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« Arpentages » : Stéphane Blondeau « J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie ». HENRI MICHAUX A Stéphane Blondeau L’œuvre de Stéphane Blondeau, depuis 2005, ne cesse d’étonner le spectateur par la richesse prodigieuse de son inventivité. On peut repérer, cartographier trois projets distincts : « La béance du ruban », « Labo25 » et « Etre dieu ». Comment articuler ces trois projets ? Qu’est-ce qui les re- lie ? Qu’est-ce qui les différencie ? Peut-on parler d’une unité de l’œuvre ? L’idée d’œuvre a-t-elle d’ailleurs encore un sens au niveau d’un tel champ de créativité ? Pour répondre à ces quelques questions, il faut faire le parcours, un parcours parmi d’autres, des créations de l’artiste. Car cha- cun doit tracer son chemin. C’est pourquoi c’est sous le titre : « arpentages » : Stéphane Blondeau, que nous écrirons ces quelques lignes. « La béance du ruban » De 2005 à 2008, Stéphane Blondeau n’a essentiellement fait que des peintures. Plus de 300 œuvres ont vu le jour, mettant en lumière à chaque étape de leur constitution un ou plusieurs types de gestes. La notion de geste (geste de soustraction, geste de mutilation, geste-vampire), selon la voie ouverte par Philippe Roy 1 , marque moins le travail effectif du corps de l’artiste que sa participation à une sorte d’exigence, ou de responsabilité, à ne pas réduire une toile, une sur- face peinte à une simple figuration, une mise en scène, ou une abstraction dont le sens exigerait le déchiffrage de codes. Le geste est au-delà et en deçà de toute demande sociale (« organisée ») : il relève plutôt de la part intensive du « corps sans organe » selon le mot d’Artaud. Cet ensemble de tableaux, fait lui-même de groupes ou de séries, dont « Villes » est le plus éclatant moment, marque une nouvelle étape dans la recherche picturale contemporaine. Il ne s’agit plus, pour le peintre, de se dessaisir de la perspective traditionnelle, pour atteindre l’« es- pace mural » (comme cherchait Pollock et avant lui Kandinsky) ou l’« espace haptique » (comme dit Aloïs Riegl). Il s’agit d’inventer un régime spatial-temporel qui ne soit même plus travaillé par les codes et les figures. SB prend ainsi la peinture par le « milieu ». C’est pourquoi sa peinture ne commence pas avec la perception, elle ne commence pas par la conscience et ne finit pas par l’étape de la connaissance (comme au terme d’un progrès). Les tableaux sont des lieux d’expérimentations, non des lieux d’interprétations qui nous renverraient, comme à l’infini, comme autant de miroirs, notre monde, c’est-à-dire indistinctement la nature vue par la culture ou la société vue par elle-même. SB fait partie de ces peintres qui sont des vi- sionnaires, qui inventent les conditions d’une expérience qui va bouleverser notre vie. Un autre regard est possible alors : comme l’effraction d’un certain nombre de modalités instaurées par la société dans l’image qu’elle se fait d’elle-même et qu’elle veut donner d’elle-même. 1 Voir le beau texte de Philippe Roy dans Chimères n° 60 : « la naissance est dans le geste ». ARPENTAGES

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écrits de Joachim Dupuis sur Stéphane Blondeau

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« Arpentages » : Stéphane Blondeau

« J’écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire : me parcourir. Là est l’aventure d’être en vie ». HENRI MICHAUX

A Stéphane Blondeau

L’œuvre de Stéphane Blondeau, depuis 2005, ne cesse d’étonner le spectateur par la richesse prodigieuse de son inventivité. On peut repérer, cartographier trois projets distincts : « La béance du ruban », « Labo25 » et « Etre dieu ». Comment articuler ces trois projets ? Qu’est-ce qui les re-lie ? Qu’est-ce qui les différencie ? Peut-on parler d’une unité de l’œuvre ? L’idée d’œuvre a-t-elle d’ailleurs encore un sens au niveau d’un tel champ de créativité ? Pour répondre à ces quelques questions, il faut faire le parcours, un parcours parmi d’autres, des créations de l’artiste. Car cha-cun doit tracer son chemin. C’est pourquoi c’est sous le titre : « arpentages » : Stéphane Blondeau, que nous écrirons ces quelques lignes.

