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  • BIBEBOOK

    HONOR DE BALZAC

    LE MESSAGE

  • HONOR DE BALZAC

    LE MESSAGE

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-0348-0

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : B.N.F. fl

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • LE MESSAGE

    A MONSIEUR LE MARQUIS DAMASO PARETO

    J le dsir de raconter une histoire simple et vraie,au rcit de laquelle un jeune homme et sa matresse fussent saisisde frayeur et se rfugiassent au cur lun de lautre, comme deuxenfants qui se serrent en rencontrant un serpent sur le bord dun bois. Aurisque de diminuer lintrt de ma narration ou de passer pour un fat, jecommence par vous annoncer le but de mon rcit. Jai jou un rle dansce drame presque vulgaire; sil ne vous intresse pas, ce sera ma fauteautant que celle de la vrit historique. Beaucoup de choses vritablessont souverainement ennuyeuses. Aussi est-ce la moiti du talent que dechoisir dans le vrai ce qui peut devenir potique.

    En 1819, jallais de Paris Moulins. Ltat de ma bourse mobligeait voyager sur limpriale de la diligence. Les Anglais, vous le savez, re-gardent les places situes dans cette partie arienne de la voiture commeles meilleures. Durant les premires lieues de la route, jai trouvmille ex-cellentes raisons pour justier lopinion de nos voisins. Un jeune homme,qui me parut tre un peu plus riche que je ne ltais, monta, par got,

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  • Le message Chapitre

    prs de moi, sur la banquette. Il accueillit mes arguments par des sou-rires inoensifs. Bientt une certaine conformit dge, de pense, notremutuel amour pour le grand air, pour les riches aspects des pays quenous dcouvrions mesure que la lourde voiture avanait; puis, je ne saisquelle attraction magntique, impossible expliquer, rent natre entrenous cette espce dintimit momentane laquelle les voyageurs saban-donnent avec dautant plus de complaisance que ce sentiment phmreparat devoir cesser promptement et nengager rien pour lavenir. Nousnavions pas fait trente lieues que nous parlions des femmes et de lamour.Avec toutes les prcautions oratoires voulues en semblable occurrence, ilfut naturellement question de nos matresses. Jeunes tous deux, nous nentions encore, lun et lautre, qu la femme dun certain ge, cest--dire la femme qui se trouve entre trente-cinq et quarante ans. Oh! un potequi nous et couts de Montargis, je ne sais plus quel relais, auraitrecueilli des expressions bien enammes, des portraits ravissants et debien douces condences! Nos craintes pudiques, nos interjections silen-cieuses et nos regards encore rougissants taient empreints dune lo-quence dont le charme naf ne sest plus retrouv pour moi. Sans douteil faut rester jeune pour comprendre la jeunesse. Ainsi, nous nous com-prmes merveille sur tous les points essentiels de la passion. Et, dabord,nous avions commenc poser en fait et en principe quil ny avait riende plus sot au monde quun acte de naissance; que bien des femmes dequarante ans taient plus jeunes que certaines femmes de vingt ans, etquen dnitif les femmes navaient rellement que lge quelles parais-saient avoir. Ce systme ne mettait pas de terme lamour, et nous na-gions, de bonne foi, dans un ocan sans bornes. Enn, aprs avoir fait nosmatresses jeunes, charmantes, dvoues, comtesses, pleines de got, spi-rituelles, nes; aprs leur avoir donn de jolis pieds, une peau satine etmme doucement parfume, nous nous avoumes, lui, que madame unetelle avait trente-huit ans, et moi, de mon ct, que jadorais une quadra-gnaire. L-dessus, dlivrs lun et lautre dune espce de crainte vague,nous reprmes nos condences de plus belle en nous trouvant confrresen amour. Puis ce fut qui, de nous deux, accuserait le plus de sentiment.Lun avait fait une fois deux cents lieues pour voir sa matresse pendantune heure. Lautre avait risqu de passer pour un loup et dtre fusill

