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BIBEBOOK CHARLES BARBARA VIEILLE HISTOIRE

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    CHARLES BARBARA

    VIEILLE HISTOIRE

  • CHARLES BARBARA

    VIEILLE HISTOIRE1857

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1194-2

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

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    Sources : B.N.F. fl

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    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

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  • .. Un mois plus tard, on les mariait. Finis coronat opus. La nocedura huit jours. Et en avant les violons! scria Prosper tout essou,en jetant son manuscrit sur la table.

    Cette manire de terminer un conte t sourire les uns, et scandalisales autres. Anselme, dont le tour tait venu damuser le cercle ou de len-nuyer, comme on voudra, mit n au scandale par ce dbut:

    Ce qui peut arriver tout le monde, je revenais de voyage. On mac-cueillit avec une nouvelle qui me t dresser loreille. Pendant mon ab-sence, un locataire de la maison, un jeune homme, stait pendu sa fe-ntre, et cela cause dune femme presque ma voisine. Jeus quelque peinedabord me souvenir du jeune homme, de M. Paul, comme on disait,garon jouu, quun mot susait rendre rouge.Quant la femme, ma-dame Clmence, ironie du hasard! je me rappelai fort bien mtre croisfrquemment avec elle dans lescalier, et avoir mme remarqu plus dunefois son il vif, ses cheveux noirs, ses paules, sa taille, son air jeune etriant

    Ce dnoment, pas seulement tragique, mais encore singulier, etrendu vive la curiosit la plus endormie Lamaison, langle dune place etdune rue, avait cinq tages. Lemur des deux derniers, lgrement oblique

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    pour faciliter lcoulement des eaux, tait tapiss dardoises. De distanceen distance, il sen chappait un de ces crochets en fer qui servent xerlchafaud des couvreurs. Ctait lun de ces crampons, scell solide-ment dans la charpente, que le jeune homme stait pendu, et cela pen-dant la nuit. De mon logement, sans une barre dappui, et en allongeantle bras, jeusse pu, de la main, toucher ce crampon. Il tait ma droite,un peu au-dessous de moi, entre lune des fentres de madame Clmenceet celle de la chambre quoccupait le jeune Paul. La dicult seule de sysuspendre donnait le frisson. Il avait d au pralable se passer la cordeau cou, puis successivement escalader sa fentre, marcher dans une gout-tire en plomb fort troite, atteindre le crochet en se haussant sur la pointedes pieds, slever la force des poignets jusqu une certaine hauteur,se maintenir dune main dans cette position, et de lautre xer au fer re-courb le bout ottant de la corde, et enn lcher tout. Ntait-ce pasfabuleux? Quel coup dil, quel sang-froid il avait fallu! Un homme unpeu grand net pas pu se pendre. La mort du malheureux navait tenuqu quelques pouces.Qui sait? sans ce crochet, peut-tre net-il jamaissong au suicide! La trace de ses pieds se voyait encore sur le mur, etles brisures dardoises, qui tmoignaient des eorts de son agonie, taientrestes dans la gouttire

    Je ne cessais pas dtre importun du dsir de connatre lhistoire decette catastrophe, quand, un matin, je vis madame Clmence entrer chezmoi. Jen fus dautant plus surpris que cette dame, jusqualors, mavaitsembl peu soucieuse de faire ma connaissance. La veille, entre onzeheures et minuit, je lavais trouve, en grande toilette, causant sur lespremires marches de lescalier avec un sergent-major dun rgiment deligne. Je ne saurais dire jusqu quel point javais t stupfait. Elle staitrange pour mouvrir un passage, et mavait rendu mon salut en tudiantsournoisement mon air

    Sa prsence me causa un grand trouble.Mon Dieu, monsieur, t-elle dun ton clin, je venais vous demander

    si vous seriez assez bon pour me faire une lettre? Je neus pas pluttrpondu armativement, quelle sassit et ajouta, en tirant une lettre desa poche: Mais, dabord, je vous prierai de me relire cette lettre, car je nesais pas bien lire, et surtout lcriture. Seulement alors je maperus de

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    son accent tranant et commun. Sous, lextrieur lgant de cette femmeje dcouvrais une paysanne normande.

    La lettre, de trois pages pleines, dune criture moule, dun stylegrotesque, dune orthographe boiteuse, et somme toute dun intrt m-diocre, tait du sergent-major dont, la veille, javais fort bien remarqulge mr, les normes moustaches et le chevron. Je ne sais plus trop cequelle contenait, sinon quil y tait fait des charges fond de train surle bourgeois, que des protestations damour sy heurtaient et y faisaientun bruit comparable celui du choc de vingt sabres, et quau milieu unedemande en mariage y rsonnait comme un coup de canon.

    Je sais en outre qu cette proposition de mariage, madame Cl-mence, qui coutait cela de lair le plus srieux, clata de rire. Je lui de-mandai ce quelle dsirait que je rpondisse. Tout ce que vous voudrez,dit-elle, avec vivacit, pourvu que je ne le revoie plus. Ce monsieur perdla tte. Me voyez-vous vivandire! Cest bien assez davoir t dner aveclui. Si Monsieur apprenait que jai eu aaire un soldat, il ne serait biensr pas content.

