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Colas Rist 200 mots à la minute : le débit oral des médias In: Communication et langages. N°119, 1er trimestre 1999. pp. 66-75. Résumé Alors que dans la vie courante chacun s'exprime avec un débit très personnel de la parole, différent de celui des autres, à la radio et à la télévision l'invité comme le présentateur se rapprochent d'une norme non écrite, mais contraignante, que dégagent les travaux de recherche. Comme si la présence du micro déterminait la vitesse d'élocution plus que le tempérament des individus. Les analyses quantitatives menées par Colas Rist à l'université d'Orléans montrent que la norme, dans toutes les émissions radiophoniques et télévisées, tend à se rapprocher de 200 mots à la minute. Ce débit est celui des présentateurs des journaux d'information sur France Inter et Europe 1 comme sur TF1 et France 2. Il n'y a que dans les reportages préenregistrés qu'il s'accélère jusqu'à atteindre 230 mots/minute : comme si, dans le format imposé qui dépasse rarement la minute, le reporter cherchait à en dire le plus possible. Parfois au détriment de la compréhension. Citer ce document / Cite this document : Rist Colas. 200 mots à la minute : le débit oral des médias. In: Communication et langages. N°119, 1er trimestre 1999. pp. 66- 75. doi : 10.3406/colan.1999.2909 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_1999_num_119_1_2909

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Colas Rist

200 mots à la minute : le débit oral des médiasIn: Communication et langages. N°119, 1er trimestre 1999. pp. 66-75.

RésuméAlors que dans la vie courante chacun s'exprime avec un débit très personnel de la parole, différent de celui des autres, à laradio et à la télévision l'invité comme le présentateur se rapprochent d'une norme non écrite, mais contraignante, que dégagentles travaux de recherche. Comme si la présence du micro déterminait la vitesse d'élocution plus que le tempérament desindividus. Les analyses quantitatives menées par Colas Rist à l'université d'Orléans montrent que la norme, dans toutes lesémissions radiophoniques et télévisées, tend à se rapprocher de 200 mots à la minute. Ce débit est celui des présentateurs desjournaux d'information sur France Inter et Europe 1 comme sur TF1 et France 2. Il n'y a que dans les reportages préenregistrésqu'il s'accélère jusqu'à atteindre 230 mots/minute : comme si, dans le format imposé qui dépasse rarement la minute, le reportercherchait à en dire le plus possible. Parfois au détriment de la compréhension.

Citer ce document / Cite this document :

Rist Colas. 200 mots à la minute : le débit oral des médias. In: Communication et langages. N°119, 1er trimestre 1999. pp. 66-75.

doi : 10.3406/colan.1999.2909

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/colan_0336-1500_1999_num_119_1_2909

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200 mots à la minute :

le débit oral des médias

Colas Rist

Alors que dans la vie courante chacun s'exprime avec un débit très personnel de la parole, différent de celui des autres, à la radio et à la télévision l'invité comme le présentateur se rapprochent d'une norme non écrite, mais contraignante, que dégagent les travaux de recherche. Comme si la présence du micro déterminait la vitesse d'élocution plus que le tempérament des individus. Les analyses quantitatives menées par Colas Rist à l'université d'Orléans montrent que la norme, dans toutes les

sions radiophoniques et télévisées, tend à se rapprocher de 200 mots à la minute. Ce débit est celui des présentateurs des journaux d'information sur France Inter et Europe 1 comme sur TF1 et France 2. Il n'y a que dans les reportages préenregistrés qu'il s'accélère jusqu'à atteindre 230 mots/minute : comme si, dans le format imposé qui dépasse rarement la minute, le reporter cherchait à en dire le plus possible. Parfois au détriment de la compréhension.

