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Émile Turdeanu Apocryphes bogomiles et apocryphes pseudo-bogomiles (premier article) In: Revue de l'histoire des religions, tome 138 n°1, 1950. pp. 22-52. Citer ce document / Cite this document : Turdeanu Émile. Apocryphes bogomiles et apocryphes pseudo-bogomiles (premier article). In: Revue de l'histoire des religions, tome 138 n°1, 1950. pp. 22-52. doi : 10.3406/rhr.1950.5735 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1950_num_138_1_5735

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  • mile Turdeanu

    Apocryphes bogomiles et apocryphes pseudo-bogomiles(premier article)In: Revue de l'histoire des religions, tome 138 n1, 1950. pp. 22-52.

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    Turdeanu mile. Apocryphes bogomiles et apocryphes pseudo-bogomiles (premier article). In: Revue de l'histoire des religions,tome 138 n1, 1950. pp. 22-52.

    doi : 10.3406/rhr.1950.5735

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rhr_0035-1423_1950_num_138_1_5735

  • Apocryphes bogomiles

    et apocryphes pseudo-bogomiles

    Les historiens de la littrature slave du Moyen Age sont en gnral d'accord pour admettre que les Bogomiles ces hrtiques qui ont svi dans la Pninsule Balkanique entre le xe et le xive sicle ont jou un rle assez considrable dans la cration, la traduction et la diffusion des lgendes apocryphes. Ce point de vue, qui date du milieu du xixe sicle, a valu aux Bogomiles et leur rle littraire, dans presque toutes les histoires de la littrature bulgare, serbe, croate, russe et mme roumaine, et jusqu'aux manuels de classe, un chapitre plus ou moins dvelopp.

    Si le rle des Bogomiles dans la diffusion des apocryphes apparat assez probable, bien qu'aucun document ne nous autorise l'affirmer, la dtermination de l'tendue de leurs proccupations littraires pose un problme qui reste encore ouvert. Aprs avoir fait l'objet des recherches de Jagic et de Prohaska pour la littrature croate, de Pypin, Sokolov et Radenko pour la littrature russe et ukrainienne, de Mathieu Murko et de D. Cuhlev pour la littrature bulgare, de Hasdeu et de Gaster pour la littrature roumaine et je ne cite que les noms les plus connus , ce problme a trouv sa premire tude d'ensemble dans l'ouvrage de Jordan Ivanov intitul Livres et lgendes bogomiles, paru Sofia en 1925.

    Cette monographie prsente un double intrt : d'une part, elle nous offre dans un mme recueil tous les textes que Jordan Ivanov considre comme tant de provenance bogo- mile ; d'autre part, les introductions historiques ainsi que les commentaires qui accompagnent les textes constituent l'tude

  • APOCRYPHES BOGOMILES ET PSEUDO-BOGOMILES 23

    la plus complte dont nous disposions aujourd'hui sur la littrature bogomile.

    Cependant, malgr sa grande utilit, la monographie de Jordan Ivanov n'est pas exempte de certains dfauts : outre les nombreuses ngligences de transcription et d'impression qu'on relve dans l'dition des textes, et sans faire tat des inadvertances, parfois assez graves, qu'on trouve dans les pages consacres l'histoire de ces textes, l'accueil favorable que le professeur de Sofia a rserv dans son livre un trop grand nombre d'apocryphes ne nous semble gure justifi. Ces divergences de vue d'avec la thse dfendue par Jordan Ivanov, thse qui est aussi celle d'une tradition dj sculaire dans l'historiographie slave, nous ont incit entreprendre un nouvel examen de la littrature bogomile.

    Mais notre tude prtend aussi combler une place que les dernires recherches sur la doctrine bogomile et sur son dveloppement ont laisse libre. En effet, les mdivistes ont t agrablement surpris du renouveau dont ont joui, ces dernires annes, les recherches sur l'ensemble des problmes que pose la prsence des Bogomiles, durant plusieurs sicles, dans la vie sociale et spirituelle des Balkans. Le livre que MM. Henri-Charles Puech et Andr Vaillant ont consacr au Trait contre les Bogomiles de Cosmas le Prtre (1945) nous apporte la mise au point de la source la plus importante pour l'tude de la secte, ainsi qu'une exgse aussi prcise que complte de la doctrine des Bogomiles et de ses rapports avec les doctrines dualistes qui l'ont prcde et qui lui ont succd. Aussi ce livre pose-t-il, pour la premire fois, une base solide aux recherches bogomiles. Parues peu de temps aprs cette tude de synthse, et sans avoir pu tirer profit de ses ressources, deux monographies anglaises viennent prciser l'aspect historique du problme. L'une, due M. Steven Runciman (1947), prend charge d'intgrer le mouvement bogomile dans la longue chane des croyances dualistes du Moyen Age, l'autre, crite par M. Obolensky (1948), retrace une histoire toffe de la secte, depuis ses origines jusqu' ses

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    derniers chos. Les deux ouvrages, d'un intrt indniable, restent, pour ce qui concerne le rle littraire des Bogomiles, tributaires des recherches de Jordan Ivanov.

    Le problme de savoir quelle a t l'activit littraire des Bogomiles ne proccupe pas non plus un jeune historien bulgare comme D. Angelov, qui, dans une monographie qu'il fit paratre Sofia, en 1947, brosse un tableau complet de la fortune du bogomilisme, depuis ses origines jusqu'au xixe sicle.

    Un nouvel examen de la littrature bogomile devenant ainsi plus opportun que jamais, c'est avec reconnaissance que j'ai accueilli la proposition de M. Henri-Charles Puech de l'entreprendre pour la Revue de VHisloire des Religions. Au cours de cet expos j'aurai plus d'une fois l'occasion d'indiquer ce que je dois l'intrt que M. Andr Vaillant a galement port mes recherches. Qu'il me soit permis d'accomplir ici un agrable devoir en remerciant les deux matres du concours prcieux qu'ils ont bien voulu m'accorder.

    Notre premire intention avait t de porter cette enqute sur tous les apocryphes incorpors dans le recueil de Jordan Ivanov. Le souci d'une meilleure conomie de cette tude nous a oblig de procder autrement. Ainsi, d'une part, nous n'avons retenu du recueil en question que les apocryphes qui prtent effectivement controverse et ceux qui appartiennent indubitablement aux Bogomiles, laissant de ct nombre de textes secondaires qu'aucune indication ne permet de rattacher la secte. D'autre part, nous avons largi le cadre du problme en nous attaquant aux principes mmes qui ont autoris, tort ou raison, l'attribution de tel ou tel texte la secte bulgare. Nous prsentons donc, en premier lieu, afin d'en dterminer la porte, un document qui n'a t que trop invoqu dans les recherches bogomiles : V Index des livres interdits. Nous considrerons ensuite, en raison du rle primordial qu'il joue dans la doctrine et dans la littrature bogomiles, le mythe de Satanal, le rival de Dieu et son mule

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    dans la cration du monde. Et ce ne sera qu'aprs avoir clairci ces deux points de principe que nous procderons l'analyse des textes en question.

    Parmi les textes que nous avions examiner ici, il manque seulement l'apocryphe intitul la Mer de Tibriade : c'est parce que nous lui rservons une tude part, qui dgagera ses nombreux thmes et tablira leurs origines htroclites.

    I. L'index des livres interdits

    La source principale laquelle les premiers chercheurs qui se sont occups de la littrature bogomile ont puis leurs informations a t l'Index des livres interdits.

    La rdaction slave la plus ancienne de ce rpertoire de textes condamns par l'glise date du xive sicle et a t dcouverte par Pypin, en 1862, la fin d'un Nomocanon manuscrit1. C'est une copie russe, tire vraisemblablement d'un modle bulgare. L'original n'en a pas t retrouv, pas plus que d'autres copies de provenance bulgare ou serbe. Ainsi le texte dit par Pypin reste, de nos jours encore, le rpertoire le plus vnrable concernant la littrature apocryphe des Slaves, et c'est ce titre qu'il a t republi par Jordan Ivanov2.

    L'index cite parmi les ouvrages rpudis un' certain nombre d'crits qu'il met au compte du pope bulgare Jrmie. Voici le passage qui nous intresse : La maladie naturelle qu'on appelle les fivres selon les inventions du pope bulgare Jrmie, car il dit, le malheureux, ceci : que le saint pre Sisinios se tient sur la montagne de Sina, et il nomme aussi l'ange Sihal, ce qui est pour abuser de nombreuses gens, et les sept fivres [il les nomme] les filles d'Hrode, racontant de mchantes choses, car ni les vanglistes ni personne parmi les saints n'en ont nomm sept, mais une seule, celle, qui a demand qu'on coupe la tte du Prcurseur ; il est manifeste

    i 1) A. Pypin, Izsldovanija dlja obujasnenija o lonyh knigah, dans la Letopis*

    zanjalij arheografieskoi kommissii, fasc. I, St.-P., 1862, pp. 26-27. 2) Jordan Ivanov, Bogomilski knigi i legendi, Sofia, 1925, pp. 52-53.

