BALLON DE TOI

DU MÊME AUTEUR

Dix-sept ans, por te 57, Balland.

Marie Lebey

BALLON DE TOI roman

BALLAND

© Éditions Balland, 1987.

à Claude Carrère

Et puis à Catherine Breillat Jean-José Baranes

Bernard Morlino Gilles Millet

Pierre Novion

« On ne connaît bien que ce qu'on n'a pas appris »

« X »

1.

Quand tout à l'heure, mon professeur m'a annoncé que c'était moi, je n'y ai pas cru et je me suis retournée pour voir si elle ne s'adressait pas à une autre fille. Mais non, j'ai bel et bien été choisie pour danser la Reine des Willis dans Giselle. Les répétitions commenceront au Théâtre de la Ville dans deux semaines. C'est drôle, mais même encore maintenant je n'en reviens pas, alors je décroche mon téléphone pour me faire couler un bain.

Un bain brûlants bien sûr, et comme d'habitude j'ai le tournis en sortant. Ivre d'eau chaude je titube jusqu'à mon peignoir où mes bras font trois petits tours de manège avant d'enfiler les manches. Les bains brûlant, d'habitude c'est ma manière à moi d'oublier mes soucis. Mais en a-t-on encore

des soucis quand du jour au lendemain on est sacrée Reine des Willis? Non! Eh bien si, deux : le premier, mon vélo tout neuf à qui ma concierge a

crevé les pneus « pour me faire la leçon », comme elle dit, « parce que le matin il gêne et qu'elle ne peut plus sortir les poubelles dans la cour! » Le deuxième : ma jupe verte qui traîne depuis des semaines chez le teinturier. Il ne me reste jamais assez d'argent à la fin du mois pour aller la récupérer. Pourtant cinquante francs, c'est pas la mort! Quoique... Avec cinquante francs, je peux m'acheter le Journal de Nijinski qui vient de sortir en Poche, un protège-pointes en caoutchouc, une huile pour le bain aux extraits naturels à la vanille, et une boîte de cotons-tiges. Ce que je peux en consommer de cotons-tiges, une armée! Pour ramoner mes oreilles, estomper le trait de crayon noir sous mes yeux, l'arc-en-ciel de mes paupières, je m'en sers même pour aller chercher la poussière qui s'amasse dans les coins de mon cadran télé- phonique.

Je ne suis pas belle et ça me coûte cher, tous les mois mon argent de poche passe direct au rayon maquillage du Prisu de l'avenue des Ternes. La seule chose que j'ai de bien, c'est mes cheveux. Une coulée de cuivre qui m'arrive à la taille. Le reste, c'est à vous dégoûter de la charcuterie : des yeux en gelée, une bouche de francfort, un teint de terrine, le tout saucissonné dans un jean : un vrai boudin, seulement bourré de charme.

La jupe verte, à la limite j 'en ai d'autres mieux,

mais tous les soirs en sortant de mon cours de

danse, je suis obligée de faire un détour par la rue des Blancs-Manteaux pour ne pas passer devant le pressing. Si encore la teinturière n'avait pas cette tronche de cake, je rentrerais dans la boutique en lui disant :

« Voilà madame du Château ! J'ai pensé que cette jupe verte avec vos yeux!... » Mais la teinturière a des yeux marron comme les cochons. Non la vraie raison des bains chauds, c'est que ce soir je ne pourrai pas voir Loulou afin de lui annoncer la bonne nouvelle. Je l'appelle Loulou parce qu'il lui manque un quart d'heure de cuisson dans les épaules pour remplir son blouson de cuir, et puis Jean-Claude c'est un prénom qui n'existe que dans les calendriers du Gaz de France. En ce moment, il

joue au théâtre La Bruyère, et il arrive toujours en retard au « Café-Restaurant-Bar » de la Cloche

d'Or. Alors je l'attends en faisant durer mon americano, assise à une table de la salle du premier étage.

Lorsqu'il débarque enfin, il ne reste jamais plus de trois minutes avec moi, il faut toujours qu'il descende au sous-sol téléphoner et quand ça n'est pas pour téléphoner, il pisse ou s'enferme dans les toilettes et discute bisness. Comme si l'odeur de la

merde lui faisait garder la tête froide, Loulou a installé les bureaux de son affaire d'import-export

de marijuana dans les W.C. Le patron du café ferme les yeux... Ah les jeunes ça n'est pas qu'il ne les aime pas, mais son berger allemand derrière le comptoir, il ne peut pas les renifler!

Vers une heure du matin je vais régler mon americano à la caisse et je descends au sous-sol chercher mon double-Lou. C'est l'heure où les

patrouilles de police retournent au commissariat pour se relayer entre elles et tous les motards qui ne possèdent pas de papiers d'assurances ont une demi-heure de battement pour circuler en zone libre...

