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Les pratiques pédagogiques et les contenus de formation des étudiants en STAPS accordent une grande place aux théories du contrôle et de l'apprentissage moteur. Depuis plusieurs années, ce sont les théories cognitives prescrip- tives qui ont servi quasi exclusivement de cadre de réfé- rence. L'approche dynamique des coordinations motrices, ou approche « émergente », apparue depuis quelques années dans le champ des recherches en STAPS, est radi- calement différente dans ses présupposés et ses concepts, de l'approche classique. Elle est porteuse d'idées nouvelles dans la façon d'envisager la motricité coordonnée et l'apprentissage moteur. Cet article a pour but de présenter brièvement les principaux concepts de cette approche et ses prolongements supposés pour l'apprentissage des habiletés motrices. APPROCHE DYNAMIQUE DES COORDINATIONS MOTRICES, PROLONGEMENTS POUR L'APPRENTISSAGE DES HABILETÉS MOTRICES EN EPS •PES PAR J.-J. TEMPRADO Les coordinations au centre d'une nouvelle approche de la motricité humaine Dans la plupart des situations sportives, le système perceptivo- moteur permet d'assembler et de faire coopérer des ensembles musculo-articulaires et segmen- taires a priori indépendants (1). Ces coordinations se traduisent par des relations temporelles et spatiales stables et reproductibles entre les composants du système d'action à coordonner. Les inva- riants spatio-temporels sont en quelque sorte la « signature » de la coordination produite. Ils permettent de percevoir et de différencier aisément les patrons de coordination utilisés dans les différentes situations (exemples : le pas, le trot ou le galop chez l'animal). Dans l'approche cognitive, ces invariants sont considérés comme l'expression des commandes spé- cifiques contenues dans les pro- grammes moteurs stockés par le système nerveux du sujet et « prescrites » aux segments qui composent le système d'action utilisé. S'appuyant sur les sciences de la complexité ou sciences de la 45 Revue EP.S n°305 Janvier-Février 2004 c. Editions EPS. Tous droits de reproduction réservé

APPROCHE DYNAMIQUE DES COORDINATIONS MOTRICES ...uv2s.cerimes.fr/media/revue-eps/media/articles/pdf/70305-45.pdfC : Exemples de transitions entr le patroen en anti-phase et le patron

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Les pratiques pédagogiques et les contenus de formation des étudiants en STAPS accordent une grande place aux théories du contrôle et de l'apprentissage moteur. Depuis plusieurs années, ce sont les théories cognitives prescrip-tives qui ont servi quasi exclusivement de cadre de réfé­rence. L'approche dynamique des coordinations motrices, ou approche « émergente », apparue depuis quelques années dans le champ des recherches en STAPS, est radi­calement différente dans ses présupposés et ses concepts, de l'approche classique. Elle est porteuse d'idées nouvelles dans la façon d'envisager la motricité coordonnée et l'apprentissage moteur. Cet article a pour but de présenter brièvement les principaux concepts de cette approche et ses prolongements supposés pour l'apprentissage des habiletés motrices.

APPROCHE DYNAMIQUE DES COORDINATIONS

MOTRICES, PROLONGEMENTS

POUR L'APPRENTISSAGE DES HABILETÉS MOTRICES EN EPS

• P E S

PAR J.-J. TEMPRADO

Les coordinations au centre d'une nouvelle approche de la motricité humaine

Dans la plupart des situations sportives, le système perceptivo-moteur permet d'assembler et de faire coopére r des ensembles musculo-articulaires et segmen­taires a priori indépendants (1). Ces coordinations se traduisent par des relations temporelles et spatiales stables et reproductibles entre les composants du système d'action à coordonner. Les inva­riants spatio-temporels sont en quelque sorte la « signature » de la c o o r d i n a t i o n p rodu i t e . I ls

permettent de percevoir et de différencier aisément les patrons de coordination utilisés dans les différentes situations (exemples : le pas, le trot ou le galop chez l'animal).