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    son sujet qu'elle tait la fille de Philippe et non pas d'Hrode. Le grand patriarche de Constantinople Sisinios, dans ses discours lui, disait ceci : ne me considrez pas comme tant ce faux Sisinios, au sujet duquel1 avait crit le pope Jrmie pour abuser les simples d'esprit . Sur l'arbre de la Croix, rvlation (izvtenie) de la Sainte Trinit, et sur notre Seigneur Jsus-Christ comment il a t institu prtre, c'est le mme Jrmie qui a invent mensongrement ces choses-l.

    L'index parle donc d'un pope Jrmie, d'origine bulgare, auteur ou colporteur de lgendes impies, et qui semble avoir vcu avant le patriarche Sisinios ou, au plus tard, son poque. Comme, d'autre part, le patriarche en question ne peut tre que Sisinios II, attest sur le trne cumnique entre avril 996 et aot 9982, on a fix le cadre de la vie de Jrmie au xe sicle.

    C'est l'poque o svit en Bulgarie l'hrsie des Bogomiles. Fonde par un membre du bas clerg, dont la seule chose que

    1 ) La forme jejuie napisa Ijeremija pop n'autorise pas la traduction au sujet duquel a crit le pope Jrmie . Il se peut que nous ayons l, comme le pense M. Andr Vaillant, l'altration d'un texte qui suivait aprs la citation de Sisinios. Aussi l'indication qu'on a tire de ce passage sur l'antriorit de Jrmie par rapport Sisinios n'est-elle pas du tout sre. Notons aussi que la phrase attribue Sisinios ne se retrouve pas dans ses uvres connues (cf. la note suivante). L'existence de Jrmie est pourtant confirme par une lettre du moine Athanase de Jrusalem, du xine sicle (publie par A. Pypin, Lonyja i otreennyja knigi russkoj stariny, dans les Pamjalniki starinnof russkof literatury, fasc. III, St-P., 1862, pp. 84-85), ainsi que par le recueil d'apocryphes qui nous est parvenu sous son nom, et dont les redactions les plus connues sont celles publies par V. Jagi, Novi prilozi za literaturu bibli jskih apokrifa, 3. Apokrifi bogomila popa Jeremije, dans les Starine, V (1873), pp. 79-95, et par M. Sokolov, Materily i zamtki po starinnoj slav jansko j literature, dans les Izvstija isloriko-filologieskago inslilula knjazja Bezborodko v Nin, t. XI (1887-1889), M., 1889, pp. 84-107 (texte) et 109-211 (tude).

    2) On connat de lui une Ai^y7)*"? xal ; too ^0^ Mi^a^X, publie dans les Ada Sanctorum Septembris, VIII, Anvers, 1762, pp. 41-47; cf. aussi Leo Allatius, De Symeonum scriptis diatriba, Paris, 1664, p. 96, republie dans Migne, Patrologia graeca, t. 114, Paris, 1864, col. 91. Deux livres indits de l'Apocalypse de Michel ont t publis par Max Bonnet, Narratio de miraculo a Michaele archangelo Chonis Patrato adjecto Symeonis Metaphrastae, dans les Analecta Bollandiana, t. VIII (1889), pp. 289-316, et traduction latine, pp.317-328. L'diteur pense que Sisinios et Simon Mtaphraste ont eu sous la main un ouvrage plus ancien qu'ils ont utilis indpendamment. Cf. aussi Karl Krumbacher, Geschichte der byzantinischen Literatur, 2e d., Munich, 1897, p. 170, et Wilhelm Lueken, Michael. Ein Darstellung und Vergleichung der jiidischen und der mor- genlandisch-christlichen Tradition vom Erzengel Michael, Gttingen, 1898, p. 73,' note.

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    nous sachions est qu'il se faisait appeler Bogomil que Dieu prend en piti ou qui supplie Dieu * et qu'il professa sa doctrine sous le tsar Pierre (927-969), l'hrsie s'attira, ds 972, un vif rquisitoire de la part de Cosmas, un prtre cultiv et pris de vrit2. Cosmas attaque Bogomil et rpudie son enseignement ; mais, dans tout son long Trait, il ne trouve opportun de nommer aucun disciple de l'hrsiarque. Cette lacune, aussi insignifiante qu'elle paraisse au premier abord, nous a valu sur la personnalit de Jrmie une longue discussion qui, commence au xve sicle et ranime avec un intrt tout particulier au xixe sicle, se prolonge mme dans les recherches les plus rcentes consacres aux Bogomiles. Dans cette discussion, les noms de Bogomil et de Jrmie, ainsi que les quelques propos que Cosmas avait crits au sujet du premier, se mlent de la faon la plus inattendue.

    Le premier crivain religieux qui porte la responsabilit d'avoir mis en relation Bogomil et Jrmie est le mtropolite russe Zossime (1490-1494). Le passage de l'Index des livres interdits que nous avons cit plus haut prend, dans sa version3, la forme suivante : La maladie naturelle qui s'appelle les fivres [et le rcit] sur Sisinios et Sihal, toutes ces choses- l les a inventes le pope Jrmie, le fils [spirituel] de Bogomil

    1) C'est l'interprtation que propose M. Andr Vaillant, dans la Revue des tudes slaves, XXI (1944), p. 64, et dans son livre publi en collaboration avec M. Henri-Charles Puech, p. 27.

    2) Voir, pour les ditions primes du texte, une note bibliographique dans B. Angelov et M. Genov, Siara blgarska literatura (IX-XVIII v.), v primri, prvodi i bibliografija, Sofia, 1922, p. 376, o l'on publie galement un long fragment du Traite (pp. 376-395). La dernire dition est celle de M. G. Popruenko, Kozma prezviter, bolgarskij pisatel' X veka, Sofia, d. de l'Acadmie bulgare, 1936. Une version du Trait en bulgare moderne a t donne par V. SI. Kiselkov, Beseda protiv Bogomilit ol presviter Kozma, Sofia, 1934. La traduction franaise de M. Andr Vaillant est faite sur un texte tabli et interprt en vue d'une dition critique, et a paru dans Henri-Charles Puech et Andr Vaillant, Le Trait contre les Bogomiles de Cosmas le Prtre. Tradulion et lude, Travaux publis par l'Institut d'tudes slaves, XXI, Paris, 1945.

    3) Publie sous le titre de Spisok otreennyh knig izdannyj milropolitomu Zosimoju, dans la Russkaja islorieskaja bibliotka, t. VI : Pamjatniki drevne- russkago kanonieskago prav, as pervaja, 2e d., St-P., 1908, col. 790-796. La premire dition de ce recueil date de 1880. Pypin signale une bonne douzaine d,' index du mme type que celui de Pogodin, ayant circul en Russie : op. cil., dans la Letopis' zanjalij arheografieskoj kommissii, I (1862), pp. 33-34.

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    et son disciple, mais [en vrit] ce qui est dit au sujet de l'arbre de la Sainte Croix ne plat pas Dieu.

    Le passage appelle quelques explications. Dans l'ensemble, il suit une rdaction du type du manuscrit de Pogodin, qu'il condense l'excs ; ainsi, pour que l'allusion Sisinios et Sihal devienne intelligible, il faut la mettre en rapport avec l'histoire de la fivre telle qu'elle est rsume dans la version de base. L'assertion que Jrmie a t fils et disciple de Bogomil est assurment une interpolation. Elle a d natre dans l'esprit d'un lettr qui savait, d'une part, grce au trait de Cosmas, que Bogomil a vcu sous le tsar Pierre (927-969), et qui avait appris, d'autre part, dans YIndex des livres interdits, que Jrmie a t antrieur au patriarche Sisinios II (996-998), ou tout au plus son contemporain. Orr que fait Zossime ? Il remanie V Index tout en y glissant une expression qu'il emprunte Cosmas : citant le nom de Bogomil il s'empresse de rpter la boutade du polmiste bulgare : pe e ne mil mais en vrit ne plat pas Dieu . Cette indication est d'une grande importance. Car elle nous permet de saisir le moment o, recoupant les informations de Index avec celles de Cosmas, un lettr russe, et vraisemblablement Zossime lui-mme, a mis pour la premire fois en relation les deux popes bulgares condamns pour leur activit subversive et a cr ainsi la tradition de l'appartenance bogomile de Jrmie. Sans le savoir, Zossime forgeait une hypothse qui, repche quelques sicles plus tard et hausse au rang d'un document vnrable, allait devenir la source capitale d'un des chapitres les plus fournis de la littrature slave du Moyen Age.

    Telle tant l'origine de la tradition concernant l'appartenance bogomile de Jrmie, il n'est pas tonnant de constater que dans les sources bulgares mmes elle n'est gure mentionne. Le Synodique du tsar Boril1, qui numre une bonne

    1) Voir la bibliographie concernant ce rpertoire dans Emile Turdeanu, La littrature bulgare du XIVe sicle et sa diffusion dans les pays roumains, Travaux publis par l'Institut d'tudes slaves, XXII, Paris, 1947, p. 141, n. 1. La partie

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    douzaine d'adeptes de l'hrsiarque bulgare, ne la connat point, pas plus que Y Index de Pogodin. Par contre, cette version a fait sa petite carrire dans le domaine russe. Nous reconnaissons sa trace, par exemple, dans un Index du xvne sicle ayant appartenu au monastre de Solovki, qui rpte la mme assertion au sujet de Jrmie : le pope Jrmie, disciple de Bogomil w1. Nanmoins, la bonne tradition a survcu mme dans les textes russes. Ainsi, dans une liste abrge des ouvrages interdits, copie au xvie sicle dans un manuscrit qui se trouvait jadis la Bibliothque Synodale de Moscou, on fait cette distinction : ont cr des livres hrtiques dans le pays bulgare : le pope Jrmie et le pope Bogomil et Sidor Frzin 2. Le nom du pope Jrmie vient de VIndex des livres interdits, celui de Bogomil vraisemblablement de Cosmas, par une tradition dj longue et certainement amplifie puisqu'il y est promu au rang d'auteur, tandis que celui de Sidore semble avoir t pch dans le Taktikon de Nicon3.

