Bol Bor Caill Cor

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  • 7/26/2019 Bol Bor Caill Cor

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    Joaqun Manz. Lu la Maison de lAmrique latine, Paris, le 3 mars 2009,

    lors de la remise du prix Roger Caillois 2009

    BOL BOR C ILL COR

    Etrange situation que celle dattribuer un prix purement honorifique un auteur disparu il y adj cinq ans. Mme en pensant la traduction de 2666,parue en France lan dernier, cesentiment ne se dissipe pas, car ce roman-fleuve que Bolao na pas eu le temps de finir apar ailleurs concid avec la mort de Christian Bourgois, son diteur. Enfin, choisir quelquundinconnu et dtranger au jury pour prsenter lauteur prim nest pas pour rsoudrelinconfort. Certes, mme sils ne se connaissent pas entre eux, le jury et le prsentateur sontcenss au moins connatre luvre du Chilien et savoir pourquoi elle mrite les honneurs de ceprix. Soit. Mais ltranget ne se dissipe pas pour autant.

    Que peuvent avoir en commun Roger Caillois et Roberto Bolao ? Ils ne se sont pas connusde leur vivant et, vu leur forte personnalit et leur criture si diffrente, je doute fort quils aientpu sapprcier. Ils ont cependant en commun les lettres R et O par lesquelles commencentleurs prnoms, ainsi quun voisinage certain dans le panthon littraire mondial, renforc parcette proximit qui va du B de Bolao au C de Caillois.

    Pour les rapprocher encore davantage, il nous faut un autre crivain, mitoyen dans lalphabet,un Argentin par exemple. Entre BOL et CAILL, je retrouve Borges, quils ont tous deux pratiquavec admiration et crainte la fois, en bons lecteurs, mais surtout en rcrivains, sappropriantles textes de lArgentin respectivement dans Estrella distanteet dans Rcit dun dlog parexemple.

    Entre BOL et CAILL jentends donc BOR. Alors linconfort se dissipe ici Paris, mme si onest loin de Genve, o repose Borges, et plus encore des eaux de la Mditerrane, face Blanes, o ont t parpilles les cendres de Bolao. Tout prs dici, au cimetire duMontparnasse o repose Caillois, il y a un autre voisin argentin, Cortzar et naturellement il sejoint mon cortge sonore.

    Car, avec les syllabes initiales de ces quatre noms de famille, cest une chane qui se trame. A

    base de rptitions CAILL BOR BOL COR et de variations COR BOL BOR CAILL, cest unemlodie qui nat, CAILL COR BOL BOR, ou mieux, un chant BOR COR CAILL BOL, celui dunmerle saluant le soir qui sallonge et le printemps qui sapproche, aujourdhui Paris.

    Ce merle ou un autre, peu importe condition qu'il soit moqueur comme lest Bolaodans ses livres tait dj ici Paris, dans le jardin de la Maison de lAmrique latine, en mai2002, quand Bolao est venu participer une table ronde. Un magnifique portrait de DanielMordzinsky, photographe argentin, nous montre le Chilien pensif, aux aguts, assis sous lefeuillage de lun des arbustes du jardin que le merle connat si bien.

    A lafft, comme nimporte quelle autre prsence animale de ce jardin, Bolao la t tout aulong de sa vie. A lafft de vers, non pas de terre comme le merle, mais lafft de vers et dairsde posie, car il voulut tre pote, et il le fut depuis sa jeunesse au Mexique, entre 1966 et

    1976, auteur d'une posie qui sy est cristallise en quelques livres, aujourdhui introuvables.Deux dcennies plus tard, une fois acquise la clbrit, sa posie a de nouveau t publie, avecentre autres titres, Los perros romnticos (2000) et La universidad desconocida (2007). Pote, il lefut toute sa vie, mais incompris et surtout en apparence inconstant, car dlaissant la posie pourquelle vienne secrtement alimenter sa prose narrative.

    A lafft, Bolao le fut galement tout au long de sa vie, et en particulier de prix littraires,ceux de deuxime et troisime catgorie, disait-il, ceux dcerns par de petites villes espagnolesqui lui permirent dans les annes 80 et 90 de continuer crire et de vivre avec sa famille enCatalogne. Parmi ceux qui le firent connatre du grand public, il y eut en 1998 le prix RmuloGallegos dcern son roman Los detectives salvajes.