Dans l'approche cognitive, ces invariants sont considérés comme l'expression des commandes spé­cifiques contenues dans les pro­grammes moteurs stockés par le sys tème ne rveux du sujet et « prescrites » aux segments qui composent le système d'action utilisé. S'appuyant sur les sciences de la complex i t é ou sc iences de la

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coopération, l'approche dyna­mique considère les assemblages multisegmentaires ou multiarti-culaires comme le produit émer­gent des interactions entre les éléments du système, des cou­plages et des flux d'énergie qui traversent le système sensorimo-teur ou, en d'autres termes, comme le produit de l'auto-organisation et non de prescrip­tions générées par des pro­grammes moteurs. Il s'agit d'une autre façon, plus économique pour le système sen-sorimoteur, de résoudre le fameux problème des degrés de liberté posé initialement par Bersntein (1967). Cette approche puise ses concepts et ses outils dans l'analyse des phénomènes « collectifs » obser­vés dans les systèmes complexes (fluides, ensembles de neurones, foules humaines ou colonies ani­males, etc.), pour lesquels des formes stables et identifiables apparaissent et disparaissent spontanément sous l'effet des contraintes qui s'exercent sur le système sans nécessité de recours à des systèmes de mémoire ou des programmes stockés dans le sys­tème.

Exemples de phénomènes dynamiques propres aux com­portements moteurs En laboratoire, l'étude systéma­tique des phénomènes dyna­miques observés lors de la production des coordinations motrices chez l'homme s'appuie essentiellement sur le paradigme des coordinations bimanuelles. Il consiste dans la réalisation d'os­cillations rythmiques des index (figure 1). Le patron de coordina­tion est décrit et résumé par la valeur de la phase relative entre les doigts, c'est-à-dire la position relative d'un doigt dans son cycle par rapport à la position de l'autre doigt. Cette variable est appelée paramètre d'ordre du système bimanuel. Le paramètre d'ordre permet à la fois de quantifier les patrons de coordination et de caractériser leur évolution (leur dynamique). On peut ainsi distin­guer une coordination en phase (les doigts sont au même endroit au même moment), en anti-phase (un demi-cycle de décalage), quart de phase (galop à 90° de décalage) ou toute autre valeur. Comme pour les coordinations locomotrices, il est facile de constater que, lors de la réalisa­

tion de cette tâche, seuls deux patrons préférentiels figurent spontanément dans notre réper­toire : phase et antiphase. Les autres patrons, bien que sponta­nément réalisables par certains sujets, nécessitent un apprentis­sage (essayez 135° de décalage entre les doigts, par exemple). Une autre observation saisissante est que, lorsqu'on réalise le patron en antiphase (un demi-cycle de décalage) et que l'on augmente la fréquence des mou­vements, il se produit un chan­gement spontané et rapide en direction du patron en phase (synchronisation) appelé transi­tion de phase. En revanche, l'in­verse (de la phase vers l'anti­phase) n'est jamais observé spontanément. La fréquence d'oscillation, qui provoque les transitions entre les patrons sans prescrire directement l'état à adopter, est appelée paramètre de contrôle. Les changements de mode de coordination, spontanés et abrupts, s'apparentent aux phénomènes dynamiques non linéaires que l'on observe dans la plupart des systèmes complexes auto-organisés étudiés en

physique. C'est la raison pour laquelle les tenants de l'approche dynamique les analysent en utili­sant les mêmes concepts et les mêmes outils que ceux des sciences de la complexité ou de l'analyse des systèmes dyna­miques non linéaires [1].