    C'taient l les deux traditions qu'on pouvait lire dans les textes anciens lorsque P. J. afak, en 18534, et Y. Jagi, en 18675, ont forg leur hypothse sur l'identit de Bogomil et de Jrmie. Puisque le tmoignage du patriarche Sisinios nous permet de fixer la vie de Jrmie au xe sicle, n'y a-t-il pas lieu d'admettre se demandent afak et Jagi que Jrmie ne fait qu'un seul et mme personnage avec Bogomil, dont parle Cosmas ? Pour tayer cette hypothse, Jagic formule une supposition gratuite et invoque un document

    ayant trait aux Bogomiles a t reproduite, en traduction franaise, par Andr Vaillant, dans Le Trait contre les Bogomiles, pp. 344-346.

    1) Opisanie rukopise j Soloveckago monaslyrja hranjatihsja v bilbiolek Kazan' '- skoj Duhovnoj Akademij, I, p. 403.

    2) A. Gorskij et K. Nevostruev, Opisanie slavjanskih rukopisej Moskovskof SinodaVnoj Biblioleki, II, 3, M., 1862, p. 641.

    3) Une rdaction russe du Taktikon, date de 1397, dit en parlant des apocryphes de l'Ancien et du Nouveau Testament : Sija Novago i Vethym uilajet se oi Sidora. Voir le texte complet dans A. Pypin, Izsldovanija o lonyh knigah, dans la Letopis'1 zanjaiij jarheografieskoj kommissii, I (1862), pp. 20-25.

    4) Pavel Josef afak, Pamtky hlaholskho psemnictv, Prague, 1853, p. lx. 5) V. Jagi, Historija knjievnosii nroda Hrvalskoga i Srbskoga, I, Zagreb,

    1867, pp. 78-93, et surtout p. 83.

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    qu'il interprte trop librement. Il suppose que Bogomil, nom d'emprunt, dsigne en ralit la personne de Jrmie (tandis que ce nom pouvait dsigner tout aussi bien n'importe quel autre personnage), et prtend que la nature bogomile des ouvrages de Jrmie aurait t reconnue aussi par le moine Athanase de Jrusalem, lorsque, en ralit, ce tmoin du xine sicle, qui reproche son ami Panko de se laisser abuser par les lucubrations mensongres (basni lozivyja) de Jrmie, ne fait nullement allusion la doctrine des Bogo- miles1. On voit par cette pnurie d'arguments que l'hypothse de afak et de Jagic n'tait qu'une construction de fortune, suggre par le mme rapprochement chronologique qui a fait dire au mtropolite Zossime que Jrmie aurait t le disciple de Bogomil.

    La grande autorit de afak et le prestige croissant de Jagic n'ont pas laiss de donner un poids immrit l'hypothse de l'identit de Jrmie avec Bogomil. Du coup, tous les ouvrages signals dans Y Index sous le nom de Jrmie ont t ports au patrimoine des Bogomiles ; et quand, en 1868, Jagic dcouvrit dans un manuscrit croate dat de 1468 et copi en glagolite un ensemble de textes presque identiques ceux que l'Index attribuait Jrmie2, personne ne douta qu'on se trouvait en prsence de bons et authentiques produits bogomiles. L'enthousiasme de la dcouverte, rehauss d'un peu de romantisme, invitable l'poque, et d'un certain orgueil de race, explicable lui aussi par le rveil des peuples slaves et par l'essor des recherches sur leur histoire nationale, a gagn rapidement les rudits, runissant en faveur de l'hypothse de afak et de Jagic une belle unanimit : le Croate Fr. Raki (1869)3, les Russes A. N. Vesselovskij

    1) A ie to poel esi slovo Eremja prozvitera, eie o dev (e)sfnm i o izbtenie s(v)tyja Troica, ot negoie nvyk zavcei, to basni l(o)ivyja el esi. A. Pypin, Lonyja i otreenyja knigi russkoj stariny, dans les Pamjatniki siarinnoj russkoj literatury, fasc. III, St-P., 1862, pp. 84-85.

    2) V. Jagi, Prilozi historiji knjiievnosli nroda Hrvtskoga i Srbskoga. Rimpression de VArhiv za povjestnicu jugoslavensku, Zagreb, 1868, pp. 28-39.

    3) Franjo Raki, Bogomili i Patareni, dans le Rad Jugoslovenske Akademije znanosti i umjelnosli, VII, Zagreb. 1869, pp. 84-179, et surtout p. 95.

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    (1872)1, E. Golubinskij (1871 et 1881)2, A. I. Pypin (1879)3, le Polonais Spassowicz (1881)4, le Tchque C. Jireek (1876)5 et les Roumains B. P. Hasdeu (1879)6 et M. Gaster (1883 et 1887)7 n'ont pas hsit apporter leur suffrage la thorie des matres des tudes slaves. La littrature bogomile s'est vue ainsi doter d'une foule de textes dont le nombre variait selon chaque chercheur, et que chacun esprait enrichir encore de nouvelles dcouvertes.

    Tel tait l'tat de la question en 1889, lorsque M. Sokolov ft paratre une tude salutaire sur la littrature bogomile8. Se livrant une analyse minutieuse des textes attribus au pope Jrmie, l'rudit russe a eu beau jeu pour prouver qu'aucun de ces textes ne contenait des enseignements bogomiles. Bien au contraire, la Lgende de Sisinios ainsi que la Lgende de la Sainte Croix et les nombreux pisodes qui y sont enchans : Comment Jsus a t institu prtre, Comment le Christ a labour la terre avec la charrue, Comment l'empereur (!) Probus a appel Jsus son camarade, sont l'expression d'une pit chrtienne qui n'a de reprochable que son engoment pour les rcits miraculeux. Ces rcits exaltent le symbole de la Croix et attribuent une origine presque sacre l'arbre dont elle a t confectionne ; ils respectent l'Ancien Testament et la loi de Mose, adorent la Vierge et la reconnaissent comme tant de la race de David, croient aux miracles et aux images,

    1) A. Veselovskij, Slavjanskifa skazanija o Solomon i Kitovras i zapadnyfa legendy o MoroVf i Merilin, St-P., 1872, pp. 144, 154.

    2) E. Golubinskij, Kratkij oerk istorii pravoslavnyh cerkvej Bolgarskoj, Serb- skoj i Rumynskoj ili Moldovalaskoj, M., 1871, p. 156; Islorija russkoj cerkvi, t. I, 2, M., 1881, p. 687.

    3) A. I. Pypin , Islorija slavjanskih literatur, 2e d., I, St-P., 1879, p. 65. 4) Pypine et Spasovic, Histoire des littratures slaves, trad. Ernest Denis,

    Paris, 1881, pp. 90-122, et particulirement p. 92. 5) Constantin Jos. Jireek, Geschichte der Bulgaren, Prague, 1876, p. 175. 6) B. Petriceicu-Hasdeu, Cuvente den Btrni, t. II : Crfile populare aie

    Romnilor in secolul XVI in legtur eu literatura poporan cea nescris, Bucarest, 1879, pp. 254-257, et surtout pp. 258-259.

    7) M. Gaster, Literatura popular romn, Bue, 1883, pp. 255-257 ; Ilchesler lectures on greeko-slavonic Literature and its relation to the folk-lore of Europe during the middle ages, London, 1887, pp. 17-74 et 79-82.

    8) M. Sokolov, Materily i zamtki po slarinnoj slavjanskoj literature, dans les Izvstija istoriko-fllologieskago instituta knjazja Bezborodko v Nin,t. XI (1887- 1889), M., 1889, pp. 1-211.

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    vnrent l'institution du sacerdoce et, en racontant comment Jsus a aid Probus percevoir les impts, vont mme jusqu' recommander la soumission aux autorits sculaires. Autant de traits qui sont opposs la doctrine du pope Bogomil et qui infirment l'hypothse de leur contact avec la secte.

    . La critique premptoire de Sokolov aurait d faire viter aux chercheurs la confusion entre les deux popes bulgares, presque contemporains, et les mettre en garde contre l'erreur de chercher dans V Index des livres interdits des indications sur les textes bogomiles. Mais, par une raction assez surprenante, ces conclusions n'ont t observes que partiellement. Une sorte de rsistance inexplicable se laisse constater chez la plupart des historiens slaves qui, au lieu d'accepter les conclusions de Sokolov dans toute leur vidence, essaient de les accommoder pour le mieux la thse bogomile. Ne pouvant plus considrer Jrmie comme formant une seule et mme personne avec Bogomil, ils en font volontiers un disciple, voire mme un aptre, et continuent prsenter son uvre comme le fruit de l'activit littraire de la secte.