« La béance du ruban »

De 2005 à 2008, Stéphane Blondeau n’a essentiellement fait que des peintures. Plus de 300 œuvres ont vu le jour, mettant en lumière à chaque étape de leur constitution un ou plusieurs types de gestes. La notion de geste (geste de soustraction, geste de mutilation, geste-vampire), selon la voie ouverte par Philippe Roy 1, marque moins le travail effectif du corps de l’artiste que sa participation à une sorte d’exigence, ou de responsabilité, à ne pas réduire une toile, une sur-face peinte à une simple figuration, une mise en scène, ou une abstraction dont le sens exigerait le déchiffrage de codes. Le geste est au-delà et en deçà de toute demande sociale (« organisée ») : il relève plutôt de la part intensive du « corps sans organe » selon le mot d’Artaud.

Cet ensemble de tableaux, fait lui-même de groupes ou de séries, dont « Villes » est le plus éclatant moment, marque une nouvelle étape dans la recherche picturale contemporaine. Il ne s’agit plus, pour le peintre, de se dessaisir de la perspective traditionnelle, pour atteindre l’« es-pace mural » (comme cherchait Pollock et avant lui Kandinsky) ou l’« espace haptique » (comme dit Aloïs Riegl). Il s’agit d’inventer un régime spatial-temporel qui ne soit même plus travaillé par les codes et les figures. SB prend ainsi la peinture par le « milieu ».

C’est pourquoi sa peinture ne commence pas avec la perception, elle ne commence pas par la conscience et ne finit pas par l’étape de la connaissance (comme au terme d’un progrès). Les tableaux sont des lieux d’expérimentations, non des lieux d’interprétations qui nous renverraient, comme à l’infini, comme autant de miroirs, notre monde, c’est-à-dire indistinctement la nature vue par la culture ou la société vue par elle-même. SB fait partie de ces peintres qui sont des vi-sionnaires, qui inventent les conditions d’une expérience qui va bouleverser notre vie. Un autre regard est possible alors : comme l’effraction d’un certain nombre de modalités instaurées par la société dans l’image qu’elle se fait d’elle-même et qu’elle veut donner d’elle-même.

1 Voir le beau texte de Philippe Roy dans Chimères n° 60 : « la naissance est dans le geste ».

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On plonge ainsi, avec ses tableaux, dans une expérience affective si forte, qu’elle nous met dans une disposition pré-individuelle, selon le terme de Simondon, où le fond et la forme n’ont plus de barrière, ou de séparation : la matière n’étant plus déterminée par une forme préétablie. Cette expé-rience des possibilités de vie, que rend possible les tableaux, est à voir comme phases de transitions, blocs d’espace-temps, plutôt que comme découpages d’époques, de styles, de « visions du monde ».

Aussi les êtres filaires qui habitent les toiles sont marqués tout d’abord par ce geste de sous-traction qui nous fait échapper au mode habituel du regard de la peinture : nous ne pouvons plus projeter dans la toile et en eux, ce que nous pensons à partir du monde. Les êtres filaires n’incarnent pas des figures de notre monde, ils ont leur propre mobilité, leur devenir, ils sont comme des vampires : ils se nourrissent d’eux-mêmes et nous mordent sans relâche pour peu que nous posions le regard sur eux. Ils se mettent à vivre dans les tableaux, à évoluer dans des milieux selon une métaphore embryologique qui ne portera pourtant à terme aucun organisme : ce sont des Corps-sans-organe, des surfaces d’inscriptions, d’ancrage (ou d’« encrage »), des fulgurances majestueuses. Et ces milieux où ils se baignent, ce sont comme des marécages. Sans cesse, dans ses tableaux, SB montre les « virtualités » de ces êtres à la découpe si étrange et à l’épure si familière qu’ils sont comme « nos doubles ».