D'autres exemples peuvent être trouvés dans des tâches plus « naturelles » • Au cours d'une célèbre expé­rience consistant à faire marcher un cheval sur un tapis roulant, Hoyt et Taylor (1981) ont mon­tré : - qu'à chaque vitesse de roule­ment du tapis correspond un mode de coordination préféren­tiel stable et peu coûteux (pas, trot, galop), - que l'augmentation de la vitesse de déroulement du tapis entraîne des changements entre des modes de coordination préférentiels non appris qui constituent le réper­toire initial de l'animal. Pour cer­tains régimes de vitesse (vitesses lentes), plusieurs modes de coor­dination peuvent être adoptés (multistabilité du répertoire) alors que pour d'autres (vitesses élevées), seul le galop devient

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Figure 1 A, Br C : Exemples de transitions entre le patron en anti-phase et le patron en phase dans le cas d'un couplage musculaire (A) et d'un cou­plage visuel (C). Sur la figure B, on voit que le passage de la valeur de phase relative 180° à 0° (à gauche) est précédé par une augmentation importante des fluctuations du patron initial (à droite). La flèche repré­sente l'augmentation de la fréquence d'oscillation.

Figure 1 A' B' : Représentation des deux patrons préférentiels (phase et anti­phase) dans le cas d'une oscillation simultanée des doigts. La quantifi­cation de la coordination s'effectue grâce à la phase relative qui mesure la différence de position de chaque oscillateur (les doigts) dans leur cycle à un instant donné.

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possible (monostabilité). C'est ce que l'on observe dans les courses de trot, au cours desquelles l'animal exhibe une tendance spontanée à passer au galop. La contrainte exercée par le pilote permet de l'en empêcher. • La même observation s'applique à la marche athlétique : la contrainte intentionnelle et atten-tionnelle exercée par l'athlète permet d'inhiber le passage à la course. Ainsi, les différentes contraintes qui s'exercent sur le système d'action déterminent le mode de coordination qui peut être adopté parmi les possibles offerts par le répertoire initial. C'est la raison pour laquelle on considère les patrons de coordi­nation comme le produit émer­gent de la coalition des contraintes qui s'exercent sur le système. Il faut noter également que chez l'animal comme chez l'homme, le passage d'un mode de coordina­tion à un autre se traduit par une diminution du coût énergétique associé au déplacement. Le chan­gement de coordination opère donc comme une sorte de « boîte de vitesse » qui diminue le coût du déplacement et donne de nou­velles marges d'adaptation à l'organisme, lorsque la vitesse de déplacement s'élève.

Dans les situations sportives et bien qu'ils n'aient pas fait l'objet d'études systématiques, bon nombre de comportements qui y sont observés s'apparentent aux

transitions décrites précédem­ment. Par exemple, en crawl, les coordinations bras-bras, bras-jambes (rapports de fréquence) ou bras-tête varient systémati­quement en fonction de la vitesse de nage. En demandant à un élève de nager « en rattrapé » à faible vitesse puis d'augmenter sa vitesse de déplacement, on observe une transition spontanée vers le mode « en opposition ». Une partie de l'apprentissage consiste précisément à construire des décalages de phase ou d'autres rapports de fréquence entre les différents segments impliqués dans la coordination. Le passage de la position assise en cyclisme à la position « en danseuse » peut être analysé de la même façon tout comme l'alter­nance marche/course chez les enfants, dans les séances de course de durée ou les difficultés rencontrées par les marcheurs pour se conformer au règlement. La dynamique des coordinations motrices dans les différentes tâches est ainsi caractérisée par quelques uns des éléments essen­

tiels mis en évidence dans les exemples ci-dessus : - la présence de modes de coordi­nation préférentiels, stables et immédiatement disponibles (sans apprentissage) dans le répertoire des sujets, - des différences spontanées de sta­bilité et de coût entre ces patrons,

- la coexistence possible de plu­sieurs modes de coordination à certains régimes de contraintes mais pas à d'autres, - les changements spontanés qui se produisent entre les patrons préexistants du répertoire sous l'effet des contraintes qui s'appli­quent au système d'action. Ces phénomènes ne s'observent pas seulement dans les tâches de coordination bimanuelle ; il s'ap­pliquent également à un grand nombre de tâches différentes (quatre pattes, coordination d'un segment avec un signal visuel, coordination entre les bras et les jambes) [1]. L'ensemble de ces phénomènes résume la dyna­mique spontanée des coordina­tions motrices dans une tâche donnée. La dynamique spontanée est une notion-clé de l'approche dyna­mique des coordinations. Son rôle est essentiel, en particulier parce qu'elle influence systéma­tiquement tous les comporte­ments ou les apprentissage ulté­rieurs du sujet (le passage à une dynamique apprise).

