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Jeudi 23 octobre 2008 X Au féminin CHAQUE FEMME EST UN ROMAN d'Alexandre Jardin, Grasset, 300 p. A près s’être caché pendant près de quinze ans der- rière des romans « fabri- qués » et « hors la vie », et ainsi avoir repoussé le rendez-vous qu’il avait avec lui-même et les siens, Alexandre Jardin se lançait enfin en 1997 dans une trilogie autobiogra- phique qu’il conclut aujourd’hui avec Chaque femme est un roman. Faisant suite au Zubial (Grasset), livre émou- vant consacré à son père Pascal, écri- vain et scénariste, puis au Roman des Jardin (Grasset, 2005), fresque endia- blée sur une tribu d’irréguliers où les femmes déjà tenaient le premier rôle, ce nouvel opus s’offre d’abord et avant tout comme une formidable déclara- tion d’amour et de recon- naissance à la gent fémini- ne à laquelle le romancier dit toute sa dette. « Long- temps je me suis cru l’hé- ritier d’une famille givrée, portée par l’écume du siècle et engagée dans des tournois sentimentaux qui me dépassaient – alors que je suis né de mes rencontres avec d’étourdissantes perturbatrices. Ce sont les femmes, en effet, qui m’ont appris à penser autre- ment loin des glissières de sécurité (…) Toutes ont dynamité mes opinions ou fait craquer la tunique de mes réflexes trop sérieux. (…) Ce livre foutraque est le recueil de leurs préceptes, ou plutôt l’histoire électrique des interrogations qu’elles n’ont cessé d’allumer en moi. Parfois, il me semble que les femmes sont des tremplins vers le fabuleux. De la littérature guérisseuse qui fond dans un même souffle drame futile et comé- die sérieuse. Écrivaines pour la plupart non pratiquante, toutes produisent de la prose intérieure destinée à tromper leurs déceptions et à soigner leurs rê- ves. (…) Depuis mon plus jeune âge, je sais que Chaque femme est un roman. Voici en quelque sorte mes études litté- raires, blondes et brunes. » Des études (re)composées sur le mode d’une galerie de portraits aussi pi- quants que cocasses où l’on retrou- vera sans surprise : l’explosive Arque- buse, sa grand-mère née sous le signe de l’amour et du plaisir ; Zouzou, sa nurse, exotique de normalité dans cet- te famille passablement déjantée ; Li- berté, sa femme, qu’Alexandre Jardin ne désespère pas un jour d’épouser (on savourera à cet égard l’épisode pour le moins brûlant de sa « non- demande en mariage »). Et bien sûr sa mère, grande pourvoyeuse de fantaisies et de drames. Autour de ce quatuor majeur de maî- tresses-femmes fantasques on décou- vrira aussi dans une chronologie « cul par-dessus tête » une cohorte d’amies, d’amantes, de femmes rêvées ou fan- tasmées (voir à ce titre l’épisode « tor- ride » avec la princesse Grace Kelly) toutes plus ou moins bizarres, insolites pour ne pas dire franchement timbrées. Telle Georgia, l’une de ses lectrices qui plaque sa vie à ses romans ; Anne- Sophie sa banquière qui vit par pro- curation une vie jardinesque à travers ses relevés de comptes ; Mme Equal, professeur de mathématiques dont les méthodes peu académiques pourraient inspirer bien des enseignants ; ou en- core Milou qui enseigna à l’apprenti romancier le pouvoir enchanteur des mots… Une leçon qu’illustre merveilleusement ce roman d’apprentissage tour à tour drôle, piquant, grave et émouvant, d’où s’exhalent la beauté et la force de ces grandes « toquées de liberté ». CHRISTINE ROUSSEAU AU ROYAUME DES FEMMES d'Irène Frain, Fayard, 639 p. A vec Au royaume des fem- mes, Irène Frain, roman- cière et jour- naliste à Paris Match, et qui avait déjà entraîné ses nombreux lecteurs en Inde avec Le Nabab (1982) et Devi (1992), réussit un nou- veau best-seller. Chiffres de vente et ingrédients du genre à l’appui. Rupture et évasion d’abord. Le lecteur fran- çais n’est-il pas appelé à s’identifier à son héros composite et haut en cou- leur qui répond à l’appel du lointain mystérieux, aussi lointain que le toit du monde et aussi mystérieux que la survivance au XX e siècle d’une com- munauté matriarcale, et ce sur la foi du récit d’un espion voyageur et de vieux textes chinois ? Jo- seph Rock à la conquête donc d’une montagne en- core plus haute que l’Eve- rest, fidèlement accompa- gné de ses douze Nakhis, membres d’une ethnie quasi disparue pour traverser des vallées vertigineu- ses, rencontrer princes, moines, mis- sionnaires, bibliothécaires, collection- neurs et bien sûr des femmes fascinées par la beauté de l’aventurier vien- nois qui, même à 4 500 mètres d’altitude, ne se prive pas de consommer de grands vins, de patauger dans une baignoire (gonflable), et de se délecter