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  • Le message Chapitre

    dans un parc, an de se trouver un rendez-vous nocturne. Enn, toutesnos folies! Sil y a du plaisir se rappeler les dangers passs, ny a-t-ilpas aussi bien des dlices se souvenir des plaisirs vanouis: cest jouirdeux fois. Les prils, les grands et petits bonheurs, nous nous disions tout,mme les plaisanteries. La comtesse demon ami avait fum un cigare pourlui plaire; la mienneme faisait mon chocolat et ne passait pas un jour sansmcrire oume voir; la sienne tait venue demeurer chez lui pendant troisjours au risque de se perdre; la mienne avait fait encore mieux, ou pis sivous voulez. Nos maris adoraient dailleurs nos comtesses; ils vivaientesclaves sous le charme que possdent toutes les femmes aimantes; et,plus niais que lordonnance ne le porte, ils ne nous faisaient tout juste depril que ce quil en fallait pour augmenter nos plaisirs. Oh! comme levent emportait vite nos paroles et nos douces rises!

    En arrivant Pouilly, jexaminai fort attentivement la personne demon nouvel ami. Certes, je crus facilement quil devait tre trs srieuse-ment aim. Figurez-vous un jeune homme de taille moyenne, mais trs-bien proportionne, ayant une gure heureuse et pleine dexpression.Ses cheveux taient noirs et ses yeux bleus; ses lvres taient faible-ment roses; ses dents, blanches et bien ranges; une pleur gracieusedcorait encore ses traits ns, puis un lger cercle de bistre cernait sesyeux, comme sil et t convalescent. Ajoutez cela quil avait des mainsblanches, bien modeles, soignes comme doivent ltre celles dune jo-lie femme, quil paraissait fort instruit, tait spirituel, et vous naurez pasde peine maccorder que mon compagnon pouvait faire honneur unecomtesse. Enn, plus dune jeune lle let envi pour mari, car il taitvicomte, et possdait environ douze quinze mille livres de rentes, sanscompter les esprances.

    A une lieue de Pouilly, la diligence versa. Mon malheureux camaradejugea devoir, pour sa sret, slancer sur les bords dun champ frache-ment labour, au lieu de se cramponner la banquette, comme je le s,et de suivre le mouvement de la diligence. Il prit mal son lan ou glissa,je ne sais comment laccident eut lieu, mais il fut cras par la voiture,qui tomba sur lui. Nous le transportmes dans une maison de paysan. Atravers les gmissements que lui arrachaient datroces douleurs, il put melguer un de ces soins remplir auxquels les derniers vux dun mourant

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  • Le message Chapitre

    donnent un caractre sacr. Au milieu de son agonie, le pauvre enfant setourmentait, avec toute la candeur dont on est souvent victime son ge,de la peine que ressentirait sa matresse si elle apprenait brusquement samort par un journal. Il me pria daller moi-mme la lui annoncer. Puis ilme t chercher une clef suspendue un ruban quil portait en sautoir surla poitrine. Je la trouvai moiti enfonce dans les chairs. Le mourant neprofra pas la moindre plainte lorsque je la retirai, le plus dlicatementquil me fut possible, de la plaie quelle y avait faite. Au moment o ilachevait de me donner toutes les instructions ncessaires pour prendrechez lui, la Charit-sur-Loire, les lettres damour que sa matresse luiavait crites, et quil me conjura de lui rendre, il perdit la parole au milieudune phrase; mais son dernier geste me t comprendre que la fatale clefserait un gage de mamission auprs de sa mre. Aig de ne pouvoir for-muler un seul mot de remerciement, car il ne doutait pas de mon zle, ilme regarda dun il suppliant pendant un instant, me dit adieu en me sa-luant par un mouvement de cils, puis il pencha la tte, et mourut. Sa mortfut le seul accident funeste que causa la chute de la voiture. Encore yeut-il un peu de sa faute, me disait le conducteur.

    A la Charit, jaccomplis le testament verbal de ce pauvre voyageur.Sa mre tait absente; ce fut une sorte de bonheur pour moi. Nanmoins,jeus essuyer la douleur dune vieille servante, qui chancela lorsque jelui racontai la mort de son jeune matre; elle tomba demi-morte sur unechaise en voyant cette clef encore empreinte de sang; mais comme jtaistout proccup dune plus haute sourance, celle dune femme laquellele sort arrachait son dernier amour, je laissai la vieille femme de chargepoursuivant le cours de ses prosopopes, et jemportai la prcieuse cor-respondance, soigneusement cachete par mon ami dun jour.