Par analogie (avec des tableaux de De Stäel ou de Klee), nous pouvions appeler Toits, Villes, ces lieux de vies, ces biotopes pour filaires. Mais ces séries, ces groupes de peintures, qui nous donnent à voir ces lieux, c’est plutôt comme des paliers complexes pour appréhender une cer-taine naissance, la naissance de gestes, d’une certaine manière de rompre avec la représentation, de rompre avec le regard social, qui malgré tout travaille parfois les artistes.

En ce sens, SB n’aura pas cessé dans ces toiles d’être un archéologue, de remonter en deçà des choses et des mots, d’explorer des territoires inconnus en voyant et en créateur génial ! Montrer les points aveugles, se placer dans les espaces intermédiaires, interstitiels, voilà ce que « la béance du ruban » aura été !

De cette expérience, l’auteur de ces lignes, aura reçu sans doute une profonde empreinte, un profond sentiment de reconnaissance d’avoir pu assister à la naissance d’un monde 2.

« Labo 25 »

Entre 2008 et 2010, Stéphane Blondeau ne peint presque plus. Il délaisse les instruments du peintre pour des matières et des procédés plus liés à des performances, encore que le mot ne soit pas parfaitement conforme à la démarche : puisque nous allons le voir, il ne s’agit pas de produire des actes, de faire participer, comme une sorte de communion, mais de tenter de rendre sensible à l’idée de communauté, à l’idée de réunions stellaires ou solaires. Labo25 est un nouveau projet axé sur des installations, qui forment un tout, une plate-forme. Ce projet est en effet composé de cinq installations : « Poupées organiques », « Sous les toits », « Journal intime », « Arketing » et « Momie ».

SB semble, désormais, préoccupé par la société : notre monde. Et dans son versant le plus hor-rible : le versant normatif. Il écrit en effet que Labo25 est une « plate-forme pour pouvoir poser de nombreux idées et concepts qui touchent la société actuelle en devenir et ma vision d’un monde de plus en plus pressurisé et aseptisé ». On pourrait voir dans ce nouveau travail une face cette fois plus généa-

2 Voir notre article, « Cosmogonies », publié dans le catalogue raisonné des œuvres du peintre : « La béance du ruban ».

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logiste, si l’on permet que je reprenne cette catégorisation foucaldienne, c’est-à-dire un travail plus tourné vers la critique des pouvoirs, vers les rapports de force qui tissent notre peau sociale. C’est là un regard histologique, un regard critique sur la clinique de notre temps. SB est un anatomiste de la société.

SB semble même avoir poussé le paradoxe (entre la nature de ces deux projets), au point d’estampiller son nouveau travail, par un logo, qui est comme la signature d’une grande marque. Pourtant, ce logo est pour le moins très intéressant, car il tient en lui-même l’idée d’expertise mais aussi comme on le verra plus loin, il peut être articulé comme un diagramme, impliquant en lui une sorte de geste d’écartèlement, de fragmentation.

Voyons tout d’abord comment est pensé le regard clinique de la société.

« Poupées organiques ». C’est la plus complexe des installations présentées (du moins dans sa mise en place). Elle est composée d’une table d’opération en plein travail et une sorte d’établi de laboratoire, de vitrine où l’on peut voir dans des bocaux des « fœtus », ou « boudinés », ficelés. Il s’agit de montrer comment la création de personnages au stade embryonnaire est conditionnée dès la naissance par la société : puisque toute naissance a lieu dans un hôpital, suivant des procédures spécifiques, requérant des experts selon une hiérarchie presque hiératique. La présence d’un com-manditaire au sein de la salle d’opération indique que ces naissances programmées relèvent aussi des instances du pouvoir politique, et c’est pourquoi ils font très tôt l’objet d’une uniformisation. SB laisse toutefois entrevoir une sorte d’ « avenir prometteur », par l’espèce de danse que suggèrent les fœtus dans les bocaux, comme si toute singularité ne s’éteignait jamais.

Cette première installation a nécessité un local spécifique aménagé pour l’occasion comme un lieu aseptisé et l’aide de figurants. L’acteur sans sa blouse a l’air d’un mort-vivant, et aucune expres-sion d’humanité ne ressort des médecins et infirmière. On peut mettre en relation cette installation avec « Arketing » d’une part et « Momie » d’autre part.

