit, dans le club, que ces textes passionnants aient trouvé l'écrin qui leur convenait.

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19/11/2012, 16:45 | Par BÉRANGÈREBONVOISIN

Oui, oui et oui. Quel plaisir de lire un texte qu'on sait qu'on va relire. Senti. Pressenti. Ressenti . Merci !

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TOUS LES COMMENTAIRES

19/11/2012, 16:45 | Par BÉRANGÈREBONVOISIN

Oui, oui et oui. Quel plaisir de lire un texte qu'on sait qu'on va relire. Senti. Pressenti. Ressenti . Merci !

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19/11/2012, 17:39 | Par MARIELLE BILLY

Merci.

Espace et durée, trois fois rien parfois, un battement.

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19/11/2012, 18:35 | Par MARIE COSNAY

merci, oui !

magnifique

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19/11/2012, 19:37 | Par ALEXIS FLANAGAN

c'est chic

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20/11/2012, 00:28 | Par CHRISTIAN TORTEL

ai pu constater que ce 1er séminaire EHESS, aujourd'hui à l'INHA, était pas mal du tout, dans une forte affluence,belle écoute, joli déroulé d'allers-retours entre photos des pleureurs Hmong de Philip Blenkinsophttp://www.eurasie.net/webzine/spip.php?article264 et de philo avec cette belle question-hypothèse : "commentcelui qui se lamente peut trouver une ressource pour le transformer en puissance d'agir".

alerter

20/11/2012, 10:12 | Par PATRICK RODEL

J'aime que l'"aperçue" ait à voir avec l'éclat et que la petite forme permette bien mieux que de longs discours d'ensaisir le miroitement.

Et je me réjouis que ce soit, dans le club, que ces textes passionnants aient trouvé l'écrin qui leur convenait.

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