    Le chteau o demeurait la comtesse se trouvait huit lieues de Mou-lins, et encore fallait-il, pour y arriver, faire quelques lieues dans les terres.Il mtait alors assez dicile de macquitter de mon message. Par unconcours de circonstances inutiles expliquer, je navais que largent n-cessaire pour atteindre Moulins. Cependant, avec lenthousiasme de lajeunesse, je rsolus de faire la route pied, et daller assez vite pour de-vancer la renomme des mauvaises nouvelles, qui marche si rapidement.Je minformai du plus court chemin, et jallai par les sentiers du Bourbon-

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  • Le message Chapitre

    nais, portant, pour ainsi dire, un mort sur mes paules. A mesure que jemavanais vers le chteau de Montpersan, jtais de plus en plus eraydu singulier plerinage que javais entrepris. Mon imagination inventaitmille fantaisies romanesques. Jeme reprsentais toutes les situations danslesquelles je pouvais rencontrer madame la comtesse de Montpersan, ou,pour obir la potique des romans, la Juliee tant aime du jeune voya-geur. Je forgeais des rponses spirituelles des questions que je supposaisdevoir mtre faites. Ctait chaque dtour de bois, dans chaque chemincreux, une rptition de la scne de Sosie et de sa lanterne, laquelle ilrend compte de la bataille. A la honte de mon cur, je ne pensai dabordqu mon maintien, mon esprit, lhabilet que je voulais dployer;mais lorsque je fus dans le pays, une rexion sinistre me traversa lmecomme un coup de foudre qui sillonne et dchire un voile de nues grises.Quelle terrible nouvelle pour une femme qui, tout occupe en ce momentde son jeune ami, esprait dheure en heure des joies sans nom, aprsstre donn mille peines pour lamener lgalement chez elle! Enn, il yavait encore une charit cruelle tre lemessager de lamort. Aussi htais-je le pas en me crottant et membourbant dans les chemins du Bourbon-nais. Jatteignis bientt une grande avenue de chtaigniers, au bout delaquelle les masses du chteau de Montpersan se dessinrent dans le cielcomme des nuages bruns contours clairs et fantastiques. En arrivant laporte du chteau, je la trouvai tout ouverte. Cette circonstance imprvuedtruisait mes plans et mes suppositions. Nanmoins jentrai hardiment,et jeus aussitt mes cts deux chiens qui aboyrent en vrais chiens decampagne. A ce bruit, une grosse servante accourut, et quand je lui eusdit que je voulais parler madame la comtesse, elle me montra, par ungeste de la main, les massifs dun parc langlaise qui serpentait autourdu chteau, et me rpondit: Madame est par l

    Merci! dis-je dun air ironique. Son par l pouvait me faire errerpendant deux heures dans le parc.

    Une jolie petite lle cheveux boucls, ceinture rose, robe blanche, plerine plisse, arriva sur ces entrefaites, entendit ou saisit la demandeet la rponse. A mon aspect, elle disparut en criant dun petit accent n:Ma mre, voil un monsieur qui veut vous parler. Et moi de suivre, travers les dtours des alles, les sauts et les bonds de la plerine blanche,

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  • Le message Chapitre

    qui, semblable un feu follet, me montrait le chemin que prenait la petitelle.

    Il faut tout dire. Au dernier buisson de lavenue, javais rehauss moncol, bross mon mauvais chapeau et mon pantalon avec les parements demon habit, mon habit avec ses manches, et les manches lune par lautre;puis je lavais boutonn soigneusement pour montrer le drap des revers,toujours un peu plus neuf que ne lest le reste; enn, javais fait descendremon pantalon sur mes bottes, artistement frottes dans lherbe. Grce cette toilette de Gascon, jesprais ne pas tre pris pour lambulant de lasous-prfecture; mais quand aujourdhui je me reporte par la pense cette heure de ma jeunesse, je ris parfois de moi-mme.