« Arketing » et « Poupées organiques » impliquent, chacune, très clairement cette double di-mension d’expertise. L’une au niveau médical, l’autre au niveau commercial avec le marché de l’art. Ce que semble confirmer le peintre lui-même : « A travers labo 25, je fais référence aux thèmes récur-rents que l’on trouve dans le divertissement audio/visuel mais aussi dans toute notre société où l’expert tient une place prépondérante ».

« Momie » fait le lien entre les installations. La momie est un « état » de l’homme dans nos sociétés, il est ce que nous sommes. Nous sommes des êtres qui avons brimé nos virtualités, notre puissance de vie. Nous sommes des morts-vivants. Ici SB rejoint le grand cinéaste de l’horreur Georges Romero 3 dans une mise en lumière de notre condition mortifère.

La place de « Sous les toits », de « Journal intime » semblent moins évidentes. Le titre de la pre-mière n’est pas sans évoquer « les toits » des peintures du premier projet. Pourtant il ne s’agit pas de la même chose. « Sous les toits », c’est vraiment sous nos toits, dans nos maisons, dans le sol privé de nos existences.

Entre « sous les toits » et « journal intime » il y a certaines similitudes de perspective :

1°) le choix tout d’abord d’un lieu-tombeau, parsemé de hiéroglyphes, de symboles, de signes pres-que animaux fait écho à l’intimité de la chambre que forme le journal, ou dans lequel il se trouve.

2°) les hiéroglyphes, dont le sens nous échappe, font écho aux lignes écrites sur les murs de

3 A ceci près que chez Romero les « morts-vivants » sont les révolutionnaires et que les humains qui recherchent les lieux d’enfermement (d’une maison au « panic room », via un centre commercial) sont plutôt ceux qui refusent de changer.

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« journal intime » qui nous échappent d’autant plus qu’ils sont pris dans un voile de transparen-ce. Cette transparence est d’ailleurs aussi la marque des figures, comme le suggèrent les tableaux de femmes, tissés avec le « Journal ». Tout semble, en ces lieux, s’ancrer dans une diaphanéité : le côté réaliste des écritures semblent ici martelé (comme les canards), ciselé, pour décrire un nivel-lement du sens. Le sens nous échappe car il est épuisé, il n’a pas de réserve, il est sans virtualité.

Il y a aussi l’idée que nous sommes comme en joie (à la manière de la statue, poupée gonfla-ble fuchsia) devant ce non-sens ; nous sommes dans des postures d’adoration face à ce non-sens de nos vies, car pour nous c’est notre symbolisme. Notre peau, comme ces figures de transpa-rence, est ciselée de symboles incompréhensibles, de tatouages horribles.

Le choix du tombeau rappelle ou appelle bien sûr la momie, car c’est un lieu qui n’a plus rien de vivant, il n’a rien pourtant de l’au-delà : c’est notre monde, qui se renferme comme un « coquille vide ». Il ne s’agit pas d’un symbolisme égyptien. C’est dire seulement que même la sphère privée est touchée par le desséchement, la normalisation (ainsi que l’exprime la répétition infinie du canard, qui est aujourd’hui également un objet-fétiche qui habille nos maisons).

Ce qui est à noter aussi : la résonance du tombeau-presque égyptien qui ne prendra toute sa force que si l’objet fétiche, au centre de la pièce, se fragmente. La place centrale du lieu doit donc marquer une destruction de l’objet du désir, un manque, une déchirure : comme une brisure du fantasme. C’est une manière de marquer la fragmentation du corps ou le devenir du corps vers le « corps sans organe ». Il faut quitter le pulsionnel, quitter ce qui nous rattache au fantasme, pour accéder à un monde divin, qui nous écartèle, nous tire vers plus de puissance de vie.