avec son gramopho- ne à écouter en boucle l’opéra Don GiovanniMême rupture et même éva- sion pour celle qui se définit comme l’enquêtrice, Irène Frain elle-même, la Bretonne qui a peur des chevaux, et qui se lance à son tour sur les traces de son héros, aussi loin et aussi haut que possible, pour préparer une ma- nière de « making of » de son roman dont les premières recherches avaient par ailleurs débuté sur Internet (En- quête sur le royaume des femmes, éd. Maren Sell, 364 pages). Cette intrusion de l’auteur servira bien sur à « authen- tifier » le roman, à l’ancrer dans une réalité vécue, autre bonne condition pour la confection d’un roman populaire. Le der- nier roman d’Irène Frain s’appuie effectivement sur une histoire vraie, celle de Joseph Francis Rock, illustre figure de la science botanique américaine, autodidacte de génie et également formidable conteur et jour- naliste photographe, tenant en haleine les lecteurs du National Geographic Magazine durant neuf séries d’arti- cles entre 1922 et 1935. Intrigué par la possible présence dans la monta- gne Amnye Machen au Tibet de cette « reine des femmes », il commence sa quête passionnée dans les années 1920. L’aventure se termine par un échec et un demi-tour à 50 mètres du but… De Vienne en passant par Honolulu jusqu’aux fins fonds de la Chine my- thique, le récit oscille évidemment entre réalité et fiction pour se terminer sur une note poétique digne du thème primordial de la fugue et du mys- tère : « On me demande pour- quoi j’habite la Montagne de Jade. Je ris alors sans répondre, le cœur naturel- lement en paix. Les fleurs de pê- cher s’éloignent ainsi au fil de l’eau. Il est un autre ciel, une autre terre que parmi les hommes. » JABBOUR DOUAIHY «L a calomnie s’est imposée, il faut tourner la page. La page, c’était moi. » C’est sur ce constat que s’ouvre le premier chapitre de Point de côté de Josyane Savigneau. Grâce à la ténacité de son ami, Jean- Marc Roberts, directeur des éditions Stock, elle accepte de retracer son his- toire, depuis son enfance oubliée dans un coin « du mauvais côté du pont ». Point de côté est la douleur qui nous prend en pleine course, mais qui, ce- pendant, ne condamne pas notre élan. La guérison de la douleur se fait ici à travers un récit passionnant qui évoque son Lycée de province, New York, Paris, ses débuts au Monde, les fabuleuses rencontres avec Simone de Beauvoir, Margueritte Yourcenar, Phi- lippe Sollers, Françoise Verny, Hector Bianciotti, Edwige Feuillère, Philip Roth, Doris Lessing, Juliette Greco, et bien d’autres encore… « Avoir écrit deux biographies ne fait pas de moi un écrivain et ce récit, bien que plus personnel, n’y changera évi- demment rien. » Comment avez-vous décidé de passer à l’écriture autobio- graphique ? Ce fut très compliqué parce que ça al- lait contre tous mes principes d’écrire à la première personne. En fait, il m’est arrivé cet incident extrêmement banal qui arrive à des milliers de gens. Un jour, on vous convoque, et comme on ne peut pas vous dire que vous travaillez mal, on vous trouve une occasion pour vous dire que vous ne convenez plus et on vous met dans un placard. Cela a été vraiment dur pour moi. Jean-Marc Roberts, qui dirige Stock, m’a tou- jours dit de ne pas avoir peur d’écrire à la première personne. Il me disait qu’il ne s’agit pas de faire des romans ou de devenir écrivain, ce qui pour moi n’est pas une question de qualité ou de non-qualité – il s’agit tout simple- ment d’un autre rapport au monde et au temps par rapport au journalisme –, mais de raconter plutôt tous ces gens que j’ai rencontrés, qui m’ont nourrie, qui m’ont formée. Un jour, je lui ai an- noncé que j’allais essayer de le faire, et je l’ai fait ! Vous vous posez la question du genre au milieu du livre vous dites « ce n’est pas un roman ». Oui. Ce n’est pas un roman, mais ce ne sont pas non plus mes mémoires. Un jour, si j’écris mes mémoires, je parlerai beaucoup du Monde où j’ai passé toute ma carrière professionnel- le. Point de côté est au fond un récit autobiographique qui brasse quelques morceaux de mon autobiographie. Que pensez-vous de la littérature contemporaine française que vous avez pu observer de près tout au long de votre carrière au Monde ? Contrairement à ce qu’on dit, je trouve qu’il y a encore de très bons auteurs. Yannick Haenel, par exemple, très re- marqué avec Cercle l’an dernier, est un écrivain très important. Je pense également à Eric Reinhardt ou Régis Jauffret. Même si, personnellement, la littérature de Jauffret ne me touche pas tellement, je dois admettre que c’est un auteur