Neuf heures! Déjà? Je vais être en retard! ZZZZZZIP! Je remonte la fermeture Eclair de ma

robe de cuir. Pas de danger qu'elle aille se faire un nettoyage de peau chez la teinturière celle-là! Ce soir c'est le grand jeu : chaussures à talons qui tuent, strass aux oreilles et parfum si lourd qu'il fait office d'armure... Un coup d'œil dans la glace et déjà je me suis changée pour remettre mon éternelle robe-pull qui dégouline sur mes épaules, des collants en laine assortis et mes Répéto noires qui font peut-être trop chaussures de coureur cycliste, mais tant pis, je me sens mieux comme ça. Et puis il ne faut pas exagérer, c'est juste mon prof de danse qui m'a demandé de passer prendre le dessert chez elle pour qu'on discute ensemble de

mon contrat. En réalité il n'y a rien à discuter, je payerais pour danser dans Giselle, tout le monde le sait.

Neuf heures vingt! Vite le répondeur! « Bonjour, vous êtes bien chez Clara Danone mais je ne suis pas là, alors laissez-moi un message en parlant à partir du top sonore! »... Tut! Ah! Zut! J'allais oublier le petit Jacques ! Le petit Jacques, c'est mon vieux frigo que je suis obligée de débrancher tous les soirs. Parce qu'il a les poumons cassés et en respirant il fait un boucan d'enfer qui empêche les voisins de dormir... Ce qui fait que le matin, je passe au moins dix minutes à quatre pattes avec une serpillière à essuyer ses sanglots qui inondent le carrelage de ma cuisine. Le petit Jacques, lui aussi, est responsable de mes bains brûlants. Mes clefs? Ah les voilà, je les range dans mon sac à main que je referme avec un léger pincement au cœur. J'adore le bruit métallique que font les deux boules de son fermoir argenté lorsqu'elles s'entre- choquent. Déjà, gosse, quand j'achetais mes sucet- tes à la boulangerie, je m'amusais à faire de la musique avec mon porte-monnaie en l'ouvrant pour sortir mes sous.

Cric-crac, je ferme ma porte à clef, et re-cric-crac à double tour, car là encore le bruit de ma clef dans la serrure me fait du bien. Et puis je saute dans les bras de Monsieur Roux-Combaluzier,

vérifie dans les reflets de sa porte vitrée, que j'ai bien l'air de la fille qui ne fait que passer, grimace parce qu'avec cette lumière jaune qui me tombe sur le visage j'ai plutôt la mine de quelqu'un qui va vous refiler son hépatite virale. Et déjà me voilà dans le hall, aspirée par un des tentacules de ma concierge, qui sans même se lever de sa chaise, à travers le vasistas de sa niche, a enroulé un bras sur mon épaule et m'attire vers elle. L'odeur de sent-bon comme en ont certains taxis, dont elle inonde sa loge, croyant y faire rentrer une partie des Vosges, me prend à la gorge en m'enlevant toute envie de partir en croisade pour un vélo. Mais on ne la fait pas à Denise, espèce de chose à mille pattes qui court toujours partout, un pied dans l'escalier, un doigt sur ma sonnette pour m'apporter une note d'électricité :

« Tu comprends, Clara, si tous les locataires faisaient comme toi, non seulement les poubelles s'entasseraient et le choléra se propagerait dans tout l'immeuble, mais en plus qui serait responsa- ble? Qui ? Pas Juan Carlos ou le comte de Paris! hurle-t-elle en brandissant le Point de Vue Images qu'elle était en train de feuilleter quelques instants auparavant, mais MOI! C'est la faute à Denise, qu'ils diraient tous! » Je lui glisse un jeton dans la poche de son tablier en prêtant serment sur toutes les têtes couronnées du monde que, dorénavant

j'attacherai mon vélo dehors pour qu'il ne fasse plus pipi partout dans sa cour et déjà me voilà dans la rue... Sans vélo, ni ticket de métro, mais avec des chaussures coureur cycliste si belles que je me dis qu'après tout la rue d'Armaillé, c'est pas si loin. La lune est tiède ce soir, les terrasses de café vides. D'habitude, j'aime marcher dans Paris la nuit, mais ce soir non. L'Arc de Triomphe brille comme une carte postale. Et même l'église Saint- Ferdinand avec cette lumière jaune qui dégouline sur ses saints Apôtres semble faire le trottoir pour cinquante francs le coup d'œil et cent francs la photo.

« Clip, clap, clip, clap, clip, clap, clip, clap », hier je me suis fait poser des fers à l'arrière de mes chaussures pour m'écouter faire de la musique quand je marche... Ça passe le temps, et puis tout le monde n'a pas forcément un walkman! Tout en m'écoutant marcher, le bruit de mes pas se trans- forme soudain en applaudissements et je me vois en tutu blanc sur la scène du Théâtre de la Ville, esquissant de modestes révérences aux admirateurs qui me lancent des fleurs. Alors je me dis que je devrais m'en faire poser à l'avant et souris rien qu'en imaginant le concert : Clip-clap, clop-clep, clip-clap, clop-clep... Avec des chaussures stéréo à deux vitesses, je mettrais deux fois moins de temps, j'en suis sûre, pour arriver à la rue d'Armaillé!