    Si les critiques de Sokolov imposent une prudence avise Nachtigall (1901)1 et si elles sort acceptes par M. Murko (1908)2 et, partiellement, par K. Radenko3, elles n'embarrassent gure l'historien bulgare D. Cuhlev. Dans sa volumi-

    1) Rajko Nachtigall, Beseda treh svjatitelej, dans V Archiv fur slavische Philologie, XXIII (1901), p. 11.

    2) M. Murko, Geschichte der lteren sildslavischen Litteraturen, Leipzig, 1908, pp. 88-90.

    3) K. Th. Radenko, Zamanija otnositeVno otdnyh mst knigi Ioanna Bogoslova po spisku izdannomu Dllingerom, dans les laVi po slavjanovdniju, I, d. Lamanskij, St-P., 1904, pp. 64-71. D'un grand intrt pour l'tude des survivances bogomiles dans le folklore russe est l'article posthume de Radenko intitul Etjudy po bogomiVslvu. Narodnyja kosmogonieskija legendy Slavjan v ih otnoenii bogomiVslvu, dans les Izvsiija old. russk. jaz. i slov., t. XV, 4, St-P., 1910, pp. 73-131. Deux articles de Radenko, parus dans des publications inaccessibles Paris, me sont connus seulement par des rfrences : Etjudy po bogomiVslvu, dans VIzbornik Kievskij posvjaennyj T. D. Florinskomu, Kiev, 1904, pp. 29-38, et Etjudy o bogomiVstv. Vidnie proroka Isaii v perekazah Katarov- Bogomilov, dans les Kiev. Univ. Izv., 1908, mars.

  • APOCRYPHES BOGOMILES ET PSEUDO-BOGOMILES 33

    neuse Histoire de V glise bulgare (1910)1, D. Cuhlev, se laissant entraner par l'Index du mtropolite Zossime et par les rdactions russes qui lui sont tributaires, fait lui aussi de Jrmie un adepte de la secte et met au compte de sa propagande hrtique la plupart des textes qui lui sont imputs dans V Index de Pogodin. Il n'en exclut que la Lgende de la Sainte Croix, dont le caractre orthodoxe est trop frappant, et qu'il considre, d'accord avec Radenko, comme ayant t compose (saslaveno) par Jrmie avant sa conversion au bogomilisme, c'est--dire un moment o, dans sa simplicit, il (Jrmie) tenait les crits apocryphes comme tout aussi sacrs et ayant mme autorit que les livres de la Sainte criture 2. Curieuse explication, qui attribue Jrmie un ouvrage dont le moins que l'on puisse dire est qu'il ne lui appartenait pas, et qui suppose chez ce pope la navet d'estimer son uvre tout aussi respectable que la Sainte criture. Pouss par l'ide gnreuse qu'il se faisait de la cration littraire des Bogomiles, Cuhlev a fait entrer dans le patrimoine de la secte non seulement les textes pour lesquels il invoquait l'autorit de l'Index, mais aussi une quinzaine d'autres ouvrages que les Bogomiles auraient traduits, compils ou remanis ; parmi ceux-ci se trouvent les Questions et Rponses, la Conversation des trois prlats, la Mer de Tibriade, le Dbat de Jsus et du Diable, le DU sur les Sibylles, etc.

    Au lieu d'tre ramene des limites rigoureusement contrlables, la littrature bogomile continuait ainsi dferler sur le domaine des apocryphes. Que lui fallait-il de plus pour s'annexer compltement ce domaine ? Un peu de hte, comme on le voit chez D. Miev (1919)3, qui reprend l'identit Bogomil-Jrmie et charge sa liste de textes comme le Roman d'Alexandre le Grand et Barlaam et Josaphat, et surtout une totale absence d'esprit critique, comme on le constate chez

    1) D. Cuhlev, Morija na blgarskata crkva, t. I (861-1186), Sofia, 1910, pp. 680, 708-750.

    2) Ibid., pp. 717-718. 3) D. Mishev, The Bulgarians in the past. Pages from the bulgarian cultural

    history, Lausanne, 1919, pp. 60-99.

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    l'archimandrite Stephan Gheorghief, auteur d'une thse prsente . Lausanne (1920)1. Par un jeu de prmisses assez surprenant, ce dernier arrive la conclusion que les Index font leur apparition ds que l'glise et l'tat entament la srie des critiques, des sentences et des perscutions contre le credo bogomile 2. Et l'auteur de porter l'actif de Bogomiles les titres mentionns dans tous les rpertoires slaves de livres interdits.

    Cette image d'pinal de la littrature bogomile ne suscite aucune raction chez Jordan Ili (1923)3, qui, dans une nouvelle thse consacre aux Bogomiles, rpte tout bonnement l'identit Jrmie-Bogomil, comme elle ne frappe pas non plus la vigilance d'un rudit aussi probe que N. P. Kondakov4. Bien au contraire, elle trouve dans Iv. Klinarov (1927) un interprte plein d'ardeur patriotique. En parlant du fondateur de la secte, qu'il distingue d'ailleurs du pope Jrmie, Klinarov projette sur lui toute la fausse lumire de cette image fictive : 'Le pope Bogomil a t un homme lettr et instruit (gramoten i uen) au plus haut degr, et lorsqu'on considre les ouvrages qui sont mis son compte dans les Index des livres interdits ou si l'on observe son programme de rforme religieuse et sociale, on est oblig d'admettre que le fondateur de l'hrsie bogomile a t une des rares ttes encyclopdiques de son poque et qu'il matrisait toutes les sciences et tous les arts que l'cole byzantine pouvait offrir un homme de talent au Moyen Age5. Ainsi, nous retombons une fois de plus sur cette fatale invocation d'un Index, et mme de plusieurs index, qui ne parlent nullement du pope Bogomil, et cela chez un crivain qui n'a mme pas l'excuse de confondre son

    l Arch. Stphane Gheorghief, Les Bogomiles et Presbyter Kosma, Lausanne, 1920, p. 44, n. 1, et pp. 55-76.

    2) Ibid., p. 58. 3) Jordan A. Ili, Die Bogomilen in ihrer geschichtlichen Entwicklung, Berne,

    1923, p. 6. 4) N. P. Kondakov, manihejstv i Bogumilah, dans le Seminarium Konda-

    kovianum, I (1927), pp. 289-301, et particulirement p. 290 (article posthume). 5) Iv. G. Klinarov, Pop Bogomil i negovolo veme, 2e d., publie par D. An-

    gelov, Sofia, 1947, pp. 36-37.

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    sonnage avec l'authentique compilateur d'apocryphes, le pope Jrmie. Que penser alors de la cascade d'loges qu'il offre la mmoire de cette rare tte encyclopdique ? Chose curieuse, cette opinion, pour gratuite qu'elle ft, n'a point surpris D. Angelov, qui assiima la charge d'annoter la seconde dition du livre de Klinarov, parue en 1947.

    Engag ainsi sur un chemin qui s'loignait de plus en plus de la recherche objective, le problme de la littrature bogo- mile ne pouvait mener aucun rsultat srieux. Heureusement, le bon sens n'a pas tard rclamer ses droits, et il se fit entendre par l'important ouvrage que Jordan Ivanov a consacr, en 1925, aux Livres et lgendes bogomiles1. Nous dirons plus tard nos rserves l'gard de cette monographie. Pour le moment, rendons-lui la justice d'avoir tranch en quelques lignes sur tout un problme qui, aprs Sokolov, n'avait plus raison d'exister. La compilation principale (de Jrmie) crit Jordan Ivanov , la Lgende de l'Arbre de la Croix, n'est pas un produit bogomile, mais un apocryphe ordinaire. Pour ce qui concerne les Prires de Sisinios, attribues elles aussi au pope Jrmie, elles non plus ne sont pas bogomiles, bien qu'elles contiennent des lments massaliens ; toutefois, cause de ces lments, elles ont bien pu tre lues et diffuses par les Bogomiles ou par les bogomilisants 2. Jordan Ivanov prcise encore qu'aucun index latin, grec ou slave ne fait mention d'apocryphes bogomiles . Cependant, l'rudit bulgare attache une importance particulire aux index slaves qui ont t compils aprs l'apparition de la secte ce qui ne veut rien dire et reproduit en entier Index de Pogodin, lequel, traduit du grec, contiendrait des additions bulgares . L'auteur voit dans ces additions les titres ventuels d'une littrature bogomile3. Certes, l'hypothse de Jordan Ivanov est sduisante, mais elle nous semble manquer de rigueur. Car, ou bien ces additions ont t faites

    1) Jordan Ivanov, Bogomilski knigi i legendi, Sofia, 1925. 2) Ibid., p. 51. 3) Ibid., pp. 52-53.