    Nous causmes et, ma prire, elle mexpliqua comment elle avaitconnu ce sous-ocier

    Jai une amie, me dit-elle, qui a son prtendu au rgiment. Ils montinvite dner, et jai trouv avec eux ce sergent, qui, du reste, ma parudabord trs-aimable. Il ma fait la cour et ma reconduite le soir jusquma porte. Je ne savais comment me dfaire de lui. Il nen nissait pas deme conter des histoires et de jurer quil madorait. Je mennuyais mourir,je dormais debout, quand vous nous avez vus ensemble. Voil

    La rponse que je promis madame Clmence me valut de la revoirle lendemain. Je neus besoin daucun prtexte pour la retenir; elle sassitet me parla delle, sans que je len priasse, avec un entier abandon. Ellemapprit que Monsieur tait un grand et gros homme de trente-huit ans,qui, en sus dune fortune personnelle et de grandes esprances du ct desa mre, touchait encore cinq ou six mille francs comme professeur dansune facult. Il tait fou delle, et lui donnait de tout profusion. En vuede la distraire et de lui apprendre le monde, ce quil avait cur, il lavaitconduite nombre de fois dans des maisons respectables. Mais elle sy taitmontre tellement gauche et y avait commis tant de sottises, quil avait

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    t contraint de renoncer ce systme dducation. Il avait exig quelleprt des leons de franais, de danse, de musique, et lui avait mme, ceteet, achet un piano. Ctaient autant de dpenses striles: de son propreaveu, elle ne comprenait rien, elle tait trop bte. La mre de Monsieur,trs-re de son ls, songeait le marier. Mais elle, Clmence, nentendaitpas de cette oreille-l. Au premier bruit dun mariage, elle tait dcide faire tant de scandale que les conclusions en deviendraient impossibles.

    Tout en lcoutant, je me levai pour fermer la fentre, parce que lebruit des voituresmempchait parfois dentendre. Ellemarrta. Laissez-la ouverte, me dit-elle. Si tout tait ferm, votre voisine entendrait ce quenous disons. Encourag par cette bienveillance, jessayai de la mettresur le chapitre de ses amours avec Paul. Son obstination ne pas com-prendre mes allusions ce sujet nit par mimpatienter. Au risque de luiparatre brutal, je lui pris la main et voulus lentraner vers la fentre dansle but de lui mettre le clou sous les yeux. Je ne sais pas comment cela set, mais elle devina mon intention. Oh! t-elle en reculant dun air ef-fray, quelle horreur! Jeus un accs de repentir. Je vois ce que cest,ajouta-t-elle, on vous aura cont cette areuse histoire. Oui, dis-je, maisen courant. Je voudrais bien avoir plus de dtails. Une autre fois, nousverrons, dit madame Clmence. Quant prsent, fermez cette fentre.Elle tait debout et rsolue sortir. Vous ne vouliez pas tout lheure, luis-je observer. Je le veux maintenant, rpliqua-t-elle en allant vers laporte. Quest-ce que cela peut vous faire? dis-je encore. Elle sanimaextrmement, Comment! scria-t-elle Mais vous ne savez donc pasque jai fait condamner absolument ma fentre de ce ct! Vous ne savezdonc pas que je me trouve mal et que jai des attaques de nerfs, rien quenapercevant ce crochet! Je fermai ma fentre.

    Cette maladresse nempcha pas madame Clmence de me faire, dater de ce jour, des visites en quelque sorte priodiques. Je nen taisgure plus avanc. Elle ludait mes questions ou me rpondait avec im-patience que je savais tout, quelle navait rien mapprendre de neuf. Enrevanche, sur elle, son pass, sa famille, elle ne tarissait pas. Elle venait decette Normandie o il y a tant de femmes belles et dun sang magnique.Elle tait lane des trois lles dun brave homme qui faisait valoir, auxenvirons de Caen, une petite ferme quil avait bail. Dcrie dans son

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    village cause de plusieurs aventures, elle tait venue chercher fortune Paris. De temps en temps, elle envoyait, pour quon se souvnt delle,de largent son pre et des cadeaux ses surs. Celles-ci, en outre,venaient la voir une fois chaque anne. Durant quinze jours, elle les gor-geait de plaisirs, et les renvoyait ensuite charges de tous les objets detoilette capables de atter leur got. Aussi, non contentes de lui exp-dier des paniers de grosses pommes rouges pour lhiver, ses cadettes luicraient-elles encore au pays une rputation de beaut surnaturelle, et ilfaut avouer quelle tait pourvue, avec un luxe fabuleux, de tout ce quipouvait excuser un pareil enthousiasme. Ses cheveux splendides eussentt un fardeau pour une femme frle. Des sourcils pais dessinaient uneligne sombre et expressive au-dessus de ses yeux noirs. Sa pleur ne lem-pchait pas dtre frache. Elle avait les plus belles dents du monde; lecorps semblait dune fermet de marbre; le pied tait bien fait et pas tropgrand, chose notable chez une lle qui avait t leve dans les champs.Par-dessus cela, elle avait linstinct des toilettes qui lui convenaient peuprs comme la poule a celui de couver.