Gestion des degrés de liberté et modification des modes de coordination au cours de l'apprentissage L'évolution des modes de coordi­nation au cours de l'apprentis­sage a été décrite dans plusieurs travaux grâce à une ou plusieurs variable(s) [2, 3, 4]. Ces études montrent, qu'après la phase initiale de synchronisation des composants, l'apprentis­sage ou l'expertise se traduit par un relâchement progressif des degrés de liberté du système d'ac­tion à coordonner. Cette modifi­cation des relations spatio-tem­porelles entre les composants résulte, en partie, d'une meilleure exploitation par le système neuro-musculo-squelettique des différentes contraintes (méca­niques, énergétiques, cognitives, etc.) qui s'appliquent sur le sys­tème. L'étude que nous avons réalisée en volley- ball sur la coordination entre la main, le coude et l'épaule du bras « frappeur » lors du ser­vice illustre parfaitement ce pro­cessus [3]. À partir des relations

Figure 2 A : Illustration de l'exemple sur la tâche du service en volley-ball [3]. Les sujets devaient atteindre une cible placée à 16 mètres, derrière le filet, sur un terrain réglemen­taire. B : Positions normalisées de l'épaule, du coude et de la main en fonction du temps chez les experts et les novices. Les analyses de corrélation ont été effectuées à partir de ces courbes. On note la modification des relations spatio­temporelles entre les trois articula­tions au cours de l'expertise.

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spatio-temporelles entre ces trois articulations, nous avons pu mon­trer que l'acquisition de l'exper­tise se caractérise d'abord par le passage du « désordre » (c'est-à-dire aucun patron stable identi­fiable) à « l'ordre » (un patron identifiable utilisé de façon répé­titive) et ensuite par le passage d'un mode de coordination à un autre (cf. figure 2). Ainsi, les experts se différencient du débu­tant non seulement par leur per­formance mais également par le mode de coordination utilisé. La coordination du débutant est caractérisée par la fixation rigide (la synchronisation) des diffé­rentes articulations alors que chez l'expert, on observe un relâche­ment de ces trois degrés de liberté (désynchronisation) qui leur per­met d'exploiter les forces muscu­laires (le cycle étirement-détente) sous la forme du « fouetté ». La différence principale entre les deux modes de coordination (débutant-expert) réside dans la relation entre l'épaule et la main. Cette organisation de la coordina­tion traduit la mise en œuvre des principes de mécanique simples pour optimiser la tra­jectoire de la balle. Le système nerveux « apprend » la méca­nique mais pas grâce à des calculs ou des modèles internes, sim­plement en exploitant les diffé­rentes contraintes qui s'exercent sur lui. Ainsi, la solution écono­mique constitue-t-elle un « attrac-teur » que le sujet recherche au fil des répétitions et sur lequel il finit par se stabiliser.

La rapidité de cette stabilisation dépend des contraintes propres au sujet, mais aussi des aménage­ments et des consignes proposées par l'enseignant pour explorer les différentes solutions. Cette affir­mation ne relève pas (seulement) d'une conception générale de l'apprentissage mais des résultats obtenus dans notre étude. Ainsi, en observant essai par essai les modes de coordination utilisés par les joueurs, nous avons pu montrer qu'ils n'utilisaient pas systématiquement le « patron moyen » qui avait été identifié pour chaque groupe. Les débu­tants utilisent, dans un nombre réduit d'essais, le mode de coor­dination de l'expert. Les experts utilisent eux aussi, dans un nombre réduit d'essais, le patron du débutant. Ces résultats suggè­rent que la solution est recons­truite lors de chaque essai et que le mode de coordination produit dépend des conditions qui prési­

dent à la réalisation de l'essai (concentration, réussite du lancer, état émotionnel, etc.). Cela pourrait expliquer pourquoi on observe parfois des régressions comportementales chez l'expert sous l'effet des contraintes (score, fatigue, etc.) : le joueur réassemble un patron de coordi­nation lors de chaque répétition. On peut alors voir réapparaître des comportements qui figurent toujours, à l'insu du sujet, dans son répertoire.