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Infiniment variées sont les allures de la parole courante. Tel glisse ses phrases furtivement, tel les aligne sèches comme des ordres, tel égrène avec componction et tel autre a besoin d'intercaler des hésitations... Mimétismes familiaux et reflets des tempéraments. Cette diversité doit se retrouver, pourrait-on supposer, dans ces grands libres-services de voix que sont la radio et la télévision. Il n'en est rien. Sans doute les médias audiovisuels offrent-ils une gamme d'allures orales différenciées. Mais très vite, à une écoute fixée sur le débit, des régularités apparaissent. Et celles-ci ne dépendent que peu des tempéraments individuels. À la radio et à la télé, le timide articule et devient audible, l'autoritaire ralentit, l'hésitant accélère. Les modalités qui s'écartent nettement de la norme du débit sont le fait d'anonymes interviewés brièvement en général dans le cadre d'un documentaire. La variable majeure de l'allure orale, c'est la situation de communication instaurée par la présence d'un micro. En somme, c'est le médium qui détermine la vitesse. Plus précisément, chacun des différents rituels sociaux qu'il met en scène comporte sa vitesse moyenne.

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Le présent article esquisse une typologie schématique des allures de la parole médiatique en fonction de quelques rôles : l'orateur institutionnel, l'interviewé expert, le journaliste. Parmi les constantes, certes fluctuantes mais significatives néanmoins, celles qui caractérisent le journal parlé méritent une attention particulière. Le débit oral des journalistes reflète, au même titre que le choix ou le traitement des sujets, la double et en partie contradictoire contrainte à laquelle sont soumis les médiateurs d'information : à la fois faire comprendre et captiver.

Le prêtre et le président de la République

Asseyons-nous... Préparons nos esprits à accueillir un verbe auguste... Nous commencerons ici par écouter les maîtres de la lente parole. Une lenteur due à l'insistance sur les voyelles, mais surtout aux pauses et au détaché articulatoire. Tel prêtre sur France Culture déroule son homélie pascale à 85 mots/minute : « // n'est jamais trop tard. Ruminons Ses paroles durant ces jours qui nous séparent de Pâques. Contemplons-Le aimant et pardonnant jusqu'à l'extrême... » 1 7 secondes pour ces 24 mots. Pour la solennité, le président de la République le cède peu à l'homme d'Église. S'adressant au peuple par l'intermédiaire de la télévision, J. Chirac officie à 100 mots/minute, et en présence directe de l'auditoire un peu plus vite : 120 mots/minute. Qui en appelle au respect doit se mouvoir avec dignité. La lenteur est constitutive de la grandiloquence. Elle campe la parole en majesté. Le débit est dans l'ordre du discours l'équivalent, mieux, l'image même du corps en déplacement.

les invités de France Culture

En nous promenant sur les ondes, nous reconnaissons soudain que nous sommes sur France Culture. C'est une voix plus sourde et qui se porte plus systématiquement vers l'avant du palais. Ou bien une parole qui court sans se soucier de donner aucune marque de tonicité physique. Ou encore un débit entrecoupé d'hésitations, compensées par des accélérations et par les accents d'insistance que dicte une volonté démonstrative. Le plus souvent cette parole tourne autour de 185 mots à la minute. Elle monte à 200, descend à 165, revient à 185. Allure élastique. Allure plutôt rapide aussi et qui suppose de l'aisance. Mais la cadence peut se situer bien en dessous de 185. La len-

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teur est-elle alors fatale à l'intérêt? L'auditeur va-t-il s'impatienter? Pas nécessairement, nous Talions voir.

La saccade et le suspens

Le débit ne se réduit pas à la vitesse de l'élocution : il a aussi sa ligne, continue ou irrégulière. Et dans ce dernier cas, deux possibilités : l'hésitation se traduit par un heurt, et c'est la saccade, cahot désagréable, ou s'amortit en douceur sur un fil qui se retend sans avoir été rompu, et c'est le suspens, qui ne malmène pas l'auditeur. Voici un philosophe invité par Alain Finkelkraut. Cheminant à 130 mots/minute, il égrène les tronçons de phrase par à-coups : « Oui... d'abord je remarque... enfin... que vous employez cette notion de. . . d'expérience esthétique. . . donc. . . oui. . . j'aimerais peut-être introduire ici dans la discussion l'idée que. . . l'art est langage... enfin ça c'est une... une idée que je reprends à... euh. . . à Wladimir Weidle enfin qui est un je crois un grand théoricien de l'art qui est injustement oublié actuellement. .. » En fait ce qui confère au débit un caractère poussif, ce n'est pas seulement le nombre des hésitations transcrites ci-dessus, c'est plus encore une variable que la transcription ne peut reproduire : le souffle, tenu en bride, ne se libère pas entre les hésitations. Le locuteur n'est pas tiré en avant par ce qu'il veut arriver à démontrer : entre les arrêts il n'avance pas d'une voix assurée, portée par une impulsion forte. Les morceaux débités ne s'enchaînent pas en douceur grâce à des inflexions vocales. C'est un sec bout à bout. Mais l'hésitation peut être maîtrisée, compensée, voire transformée en ressort d'intérêt. Voici un physicien qui raconte l'histoire de la radioactivité; ici encore l'allure est lente, 130 mots/minute,

