BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Française

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  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

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    Claude Blanckaert

    Fondements disciplinaires de l'anthropologie franaise au XIXe

    sicle. Perspectives historiographiquesIn: Politix. Vol. 8, N29. Premier trimestre 1995. pp. 31-54.

    Abstract

    The foundation of French anthropology during the 19th century. Some historiographical perspectives.

    Claude Blanckaert [31-54].

    One often confounds the notion of scientific discipline with its contemporary objects as if a great thought preluded its

    emergence and accomplishment. Or modem science does not exist, from a sociological and historical point of view, without a

    regulatory structure nor specialized institutions. This article examines the different arguments of a functional analysis of the

    concept of Institution. It shows that the disciplinary construction of French anthropology began in the 1830's as a natural history

    of man, keeping its program until the end of the 19th century. Thence, the celebrated Durkheimian breakthrough of the beginning

    of the century appears like a historiographical problem rather than a practical solution of the so-called French delay.

    Rsum

    Fondements disciplinaires de l'anthropologie franaise au XIXe sicle. Perspectives historiographiques. Claude Blanckaert [31-

    54].

    On confond souvent la notion de discipline scientifique avec son objet d'tude contemporain comme si une grande penseorganisatrice prludait son mergence et son accomplissement. Or la science a chang d'objets et d'enjeux et n'apparat

    jamais, d'un point de vue sociologique et historique, sans paradigmes rgulateurs ni institutions spcialises. En partant d'une

    analyse fonctionnelle du concept d'institution, cet article montre que l'anthropologie franaise ne commence pas avec l'cole

    durkheimienne du dbut du XXe sicle, ainsi que l'affirme l'histoire officielle de la discipline. Il propose un modle alternatif fond

    sur la prgnance de l'histoire naturelle de l'homme et la construction disciplinaire de l'ethnologie tout au long du XIXe sicle.

    Citer ce document / Cite this document :

    Blanckaert Claude. Fondements disciplinaires de l'anthropologie franaise au XIXe sicle. Perspectives historiographiques. In:Politix. Vol. 8, N29. Premier trimestre 1995. pp. 31-54.

    doi : 10.3406/polix.1995.1900

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1995_num_8_29_1900

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_polix_385http://dx.doi.org/10.3406/polix.1995.1900http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1995_num_8_29_1900http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polix_0295-2319_1995_num_8_29_1900http://dx.doi.org/10.3406/polix.1995.1900http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_polix_385
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    Fondements disciplinaires

    de

    l anthropologie franaise

    au XIXe sicle

    Perspectives historiographiques

    Claude

    Blanckaert

    Centre Alexandre Koyr,

    CNRS

    L

    MOMENT

    intellectuel, novateur et trop

    vite oubli, de la priode

    rvolutionnaire

    et

    du

    Consulat,

    a

    vu

    la

    cration

    de

    socits savantes

    indpendantes

    et

    prcaires, telles la Socit de l'Afrique intrieure ou la

    clbre Socit des

    observateurs de

    l homme.

    Mais

    l'organisation

    disciplinaire de l anthropologie franaise

    date en

    ralit

    du dbut de

    la

    Monarchie

    de

    Juillet.

    Inventaire

    du

    phnomne

    humain, l anthropologie

    participe cette date

    du

    vaste courant des sciences naturelles. Elle

    en

    reflte la fois la faveur et le

    mouvement de

    spcialisation.

    Elle

    apparat sous ses quivalents d'histoire

    naturelle

    de

    l'homme puis d'ethnologie quand se

    diffrencient,

    aprs

    l'anatomie comparative,

    la

    gologie, la physiologie, la palontologie, etc.

    Signe

    de

    cette

    reconnaissance,

    les

    comptes

    rendus

    de

    l'Acadmie

    des sciences

    l'enregistrent

    comme un

    dpartement

    de

    la

    zoologie

    (rubrique

    races

    humaines)

    ds 1836, alors

    que

    William

    Edwards

    et le phrnologue

    Johann

    Caspar

    Spurzheim

    fondent

    la

    premire

    Socit

    anthropologique (1832) et

    qu'au

    Musum

    d'histoire

    naturelle

    de Paris Pierre

    Flourens

    roriente, sous son

    programme, la vieille

    chaire

    d'anatomie de l'homme

    dont

    il est charg en

    1832. partir

    de

    ce moment,

    caractrise

    par la continuit d'un

    projet

    intellectuel et

    assure

    dans

    ses structures

    institutionnelles,

    l'anthropologie

    s'autonomise.

    Elle

    n'eut pas souffrir

    la

    dfaveur ou le temps

    de

    latence dont

    s'inquitait

    Honor

    de

    Balzac

    quand

    il

    rclamait,

    en

    octobre

    1836, de la

    sollicitude

    si claire des

    ministres

    de l'Instruction publique,

    la

    cration de

    chaires d'anthropologie,

    science

    dans

    laquelle

    l'Allemagne

    nous

    devance1.

    Quoi qu'il paraisse, ce petit prambule chronologique n'a

    pas

    pour but de

    rappeler

    quelques vnements

    bien

    connus

    des historiens

    de

    l'anthropologie.

    Il reprsente en

    soi un

    positionnement critique dans une

    matire

    historiographique longtemps domine

    par

    des anthropologues professionnels.

    L'approche

    disciplinaire

    et institutionnelle s'est impose

    avec lenteur

    en

    France.

    Elle est

    fonction d'un renouvellement rcent disons

    l'chelle

    d'une gnration de la recherche

    en histoire

    des sciences.

    Ce

    renouvellement, dont

    on

    peut

    tracer la gnalogie prochaine dans les crits

    relatifs

    la

    sociologie des communauts scientifiques depuis

    Karl

    Mannheim

    1.

    Balzac

    (H. de), La vieille fille, Paris, Gallimard, 1964 [1836], p. 212.

    Politix,

    n29,

    1995, pages 31 54 31

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    Claude

    Blanckaert

    et

    Thomas Kuhn jusqu' l'cole dite d Edimbourg, est rest ignor des

    anthropologues.

    L'histoire

    avait pour eux

    d'autres

    intrts.

    Elle devait signifier

    des hritages intellectuels, illustrer une sorte de conscience surplombant la

    rencontre

    avec les socits exotiques.

    Elle

    avait, en sorte, pour

    finalit

    de

    justifier

    positivement les tapes obliges d'une trajectoire

    qui restait

    dpendante

    du

    rcit traditionnel

    de

    l'aventure1, d'une

    pope2. Mais

    prcisment

    :

    les

    anthropologues

    qui

    se

    prtendaient mmorialistes

    de

    leur

    discipline

    ne

    communiaient pas

    tous

    dans la clbration d'un

    unique mythe

    fondateur. Les

    tudes

    comparatives portant

    sur l'institutionnalisation

    de la

    science

    de

    l'homme,

    qui auraient pu

    favoriser un

    consensus durable, y

    eurent

    peu

    de part.

    Il

    y

    a

    dix ans

    encore, l'arbitraire des

    priodisations, variables selon les

    auteurs

    et leurs choix

    dfnitionnels,

    interdisait presque tout dialogue

    entre

    les

    historiens

    de

    l'anthropologie. En 1984, publiant des

    Histoires

    de

    l'anthropologie au pluriel

    prudent et significatif,

    Britta Rupp-Eisenreich

    remarquait que pour tels ou tels anthropologues les vrais

    dbuts

    de

    leur

    discipline

    variaient

    depuis

    l'aurore

    de

    la

    science grecque

    jusqu' Boas

    et

    Mauss

    :

    Dans

    l'tat

    actuel de nos connaissances, nous

    ne

    saurions

    trancher

    ce

    dbat3. En ralit, l'histoire historienne

    n'tait pas

    cette date

    une

    priorit.

    Une

    communaut d'anthropologues

    la

    recherche d'une

    identit

    s'inventait

    un pass,

    elle

    se

    cherchait des

    anctres

    putatifs

    pour

    grer,

    disait-on,

    un tat

    de

    crise

    professionnel.

    L'histoire

    tait subordonne cette

    elucidation.

    Comme l'indiquait Georges Condominas

    l'occasion du colloque

    sur La

    pratique de

    l anthropologie aujourd'hui

    qui

    se tint Svres

    en

    1981 : Toute

    discipline qui veut accder

    un

    statut scientifique doit commencer par

    rflchir sur son

    histoire4.

    Rtrospectivement, que l'histoire

    ait t ou non commise

    ce

    rle

    ancillaire,

    on reste frapp

    par

    l'absence de

    rflexion

    pralable

    sur

    les traits gnraux

    de

    ce

    qu'il est convenu d'appeler

    une discipline.

    Cette tude est

    actuellement

    mene, j'y

    reviendrai en

    seconde

    partie, par

    les

    historiens et

    les

    sociologues^.

    Toutefois

    on

    aurait

    pu

    mettre

    distance

    critique

    bien

    des

    plaidoyers

    d'instauration

    des

    prtendus

    pres fondateurs

    en

    lisant, ds

    cette poque,

    l'avertissement

    instruit de

    Michel

    Foucault. Celui-ci remarquait

    que l'organisation des

    disciplines

    n'avait

    pas

    partie

    lie

    au systme

    de X

    auteur

    qui, aprs coup

    parfois, rsumait sous son

    nom un certain tat des savoirs :

    Une

    discipline se

    dfinit par un domaine d'objets, un ensemble de mthodes,

    un

    corpus

    de

    propositions

    considres

    comme

    vraies,

    un

    jeu

    de

    rgles

    et

    de

    1. Schlanger Q.),

    Fondation,

    nouveaut, limites, mmoires, Communications, 54, 1992, p. 297.

    2.

    Kilani (M.),

    Introduction

    l'anthropologie,

    Lausanne,

    Payot,

    1989, p.

    192.

    3. Rupp-Eisenreich (B.), Introduction.

    L'anthropologie

    la

    recherche d'une

    identit, in Rupp-

    Eisenreich

    (B.), dir., Histoires de l'anthropologie (XVIe-XIXe

    sicles), Paris,

    Klincksieck, 1984,

    p. 18.

    4. Condominas (G.), Avant-propos, in Rupp-Eisenreich (B.), dir., Histoires de l'anthropologie

    (XVIe-XIXe sicles),

    op.

    cit.,

    p. 11.

    5.

    Le propos de

    cet article est dlibrment tourn

    vers

    les productions

    historiennes de

    langue

    franaise.