Quel numéro mon prof m'a-t-elle dit déjà? Ça doit être écrit sur le dos de ma lime à ongles. Je renverse mon sac sur le capot d'une vieille Lancia rouge, quand tout à coup un rayon de lune fait briller ma lime à ongles comme une baguette magique : numéro 76 escalier B au fond de la cour, quatrième gauche. Quelle chance, c'est juste en face! Je range toutes mes affaires dans ma citrouil- le, vérifie dans le rétro que j'ai bien le regard de la fille qui ne fait que passer, tire un peu sur ma robe-pull, parce que je ne vais tout de même pas auditionner pour le Crazy Horse saloon, souris en repensant à la tronche de mes copines tout à l'heure, quand mon professeur a annoncé que c'était moi, et je traverse...

2.

Quand tout à coup, une masse noire me fouette violemment les jambes, les cuisses et je me retrouve toute désarticulée, traînant sur la chaus- sée comme un bouteille de Coca-Cola vide à qui un gosse aurait donné un coup de pied. Aussitôt des gens aux têtes d'artichauts se penchent sur ce drôle de nouveau-né et un cordon de badauds se forme autour de mon berceau. Il faut dire que c'est si joli une danseuse étoile dans le caniveau!

Ils sont tous aux premières loges : la gardienne du 76, le patron du café de l'Avenir, et Mme La Jaunie qui promenait sa chienne Milady. Elle a tout vu, tout! Le sac renversé sur la Lancia, la petite qui était en train de faire des claquettes quand elle a traversé, le conducteur qui a essayé de freiner... Chaque nouvel arrivant demande à son voisin si quelqu'un a pensé à prévenir le SAMU, et une endive suspendue en équilibre sur le trottoir

gémit pour la énième fois que « oui », qu'ils ne vont pas tarder à arriver. « Pauvre gosse! si c'est pas malheureux! » susurre un haricot vert bien au chaud dans son loden. La pauvre gosse a tourné sa tête vers la Lune en la suppliant de ses yeux gris de la lover, elle et ses petites jambes, en fœtus dans son gros ventre. Et soudain je me mets à pleurer de toute ma solitude. Dans tous ces hommes qui vont dans la Lune parce qu'ils sont trop grands pour retourner dans le ventre de leurs mères, il n'y en a pas un pour penser à éloigner ce chien. Un caniche endimanché, qui est venu coller sa truffe froide sur ma main afin d'y renifler l'odeur de la mort. Personne pour arrêter les autobus qui continuent à circuler à quelques centimètres de ma tête.

Pin-pon, pin-pon, pin-pon, pin-pon : les trom- pettes de la vie se sont mises à sonner à l'autre bout de la rue. Mais déjà la mienne m'a désertée et tout me semble inutile, moi, les autres, mes jambes qui pendent sur le goudron comme des racines mortes. A cause du froid la tension commence à monter dans l'assemblée des légumes. Et un com- mando d'infirmiers avec toute une panoplie d'as- tronaute atterrit à mon chevet. Parmi eux, il y en a un plus beau que les autres, avec des yeux si bleus qu'ils sont un bain brûlant à eux seuls où je me plonge en toute confiance. Il s'avance vers moi en

Marie Lebey

Ballon de toi

Roman

"Tout roulait dans ma vie. Je venais d'être choisie pour danser dans "Gisèle" au Théâtre de la Ville, quand, un soir, je me fais renverser par une voiture et me retrouve clouée au lit pendant trois semaines.

C'est le temps du Mundial. La TV affiche "foot" au programme et je la laisse allumée comme une vieille femme qui radote. Tout me semble dérisoire, moi, mes jambes qui pendouillent comme deux racines mortes, la nuit qui tombe, menaçante et suicidaire. Alors que, là-bas, au Mexique, c'est la fête.

L'écran illumine ma chambre, les hurlements et les sifflets me déchirent les tympans. Poussant le volume à fond, je me dis que le bonheur c'est peut-être aussi rond et aussi con qu'un ballon qui roule sur une pelouse. Et je me jure alors d'emmener mes béquilles se bronzer au Mexique pour que tout s'éclate dans ma tête et dans mon corps.

Soudain, une heure avant le début de France-Brésil, dans les toilettes du stade Jalisco, mon ventre gonfle, faisant dérailler la fermeture éclair de mon jean et tout à coup..."

Après Marie Lebey publie avec son second roman.

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections

de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en vertu d’une licence confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.