D'autres travaux, effectués en laboratoire, se sont plus précisé­ment intéressés à l'insertion de nouveaux patrons de coordina­tion dans le répertoire spontané des sujets [5], par exemple, une tâche de « galop bimanuel » cor­respondant à 90° de phase rela­tive. Ces travaux montrent claire­ment que l'apprentissage résulte d'un processus de coopération ou de compétition qui s'exerce entre les patrons du répertoire initial du sujet et le nouveau patron à apprendre. En d'autres termes, plus la force attractive des patrons du répertoire du sujet est importante et plus la difficulté d'apprendre un nouveau patron est grande. Cette difficulté est d'autant plus grande que le patron à apprendre est proche de celui déjà maîtrisé. On comprend ici pourquoi il est parfois plus dif­ficile de corriger de petits défauts que d'apprendre un nouveau patron de coordination. Les résul­tats de ces travaux montrent aussi que l'apprentissage d'un nouveau patron de coordination se traduit par une modification des modes de coordination initiaux du réper­toire du sujet. Ainsi, dans la pers­pective dynamique :

- on ne peut pas concevoir l'apprentissage sans faire réfé­rence au répertoire initial du sujet au moment de l'apprentissage, - apprendre, c'est toujours exploiter son répertoire initial ou au contraire lutter contre celui-ci pour construire un nouveau patron. La vitesse et le profil d'apprentis­sage dépendent essentiellement de ce processus de coopération-compétition entre le patron à apprendre et le répertoire initial. Cela implique également qu'il n'est pas possible d'apprendre une infinité de solutions diffé­rentes ; ce qui peut être appris dépend en grande partie de ce que possède le sujet au début de l'ap­prentissage. Sans entrer dans le détail, on peut noter que cette conception est totalement diffé­

rente de celle qui découle des théories cognitives de l'appren­tissage moteur qui considèrent l'acquisition des programmes moteurs comme un processus cumulatif. Selon l'approche dynamique, on ne peut pas apprendre une infinité de solu­tions ; leur nombre est limité par les patrons attracteurs du réper­toire initial.

Quelques pistes de réflexion à l'usage des intervenants en sport Déterminer les prolongements pédagogiques de l'approche dynamique des coordinations motrices est forcément spéculatif. Nous évoquerons simplement quelques pistes. En premier lieu, il faut souligner le changement de niveau d'analyse propre à cette approche. En affirmant que le niveau pertinent pour com­prendre la production des habile­tés motrices est à chercher en priorité au niveau du comporte­ment lui-même et non nécessaire­ment au niveau des mécanismes sous-jacents, l'approche dyna­mique s'inscrit parfaitement dans la perpective de l'enseignant ou de l'entraîneur. En effet, celui-ci doit être avant tout un comporte -mentaliste, c'est-à-dire un spécia­liste du comportement et de ses modifications. Savoir observer, décrire et transformer les com­portements sont les compétences premières de l'enseignant. De ce point de vue, l'approche dyna­mique incite à formuler des objectifs d'apprentissage en termes de comportements plutôt qu'en termes de processus sous-jacents ou de « représentations ».