    A force de regarder cette femme, jen tais venu beaucoup rverdelle. Je reconnaissais son pas mes palpitations subites. Si elle passaitun jour sans venir, jprouvais un profond ennui, et, chose curieuse, dsquelle tait prsente, je devenais proccup et triste. Elle me question-nait sur cette tristesse. Je rpondais tort et travers. Je ne lui parlais plusdu jeune Paul, dabord par lassitude, ensuite cause des sentiments per-sonnels qui mabsorbaient Cest dans un de ces moments que madameClmence, ma grande surprise, me conta tout au long une histoire queje lui avais tant de fois demande inutilement. Ma curiosit lui enchanaitla langue; il semblait que mon indirence la lui dlit.

    Ici Prosper, quon croyait endormi, renouvela tout coup, mi-voix,lexclamation inconvenante laide de laquelle il avait clos son histoire.Tous les yeux se dirigrent de son ct. Plusieurs personnes levrent enmme temps la voix pour lui adresser des reproches. Anselme, cette foisencore, couvrit les rumeurs en reprenant ainsi sa lecture:

    En rapprochant de son rcit ce que javais appris dailleurs, je com-prenais le drame absolument comme sil se ft pass sousmes yeux. Jtaisparvenu retrouver dans mon souvenir limage exacte du jeune homme.

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    Il tait de taille mdiocre et un peu replet. Vingt ans de vie navaient pointencore touch au rouge vif de ses joues. Des cheveux chtains, longs etngligs, se relevaient sa nuque en queue doiseau. Son il gris bleu, en-foui sous une paupire toujours baisse, osait rarement regarder en face,et jusque dans son allure humble et la tristesse de ses habits clataient cesempreintes indlbiles que grave sur tout individu la vie de sminaire. Envue dutiliser le temps qui le sparait de lge o il pourrait acheter unetude davou, il tait venu Paris faire son droit. Sans amis et sans re-lations, rpugnant en outre sen crer par suite de taciturnit et de m-ance, il vivait dans un isolement complet et paraissait se douter peinequil existt des femmes, des cafs, des bals, des thtres. Il naimait rienau monde dun amour profond que sa mre, vieille veuve au cur dor,dont il caressait lunique faible par des tours de force dconomie et destats mensuels de sa dpense. Sa voisine, quil rencontrait chaque jour,semblait ne pas exister pour lui. Il ny prenait pas mme garde.

    Cela ne faisait pas le compte de la femme, quimpatientait lindi-rence dun jeune homme, blouissant de sant, qui diait et embaumaitpour ainsi dire la maison entire par sa vie tranquille et ses habitudeslaborieuses. Elle stait mis dans la tte de forcer son attention. Elle nyrussit que trop bien. Sa beaut, ses regards hardis et provoquants inon-drent de trouble la poitrine du jeune homme, o germa bientt un amourprofond et incurable.

    Mais Clmence avait lutter contre des prjugs dautant plus te-naces quils poussaient des racines dans une nature neuve et robuste. Latimidit et lignorance muraient lesprit de ltudiant mieux encore queles paupires ne voilaient ses yeux. Il se formait des femmes, quil jugeaitdaprs sa mre, une ide si noble et si haute quil ny songeait pas sansrougir de son indignit. Sa voisine achevait de lcraser sous le prestigedune coquetterie impitoyable. Il sobstinait la croire dune nature biensuprieure la sienne. Sil laissait pousser cet amour en lui et ly fai-sait prosprer par ses rves, ctait sans esprance. La passion, ce qui estpresque une loi, dcuplait sa pusillanimit et lui dictait des faons dagirquon et dites inspires par la haine. Clmence le coudoyait en passant,et il dtournait la tte; elle le saluait haute voix, et il faisait la sourdeoreille; que, par hasard, elle lapert dans la loge et y entrt, il prenait

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    son chapeau et schappait avec une brusquerie qui frisait limpolitesse.Lextravagance de cette conduite, quelle sexpliquait mal encore, let in-failliblement rebute, ntait quelle et pressenti des plaisirs neufs et vifsdans lducation de ce jeune sauvage. Son opinitret croissait en raisonmme de lenttement de son voisin. Hardie de toute sa faiblesse, ellefrappait sa porte et sollicitait des services insigniants. Sous prtexte dele remercier, elle entrait dans sa chambre et sy accrochait laide duneconversation dont elle faisait les frais. Dautres fois, elle lattirait chez elle,o elle le retenait prisonnier des heures entires. Ltudiant avait la ttebasse et lil en dessous dun loup pris dans une fosse. Clmence le taqui-nait sur ses allures de petite lle, lui reprochait de vivre en ours, de harles femmes, avec qui elle prtendait le rconcilier. Tout cela bouleversaitla tte du jeune homme. Il lui arrivait douvrir des yeux grands commedes portes et de sen aller pensif. Le sens de ces provocations commenait pntrer dans son esprit. Ce ntait quune lueur imperceptible; maiscette lueur, comme la goutte dhuile sur une toe, stendait si rapide-ment quelle allait envahir tout son corps. tre aim delle, lui! Il en eutdes transports au cerveau et faillit en devenir fou. Lbranlement quilen ressentit se conoit dautant mieux que le sang brlait ses veines, queson air calme cachait une me passionne et quil en tait son premieramour. Clmence, cette heure, lisait dans sa poitrine mieux que dansun livre. Fatigue dune comdie de trois mois et rsolue den nir, ellelui arracha enn de lme le secret de sa passion et le railla ensuite de cequil navait pas devin plus tt quelle laimait, elle aussi