    Ceci

    pour deux raisons.

    La premire est

    que chaque

    pays a ses spcificits

    culturelles

    et

    qu'il faut tenir

    compte

    d'un tat du champ

    ( la

    fois

    anthropologique

    et historien). La seconde

    est

    plus importante pour moi. Les rflexions qui suivent ont

    largement

    orient

    les

    travaux du

    sminaire

    d'histoire de

    l'anthropologie

    tenu

    au

    Centre

    Koyr

    depuis

    1987.

    Les tudiants

    qui

    s'engageaient

    dans

    ce

    type

    d'tudes

    taient

    souvent

    drouts

    par

    les assertions les plus

    contradictoires

    qu'ils pouvaient

    lire

    dans

    les

    manuels

    vocation

    historique qu'ils

    trouvaient en

    librairie. C'est pour tmoigner d'un

    rapport

    dialogu

    poursuivi

    depuis cette date que je propose

    cette synthse et

    quelques

    solutions de caractre mthodologique.

    32

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    Fondements disciplinaires de l'anthropologie

    dfinitions,

    de

    techniques et d'instruments : tout ceci constitue une sorte

    de

    systme anonyme la disposition de qui veut ou qui peut s'en servir,

    sans

    que

    son sens ou sa

    validit soient lis celui

    qui s'est trouv

    en

    tre

    l'inventeur*.

    Plutt

    que

    de constituer une

    archive

    pertinente des annales de la science de

    l'homme,

    dont ils redoutaient,

    semble-t-il, qu'elle menat d'oubli les

    urgences

    du

    prsent

    sous

    la

    brocante

    du

    pass2,

    les

    anthropologues

    ont

    durablement

    jou

    d'une double stratgie. Celle-ci consistait, d'une

    part,

    slectionner

    un

    corpus d'oeuvres

    et

    de

    dates

    de

    rfrence

    vise

    militante

    (c'est

    un

    canon) ; d'autre part identifier, sur

    un

    mode spculaire,

    l'histoire

    de

    l'anthropologie une

    anthropologie

    culturelle de l'Occident qui pouvait,

    effectivement, prendre

    sa

    source dans

    l'Antiquit

    la plus recule. Or, il parat

    qu'au-del des

    procs

    d'intention, qui sont

    courants

    lorsqu'on aborde les

    grandes questions de mthode, de chronologie

    et

    de

    contenu

    notionnel des

    concepts fdrateurs des sciences

    humaines, l'approche institutionnelle

    permet de

    prciser certaines

    des

    modalits

    les plus visibles de la construction,

    la fois

    cognitive

    et

    sociologique, de l'identit de

    la communaut

    anthropologique

    au

    XIXe sicle.

    ma

    connaissance,

    c'est

    le

    seul

    principe

    d'ordre qu'on puisse

    opposer

    la prtendue

    brocante

    du pass. C'est

    encore le seul

    terrain

    empirique qui soit demeur

    sous- value,

    alors que toutes

    les

    interrogations

    convergeaient

    vers le

    processus de

    lgitimation d'un

    savoir diffrenci relatif l'homme. C'est enfin une optique

    comprehensive

    et

    non-normative qui permettra d analyser ou de

    relativiser

    la

    prtendue

    absence ou le

    retard de

    la science franaise.

    propos de

    la

    grande pense anthropologique

    L histoire

    interne

    de

    l'anthropologie

    a

    longtemps

    oscill

    entre

    une

    pistmologie des problmes (l'altrit, la philosophie du terrain, etc.)

    et

    des discours-programmes confirmant la mmoire disciplinaire

    dans

    la

    chronique

    de

    ses

    progrs.

    Avant

    que les historiens de formation

    n'interviennent

    dans

    le champ, une

    dmarche

    nettement

    doctrinale, fonde

    sur des

    dfinitions

    actuelles et variables

    de

    l'anthropologie et

    de

    l'ethnographie,

    a

    rgent

    de ses philosophmes la

    reconstruction

    d'un pass

    souvent lointain

    de

    la science

    de

    l'homme. Je signalerai rapidement

    quelques

    caractristiques

    de

    cette production en m'appuyant sur

    trois ouvrages

    franais

    rfrentiels,

    l'Histoire

    de la science

    de

    l'encyclopdie

    de

    la Pliade, l'Histoire

    de

    l'ethnologie

    de

    Jean Poirier et la classique Histoire

    de

    l'anthropologie

    de

    Paul

    Mercier. Ils

    appartiennent

    une

    configuration

    date

    les

    annes

    1950-

    1960 qui concident avec la

    dcolonisation

    et

    partagent des traits

    rhtoriques

    communs et

    itratifs.

    Si l'on omet dessein

    le

    positionnement moderniste

    ce

    que

    George

    Stocking a

    nomm

    le prsentisme

    et

    sa variante critique

    et evaluative

    qui

    ne

    sont pas caractristiques,

    trois ou

    quatre de ces traits

    solidarisent

    ces

    essais

    historiques crits par des anthropologues3 : l'universalisme abstrait, la

    1.

    Foucault

    (M.),

    L'ordre

    du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 32.

    2.

    Rupp-Eisenreich

    (B.),

    Introduction.

    L'anthropologie

    la

    recherche

    d'une

    identit,

    art.

    cit,

    p. 22.

    3. Cette tradition

    d'criture

    de l'histoire a bien sr continu

    aprs

    cette

    poque.

    Elle

    est encore

    systmatise dans

    ['Introduction

    l'anthropologie

    de

    M. Kilani

    prcite.

    33

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    Claude Blanckaert

    personnalisation, la dcontextualisation

    et

    l'amalgame des causalits

    biographiques, pistmologiques

    et

    sociologiques.

    1. Rien

    de

    ce qui est

    humain ne

    nous est tranger. La devise

    de

    l'humanisme

    encyclopdique a prordonn

    en

    profondeur les diverses histoires de

    l'ethnologie

    qui

    manquent

    rarement consacrer

    un

    chapitre inaugural ce

    qui

    est

    appel, ici,

    les

    premiers balbutiements1

    ou

    la

    priode

    d'initiation2

    et l,

    la

    prhistoire

    de l'anthropologie3 ou la para-ethnologie4. Les

    auteurs

    composent avec

    un paradoxe

    hermneutique :

    C'est

    une science

    toute

    jeune,

    peine constitue

    encore

    mais dont les origines sont cependant fort

    lointaines5. La plupart des manuels classiques ont

    affirm que,

    par un intrt

    sans

    ge, l'homme est

    naturellement

    port se questionner

    lui-mme,

    construire des

    hypothses,

    de caractre

    mythique

    puis rationnel,

    sur

    sa nature

    profonde, sa place dans

    l'univers,

    la diversit de ses murs.

    Cette approche doctrinale tient un

    prsuppos

    : L'histoire

    de

    la pense

    ethnologique

    est

    celle de

    la notion de

    variabilit de l'homme

    dans l'espace et

    le temps .

    Elle semblerait

    accorde

    au

    fonctionnement

    spontan

    de l'esprit

    humain

    et ce

    n'est pas

    la

    moindre surprise de constater que des

    anthropologues professionnels, inscrits dans des rseaux acadmiques

    restrictifs, la jugent

    axe

    sur

    un domaine

    d'objets indfiniment livr la

    sagacit

    des investigateurs : en

    bref,

    qui

    sommes-nous,

    d'o

    venons-nous,

    quelle est l'origine

    de

    nos diffrences

    ? De

    ce

    fait,

    l anthropologie connat

    des

    prcurseurs d'aussi

    longue mmoire

    que

    la

    pense

    crite. Avant mme

    le

    pre de l'ethnographie , Hrodote,

    il y a

    eu des

    travaux

    d ordre

    ethnographique7. Mais rien

    n'est

    dit

    absolument. L'unit historique

    de

    la

    discipline est

    celle d'un regard dcentr, tourn vers

    l'extrieur. En

    consquence,

    la

    grande

    famille

    des

    para-ethnologues

    est

    extensive

    proportion

    du programme

    cognitif. des titres divers, Aristote, Lucrce,

    Montaigne, Jean-Jacques

    Rousseau,

    Montesquieu, Humboldt, etc., avanaient

    des types de raisonnements anthropologiques

    ultrieurement

    actualiss,

    enrichis

    d'un appareil

    de preuves

    empiriques. Comme

    l'indique

    Paul Mercier8,

    Aristote

    prfigure

    des

    discussions

    rcentes sur

    les

    aires et

    les

    patterns

    culturels, Ibn Khaldoun est

    dj

    un sociologue et un anthropologue

    de

    style

    moderne.

    Autrement dit,

    bien

    d'autres noms

    devraient figurer dans une

    histoire

    de

    la pense

    pranthropologique

    en

    cette priode

    2.

    La continuit

    de

    cette

    interrogation philosophique

    n'empche pas

    qu'elle

    soit

    contrebalance

    par la mise

    en

    perspective

    biographique

    des

    progrs

    qui

    scandent la marche de l'humanit

    vers

    la meilleure connaissance d'elle-

    mme.

    Quoique le

    mouvement d'ensemble paraisse sans doute anonyme

    et

    stochastique,

    puisqu'il

    se confond

    avec

    une exigence d'ouverture

    l'autre

    inhrente l'homme, il

    n'en demeure pas

    moins que des personnalits d'lite

    ont historiquement incarn le renouvellement des problmatiques.

    1. Lester

    (P.), -L'anthropologie

    et la palontologie humaine-, in

    Daumas

    (M.), dir., Histoire

    de la

    science, Paris, Gallimard, 1957, p.

    1344.

    2.

    Marquer

    (P.),

    L'ethnographie,

    in Daumas

    (M.),

    dir., Histoire de la science,

    op. cit.,

    p. 1463-

    3. Mercier (P.), Histoire de l'anthropologie, Paris, PUF, 1966,

    chap.

    I.

    4.

    Poirier

    (J.),

    Histoire

    de

    l'ethnologie,

    Paris,

    PUF,

    1974 [1969].

    5.

    Marquer

    (P.),

    L'ethnographie,

    art.

    cit,

    p.

    1435.

    6. Poirier (J.), Histoire

    de

    l'ethnologie, op.

    cit.,

    p. 7.

    7. Ibid., p. 5-6.

    8. Mercier

    (P.),

    Histoire

    de

    l'anthropologie, op. cit., p.

    22.