Mettre l'accent sur les variables « essentielles » qui caractérisent et résument les modes de coordi­nation, voilà à quoi incite l'ap­proche dynamique. Il s'agit bien de caractériser les assemblages grâce à un petit nombre de variables (une ou deux) qui résument leur évolution. Ces variables permettent d'identifier quasi instantanément le mode de coordination utilisé et l'évolution de ces modes de coordination au cours de l'apprentissage. Les variables essentielles sont à rechercher dans les relations spa­tiales et/ou temporelles entre les composants à coordonner. Cette démarche va à l'inverse des fiches d'observation multicrité-riées supposées rendre compte de la « complexité » des comporte­

ments. L'approche dynamique suggère que la complexité du sys­tème n'exclue pas la simplicité du comportement. Énumérer les variables essentielles des com­portements coordonnés à des fins pédagogiques est cependant une vaste tâche qui reste à réaliser de façon systématique.

L'identification des variables essentielles devrait permettre une meilleure analyse des comporte­ments. Les notions de répertoire spontané, de stabilité des modes de coordination, de perte de stabi­lité et de transitions, permettent en effet de jeter un autre regard

sur la motricité. Caractériser les états stables du répertoire, préala­blement à l'apprentissage, est non seulement très utile, mais surtout indispensable pour l'en­seignant. Cela permet d'objecti­ver les différences individuelles et de savoir ce qui, dans le réper­toire initial, est exploitable ou au contraire, ce qui freine l'appren­tissage. Cela permet aussi de savoir ce qu'il faut « décons­truire » pour élaborer la nouvelle coordination. Cette idée n'est pas nouvelle mais l'approche dyna­mique théorise cette démarche et propose des outils pour la mettre en œuvre [1, 5].

La notion de contrainte apparaît également comme essentielle. L'approche dynamique insiste sur le fait que la stabilisation ou la déstabilisation des modes de coordination dépend en premier

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lieu du régime de contraintes qui s 'appl ique au moment de leur réalisation. Ces contraintes peu­vent provenir des caractéristiques du sujet, de ses intentions, de ses motivations, de l'environnement, de son état énergétique, etc. Ainsi, le « réglage » par l'ensei­gnant du régime de contrainte détermine en grande partie l 'ap­parition ou au contraire l'impos­sibilité de produire tel ou tel type de coordination. Il convient donc d'abord de proposer des régimes de contraintes qui favorisent la p roduct ion de tel ou tel autre comportement. On pourra ensuite augmenter progressivement ces con t r a in t e s pour m o d u l e r le niveau de difficulté. On trouve ici un p ro longemen t des not ions d'aménagement du milieu et de manipulation de la difficulté de la t âche p r o p o s é e s par Famose (1990). L'approche dynamique fournit des pistes pour choisir les formes d 'aménagement utiles. Par exemple, la vitesse d'exécu­t ion, la fréquence gestuel le ou la force à p rodu i re , sont des contraintes déterminantes pour l'apparition des patrons de coordi­nation. L'apprentissage des modes de coord ina t ion en nata t ion illustre cette stratégie : certaines coordinations bras-bras ou bras-jambes ne sont pas possibles à des fréquences élevées et l'enseignant doit intégrer cela dans la définition des contraintes de la tâche ou dans

les épreuves d'évaluation qu ' i l propose. De même dans les lan­cers, le poids de l'engin, qui déter­mine la force à produire, influence aussi les modes de coordination poss ib l e s ; p lus la force est importante et moins le sujet est en mesure de « désynchroniser » les composants. Ainsi, la modulation des caractéristiques de l'engin au cours de l'apprentissage est sus­ceptible de faciliter l'acquisition de nouveaux patrons de coordina­tion. L'identification du rôle des différentes contraintes n'a pas de vertu magique dans la mesure où ces contraintes ne prescrivent pas le patron à réaliser. Simplement, elle permet de créer les condi­tions opt imales qui favorisent l'apprentissage.