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    en raison du caractre bogomile des textes, et alors les auteurs de l'Index n'auraient pas manqu de le dire, avec force ana- thmes ; ou bien les textes ont t condamns simplement cause de leur origine apocryphe, comme c'tait le cas d'habitude, et alors ils n'taient pas ncessairement bogomiles. Sans entrer pour le moment dans l'analyse de cette question, retenons que mme Jordan Ivanov, qui pourtant se montre si rsolu en ce qui concerne la discrimination qu'il faut faire entre Jrmie et Bogomil, ne va pas jusqu' exclure VIndex des tmoins susceptibles de nous renseigner sur la littrature bogomile.

    Comment s'tonner alors que le problme soit ramen son point de dpart par le livre, si intressant par ailleurs, de M. Steven Runciman ? Pour le chercheur anglais, Jrmie est bien un adepte de la secte ; peu aprs la mort de son matre, il aurait enrichi l'enseignement oral de celui-ci avec toute cette littrature que lui attribue VIndex de Pogodin. Jeremiah's function was in fact to adapt and if necessary to colour Greek popular legends of Gnostic origin, to suit his own heretical views and so to give a solid Gnostic, rather than Paulician, foundation to Pope Bogomil's oral teaching. His fellowers copied him, and thus a literature of Slavonic translations arose, with a strong heretic tinge1. Un peu plus loin, M. Runciman traduit ce rle de Jrmie dans un terme plus risqu encore, en faisant de lui un co-fondateur (co-founder)2, avec Bogomil, de la secte. videmment, il y a l une mprise, due surtout au fait que M. Runciman croit, avec Jagi, que le moine Athanase de Jrusalem considre Jrmie comme un Bogomile, alors que, en ralit, celui-ci ne fait aucune allusion la secte bulgare. L'erreur n'a pas chapp au dernier histo-

    1) Steven Runciman, The medieval Manichee, Cambridge, 1947, p. 84. Cf. aussi la traduction de Simone Ptrement et Jacques Marty, La manichisme mdival. L'hrsie dualiste dans le christianisme, Paris, Payot, 1949.

    2) Ibid., p. 91. Dans une tude antrieure intitule Bogomil and Jeremiah et parue dans les I zvsti ja na blgarskoto istoriesko druiestvo, t. XVI -XVIII (Sbornk Nikov), Sofia, 1940, pp. 379-383, Steven Runciman fixe l'existence de Jrmie dans la deuxime moiti du xie sicle. Cette opinion est adopte par D. Angelov, Bogomilstvolo v Blgarija, Sofia, 1947, p. 111.

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    rien du bogomilisme, M. D. Obolensky, qui, avec beaucoup de raison, met en doute les liens de Jrmie avec Bogomil et avec son hrsie1.

    Arrivs au terme de cette revue bibliographique, que nous avons volontairement restreinte ses aspects les plus caractristiques2, reconsidrons les positions essentielles du problme.

    L'hypothse avance par afak et Jagi sur l'identit des deux prtres bulgares, Bogomil et Jrmie, n'avait d'autre base que le rapprochement entre l'poque o l'on savait, par le dire de Cosmas, qu'avait vcu Bogomil, et celle o, d'aprs l'Index, avait vcu Jrmie. Elle a t dmolie par Sokolov, qui a fait ressortir toute l'incompatibilit qui existe entre les textes attribus au pope Jrmie et la doctrine bogo- mile. Mais Sokolov n'a pas insist sur le caractre douteux de V Index du mtropolite Zossime3, et ceci a permis nombre de chercheurs postrieurs de conserver les textes de Jrmie dans le patrimoine de la littrature bogomile, en faisant de leur auteur prsomptif un adepte de l'hrsiarque bulgare. Or, nous esprons avoir dmontr au dbut de ce chapitre que les propos de Zossime sont l'effet d'une contamination entre l'Index de Pogodin et le Trait de Cosmas, et que, en ralit, l'assertion selon laquelle Jrmie aurait t le disciple de Bogomil ne repose sur aucune base historique.

    A notre sens, pour aboutir un rsultat valable dans nos

    1) Dmitri Obolensky, The Bogomils. A study in Balkan Neo-Manichaeism> Cambridge, 1948. Une bibliographie exhaustive complte cet ouvrage aux pp. 290- 304 ; nous y regrettons l'oubli d'une tude aussi importante que celle que N. Gar- tojan a donne sur les apocryphes et livres populaires en langue roumaine : Crfile populare n literatura romneasc, 2 vol., Bue, 1929 et 1938 (sur les Bogo- miles et leur littrature, I, pp. 24-59).

    2) Parmi les chercheurs plus rcents qui identifient Bogomil avec Jrmie, citons encore : I. A. Candrea, Iarba fiarelor. Studii de folklr, Bue, 1928, p. 62; N. Cartojan, op. cit., I, p. 25 ; N. S. Deravin, Islorija Bolgarii, II, d. de l'Acadmie des Sciences de l'U. R. S. S., Moscou-Leningrad, 1946, p. 40. On trouvera une revue des dernires publications sur les Bogomiles dans Linda Sadnik, Mouvements de rforme religieux et sociaux chez les Slaves, I. Le Bogomilisme en Bulgarie, dans Coup d'il l'Est, Vienne, I (1948), fasc. 3-4, pp. 44-52 ; d'autres rfrences peuvent tre releves dans la bibliographie de la Byzantinoslavica, X, I (1949), pp. 149-204.

    3) II y fait cependant une allusion, op. cit., p. 116.

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    recherches sur le rle littraire des Bogomiles, nous devons non seulement dtacher nettement l'activit de Jrmie qui, d'ailleurs, mrite bien une tude elle seule du cadre de la doctrine bogomile, mais aussi renoncer dfinitivement demander aux index connus des rfrences sur cette littrature hrtique.

    II. Le mythe de Satanal

    L'aspect bogomile du mythe de Satanal a t dnonc par Euthyme Zigabne, dans le titre XXVII de sa Panoplie Dogmatique. Selon cette relation1, les Bogomiles attribuaient Dieu le pre deux fils. Satanal, le premier-n, partageait au dbut des sicles la gloire du Pre et se tenait sa droite sur le trne cleste. Mais cette faveur troubla son esprit et lui inspira l'orgueil de devenir l'gal du Crateur : Ponam ihronum meum in nubibus /super nubes/ et similis Altissimo, se vanta-t-il auprs des anges qu'il entrana dans sa conjuration. Pour le chtier de son orgueil dmesur, Dieu le prcipita, avec les anges qui lui avaient obi, sur le firmament de la terre, qui n'tait pas encore cre sous sa forme visible. Ici, dans ce bas-monde, Satanal cra le ciel que nous voyons et la terre, les plantes et les animaux, et, finalement, l'homme, qui cependant reut son me du souffle de Dieu. C'est ainsi que s'installa dans l'humanit le rgne de Satanal, qui dura pendant toute l'histoire de l'Ancien Testament.

    Dans le ve millnaire et le ve sicle aprs la Cration, Dieu lana dans le monde son Verbe. Entrant par l'oreille droite de Marie, le Verbe s'incarna sous des traits humains, prenant le nom de Jsus.

    Jaloux de son frre pun, Satanal mit en uvre sa mort sur la croix, mais le Christ, ressuscitant, se saisit du diable, le mit dans les chanes et le terrassa dans l'enfer. En mme temps, il retrancha de son nom la particule finale -l, qui veut

    1) Euthymii Zigabeni, Panoplia dogmatica, dans Migne, Palrologia graeca, t. 130, col. 1289 C-1332 D. Pour d'autres ditions fragmentaires, voir Henri- Charles Puech et Andr Vaillant, Le Trait contre les Bogomiles, p. 142, n. 1.

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    dire divin , et c'est depuis ce moment-l que le nom du diable est rest simplement Satan (Saxava).

    La doctrine qui a favoris l'panouissement de ce mythe parmi les Bogomiles apparat assez claire. Elle marque la sparation qui existe entre l'ge de l'Ancien Testament, pendant lequel Satanal a t le prince tout puissant de ce monde, et entre l'ge du Nouveau Testament, au dbut duquel ce mme prince a t vaincu et emprisonn dans l'enfer sous le nom de Satan. En vertu de cette opposition entre les deux phases de la carrire du diable, les Bogomiles rejetaient l'Ancien Testament, du moins en partie, sinon entirement, comme ayant t la priode d'un rgne nfaste, et exaltaient dans le triomphe du Christ l'issue heureuse du combat que se sont livr les deux fils de Dieu ternel.

    Nous ne nous attarderons pas ici sur l'aspect strictement hrtique du mythe : le Malin est pourvu d'une puissance de dmiurge qui lui permet de se crer un monde lui, qu'il oppose firement l'empire cleste du Dieu Bon. Depuis Mani, c'est un lieu commun de toutes les cosmogonies dualistes, et les Bogomiles ne semblent y avoir ajout aucun trait original. Mais nous examinerons d'assez prs les trois aspects du mythe qui apparaissent souvent dans les apocryphes et que les historiens attribuent parfois aux Bogomiles. Ce sont : le nom de Satanal donn au diable, le rcit de sa chute et l'assertion concernant son empire sur la terre.