L’idée que « Sous les toits » se présente finalement comme un double lieu ne veut pas dire qu’il y a deux lieux. L’inversion du « visuel » et du « odoriférant » (comme un chiasme savamment préparé par l’artiste, qui donne autant du poison que du remède, pharmakon) suggère plutôt un même lieu qui devrait être saisi à la fois par les spectateurs selon une double polarisation : momification ou devenir-éclatement. Cette polarisation visant moins à une neutralisation, qu’à nous basculer vers l’un des deux pôles. Car le mortifère ne sera pas là où il y a éclatement de la statue mais bien là où nous croyons nous délecter de nos désirs fantasmatiques. Les canards eux-mêmes (envers et endroits les uns des autres) seront estompés par ce devenir, nous portant moins à une normalisation qu’à des vies possibles. L’apparence, la recherche de la figuration, d’un sens communiquant seront soufflées par la part vitale.

Non pas deux êtres, donc, mais deux parts de nous-mêmes dont l’une semble avoir pris jusqu’ici le dessus : il ne tient qu’à nous de révolutionner notre regard, nos actes, en retrouvant le geste d’écartèlement qui maintient les pôles ensemble. Point zéro, aurait dit Gilles Châtelet 4 , qui chasse les codes, défait les répétitions pour penser la différence. SB s’attache à nous donner une idée d’une autre clinique, d’une autre manière de jouer avec nos peaux. Nous avons trop tendance à prendre l’apparence pour la plus belle peau.

Par cette série d’installations, SB nous fait passer par des phases multiples de décompression, par une sorte d’expérimentations. Il nous montre de quoi nous sommes faits, des peaux et des lambeaux qui nous recouvrent. Alors comment penser ce passage des peintures aux installations ? Y a-t-il une continuité ou rupture ?

4 Voir Gilles Châtelet, « Les Enjeux du mobile », Seuil.

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L’idée de mobilité s’est déplacée, elle n’a plus lieu dans le cadre d’un musée, ou d’un lieu traditionnel (encore que SB ait réfléchi, comme avant lui, Rotkho sur la manière de créer une dynamique de l’expérience de ses tableaux). Mais dans des lieux presque publicitaires. Nous sommes dans des lieux-symboles. SB nous met en charge, en responsabilité de briser les signes, de les retourner, de casser les figures, de rendre transparents, d’effacer les mots trop signifiants, qui renvoient toujours et encore à une intimité plus ou moins « gastrique » (pour parler comme Sartre) qu’évanescente.

Du côté de notre monde, des canards, les monstres sont dans des vitrines, ils sont loin de nous, ils sont dans des verres, on les voit comme derrière un écran. Il s’agit d’une sorte de lieu prophylactique. L’informe tente d’être normalisé, mesuré, mis en bocal. Il faut que de notre côté, tout soit à sa place, que tout soit rigide, que les mobilités les plus singulières soient « parquées ». Le sentiment c’est que ces pièces, ces lieux sont vides, on a du mal à y respirer. Nous nous mo-mifions en les habitant, nous nous desséchons. Notre peau claire est comme pétrifiée par une Gorgone qui a les beaux traits d’une poupée gonflable. Non plus les cellules de vie des filaires, du moléculaire, mais une sorte de couche épaisse, visqueuse, une chair rosâtre qui est étonnamment homogénéisante et qui nous encolle.

Nous sommes loin de ces peintures du début matinal de la création, où SB dessinait pour la première fois des espaces vivifiants, le grouillement d’un peuple nouveau. Les peintures avaient quelque chose encore d’un autre monde, et on pouvait penser que cela ne nous impliquait pas plus que ça. Mais en nous montrant les mondes tels que nous les arpentons sans cesse avec des symboles qui nous parlent, on est maintenant au plus prêt de ce qu’on peut mesurer, de la Terre, de la menace d’étouffement que cette Terre recèle : sans le savoir, nous sommes en train de construire notre propre mausolée !

Les installations sont donc faites de gestes multiples qui s’enchaînent et qui sont des fractu-res dans notre monde (geste d’écartèlement, geste de transparence). Il s’agissait de montrer que notre monde a écarté tout le monstrueux, et que pour le retrouver peut-être rien moins qu’un écartèlement, une Passion serait nécessaire. Etre dieu ?