    Tout coup, au moment o je composais mon maintien, au dtourdune verte sinuosit, au milieu de mille eurs claires par un chaudrayon de soleil, japerus Juliette et son mari. La jolie petite lle tenait samre par la main, et il tait facile de sapercevoir que la comtesse avaitht le pas en entendant la phrase ambigu de son enfant. tonne las-pect dun inconnu qui la saluait dun air assez gauche, elle sarrta, me tune mine froidement polie et une adorable moue qui, pour moi, rvlaittoutes ses esprances trompes. Je cherchai, mais vainement, quelques-unes de mes belles phrases si laborieusement prpares. Pendant ce mo-ment dhsitation mutuelle, le mari put alors arriver en scne. Des my-riades de penses passrent dans ma cervelle. Par contenance, je pronon-ai quelques mots assez insigniants, demandant si les personnes pr-sentes taient bien rellement monsieur le comte et madame la comtessedeMontpersan. Ces niaiseriesme permirent de juger dun seul coup dil,et danalyser, avec une perspicacit rare lge que javais, les deux pouxdont la solitude allait tre si violemment trouble. Le mari semblait trele type des gentilshommes qui sont actuellement le plus bel ornement desprovinces. Il portait de grands souliers grosses semelles, je les place enpremire ligne, parce quils me frapprent plus vivement encore que sonhabit noir fan, son pantalon us, sa cravate lche et son col de chemiserecroquevill. Il y avait dans cet homme un peu du magistrat, beaucoupplus du conseiller de prfecture, toute limportance dun maire de cantonauquel rien ne rsiste, et laigreur dun candidat ligible priodiquementrefus depuis 1816; incroyable mlange de bon sens campagnard et de

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  • Le message Chapitre

    sottises; point de manires, mais la morgue de la richesse; beaucoup desoumission pour sa femme, mais se croyant le matre, et prt se regim-ber dans les petites choses, sans avoir nul souci des aaires importantes;du reste, une gure trie, trs-ride, hle; quelques cheveux gris, longset plats, voil lhomme. Mais la comtesse! ah! quelle vive et brusque op-position ne faisait-elle pas auprs de son mari! Ctait une petite femme taille plate et gracieuse, ayant une tournure ravissante; mignonne etsi dlicate, que vous eussiez eu peur de lui briser les os en la touchant.Elle portait une robe de mousseline blanche; elle avait sur la tte un jolibonnet rubans roses, une ceinture rose, une guimpe remplie si dlicieu-sement par ses paules et par les plus beaux contours, quen les voyant ilnaissait au fond du cur une irrsistible envie de les possder. Ses yeuxtaient vifs, noirs, expressifs, ses mouvements doux, son pied charmant.Un vieil homme bonnes fortunes ne lui et pas donn plus de trenteannes, tant il y avait de jeunesse dans son front et dans les dtails lesplus fragiles de sa tte. Quant au caractre, elle me parut tenir tout lafois de la comtesse de Lignolles et de la marquise de B, deux types defemme toujours frais dans la mmoire dun jeune homme, quand il a lu leroman de Louvet. Je pntrai soudain dans tous les secrets de ce mnage,et pris une rsolution diplomatique digne dun vieil ambassadeur. Ce futpeut-tre la seule fois de ma vie que jeus du tact et que je compris enquoi consistait ladresse des courtisans ou des gens du monde.

    Depuis ces jours dinsouciance, jai eu trop de batailles livrer pourdistiller les moindres actes de la vie et ne rien faire quen accomplissant(accomplisant) les cadences de ltiquette et du bon ton qui schent lesmotions les plus gnreuses.

    Monsieur le comte, je voudrais vous parler en particulier, dis-jedun air mystrieux et en faisant quelques pas en arrire.

    Il me suit. Juliette nous laissa seuls, et sloigna ngligemment enfemme certaine dapprendre les secrets de son mari au moment o ellevoudra les savoir. Je racontai brivement au comte la mort de mon com-pagnon de voyage. Leet que cette nouvelle produisit sur lui me prouvaquil portait une aection assez vive son jeune collaborateur, et cettedcouverte me donna la hardiesse de rpondre ainsi dans le dialogue quisensuivit entre nous deux.

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  • Le message Chapitre

    Ma femme va tre au dsespoir, scria-t-il, et je serai oblig deprendre bien des prcautions pour linstruire de ce malheureux vne-ment.