intéressant. Il y a certes de très bons écrivains, mais ne sentez-vous pas qu’il y a un côté un peu « people » qui commence à se développer ? Je pense notamment au cas Christine Angot. J’ai toujours défendu Christine Angot. J’ai parlé d’elle quand personne ne la connaissait. Je trouve qu’on a tout à fait le droit de ne pas aimer ce qu’elle fait, mais je trouve affreuse la manière dont on l’a injuriée tout au long de cette rentrée littéraire. Ce genre de per- sonnes provoque une pulsion négative. Philippe Sollers a connu ce phénomène, il y a vingt ans, avec des phrases telles que : « Pour en finir avec Sollers ». Sol- lers a tenu le coup et même si l’on est en droit de ne pas aimer ce qu’il écrit, on ne peut que reconnaître qu’il a bâti une œuvre. Dans ce livre, vous ne parlez pas uniquement de votre « destitution » du Monde, vous racontez également vos rencontres inoubliables, vous parlez des hommes et des femmes que vous avez aimés... Seul le premier chapitre parle de ce qui m’est arrivé au Monde, mais cette épreuve a été le choc qui a fait que j’ai osé écrire à la première personne. Au fil du récit, je me suis aperçue que ce qui me restait de ce métier, c’étaient des choses magnifiques. Jean-Marc Roberts m’a d’ailleurs fait remarquer, quand j’ai rendu mon manuscrit, que le chapitre qui s’intitule « Souvenirs enchantés » est le plus long de tout le livre. De fait, ce métier que j’aime pas- sionnément m’a permis de rencontrer des gens extraordinaires, et c’est sur- tout cela que je retiens. Vous consacrez maintes pages à Simone de Beauvoir dont vous rappelez l’in- fluence sur vous. Si je suis là, aujourd’hui, devant vous, c’est certainement grâce à elle. Si, dans mon petit Lycée de province, je n’avais pas lu Simone de Beauvoir, si je n’avais pas compris ce qu’elle disait, à savoir que, quel que soit son milieu, il fallait s’en arracher et inventer sa propre li- berté, je n’aurais pas franchi toutes ces étapes. Vous évoquez trois villes, Paris, New York et Beyrouth. Vous parlez beaucoup des deux premières alors que vous vous contentez, à la fin du livre, de dire tout votre amour pour cette ville « en dépit des cicatrices de la guerre civile ». J’aurais voulu parler davantage de Bey- routh, mais ça ne pouvait pas aller avec la matière du livre. Mais j’aimerais bien un jour rendre hommage à cette ville magnifique. Lu- cien George, le correspon- dant du Monde à Beyrouth, faisait une édition du Mon- de Proche-Orient, et avait sollicité la collaboration du Monde des livres pour le supplément spécial consa- cré au Salon du livre de Beyrouth. Du coup, il m’a invitée dans cette ville que j’ai toute de suite aimée. En général, j’aime les villes en désordre ; ici tout est stérilisé. Tout le monde s’ar- rête au feu rouge, puis repart sans voir l’autre. Ce qui m’a frappée quand je suis arrivée à Beyrouth, c’est qu’en dépit des traces de la guerre visibles sur les murs, cette ville avait un charme incroyable et une force de vie qu’on sent tout de suite quand on s’y trouve. Au fond, j’aime les ports, comme New York ; j’aime le Sud : dès que je quitte le Nord, je me sens bien ! Propos recueillis par RITA BASSIL EL-RAMY POINT DE CÔTÉ de Josyane Savigneau, Stock, 254 p. Josyane Savigneau, souvenirs d’une battante Romans Image et parole © Francesca Mantovani / Opale Le jardin des femmes À la conquête de l’impossible De Vienne en passant par Honolulu jusqu’aux fins fonds de la Chine mythique, le récit oscille entre réalité et fiction Critique littéraire de renom, directrice du Monde des livres jusqu’en janvier 2005, biographe de Marguerite Yourcenar et de Carson McCullers, Josyane Savigneau publie Point de côté, où elle raconte son itinéraire et les rencontres qui ont marqué sa vie. Josyane Savigneau participera à une table ronde sur la critique littéraire, à la salle Schéhadé le 26 OCTOBRE À 19H Alexandre Jardin signera son livre au stand Virgin le 28 OCTOBRE À 19H Irène Frain signera son livre au stand de la librairie El Bourj le 29 OCTOBRE À 18H Exposition photographique et lecture autour de Gibran À l’occasion du 125 e anniversaire de la naissance de Gibran, deux événe- ments sont prévus le samedi 25 octo- bre 2008 dans le cadre du Salon du livre pour lui rendre hommage : une exposition de photos inspirées de son chef-d’œuvre Le Prophète et réalisées par Hayat Karanouh, accompagnées d’extraits du livre (inauguration à 19h, stand Mission culturelle fran- çaise) ; et une lecture en français de textes de Gibran par l’acteur Robin Renucci (à 18h, salle Schehadé). Deux rendez-vous à ne pas manquer ! D.R. © Hayat Karanouh