S et les arrêts sont fréquents, mais les élans du souffle et de l'into- ^ nation propulsent le débit en avant : le locuteur marque un bref |8 suspens au pied des obstacles pour mieux sauter. « Enrico §> Fermi s'est mis en piste sur ce problème avec un physicien / § yougoslave / Paul Saric / et tous deux ont imaginé une méthode ? nouvelle pour étudier ces éléments transuraniens. / Et ils ont / § découvert encore une nouvelle radioactivité / et ils ne / surent à "§ quoi / à quel élément cette radioactivité pouvait appartenir. / § Alors grande surprise / cet élément... » On remarquera l'excel- | lent et pédagogique usage de la redondance qui fait rebondir le § discours. Mais ce qu'il importe surtout ici de noter, c'est que le

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travail de l'esprit, cherchant en mémoire et construisant ou reconstituant son discours de carrefour en carrefour, n'empêche pas la voix de rester ferme, animée et entraînante. Tout débit est étroitement lié à la vigueur et à la certitude de la voix. Et celle-ci compense son hésitation, lorsqu'elle marque des subordinations entre les segments, par des variations de volume qui aident à constituer des groupes de sens. Le locuteur souligne les unités sémantiques. Il les fait ressortir en les projetant d'une seule volée et en les séparant par des suspens. Ainsi chemine le discours des bons conteurs : au lieu de faire perdre le fil, les arrêts font attendre la suite.

Les experts

Qu'ils soient techniciens, économistes ou responsables politiques, ils viennent au journal parlé, au journal télévisé ou sur un plateau de débat faire entendre leurs voix autorisées. Lorsqu'ils sont interviewés seuls, ils parlent un peu moins vite qu'en débat. En moyenne autour de 175 mots/minute en monologue, entre 185 et 200 mots en dialogue compétitif, avec exceptionnellement des pointes au-delà de 200 en cas de réponse à une attaque directe. Le rythme de l'expert tranche toujours avec celui du journaliste présentateur, un peu plus rapide. La différence tient aux suspens : l'invité de temps à autre cherche ses mots, tandis que le présentateur, le plus souvent, lit. Si les hésitations font chuter la vitesse moyenne de l'invité, son allure générale n'en est pas moins très dynamique. Ce n'est pas du 175 régulier. Par son débit rapide, l'expert atteste sa compétence et son efficacité. Mieux : il montre qu'il se dépense pour le public qu'il sert et auquel il s'adresse, électeurs, usagers, consommateurs, parents inquiets, chômeurs en colère. Le style de l'expert a changé depuis trente ans. Il est plus vif, plus impliqué, plus proche de l'interlocuteur. La nouvelle proximité se traduit dans le vocabulaire qui mêle expressions familières et termes techniques (réalisant une osmose entre l'homme de la rue et le technocrate) mais aussi dans le ton sincère et préoccupé et singulièrement dans le débit; celui-ci, en recherche de vitesse, un peu haletant, évitant la distance que créerait une allure posée et réfléchie, est rythmé de piétinements actifs, de « heu », de «je dirais », de relances (« il faut à présent un, un relais de l'Etat... »).

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Le gérontocrate paternaliste qui discourt avec solennité à vécu. La parole est à un notable qui risque toujours de perdre sa place et doit la justifier sans relâche en prouvant son dynamisme. Corrélativement, au journaliste déférent de jadis, s'est substitué un « asticoteur » qui presse son interviewé et ose l'interrompre. Tous, élus, officiels, vedettes à la mode, sont menacés. Seul le président de la République est, provisoirement, assis dans la durée, au-dessus du temps.