    34

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    6/25

    Fondements disciplinaires de l'anthropologie

    D'poque

    en poque, cette trajectoire

    est

    illustre

    par

    de savants penseurs

    dont les uvres rythment

    le

    dveloppement de la science vers sa

    maturit.

    La

    personnalisation, l'absence de considration pour les

    traditions

    de

    recherches

    locales, l'inventaire

    linaire, ou

    du

    moins additif, des

    noms

    et

    des

    dates

    sur la

    flche

    du temps sont

    la

    contrepartie du

    plaidoyer

    empiriste

    de

    toutes

    ces

    histoires

    de

    l'anthropologie. Elles

    accumulent,

    en effet, sur le

    mode

    d'un

    catalogue,

    des

    ges

    de

    l'anthropologie

    qu'exemplifie

    et

    reprsente

    la

    srie

    des prcurseurs : tel philosophe

    de

    l'Antiquit, tel

    missionnaire

    du

    Nouveau Monde, tel naturaliste

    du

    XVIIIe sicle ou tel penseur

    du

    droit naturel.

    Heureux fourre-tout qui doit tmoigner, selon les auteurs, du

    rgime

    d'empirisme

    clectique

    prdominant avant l'ge positif

    de

    l'instauration de la science adulte1. A ce moment, qui

    correspond

    peu

    prs

    au milieu

    du

    XIXe sicle, cette histoire magnifie devient, assure-t-on, vraiment

    scientifique.

    L uvre

    des pres fondateurs

    se

    prolonge,

    se

    rinvente et

    se

    diversifie

    dans

    des coles et des

    institutions.

    Mais les anthropologues-historiens

    ne

    renoncent pas

    l'ide

    que

    l'anthropologie

    soit

    une

    pense dont

    la

    succession

    des

    thories,

    pour

    spcifier

    l'volutionnisme culturel puis le diffusionnisme, le

    culturalisme,

    le

    fonctionnalisme,

    le

    structuralisme,

    etc.,

    ponctue les progrs. Ils font se

    succder

    l'une

    l'autre

    des

    entits abstraites et

    doctrinales, comme

    si

    l'hyperdiffusionnisme succdait

    au

    relativisme

    culturel,

    comme les

    Valois

    aux

    Captiens2.

    Le

    caractre suppos

    homogne

    de

    cette aventure

    intellectuelle

    qui

    emporterait

    l'humanit relgue au

    second

    plan l'analyse

    des

    dterminations sociologiques, historiques ou institutionnelles qui faonnent

    les coles nationales. On passe ainsi d'un philosophe anglais un thoricien

    allemand sans

    expliciter d'autres

    mdiations qu'une invocation vague des

    influences

    subies

    ou,

    mieux

    encore, d'une complmentarit3. Dans

    d'autres

    cas,

    la

    continuit

    d'un

    problme

    ou

    d'une thmatique

    tient

    l'unit

    d'un projet rcurrent qui

    trouverait

    distance sculaire sa solution diffre.

    On peut

    donc

    affirmer d'un mme tenant

    le caractre

    nouveau, innovateur,

    d'une discipline

    et

    sa gnalogie presque immmoriale.

    Le nominalisme

    dcontextualis fait alors cho au ralisme

    d'une

    grande pense organisatrice,

    dont l'origine se

    perd

    dans la nuit des temps.

    C'est

    pourquoi, sur l'exemple

    de

    la psychologie des peuples,

    discipline

    nouvelle, science jeune qui

    nous

    intresse

    directement

    puisqu'elle est en

    quelque

    sorte

    jumelle de

    l'ethnologie,

    Jean Poirier

    n'hsite pas

    affirmer

    qu'il

    serait

    facile

    de

    lui trouver des

    prcdents lointains avec

    Posidonius, Hrodote

    et

    bien d'autres. Ensuite,

    l'Italien

    Vico,

    les

    philosophes

    franais du

    sicle

    des

    Lumires ,

    et

    l'Allemand

    Herder, ont

    t

    des

    prcurseurs.

    Mais

    la

    naissance

    de

    l'ethnopsychologie

    se

    place

    en

    Allemagne

    au

    XLXe sicle ; les fondateurs sont Lazarus

    et

    Steinthal4.

    La succession hasarde de

    tous

    ces prcurseurs pr- ou para-ethnologues obit

    plus

    au

    principe du

    dnombrement

    incoordonn qu' celui de la clarification

    scientifique.

    Il

    n'y

    a

    pas

    pire

    ddale pour l'historien que

    ces

    effets de

    fondation,

    sans suite ni

    structure,

    bass

    sur

    la

    dfinition

    aprioristique

    d'un

    problme ou d'un objet. En 1938, Lucien

    Febvre

    dnonait dj

    ces

    1. Cf. Marquer (P.),

    L'ethnographie,

    art. cit, p. 1462-1463.

    2.

    Menget

    (P.),

    L'histoire

    de

    l'anthropologie

    la

    croise

    des

    chemins,

    L'Ethnographie,

    79

    (90-

    91), 1983, p. 20.

    3. Mercier (P.), Histoire

    de l'anthropologie,

    op. cit., p. 211.

    4. Poirier (J.), Histoire

    de

    l'ethnologie, op.

    cit.,

    p. 48. Je

    souligne.

    35

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    7/25

    Claude

    Blanckaert

    engendrements de concepts

    issus d'intelligences

    dsincarnes, puis vivant de

    leur vie propre en

    dehors du temps

    et

    de l'espace1.

    La notion de prcurseur n'appartient plus l'outillage conceptuel des

    historiens professionnels depuis les critiques mthodologiques

    finement

    administres

    par Hlne Metzger.

    Mais une

    histoire des ides

    surinterprte,

    trs

    idale

    pourrait-on

    dire,

    s'en accommodera

    pour

    longtemps

    car

    elle

    est

    prise

    dans

    la

    logique

    d'un

    argument

    qui, partant d'un tat actuel des

    problmatiques du savoir, se donne pour tche d'en reprer les

    anticipations

    proches

    ou

    anciennes.

    Cette vision en tunnel,

    souvent

    critique, doit tre en

    dfinitive explique non

    par son

    contenu de savoir mais dans son efficacit

    pratique

    recherche pour elle-mme2. Elle

    permet

    en effet

    de

    lire au point

    de

    dpart

    la promesse d'un dpassement et

    d'affirmer

    l'objectivit croissante

    d'un

    ensemble

    d'tudes qui vont historiquement se dgager des prjugs

    rgnants. Assimile

    un

    point de vue troitement

    disciplinaire,

    elle a t non

    sans raison suspecte d'anachronisme3.

    Mais

    il

    importe

    seulement

    ici

    de

    remarquer

    que

    la recherche

    des

    origines

    a

    conduit les anthropologues

    producteurs

    d'un savoir historique dans

    deux

    directions divergentes,

    soit l'extension ou la comprhension : les

    uns

    ont tent

    de

    couvrir le plus largement

    possible

    une

    matire documentaire

    htrogne

    sans autre

    mise en ordre que

    chronologique.

    On aboutit des compilations

    peu articules dont

    la fonction

    lgitimante est

    somme toute douteuse. Les

    autres,

    prenant

    acte

    d'une volution restrictive de la dfinition de la science,

    de

    ses objets,

    de

    ses mthodes ou de ses investissements,

    tendent

    rejeter

    dans une

    prhistoire

    obscure ce qui

    est

    devenu,

    par

    la force mme du temps,

    un simple

    enjeu

    d'rudition inerte,

    pour

    valoriser expressment

    le rseau

    d'affinits

    qui lie le producteur actuel ses fondateurs. Le

    processus de

    filiation est

    alors

    tout

    entier

    soumis

    cette

    reconnaissance

    identitaire4.

    Comme l'exprime Mercier5, entre

    la

    rflexion pranthropologique et la

    rflexion

    anthropologique proprement dite, il

    y

    a diffrence de nature. Et

    c'est seulement vers

    le

    milieu du XLXe sicle, ajoute-t-il, que la rflexion sur

    l'homme

    contient en germe

    l'anthropologie moderne

    ; rflexion qui peut

    nous sembler

    aujourd'hui,

    par beaucoup d'aspects, dpasse, mais

    qui seule

    est

    en continuit avec

    la

    discipline que nous

    connaissons.

    Il n'est

    pas

    ncessaire

    de noter les aspects catgoriques

    et

    approximatifs d'une

    semblable attestation. Mais le rappel de ces quelques lments du style

    historiographique

    des

    manuels

    classiques des annes I960

    nous

    permet

    de

    questionner

    le

    concept

    de discipline

    qui

    s'y

    trouve

    impliqu.

    De

    toute

    vidence,

    les anthropologues ont identifi la

    discipline

    une sorte

    de

    projet

    de

    connaissance

    transversal

    l'histoire.

    Ils lui ont confr, ce

    faisant,

    une

    authenticit ou une pertinence

    souhaitables. Mais

    interroger l'objet d'un

    savoir

    1. L.

    Febvre

    cit dans Chartier

    (R.),

    Qu'est-ce

    qu'une

    discipline

    ?

    Luigi

    Einaudi et

    l'histoire

    de

    l'conomie

    politique,

    Revue

    de

    synthse, 110 (2), 1989, p.

    262.

    2. Cf. Sandier (I.),

    Some

    Reflections on the Protean Nature

    of

    the Scientific Precursor, History

    of

    Science, 17

    (37), 1979,

    p. 188 : The historian cannot

    look at an individual

    isolated in time and

    identify him as

    a precursor.

    He must also

    examine

    the

    person

    or thing for which the precursor is

    precursor.

    3- Collini (S.), Discipline History

    and Intellectual

    History . Reflections

    on

    the

    Historiography

    of

    the

    Social Sciences

    in

    Britain

    and

    France,

    Revue

    de

    synthse, 109

    (3-4),

    1988.

    4. J amin (J-), Naissance de l'observation

    anthropologique.

    La Socit

    des

    observateurs

    de

    l'homme (1799-1805)*, Cahiers internationaux

    de

    sociologie, 67, 1979, p. 313 sq.

    5. Mercier

    (P.),

    Histoire

    de l'anthropologie,

    op. cit., p.

    17.

    36

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    8/25

    Fondements disciplinaires de l anthropologie

    pos a priori

    n'est

    pas

    prendre

    ce savoir pour objet

    problmatique

    d'une

    histoire. Il ne

    s'agit pas l de la

    mme

    enqute pistmologique.