Au féminin - L'ORIENT LITTERAIRE · ce nouvel opus s’offre d’abord et avant ... sais que Chaque femme est un roman. ... espion voyageur et de vieux textes chinois ? Jo-

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Jeudi 23 octobre 2008X Au féminin

Chaque femme est un roman d'Alexandre Jardin, Grasset, 300 p.

Après s’être caché pendant près de quinze ans der-rière des romans « fabri-qués » et « hors la vie »,

et ainsi avoir repoussé le rendez-vous qu’il avait avec lui-même et les siens, Alexandre Jardin se lançait enfin en 1997 dans une trilogie autobiogra-phique qu’il conclut aujourd’hui avec Chaque femme est un roman. Faisant suite au Zubial (Grasset), livre émou-vant consacré à son père Pascal, écri-vain et scénariste, puis au Roman des Jardin (Grasset, 2005), fresque endia-blée sur une tribu d’irréguliers où les femmes déjà tenaient le premier rôle, ce nouvel opus s’offre d’abord et avant tout comme une formidable déclara-tion d’amour et de recon-naissance à la gent fémini-ne à laquelle le romancier dit toute sa dette. « Long-temps je me suis cru l’hé-ritier d’une famille givrée, portée par l’écume du siècle et engagée dans des tournois sentimentaux qui me dépassaient – alors que je suis né de mes rencontres avec d’étourdissantes perturbatrices. Ce sont les femmes, en effet, qui m’ont appris à penser autre-ment loin des glissières de sécurité (…) Toutes ont dynamité mes opinions ou fait craquer la tunique de mes réflexes trop sérieux. (…) Ce livre foutraque est le recueil de leurs préceptes, ou plutôt l’histoire électrique des interrogations qu’elles n’ont cessé d’allumer en moi. Parfois, il me semble que les femmes sont des tremplins vers le fabuleux. De la littérature guérisseuse qui fond dans un même souffle drame futile et comé-die sérieuse. Écrivaines pour la plupart non pratiquante, toutes produisent de la prose intérieure destinée à tromper leurs déceptions et à soigner leurs rê-ves. (…) Depuis mon plus jeune âge, je sais que Chaque femme est un roman. Voici en quelque sorte mes études litté-raires, blondes et brunes. »