RHÉTORIQUE DE LA VITESSE Une étude de la vitesse de la parole ne peut se limiter à considérer la vitesse d'élocution. Il y a aussi une vitesse syntaxique : des phrases courtes produisent une impression de vélocité. Au contraire, l'incise, la parenthèse, la subordonnée ralentissent. Il y a également une vitesse discursive. Poser d'emblée l'idée principale et fournir ensuite les arguments accélère le discours. On le retarde en revanche en différant à la conclusion l'énoncé de l'idée principale et en commençant par des attendus et des preuves. Retards, également, que la digression et le rejet anticipé d'objections. Même experts, les invités de la radio et de la télévision ne tiennent pas toujours compte de cette rhétorique de la vitesse, pourtant nécessaire aujourd'hui à qui veut témoigner de son efficacité. Je prendrai ici l'exemple d'un homme politique aussi chevronné que Michel Rocard. Débattant du chômage face à Nicolas Sarkozy, au cours d'une Marche du siècle en décembre 1996, il est convié par l'animateur, Jean-Marie Cavada, à exposer sa solution après une demi-heure de controverses préliminaires entre les deux invités. L'orateur abat enfin ses cartes et livre son idée forte :

£ « Que personne ne croie qu'une seule mesure pourrait ^ suffire, ça ce serait stupide, mais il en faut une plus |> grosse que les autres et elle consiste à pousser à une ^ réduction massive de la durée du travail. Et curieuse- 5 ment cette idée sur laquelle nous nous battons depuis 4 c ou 5 ans maintenant fermement, enfin est passée dans •■§ le mouvement syndical français qui a beaucoup hésité ■g avant de la retenir, cette idée est retenue par un parti de | la majorité à laquelle vous appartenez, Nicolas Sarkozy, | et qui a voté un peu contre le gré du gouvernement, il o faut dire les choses comme elles sont, la loi Robien il y

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a peu de temps. Cette loi ne joue pas pour toute l'économie il faut aller la chercher, elle ne fait pas une pénalisation à ceux qui maintiennent la durée à taux fort, ce n'est pas mon système mais au moins elle a crevé le tabou et elle montre que les accords qu'on passe ils créent de l'emploi. Alors moi je dis il faut un système généralisé à toute l'économie française et je suggère qu'on abaisse beaucoup le taux des cotisations sociales en dessous des 30 premières heures. .. ou de 32 enfin ça c'est... l'étude dira... plutôt en dessous de 30 heures... qu'on augmente beaucoup au-dessus, avec deux idées en tête : ne pas mettre la Sécurité sociale en déficit et les entreprises qui ne changeraient ni leur durée ni leur effectif continuent. . . »

Le débit verbal de l'orateur est vif (247 mots en 74 secondes, soit 200 mots/minute), mais quelle lenteur dans le discours! Entre l'annonce de sa stratégie de lutte contre le chômage (la diminution de la durée du travail) et l'énoncé du moyen, une énorme parenthèse s'intercale : « Et curieusement cette idée... » jusqu'à « ... il faut un système généralisé à toute l'économie française ». Une parenthèse lourdement lestée d'incises, de subordonnées et de relances anaphoriques. Et lorsqu'il énonce le moyen (la baisse du taux des cotisations sociales), l'orateur oublie ou néglige d'en mentionner l'effet sur son objectif de réduction du chômage (l'employeur embauchera pour compenser la réduction du temps de travail et payera l'embauche grâce à l'économie réalisée sur les cotisations sociales). Certes, Michel Rocard sous-entend cet effet. Mais c'est une double erreur. D'abord, rhétoriquement, il a intérêt à ressasser les mots clés du débat : chômage et embauche. Or il ne les prononce pas. En second lieu, tout sous-entendu est risqué : l'auditeur ne complétera pas nécessairement le maillon manquant. Surtout s'il est assailli de précisions secondaires débitées à 200 mots/minute. Cela est si vrai que Nicolas Sarkozy lui-même demandera un peu plus tard : « Dans quel texte est-il écrit que le patron qui baisse la durée du travail est obligé d'embaucher? » Ce qui permettra à Michel Rocard de mettre les rieurs de son côté : « Je n'ai jamais fait l'hypothèse que le patron était un imbécile. » Mais ses explications continuent d'être ralenties par des précautions oratoires. Il continuera d'utiliser le mode d'exposition déductif,