    La premire a

    pour

    elle la clart des

    fausses vidences, la seconde

    dfinit

    prcisment

    ce

    qu'il est convenu d'appeler

    l'opration

    historiographique1. Dans sa

    forme

    rudite la mieux contrle, une histoire de la pense anthropologique

    n'quivaut pas une histoire

    disciplinaire

    de l'anthropologie.

    Il y

    a l

    une

    divergence de

    vues

    que

    l'historien

    doit

    objectiver, ne serait-ce

    que

    pour

    rpondre

    au

    dsarroi des

    tudiants

    et des jeunes

    chercheurs qui se demandent

    souvent, comme l'aurait dit

    Roland Barthes, par

    o

    commencer.

    La

    discipline,

    en perspective

    Les textes que j'ai voqus, dont la rigueur argumentative est fort variable,

    relvent d'un

    genre

    apologtique

    le folklore

    pieux2

    trop

    connu des

    historiens. C'est bien

    le propre

    de la russite institutionnelle,

    notait

    rcemment Judith

    Schlanger*, que de

    s'emparer

    du dispositif de la

    mmoire,

    et

    de

    configurer

    le

    mmorable

    pour

    tenter

    de

    s'emparer

    de

    l'avenir.

    S'efforant de procder de faon

    reflexive,

    sans faire chorus cette lgende

    des origines propre aux

    rcits

    officiels des ethnologues,

    l'historien

    n'est

    pourtant

    pas

    dpourvu pour

    approcher, par

    touches successives, la notion de

    discipline.

    Son

    explicitation

    nous permettra d'envisager le panorama des

    sciences

    anthropologiques du

    XIXe

    sicle dans

    leur ralit

    institutionnelle

    relle.

    On confond souvent la notion de discipline avec la matire qui est objet

    d'tude.

    Il s'agit

    l d'un sens ancien du

    mot

    (les disciplines littraires, etc.)

    qui masque plutt qu'il

    n'claire

    l'quation

    disciplinaire

    des sciences

    modernes.

    Les

    sociologues

    et

    les

    historiens

    qui

    ont

    tudi l'organisation

    et

    le

    fonctionnement des communauts

    scientifiques ont

    propos un

    modle

    alternatif fond sur

    cinq

    paramtres : la socialisation

    de

    la

    recherche,

    la

    pragmatique de

    la communication interne et externe, la

    standardisation du

    rgime discursif et des protocoles d'enregistrement, la

    sectorialisation

    des

    objectifs de connaissance, l adhsion

    enfin une

    srie de

    croyances, principes

    de cohrence

    ou

    modles

    explicatifs.

    Il

    semble

    que cette distribution disciplinaire

    apparaisse seulement

    la fin

    du

    XVIIIe sicle pour la plupart des sciences (non

    compris

    le droit, la thologie

    et

    la mdecine), quand l'mergence

    des

    spcialits favorisait la construction

    de

    rseaux

    diffrencis

    renonant

    couvrir

    synthtiquement

    un

    objet

    pour

    se consacrer des questions vives (guiding

    research

    questions).

    La division

    du travail scientifique a conduit son tour les disciplines

    s'autonomiser

    et

    entretenir

    de nouveaux rapports

    fonds sur le principe

    de

    leur sparation4.

    1.

    Le

    pass est

    d'abord

    le moyen

    de

    reprsenter

    une

    diffrence-

    (Certeau

    (M. de), L'opration

    historique-, in Le

    Goff (J)>

    Nora

    (P.), dir., Faire

    de l'histoire.

    Nouveaux problmes, Paris,

    Gallimard, 1974, p.

    58-59-

    2.

    Menget

    (P.),

    -L'histoire

    de

    l'anthropologie

    la

    croise

    des

    chemins,

    art.

    cit,

    p.

    20-21.

    3.

    Schlanger (].), Fondation, nouveaut, limites, mmoires, art. cit, p. 297-298.

    4. Stichweh (R.), The Sociology

    of

    Scientific Disciplines : On the Genesis and

    Stability

    of

    the

    Disciplinary

    Structure of Modern

    Science-, Science in Context, 1, 1992.

    37

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    9/25

    Claude

    Blanckaert

    La distinction et la valorisation d'une

    srie de

    problmes intressants

    permettent d'identifier ce

    que

    Kuhn nommait

    la matrice

    disciplinaire1.

    Cette

    composante

    thorique est constitutive mais plus

    encore

    rgulatrice pour

    le travail d'approfondissement

    thorique

    poursuivi

    par le

    groupe scientifique.

    Elle

    explique la

    fois

    la structure

    dynamique

    du champ

    et

    la reconnaissance,

    l'intriorisation

    aussi,

    de

    limites

    de capacits rgionales qui

    garantissent, du

    mme

    tenant,

    la

    valeur

    des

    solutions

    retenues

    comme

    la

    lgitimit

    sociale

    d'un

    magistre

    d'expertise spcialis.

    Foucault

    insista, parmi les premiers, sur les mcanismes de

    contraintes

    spcifiques,

    proprement

    disciplinaires, qui

    rgulent

    la

    production des

    savoirs

    et assurent leur cumulativit. Une discipline, ce n'est

    pas

    la

    somme de tout

    ce

    qui peut tre

    dit

    de

    vrai

    propos

    de quelque chose ; ce

    n'est

    mme

    pas

    l'ensemble de tout

    ce

    qui

    peut tre,

    propos d'une mme donne, accept

    en

    vertu d'un principe

    de cohrence

    ou

    de

    systmaticit. [...] La

    discipline

    est

    un

    principe

    de

    contrle

    de

    la production

    du

    discours. Elle lui

    fixe

    des limites par

    le

    jeu

    d'une

    identit

    qui

    a

    la

    forme

    d'une

    ractualisation permanente

    des

    rgles2.

    Pour l'essentiel, il y a discipline lorsqu'autour d'un programme

    un

    ensemble

    de

    chercheurs

    vient se

    fondre dans l'anonymat

    du

    travail

    collectif.

    Le

    groupe

    est l'unit

    de rfrence,

    et

    non

    l'individu. Sa norme est la communication

    inter-subjective

    et la qualification, concept

    qui s'entend

    a

    minima d'un

    mtier sinon

    d'une

    profession.

    Certes, l'historien

    ne saurait

    nier

    que

    puisse exister trs pratiquement une

    tension

    parfois

    vive entre

    l'individu crateur

    et

    le groupe scientifique auquel il

    appartient

    et

    qu'il

    peut

    contester.

    Mais

    pour

    abandonner

    l vocation

    des

    ides

    abstraites

    o se cantonne l'archologie

    des

    pres

    fondateurs, il

    est

    indispensable

    de

    considrer d'un autre ct qu'une dcouverte scientifique

    singulire

    suppose

    un

    horizon

    de recherche

    pralable

    et

    que,

    par le crdit qui

    l'accueille ou le silence qu'on lui oppose, son nonciation soit,

    au

    moins

    partiellement,

    un

    processus collectif :

    Chaque

    discipline garde son

    ambivalence d'tre la loi d'un groupe et la loi d'une recherche

    scientifique3.

    Dans

    un

    cadre de recherches finalis

    par

    sa

    valeur

    de vrit

    et

    la

    conservation

    des

    connaissances acquises,

    la communication

    est,

    de fait, soumise

    des

    procdures

    de

    contrle tacites : Un nonc n'appartient pas

    au

    systme par

    le seul fait de son nonciation

    par un

    acteur.

    Il

    faut qu'il respecte

    certaines

    normes

    et

    surtout

    qu'il

    soit

    repris

    par

    le reste

    de

    la

    main

    d'uvre

    scientifique4. Ces conditions

    sont

    formelles5,

    mais galement

    sociologiques et

    historiques : la discipline

    ne

    poursuit

    pas l'achvement

    d'un systme, la

    manire d'une philosophie classique, ou l'imposition d'une formule, mme si

    l'attitude

    rvrencieuse des

    coles vise

    tendanciellement la

    clture

    dogmatique de

    leurs frontires autour de la figure cardinale d'un

    matre.

    1.

    Kuhn (T.),

    La structure des rvolutions scientifiques,

    Paris,

    Flammarion, 1972, Postface,

    p.

    206 sq.

    2. Foucault (M.),

    L'ordre du

    discours, op.

    cit.,

    p. 32

    et

    37-38.

    3. Certeau (M.

    de), L'opration historique,

    art. cit, p. 25.

    4.

    Auroux (S.), Histoire des sciences et

    entropie

    des systmes

    scientifiques.

    Les horizons de

    retrospection,

    in

    Schmitter

    (P.),

    ed.,

    Zur

    Theorie

    und

    Methode

    der

    Geschichtsschreibung

    der

    Linguistik,

    Tbingen,

    Gunter

    Narr,

    1987, p. 28.

    5. Cf.

    Chrtien-Goni

    (J.-P.), Lellouche

    (R.),

    Qu'est-ce

    que

    la

    communaut scientifique ?, Cahiers

    STS, 4, 1984, p. 49 : Si la science tait prive,

    elle

    ne serait pas

    possible.

    38

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    10/25

    Fondements disciplinaires de l'anthropologie

    En vertu

    de son

    postulat

    faillibiliste,1 mais aussi

    des

    divisions internes, des

    censures

    et

    de la sdimentation historique

    des

    traditions

    nationales,

    la

    science moderne

    fonctionne pratiquement

    par conjectures, rfutations,

    rapports

    de

    forces

    et

    ngociations.

    Il

    rsulte

    de

    l que l unanimit des

    spcialistes

    n'est

    pas

    un rquisit

    absolu de ses progrs. Bien au contraire.

    La

    pluralit ou la

    rivalit

    des coles, ou des

    tendances

    gnrationnelles, contribue

    la ractivation

    d'un

    systme

    qui,

    s'il

    se

    reproduisait

    l'identique,

    s'auto-

    dtruirait

    ou du

    moins cesserait d'tre attractif.

    Aussi a-t-on

    bientt

    relativis

    l'ide

    kuhnienne selon

    laquelle

    les

    sciences

    se

    construisent autour d'un

    paradigme unique. Si Y identit cognitive prcde

    bien

    les expressions

    thoriques individuelles et compose,

    de

    faons varies, des valeurs

    communautaires (techniques ou autres), encore faut-il

    admettre

    que de

    manire

    gnrale,

    l'poque moderne, une discipline est

    un

    systme

    de

    systmes diffrencis [...].