Une dernière remarque s’impose. On a commencé par dire que ce projet était placé sous le signe d’un logo, mais nous pourrions dire aussi qu’il est un diagramme, si on sait le regarder avec des yeux neufs, si on est attentif au geste qu’il capture.

Le titre Labo25 « symbolise » en effet une expérience de perforation en train de se faire : le cercle étouffant est en train d’être rongé, creusé par une béance, celle du Labo25. Le blanc de la pureté n’entre pas dans le cercle, mais le perfore : c’est comme le trou d’une poinçonneuse. Le travail du geste de la main, qui vient trouer les encerclements, les délimitations de l’espace signifie la fin d’un arpentage glissant, moisi, où les contrées inconnues, lointaines, comme dirait Proust n’ont pas leur place.

Si nous sommes dans un monde où tout est calculé, mesuré par le profit, il est nécessaire de se mettre au niveau de l’arpentage de notre monde pour ouvrir, perforer nos regards. SB le sait bien, et c’est pourquoi il se met à notre niveau pour casser avec ses mains de pianiste, la matière des signes, des valeurs, du culturel, de la marchandisation, du fétichisme. SB a franchi une nouvelle

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étape, avec ce projet, il ne nous fait plus seulement vibrer dans les profondeurs de la béance, il nous montre ses entours, ce qui au plus bas de la matière, la matière des signes, de la machine sociale rocailleuse. Il veut la perforer, pour redonner goût à une existence plus riche nourrie par cette béance qu’il appelle de ses vœux, de ses gestes. Allez Travailleurs ! Encore un effort !

« Etre Dieu »

Très récemment, SB a commencé un troisième projet : « Etre dieu ». Il nous semble que ce dernier projet est encore dans la ligne de conduite que s’est fixé l’artiste : il faut maintenant bâtir une humanité. Où est-elle ? La seule réponse qui vaille : en nous. L’arpentage se fera dès lors dans une sorte d’itinérance. Il s’agira de se faire une nouvelle peau sur les squames de la seconde. La seconde, on s’en souvient, c’est cette peau grisâtre de rhinocéros, ou blême de mort-vivant, coexistant avec une première peau, celle que les peintures du premier projet cherchaient, tentaient d’expérimenter. La première peau, c’était celle de l’étonnement, la seconde, celle de l’horreur, ou de la résignation, quelle sera donc cette troisième peau ? Sinon celle de la lumière de chacun. Peau des dieux.

« Etre dieu ». L’indice de la minuscule peut faire songer qu’il ne sera pas question de mono-théismes, des religions de l’Un. Pourtant, on retrouve la majuscule lorsque SB parle de son pro-jet : « ce projet est une expérience artistique itinérante prévue sur plusieurs années. On y découvre une série de photographies d’hommes ou de femmes chez eux ou en extérieur. Je vais leur proposer d’être « Dieu », une sacralisation profane de chaque être ». Pourquoi cette sacralisation qui ressemble presque à une façon de devenir Jésus ? On peut tout d’abord remarquer que ce projet n’a de sens que dans un périple, dans un parcours. Il ne s’agit pourtant pas d’un chemin de croix, où l’artiste viendrait poser lui-même. Il s’agit plutôt de « révéler » les libertés de chacun. La religion est ici un « objet » auquel l’artiste devait se confronter. Mais plutôt que de le faire selon la phraséologie habituelle du renversement des attributs de la divinité, ou de la reprise de certains thèmes, SB propose carrément une autre manière de dissocier l’approche créative de l’approche de la Créa-tion. Il s’agit tout simplement d’être dieu.