    Le nom de Satanal

    La forme Satanal est un compos qui date vraisemblablement de l'poque chrtienne. Son lment de base, Satan (ou Satam), a t en hbreu un nom commun signifiant celui qui fait obstacle, qui s'oppose , sens qu'il a d'ailleurs pass au grec 8ia6oXo l'accusateur, le calomniateur . La deuxime partie -H a t prise la srie des noms bibliques finissant par cet lment et a t interprte comme signifiant d'essence divine : Michal, Gabriel, Nathanal, etc.

    Ce compos a d natre, comme le suppose M. Andr

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    Vaillant, dans le milieu grec, o la finale deSarava donnait l'impression d'un mot amput et, par consquent, pouvait appeler un lment de renfort. En tout cas, le nom, comme les attributs du personnage, rejoint la tradition rabbinique de Schammal ou Samal, ange de la mort, rival d'Adam et auteur de sa perte. Dans certaines traductions slaves, comme dans celle de l'Apocalypse de Baruch, le nom de Satanal vient spontanment se substituer celui de 2[) de l'original grec1. Quant son anciennet, tout ce qu'on en peut dire est qu'une glose retrouve par M. E. Amlineau dans un manus-r crit copte de la Bibliothque Nationale de Paris2 l'atteste en Egypte bien avant l'apparition, dans les Balkans, de la secte des Bogomiles. Dans cette annotation, qui date probablement du vne sicle, le nom du diable, qui en copte est Mastma, est expliqu par les mots c'est--dire Satanal . D'autre part, vangile de Barthlmy, dont nous parlerons plus loin, prsente galement la forme Satanal dans deux versions latines du ixe et du xie sicle.

    Il est curieux de noter que les tmoignages cits plus haut, et qui sont les plus anciens connus jusqu' prsent, ne font aucune allusion la lgende qui explique la perte du ~l dans le nom de Satan. Ils se contentent de substituer le nom de Satanal celui de Samal et d'appeler le diable sous une forme qui leur semblait plus compatible avec le titre d'archange qu'il avait eu primitivement. Mais cette simplicit mme est une marque d'anciennet. Elle reflte la conception juive, qui n'a jamais considr le diable autrement que sous les traits d'un archange, rebelle bien entendu et banni du royaume cleste, pourtant un archange, et exprime en mme temps la thse chrtienne sur l'origine du mal3. Quand, alors, la lgende destine expliquer la perte de -l dans le nom du Malin a-t-elle

    1) Voir plus loin le chapitre sur Apocalypse de Baruch. 2) M. E. Amlineau, Fragments coptes pour servir Vhistoire de la conqute

    de Vgyple par les Arabes, dans le Journal asiatique, XII (1888), p. 367. 3) Ce problme a t repris rcemment par Henri-Irne Marrou, dans les

    tudes carmlitaines, volume consacr Satan, 1948, pp. 28-43 : Un ange dchu, un ange pourtant...

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    pris corps ? Elle semble tre postrieure l'apparition de ce nom et relve d'une mentalit apocryphe qui n'a rien voir avec la conception primitive de l'archange Satanal.

    Pour tre apocryphe, la lgende n'est pas hrtique. Comme la plupart des rcits apocryphes, elle veut complter la Bible, claircir ses points obscurs, et nullement fausser son enseignement.

    Qu'il s'agisse bien d'une lgende pieuse, du moins son origine, c'est ce que prouvent certains textes d'une intgrit irrprochable qui n'ont pas hsit l'accueillir. M. Andr Vaillant, qui je dois plus d'une suggestion prcieuse pour cette tude, me signale un reflet du mythe dans la rdaction grecque du Martyre de saint Paul et de sainte Julienne. Le texte grec de cette lgende, dit en 19341, est tir du Cod. Vaticanus gr. 1671, et concorde avec une autre rdaction retrouve dans le Parisinus suppl. gr. 241. Voici le passage qui nous intresse : '0 o5v ufxcov 8ia6oXoxaTaTovxat.pv xetvov pxyyeXoc ^ v xal vofxa SaravajX, axtv EpjAYjvEufzsyov acyysXo , xal 3jv 7r7ri,CTTU(j.vo U7t 0sou, scrav v [[. tou opavou, e^cov cp' auTov toc^iv yyXcov SaTavavjX 0scop7j

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    nal est un archange, il conoit la pense orgueilleuse de placer son trne au-dessus des nues pour devenir l'gal de Dieu, mais il est prcipit du ciel et son nom est priv de l'lment final -l indiquant sa nature divine.

    A quel moment cette lgende s'est-elle constitue sous les traits que nous venons de voir ? Les versions latines du Martyre de saint Paul et de sainte Julienne ne la connaissent gure1, pas plus que la version slave du Suprasliensis2, traduite vraisemblablement au xe sicle. D'autre part, Zigabne nous rapporte le mythe, avec des amplifications bogomileSj au dbut du xne sicle. Ces indications, bien que insuffisantes, nous portent voir dans la lgende de Satanal une cration encore rcente au xne sicle et sans doute d'origine byzantine. Les Bogomiles l'ont dcouverte dans la tradition apocryphe et l'ont exploite pour enjoliver leur cosmogonie dualiste- Cependant, dans ses lments constitutifs, non seulement elle ne leur appartenait pas, mais elle ne choquait mme pas des rdacteurs pieux comme ceux qui nous ont transmis les versions grecques du Martyre de saint Paul et de sainte Julienne et de V vangile de Barthlmy.

    Or, le mythe de Satanal recouvre en dernire analyse le mythe de l'ange dchu. Aussi devons-nous examiner les variantes que prsente ce thme dans les apocryphes antrieurs aux Bogomiles, pour voir si effectivement sa prsence dans un texte slave trahit ou non l'ingrence d'un hrtique.

    La chute de Satanal-Salan

    Hritier des traditions rabbiniques concernant Samal, Satan nous apparat, en premier lieu, l'ange jaloux de la cration. Sa carrire funeste ne commence pas ds le premier jour. Il voit se manifester autour de lui, et jusque dans sa propre existence, la grande puissance de Dieu, et, mme s'il en conoit quelque dpit, il n'ose pas encore se rvolter. Ainsi,

    1) Cf. Migne, Patrologia graeca, t. 115, Paris, 1864, col. 575-588 (l'ouvrage y est attribu Simon Mtaphraste).

    2) S. Sever'janov, SupraVskaja rukopis', St-P., 1904, p. 8, 1. 30.

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    dans l'enseignement strictement monothiste des rabbins, Samal ne s'oppose pas au Dieu bon, qui reste le seul matre de sa cration. L'envie le trouble seulement au moment o, aprs avoir donn la vie Adam, le Seigneur demande aux archanges d'adorer dans le protoplaste sa propre image. Jaloux de la prsance accorde l'homme, Samal refuse, invoquant la priorit de sa cration et la supriorit de la substance dont il a t fait, le feu. Aussi met-il en uvre la perte de l'homme, en sduisant Eve qui cde la tentation et, de son union avec Samal, engendre Can. La race humaine, condamne ds lors, est achemine vers son salut par une srie de justes appartenant la ligne d'Abel, le fils d'Adam et d'Eve. C'est pourquoi Samal, qui a t chass du ciel avec le premier 'couple et est devenu l'ange de la mort, s'attaque tour de rle chaque patriarche et dispute l'archange Michel la possession de la dpouille mortelle de Mose1.

    Samal n'est donc, dans cette version ancienne, que ce que son identit avec Satan, dans le sens tymologique du mot, a spontanment fait de lui : un adversaire de l'homme, voire mme son accusateur devant le Juge Suprme. Or, cette conception du diable est bien celle de l'glise primitive. Elle est, par exemple, celle d'un Irne qui proclame que l'ange devint apostat et ennemi, du jour o il fut jaloux de la crature de Dieu et o il entreprit de la mettre contre Dieu 2. Elle est celle d'un Tertullien qui affirme que le diable s'abandonna l'impatience quand il vit que le Seigneur avait soumis son image, c'est--dire l'homme, tous les tres crs 3. Elle est aussi celle d'un Grgoire de Nysse qui rsume le mythe dans un passage loquent o il oppose le Prince de ce Monde, auquel le Crateur avait confi le gouvernement de

    1 ) Ferdinand Weber, Jiidische Theologie auf Grund des Talmud und verwandter Schriften, 2e d., Leipzig, 1897, pp. 253-254 ; Charles Lancelin, Histoire mythique de Salhan. De la lgende au dogme, Paris, 1903, p. 36 ; Albert Frank-Duquesne, En marge de la tradition judo-chrtienne, dans les tudes carmlitaines, vol. Satan, pp. 208-210, o l'on cite les sources rabbiniques de ces lgendes.

    2) Joseph Turmel, Histoire du diable, coll. Christianisme, t. 38, Paris, Rieder, 1931, p. 20.

    3) Ibid., pp. 20-21.

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    la terre , la premire crature terrestre, Adam, dans lequel rsidait la beaut divine de la nature intelligente mle une force secrte . La fin du passage surtout est dcisive : L'tre * charg du gouvernement de la terre (Satan) se jugea offens quand, de la nature soumise ses ordres, il vit sortir une substance faite l'image de la dignit souveraine 1.