Des études (re)composées sur le mode d’une galerie de portraits aussi pi-quants que cocasses où l’on retrou-

vera sans surprise : l’explosive Arque-buse, sa grand-mère née sous le signe de l’amour et du plaisir ; Zouzou, sa nurse, exotique de normalité dans cet-te famille passablement déjantée ; Li-berté, sa femme, qu’Alexandre Jardin

ne désespère pas un jour d’épouser (on savourera à cet égard l’épisode pour le moins brûlant de sa « non-demande en mariage »). Et bien sûr sa mère, grande pourvoyeuse de fantaisies et de drames. Autour de ce quatuor majeur de maî-

tresses-femmes fantasques on décou-vrira aussi dans une chronologie « cul par-dessus tête » une cohorte d’amies, d’amantes, de femmes rêvées ou fan-tasmées (voir à ce titre l’épisode « tor-ride » avec la princesse Grace Kelly) toutes plus ou moins bizarres, insolites pour ne pas dire franchement timbrées. Telle Georgia, l’une de ses lectrices qui plaque sa vie à ses romans ; Anne-Sophie sa banquière qui vit par pro-curation une vie jardinesque à travers ses relevés de comptes ; Mme Equal, professeur de mathématiques dont les méthodes peu académiques pourraient inspirer bien des enseignants ; ou en-core Milou qui enseigna à l’apprenti romancier le pouvoir enchanteur des mots…

Une leçon qu’illustre merveilleusement ce roman d’apprentissage tour à tour drôle, piquant, grave et émouvant, d’où s’exhalent la beauté et la force de ces grandes « toquées de liberté ».

Christine rOUsseAU

au royaume des femmes d'Irène Frain, Fayard, 639 p.

Avec Au royaume des fem-mes, Irène Frain, roman-cière et jour-naliste à Paris

Match, et qui avait déjà entraîné ses nombreux lecteurs en Inde avec Le Nabab (1982) et Devi (1992), réussit un nou-veau best-seller. Chiffres de vente et ingrédients du genre à l’appui.

Rupture et évasion d’abord. Le lecteur fran-çais n’est-il pas appelé à s’identifier à son héros composite et haut en cou-leur qui répond à l’appel du lointain mystérieux, aussi lointain que le toit du monde et aussi mystérieux que la survivance au XXe siècle d’une com-munauté matriarcale, et ce sur la foi du récit d’un espion voyageur et de vieux textes chinois ? Jo-seph Rock à la conquête donc d’une montagne en-core plus haute que l’Eve-rest, fidèlement accompa-gné de ses douze Nakhis, membres d’une ethnie quasi disparue pour traverser des vallées vertigineu-ses, rencontrer princes, moines, mis-sionnaires, bibliothécaires, collection-neurs et bien sûr des femmes fascinées par la beauté de l’aventurier vien-nois qui, même à 4 500 mètres d’altitude, ne se prive pas de consommer de grands vins, de patauger dans une baignoire (gonflable), et de se délecter avec son gramopho-ne à écouter en boucle l’opéra Don Giovanni… Même rupture et même éva-sion pour celle qui se définit comme l’enquêtrice, Irène Frain elle-même, la Bretonne qui a peur des chevaux, et qui se lance à son tour sur les traces

de son héros, aussi loin et aussi haut que possible, pour préparer une ma-nière de « making of » de son roman dont les premières recherches avaient par ailleurs débuté sur Internet (En-quête sur le royaume des femmes, éd.

Maren Sell, 364 pages).

Cette intrusion de l’auteur servira bien sur à « authen-tifier » le roman, à l’ancrer dans une réalité vécue, autre bonne condition pour la confection d’un roman populaire. Le der-nier roman d’Irène Frain s’appuie effectivement sur une histoire vraie, celle de Joseph Francis Rock,

illustre figure de la science botanique américaine, autodidacte de génie et également formidable conteur et jour-naliste photographe, tenant en haleine les lecteurs du National Geographic Magazine durant neuf séries d’arti-

cles entre 1922 et 1935. Intrigué par la possible présence dans la monta-gne Amnye Machen au Tibet de cette « reine des femmes », il commence sa quête passionnée dans les années 1920. L’aventure se termine par un échec et

un demi-tour à 50 mètres du but…

De Vienne en passant par Honolulu jusqu’aux fins fonds de la Chine my-thique, le récit oscille évidemment

entre réalité et fiction pour se terminer sur une note poétique digne du thème primordial de la fugue et du mys-tère : « On me demande pour-quoi j’habite la Montagne de Jade. Je ris alors sans répondre, le cœur naturel-lement en paix. Les fleurs de pê-cher s’éloignent ainsi au fil de

l’eau. Il est un autre ciel, une autre terre que parmi les hommes. »