    Monsieur, en madressant dabord vous, lui dis-je, jai rempli undevoir. Je ne voulais pas macquitter de cette mission donne par un in-connu prs de madame la comtesse sans vous en prvenir; mais il macon une espce de dicommis honorable, un secret dont je nai pas lepouvoir de disposer. Daprs la haute ide quil ma donne de votre ca-ractre, jai pens que vous ne vous opposeriez pas ce que jaccomplisseses derniers vux. Madame la comtesse sera libre de rompre le silencequi mest impos.

    En entendant son loge, le gentilhomme balana trs-agrablement latte. Il me rpondit par un compliment assez entortill, et nit en me lais-sant le champ libre. Nous revnmes sur nos pas. En ce moment, la clocheannona le dner; je fus invit le partager. En nous retrouvant graves etsilencieux, Juliette nous examina furtivement. trangement surprise devoir son mari prenant un prtexte frivole pour nous procurer un tte tte, elle sarrta en me lanant un de ces coups dil quil nest donnquaux femmes de jeter. Il y avait dans son regard toute la curiosit per-mise une matresse de maison qui reoit un tranger tomb chez ellecomme des nues; il y avait toutes les interrogations que mritaient mamise, ma jeunesse et ma physionomie, contrastes singuliers! puis tout leddain dunematresse idoltre aux yeux de qui les hommes ne sont rien,hormis un seul; il y avait des craintes involontaires, de la peur, et len-nui davoir un hte inattendu, quand elle venait, sans doute, de mnager son amour tous les bonheurs de la solitude. Je compris cette loquencemuette, et jy rpondis par un triste sourire, sourire plein de piti, de com-passion. Alors, je la contemplai pendant un instant dans tout lclat de sabeaut, par un jour serein, au milieu dune troite alle borde de eurs.En voyant cet admirable tableau, je ne pus retenir un soupir.

    Hlas! madame, je viens de faire un bien pnible voyage, entre-pris pour vous seule.

    Monsieur! me dit-elle.Oh! repris-je, je viens au nom de celui qui vous nomme Juliette.

    Elle plit. Vous ne le verrez pas aujourdhui.

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  • Le message Chapitre

    Il est malade? dit-elle voix basse.Oui, lui rpondis-je. Mais, de grce, modrez-vous. Je suis charg

    par lui de vous coner quelques secrets qui vous concernent, et croyezque jamais messager ne sera ni plus discret ni plus dvou.

    Quy a-t-il?Sil ne vous aimait plus?Oh! cela est impossible! scria-t-elle en laissant chapper un lger

    sourire qui ntait rien moins que franc.Tout coup elle eut une sorte de frisson, me jeta un regard fauve et

    prompt, rougit et dit: Il est vivant?Grand Dieu! quel mot terrible! Jtais trop jeune pour en soutenir

    laccent, je ne rpondis pas, et regardai cette malheureuse femme dunair hbt.

    Monsieur! monsieur, une rponse? scria-t-elle.Oui, madame.Cela est-il vrai? oh! dites-moi la vrit, je puis lentendre. Dites?

    Toute douleur me sera moins poignante que ne lest mon incertitude.Je rpondis par deux larmes que marrachrent les tranges accents

    par lesquels ces phrases furent accompagnes.Elle sappuya sur un arbre en jetant un faible cri.Madame, lui dis-je, voici votre mari!Est-ce que jai un mari.A ce mot, elle senfuit et disparut.H! bien, le dner refroidit, scria le comte. Venez, monsieur.L-dessus, je suivis le matre de la maison qui me conduisit dans une

    salle manger o je vis un repas servi avec tout le luxe auquel les tablesparisiennes nous ont accoutums. Il y avait cinq couverts: ceux des deuxpoux et celui de la petite lle; le mien, qui devait tre le sien; le derniertait celui dun chanoine de Saint-Denis qui, les grces dites, demanda:O donc est notre chre comtesse?

    Oh! elle va venir, rpondit le comte qui aprs nous avoir servi avecempressement le potage sen donna une trs-ample assiette et lexpdiamerveilleusement vite.

    Oh! mon neveu, scria le chanoine, si votre femme tait l, vousseriez plus raisonnable.

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  • Le message Chapitre

    Papa se fera mal, dit la petite lle dun air malin.Un instant aprs ce singulier pisode gastronomique, et aumoment o

    le comte dcoupait avec empressement je ne sais quelle pice de venaison,une femme de chambre entra et dit: Monsieur, nous ne trouvons pointmadame!