    Il

    s'agit d'un systme

    de

    systmes

    tant

    que la

    communication existe2. Ce type de

    comptences

    intellectuelles

    et

    techniques

    implique,

    on

    s'en doute, une stabilisation des formes d'changes de

    l'information.

    Mais

    comme la

    connaissance

    du

    savoir dpend la fois

    du

    temps,

    de

    la

    production

    de

    propositions

    juges

    valides,

    de

    leur

    acceptation

    et

    de

    leur diffusion, le

    concept

    moderne

    de

    discipline suppose, en

    contrepartie,

    une institutionnalisation de

    la

    discussion libre et critique des hypothses, des

    mthodes et des rsultats.

    L'sotrisme des

    formations, de la

    rhtorique des sciences ou des stratgies

    tacites qu'elles mobilisent, a conduit longtemps les

    communauts

    intresses

    et le public profane

    considrer

    que

    la

    logique disciplinaire tait

    immanente

    au

    champ. Ouvert aprs

    la seconde

    guerre mondiale, le

    dbat

    sur l'histoire

    internaliste ou externaliste des sciences s'est avr

    rtrospectivement

    strile

    parce

    qu'il

    fut conduit dans des termes absolutistes inadquats3.

    Il

    a

    pourtant

    contribu

    de

    manire

    marque

    fixer

    l'attention

    des

    chercheurs

    sur

    les

    composantes

    institutionnelles,

    sociales et matrielles,

    qui assurent

    la

    continuit

    de

    cet effort

    de

    connaissance. Un

    mtier

    intellectuel s'apprend, il

    n'existe

    que par

    la

    vertu

    d'un milieu de concertation, de

    canaux d'information,

    de

    structures

    d'encadrement qui

    visent un but thorique et pratique. C'est ce

    que

    l'on rsume d'un

    mot

    lorsqu on

    dit

    que

    la science est une institution.

    son tour, le

    concept

    a t mis

    en

    balance : chacun convient qu'une socit

    savante ou

    une

    publication spcialise rpond bien sa dfinition. Mais on

    pourrait discuter l'infini si une technique

    d'enregistrement lie

    un

    protocole exprimental tabli ou un

    manuel

    guidant les

    oprations

    sur

    un

    terrain

    d observation

    quelconque

    sont,

    de

    soi,

    des

    institutions.

    Une

    manire

    d'obvier

    ces

    difficults

    casuistiques

    consiste

    traiter

    Y

    institution,

    terme

    gnrique,

    non

    plus dans

    ses

    spcifications

    ncessairement variables selon

    les disciplines

    et

    selon les

    choix

    d'poque mais dans la

    gnralit

    de ses

    fonctions. Il me

    parat,

    en

    concentrant

    dessein ce propos exemplif dans de

    nombreuses tudes de

    cas,

    que l'institution

    sert sept

    objectifs disciplinaires

    complmentaires

    :

    1.

    Sur lequel K. Popper

    a

    tant insist. Cf. Conjectures et

    rfutations.

    La croissance du savoir

    scientifique, Paris, Payot, 1985,

    notamment

    p. 65 :

    Le

    critre de la scientificit d'une thorie rside

    dans

    la possibilit

    de

    l'invalider,

    de

    la rfuter

    ou

    encore

    de

    la

    tester.

    2. Auroux (S.), -Histoire

    des

    sciences

    et

    entropie des systmes scientifiques, art. cit, p. 28.

    3. Voir Shapin (S.), Discipline and Bounding : The History and

    Sociology of

    Science

    as

    seen

    through the

    Externalism-Internalism Debate, History

    of Science, 30, 1992.

    39

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    11/25

    Claude Blanckaert

    1.

    Elle

    donne une visibilit

    tant

    thorique qu'organisationnelle

    un

    programme

    de

    recherche

    diffrenci. L'institution

    suppose le fait disciplinaire,

    donc l'acceptation de

    frontires

    pistmologiques

    et l'abandon d'une

    ambition encyclopdique ou totalisante sur

    l'objet.

    cette

    analytique

    des

    problmes retenus comme

    source d'un

    savoir

    en progrs correspond une

    division

    territoriale des

    disciplines,

    historiquement

    variable.

    Il

    s'ensuit

    une

    srie

    d'actes

    symboliques

    destins

    individualiser

    le

    champ concern

    et,

    sur

    son

    versant

    officiel, le faire connatre puis reconnatre. La fixation d'un

    nologisme

    comme biologie, linguistique ou

    prhistoire

    est

    une

    modalit de

    l'institution, et l'on

    peut dire son degr zro. Bien sr, il

    est

    admis

    que

    la chose anticipe le mot et qu'elle peut,

    de

    longtemps, le prcder. Mais

    on

    oublie alors une

    autre

    clause restrictive : savoir

    que

    l'identification

    nominale s'accompagne d'une dfinition technique du champ de recherche.

    L imposition d'une

    acception restreinte

    du

    terme

    qui

    va

    dsigner la science

    prsuppose

    un rapport d'adhsion

    minimal. Elle peut

    tre,

    ou

    non,

    soumise

    dlibration

    dans

    l'enceinte

    des

    socits savantes

    en fonction des

    rapports de

    force

    et

    des

    rivalits entre

    diverses

    factions. L'important reste

    de

    constater

    que

    le

    contenu

    lgitime de

    la

    science

    et

    de

    son

    tendue

    notionnelle ne peut

    tre

    sans cesse remis en cause

    sans

    tmoigner d'une

    fragilit

    rdhibitoire

    de

    ses

    assises1.

    2. L'institution fournit

    l'incitation et

    souvent

    le

    cadre

    matriel indispensable

    pour la constitution et la centralisation

    de vastes

    corpus documentaires.

    L'exercice normal d'une spcialit obit la loi

    de concentration

    qui est

    facteur du temps mais aussi des espaces d'investigation : des bibliothques, des

    laboratoires, des muses, etc.

    3.

    Elle permet

    la

    standardisation du

    travail

    scientifique

    en

    se posant comme

    une

    instance

    rgulatrice

    de

    la communaut

    de

    recherche. L'institution tablit

    et fait respecter

    les

    codes

    d'observation

    ou

    d'valuation

    des rsultats, le

    corps

    de

    propositions juges axiomatiques, les vrais problmes

    et

    les solutions

    interdites, les outils de la recherche

    et

    les stratgies de sa valorisation. Comme

    l'nonce

    Judith

    Schlanger2,

    la discipline

    circonscrit

    et

    renonce

    et

    le

    succs

    institutionnel prend

    la forme

    d'une

    russite

    de

    la discipline. Les

    procdures

    d'auto-contrle y sont donc souveraines. Elles affectent certainement

    le

    partage collectif des vidences

    et

    des anticipations.

    Mais

    le

    dispositif

    institutionnel ne dlimite pas

    seulement un

    horizon

    de sens

    collectivement

    admis.

    Sa russite

    passe encore

    par la matrise des

    moyens

    techniques et

    mthodiques

    capables

    de

    favoriser la

    normalisation

    et

    l'objectivit

    des

    donnes scientifiques.

    C'est

    pourquoi

    il est

    inutile de se demander

    a posteriori

    si

    un

    appareil instrumental

    ou un manuel

    autoris sont, de soi,

    des institutions.

    Ils explicitent en fait le mme principe recteur et sont partie

    prenante

    de

    ses

    applications

    comme de

    son

    appropriation

    par une

    communaut.

    1. On trouvera deux

    exemples

    circonstancis

    de cette

    mise en ordre technique

    et

    critique

    dans

    Auroux

    (S.), The First Uses

    of the

    French Word Linguistique

    (1812-1880).,

    in Aarsleff (H.),

    Kelly

    (L.),

    Niederehe

    (H.-J.),

    eds.,

    Papers in the History

    of

    Linguistics.

    Proceedings of

    the Third

    International

    Conference on the History

    of

    the Language Sciences, Amsterdam-Philadelphie, John

    Benjamins

    Publishing

    Co, 1987,

    et

    Blanckaert

    (C),

    L'

    Anthropologie en

    France. Le

    mot

    et

    l'histoire

    (XVIe-XDCe

    sicle).,

    in Blanckaert

    (C),

    Ducros

    (A.), Hublin

    (J-J-),

    dir->

    Histoire

    de

    l'anthropologie : Homines, Ides,

    Moments,

    n

    spcial

    des Bulletins et

    Mmoires de

    la

    Socit

    d'anthropologie

    de

    Paris,

    3-4, 1989.

    2.

    Schlanger

    0).

    Fondation,

    nouveaut, limites, mmoires, art.

    cit,

    p. 292.

    40

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    12/25

    Fondements disciplinaires de l'anthropologie

    4. L 'institution

    est

    l'espace intellectuel

    des

    dbats contradictoires, soit entre

    chercheurs, soit

    entre

    sous-groupes

    de

    pense. On commence mieux

    connatre

    l'importance

    idologique

    des controverses internes des socits

    savantes

    et autres

    supports

    institutionnels nationaux1

    au

    XIXe

    sicle.

    Mais

    j'insisterais plutt sur ce point : en peu

    de sances parfois,

    des questions

    pendantes

    qui divisaient

    le

    groupe scientifique dans

    ses

    traditions

    les

    plus

    fondamentales peuvent

    y trouver une

    rsolution, selon

    qu'elles

    soient

    juges

    irrecevables {i.e. non pertinentes)

    ou simplement mises plat et

    inactives du

    mme

    fait,

    ou enfin dcides dans

    un

    sens ou l'autre l'issue d'une

    dlibration. Une lecture pistmologique des

    grands

    textes consacrs pour

    fondateurs des

    doctrines acceptes

    ne

    rend pas compte de

    ce mouvement

    dynamique

    et critique propre

    aux associations. De

    lui dpend cependant la

    construction ngocie d'un consensus

    instruit

    et majoritaire.