    Un bonheur exprimable, douloureux force dtre intense, comblales jours de ltudiant. Sa physionomie en emprunta une expression toutenouvelle. Il tait incessamment pntr dune telle joie, que tout son corpsen rayonnait. La beaut de sa matresse entretenait en lui un foyer per-ptuel denthousiasme. Il avait des lans de passion dune imptuosittourdissante. Il venait sur ses lvres, lectrises par le feu des embras-sements, dintarissables folies dont Clmence ne se sentait pas daise. Lemalheureux lui avait alin, exclusivement et sans retour, tous les trsorsde son me. Plus que jamais taciturne avec les trangers, son amour dels mme tait descendu rapidement au niveau dun respect banal. Leslettres de sa mre limportunaient; il navait plus le temps de les lire; il

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    ny rpondait pas. Il avait perdu jusquau souvenir des faiblesses de labonne femme, ou du moins ces faiblesses ne lui paraissaient plus mriterque du ddain; car, cette heure, il dpensait plus dargent en un moisque jadis en une anne.

    Cette analyse rapide, je dois en prvenir, nexiste quen vue dundnoment qui, dans cette tant vieille et toujours nouvelle histoire delanit des hommes dme pour les statues en chair vive, ore seul desparticularits curieuses. Lamour de ltudiant devait suivre la pente irr-sistible de ces passions anormales. Dj cet amour, qui desschait en luila racine des plus vieilles aections, navait plus la scurit des premiersjours. Jaloux et ombrageux, il salarmait dun rien, et Clmence ne se don-nait pas toujours la peine de le rassurer. Aussi, par peur de la perdre, ouseulement de la voir se refroidir, puisait-il toutes les ressources quil ju-geait capables de lattacher lui. Une nouvelle excentricit dintentionou de fait, marquait chacun de ses jours. Il voulait, par exemple, rali-ser sa fortune, et sen aller vivre avec sa chre matresse dans un coin deterre oubli. Clmence souriait. Une autre fois, au paroxysme (paroxisme)de lexaltation, il lui proposait rsolment de mourir dans les bras lun delautre. La femme fronait les sourcils, et devenait de glace. Paul, au dses-poir de lavoir attriste, saccusait de navoir point dme, et norait rienmoins que de sauter par la fentre pour la dlivrer de lui. Elle ne par-venait le calmer quen se composant un visage riant. Pour combler lamesure, il faillit un jour se tuer devant elle. Ils djeunaient ensemble. Lejeune homme, jouant avec son couteau, arma quil se blesserait pourpeu quelle exiget cette preuve damour. Elle le da par plaisanterie, etil se frappa en pleine poitrine. Clmence, pouvante la vue du sangqui ruisselait de la blessure, manqua de tomber la renverse. Elle courutchercher son mdecin qui, linspection de la plaie, dclara quune cteavait, fort heureusement, fait dvier la lame

    De telles scnes allaient en droite ligne contre le but de ltudiant.Clmence, tout aise, dans le principe, dinspirer, une passion si exclusive,ne devait pas tarder en tre lasse comme dun joug. Il lui prenait djdes accs dennui quelle tait impuissante surmonter. Paul les lui repro-chait lgal dun crime. Ctait le point de dpart de querelles sans n,qui exaspraient la femme et accroissaient ses dgots. Elle ne manquait

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    pas, dans ces occasions, doutrer lexpression de sa rpugnance. Lempor-tement du jeune homme chissait bientt sous cette implacabilit. Il setranait sur ses genoux et demandait grce. Sa pleur, ses yeux pleins delarmes, lloquence irrsistible que lui souait la passion triomphaientencore des rigueurs de sa matresse. Cest la suite dune de ces rcon-ciliations quil la menaa dune horrible vengeance. Lun prs de lautre la fentre, ils regardaient vaguement dans la rue. Paul levant les yeux,aperut tout coup le crampon en fer qui saillait entre la fentre de Cl-mence et la sienne. Il lindiqua du doigt sa matresse, et lui dit dun tonnergique: Tu vois bien ce clou eh bien! sil tarrive de ne plus mai-mer, je te jure de me pendre l, an que le matin, en ouvrant ta fentre,tu me trouves mort!

    Cette menace me t beaucoup rire, ajouta madame Clmence. Ce-pendant, jtais paye pour le connatre

    Leurs sentiments, lgard lun de lautre, navaient pas cess de semodier en sens inverse, si bien quon pourrait dire que le cur de lafemme descendait zro, tandis que celui de ltudiant montait leaubouillante. Il en rsultait que Paul, sans tre plus exigeant que dans ledbut, paraissait encore dune exigence outre. Vingt fois elle lavait pr-venu, en refusant delle-mme la porte Monsieur. Actuellement, elle netenait aucun compte dune prtention quelle ne concevait mme pas. Ilen tait de mme de la jalousie du jeune homme qui lamusait jadis, etdont, cette heure, elle ne pouvait pas mme supporter lapparence.