    A ce mot, je me levai par un mouvement brusque en redoutantquelque malheur, et ma physionomie exprima si vivement mes craintes,que le vieux chanoine me suivit au jardin. Le mari vint par dcence jusquesur le seuil de la porte.

    Restez! restez! nayez aucune inquitude, nous cria-t-il.Mais il ne nous accompagna point. Le chanoine, la femme de chambre

    et moi nous parcourmes les sentiers et les boulingrins du parc, appe-lant, coutant, et dautant plus inquiets, que jannonai la mort du jeunevicomte. En courant, je racontai les circonstances de ce fatal vnement,et maperus que la femme de chambre tait extrmement attache samatresse; car elle entra bien mieux que le chanoine dans les secrets dema terreur. Nous allmes aux pices deau, nous visitmes tout sans trou-ver la comtesse, ni le moindre vestige de son passage. Enn, en revenantle long dun mur, jentendis des gmissements sourds et profondmenttous qui semblaient sortir dune espce de grange. A tout hasard, jyentrai. Nous y dcouvrmes Juliette, qui, mue par linstinct du dsespoir,sy tait ensevelie au milieu du foin. Elle avait cach l sa tte an das-sourdir ses horribles cris, obissant une invincible pudeur: ctait dessanglots, des pleurs denfant, mais plus pntrants, plus plaintifs. Il nyavait plus rien dans le monde pour elle. La femme de chambre dgagea samatresse, qui se laissa faire avec la asque insouciance de lanimal mou-rant. Cette lle ne savait rien dire autre chose que: Allons, madame,allons?

    Le vieux chanoine demandait: Mais qua-t-elle?Quavez-vous, manice?

    Enn, aid par la femme de chambre, je transportai Juliette dans sachambre; je recommandai soigneusement de veiller sur elle et de dire tout le monde que la comtesse avait la migraine. Puis, nous redescen-dmes, le chanoine et moi, dans la salle manger. Il y avait dj quelquetemps que nous avions quitt le comte, je ne pensai gure lui quau

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  • Le message Chapitre

    moment o je me trouvai sous le pristyle, son indirence me surprit;mais mon tonnement augmenta quand je le trouvai philosophiquementassis table: il avait mang presque tout le dner, au grand plaisir de salle qui souriait de voir son pre en agrante dsobissance aux ordresde la comtesse. La singulire insouciance de ce mari me fut expliquepar la lgre altercation qui sleva soudain entre le chanoine et lui. Lecomte tait soumis une dite svre que les mdecins lui avaient im-pose pour le gurir dune maladie grave dont le nom mchappe; et,pouss par cette gloutonnerie froce, assez familire aux convalescents,lapptit de la bte lavait emport chez lui sur toutes les sensibilits delhomme. En un moment javais vu la nature dans toute sa vrit, sousdeux aspects bien dirents qui mettaient le comique au sein mme dela plus horrible douleur. La soire fut triste. Jtais fatigu. Le chanoineemployait toute son intelligence deviner la cause des pleurs de sa nice.Le mari digrait silencieusement, aprs stre content dune assez vagueexplication que la comtesse lui t donner de son malaise par sa femmede chambre, et qui fut, je crois, emprunte aux indispositions naturelles la femme. Nous nous couchmes tous de bonne heure. En passant devantla chambre de la comtesse pour aller au gte o me conduisit un valet,je demandai timidement de ses nouvelles. En reconnaissant ma voix, elleme t entrer, voulut me parler; mais, ne pouvant rien articuler, elle in-clina la tte, et je me retirai. Malgr les motions cruelles que je venais departager avec la bonne foi dun jeune homme, je dormis accabl par la fa-tigue dune marche force. A une heure avance de la nuit, je fus rveillpar les aigres bruissements que produisirent les anneaux de mes rideauxviolemment tirs sur leurs tringles de fer. Je vis la comtesse assise sur lepied de mon lit. Son visage recevait toute la lumire dune lampe posesur ma table.

    Est-ce bien vrai, monsieur? me dit-elle. Je ne sais comment je puisvivre aprs lhorrible coup qui vient de me frapper; mais en ce momentjprouve du calme. Je veux tout apprendre.