    5. L'institution

    assure la

    production du savoir, sa cumulativit mais aussi son

    audience

    et

    sa reproduction. La cooptation suffit certainement

    au

    recrutement

    des

    pairs lors

    de

    la cration

    des

    socits

    savantes. Nanmoins,

    si

    l'institution

    veut durer et

    rgulariser

    le travail scientifique, elle doit canaliser

    les

    vocations

    et veiller au suivi des apprentissages des jeunes chercheurs qu'elle peut

    attirer

    dans son

    enceinte. Les canaux institutionnels

    prennent ici des

    formes

    varies

    et adaptes :

    bulletins

    d'information

    ou

    autres types

    de publications

    (collections spcialises,

    ouvrages

    de

    vulgarisation ou

    manuels),

    dans

    un cas

    ;

    cours publics, chaires d'enseignement, dans le

    second

    cas. L'institution

    impose

    de ce fait une socialisation de la recherche qui, d'horizontale, tend se

    perptuer verticalement

    par

    la

    formation

    d'un

    personnel qualifi. Ceci

    reste

    vrai mme quand les

    amateurs y prdominent numriquement,

    comme on

    l'observe

    dans beaucoup

    de

    sciences humaines

    au

    XLXe sicle. Si ces amateurs

    acceptent

    le

    jeu

    d'un

    mtier

    et

    un

    encadrement

    vraiment

    opratoire,

    les

    risques de

    contestation,

    de

    dispersion ou

    de diffluence restent limits. En

    somme,

    pour beaucoup de

    sciences,

    la professionnalisation

    n'est

    pas l'indice

    exclusif

    d'une

    discipline. J'en

    dirais de mme

    des

    postes

    universitaires

    qui,

    terme,

    deviendront un enjeu institutionnel vident mais dont

    l'absence peut

    tre, un temps, efficacement pallie par des structures parallles.

    6. Parce qu'elle se constitue

    en

    groupe de pression, l'institution

    tient

    un

    discours

    unitaire. Elle doit devenir, par l'autorit et le prestige

    de

    ses

    administrateurs,

    un

    interlocuteur privilgi des instances acadmiques ou des

    pouvoirs

    publics

    quand il s'agit de faire valoir le bien-fond et les droits de la

    discipline. L'enjeu

    est

    immdiat.

    Il

    concerne

    la

    conduite

    de

    la recherche,

    son

    expansion et

    sa

    politique court ou moyen terme.

    L'institution

    tient

    de sa

    reprsentativit une bonne partie de

    cette lgitimit que

    son programme de

    recherche ou la qualit de

    ses

    ralisations ne sauraient

    seuls

    lui confrer, quoi

    qu'en disent les histoires intellectuelles.

    7.

    Le

    dernier objectif de

    l'institution fait retour notre

    point

    d'origine. Par

    un

    quilibre

    subtil

    de

    valorisations et

    de

    censures, la

    discipline se dote

    d'une

    histoire officielle. Cette

    composante

    gnalogique n'est

    pas

    anecdotique. Elle

    1.

    J'exclus

    ici

    dessein

    les

    socits

    locales

    ou

    provinciales

    (socits

    d'mulation, polymathiques,

    etc.) dont le statut

    intellectuel

    et le profil sociologique est trs diffrent. Cf. Fox

    (R.),

    -The savant

    confronts his peer : Scientific societies in France, 1815-1914-,

    in

    Fox

    (R.),

    Weisz

    (G.),

    eds, The

    Organization of

    Science and Technology

    in

    France

    1808-1914, Cambridge,

    Cambridge University

    Press, 1980.

    41

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    13/25

    Claude Blanckaert

    fixe les

    mmoires et unifie

    a posteriori les

    lments

    les plus stochastiques

    d'un

    parcours

    qui

    se

    centre en

    se concentrant. Elle

    sera

    donc

    autant la geste des

    hros que la mise

    en

    rcit des obstacles de tous ordres qu'ils ont d affronter.

    Le choix

    et

    la mise en relief des grands textes fondateurs, des pisodes

    dcisifs

    et des grands

    noms,

    ce choix

    n'est pas

    seulement

    un

    effet

    d'institution

    et

    un

    enjeu

    d'institution

    :

    c'est

    aussi en soi

    une

    institution1.

    Il y

    a

    diffrents

    niveaux de

    l'institutionnalisation des

    sciences, depuis

    le

    collge invisible

    d'auteurs

    difficilement

    solidariss

    jusqu'au

    corps

    professionnel

    stable

    bnficiant d'une

    tradition

    de recherche indiscute,

    voluant dans des

    laboratoires

    universitaires

    et

    justifiant son activisme par des

    formations

    qualifies.

    Le

    concept d'institutionnalisation

    est

    devenu classique

    dans

    les

    travaux d'histoire des

    sciences. Peut-tre

    aurait-on intrt

    voquer,

    au-del, une vritable

    problmatique

    de la

    disciplinarisation qui marque

    mieux

    le

    passage, ou l'interaction, des programmes scientifiques

    et

    de la

    pratique

    collective

    de la recherche

    qui

    apparat

    au XIXe

    sicle.

    En

    tout

    cas,

    cette

    elucidation

    permet

    de

    rexaminer,

    sur

    un

    mode

    cette

    fois

    historien,

    la

    priodisation

    reue,

    le statut, les contenus doctrinaux de l'anthropologie pr-

    durkheimienne en France :

    L'institution

    ne

    donne pas seulement

    une assiette

    sociale

    une doctrine .

    Elle

    la rend possible

    et

    la dtermine subrepticement.

    Non pas que l'une soit la cause

    de

    l'autre On

    ne

    saurait

    se contenter

    d'inverser les termes

    (l'infrastructure

    devenant la cause

    des ides), en

    supposant inchang, entre eux, le type de

    relation

    qu'a

    tabli

    la pense

    librale lorsqu'elle

    accordait

    aux

    doctrines la manuduction

    de l'histoire.

    Il

    faut

    plutt rcuser l'isolement

    de ces termes,

    et donc

    la

    possibilit

    de

    ramener une

    corrlation un rapport

    de

    cause consquence2.

    L'identit

    de

    l anthropologie au XIXe

    sicle

    :

    le paradigme naturaliste

    L'usage laxiste

    du

    mot discipline

    explique

    pour partie

    les divergences de

    vues

    des histoires (au pluriel) de

    l'anthropologie. Une

    tradition ancienne

    veut

    que

    la discipline anthropologique naisse quand

    un

    regard sur

    l'autre

    oriente la curiosit des voyageurs. D'o l'vocation, trange

    pour

    nous,

    de

    Marco

    Polo

    ou du

    pre Acosta

    dans la longue srie des pionniers de

    l'anthropologie. D'un

    autre point de vue, la

    perspective sociologique rcente,

    appuye

    sur des critres plus objectifs d'intgration

    acadmique et

    de

    statut

    professionnel

    et

    intellectuel,

    a

    convenu

    que l'cole

    durkheimienne avait

    eu

    seule le privilge d'abolir le

    contentieux

    qui divisait

    thorie et

    pratique de

    terrain

    en

    donnant,

    pour

    la

    premire

    fois, une vritable

    identit

    disciplinaire

    l'anthropologie

    franaise. C'est

    pourquoi,

    aprs Mercier3,

    Victor

    Karady

    conclut que la France est

    en retard

    sur

    le

    mouvement

    international

    des

    sciences

    ethnologiques

    et qu'elle est, au XLXe sicle, victime

    de ses faiblesses

    structurelles. Autrement

    dit, il

    serait illusoire de penser que l'ethnologie

    connue

    de nos jours possdait

    ds le

    sicle dernier

    une

    quelconque identit

    disciplinaire4. L'affirmation

    est tranche

    et

    tautologique.

    Personne, en

    vrit,

    1.

    Schlanger

    (J-),

    Fondation,

    nouveaut,

    limites,

    mmoires-,

    art.

    cit, p.

    296.

    2. Certeau (M. de), L'opration historique, art. cit, p. 25-26.

    3. Mercier (P.), Histoire de l'anthropologie,

    op. cit.,

    p. 37-38, 67, etc.

    4.

    Karady

    (V.),

    Le

    problme de la lgitimit dans l'organisation historique de l'ethnologie

    franaise-, Revue franaise

    de sociologie,

    23, 1982, p. 23.

    42

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    14/25

    Fondements disciplinaires de l'anthropologie

    ne

    pourra douter

    que

    l'ethnologie connue

    de

    nos jours

    ne

    soit

    diffrente

    de

    celle d'hier. Cela

    ne

    prjuge

    en

    rien le problme en litige, savoir :

    l'anthropologie franaise est-elle ou non constitue sur des bases

    disciplinaires stables

    avant 1925

    ?

    Le regard moderniste jetterait la suspicion

    sur

    toutes

    les sciences dont l'volution mme a ht les

    progrs

    et modifi les

    enjeux de

    connaissance.

    Il

    faudrait,

    dans

    ce

    cas, user

    d'une semblable

    ptition

    de

    principe et dcider par comparaison

    que

    la

    biologie du sicle

    pass,

    ignorante des dveloppements

    de

    la gntique

    molculaire

    plus rcente,

    n'existe pas comme discipline parce que son paradigme n'est pas le ntre.

    La

    dmarche de V.

    Karady est

    cependant argumente

    et

    mrite notre

    attention.

    L'auteur s'emploie

    cerner les

    principes

    d'une

    tradition lettre

    ou

    de pratiques

    erudites centres

    sur les bibliothques qui

    bnficiaient,

    au

    XLXe

    sicle, d'un capital d'estime quasi

    monopolistique.

    Privilge

    ici de

    la thorie

    qui, dans ce paradigme

    lettr,

    semblait compenser

    un

    manque d'assurance

    scientifique laquelle prtendaient lgitimement

    des sciences

    dites

    exactes

    en

    plein

    essor.

    Il

    en

    rsultait

    que

    la

    haute culture,

    universitaire

    ou

    para-

    universitaire

    (celle

    du Collge de

    France ou

    de

    l'cole des

    langues

    orientales),

    avait investi des territoires nobles,

    par

    exemple l'tude des civilisations

    extra-europennes possdant des

    traditions

    crites ou une histoire

    monumentale

    (les civilisations gyptienne ou pr-colombiennes), au

    dtriment

    des enqutes empiriques menes chez les

    sauvages

    ou chez les

    peuples rcemment coloniss.