    Elle me disait avec un cynisme naf qui me glaait jusquaux os:Ah! Dieu du ciel! je nai pas de reproches me faire! Je lai aimtrois mois autant que cela se peut. A force de ne pas plus me quitterque mon ombre, il a ni par se faire prendre en horreur. Je mennuyais,javais des envies de biller, en tre malade. Si jessayais de lui parlerraison, ctaient des cris, des larmes, des crispations nerveuses, absolu-ment comme un chat qui a mang des boulettes darsenic. Jtais aux centcoups! Jen avais mille pieds par-dessus la tte, de toutes ces sottises-l!Quest-ce que cela veut dire, je vous le demande un peu? A quoi sert-ilde se faire du mal? Parce quune femme ne vous aime plus! Il en estde lamour comme des clous, lun chasse lautre. Puis je ne sais combiende fois jai pein Monsieur, qui nissait par avoir des doutes sur ma pa-

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    rent avec Paul. Jugez, monsieur, si javais perdu mon tat! Je ne pouvaispourtant pas tre malheureuse pour lui!

    Depuis longtemps dj, madame Clmence mditait sournoisementdintroduire un nouvel acteur sur la scne. Elle prludait ce coup dtaten fermant de temps autre sa porte ltudiant. Dans limpuissancede ravoir la double clef quelle avait cone celui-ci, elle tirait les ver-rous, et Paul, malgr le scandale dont il emplissait la maison, malgr deslettres passionnes, loquentes rien que par les larmes dont elles taientcouvertes, ne parvenait pas toujours se faire ouvrir. De son alcve, ellelentendait sangloter ou se tordre dans des convulsions, ou profrer contrelui des menaces de mort. Il ne lui susait plus de lavoir en aversion, elleen avait peur prsent, et elle songeait srieusement sassurer dun brassolide, en vue des violences quelle pensait avoir craindre. Bien avant deconnatre Paul, ce quelle massura, elle navait pas cess davoir du pen-chant pour lartiste qui jouissait du privilge exclusif de la coier. Depuispeu, elle allait chez lui plus frquemment que de coutume. Ctait un gar-on de vingt-huit ans, grand et robuste, dun visage frais et joli, toujoursbien fris et parfum dessence. Il sappelait Achille. On lisait sur son en-seigne la traduction grecque de son nom et de sa profession: !, parce que quelques Hellnes se faisaient raser chez lui. Il taitdune gaiet implacable. Ses saillies et ses calembours faisaient pouer derire madame Clmence. Le got quelle se sentait pour ce garon se d-veloppa rapidement sous linuence de lennui et de leroi que Paul luicausait. Il lui tardait davoir sous la main quelque chose danalogue cespouvantails dont on se sert pour erayer les oiseaux. Le dvoment ducoieur ntait pas mettre en doute. Cependant, ce qui, en cette aven-ture, le charma plus que tout le reste, ce fut davoir loccasion, sachant lelatin aussi bien que le grec, de parodier le mot de Csar: Veni, vidi, vici.Clmence, ds lors, rompit tout fait avec ltudiant et refusa obstinmentde le recevoir. Il eut beau supplier, passer les nuits sa porte, lui criredes lettres ardentes, elle resta inexible. Paul se noyait dans les larmes;il tait dcharn comme un vieillard; ses yeux caves avaient une xit etpar instants des clairs qui prsageaient quelque chose de terrible

    En cet endroit, lincorrigible Prosper mit le comble son impertinencepar une observation ambigu qui rvolta les gens du caractre le plus

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    modr. Un homme grave lui dit vertement que personne ne le forait entendre cette lecture. Ce qui revenait lui signier net quil et senaller ou se tenir tranquille. Sensible la mercuriale, Prosper ne dit plusle mot, et Anselme acheva son histoire au milieu du plus grand calme.

    Ltudiant se trouvait incessamment sur le passage de sa matresse.Clmence, nosant plus rentrer seule, se faisait escorter de M. Achille, qui,dun air de souverain mpris, se bornait carter son rival de la main. Unsoir, Paul changea dide. En labsence de sa matresse, au lieu de lat-tendre sur le palier, il pntra chez elle laide de la clef quil sobstinait dtenir, et se cacha dans un cabinet voisin de lalcve. Il serait dicile deprciser son but, moins quil nesprt se trouver seul avec Clmence,et, dans ce cas, parvenir en arracher un peu de piti. Au pralable, il taitdescendu remettre la concierge une lettre pour madame Clmence

    Vers onze heures, de lendroit o il tait, le jeune homme dut en-tendre les pas de sa matresse. Malheureusement, comme de coutume,elle rentra chez elle, accompagne du coieur. Elle tenait la lettre de Paul la main. Tout heureuse de navoir pas rencontr ltudiant sa porte,elle dit M. Achille: Cest encore une lettre du fou; tu vas me la lire.Nous allons bien nous amuser Elle se coucha. M. Achille sassit auprsde son lit, et dcacheta la lettre. De ma vie, me dit Clmence, je navaisrien entendu daussi extravagant Je ne le savais pas l, moi Je riaiscomme une folle, surtout cause des remarques comiques dAchille. Jesuis sre, monsieur, que vous auriez fait tout de mme.