L'approche dynamique met l'accent sur l'importance du répertoire initial du sujet au moment de l'apprentissage. Le contenu de ce répertoire permet de quantifier les différences indi­viduelles. En EPS, le processus de coopération-compétition qui s'établit entre le répertoire initial de l ' é l è v e et ce q u ' i l faut apprendre , t radui t le passage d ' u n e motr ic i té usuel le à une motricité sportive habile. Il est important pour l 'enseignant de repérer à quel moment l'élève est p lu tô t dans un p r o c e s s u s de coopérat ion et à quel moment l ' app ren t i s sage résu l te d ' u n e compétition avec ce que l 'élève

sait déjà faire. Cette démarche est a ssez di f férente de ce l le qui consiste à prescrire la « bonne » solution ; elle suppose préalable­ment d'identifier les modes de coord ina t ion préférent ie ls du répertoire de l'élève et de créer les conditions pour déstabiliser les modes de coordination déjà ex i s t an t s afin de fac i l i te r la recomposition des relations entre les différents composants.

Tout cela n'est pas possible sans donner des consignes et des informations à celui qui est en situation d'apprentissage. L'abondante littérature concer­nant l'effet des conditions d'ap­pren t i s sage (conna issance du résultat, utilisation de modèles, verbalisation, etc.) permet de fon­der l'intervention de l'enseignant et la construction des situations d ' a p p r e n t i s s a g e . J u s q u ' à une période récente, les travaux ont plutôt porté sur l 'adaptation de

mouvements « simples » existant déjà dans le répertoire des sujets que sur l'acquisition de nouvelles coordinations (cf. figure 3). Il semble pourtant que l 'effet de cer ta ines variables dépend d'abord de la nature de l'appren­tissage visé : apprentissage d'une nouvelle coordination ou paramé-trisation d'un geste déjà existant dans le répertoire des sujets. Par exemple, certains travaux suggè­rent que l ' inf luence de la fré­quence de la conna issance du résultat dépend de la nature du geste à apprendre : un feed-back fréquent est bénéfique pour l'ap­pren t i s sage d ' un mouvemen t d'une nouvelle coordination alors qu'il a des effets négatifs (effets de guidance) pour l'adaptation d'un mouvement simple du répertoire. En revanche, d'autres variables s emb l en t p rodu i r e des effets comparables pour les deux types d ' app ren t i s s age . C ' e s t le cas de la variabilité de la pratique. D ' a u t r e s e n f i n , c o m m e les consignes prescriptives données préalablement à la réalisation, semblent plus efficaces lors de

l ' app ren t i s sage des coordinations que des mouvement simples. Elles le sont d 'autant p lus si elles portent s u r les v a r i a b l e s e s sen t i e l l e s de la coordination.

Des variables étu­diées dans l'approche cognitive peuvent trouver leur place dans une approche

dynamique où les représentations et les m o d è l e s in t e rnes sont absents de la conceptualisation. On peut s 'en étonner. Il n ' y a cependant pas de contradiction si l'on considère que ces variables constituent des interfaces entre les contraintes de la tâche et l'in-t en t ionna l i t é du sujet qui le conduit à explorer certaines solu­tions plutôt que d'autres pour réa­l iser la t âche . En tout état de cause, cela n ' implique pas que ces variables servent à alimenter les modèles in ternes du sujet mais plutôt à élaborer des straté­gies d'exploration du système de contraintes. Par exemple, dans cette perspective, disposer d'un modèle permet de réduire l 'en­semble des possibles pour s 'ap­procher de la solution et non pas de construire une représentation de « la » solution. De ce point de vue, dans l'approche dynamique, on ne saurait considérer l'appre­nant autrement que comme un

LEXIQUE Couplage et auto-organisation Lauto-organisation est le processus par lequel un patron comportemental émerge dans un système seulement à partir des interactions locales qui se produisent entre ses nombreux com­posants ou sous-systèmes. De fait, le comportement émergeant est différent de la somme des comportements de chaque composant. Ce type de pro­cessus s'oppose à celui où l'apparition de l'ordre et de la structure suivent les prescriptions d'un plan préétabli par un programme. Il existe de nombreux exemples de ces processus d'auto-organisation dans les systèmes phy­siques et biologiques. Par exemple, dans un groupe de sujets ayant à accomplir une tâche collective, la synergie collective s'établit sans ordre pré-établi et fixé de l'extérieur (grâce à une discussion préalable ou au plan défini par le chef de groupe), simple­ment par la compréhension mutuelle implicite qui s'établit entre les membres du groupe. Chacun des membres influence l'autre et est influencé par les autres, c'est le cou­plage informationnel. L'ensemble est