    Il en

    rsulterait

    encore

    que

    l'ethnologie de

    terrain avait t laisse aux

    initiatives

    d'amateurs

    et que

    l'ide

    volutionniste,

    qui

    avait

    au moins le mrite d'intgrer le

    savoir

    sur

    les

    primitifs

    dans la squence des stades

    de dveloppement des

    institutions

    sociales, fut livre aux

    artifices

    d'une philosophie du

    progrs

    sous un avatar

    positiviste

    comme

    chez

    Auguste

    Comte

    ou romantique comme

    chez

    Letourneau. En

    bref,

    l'absence de cadres heuristiques, le

    manque

    d'infrastructure referentielle nationale, la dvaluation des disciplines

    d'application tendant la

    nullit de

    la notorit des hommes

    de

    terrain

    comme

    la faiblesse

    rciproque

    des rationalisations, dmontreraient, s'il le

    fallait encore, la

    gravit

    du

    retard franais. la suite

    de

    V. Karady,

    quelques

    historiens

    pousant

    cette thse

    ont condamn cet

    hyperthoricisme

    la

    franaise,

    qui a favoris les tudes orientalistes

    classiques

    aux

    dpens

    de

    l'ethnographie. Ils ont conclu avec lui que c'est

    seulement

    par l'alliance

    de

    Marcel Mauss,

    de Lucien Lvy-Bruhl

    et

    de Paul

    Rivet

    au sein de l'Institut

    d'ethnologie de l'Universit de Paris

    en 1925, que

    la discipline

    parviendra

    sa

    maturit

    et

    annulera

    ce

    divorce

    entre

    la

    posture humaniste

    abstraite

    et

    la

    collecte

    de

    terrain.

    On

    pourrait

    certes

    contester

    les contrastes abruptes

    avancs par

    V.

    Karady

    pour tayer sa

    thse en remarquant, par exemple, que ds les annes 1840

    l'administration

    coloniale

    algrienne

    s'tait dote d'un savoir technique pour

    inventer une ethnopolitique opposant les

    Arabes et

    les Kabyles. Ses

    finalits

    politiques sont connues

    ,

    la

    reprise et

    la perptuation scientifiques d'un tel

    clivage

    aussi2. Ce

    serait

    une

    manire de rduire

    l'affirmation

    de

    Karady3,

    selon

    1.

    Lacoste-Dujardin

    (C),

    L'invention

    d'une ethnopolitique

    :

    Kabylie,

    1844,

    Hrodote,

    42, 1986.

    2. Boetsch (G.), Ferrie (J.-N.),

    Le

    paradigme Berbre : approche de la logique classificatoire

    des

    anthropologues franais du

    XDCe

    sicle-, in Blanckaert (C), Ducros (A.),

    Hublin

    (J.-J.),

    dir.,

    Histoire

    de l'anthropologie

    Hommes, Ides,

    Moments, op.

    cit.

    43

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    15/25

    Claude Blanckaert

    laquelle

    la colonisation franaise ne semble pas s'tre montre

    intresse par

    l'apport de pareille

    arme spirituelle. D'un

    autre

    ct,

    l'influence

    franaise

    s'est exerce sur

    divers

    pays

    qui

    n'taient

    pas soumis

    sa

    tutelle, en

    particulier

    par

    le biais du

    Service des missions scientifiques et littraires

    du ministre de

    l'Instruction publique

    cr

    en 1842. L'tat devenait

    officiellement

    commanditaire

    de

    voyages d'tudes superviss ds 1850 par l'Institut qui

    intressaient les

    gographes,

    les naturalistes

    et

    d'autres corps savants. Les

    rsultats

    furent alatoires

    et

    les crdits manqurent. Mais la rationalit

    politique, fruit des

    circonstances, favorisa

    dans

    le dernier

    quart du sicle les

    missions

    en

    Afrique

    Noire et en Extrme-Orient1. Il

    faudrait

    donc rvaluer,

    avec

    ces nouveaux paramtres,

    l'intrt

    que pouvait

    susciter

    l ethnographie

    durant le XIXe sicle.

    C'est

    l

    un

    domaine

    d'rudition archivistique

    tout

    fait

    prometteur.

    Pourtant le problme

    d'interprtation du

    champ

    anthropologique pr-

    durkheimien

    ne

    dpend pas uniquement d'une

    matire

    documentaire

    en

    progrs.

    La

    reconstruction

    idal-typique de

    l'antagonisme

    entre

    tradition

    lettre

    et

    ethnologie

    empirique masque plutt qu'elle

    ne

    clarifie les spcificits

    disciplinaires

    de

    l anthropologie franaise au XIXe sicle.

    Elle

    repose en fait

    sur

    des

    postulats contemporains et des dfinitions lgitimes qui

    ont

    consacr,

    depuis

    le

    dbut de notre sicle seulement, la

    partition

    de

    l'anthropologie

    de cabinet

    et

    de

    l observation

    participante.

    Elle

    identifie

    l'ethnologie

    une pratique

    mthodique et objective

    du terrain approprie

    un

    genre d'objets

    qui

    semble pos

    de toute

    ternit ;

    disons

    pour rsumer

    l'exotique, le non-civilis

    au

    sens

    occidental

    du mot ou l'Autre, selon

    un

    vocable

    admis avec

    trop

    d'assurance.

    Or

    ce type

    d'intrts,

    quel

    qu'en

    soit le

    motif

    idal,

    est

    moderne et,

    en

    France, tardif. Comme

    le

    rappelle

    propos

    Mondher

    Kilani,

    l'anthropologie

    telle

    que

    nous l'avons

    connue

    partir

    de

    la

    fin du

    XIXe sicle, a commenc exister le

    jour

    o

    elle

    a eu une

    pratique de

    terrain spcifique centre sur les relations sociales dfinies

    par

    la situation

    coloniale. La

    constitution des socits lointaines en tant

    qu'objet

    de savoir

    empirique a t directement lie la constitution de ces socits

    en

    espaces

    domins

    connatre et

    contrler2.

    Le

    schma interprtatif propos

    par

    V. Karady

    ne

    rpond

    pas du

    mouvement

    disciplinaire de

    l'anthropologie, tel qu'il s'amorce au

    tournant

    des

    XVIIIe-

    XlXe sicles.

    Il

    n'est pas ici ncessaire de procder un inventaire

    chronologique des

    socits

    savantes,

    laboratoires de recherches,

    congrs,

    etc.,

    qui

    prouverait

    suffisamment

    la

    reconnaissance

    dont

    l anthropologie

    jouissait,

    au XIXe sicle,

    dans les

    cercles acadmiques. Je proposerai

    plutt

    un

    reprage

    de

    quelques constantes autour

    desquelles

    s'articule

    et

    se pense la

    vie

    disciplinaire.

    3.

    Karady (V.), -Le

    problme de

    la

    lgitimit

    dans

    l'organisation historique de l'ethnologie

    franaise,

    art.

    cit,

    p.

    28.

    1.

    Cf.

    Riviale

    (P.),

    Les

    Franais

    la

    recherche

    des antiquits du

    Prou

    prhispanique

    au

    XIXe

    sicle

    (1821-1914).

    Les

    hommes et

    les institutions, thse de

    doctorat,

    Universit Paris VII, chap. 3.

    2.

    Kilani

    (M.), Le discours anthropologique la

    fin

    du sicle

    des

    Lumires,

    Annales Benjamin

    Constant, 13, 1992, p. 17.

    44

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    16/25

    Un

    programme naturaliste

    Loin

    d'tre

    soumise une tradition lettre

    exclusive,

    l'anthropologie

    dominante

    au XIXe

    sicle s'inscrit

    dans la

    continuit du

    naturalisme

    philosophique et

    scientifique qui, de Montesquieu

    et Buffon

    jusqu' Cabanis,

    ambitionnait

    d'tudier l'homme comme

    un

    phnomne soumis

    aux lois

    de

    la

    nature,

    la rigueur de

    ses dterminismes.

    Assure dans son paradigme ds la

    naissance des Observateurs de l'homme vers 1800, elle s'est

    donne

    pour

    quivalent smantique d'une histoire naturelle

    de

    l'espce humaine. La

    gnralisation

    de

    la mthode inductive des

    sciences

    naturelles a tourn

    l'attention scientifique

    vers

    les conditions d'existence de

    l'homme,

    l'influence

    modificatrice des milieux

    ambiants,

    gographiques et sociaux, le

    statut

    des

    diffrences organiques,

    mentales et ethniques

    qui

    caractrisaient les peuples

    rcemment

    dcouverts

    par

    les

    explorateurs1. La

    science de l'homme du

    premier demi-sicle ignore le concept

    de

    culture et

    l'autonomie du fait social.

    La physique

    de

    l'organisme et

    l tude

    des murs

    tait pour elle deux

    dimensions

    d'une

    mme

    ralit2.

    La

    lacisation

    du

    domaine

    permit

    la

    premire

    phalange d'anthropologues d'annexer

    son

    administration

    propre

    une srie de

    sujets

    traditionnellement soumis

    une

    juridiction religieuse

    ou

    mtaphysique.

    La

    mise

    en uvre

    d'une

    chane

    de

    rapports3 dmontrait

    que,

    quelle

    qu'eut t l'origine de

    l'homme, il paraissait tout entier

    dans la nature

    avec

    ses lois, sa

    civilisation, ses

    connoissances

    et son industrie4. Tel

    est

    le

    dogme anthropologique.

    Dans

    la mesure o la plupart des sciences

    naturelles

    connaissaient, dans ces

    dates, un mouvement comparable

    de

    spcialisation, l individualisation d'une

    histoire naturelle

    de

    l'homme n'apparut jamais comme une

    marginalit

    condamnable.

    Elle n'encourut

    pas

    la

    suspicion

    qui

    frappe

    ordinairement

    les

    tendances fractionnistes dans les sciences les mieux installes5.

    L anthropologie parut immdiatement remplir un office dans l'organigramme

    des

    disciplines.

    C'est pourquoi une srie d'indices nous permet

    de

    dater

    prcisment des

    annes

    1795-1800

    la

    premire

    vague

    institutionnelle

    qui porta

    l'anthropologie

    la

    connaissance du

    public :

    Lacepde

    et Daubenton

    enseignaient

    l'histoire naturelle

    de l'homme lors des sances de l'cole

    normale

    de l'an III puis

    au

    Musum de Paris, rorganis

    en 1793,

    Louis-

    Franois

    Jauffret

    donnait des leons sur le mme sujet

    au

    Palais du Louvre en

    18036. Julien-Joseph Virey

    en

    vulgarisait les doctrines rgnantes dans son

    Histoire naturelle du genre humain (1801),

    avec

    un

    souci

    d unit

    et

    de

    totalisation qui caractrisera aussi bien

    le manifeste

    programmatique

    lu

    par

    Jauffret l'ouverture des travaux de la

    Socit

    des

    observateurs

    de

    l'homme en

    1.