    Si telle a t la doctrine de l'glise ses dbuts, comment les textes qu'on appelle aujourd'hui apocryphes ne lui auraient-ils pas accord une hospitalit gnreuse ? Et non seulement les apocryphes, mais toute la tradition judo- chrtienne et jusqu' la religion de Mahomet tmoignent de la grande popularit de ce mythe. Il effleure l'Apocalypse de Sedrah2 et prend une certaine ampleur dans Y vangile de' Barthlmy3. Il jouit d'une faveur spciale dans le domaine copte, o l'on en a dcouvert rcemment4 une rdaction qui, par l'abondance de ses dtails ainsi que par la vivacit de son rcit, dpasse de loin l'allusion de YEnlrelien d'Eve et du serpent5. Il revient plusieurs reprises dans le Coran6 et proccupe des commentateurs arabes comme Ebn-Ali et Masudi7. C'est encore ce thme que nous rattachons le passage de Evangile arabe de l'Enfance o Jsus appelle le diable

    1) Ibid., p. 22. 2) Montague Rhodes James, Apocrypha anecdota, dans Texts and Studies,

    vol. II, n 3, Cambridge, 1893, p. 131. 3) Voir plus loin, pp. 49-52.

    *4) Ara. van Lautshoot, Un texte palimpseste de Val. copte 65, dans le Muson, LX (1947), pp. 261-268, o l'on cite galement d'autres manuscrits coptes, indits, qui contiennent le mythe en question. La lgende [du refus de Satan de vnrer Adam] crit l'auteur est fort en honneur chez les Coptes et on en trouve des chos dans la plupart de leurs productions littraires qui, de prs ou de loin,, clbrent la gloire de S. Michel. (Ibid., p. 265, n. 2.)

    5) Nol Giron, Lgendes coptes, Paris, Geuthner, 1907, p. 24. 6) Sourate, II, 32 ; VII, 10-17 ( Je suis meilleur que Lui. Tu m'as cr de feu

    et Tu l'as cr de limon ) ; XVII, 63 ; XVIII, 48. Cf. Mohamet, Le Coran, traduction nouvelle par Edouard Montet, Paris, Payot, 1929. On trouverala bilbiographie des emprunts faits par Mahomet la tradition orale des Juifs tablis dans les villes de l'Arabie, dans D. Sidersky, Les origines des lgendes musulmanes dans le Coran et dans les vies des prophtes, Paris, Geuthner, 1933, pp. 1-2; pour le thme de l'adoration d'Adam, pp. 9-11.

    7) Cits par le Rev. S. Malan, The Book of Adam and Eve, also called The Conflict of Adam and Eve with Satan, London, 1882, p. 210.

  • APOCRYPHES BOGOMILES ET PSEUDO-BOGOMILES 45

    Sadael, mon ennemi et celui de mes cratures (taites) mon image 1.

    Malgr le prestige dont il a t charg aux premiers sicles, le mythe que nous venons de voir ne russit pas s'imposer dfinitivement dans l'glise chrtienne. Il tomba avec le temps en dsutude et dut cder le domaine de la doctrine officielle un autre thme. En effet, dans les milieux chrtiens, o l'ide du diable a pris une forme plus vivante que dans la tradition judaque, et o le rle du Malin a t accus jusqu' faire de celui-ci un tentateur de Jsus et un ngateur de l'uvre divine, un autre mythe a pris corps au sujet de la chute du premier ange. Plus vigoureux et plus conforme la nouvelle mentalit, il opposait Lucii'er Dieu lui-mme.

    Son auteur est Origne2. Cherchant les causes du drame cleste dans une raison plus profonde que la jalousie contre Adam, Origne crut en trouver l'expression dans un passage d'Isae,1

    XIV, 13 : 7rv(o twv crrspcov too opavou tjctco tov 6povov [xou... saojzat, ojaoio (LXX). Pour Origne, l'astre brillant d'Isae n'tait autre que le prince de ce monde de saint Jean ou le Dieu de ce sicle de saint Paul ; aussi traa-t-il les grandes lignes d'un nouveau mythe, selon lequel Satan s'tait attir le chtiment divin cause de sa prtention de devenir semblable au Trs-Haut. L'explication d'Origne, reprise par des exgtes comme Eusbe3, saint Athanase, Grgoire de Nazianze et, en Occident, par saint Ambroise4 et saint Jrme5, pour ne citer que quel-

    1) Paul Peeters, L'vangile de VEnfance. Rdactions syriaques, arabe et armnienne (vol. II des vangiles apocryphes), Paris, Picard, 1914, p. 173.

    2) LTspl pxuv I, 5, 5, dans Origenes Werke, t. V : De Principiis, d. par Paul Koetschau, Leipzig, 1913, pp. 76-78 ; In Numros homilia, XII, 4, ibid., t. VII, 2, dit par W. A. Baehrens, Leipzig, 1921, p. 105.

    3) ) ^1-1 VII, 16, dans Migne, Patrologia graeca,t. 21, Paris, 1857, col. 555.

    4) In psalmun CXVIII expositio, VII, 8, dans Migne, Patrologia latina, t. 15, Paris, 1845, col. 1285 ; ibid., XVI, 15.

    5) ptres, XXII, 4; LXIX, 9; Dom Germain Morin, Sancti Hieronymi presbytei tractatus sive Homiliae..., dans les Anecdota maredsolana, vol. III, pars II, Oxford, 1897, p. 224.

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    ques noms, a fait longtemps autorit. Cependant, elle non plus ne devait pas rsister toute critique. D'autres commentateurs comme saint Basile et saint Cyrille1 en Orient, saint Augustin en Occident, tout en admettant comme cause du soulvement du dmon son orgueil prvaricateur, se sont refuss lui attribuer le texte d'Isae. Leur thse a prvalu et les thologiens sont aujourd'hui d'accord pour admettre que le texte d'Isae visait en ralit le roi de Babylone qui avait foul avec ses armes le sol de la Palestine et auquel le prophte prdisait un chtiment effroyable2.

    Mais le mythe une fois constitu sur la base du texte d'Isae n'a cess de faire son chemin. La raction qui s'est produite son gard la fin du ive sicle n'a pu empcher sa fortune, de mme qu'elle n'a pu arrter la diffusion du nom de Lucifer nom invent par saint Jrme avec le sens de dmon ; en effet, ce nom n'est qu'une traduction de l'pi- thted' astre brillant , en grec , , qu'Isae donne au roi de Babylone dans le passage o l'identit de Lucifer avec le dmon est due une interprtation arbitraire.

    Rejete par les docteurs de l'glise, la lgende de Lucifer a t recueillie par les hagiographes et par les gens pieux. Les apocryphes, leur tour, n'ont pas tard s'en emparer. Aussi sommes-nous moins tonns de la rencontrer dans le Martyre de saint Paul et de sainte Julienne*, dans vangile de Barthlmy* ou dans la Vita Adae et Evae5, que de constater, avec Zigabne, combien grande a t sa popularit parmi les Bogomiles. D'autre part, il est vident que, dans cette car-- rire qui se dplace du domaine orthodoxe vers celui des

    1) Saint Cyrille appelle le diable pater superbi , ttj U7rep-y)9ava /jp ; cf. Commentarius in Isaiam prophetam, I, 6, dans Migne, Patrologia graeca, t. 70r col. 287 ; il identifie le passage d'Isae, XIV, 13 au roi de Babylone : Ilapeixaet. tovuv 'Ewacpptu tov Ba6uXc>viov..., ibid., II, 2, col. 375.

    2) Voir, par exemple, S. R. Driver, An introduction to the literature of the Old Testament, 9e d., Edinburgh, 1929, p. 212.

    3) Voir plus haut, p. 41. 4) Voir infra, pp. 49-52. 5) W. Meyer, Vita Adae el Evae, dans les Abhandlungen der philosophisch-

    philologischen Classe der kniglisch. Bayerischen Akademie der Wissenschaftenr t. XIV, Munchen, 1878, pp. 226 et 246.

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    apocryphes pour chouer finalement parmi les fables des hrtiques, chaque tape garde pour nous son intrt distinct. Or, que voyons-nous chez les historiens du bogomilisme ? Certains d'entre eux, trouvant ce mythe dans les apocryphes slaves, et suivant trop la lettre les indications de Zigabne, ont pens y reconnatre l'intervention des rdacteurs bogo- miles ; du coup, ils ont laiss tomber les autres tapes du mythe et ont oubli que, parmi toutes les lgendes concernant la chute de Satan, celle-ci tait la seule relever d'une base scripturaire et d'une tradition considre longtemps comme irrprochable.

    Passons rapidement sur une troisime tradition qui circulait dans les apocryphes au sujet de la chute du premier ange. Il s'agit du mythe du vol des plantes du Paradis. Dieu lui ayant demand de l'aider planter avec lui le paradis, Satanal drobe des arbustes qu'il s'en va planter ailleurs, afin de se crer ainsi un paradis lui seul. C'est l une version tardive qui, tout en s'inspirant de la vieille Apocalypse de Baruch1, n'apparat que dans des textes relativement jeunes comme la rdaction russe de la Lgende de la Sainte Croix2 ou dans les diffrentes, recensions des Questions et Rponses3.