    Premire grande machine de guerre narrative, le roman prsente en ouverture et en clture

    quelques pages du journal intime dun adolescent, initi sexuellement et potiquement l'instigation du groupe davant-garde real visceralista en 1976. Dans sa longue partie centrale, le

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    roman laisse place aux monologues dune trentaine de personnages qui, au fil des vingt annessuivantes, racontent les tribulations aux quatre coins du monde des survivants de ce groupepotique, et notamment celles de Ulises Lima et Arturo Belano, alter ego fictionnels duMexicain Mario Santiago et de Roberto Bolao.

    Dans le discours de rception du prix dcern Los detectives salvajes, il a brivement dfini

    les fondamentaux dune uvre qui gardait encore en rserve une dizaine de livres, dont aumoins, outre 2666, deux autres chefs-duvre venir. Sans exception, tous ces livres ultrieurssen tiennent scrupuleusement la profession de foi qui y est nonce. Pour faire bref, jenretiendrai deux aspects : en quoi consiste le mtier dcrivain ? Sa rponse :

    Etre capable de fourrer sa tte dans le noir et de sauter dans le vide. Savoir que pour lessentiel, lalittrature est un mtier dangereux. Courir sur le bord du prcipice avec, dun ct, labme sans fond et, delautre, les visages des tres aims, les visages souriants que lon aime, et les livres et les amis et la bonne

    cuisine.

    Ce danger, palpable pour lamateur de polars qui sommeille en tout lecteur de Bolao, peuttre mieux compris en voquant Nocturno de Chile(publi en 2000), un roman de 150 pagesalignes en un seul et unique paragraphe, qui prsente le monologue intrieur dun prtre etcritique littraire chilien sur son lit de mort. Urrutia Lacroix est la transfiguration fictionnelle du

    cura Valente, journaliste littraire, crivain et, ses heures, professeur particulier de la dernirejunte militaire chilienne. Son rcit, obsdant et comique la fois, fictionnalise la vie littraire deson pays trahissant malgr lui les complicits infmes qui ont li maints intellectuels la dictatureet qui, par une voie ou une autre, ensanglantrent leur main et leur plume.

    Pour Bolao, comme pour le Michel Leiris de Fourbis, le danger que lcrivain se doitdassumer est triple : tuer, mourir, donner la vie. Si on se rappelle que lcrivain chilien, pre dedeux enfants, a crit la plus grande partie de son uvre en attendant une greffe de foie quinest pas arrive temps, on mesure la justesse et la rigueur dun principe de vie quil menait defaon stoque Blanes, dans un studio spartiate de la calle del Loro, la rue du perroquet, frreplum et flaubertien de notre merle moqueur.

    A la question sur le sens de ses livres, sa rponse en 1998 Caracas, lors de la rception duprix Rmulo Gallegos a t la suivante :

    Tout ce que jai crit est une lettre damour ou un adieu ma propre gnration, ceux qui sommes nsdans les annes cinquante et avons choisi un moment donn lexercice de la milice, ou plutt du

    militantisme, pour donner tout ce que nous avions, et ctait beaucoup notre jeunesse une causeque nous sentions la plus gnreuse de toutes et qui ltait en un certain sens, mais qui en un autre sens,ne ltait pas.

    Parmi ses rcits et romans brefs, cestAmuleto (publi en 1999) qui illustre le mieux ce chantdadieu la jeunesse militante des annes 60 et 70. Le livre construit le soliloque dune femmeuruguayenne exile, Auxilio Lacouture, qui sest rfugie dans les toilettes de la facult deLettres de Mxico pendant loccupation militaire des lieux qui a suivi le massacre de Tlatelolco.Son monologue dresse le portrait des milieux littraires de la ville avant et aprs 1968, pour

    prendre la dfense des jeunes potes des rues auxquels elle adresse une dernire lgie. Ancrdans cet pisode tragique, le livre ourdit le secret de toutes ces vies sacrifies : Pourquoi vont-ilssi nombreux, les yeux ferms et chantant, droit labme ? La narratrice ny rpond quepartiellement dans les dernires lignes du livre :

    Et mme si leur chant voquait les guerres et les exploits hroques dune gnration entire de jeuneslatino-amricains sacrifis, jai su quil parlait surtout de la vaillance et des miroirs, du dsir et du plaisir. Et

    ce chant est notre amulette.

    Vous, lectrice, vous lecteur, familier comme vous ltes maintenant des merles et desperroquets, un jour vous aurez aussi en vous-mme ce murmure, ce chant, ce chur silencieux.Et je suis sr quayant la main cette amulette que Bolao et ses livres auront mis entre vosmains, vous aussi irez trs loin.