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C'est ce besoin continuel et presque maniaque de contact, d'une impossible et apaisante étreinte, qui tire tous ces personnages comme un vertige, les incite à tout moment à essayer par n'importe quel moyen de se frayer un chemin jusqu'à autrui, de pénétrer en lui le plus loin possible, de lui faire perdre son inquiétante, son insupportable opacité, et les pousse à s'ouvrir à lui à leur tour, à lui révéler leurs plus secrets replis. Nathalie Sarraute; à propos de Dostoïevski L'art c'est du social. Dans le sens où il se partage, où il se propage. Dans nos conversations. Dans nos imaginaires. Il est l'un de ces liens charmants qui nous unit, dans la contemplation, par la confrontation. Parce qu'à vrai dire, ce qui est salement pensable, c'est que nous sommes tous bien isolés; nous vivons séparés; et c'est là la première surprise d'être né. L'humanité comme odyssée fragmentaire, comme archipel d'êtres solitaires; et l'art qui vient lécher nos côtes; une réunion dans la caresse. Insula, de Guillaume Lemarchal surgit, au fond de la galerie, pour révéler cette Idée primaire; celles nos existences éparses et morcelées. Ce diptyque photographique présente une île stérile et minuscule, comme lévitant sur une mer de brume, qui serait simplement divisée en deux, par son milieu. Premières impressions un peu inquiétantes; cette terre rocailleuse isolée dans un gris virginal ne semble tenir sur rien; rien sur quoi se reposer, aucun fondement rassurant; des racines ou leurs reflets filent dans le vide. Et puis la terre est triste; les pierres affleurent du sol pour ne trouver que des troncs rasés ou de la mauvaise herbe maigre et raréfiée: et des pelotes de barbelés. Car ce qui s'érige sur ce no man's land, au centre de ce losange désert, c'est une clôture; haute et effrayante, de celle qui protège les zones militaires, sauf qu'ici il n'y a rien à sauvegarder. Cette clôture absurde n'enceint que du vide, ne sépare que du rien; aucun danger, aucun trésor, aucune raison de se défendre. Autrement dit - on surinvestit peut être toujours trop les images - il n'y a rien derrière ce qui nous sépare. Et puis on s'approche et l'on commence à comprendre que les deux photos ne s'ajustent pas parfaitement; ce que l'on voyait comme une île infime coupée en son centre est en réalité un montage ingénieux des extrémités d'un îlot sans doute bien plus vaste. En rapprochant arbitrairement les bords, le photographe tente de recréer une unité nouvelle, mais les signes de divisions sont immanquablement là; deux photos

archipel - critique d'exposition

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Iles et Archipels, oui, voilà comment nous pourrions nous définir; mais si tout ne se touche pas, tout se tient; grâce à l'art.

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Page 1: archipel - critique d'exposition

C'est ce besoin continuel et presque maniaque de contact, d'une impossible et apaisante étreinte, qui tire tous ces personnages comme un vertige, les incite à tout moment à essayer par n'importe quel moyen de se frayer un chemin jusqu'à autrui, de pénétrer en lui le plus loin possible, de lui

faire perdre son inquiétante, son insupportable opacité, et les pousse à s'ouvrir à lui à leur tour, à lui révéler leurs plus secrets replis.

Nathalie Sarraute; à propos de Dostoïevski

L'art c'est du social. Dans le sens où il se partage, où il se propage. Dans nos conversations. Dans nos imaginaires. Il est l'un de ces liens charmants qui nous unit, dans la contemplation, par la confrontation. Parce qu'à vrai dire, ce qui est salement pensable, c'est que nous sommes tous bien isolés; nous vivons séparés; et c'est là la première surprise d'être né. L'humanité comme odyssée fragmentaire, comme archipel d'êtres solitaires; et l'art qui vient lécher nos côtes; une réunion dans la caresse.

Insula, de Guillaume Lemarchal surgit, au fond de la galerie, pour révéler cette Idée primaire; celles nos existences éparses et morcelées. Ce diptyque photographique présente une île stérile et minuscule, comme lévitant sur une mer de brume, qui serait simplement divisée en deux, par son milieu. Premières impressions un peu inquiétantes; cette terre rocailleuse isolée dans un gris virginal ne semble tenir sur rien; rien sur quoi se reposer, aucun fondement rassurant; des racines ou leurs reflets filent dans le vide. Et puis la terre est triste; les pierres affleurent du sol pour ne trouver que des troncs rasés ou de la mauvaise herbe maigre et raréfiée: et des pelotes de barbelés. Car ce qui s'érige sur ce no man's land, au centre de ce losange désert, c'est une clôture; haute et effrayante, de celle qui protège les zones militaires, sauf qu'ici il n'y a rien à sauvegarder. Cette clôture absurde n'enceint que du vide, ne sépare que du rien; aucun danger, aucun trésor, aucune raison de se défendre. Autrement dit - on surinvestit peut être toujours trop les images - il n'y a rien derrière ce qui nous sépare. Et puis on s'approche et l'on commence à comprendre que les deux photos ne s'ajustent pas parfaitement; ce que l'on voyait comme une île infime coupée en son centre est en réalité un montage ingénieux des extrémités d'un îlot sans doute bien plus vaste. En rapprochant arbitrairement les bords, le photographe tente de recréer une unité nouvelle, mais les signes de divisions sont immanquablement là; deux photos séparées qui ne fusionneront jamais, une terre isolée flottant sur du vide, une clôture inutile qui n'enferme rien. Peut être est-ce là la fonction de l'art, tenter de réunifier ce qui est irrémédiablement séparé.

Des icebergs, des glaçons arctiques, des femmes détachées, des quartiers maritimes, des géographies épurées, des visages singuliers, des arbres pour s'expurger, des souvenirs portuaires, des motifs militaires, des masques cryptés, des architectures abstraites et même des crevettes se retrouvent regroupés au sein de la galerie Michèle Chomette, pour l'exposition Iles et Archipels, qui juxtapose des œuvres intrigantes, des images hétérogènes qui réussissent à former un tissu diapré rapiécé et à nous faire envisager que malgré tout, tout s'assemble. Iles et Archipels, oui, voilà comment nous pourrions nous définir; mais si tout ne se touche pas, tout se tient; grâce à l'art.

_____________________________________Galerie Michèle Chomette, 24 rue Beaubourg; 75003

exposition Iles et Archipel 18 mai-13 juillet