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qui rejette l'idée clé en fin de démonstration. Et son adversaire aura beau jeu de s'esclaffer, prenant le public à témoin : « Vous voyez comme c'est clair et comme c'est simple... Franchement c'est incompréhensible votre histoire... la preuve c'est qu'il vous faut un quart d'heure pour l'expliquer. » À quoi l'ancien Premier ministre répondra par une dérobade : « C'est vrai que c'est un peu compliqué. Mais quand vous allez chez votre garagiste, vous lui demandez de régler vos soupapes sans lui demander exactement comment il fait [...] Je demande à tous nos téléspectateurs d'accepter que l'économie soit compliquée... » À la télévision ou à la radio, malheur à celui qui veut démontrer progressivement au lieu de poser sa conclusion au début. Malheur à celui qui tente de débiter un discours bardé de sécurités (préambule, rappel historique, anticipation des objections, évocation d'alternatives) au lieu d'aller vite et de synthétiser. Malheur à celui qui ne va pas droit au but.

Les desservants des infos

Le journal parlé et le journal télévisé débitent les événements du monde en tranches calibrées de 3 à 60 minutes {débiter: étymo- logiquement, découper le bois en bittes, billots auxquels s'enroulent des câbles... ou le fil du discours médiatique). En modulant la vitesse de leur débit, les journalistes peuvent, il est vrai, serrer une quantité variable d'événements dans des gabarits temporels fixes. Mais seuls certains usent de cette liberté : tous ne se le permettent pas. Une division des rôles se laisse déceler entre les présentateurs et les reporters-rédacteurs. Les premiers sont les gardiens d'un débit étalon, immuable ou presque. Pour eux, la quantité de

S mots prononcés à la minute n'est pas plus élastique que le C temps du journal : avec une constance remarquable, ils tournent | autour de 200 mots par minute. Cette cadence se retrouve sur §> France Info, France Inter, RTL ou Europe 1 ; et les toutes jeunes js présentatrices d'une station locale comme Radio France i Orléans la respectent. À la télévision, Patrick Poivre d'Arvor sur | TF1 , Daniel Bilalian et Laurence Piquet sur Antenne 2 ne s'éloi- | gnent guère de ce seuil, auquel se tenait aussi naguère Bruno § Masure. | Les rédacteurs en revanche lisent plus vite que les présentateurs : o 21 0 à 220 mots à la minute. Il s'agit moins d'une liberté que d'une

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contrainte de vitesse. Le temps leur est compté : en 1 min 30 à la télévision et 50 s environ à la radio, ils serrent un maximum d'informations. Les attaques surtout peuvent être rapides, à 230 ou au-dessus; souvent, ensuite, on redescend vers 200-210. L'allure standard de 200 mots/minute a-t-elle un ancrage physiologique en nous? Correspond-elle à un temps naturel? La réponse n'est pas simple. D'un côté, en essayant de lire à 220 m/min, chacun sent qu'il force la cadence. Le rythme de 200 m/min en revanche est assez facile à tenir, mais si l'on veut accentuer certains mots, comme le font les journalistes, 180 m/min serait une allure plus confortable. L'auditeur suit d'ailleurs plus aisément à 170 m/min qu'à 200. Cependant, paradoxalement, à 170 m/min, il risque de décrocher plus vite. C'est qu'il n'écoute pas seulement les informations pour connaître : il veut aussi se sentir entraîné, emporté à une certaine allure. Vallegro moderato du 200 m/min pourrait bien être le bon compromis entre le désir d'information et le désir de vitesse.

Hors antenne Quoi qu'il en soit de l'ancrage physiologique des 200 m/min, c'est en tout cas un rythme conventionnel et non pas naturel : sa régularité le distingue radicalement de la conversation courante. Le débit de la parole familière est extrêmement variable. Une phrase telle que « Y a pas quelque chose à boire ici de l'eau un soda n'importe quoi j'ai soif soif soif » pourra être jetée à 400 ou égrenée à 100 mots par minute. Une vitesse paraîtra aussi naturelle que l'autre. L'une ou l'autre pourra provenir de la même bouche. Et tel qui parle soudain à 350 m/min descendra l'instant suivant à 140 pour une séquence entrecoupée de suspens sans que l'auditeur s'étonne ou même remarque ce changement d'allure. En situation interactive nous nous adaptons à des sautes de rythme considérables. Certaines émissions ne craignent pas ces soubresauts. Ainsi L'Oreille en coin sur France Inter. Mais le discours des infos doit se plier à une norme. Et cette norme est un allegro moderato qui se garde et de \' andante et du prestissimo. 200 mots à la minute : voilà la juste vitesse, le métronome despotique et incontesté que suit à son insu le présentateur.