    Moravia

    (S.),

    Filosoa e

    Scienze

    Utnane nell'Et dei

    Lutni,

    Florence, Sansoni, 1982, p.

    3-26.

    2.

    Williams (E.

    A.),

    The Physical and the Moral. Anthropology,

    Physiology,

    and Philosophical

    Medicine in France, 1 750-1850,

    Cambridge,

    Cambridge University

    Press,

    1994T

    3. Cf. Moravia (S.), H Pensiero degli Idologues. Scienze efilosofia in Francia (1

    780-1815),

    Florence,

    La Nuova Italia, 1974, chap. IV.

    4. Virey (J--J-). -Homme-, Nouveau dictionnaire

    d'histoire

    naturelle applique

    aux

    arts , Paris,

    Deterville, t

    XV,

    1817, p. 2.

    5.

    Hagstrom

    (W.O.),

    -The

    Differentiation

    of

    Disciplines-,

    in

    Barnes

    (B.),

    ed.,

    Sociology

    of

    Science.

    Selected Readings, Harmondsworth, Penguin Books,

    1972,

    p.

    121-125.

    6. Voir Herv (G.), Les premiers cours d'anthropologie-, Revue anthropologique, 24, 1914, et

    Blanckaert (C), -Une anthropologie de transition. Lacepde et l'histoire naturelle de

    l'homme

    (1795-1830)-,

    Annales Benjamin Constant, 13, 1992.

    45

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    17/25

    Claude Blanckaert

    l'an IX1.

    Le

    caractre disciplinaire du

    programme

    naturaliste commandait

    d'observer l'homme sous

    ses

    diffrents rapports physiques,

    intellectuels et

    moraux2, mais

    il

    s'agissait d'abandonner les

    abstractions

    humanistes pour

    rencontrer concrtement

    l'espce humaine dans

    le

    thtre de son action.

    Cette restriction avait

    pour but de contrler la prolifration de discours

    incoordonns.

    prs d'un

    sicle

    de

    distance,

    Armand

    de

    Quatrefages

    recommandait encore

    ses

    collaborateurs

    de

    regarder

    l'Ethnologie comme

    tant au fond une branche des sciences

    naturelles

    ; nous les engagerons

    suivre

    les

    mthodes

    qui

    ont tant contribu au

    progrs de ces

    sciences3.

    Une

    clause

    de style

    naturaliste

    qui explique pourquoi,

    la recherche d'un pre

    fondateur pistmologique,

    la

    discipline revendiqua trs vite l'hritage

    de

    rimmortel

    Buffon. Loin

    de

    se dissiper avec le temps, ce patronage

    prestigieux n'a pas cess

    d'tre

    invoqu tout au long du XIXe

    sicle4.

    Grand

    lecteur

    des voyageurs, attentif

    la

    condition

    humaine sous

    toutes les

    latitudes, Buffon tait

    un

    modle.

    Il

    avait le premier donn l'histoire

    naturelle

    gnrale

    ce

    caractre

    de

    cohrence

    et

    de

    sensible exprience

    qu'on

    voulait

    imprimer

    au savoir

    le

    plus dsirable qui soit

    :

    la connaissance de

    l'homme

    par lui-mme.

    De plus, Buffon

    avait distingu, ou

    annonc

    entre

    les

    lignes,

    ds 1749, un complexe de questions-cls qui prcisaient dornavant

    l'anthropologie dans

    sa

    relation avec la zoologie, la

    bio-gographie,

    la

    mdecine, la philosophie ou

    l'histoire.

    La

    mdecine,

    par exemple, s'occupait

    de Yindividu. L'anthropologie

    tait une science de l'espce humaine. Son plan

    d'objets

    s'en

    trouvait

    chang.

    Il

    fallait certes

    tudier

    les rapports du

    physique

    et

    du

    moral des

    actions

    humaines,

    mais encore

    dfinir la place

    de l'homme

    dans la

    nature, classer

    et recenser

    ses diversits

    ethniques,

    etc.

    C'tait l la

    seule

    et unique

    orientation d'une

    anthropologie au

    sens

    large

    qui parcourut

    le sicle,

    et

    que

    l'ouverture

    de

    chantiers

    nouveaux (la

    prhistoire,

    la

    palontologie

    humaine, l'volution)

    ou le quadrillage d'un

    espace colonial

    franais

    enrichiront aprs 1850.

    L'institutionnalisation de l'ethnologie

    L anthropologie nouvelle

    s'tablit

    sans dsaveu ni contestation. Sans dsaveu,

    mais non

    sans discontinuits. Si la dure

    est

    une

    condition

    oblige

    de

    ses

    ralisations, la premire

    institutionnalisation de la

    discipline

    fut

    un vritable

    chec. Depuis les travaux

    pionniers

    de

    George

    Stocking (1964),

    de

    Sergio

    Moravia (1978)

    et

    de

    Georges Gusdorf

    (1978),

    l'uvre des Idologues

    de

    la

    seconde

    classe

    de

    L'Institut et

    des

    animateurs

    de

    la

    Socit

    des

    observateurs

    de

    l'homme, disparue vers 1803,

    nous

    est devenue familire5. Elle est inscrite dans

    1. Blanckaert (C), J.-J. Virey, observateur de l 'homme (1800-1825),

    dans

    Julien-Joseph Vireyaturaliste et anthropologue, Paris,

    Vrin,

    1988.

    2.

    Jauffret

    (L.-F.), Introduction

    aux

    Mmoires

    de

    la

    Socit des

    observateurs

    de

    l'homme,

    in

    Copans (J.), Jamin (J.), dir., Aux

    origines de

    l'anthropologie

    franaise,

    Paris, Le Sycomore, 1978,

    p. 73.

    3-

    Quatrefages

    (A. de), Histoire

    gnrale

    des races humaines. Introduction l'tude des races

    humaines,

    Paris,

    A. Hennuyer, 1887, p. XIII.

    4. Harvey (J.),

    Buffon

    and the Nineteenth Century French Anthropologists, in Gayon (J)> d\r.,

    Buffon

    88,

    Paris,

    Vrin, 1992 ;

    Blanckaert (C),

    Buffon and the

    Natural

    History

    of

    Man : Writing

    History

    and

    the

    Foundational

    Myth of

    Anthropology, History

    of

    the

    Human

    Sciences,

    6

    (1),

    1993.

    5. Stocking (G. W.),

    French

    Anthropology in 1800,

    ISIS,

    55 (180) ; Moravia (S.), La Scienza

    dell'Uomo

    nel Settecento, Bari, Laterza, 1978 ; Gusdorf

    (G.),

    La

    conscience

    rvolutionnaire.

    Les

    Idologues,

    Paris, Payot,

    1978.

    46

  • 7/21/2019 BLANCKAERT, Claude.fondemants Disciplinaires de L'Anthropologie Franaise

    18/25

    Fondements disciplinaires de l'anthropologie

    son contexte de

    production

    et rendue son

    originalit propre,

    qui

    n'est

    pas

    celle

    de

    notre prsent. Quoiqu importante

    en

    ce qui regarde l'lan

    disciplinaire

    de l'anthropologie, la Socit des

    observateurs

    n'a laiss ni traces

    ni successeurs sous l'Empire

    et

    la Restauration. Il semble

    qu'elle

    soit

    redcouverte

    seulement en 1862, lorsque J.C.M. Boudin en rappellera

    l'existence, regrettant

    que la

    science

    n'ait

    pas t

    mise en

    possession de ses

    archives1.

    partir

    de

    cette

    date,

    elle

    sera

    intgre

    au

    patrimoine mmorial

    de

    l'anthropologie franaise. On voudra ignorer que les

    Idologues

    dialoguaient,

    par

    mmoires

    interposs, avec

    Jean-Jacques

    Rousseau ou

    Condillac, pour

    ne

    voir dans

    leur

    association qu'un anctre de la Socit

    d'anthropologie

    de

    Paris cre par Paul

    Broca

    en 1859.

    C'est sous cette

    condition qu'elle

    deviendra,

    grce au

    travail

    documentaire

    d'Ernest Hamy et

    Georges

    Herv notamment,

    un chapitre

    oubli

    de

    l'histoire

    de

    l anthropologie franaise ou son premier programme.

    Durant

    ces annes de

    dshrence,

    qui couvrent

    le premier

    quart du sicle,

    la

    construction

    disciplinaire ne

    fut

    pas

    tout

    fait

    interrompue.

    Des

    ouvrages

    compilatoires

    et

    rptitifs

    paraissent,

    sous

    la

    plume

    des

    naturalistes

    (Virey,

    J.-B.

    Bory de Saint-Vincent,

    Lacepde, P. -P. Broc, A.

    Desmoulins, etc.), qui

    en

    maintiennent l'esprit. Officiellement installe

    au Musum

    d'histoire

    naturelle

    avec

    l'arrive de

    Pierre Flourens (1832)

    puis

    d'Etienne

    Serres (1839)2,

    l'histoire

    de l'homme

    bnficie,

    selon

    une

    mtaphore

    militaire paradoxale

    de Broca3,

    d'un tat-major sans arme. Mais faute

    d'ouverture professionnelle,

    les

    savants qui

    s'y consacrent

    vivent sous

    le

    rgime de la double appartenance.

    Ils

    sont

    anatomistes,

    professeurs de mdecine,

    linguistes

    ou

    gographes. Cette

    caractristique perdurera

    jusqu'

    la fin

    du

    sicle, sans

    tre

    proprement

    parler

    dirimante.

    Le programme naturaliste

    n'en

    fut pas perdu, plutt focalis vers

    deux

    directions

    de

    recherches

    complmentaires,

    bientt

    runies

    sous

    la

    bannire phrnologique

    :

    d'une part, l'inventaire empirique puis

    le

    classement

    typologique

    et sriaire des groupes humains,

    d'autre part,

    l tude des

    rapports

    entre

    crne,

    cerveau

    et

    intelligence.

    C'est au plus fort de la vogue

    phrnologique

    et physiognomonique qu'apparat

    l'phmre Socit anthropologique

    en 1832.

    L'vnement est anecdotique

    mais

    garde

    sa valeur symbolique.

    Controverses,

    les doctrines de Gall

    et

    de

    son collaborateur Spurzheim

    sduisaient les

    esprits

    libraux

    et rpublicains. La

    Socit

    est

    fonde

    par

    Johann Caspar

    Spurzheim,

    la suite

    semble-t-il d'un

    schisme avec la Socit phrnologique de Paris, cre en