Dans la cabale juive, il y a l’idée que Dieu au fond transparait dans les actes de ceux qui agissent selon Ses préceptes. Mais SB ne se représente pas Dieu comme la somme des visages qui l’incarnerait. Chaque être, chaque profil, répondant de soi-même à un questionnement propre : celui d’oser se poser à la face du monde, dans la position souveraine qui lui plairait. Le carré bleu incarnant la divinité, l’attitude d’expression de la personne est en quelque sorte à concevoir paradoxalement, comme une sorte d’épreuve par rapport à ses propres croyances. C’est d’ailleurs pourquoi, les attitudes les moins réfléchies seront celles où il y aura à la place de Dieu, un vide, pour symboliser sa toute-puissance (la personne affirmant son incapacité à être justement à la place de Dieu). Au contraire, on trouvera une attitude presque désinvolte, presque blasphéma-toire, là où l’individu voudra prendre Sa place. L’intérêt résidant pour l’artiste sans doute dans l’écart des attitudes, dans ce différentiel de notre rapport à la Loi, qu’incarne à sa façon Dieu.

Il est certes fréquent chez certains grands photographes aujourd’hui de montrer, à travers des expositions en plein air, des photos du monde. SB veut plutôt montrer les gens d’une ville,

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de toutes villes qu’il visitera : les photos sont un regard sur soi-même, sur nos postures, sur notre capacité à affronter les normes. C’est comme un pôle éthique : à chacun sa singularité. Bien sûr, l’artiste sait très bien, que les attitudes seront marquées par l’oscillation entre le pôle de l’absence et celui de la pure présence de nouveaux dieux. Mais après tout c’est l’éclat de chacun qui est ap-pelé. Nouvelle forme de communauté où chacun se prête à l’exercice, en dépit de ce que ça coûte en termes de rapport à soi, c’est-à-dire aussi rapport à l’ordre moral, religieux. « Quelle déprise puis-je bien exiger de moi, lorsqu’on me propose d’être « dieu » ? ». Voilà la nouvelle maxime ! Non pas une maxime universelle, mais une maxime locale, une maxime du singulier.

Le dernier geste de SB est pour le moins le plus audacieux qu’il ait jamais tenté : il interpelle maintenant chacun au cœur même de toutes les villes, appelant peut-être à une sorte d’embrase-ment politique, une lumière enfin dans ces lieux politiquement ténébreux de notre époque. C’est sans doute là aussi qu’on repérera le point de contact, presque divin, qui touche les artistes entre eux : comme Isabel Caccia qui emporte avec elle, avec l’aide de ses trames les désirs de milliers de passants, SB va saisir la chair rayonnante, la peau solaire de ces hommes et ces femmes, de ces passants aussi de la ville, porteurs alors, dans leur rassemblement non mesuré, risqué, d’une éthique nouvelle ! « Etre dieu », c’était donc cela : créer un royaume, une sorte de souveraineté qui n’écrase pas par sa Loi, mais qui est la vitalité du geste en chacun de nous !

Donc trois projets unis finalement par un certain travail sur les trois épaisseurs du geste. Trois peaux, trois épaisseurs constitutives de gestes qui se retournent ou non en signes. Textualité savante ou imbécile ! Les gestes de SB taillent dans les peaux qui nous constituent. Après nous avoir donné la vie des plis, dans les plis de la matière, SB nous a donné à penser la part normalisée de notre être, c’était la peau momifié, sans vie. Il fallait alors redonner un espoir plus grand : c’est la « troisième peau », la peau qui se conquiert dans la Chair, qui se conquiert dans l’affrontement de chacun avec lui-même et ses croyances et la part la plus spirituelle, comme si maintenant il fallait révéler par la photographie la matière de l’âme, la membrane qui formera peut-être le déclic d’une nouvelle humanité, non plus tournée vers Dieu, vers le Bien, mais vers la singularité de chacun. Ce serait ça le vrai grand partage, connecter ses peaux, les faire s’aérer, faire crépiter les alvéoles vitales.

Joachim Dupuis

Professeur de lettres et de philosophie à l’ISEN et l’ICAM de LilleMembre du groupe de travail « Gilles Châtelet ». http://groupe.chatelet.neuf.fr

Articles publiés :Les diagrammatismes de Gilles Châtelet et de Michel Foucault, « Chimères N°58 » Variations, métamorphoses et cristal, à propos de la rencontre entre musique et pensée dans le minimalisme, « www.musicologie.org » (2004)La pièce manquante, à propos de Georges Perec, «Interdits.net» (2003)La bombe Foucault, « www.Interdits.net » (2001)

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