    Quel calme! me dis-je en apercevant lerayante pleur de son teintqui contrastait avec la couleur brune de sa chevelure, en entendant lessons gutturaux de sa voix, en restant stupfait des ravages dont tmoi-gnaient tous ses traits altrs. Elle tait tiole dj comme une feuille

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  • Le message Chapitre

    dpouille des dernires teintes quy imprime lautomne. Ses yeux rougeset gons, dnus de toutes leurs beauts, ne rchissaient quune amreet profonde douleur: vous eussiez dit dun nuage gris, l o nagure p-tillait le soleil.

    Je lui redis simplement, sans trop appuyer sur certaines circonstancestrop douloureuses pour elle, lvnement rapide qui lavait prive de sonami. Je lui racontai la premire journe de notre voyage, si remplie par lessouvenirs de leur amour. Elle ne pleura point, elle coutait avec avidit,la tte penche vers moi, comme un mdecin zl qui pie un mal. Sai-sissant un moment o elle me parut avoir entirement ouvert son curaux sourances et vouloir se plonger dans son malheur avec toute lar-deur que donne la premire vre du dsespoir, je lui parlai des craintesqui agitrent le pauvre mourant, et lui dis comment et pourquoi il mavaitcharg de ce fatal message. Ses yeux se schrent alors sous le feu sombrequi schappa des plus profondes rgions de lme. Elle put plir encore.Lorsque je lui tendis les lettres que je gardais sous mon oreiller, elle lesprit machinalement; puis elle tressaillit violemment, et me dit dune voixcreuse: Et moi qui brlais les siennes! Je nai rien de lui! rien! rien.

    Elle se frappa fortement au front.Madame, lui dis-je. Elle me regarda par un mouvement convulsif.

    Jai coup sur sa tte, dis-je en continuant, une mche de cheveux quevoici.

    Et je lui prsentai ce dernier, cet incorruptible lambeau de celui quelleaimait. Ah! si vous aviez reu comme moi, les larmes brlantes qui tom-brent alors sur mes mains, vous sauriez ce quest la reconnaissance,quand elle est si voisine du bienfait! Elle me serra les mains, et dunevoix toue, avec un regard brillant de vre, un regard o son frlebonheur rayonnait travers dhorribles sourances: Ah! vous aimez!dit-elle. Soyez toujours heureux! ne perdez pas celle qui vous est chre!

    Elle nacheva pas, et senfuit avec son trsor.Le lendemain, cette scne nocturne, confondue dansmes rves, me pa-

    rut tre une ction. Il fallut, pour me convaincre de la douloureuse vrit,que je cherchasse infructueusement les lettres sous mon chevet. Il seraitinutile de vous raconter les vnements du lendemain. Je restai plusieursheures encore avec la Juliette que mavait tant vante mon pauvre com-

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  • Le message Chapitre

    pagnon de voyage. Les moindres paroles, les gestes, les actions de cettefemme me prouvrent la noblesse dme, la dlicatesse de sentiment quifaisaient delle une de ces chres cratures damour et de dvouement sirares semes sur cette terre. Le soir, le comte de Montpersan me conduisitlui-mme jusqu Moulins. En y arrivant, il me dit avec une sorte dem-barras: Monsieur, si ce nest pas abuser de votre complaisance, et agirbien indiscrtement avec un inconnu auquel nous avons dj des obliga-tions, voudriez-vous avoir la bont de remettre, Paris, puisque vous yallez, chez monsieur de (jai oubli le nom), rue du Sentier, une sommeque je lui dois, et quil ma pri de lui faire promptement passer?

    Volontiers, dis-je.Et dans linnocence demon me, je pris un rouleau de vingt-cinq louis,

    qui me servit revenir Paris, et que je rendis dlement au prtenducorrespondant de monsieur de Montpersan.

    A Paris seulement, et en portant cette somme dans lamaison indique,je compris lingnieuse adresse avec laquelle Juliette mavait oblig. Lamanire dont me fut prt cet or, la discrtion garde sur une pauvretfacile deviner, ne rvlent-ils pas tout le gnie dune femme aimante!

    Quelles dlices davoir pu raconter cette aventure une femme qui,peureuse, vous a serr, vous a dit: Oh! cher, ne meurs pas, toi?

    Paris, janvier 1832.

    n

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  • Le message Chapitre

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.