    Le prince de ce monde

    Aprs sa chute, que devint Satan ? L'Ancien Testament nous le prsente comme l'instrument par lequel Dieu prouve ses sujets : il amoncelle les malheurs sur la tte de Job et dchane les calamits sur Isral, sans jamais agir de sa propre autorit. Une seule fois nous rencontrons dans la

    1) Voir plus loin. 2) I. J. Porfr'ev, Apokrifieskija skazanija vethozavtnyh licah i subytijah,

    po rukopisjam Soloveckoj biblioteki, dans le Sbornk old. russk. jaz. i slov., t. XVII, 1, St-P., 1877, p. 97 (copie du xviie sicle) ; N. Tihonravov, Panijatniki otre- ennoj russkoj literatury, I, St-P., 1863, p. 306 (rdaction russe du xvie sicle) et p. 310 (rdaction serbe du xve sicle).

    3) N. A. Naov, Tikveki rkopis', dans le Sbornik za narodni umolvorenija, nauka i kninina, Sofia, VIII (1892), pp. 402-403 (rdaction serbo-macdonienne du xviie sicle) ; cf. aussi Rajko Nachtigall, Besda Ireh svjalitelej, dans Archiv ur slavische Philologie, XXIV (1902), pp. 56 et 333.

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    Bible une puissance malfique qui ne semble pas obir au commandement de Dieu ; mais c'est un dmon tranger , Asmode, emprunt aux Perses1 et dont les exgtes ont fait un acolyte de Satan.

    Comment, alors, de ce rle relativement modeste, Satan a-t-il t promu au titre de prince de ce monde que lui donne saint Jean (XII, 31 ; XIV, 30 ; XVI, 11) et celui de Dieu de ce sicle que lui accorde saint Paul (// Cor., IV, 4) ? Ces pithtes ne prennent un sens que si on les rattache au dogme de la Rdemption2. Le mal n'est pas ncessaire en lui-mme et ne saurait avoir une existence autonome ; il est la condition qui appelle le salut et mne l'humanit vers l'aspiration de la perfection. Si Jean dit que le monde gt tout entier dans le Mauvais (I Jean, V, 19) ce n'est pas, certes, pour exalter la puissance du diable, mais, au contraire, pour rendre hommage celui qui, tant plus fort que le Malin, a dtruit son empire tant sur la terre que dans l'enfer. Cette victoire est un rachat du pch originel : Jsus, vainqueur du diable, rend l'humanit la dignit qu'elle a perdue par Adam, la victime du diable. Le rgne du Malin est circonscrit entre la chute et la rdemption, entre Adam et le Nouvel Adam (Rom., V, 14-21), et le titre de prince de ce monde que l'vangliste donne au diable ne porte que pour cette priode, dj rvolue au moment du tmoignage.

    Mais que pendant cette priode, qui correspond celle de l'Ancien Testament, Satan ait bien t le matre de la terre, l'vangliste le dit, et saint Paul renchrit sur lui. Quoi de plus naturel, par consquent, que les apocryphes le rptent leur tour, voire mme qu'ils dveloppent cette ide sous la forme d'un mythe vivant ? Et en effet, l'ide apparat dans

    1) Ch. Guignebert, Le monde juif vers le temps de Jsus, volution de l'humanit, Paris, 1935, p. 140, o l'on trouve aussi d'autres indications sur la contamination de la dmonologie juive par le mazdisme. Voir aussi, pour la doctrine des premires mentions de la Bible concernant Satan, Adolphe Lods, Les origines de la figure de Satan. Ses fondions la cour cleste, extrait des Mlanges syriens offerts M. R. Dussaud (Bibliothque Archologique et Historique, t. XXX), 1939, pp. 649-660.

    2) Cf. aussi Jean Rivire, Le dogme de la Rdemption, Paris, 1905, pp. 38-54.

  • APOCRYPHES BOGOMILES ET PSEUDO-BOGOMILES 49

    la Vision d'Isae1, qui date du 11e sicle, tandis que le mythe se prcise dj dans la Lgende d'Adam et d'Eve2. Or, l encore, les bogomilisants semblent avoir fait bon march des tmoignages scrip turaires, pour ne voir dans cette nave lgende que l'expression d'une doctrine dualiste et hrtique qui attribuait la terre Satan, cependant que le rgne de Dieu se serait trouv relgu dans les cieux.

    Pour illustrer combien cette faon d'envisager les recherches sur la littrature bogomile a t peu critique, nous analyserons, dans le chapitre suivant, un certain nombre de textes attribus tort aux Bogomiles, cause de leurs vagues ressemblances avec l'hrsie bulgare. Mais, avant d'entamer cette analyse, il nous semble utile de signaler aussi un cas hors srie : un ouvrage qui contient presque tous les lments du mythe que Zigabne signale au compte des Bogomiles et que, malgr cela, les historiens n'ont pas mis en relation avec la secte bulgare. L'tude de cet ouvrage nous permet de saisir les inconsquences de la mthode applique dans la recherche des textes bogomiles et d'apporter en mme temps une documentation nouvelle concernant les mythes que nous venons d'examiner.

    L' vangile de Barthlmy

    11 est assez curieux de voir qu'en faisant tat du caractre bogomile du mythe de Satanal les historiens slaves ont perdu de vue que ce mythe apparat dans des textes aussi peu imputables aux dualistes bulgares que Y vangile de Barthlmy. L'omission s'explique, jusqu' un certain degr, par le fait que ce texte n'a t dcouvert en slave, o il porte le titre de Questions du saint Aptre Barthlmy (Vospraanye svelogo apotola Valufrom), que dans une version incom-

    1) Eugne Tisserant, Ascension d'Isae. Traduction de la version thiopienne avec les principales variantes des versions grecque, latine et slave, Paris, 1909, p. 21 : le dmon y porte le nom de Sammal ou Satan et les pithtes ange d'iniquit (II, 4), prince de ce monde (I, 3 ; X, 29), roi de ce monde (IV, 2), dieu de ce monde (IX, 14), etc.

    2) Voir plus loin.

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    plte : Pypin, en 18621 et, indpendamment de lui, Tihonravov, en 18632, en ont publi une longue partie du dbut, d'aprs un manuscrit russe du xive sicle ; en 1897, Bonwetsch en a signal un autre fragment, plus court, dans un manuscrit de la Bibliothque impriale de Vienne et a donn une traduction allemande du texte russe, accompagne d'une tude3. Cependant, comme les deux fragments s'arrtent bien avant l'endroit o il est parl de Satanal, le passage n'a pu attirer l'attention des bogomilisants. Ceux-ci auraient pu le dcouvrir dans la rdaction grecque qu'avait publie, en 1897 galement, A. Vassiliev4. Mais celle-ci n'a pas retenu leur intrt. Et pourtant, voici ce qu'on peut y apprendre d'une confession que Bliar lui-mme fait saint Barthlmy : Et GXsi 6vo[x (xou, upTOv eXsyo^v 2

  • APOCRYPHES BOGOMILES ET PSEUDO-BOGOMILES 51

    culaient dans les apocryphes sur les causes de l'insoumission de Satanal. Voici le texte : 'Ejxol Se XOovrt, sx tv 7reprtov Xyst Mi^a^ * 7rpo

  • 52 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

    flammam ignis formavit me priorem1... Dans la seconde rdaction latine, fragmentaire, conserve dans la bibliothque Casanatense de Rome et datant du xie sicle2, le nom du diable apparat sous la forme aberrante Alhanaul:

    Les rdactions latines de V vangile de Barthlmy nous prouvent, elles aussi, comme la glose copte que nous avons cite ailleurs3, que le nom de Satanal tait connu dans la littrature apocryphe avant l'apparition de la secte des Bogomiles. Et en appelant le dmon anglus tartaricus ( ), elles nous invitent mme identifier Satanal, comme nous l'avons dj fait, avec Samal.

    Cependant les versions grecques nous offrent, du mythe de Satanal, un texte bien plus ample, avec des dtails qui font dfaut dans les formes latines. Nous y trouvons notamment le thme de la perte de -l du nom du diable, ainsi que l'allusion sa prtention de placer son trne au-dessus des nues. Il est clair que, tout comme dans le cas du Martyre de saint Paul et de sainte Julienne, ces lments sont venus se polariser plus tard autour du nom de Satanal. Dans la mesure o la chronologie des deux ouvrages mentionns peut nous fournir une indication, nous sommes tents de voir dans ces additions une interpolation tardive et de toute faon antrieure au dbut du xie sicle, date ad quem de la rdaction de Jrusalem.

    Cette interpolation est-elle d'inspiration bogomile ? Pas plus que pour le Martyre de saint Paul et de sainte Julienne, nous ne voyons la ncessit de chercher cette lgende nave, qui puise tous ses lments dans la Bible et dans la tradition chrtienne, une origine hrtique.

    (A suivre.) Emile Turdeanu.

    1) Ibid., p. 179. 2) Umberto Moricca, Un nuovo testo delV Evangelo di Bartolomeo , dans la

    Revue biblique, XXX (1921), pp. 481-516, et XXXI (1922), pp. 20-30. 3) Voir plus haut, p. 40.

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    PlanI. L'index des livres interditsII. Le mythe de SatanalLe nom de Satanal La chute de Satanal-Satan Le prince de ce monde L'vangile de Barthlmy