    Je demandai brusquement madame Clmence si, par hasard, elleaurait encore cette lettre.

    Je crois que oui, me rpondit-elle. Est-ce que vous seriez curieux dela voir? Trs-curieux, je vous jure! lui dis-je. Attendez, reprit-elle, jevais descendre vous la chercher.

    Elle remonta bientt et me dit: Tenez, lisez vous-mme et voyez sije nai pas raison

    Avec beaucoup de lenteur, car, en nombre dendroits, les larmesavaient dtremp lencre, je dchirai cette lettre:

    Jai le corps plein de larmes. Les sanglots mtouent. Ces larmeschaudes et cres qui tombent en grosses gouttes sur mes doigts caveraientla pierre et ne peuvent rien sur ton cur. Tu ne veux plus ni me voir ni

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    me parler, tu me hais, je puis mourir sans tarracher une larme, peut-trema mort te ferait-elle plaisir. Mais est-ce donc moi qui tai cherche?Quene me laissais-tu ma mre, mes livres?Qui ma heurt du coude?Quima dit: Regarde-moi? Qui ma dit: Aime-moi, je taime? Qui a allumlenfer dans ma poitrine? qui a vers le poison dans mes veines? qui atou mes sentiments de ls? Qui ma riv une femme, et si bien queje ne peux plus penser autre chose? Qui ma absorb, dvor, ananti?Je te trouve trange, tu serres comme dans un tau mes membres, monesprit, ma volont, mon me, et tu dis: Lche-moi. Tu mas couvert dunelpre incurable et tu dis: Dbarrasse-ten. Timagines-tu que je me soiscrois les bras, que je ne me sois point roidi contre lenvahissement dumal? Crois-tu donc quil soit si doux de taimer? Il faudrait te connatremoins. Je nai remu que de la fange dans ton me, je ne tai dplu quencontrariant tes habitudes crapuleuses; tu tiens moralement du monstreplus que de la femme. On me mprise cause de cet amour, et lon a rai-son, et, sil marrive malheur, on dira: Cest bien fait; pourquoi aimait-ilune crature pareille? que ne rejetait-il cet amour infme? Ils en parlentbien leur aise. Ils rougissent pour moi, et ils ne savent pas que je rougisencore plus de moi-mme, que le mpris en lequel je me tiens na dgalen profondeur et en tendue que ma monstrueuse passion. Lamour nestpas un habit quon prend ou quon quitte volont. Je laurais bientt ar-rach et foul sous mes pieds. Cest un habit de amme coll ma peau;les lambeaux que jen dchire sont pleins de ma chair et de mon sang, etmon corps nest plus quune plaie Javais au moins droit de la piti.Je navais pas grandchose, mais je tai tout donn. Quai-je recueilli decela? Des tortures sans terme. Plus je vais, plus je soure. Il semble quilsoit pour moi, ce mot: Ou sourir ou mourir. Je passe les nuits ta porte;je suis sur le carreau, loreille au mur, tandis que tu es dans les bras dunautre, et je tentends lui dire ce que tu me disais moi, et lembrassercomme tu membrassais. Jai des charbons rouges dans les entrailles. Cescaresses, que tu prodigues au premier venu qui nen a que faire, tu meles refuses moi, dont elles sont la vie. Enn, pour tavoir trop aime,ma vie ne tient plus qu un l, et jespre quil se brisera bientt. Oh!non, ce nest pas pour une vaine ostentation que jai laiss amonceler enmoi ces horribles douleurs qui me brlent et me tuent. Jeraye ceux qui

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    me voient. Les voisins ne me reconnaissent plus. La femme den dessousdisait une autre:Qua donc ce garon? Je lai vu jouu comme un ch-rubin. A prsent, on verrait le jour travers son corps. Mes jambes nepeuvent plus me soutenir. On dirait que je vais me fondre en eau. Et necrains pas que ta vue me rende la vie. Ton amour tait mon soue, et tusais sil reviendra jamais. Je ne demande qu te voir. Si tu as au mondequelque chose de cher, par toi-mme, je ten conjure, laisse-moi te voirune dernire fois, tu lentends? une dernire fois! Aux condamns mort,on ne refuse rien. Serais-tu plus impitoyable quun bourreau?

    Les bouonneries de M. Achille et les clats de rire de Clmencefurent tout coup interrompus par laaissement dun corps qui t cra-quer la cloison. La femme tressaillit et jeta un cri simultanment. Le coif-feur, qui navait rien entendu, lui demanda avec surprise si elle tait folle.Non, dit Clmence ple de terreur, je suis sre quil y a quelquun cachl! Elle indiquait la cloison qui sparait le cabinet de lalcve. tourdidune assertion aussi nergique, M. Achille prit la lumire et entra dans lecabinet. Il fut frapp de stupeur en y apercevant son rival qui, aaiss surlui-mme, le long du mur, semblait priv de vie. Quelques instants aprs,il lui cria brutalement: Que faites-vous l? et Paul ne remua non plusquun mort. Clmence avait de la glace dans les veines.