également influencé par différentes contraintes, dont celles qui proviennent de l'environnement. Grâce au cou­plage, les acteurs se synchronisent et l'ordre « émerge » spontanément. On peut montrer que la nature et la force du couplage déterminent les patrons préférentiels propres (les struc­tures) au système [6]. Dans cette pers­pective, on considère que le système nerveux, le corps et l'environnement s'influencent mutuellement, faisant du sujet un système « neurobiologico-dynamique » dont le comportement évolue en permanence en fonction des contraintes qui s'appliquent sur lui.

Approche dynamique et cognition Il n'y a pas d'opposition entre la notion de cognition et l'approche dynamique des patrons de coordination. Simple­ment, on considère que la cognition est incluse dans les comportements émer­geants de sorte qu'il s'agit d'une « cognition en action » [7]. De même, l'évolution des représentations obéit aux mêmes principes dynamiques [8]. Les rôles de l'intention, de l'attention et de l'apprentissage peuvent être analy­sés dans une telle perspective.

Figure 3 A : prescrire (dans la pédagogie classique). B : créer les conditions de l'émer­gence des comportements.

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sujet acteur de ses apprentissages et cherchant à résoudre des pro­blèmes plutôt qu'à appliquer des solutions préformées dans son répertoire. La « mémorisation » qui résulte de l'apprentissage porte sur le processus d'émergence de la solution et non pas sur le rappel d'une solution préalablement stoc­kée dans les mémoires du système. Cette recherche de solution se nourrit forcément des feed-backs qui sont donnés au cours de l'ap­prentissage, à condition qu ' i l s portent sur des variables essen­tielles de la coordination, c'est-à-dire les relations spatio-tempo­relles sur lesquelles le sujet agit pour transformer le mode de coor­dination produit. On a pu montrer en effet que si tel n'est pas le cas, disposer de la connaissance du résultat ne produit aucun effet par rapport à un groupe qui apprend par découverte [4].

Conclusion

L'approche dynamique des coor­dinations motrices nous semble porteuse d'idées et d'applications nouvel les pour l ' ense ignan t d'EPS et l'entraîneur. Ses applica­tions potentielles restent à explo­rer systématiquement. D 'aut re

part, il faut rappeler qu'elle ne dit rien sur ce qui doit être enseigné en EPS, simplement, elle donne des indications précieuses lorsque les apprentissages portent sur les coordinations. Certains penseront qu'il s'agit d'un nouveau jargon ou d'un ensemble de métaphores qui ne font que rendre compte de faits déjà bien connus. Il nous semble pourtant que cette approche peut conduire à porter

un regard différent sur la motricité et l'apprentissage moteur. Notam­ment, elle conduit à considérer les compor tements adaptatifs qui résu l ten t de la coal i t ion des contraintes comme une cognition en action : l'action adaptative est la connaissance. On considère ici que la cognition, les représenta­tions et l'intelligence ne sont pas des entités séparées qui pilotent le système musculaire périphérique.

Elles résident dans la dynamique et la f lexibi l i té adapta t ive du comportement. En ce sens, l 'ap­proche dynamique est une autre façon de concevoir la motricité et l'apprentissage.

Jean-Jacques Temprado Professeur en STAPS,

Université de la Méditerranée, Faculté des Sciences du Sport,

Marseille (13).

Note 1) Nous nous limiterons ici à ce type de coord ina t ion mais on pourra i t montrer que des principes proches de ceux développés dans cet article s'ap­pliquent aux coordinations « multia-gents », c'est-à-dire aux coopérations et aux duels dans les tâches collec­tives.

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