JAbbOUr Douaihy

«La calomnie s’est imposée, il faut tourner la page. La page, c’était moi. » C’est sur ce

constat que s’ouvre le premier chapitre de Point de côté de Josyane Savigneau. Grâce à la ténacité de son ami, Jean-Marc Roberts, directeur des éditions Stock, elle accepte de retracer son his-toire, depuis son enfance oubliée dans un coin « du mauvais côté du pont ». Point de côté est la douleur qui nous prend en pleine course, mais qui, ce-pendant, ne condamne pas notre élan. La guérison de la douleur se fait ici à travers un récit passionnant qui évoque son Lycée de province, New York, Paris, ses débuts au Monde, les fabuleuses rencontres avec Simone de Beauvoir, Margueritte Yourcenar, Phi-lippe Sollers, Françoise Verny, Hector Bianciotti, Edwige Feuillère, Philip Roth, Doris Lessing, Juliette Greco, et bien d’autres encore…

« Avoir écrit deux biographies ne fait pas de moi un écrivain et ce récit, bien que plus personnel, n’y changera évi-demment rien. » Comment avez-vous décidé de passer à l’écriture autobio-graphique ?

Ce fut très compliqué parce que ça al-lait contre tous mes principes d’écrire à la première personne. En fait, il m’est arrivé cet incident extrêmement banal qui arrive à des milliers de gens. Un jour, on vous convoque, et comme on ne peut pas vous dire que vous travaillez mal, on vous trouve une occasion pour

vous dire que vous ne convenez plus et on vous met dans un placard. Cela a été vraiment dur pour moi. Jean-Marc Roberts, qui dirige Stock, m’a tou-jours dit de ne pas avoir peur d’écrire à la première personne. Il me disait qu’il ne s’agit pas de faire des romans ou de devenir écrivain, ce qui pour moi n’est pas une question de qualité ou de non-qualité – il s’agit tout simple-ment d’un autre rapport au monde et au temps par rapport au journalisme –, mais de raconter plutôt tous ces gens que j’ai rencontrés, qui m’ont nourrie, qui m’ont formée. Un jour, je lui ai an-noncé que j’allais essayer de le faire, et je l’ai fait !

Vous vous posez la question du genre au milieu du livre vous dites « ce n’est pas un roman ».

Oui. Ce n’est pas un roman, mais ce ne sont pas non plus mes mémoires. Un jour, si j’écris mes mémoires, je parlerai beaucoup du Monde où j’ai passé toute ma carrière professionnel-le. Point de côté est au fond un récit autobiographique qui brasse quelques morceaux de mon autobiographie.

Que pensez-vous de la littérature contemporaine française que vous avez pu observer de près tout au long de votre carrière au Monde ?

Contrairement à ce qu’on dit, je trouve qu’il y a encore de très bons auteurs. Yannick Haenel, par exemple, très re-marqué avec Cercle l’an dernier, est un écrivain très important. Je pense

également à Eric Reinhardt ou Régis Jauffret. Même si, personnellement, la littérature de Jauffret ne me touche pas tellement, je dois admettre que c’est un auteur intéressant.

Il y a certes de très bons écrivains, mais ne sentez-vous pas qu’il y a un côté un peu « people » qui commence à se développer ? Je pense notamment au cas Christine Angot.

J’ai toujours défendu Christine Angot. J’ai parlé d’elle quand personne ne la connaissait. Je trouve qu’on a tout à fait le droit de ne pas aimer ce qu’elle fait, mais je trouve affreuse la manière dont on l’a injuriée tout au long de cette rentrée littéraire. Ce genre de per-sonnes provoque une pulsion négative. Philippe Sollers a connu ce phénomène, il y a vingt ans, avec des phrases telles que : « Pour en finir avec Sollers ». Sol-lers a tenu le coup et même si l’on est en droit de ne pas aimer ce qu’il écrit, on ne peut que reconnaître qu’il a bâti une œuvre.