    Qui est-ce? demanda-t-elle dune voix teinte. Le coieur saisitPaul par le bras et le trana ainsi jusque dans la chambre. Un peu de com-passion mitigea leroi de la femme, car, son dire, ltudiant faisait mal voir. Son visage avait des trous y loger les poings. Ses membres chtifs,qui avaient la mobilit machinale dun jouet denfant, ottaient commedans un sac sous ses habits trop larges. On ne saurait dire o, en ce mo-ment, la douleur entranait son me

    La voix de sa matresse le tira soudainement de sa lthargie. Levantsur elle des regards do coulait ots la mlancolie et lui tendant des brassuppliants, il dit, des sanglots dans la gorge, et son me sur les lvres: Neveux-tu pas que je te parle? M. Achille sinterposa. Il se sentait brave.Outre que Paul tait de petite taille, il tait encore ce point maigre etaaibli quun soue, en apparence, et su le renverser. Au momento il faisait un pas vers Clmence, le coieur lempoigna par le collet deson habit, et le poussa avec tant de force que le pauvre amoureux tomba

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    terre contre un meuble. La femme eut un geste de piti. Paul sagenouillaet dit dune voix pleine de larmes, remuer des entrailles de hyne: Tule vois, je suis doux, je me laisse battre Il ajouta avec animation: Cenest pas que je sois lche, au moins. Une parole, un geste, oh! et tu verrasma puissance! M. Achille, outr de la menace, ferma les poings et courutvers Paul Celui-ci, par un bond de bte fauve, fut en un clin dil surses jambes. Jetant les poings en arrire comme deux frondes menaantes,il cloua le coieur sur place avec des regards magntiques comparables des pointes dpe rougies au feu Mais cette tension surhumaine deses muscles dura peine quelques secondes. Les ammes quil avait dansles yeux steignirent presque aussitt toues sous lindirence de samatresse. Voyons, dit celle-ci, soyez raisonnable, monsieur Paul, allez-vous-en. Alors eut lieu une scne dun pathtique ignoble. M. Achille,honteux davoir eu peur, prit ltudiant bras-le-corps et essaya de le jeter la porte. La rsistance que lui opposa lamoureux, en saccrochant auxmeubles, le rendit furieux, et Clmence acheva de lexasprer en adressant Paul deux ou trois mots de tendresse. Il frappa indignement son frleadversaire. Au bout dun quart dheure de cette lutte rvoltante, si on peutappeler cela une lutte, il russit enn pousser dehors, comme une masseinerte, ltudiant meurtri de coups

    Rien ne remuait plus, ajouta madame Clmence. Je croyais dj Paulvanoui ou mort, quand je lai entendu rentrer dans sa chambre et tour-ner sa clef dans la serrure. Je comptais enn dormir tranquille. Le som-meil me gagnait dj Tout coup, Paul a ouvert sa fentre, celle ctde la chambre o nous tions. Jai pouss Achille, qui dormait, et je luiai dit: coute! Au bruit, il tait sr que Paul montait sur sa fentre etmarchait dans la gouttire. Javais une peur! Je mimaginais quil mavaitentendue barricader ma porte et quil revenait par la fentre. Je craignaisaussi quil ne tombt dans la rue. Jai eu toutes les peines dumonde rete-nir Achille qui voulait se lever. Que voulez-vous? jtais mille lieues dela chose Mais on nentendait plus rien. Ctait un silence faire frmir.Le sang se glaait dans mes veines. Nous coutions toujours Alors, ilsest pass quelque chose dextraordinaire, dpouvantable! Je ne peuxpas y songer sans que mes cheveux remuent et que le cur me tourne.Il me semble toujours que ctait hier. Dabord, on aurait jur que Paul

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    grimpait le long des ardoises. Ensuite, pendant peut-tre deux minutes,il na plus boug du tout. Enn, il est retomb comme une pierre et sestmis gigotter si fort quon aurait dit quil voulait dmolir le mur. Ctaitun roulement qui nen nissait plus. Mes vitres tremblaient et les ardoisesvolaient droite et gauche comme par un grand vent. Je vous laisse penser dans quel tat jtais. Je tendais le cou, jouvrais des yeux! Sanscompter que jtouais et que la sueur coulait comme de leau sur ma -gure. On maurait donn des coups dans la poitrine que je naurais pastant souert. Jtais plus d moiti morte. Le bras dAchille a gard long-temps la marque de mes ongles

    Et vous ne vous doutiez pas, aprs sa menace? mcriai-je sou-dainement:

    Oui, interrompit-elle, vous vous tonnez aujourdhui, parce quevous savez quil est mort. Mais, moi, sa menace, je ne men souvenaisplus. Je ny ai pens quaprs. Jtais mme alors si loin de la vrit, queje runissais toutes mes forces pour empcher Achille daller voir ce quecela voulait dire. Je lui serrais si fort le cou, avec mes bras, que je ltran-glais Nous avons entendu un homme qui sest mis la fentre et quia dit: Est-ce quils nauront pas bientt ni de cogner, ceux-l? Parmalheur, le ciel tait si couvert quil na rien vu. Il est rentr chez luipresque aussitt. Du reste, le bruit a cess brusquement. On nentendaitplus les coups qu des intervalles de plus en plus longs Mais tout taitni depuis au moins une demi-heure, que nous tions encore l, pareils des statues, coutant toujours. Achille sest pourtant rendormi. Quant moi, il mtait impossible de fermer lil. Je ne me doutais de rien, je vousjure! Seulement, sans savoir pourquoi, jtais dvore dinquitudes, jesentais ma poitrine comme deux mains en plomb qui pesaient dessuset mtouaient. Ce nest quau jour que jai, non pas dormi, mais, pourainsi dire, nag entre deux sommeils. Achille, en se levant, na pas tard me faire rouvrir les yeux. Il na pas t plutt parti, quune crainte hor-rible sest empare de moi. Jai fait des eorts inous pour chasser celaJaurais voulu avoir du laudanum pour en boire. Je me remuais dans monlit comme dans un sac plein dpines. Nen pouvant plus, je me suis leve.Une force invincible me poussait vers la fentre. Je lai ouverte Ah! ceque jai vu, non, jamais je ne loublierai! Jai pouss un cri quon a d