Les fonceurs et les pédagogues

Certes, en pérégrinant sur les ondes, nous rencontrons des écarts à la norme.

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Sur NRJ, Skyrock ou Fun, les flashes sont débités souvent à 230 mots/minute. Tel speaker sur NRJ peut attaquer les titres à plus de 300 mots/minute. La vitesse fait jeune. Elle permet de se démarquer. Mais ces news branchées et brèves ne sont que des ersatz d'infos et ne prétendent pas rivaliser avec celles des stations généralistes. À l'inverse, certains journalistes s'appliquent à ralentir. Ils n'officient pas au journal parlé toutefois mais dans des rubriques didactiques. Telle présentatrice d'une émission scientifique sur la 5e chaîne descend à 130 mots/minute en détachant fortement les mots. La télévision facilite d'ailleurs le ralenti du discours car l'orateur peut régler son elocution sur un gestuel de manipulation d'objets ou de balayage d'un tableau. Mais à la radio aussi certains atteignent à une lenteur non dépourvue d'élégance, grâce au maniement habile des suspens. Tels les présentateurs de la rubrique Le Droit et vous sur France Info.

LA MUSIQUE DE L'INFORMATION Cependant, le débit lent reste l'exception sur les médias. Et peut-il en être autrement? Certes les informations sont médiocrement retenues par l'auditeur. Nous l'avons montré dans un précédent article, la perte moyenne pour la mémoire immédiate est déjà d'au moins 50 %. L'on pourrait souhaiter que, s'agissant d'expliquer un dispositif législatif ou une innovation technologique, le débit se modère, et que surtout il soit fait meilleur usage de la redondance1. Mais les médias répugnent à la lenteur. Leur pente est d'accélérer. Les titres sont lancés sur fond de batterie, roulement de tam- tam mimant le branle-bas universel et produisant un effet de vitesse. À la télé, les chiffres et les notions à retenir s'affichent

^ sur des encarts qui s'éclipsent souvent avant qu'on ait pu en ^ achever la lecture. À la radio, les brèves défilent sans qu'une ^ pause de la voix marque toujours leur séparation. On peut o> constater, en réécoutant des journaux parlés des années 60, g> que ce legato dans la diction des infos n'avait pas cours il y a 5 30 ans. J Les médias ne sont pas de simples miroirs du réel : ils en

■S miment eux-mêmes le tourbillon. Cette accélération de notre vie § et cette intensification du rythme mondial qu'ils se prétendent

I § 1. « La Télé est-elle bonne pédagogue? Les informations télévisées au microscope », O Communication et langages, n° 1 1 4, décembre 1 997.

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obligés de refléter, ils pourraient nous aider à prendre de la distance par rapport à elles ; ils contribuent tout au contraire à les entretenir. Plaidant pour une information authentique qui se garderait du simplisme et de la dramatisation, Pierre Bourdieu reproche au petit écran d'exercer une violence symbolique à travers la censure du temps, denrée rare à la télévision : le journaliste presse, coupe les voix autorisées auxquelles il donne la parole. Or, « dans l'urgence, dit P. Bourdieu, on ne peut pas penser, il y a un lien entre la pensée et le temps »2. Cependant, espérer que le débit moyen du journal parlé et du journal télévisé se ralentisse n'est peut-être que le vœu anachronique d'individus formés par le livre. Le désir de lenteur méconnaît en tout cas la double fonction constitutive des médias et singulièrement des médias audiovisuels : conjointement informer et protéger de l'ennui existentiel. L'auditeur « bien adapté » se contente aisément de ne retenir que des bribes. Dans le journal, il ne cherche pas seulement de l'information mais aussi la musique de l'information. Une musique faite de mots intenses tels que match, guerre, accident, élections, mise en examen. Les phrases nous bercent d'événements. Et les événements passent comme des phrases. À 200 mots par minute.

Colas Rist Université d'Orléans

2. Sur la télévision, Liber Éditions, 1997.