Dans ce livre, vous ne parlez pas uniquement de votre « destitution » du Monde, vous racontez également vos rencontres inoubliables, vous parlez des hommes et des femmes que vous avez aimés...

Seul le premier chapitre parle de ce qui m’est arrivé au Monde, mais cette épreuve a été le choc qui a fait que j’ai osé écrire à la première personne. Au fil du récit, je me suis aperçue que ce qui me restait de ce métier, c’étaient des choses magnifiques. Jean-Marc Roberts m’a d’ailleurs fait remarquer, quand j’ai rendu mon manuscrit, que le chapitre qui s’intitule « Souvenirs enchantés » est le plus long de tout le livre. De fait, ce métier que j’aime pas-sionnément m’a permis de rencontrer des gens extraordinaires, et c’est sur-tout cela que je retiens.

Vous consacrez maintes pages à Simone de Beauvoir dont vous rappelez l’in-fluence sur vous.

Si je suis là, aujourd’hui, devant vous, c’est certainement grâce à elle. Si, dans mon petit Lycée de province, je n’avais pas lu Simone de Beauvoir, si je n’avais pas compris ce qu’elle disait, à savoir que, quel que soit son milieu, il fallait s’en arracher et inventer sa propre li-berté, je n’aurais pas franchi toutes ces étapes.

Vous évoquez trois villes, Paris, New York et Beyrouth. Vous parlez beaucoup des deux premières alors que vous vous contentez, à la fin du livre, de dire tout votre amour pour cette ville « en dépit des cicatrices de la guerre civile ».

J’aurais voulu parler davantage de Bey-routh, mais ça ne pouvait pas aller avec la matière du livre. Mais j’aimerais bien

un jour rendre hommage à cette ville magnifique. Lu-cien George, le correspon-dant du Monde à Beyrouth, faisait une édition du Mon-de Proche-Orient, et avait sollicité la collaboration du Monde des livres pour le supplément spécial consa-cré au Salon du livre de

Beyrouth. Du coup, il m’a invitée dans cette ville que j’ai toute de suite aimée. En général, j’aime les villes en désordre ; ici tout est stérilisé. Tout le monde s’ar-rête au feu rouge, puis repart sans voir l’autre. Ce qui m’a frappée quand je suis arrivée à Beyrouth, c’est qu’en dépit des traces de la guerre visibles sur les murs, cette ville avait un charme incroyable et une force de vie qu’on sent tout de suite quand on s’y trouve. Au fond, j’aime les ports, comme New York ; j’aime le Sud : dès que je quitte le Nord, je me sens bien !

Propos recueillispar ritA bAssiL eL-rAMY

Point de Côté de Josyane Savigneau, Stock, 254 p.

Josyane Savigneau, souvenirs d’une battante

Romans Image et parole© Francesca Mantovani / Opale

Le jardin des femmes

à la conquête de l’impossible

De Vienne en passant

par Honolulu jusqu’aux fins

fonds de la Chine mythique, le récit

oscille entre réalité et fiction

Critique littéraire de renom, directrice du Monde des livres jusqu’en janvier 2005, biographe de Marguerite yourcenar et de Carson McCullers, Josyane Savigneau publie Point de côté, où elle raconte son itinéraire et les rencontres qui ont marqué sa vie.

Josyane Savigneau participera à une table ronde sur la critique littéraire, à la salle Schéhadéle26 oCtobre à 19h

Alexandre Jardin signera son livre au stand Virginle28 oCtobreà 19h

Irène Frain signera son livre au stand de la librairie El Bourjle29 oCtobreà 18h

Exposition photographique et lecture autour de Gibran

À l’occasion du 125e anniversaire de la naissance de Gibran, deux événe-ments sont prévus le samedi 25 octo-bre 2008 dans le cadre du Salon du livre pour lui rendre hommage : une exposition de photos inspirées de son chef-d’œuvre Le Prophète et réalisées par Hayat Karanouh, accompagnées d’extraits du livre (inauguration à 19h, stand Mission culturelle fran-çaise) ; et une lecture en français de textes de Gibran par l’acteur Robin Renucci (à 18h, salle Schehadé). Deux rendez-vous à ne pas manquer !

D.R.

© Hayat Karanouh