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    entendre une lieue, et je suis tombe la renverseMadame Clmence reprit haleine, et termina ainsi: Oh! ce Paul sa-

    vait bien ce quil faisait Je ne peux pas compter les nuits que jai passessans dormir, et les mauvais rves que jai eus. Dans les premiers temps,je ne pouvais pas rester seule une minute. Encore prsent, jai eu beaumarranger de manire ne jamais voir lareux clou, la nuit, il arrivequil mentre dans les yeux, et mveille. Je revois Paul comme je lai vuen ouvrant ma fentre, pendu et le visage coll au mur! Je nespre avoirdu repos que quand jaurai quitt cette maison Et tous les cancans desvoisins! et les scnes que jai eues avec Monsieur! Ne trouvez-vous pascela abominable? Oui, voil ce que jai recueilli de ma trop grande bont.Mais que voulez-vous? je suis ainsi faite, je ne me corrigerai jamais, jeserai toujours la mme bte au bon Dieu, etc., etc

    On sait avec quelle pret nous revendiquons dordinaire les facul-ts qui nous manquent. Daprs sa proraison, il ne faut pas douter quemadame Clmence ne se ft appliqu le sens de cette pense, si elle letconnue: Les gens sensibles sont fatalement malheureux; ils ont le curtrop volumineux pour lespace o il bat. On les heurte, on les meurtrit,on les blesse, sans y prendre garde, comme en passant auprs dune voi-ture de fourrage, on en arrache un brin de paille. Et sils se plaignent, silscrient, on se retourne et lon se demande avec surprise: Quont-ils donc crier ainsi?

    En proie une sourde irritation, je s un jour querelle madameClmence, je ne sais quel sujet. Elle me quitta en me lanant au visagelpithte doriginal, et ne revint plus

    Trois ans plus tard, de Saint-Germain o le hasard mavait men,jallai Poissy par la fort voir une personne de ma connaissance. Jtaisassis devant la gare du chemin de fer au moment o vint passer un trainde voyageurs montant de Paris Rouen. Le bruit de la machine, qui fai-sait de leau, ne mempcha pas dentendre quon appelait quelquun. Jelevai la tte, et japerus, dans le cadre dune portire, le visage souriantde madame Clmence. Je mapprochai. Sa sant tait plus orissante quejamais. Elle avait pris de lembonpoint. Avec sa blancheur de lait, sa gorgerebondie, sa toilette, la nesse de son linge, le collier en cheveux quelleavait au cou, nou par un portrait dhomme en miniature, elle avait lair

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    dune riche bourgeoise, ou mieux encore, dune belle et bonne mre defamille. Elle sembla charme de me revoir. Le convoi allait repartir, nousnavions gure le temps de causer, elle me mit en quelques mots au cou-rant de ses aaires.

    Monsieur sest tabli, dit-elle, il ma donn 30,000 francs. Je me suismarie dans mon pays avec un brave homme qui madore. Nous avonsachet une jolie maison o nous vivons de nos rentes. Vous voyez queje me porte comme un charme. Jai un enfant magnique. Je suis heu-reuse!

    Je suis heureuse! Quy avait-il donc de si trange dans ces quelquessyllabes, quelles rsonnrent mon oreille comme un coup de tamtamimprvu, et me jetrent dans un tourbillon dides tristes? Je suis heu-reuse! Aprs tout, pourquoi pas? O il ny a ni connaissance, ni in-tention, il ne saurait y avoir crime. Celui qui, part soi, mdite unmeurtre,nen est pas moins coupable, encore que, songeant au talion, il ne joignepas le fait la pense. Mais criera-t-on lassassin au couvreur qui tombedun toit, et conserve sa vie aux dpens du passant quil crase? Une foispour toutes, cest ceux dont lme jalouse le privilge des aectionsdurables et des dvouements exclusifs, se garer de ces poupes mca-niques, pleines de sductions, mais froides, tratresses et cruelles, qui, la manire dun engrenage de moulin, accrochent le pan de votre habit,puis, stupidement, fatalement, vous broient les jambes, les bras, le corps,la tte.

    Lauditoire se rcria un peu contre le got et lambition de cette der-nire image. Toutefois, on convint unanimement qu tout prendre, ellentait pas plus mauvaise que la phrase conclusive du turbulent Prosper.Aprs quoi, vu lheure avance, on ajourna les autres conteurs une pro-chaine sance.

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  • Une dition

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    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.